HISTOIRE DES PERSES

LIVRE TROISIÈME. — QUATRIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE IV. — ACTION DE CYRUS SUR L'IRAN, ET GUERRES CONTRE LES SCYTHES.

 

 

Comme Hérodote ne juge pas conforme au plan de son ouvrage de parler avec détail de ce que le Grand Roi fit dans les provinces héréditaires de la couronne, et qu'il se borne à raconter à cet égard un très petit nombre d'événements ; comme de son côté Ctésias ne nous a presque rien laissé sur cette matière, et que cependant c'est la partie la plus intéressante du rôle de Cyrus, je m'adresserai aux documents orientaux pour combler cette lacune. Je serai obligé, à la vérité, d'entrer avec eux dans beaucoup de détails romanesques ; niais je ne m'en fais pas scrupule, puisque la nature même de ces récits est certainement antique. Les emprunts que l'historien d'Halicarnasse nous en a donnés et qui sortaient d'une source médique, ceux que nous tenons de la main de son rival de Guide et qui provenaient de Suse, nous assurent que la couleur romanesque dont les Orientaux revêtent l'histoire est très ancienne dans l'Iran. C'est donc, comme je l'ai posé ailleurs en principe, rester fidèle à l'esprit de ces temps que tenir compte de ce procédé, et attacher du prix à cette forme de narration. L'estime que j'en fais est d'autant plus haute, et je trouve un goût d'alitant plus profond à ces marques d'une tour-mire bien particulière de l'intelligence iranienne, que c'est précisément celle des nations germaniques, et qu'il en ressort une preuve de plus, bien frappante, bien imposante, j'ajouterai bien séduisante et bien chère, de la parenté antique des feudataires de Cyrus avec les vainqueurs du monde romain. L'amour de l'aventure, commun aux deux rameaux de la même souche, créa chez l'un comme chez l'autre cette façon de concevoir les faits. L'estime suprême de certaines qualités qui, au point de vue grec et romain, n'existaient même pas, créa là un idéal tout semblable du caractère héroïque, et enfin un amour aussi emporté de l'imprévu conduisit les deux branches de la famille à croire aisément à des modes tout particuliers et peu réalisables. Cependant, bien que je n'aie pas l'intention d'expliquer ce qui doit rester inexplicable, je suis convaincu qu'un filon de vérité sera aisément reconnu et suivi jusqu'au bout par tout le monde dans ce que je vais rapporter.

J'ai dit que les prétentions de Khosrou-Cyrus à la couronne avaient été acceptées et soutenues dès l'abord par la famille des Gawides, feudataire de la Montagne. Les Çamides du Seystan s'étaient montrés également bien disposés, et avec ces deux races de grands vassaux, les plus puissantes assurément de tout l'Iran, les autres maisons régnantes avaient encore donné des preuves non équivoques de leur intelligence ; elles avaient compris la nécessité impérieuse d'accepter le chef commun qui se présentait, lui seul pouvant réunir la nation dans une résistance désespérée aux invasions scythiques, ce qui constituait la question de vie ou de mort ; car si les Scythes réussissaient à rompre les barrières et à se précipiter sur l'Iran, l'individualité de la race pure allait périr étouffée.

Il est impossible, en quelque temps, en quelque lieu que ce puisse être, et sous la pression des dangers les plus évidents, que les esprits soient absolument unanimes et qu'il ne se manifeste pas de résistances quelconques au vœu le plus général. C'est ce qui arriva, ainsi que je l'ai déjà fait entrevoir. Un grand vassal qui tenait une partie du Khoraçan, Toous, dont la famille remontait à Menoutjehr, s'éleva contre la légitimité de Cyrus et refusa de le reconnaître.

Il s'attira les Gawides sur les bras. Comme, suivant la façon dont les Orientaux ont conçu cette partie de leurs annales, Ramis ou Cambyse avait été le Grand Roi de l'Iran, au lieu d'être relégué au rôle plus modeste mais plus vrai de simple arrière-vassal de la couronne, gouvernant la Perside, fief de la Médie, et qu'en même temps, conformément à ce que dit Hérodote, Kaous survécut à l'élévation de son fils, les auteurs asiatiques ont trouvé, pour tourner la difficulté, que Kaons-Cambyse avait abdiqué en faveur de ce fils ou petit-fils. Toous réclama donc contre l'abdication, et fit valoir les droits supérieurs de Fer-Iberz ou l'illustre Iberz, si bien connu de Ctésias sous le nom d'Œbaras. Le vassal récalcitrant prétendit qu'Iberz avait le double avantage d'être Iranien et par son père et par sa mère, tandis que Cyrus n'était qu'un bâtard qui allait amener sur le trône le sang scythique auquel il ne voulait pas rendre hommage. Le roi Kaous-Cambyse eut quelque peine à calmer les nobles des deux partis, mais enfin il leur proposa une solution qui réunit tous les suffrages.

Du côté d'Ardebyl, c'est-à-dire dans les territoires montagneux situés à l'ouest de la Caspienne, pays déjà inondé par les tribus scythiques, s'élevait une forteresse appelée le château de Rahman, Dej-é-Bahman, occupée par des suppôts d'Ahriman, et dont l'accès était rendu impossible par leurs enchantements. Si l'illustre Iberz-Œbaras parvenait à débarrasser la frontière de ce fléau, Cyrus ne serait pas roi, mais le vainqueur monterait sur le trône ; si au contraire celui-ci échouait et que Cyrus fût plus heureux, il n'aurait plus rien à prétendre. Les cieux partis acceptèrent cette épreuve.

Elle tourna mal pour le candidat de Toous. A peine arrivé avec ses partisans dans le pays désigné, il y trouva un sol embrasé ; les lances s'enflammaient aux mains des cavaliers ; ceux-ci étaient brillés vifs dans leurs armures, et la citadelle, planant à une hauteur extraordinaire, défiait tous les efforts, car ni Toous ni Fer-Iberz ne savaient comment s'y prendre pour aller porter la guerre dans les airs. Après avoir erré huit jours autour de ces remparts inaccessibles, ils furent d'avis que personne ne pourrait en entreprendre l'escalade, et ils retournèrent dans l'Iran, avouant leur impuissance.

Mais Khosrou-Cyrus, aidé du vieux Gouderz le Gawide, leur ayant succédé dans cette entreprise, s'avisa d'un moyen auquel ils n'avaient pas songé. Il écrivit une sorte de sommation religieuse qu'au bout d'une lance il fit parvenir au sommet des murs, et ces constructions magiques, incapables de résister à la force du nom de Dieu, s'écroulèrent, les feux s'éteignirent, et Khosrou-Cyrus eut la satisfaction d'apercevoir une ville immense, ornée des plus somptueux édifices, ombragée de jardins merveilleux. Il s'en empara, et lorsqu'il reparut dans l'Iran, où le bruit de sa victoire et de sa conquête l'avait devancé, il eut la satisfaction de voir venir à sa rencontre Toous et Fer-Iberz qui voulurent être les premiers à lui rendre hommage, et qui se montrèrent désormais pour toujours ses plus fidèles serviteurs.

Cette légende indique comme le récit des Grecs, et on peut ajouter comme les inductions les plus légitimes du bon sens, que l'avènement de Cyrus au trône suprême ne s'était pas opéré sans opposition. D'une part, les suzerains mèdes de sa famille avaient résisté, parce qu'ils étaient blessés dans leur suprématie ; d'autre part, des feudataires de race anciennement iranienne, des seigneurs qui avaient quelque droit à considérer leur sang comme particulièrement pur, puisqu'ils faisaient remonter leur généalogie jusqu'au libérateur Férydoun-Phraortes, avaient été choqués par la prétention d'un demi-Scythe à les gouverner. On comprend sans peine que cette noble famille récalcitrante ait été possessionnée dans le sud du Khoraçan, la terre iranienne par excellence, et celle qui avait dû échapper le mieux aux influences des invasions scythiques.

Mais il parait également que cette résistance fut de courte durée, tomba devant les premiers succès de Cyrus, et que le prétendant qu'elle avait mis en avant se rallia aussi sincèrement que ceux dont il avait été le chef. L'illustre Iberz, l'oncle de Cyrus, ou peut-être son frère, est bien cet Œbaras que Ctésias cite tout d'abord, à l'occasion de la guerre contre les Mèdes, comme le lieutenant dévoué du Grand Roi, comme un homme qui aurait pu tout se permettre sans que celui-ci songeât à le punir.

Une fois reconnu par les feudataires de l'Iran, Cyrus avait porté son attention sur l'état du pays. La débilité des derniers règnes, les constantes invasions des Scythes, les succès de ceux-ci, les conséquences des incursions qu'ils avaient poussées jusque dans le centre de l'empire, et par suite desquelles les Grands Rois avaient été obligés de renoncer à leur résidence dans le nord pour venir se mettre à l'abri auprès des arrière-vassaux de la Perside ; tous ces désastres, l'état de malaise qui en était résulté, les longues famines, la dépopulation, avaient réduit le pays à la condition la plus misérable. Cyrus réunit les grands feudataires, et parcourut avec eux les provinces. Il s'arrêta dans toutes les villes et se fit rendre compte de leur situation. Il ordonna de rebâtir les Constructions en ruine, fit rétablir des bourgs et des villages qui avaient disparu, et s'attacha avec un soin spécial à relever l'agriculture ; n'était entrer tout à fait dans l'ordre d'idées de ses sujets et donner protection à ce qu'ils estimaient davantage. Il appuya l'effet de ses mesures, de ses ordres, de ses conseils, en distribuant là où il le fallait l'argent de son trésor, et il eut la satisfaction de voir l'Iran sortir de ses ruines, reprendre une physionomie animée, vivante, joyeuse, que depuis longues années les contrées de la Loi pure avaient presque entièrement perdue.

La perpétuité d'une œuvre si considérable et si nécessaire, son maintien même pendant la durée de la vie de Cyrus dépendaient essentiellement de ce fait il fallait repousser définitivement les Arians-Scythes au delà des frontières septentrionales, et leur imprimer la conviction solide que de l'isthme caucasien au pied de l'Hindou-Kouh il n'y avait pas de passage qui ne leur fût à jamais fermé. A moins d'un pareil succès, tout effort d'amélioration était nécessairement faible et temporaire. Le Shah-nameh, auquel j'emprunte les faits et les détails que je consigne ici, est à cet égard aussi explicite que le pourrait être un historien moderne. Il explique avec une précision qui égale sa vivacité de couleurs, que l'invasion scythique, toujours imminente, maintenait l'Iran sur le bord de l'abîme ; que Khosrou-Cyrus apprécia ce mal dans toute sa profondeur ; qu'il le fit toucher du doigt à l'assemblée de ses feudataires, et qu'après avoir montré et prouvé le besoin d'en finir avec une puissance si menaçante, si démesurément forte, si résolue à ne rien ménager, à ne respecter aucune loi, à ne se tenir dans aucune mesure, à s'abandonner tous les excès, à mettre sous ses pieds toutes les forces qu'elle jugeait utile d'anéantir, il conclut à la nécessité de lui faire une guerre inexorable, et de mettre cette affaire avant toutes celles que l'Iran pourrait estimer les plus nécessaires.

Il obtint un assentiment général. Les chefs applaudirent à ses projets, et s'engagèrent à les soutenir de leur mieux. Les Seystanys dans l'est, les Gawides dans le nord-ouest, les Parthes au nord, les tribus du Khoraçan et celles qui se groupaient autour de la mer de Khawer, grands et petits, tous se déclarèrent prêts à suivre Khosrou dans l'entreprise vitale qu'il leur proposait, et à fermer à jamais l'accès de l'empire pur, du Vara, du pays de Pehlon, aux Arians-Scythes et à leurs invasions. Le Grand Roi apportait pour sa part dans l'ensemble des ressources qu'il faudrait réunir à cette occasion bien plus qu'aucun de ses glorieux prédécesseurs n'aurait pu donner ; il avait les hommes et les contributions de son arrière-fief de Susiane, ce que pouvait fournir le domaine de son père, la Perside, et les énormes ressources de ses récentes conquêtes, la Médie, l'Assyrie, la Lydie, la Babylonie, et leurs annexes, domaines désormais directs de sa couronne.

Cyrus, pour assurer le succès d'une lavée si importante, ouvrit ses trésors, et ne réserva rien de ce qu'il possédait. Les troupeaux de chevaux, partie importante de ses richesses, furent amenés au camp et servirent à monter les cavaliers. C'étaient des étalons et des juments d'une parfaite beauté, appartenant sans cloute pour la plupart à cette race sacrée qui excitait à un si haut degré l'admiration des Grecs, et pour lesquels les Iraniens et les Scythes surtout éprouvaient une affection qui prenait la forme du respect religieux.

Il fit rassembler les vêtements de prix entassés dans les magasins impériaux, et les distribua dans le camp. Il consigna les valeurs d'or et d'argent de ses coffres dans la caisse militaire, donnant ainsi un exemple d'abnégation d'autant plus mémorable aux yeux des Asiatiques qu'il a été moins imité par leurs souverains successifs. Enfin il combla les différents chefs féodaux de présents dignes de lui et d'eux-mêmes, et leur promit pour l'avenir des largesses encore plus magnifiques s'il pouvait, avec leur aide, atteindre au grand but qu'ils se proposaient eu commun.

Animés par une conduite si sage et si généreuse, et entrant dans les vues du roi, les grands combinèrent avec lui un plan de campagne tel que les hommes d'État et les guerriers de l'Iran n'en avaient encore jamais conçu de pareil. Les détails en sont multiples, et il faut les donner tous pour bien faire apprécier à quel point l'ensemble de ce récit est revêtu de ce que l'on peut appeler une certitude historique.

Roustem, le chef de la famille des Çamides, remontra que le premier point d'attaque contre les Scythes devait être le district appelé le canton de Khar ou Khar-gah. C'était une partie du Zawoul dont les Touranys s'étaient tout récemment emparés. Le pays était riche, bien cultivé, et avait jusqu'alors toujours appartenu à l'Iran.

Il n'y a pas de doute que dans ce canton de Khar il faut reconnaître le pays de Gari, indiqué par Isidore de Charax ; c'est le Gor actuel, au sud-est de Ferrah, ou peut-être encore Girany, qui en est à la même distance au nord-est. On voit par ce fait combien il était temps de mettre une barrière solide aux invasions scythiques, puisque déjà elles se multipliaient ainsi jusqu'au cœur de l'Iran ancien, aux environs de Hérat.

Roustem fit remarquer que l'on pouvait attaquer cette position par le sud, par le Syndhy et par l'Inde proprement dite, c'est-à-dire par la rive droite de l'Indus, et enfin par le nord-est en y arrivant du Kashmyr. Au nord-ouest, il n'y avait rien à faire, car les Scythes s'y trouvaient déjà accumulés, ce qui veut dire qu'ils occupaient en tout ou en partie la Bactriane et les provinces supérieures.

Cyrus appuya l'opinion du chef du Seystan, et forma une année considérable destinée à opérer de ce côté. Il y mit une partie des contingents de l'Elbourz sous Gouderz, fils de Keshwad, sous Koustehem, fils de Koujdehem ; il y joignit Ashkesh avec les Parthes, et de nombreuses troupes venues des bords du golfe de Ratai et (hi pays des Beloutjes. Ces derniers étaient des espèces de sauvages conduits par un chef nommé Arshaw, qui faisait porter devant lui comme étendard une peau de panthère. En outre figuraient dans l'armée Ferhad, dont les drapeaux montraient une gazelle ; Kerazeh, qui avait pour signe un sanglier ; Zenkeh, fils de Shaweran, dont le blason était mi phénix : ce Zenkeh commandait les troupes venues de la 1Sabylonie, qui étaient armées de courtes épées et de lances, ce qui s'accorde bien avec l'équipement des Assyriens sur les bas-reliefs. Hérodote dit de même que ces gens priaient des javelots et des poignards.

Le commandement de cette expédition tut confié à Fer-Amorz le Çamide. Il menait les soldats du Kashmyr, ceux du Kaboul et ceux du Nymrouz ou Seystan. Il semblerait Glue les longues rivalités entre les familles de Kaboul et de Zawoul avaient abouti dans ces temps à l'annexion du 'l'entier de ces pays au second. Les drapeaux de Fer-Amorz étaient noirs avec sept tètes de serpents réunies dans un lien. Il paraîtrait d'après cela que dans quelques familles mi moins les insignes héraldiques étaient héréditaires, car nous avons le les armes de Kershasep ii très peu de variantes près.

Ici se trouve une indication si importante que nous ne pouvons passer à côté sans la toucher du doigt. Ctésias racontant la campagne de Cyrus contre les Derbikkes, c'est-à-dire contre les Scythes établis au-dessus des Saces, au-dessus du Seystan, précisément ceux dont il s'agit, attribue la victoire remportée sur eux à Amorgès, c'est-à-dire à Fer-Amorz, qui, à la tête de vingt mille de ses cavaliers, les mit en fuite.

Il y a donc sur ce point accord parfait entre le renseignement de Ctésias et celui de Ferdousy ; c'est le même champ de bataille, ce sont aussi les mêmes combattants ; c'est du côté des Iraniens le même chef, et, comme on le verra plus loin, c'est aussi le même résultat, la même victoire. Toutefois les deux traditions diffèrent en ceci, que Ctésias place ici la mort de Cyrus, et que le poète du Shah-nameh est d'autant plus éloigné de le faire, que, pour lui, le Grand Roi ne figure pas même dans cette guerre. Je laisserai cette divergence, et, attentif uniquement aux similitudes qui s'y trouvent mêlées, je continue l'exposé des mesures poursuivies par Cyrus pour délivrer son empire des attaques scythiques.

En même temps que ce prince envoyait contre les envahisseurs du Seystan l'armée' considérable dont la description vient d'être donnée, il formait un autre corps d'une puissance égale sous le commandement de Toous. Celui-ci portait pour armoiries un éléphant. Il avait sous ses ordres les hommes du Khoraçan et une partie des tenanciers des Gawides, sous Gouderz et Gyw.

Cette force se dirigea par l'extrémité méridionale de la Caspienne, en tournant vers le nord-est, sur un point nominé Kélat. Je ne suis pas étonné de ne retrouver nulle part la mention de cette localité, attendu que le poète n'a remarqué qu'un château servant de résidence à un certain jeune frère de Khosrou-Cyrus, Féroud, demeuré parmi les Touranys, et dont la légende ne porte absolument aucun caractère d'authenticité. De Kélat, les Iraniens, inclinant davantage vers l'est, tout en remontant vers le nord, traversent le pays de Djerrym et celui de Mym en chassant devant eux les Scythes.

On reconnaît Djerrym dans l'Isydjerm actuel, sur la route de Meshhed. De là l'expédition s'avança jusqu'aux contrées lointaines de Mym, qui semble devoir être quelque embranchement de l'Imaüs, et elle arriva au fleuve de Kaseh, la Casia de Ptolémée, pays horrible, montagneux, couvert de neiges, exposé à des dégels non moins désastreux que le froid, et où les Iraniens auraient péri sans l'intrépidité et la constance de Gyw. Ainsi, en même temps que le premier corps d'armée, sous Fer-Amorz-Amorgès le Çamide, attaquait les Scythes dans leur plus récente conquête à l'est, le second corps, sous Toous, les repoussait devant lui, et les poursuivait jusqu'au cœur de leur pays propre, battant les chefs qui s'opposaient à sa marche, Pelashan, Tejad, brûlant les villes et enlevant les troupeaux.

Les vues de Khosrou-Cyrus ne s'arrêtèrent pas à ces deux grandes entreprises. Sur la ligne méridionale de la Caspienne, il chassait les bandes qui s'étaient, de ce côté, glissées entre la mer et les montagnes, et, par une suite d'attaques auxquelles les chefs les plus réputés prêtaient tour a tour leur énergie, il s'efforçait de délivrer la terre iranienne du fardeau qui la chargeait. Le mal était si enraciné, des siècles de pression d'une part, de désastres ou d'impuissance de l'autre, avaient donné aux Scythes tant de facilités pour aborder tous les chemins et menacer toutes les régions de l'empire que dans le sud-est, ces ennemis avaient pu faire alliance avec la population autochtone et mal soumise du Mekran, et s'étaient créé lit des alliés sauvages qui leur prêtaient la main depuis les bords de la mer des Indes.

Afin de rompre cette coalition et de la frapper à la fois et dans le nord et dans le sud, Cyrus, au dire du Shah-nameh, fit construire sur la mer de Khawer, qu'il nomme de son nom actuel, le Zareh, une flotte nombreuse, puissamment équipée et pourvue de vivres pour une année. Tel fut l'ensemble des mesures prises par le Grand Roi pour mener à fin ses projets de délivrance, et je note d'autant plus volontiers hi mention que fait ici Ferdousy d'une navigation sur la mer Intérieure, qu'il se trouve dans l'histoire peu d'occasions de parler de cette mer, qui, dans les temps postérieurs à ceux du premier empire, bordait surtout des points devenus secondaires, des provinces à peu près inhabitées et des régions occupées par des sauvages.

La tâche poursuivie par le Grand Roi était difficile ; les Scythes opposèrent une résistance formidable. La première expédition., commandée par Fer-Amorz-Amorgès, parait cependant avoir réussi, et le Zawoul fut débarrassé de ses oppresseurs. L'empire fut étendu et consolidé jusqu'au delà de l'Inclus. Jusqu'au Kashmyr, les peuples reconnurent la suzeraineté de l'Iran sous la domination des Çamides, devenus plus puissants et plus forts que jamais. Ailleurs la fortune ne se hâta pas autant de se montrer favorable.

Le corps commandé par Toous, et qui, suivant la légende persane, pénétra jusqu'à Kaseh-roud, ou rivière de Kaseh, la Casia de Ptolémée, ne souffrit pas seulement de la rigueur du climat qui faillit l'anéantir, il fut battu par les Scythes. Toous, rappelé par le Grand Roi, fin Châtié pour avoir été vaincu, et Fer-Iberz-Œbaras mis en sa place. Mais le chef scythe, Pyran, fils de Wys, pour lequel les Persans eux-mêmes n'ont pas assez d'éloges, célébrant en toute occasion sa loyauté, sa bravoure, sa douceur, ses talents, battit Fer-Iberz-Œbaras comme son prédécesseur l'avait été, et dans une défaite sanglante, un des principaux chefs iraniens, Behram ou Varanes, resta frappé à mort par le héros scythe Tejad, qui, à saut tour, tomba sous les coups de Gyw.

Toous, rentré en faveur à la suite des échecs éprouvés par Fer-Iberz, reprit le commandement concurremment avec ce dernier. Les exploits se multiplièrent. Malgré des défaites fréquentes, les Iraniens gagnaient du terrain. Toous rétablit sa réputation en remportant deux victoires sur les héros touranys Arzenk et Houman ; mais Pyran, fils de Wys, releva les affaires des Scythes, et les Iraniens furent de nouveau mis en déroute ; ce fut à grand'peine qu'ils réussirent à se retirer sur le mont Hemawen. Ils se fortifièrent dans les défilés et dans les gorges pour échapper à une extermination totale. En même temps, Toous envoya à Cyrus les nouvelles de ce qui se passait, et lui demanda un prompt secours, sans quoi toute l'armée allait périr. Presque aussitôt Pyran et les Scythes, acharnés à la poursuite des vaincus, accoururent et les bloquèrent dans leur dernier asile. Mais le désespoir électrisa les Iraniens, et ils avaient repoussé les Scythes quand le secours parut, ayant à sa tête Roustem, fils de Zal le Çamide, le grand homme de guerre, le héros de cette époque et de tous les temps de la Perse. Eu réalité, les Scythes non seulement avaient perdu beaucoup de territoire, non seulement ils avaient été repoussés de tous les points de l'intérieur de l'empire oh ils avaient récemment fondé des établissements, mais ils s'affaiblissaient visiblement dans leur pays même, malgré des succès partiels, et, la Chronique persane ne le dissimule pas, tout en exaltant la grandeur de leur courage et l'héroïsme de leurs chefs.

Ils tentèrent alors un suprême effort, et trois de leurs monarques, présentés comme étant chacun égal en puissance à Cyrus lui-même, Afrasyab, souverain du Touran, le Khagan et le Fagfour réunirent leurs guerriers et attaquèrent de toutes parts le Grand Roi. Sous les noms du Khagan et du Fagfour, dont l'autorité est évidemment agrandie dans l'esprit du poète par tout ce que l'on savait de son temps de la puissance des princes mongols et de celle des empereurs chinois, il faut comprendre les masses des tribus scythiques qui occupaient les territoires du nord, derrière les Gètes et les Sakas. La légende suppose qu'à ce moment des guerres de Cyrus il y eut dans toute l'étendue des steppes septentrionales une sorte de rage et d'indignation contre le pouvoir qui prétendait fermer les chemins du midi aux hordes envahissantes, et il en résulta un mouvement général.

Les Iraniens avaient conservé leur position dans le mont Hemawen. Il n'est pas difficile de comprendre qu'il s'agit là d'un des embranchements glacés de ces dépendances de l'Himalaya constamment couvertes de frimas et de neiges, et dont le nom, inconnu à la géographie moderne des Orientaux, se retrouve dans cette dénomination un peu vague d'Imams, apprise aux Grecs par les populations antiques. Nous allons voir d'ailleurs qu'il s'agit bien de ces contrées lointaines, et ainsi les Iraniens, en somme, avaient réussi à porter la guerre et ses chances dans le cœur des pays ennemis.

Fer-Iberz-Œbaras fit sa jonction avec l'expédition de secours, et battit un chef tourany, Kamous, fils de Keshany, qui l'avait attaqué. Mais c'était Roustem lui-même qui désormais commandait les Iraniens, et les événements se précipitèrent. Une nouvelle armée de Scythes, sous les ordres d'Ashkebous, fut exterminée. En vain, dans un retour de fortune, Elwa, un des nobles du Seystan, tomba sous les coups de Kamous, revenu à la charge ; ce ne fut qu'une lueur de prospérité pour les Touranys, et elle fut courte. Bientôt Kamous périt lui-même de la main de Roustem, ainsi qu'un autre chef, Tjenkesh.

Pyran essaya de nouer des négociations avec les héros seystanys dans le but d'amener la paix. Ce sont probablement ces dispositions à en venir à un accord qui lui ont valu les sympathies de la légende orientale. Mais tout arrangement était impossible, et l'on sent très bien, sous les raisons un peu romanesques qu'allègue la tradition, sous les expressions de haine non satisfaite, de vengeance restée inachevée, que le véritable obstacle à l'entente était que les Scythes ne donnaient pas des garanties suffisantes qu'ils renonceraient pour toujours à considérer l'Iran comme leur proie.

Les hostilités reprirent. Un guerrier fameux, Shengel, commandait les Touranys. Il fut assez heureux pour échapper au bras du fils de Zal ; mais il ne communiqua pas son bonheur à ses compagnons, et bien que les Scythes du Khagan se fussent unis à ceux d'Afrasyab, une bataille effroyable vit tomber successivement deux cavaliers illustres, Saweh et Kehar, fils de Kehany, et au milieu de la défaite et de la fuite désordonnée des siens, le Khagan, pris au lasso par Roustem, fut arraché de son éléphant et fait prisonnier.

Non-seulement tout le territoire primitif de l'Iran était reconquis et la frontière reportée là où elle avait été sous les Djemshydites au delà de la Sogdiane, ce qui avait cessé d'être depuis des siècles, mais les troupes iraniennes, malgré les difficultés rencontrées partout et des défaites partielles, avaient pu se maintenir en dehors du Yaxartes, dans le nord et dans l'est. Cependant Afrasyab, voyant qu'aucun des arrangements proposés et recherchés par Pyran, fils de Wys, n'aboutissait, continua à guerroyer avec ses forces diminuées mais non détruites. Il se jeta de nouveau sur la Sogdiane. Ce fut avec un malheur absolu. La moitié de son armée fut détruite par Roustem et Toous, et il s'enfuit à grand'peine avec son général Pouladwend, ou le Guerrier ceint d'acier, qui passait cependant pour un diable. Ce fut la fin de cette campagne aussi longue que laborieuse, et dont le succès final semblait devoir assurer le repos de l'Iran. Cependant il n'en fut rien.

Roustem et Toous, revenus près de Khosrou-Cyrus, furent invités par lui à former de nouveaux plans destinés cette fois à délivrer les rives méridionales de la Caspienne des bandes isolées, des tribus errantes qui les occupaient. Nous avons déjà vu que par ce côté les Scythes s'étaient accoutumés à pénétrer très loin. Ils y étaient pour ainsi dire chez eux, tant il y avait de temps qu'ils désolaient ces régions. C'était d'ailleurs de là que tant de leurs compatriotes étaient partis pour aller s'établir dans l'empire, ceux-là même qui, devenus Iraniens, leur fermaient aujourd'hui si rudement le passage et avaient jadis pris pied dans l'Elbourz, dans la Médie, dans la Persifle, dans la Susiane.

Tandis que Roustem attaquait le Scythe Akhwan au centre du Mazandéran, Bijen y poursuivait Keraran, et Toous en venait aux mains avec les bandes éparses du côté d'Asterabad. C'est à ce moment que la Chronique persane place un épisode tout à fait chevaleresque, resté célèbre entre les exploits les plus éclatants des cavaliers iraniens, sous le nom de combat des Onze vaillants. Je remarquerai en passant que l'expression consacrée pour qualifier les onze combattants de l'empire est le mot rekh, tout à fait identique à l'allemand rekke, et qui signifie exactement de même un guerrier intrépide, téméraire, et que rien ne fait plier.

Bien que ce que je vais rapporter constitue une pure aventure, le fait est si connu dans toute la Perse, si vanté, il est resté si caractéristique du temps de Khosrou, il est tellement loin des idées, des notions, des mœurs des populations actuelles, que le respect de l'histoire oblige à en faire mention. Je ne sais si le combat des Onze vaillants a réellement eu lieu ; mais dès les temps les plus anciens on était convaincu de sa réalité, et il n'est par conséquent pas permis de le passer sous silence. Voici comment les choses se passèrent.

Gouderz avait pris sa part des mouvements guerriers accomplis sur la frontière de ses domaines. Bien qu'avancé en âge, il avait maintenu son ancienne gloire et parcouru l'Elbourz le fer à la main, au grand détriment des Scythes. Enfin il les avait forcés à la retraite, et, comme le dit le poème, chacun s'était séparé, les uns tournant du côté de la montagne de Kenaboud, les autres du côté de Ribed. Kenaboud est une forme mutilée d'un nom ancien que les Grecs ont rendu par le mot Kambadini, la Cambadène ; c'est une contrée montagneuse située au sud - ouest d'Ecbatane ou Ramadan. Nous allons en reparler tout à l'heure.

Quant à Rihed, c'est le pays des Rhihii de Ptolémée, situé sur l'Oxus, dont la capitale se nommait Davaba, pays scythique par excellence, et dont les victoires récentes îles Iraniens avaient pu contenir les occupants au delà de leur fleuve, mais ne devaient pas réussir complètement à les faire disparaître, bien qu'ils fussent là couverts par le Yaxartes. Le désert riverain de la Caspienne était à proximité, et ils pouvaient s'y réfugier en cas de besoin, sans que leurs adversaires eussent les moyens de les y atteindre.

Lors donc que Gouderz les eut rejetés dans leur canton et fut retourné à la cour du Grand Roi, il arriva un jour que causant avec son fils Gyw dans les loisirs du camp, celui-ci se vanta d'avoir été chargé par Khosrou de poursuivre Pyran et de le mettre à mort. Le vieux Gouderz, jurant que cette vengeance lui appartenait, traita son fils de présomptueux, et réunissant les meilleurs champions de l'Iran, il les convia à soutenir le défi qu'il allait porter aux hommes les plus valeureux du camp tourany. Les Iraniens se trouvèrent au nombre de onze, sans compter - leur chef, et voici leurs noms avec celui de l'adversaire de chacun d'eux.

Gyw fut engagé contre Gourwy-Zereh ; Kerazeh contre Syamek ; Ferouhel contre Zenkeleh ; Rehham contre Barman ; Rouyyin contre Bijen ; Hedjyr contre Aspehrem ; Gourbyn contre Enderyman ; Berteh contre Kehrem ; Zenkeh, fils de Shahweran, contre Akhast ; enfin Fer-Iberz contre Kelhad. Voilà avec leurs antagonistes les onze héros qui tous, à l'exception de trois, appartiennent à la famille des Gawides. Quant à Gouderz, chef de cette maison, il se mit ce jour-là à la tête des siens contre Pyran, ainsi qu'il se l'était promis.

Les Scythes étaient accompagnés de cieux de leurs grands, Lehhak et Fershydwerd, qui, étrangers à cette rencontre, devaient, en cas de succès comme en cas de revers, en porter les nouvelles à leur souverain. Le champ clos fut indiqué au pied du mont Kenaboud, dans une vaste plaine qui laissait place à toutes les évolutions des cavaliers. On se donna parole de ne pas se séparer sans résultat, et une foule compacte de guerriers scythes et iraniens entoura le lieu du défi. Il n'y eut pas de mêlée ; ce ne fut pas, comme chez nous au combat des Trente, un choc d'hommes d'armes les uns contre les autres, ce fut une série de duels.

Fer-Iberz s'engagea d'abord avec Kelbad, et le tua ; ensuite vint Gyw aux prises avec Gourwy-Zereh. Les deux héros s'attaquèrent à la lance et sans avantage, puis, saisissant leurs arcs, ils s'accablèrent d'une grêle de flèches en faisant tourner et galoper leurs chevaux dans la plaine. Gyw finit par atteindre son adversaire, le frappa à coups de massue sur la tête et le jeta sanglant il bas de son cheval. Il le saisit alors, et en brandissant son étendard, il le trama vivant aux pieds de Cyrus.

Kerazeh tua Syamek, ensuite Ferouhel tua Zenkeleh ; le brave Rehhain tua Barman, et le jeune fils de Gyw, Bijen, tua Rouyyin. Aspehrem fut tué le septième de la main de Hedjyr ; de même, les autres champions iraniens renversèrent et tuèrent les chefs touranys qui leur étaient opposés. C'est ainsi que le brave et vertueux Pyran succomba sous la main de Gyw, seconde victime de ce héros, sur les cadavres de tous les siens.

Aussitôt que ce terrible dénouement fut accompli, Lehhak et Fershydwerd s'enfuirent, comme il leur avait été commandé, pour aller rapporter à Afrasyab ce qui était advenu. Mais Koustehem se précipita à leur poursuite, les atteignit et les tua. Le désastre des Touranys fut complet. Quant aux morts, on leur fit des funérailles magnifiques, honorant ainsi leur bravoure ; le captif de Gyw, Gourwy-Zereh, fut envoyé rejoindre les vaincus.

J'ai insisté sur cette anecdote, comme je l'ai dit en commençant, par un double motif. D'abord je voulais montrer comment les mœurs féodales dans tous les pays occupés par la race ariane ont amené des institutions, des habitudes, des tournures d'idées, des formes de caractères parfaitement analogues. Il est certain que les seigneurs de fiefs, compagnons de Cyrus, et descendants des héros qui faisaient remonter d'orgueilleuses généalogies, les uns jusqu'au temps de Djem-Shyd, les autres jusqu'à ceux de Férydoun, ceux-ci à Zohak, ceux-là aux anciens rois de la Scythie, que ces champions vêtus de fer, chaussés de brodequins dorés, ayant devant eux des tambourins et des écuyers portant leurs enseignes aux couleurs diverses, brodées ou peintes de blasons pour la plupart héréditaires, sont d'une manière absolue les parents des paladins de Charlemagne.

Ensuite j'ai déjà fait remarquer que le combat des onze champions avait eu lieu près d'une résidence royale située entre la Médie et la Perside, dans un canton montagneux que le poile persan nomme Kenaboud, tout à fait inconnu aujourd'hui des géographes orientaux, et qui n'est autre que le pays dont les auteurs grecs ont parlé en l'appelant Kambadini ou Cambadène. Ainsi, il est clair que le renseignement employé par Ferdousy au onzième siècle de notre ère était beaucoup plus vieux que son temps et remontait aux époques classiques. La présence d'un autre endroit, également ignoré des écrivains musulmans, Ribed, le pays des Rhihii de Ptolémée, achève de donner une physionomie tout à fait antique aux documents mis en œuvre par le poète de Nishapour.

Mais le district de Kambadini est à identifier incontestablement, ainsi que l'a remarqué avec toute justesse le savant Forbigger, avec cette localité voisine où Diodore a placé le mont Bagistanus, consacré ; suivant lui, à Jupiter. Et sir Henry Rawlinson a bien fait de reconnaître la dénomination et le site de Bagistanus dans le lieu appelé aujourd'hui Bisoutoun on Behistoun, qu'a rendu si remarquable et si célèbre l'immense rocher qu'on y contemple, tout chargé de figures sculptées en bas-relief, et d'une inscription cunéiforme trilingue la plus longue que l'on ait découverte jusqu'ici.

Ce monument, qui révèle chez les hommes qui l'ont exécuté une grande puissance de moyens, a dès longtemps frappé l'imagination des observateurs. Diodore prétend que le rocher était entouré d'un vaste pare de douze stades d'étendue, planté et fermé de murs par Sémiramis ; que cette reine s'y était fait représenter sur la pierre vive avec cent gardes du corps, et avait expliqué le sujet par une inscription eu caractères syriens.

Diodore est un compilateur qui ne donne les faits que de seconde main sans les comprendre, surtout sans les avoir personnellement observés.

Isidore de Charax, à peu près dans le même cas, copiant des renseignements de nature analogue, réduit tout ce qu'il sait d'une œuvre de sculpture existant dans ces parages à une colonne et à une statue élevées en l'honneur de Sémiramis. Il se peut toutefois qu'il y ait réellement eu là ou dans les environs, comme auprès d'Hamadan, des statues, des colonnes et d'autres bas-reliefs. C'est l'idée que nous ont transmise d'anciens auteurs orientaux[1], et comme toute cette région fut, à dater du règne de Cyrus, honorée du séjour constant de la cour, et que les parcs aussi bien que les palais impériaux y abondèrent, il n'y a rien que de vraisemblable dans cette opinion. Cependant, si des monuments isolés ont pu être renversés en grand nombre dans le cours des âges et ne pas laisser de traces, il ne saurait en être de même de sculptures exécutées sur la roche même. Celles-ci peuvent avoir été mutilées, elles peuvent être aujourd'hui dans un état de destruction plus on moins avancé, elles ne sauraient avoir complètement disparu ; et comme on connait assez bien ce qui en reste dans tout le pays observé ici, il n'y a pas de doute que le bas-relief cité par Diodore, où le personnage royal apparaît entouré de ses gardes, est précisément le bas-relief de Bagistanus, celui de la Cambadène, de Kenaboud, du lieu on fut livrée la série de duels héroïques connue de la Chronique persane sous le nom de guerre des Onze rekhs ou champions.

Maintenant nous rappellerons le sujet représenté sur la muraille de pierre. Un roi assis reçoit une troupe de neuf captifs qui lui sont amenés. Un dixième personnage est couché sur la terre ; il est mort ou va être frappé de mort. C'est le sujet dont Ferdousy s'est servi dans le combat des Onze. Le lieu, l'ensemble des acteurs de la scène, sauf leur nombre, tout s'accorde ; il devrait y avoir, au rebours de ce qu'on observe ici, dix morts et un captif jeté aux pieds du souverain assis sur son trône ; il manque une figure ; mais dans aucun pays, et en Orient plus qu'ailleurs, ces fautes d'arithmétique ne sont importantes ; tout au plus le compte imparfait que nous avons prouverait-il, s'il devait prouver quelque chose, que la tradition n'était pas tout à fait d'accord avec elle-même sur le chiffre des vaincus et peut-être des vainqueurs au temps où fut immortalisé sur le rocher le souvenir du combat.

Je ne crois pas qu'on puisse reporter à l'époque de Cyrus le travail du rocher de Behistoun. Il appartient aux Achéménides, et il est assez grossièrement exécuté pour qu'on l'attribue sans difficulté à une école de décadence.

Il faut le considérer comme provenant des temps derniers de la dynastie achéménide. Alors plusieurs versions du même fait avaient pu se former. Ensuite je ne suis pas convaincu que le bas-relief ait été fait pour la légende ; il se pourrait que ce fût la légende qui se fût inspirée du bas-relief. En tout cas, elle-même est ancienne, ainsi que je l'ai expliqué tout à l'heure par la comparaison des dénominations géographiques ; elle est antérieure à l'Islam, probablement au règne des Sassanides. Elle a pu acquérir son développement actuel sous les Parthes, grands appréciateurs de semblables récits, et à ce titre elle mérite beaucoup d'attention, comme le monument figuré auquel elle se rattache si visiblement.

Après le combat des Onze champions, les Scythes firent privés d'une partie notable de leurs meilleurs chefs. Ils proposèrent encore la paix ; mais le Grand Roi exigeait l'hommage des tribus et leur soumission complète. On ne s'entendit pas, et la guerre recommença sur toute la frontière du nord.

Expulsés de la Sogdiane, les Scythes essayaient d'y rentrer. Quelques-unes de leurs bandes en occupaient même certains points. Cyrus les en chassa définitivement, et pour opposer un obstacle infranchissable à de nouvelles invasions, il envoya des colonies dans le pays, le fit parcourir par deux armées sous les ordres de Koustehem le Gawide et de Roustem ; et relevant les villes et les bourgades, rétablissant l'agriculture, encourageant les habitants sûrs de sa protection, il rendit presque impossible désormais aux envahisseurs de se risquer sur un territoire où ils devaient rencontrer à chaque pas une énergique résistance.

Aussi voit-on dorénavant les Scythes concentrer leurs forces dans une contrée que Ferdousy nomme Gengdej, le pays de Geng. C'est le territoire appelé par Strabon du nom des peuples qui l'habitent, les Gangani. Il est situé au nord-est de l'Inde, et s'étend du fleuve Sabar à l'Imaüs. De ce dernier asile, Afrasyab voulut une troisième fois essayer de traiter. Pour réponse, Cyrus vint en personne l'assiéger dans Gengdej. La ville fut enlevée d'assaut ; Afrasyab s'enfuit, mais il tomba bientôt sous la massue d'un ascète appelé Honni, issu de la race de Férydoun.

La guerre était finie ; les tribus scythes, désorganisées, s'éloignaient des frontières de l'Iran avec autant de désespoir et de terreur que naguère elles avaient mis d'emportement à les franchir. Les nations lointaines amenées par le Khagan et le Fagfour au secours d'Afrasyab rentrèrent dans les ténèbres du nord et de l'est, où elles avaient vécu jusqu'alors. Cyrus donna pour chef aux bandes désorganisées qui restaient près de son empire, Djehen, parent du dernier roi, qui devint son serviteur et son sujet, et l'Iran délivré de toute crainte vécut désormais dans la joie, la sécurité la plus profonde et l'immense opulence que lui assuraient une paix solidement fondée et la sagesse de Cyrus.

Nous arrivons justement ici au point final de l'histoire du conquérant pour Hérodote et pour Ctésias. L'un et l'autre s'accordent, à peu de chose prés, sur le théâtre de l'action qu'ils dépeignent. Nous venons de voir que les derniers frappés le furent dans la région des Gangani, au nord-est de l'Inde. Hérodote, après avoir dit qu'aucune des nations du nord contre lesquelles Cyrus tourna ses armes ne put éviter le joug, ajoute que ce prince rechercha en mariage Tomyris, veuve du dernier roi des Massagètes. Les Massagètes habitaient au-dessus des Gangani, dans la même direction. Mais Cyrus avait moins de goût pour la personne de la reine des Scythes que pour sa puissance. Elle le comprit, et refusa sa main. Alors Cyrus, jetant de côté tout prétexte, marcha contre les Massagètes. On voit que le même esprit de dénigrement se soutient jusqu'à la fin dans les renseignements où Hérodote a puisé.

Il s'agissait de passer l'Araxe, c'est-à-dire le Yaxartes frontière de la Sogdiane, et Cyrus préparait à cet effet un pont de bateaux, quand Tomyris lui fit offrir de se retirer avec toutes ses forces à trois journées de marche du fleuve, afin de lui laisser le chemin libre ; toutefois, au cas où il préférerait combattre sur son propre terrain, elle se déclarait prête à y venir elle-même satisfaire la passion qu'il paraissait avoir d'éprouver sa prouesse contre celle des Massagètes.

Hérodote nous conserve bien ici le ton chevaleresque que nous avons remarqué si souvent dans ces histoires.

Cyrus, conseillé par Crésus, comme nous l'avons déjà vu tant de fois, préféra passer le fleuve ; au moyen d'une ruse assez basse, il abusa de la candeur des Scythes, les enivra, et quand ils furent tombés dans un lourd sommeil, il fit main basse sur eux et les égorgea tous, se contentant de garder prisonnier Spargapithès, fils de Tomyris. Le jeune homme, se sentant déshonoré, se tua.

Le lendemain se livra, dit l'historien, la bataille la plus terrible où jamais les Barbares se soient pris corps à corps. Les Perses furent accablés sous les flèches des Massagètes, atteints partout par leurs épées. Cyrus lui-même périt dans la mêlée. Tomyris fit chercher son corps...

Mais l'histoire de la mort de Cyrus fera l'objet d'un autre chapitre. Je raconterai d'abord la version qui me reste à donner sur cette dernière campagne, et que j'emprunte à Ctésias.

Cyrus, suivant lui, marcha contre les Derbikkes. On se souvient que ce peuple, qui eut une partie de ses tribus sur la Caspienne à une certaine époque, habitait cependant au nord de l'Hindou-Kouh, à peu près là où Hérodote a mis les Massagètes, et à côté des Gangani. Nous sommes donc toujours dans les mêmes lieux.

Ils avaient pour roi Amoræus. Quand la cavalerie perse les attaqua, ils surent l'attirer dans une embuscade où elle se trouva tout à coup entourée par les éléphants des Derbikkes, mise en désordre et ramenée. Cyrus, jeté à bas de son cheval, fut assailli par un Indien et frappé d'une javeline à la cuisse. On le releva et on le rapporta au camp. Dix mille combattants étaient tombés des deux parts dans cette rude affaire.

Mais le lendemain, Amorgès, roi des Saces, dans lequel nous avons déjà reconnu le prince seystany Fer-Amorz, arriva avec vingt mille cavaliers. Il rallia les Perses, et tombant avec eux sur les Derbikkes, les mit en fuite. Amoræus fut tué avec ses deux fils et trente mille des siens. La nation entière n'eut plus qu'à se soumettre.

Ainsi, pour Hérodote, la dernière bataille de Cyrus était une défaite effroyable ; pour Ctésias, c'est une- victoire complète. Ctésias se trouve donc d'accord ici avec les annalistes orientaux.

Amoræus remplit le rôle d'Afrasyab, aussi bien qu'Amorgès celui de Fer-Amorz. C'est encore un motif de montrer que les sources où Ferdousy a puisé étaient réellement anciennes. Quant au Spargapithès d'Hérodote, peut-être pourrait-on lui trouver quelque ressemblance avec le beau cavalier scythe Aspehrem qui fut tué par le Gawide Hedjyr dans le combat des Onze champions. Il est dit que celui-ci appartenait à la royale famille d'Afrasyab, qu'il était illustre et plein d'honneur. Pour Tomyris, c'est un nom d'Amazone, difficile à retrouver dans les pages du Shah-nameh.

Cependant ce livre et tous les peules historiques de la Perse nomment bien des héros et attachent visiblement beaucoup de prix à ce que le souverain, si grand qu'il soit, ne puisse à aucun moment être considéré comme absorbant en lui seul la somme entière de la vie, de la bravoure et de l'intelligence nationales. Il n'est pas question un seul instant de rabaisser par là ni le génie ni l'activité de Cyrus. Au contraire, planant au-dessus de toutes ces grandes têtes, il en devient plus grand lui-même. Mais il n'est pas seul, je le répète, il n'agit pas seul, ses rayons ne dévorent pas tous les rayons ; les autres gloires, bien que moindres, ne sont pas éteintes par la sienne ; à côté de lui, contre lui, la sympathie trouve où se prendre. Aucun de ses chefs ne joue à son égard le rôle pitoyable d'Harpage ou de Crésus dans les récits grecs, conseillers cauteleux de combinaisons niaises qui n'ont jamais pu se rencontrer dans la pratique de la vie, bons à édifier les pédants, tout en faisant sourire les hommes. Roustem, Gouderz, Gyw et Toous sont des guerriers combattant sous un guerrier ; ce sont des seigneurs de manoirs aidant le prince à défendre l'empire et s'inspirant de son génie sans avoir besoin de rien emprunter à son courage. L'œuvre qu'ils poursuivent en commun est grande ; ce n'est pas, comme le raconte Hérodote dont j'ose parfois dire quelque mal parce que j'en pense beaucoup de bien, ce n'est pas parce qu'ils ne peuvent se tenir en repos et sont poussés par tempérament à attaquer également tous les peuples, ce n'est pas parce 'qu'en raison de leur naissance ils se croyaient appelés à tout dominer sans besoin et sans intérêt : ce sont là des raisons qui n'existent que dans les romans, mais qui n'ont jamais fait monter à cheval un conquérant. Il y faut des causes et des mobiles plus positifs, et j'éprouve une sorte d'étonnement quand je vois les poètes et les historiens orientaux, qui d'ordinaire ne sont pas cependant très sages, nous fournir ici les moyens de tracer un tableau plus compréhensible que celui dont les Grecs nous offrent les éléments, et se montrer plus judicieux en même temps que mieux et plus abondamment renseignés.

En somme pour en revenir aux grandes maisons féodales, nous les avons vues jouer des personnages si considérables, et ce que nous avons enregistré des institutions libres de l'Iran nous a donné si bien la clef de leur rôle, qu'avant de terminer le règne de Cyrus il importe d'épuiser ce qui reste à dire à leur sujet, même au risque de reproduire quelques-uns des détails qui se sont rencontrés déjà çà et là.

 

 

 



[1] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 223.