HISTOIRE DES PERSES

LIVRE TROISIÈME. — QUATRIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE Ier. — NAISSANCE ET JEUNESSE DE CYRUS.

 

 

Le bruit de ce grand nom traverse les siècles porté par les ondes de l'histoire, et cependant les souvenirs conservés de l'homme qui l'illustra sont peu de chose. On le cite, sans crainte d'être démenti, parmi les cinq ou six héros, de grandeur incomparable, conducteurs de l'humanité ; mais si l'on demande ce qu'il a réellement été, ce que réellement il a fait, les réponses sont courtes et peu claires. De vives lueurs, des lumières étincelantes et diffuses, l'aveuglement de la splendeur, étonnent les yeux ; au fait, peu de clarté. Beaucoup de légendes, beaucoup de traditions contradictoires, l'ennuyeux roman de Xénophon, des anecdotes éparses dans les auteurs grecs, s'offrent en foule à l'esprit ; mais si on les dédaigne, il ne reste rien que les traces presque effacées de conquêtes médiocres. Ce n'est pas assez pour justifier une gloire pareille.

Néanmoins, il n'est pas douteux que le règne de Cyrus marque dans les annales de l'Asie le commencement d'une ère nouvelle ; il ne l'est pas non plus que l'impression produite par les actes de ce souverain a été si forte que rien ne la détruira jamais. Si les annales positives sont peu instruites sur son compte, cet oubli, cette pénurie doivent tenir à des causes toutes particulières ; mais incontestablement leur silence est impuissant, et le sera toujours, à rabaisser le monarque que la voix des siècles n'aurait pas élevé sans raison aussi haut qu'elle l'a fait, qu'elle le fait encore, et qu'elle le fera. Il est donc absolument indispensable, pour être ici historique et vrai, de ramasser, de réunir, de condenser, de s'efforcer de comprendre tout ce qui a été dit sur Cyrus dans l'histoire positive, dans les documents sacrés des Hébreux, dans les légendes orientales de toutes provenances. L'esprit du lecteur pourra admettre ou rejeter à son gré ce qui lui paraitra vraisemblable ou décidément faux. Mais, en somme, il concevra mieux, de ma fidélité à tout rapporter, la hauteur de l'image qui se dresse devant lui, et cette conception sera déjà plus exacte que s'il ne trouvait ici qu'une ombre mesquine et petitement circonscrite d'une si immense renommée.

On connaît le récit d'Hérodote. Il a pris pour guidés quelques Perses qui ont moins cherché, dit l'historien, relever les exploits de Cyrus qu'à écrire la vérité, et bien qu'Hérodote n'ignore pas que trois autres systèmes existent encore, outre celui qu'il adopte, sur ce qui concerne son héros, il passe outre.

Il a raison sous un certain rapport, car il veut conclure ; il veut rabaisser Cyrus ; la gloire de ce grand novateur ne lui plait pas, il prend la version la plus rapprochée de l'exactitude, pense-t-il. Nous pouvons bien supposer, sans l'offenser, que ce n'est pas la moins éloignée du dénigrement. Il suffit, dans tous les cas, qu'il reconnaisse l'existence simultanée de trois autres traditions, pour nous autoriser à croire que parmi celles que nous allons citer après la sienne, on en pourra considérer quelqu'une comme tout aussi authentique ou du moins tout aussi ancienne, et partant aussi respectable.

Il rapporte donc qu'Astyages, étant roi des Mèdes, rêva une nuit que sa fille Mandane urinait en si grande abondance que la ville capitale Ecbatane et l'Asie entière en étaient inondées. Les mages consultés effrayèrent tellement le roi qu'il n'osa pas donner Mandane en mariage à un Mède, craignant de trouver dans son gendre un compétiteur dangereux. Il l'unit à un Perse, Cambyse, homme de bonne famille dans son pays, de mœurs douces et pacifiques, et en tout cas bien inférieur, suivant les idées d'Astyages, à tout Mède de médiocre condition.

En effet, les Perses étant les vassaux de l'empire médique, n'étant gouvernés que par des feudataires, Cambyse, eût-il appartenu même à la famille régnante de ce territoire, eût été plus loin du trône de l'État suzerain que quelque grand personnage de celui-ci ayant alliance ou prétendant l'avoir avec la dynastie.

La première année du mariage de Cambyse avec Mandane, Astyages eut un autre songe. Du sein de sa fille sortait une vigne qui couvrait toute l'Asie. La terreur que les interprètes des songes lui inspirèrent de cette nouvelle vision dépassa celle qu'avait causée la première ; il obligea Mandane enceinte à venir le trouver ; il la retint en quelque sorte prisonnière, s'empara de son enfant quand celui-ci fut au monde, le remit à son parent Harpage avec ordre de le faire périr, et se trouva plus tranquille.

Mais Harpage craignant les retours d'esprit du roi son maitre, ou les hasards de sa succession qui pouvait un jour tomber à Mandane et l'exposer au ressentiment d'une mère irritée, se garda d'obéir, et confia le nouveau-né à un des bouviers d'Astyages, nommé Mitradate. Cet homme avait pour femme une certaine Spaco, ce qui, suivant Hérodote, signifie une chienne dans la langue des Mèdes. Ces deux personnes conduisirent l'enfant dans les peu-rages au nord d'Ecbatane, tirant vers l'Euxin, au pays des Sapires. Ils avaient ordre de l'exposer sur la Montagne, au fond des bois, afin qu'il devint la pâture des bêtes féroces. Cependant, comme justement alors Spaco venait d'accoucher d'un enfant mort, ce fut celui-là qu'on exposa, et le fils de Mandane fut préservé par les deux bergers, qui l'élevèrent en le faisant passer pour leur appartenant.

Dix ans après, le jeune Cyrus, qui ne portait pas ce nom-là, mais quelque autre à lui imposé par ses parents putatifs, se fit reconnaître par la hauteur toute royale avec laquelle, eu jouant au souverain avec d'autres enfants de son âge, il traita le fils d'un des seigneurs mèdes. Astyages découvrit ainsi la vérité, et blessé de l'infidélité d'Harpage, il punit ce ministre en lui faisant manger son propre enfant. Ainsi vengé, il se calma et s'accommoda de laisser vivre Cyrus, parce que les mages l'ayant assuré que par sa royauté imaginaire il avait rempli les prédictions de l'oracle, il n'existait aucune raison de penser qu'il dût détrôner son grand-père. Dès lors, rien ne s'opposait plus à ce que Cyrus entrât dans sa dignité de prince, ce qui eut lieu en effet ; sur l'ordre de son aïeul, il s'en alla chez les Perses retrouver son père Cambyse et sa mère Mandane, et tout le monde crut qu'il avait été nourri par une chienne, parce que sa nourrice s'appelait Spaco.

Voilà ce que raconte Hérodote, et si ce grand homme considère un tel récit comme plus voisin de la vérité que tous les autres, nous sommes obligés d'y reconnaître, nous, une des physionomies les plus franchement romanesques qu'une tradition puisse revêtir. C'est donc sans scrupule que l'on peut passer à une autre version.

Ce pie l'on sait de l'avis de Ctésias, c'est qu'il affirmait d'une façon positive que Cyrus n'était uni à Astyages par aucun lien de parenté, et à cette occasion le médecin de Cnide s'élève contre les mensonges d'Hérodote, qui a prétendu le contraire. Toutefois, en supposant que Diodore ail suivi dans cette circonstance le récit perdu de Ctésias, on induit sans peine, du fragment qui s'est conservé dans la compilation du premier, que si le futur conquérant n'était aucunement apparenté à Astyages, il l'était du moins à sa nation, car c'est par Diodore que nous est parvenu l'oracle de Delphes :

Lorsqu'un mulet sera roi des Mèdes, alors, ô Lydien aux pieds délicats, fuis sans retard vers l'Hermus sablonneux, et n'aie pas honte d'avoir peur.

Et Diodore, en rapportant ce dicton, ajoute que le mulet devait s'entendre de Cyrus, Mède par sa mère et Perse par son père. On va voir que l'idée capitale de l'origine de Cyrus se trouve, en effet, concentrée sur ce point qu'il était un métis. Les Orientaux en sont convaincus comme les Grecs. Il parait que c'était là ce qui avait frappé davantage les contemporains et les successeurs immédiats de l'âge du grand roi, car c'est à peu près le seul point qu'ils aient nettement retenu. Cyrus était le produit d'une alliance entre deux nationalités, peut-être deux races distinctes ; c'est ce que le Shah-nameh va confirmer ; mais il prend les choses de plus haut que les Grecs, et prélude à l'histoire de Cyrus par celle de son père, dont les aventures et les malheurs exercent naturellement une grande influence sur les débuts du héros.

Kaons, c'est-à-dire Cambyse, non pas ici le fils de Cyrus, bien entendu, mais un des Cambyse de sa lignée ascendante, régnait sur l'Iran, et plusieurs des feudataires de ce roi s'en allèrent chasser sur la frontière du côté des Touranys. Parmi eux se trouvaient ces chefs puissants et célèbres qui reparaîtront dans ces pages, Toous, Gyw, Gouderz et d'autres encore. Ils restèrent longtemps à jouir du plaisir animé qu'ils étaient venus chercher, et prirent et tuèrent une grande quantité de gibier.

Emportés par leur ardeur, ils ne firent pas attention qu'ils étaient sortis peu à peu du territoire iranien, et ils parcouraient une immense forêt appartenant aux Touranys, quand tout à coup ils rencontrèrent une jeune fille de la plus rare et de la plus merveilleuse beauté, qui toute seule errait dans les bois. Les héros, surpris et saisis à son aspect, l'entourèrent et s'enquirent avec empressement de son nom, de sa famille, des causes de sa solitude.

Elle répondit qu'elle était par ses aïeux paternels du sang de Férydoun, et que par sa mère elle appartenait la race des rois du Touran ; qu'elle fuyait parce que son propre père voulait l'épouser, et que combattue par le froid, par la faim, par l'épouvante de ces lieux déserts, elle ne savait que devenir.

Pendant son récit, les héros s'étaient enflammés pour elle d'une passion violente, et bridant de jalousie les mis contre les autres, Noouzer et Tonus principalement, allaient en venir à une lutte acharnée, ou même à faire voler la tête de la jeune fille afin de rendre impossible le triomphe de l'un sur l'autre, quand le roi Kaons, prévenu, les fit comparaître devant lui avec leur captive. Il se fit raconter ce qui était arrivé, devint amoureux à son tour, dédommagea les chefs en leur donnant à chacun dix chevaux de prix, une couronne et un trône, fit conduire la demoiselle errante dans le harem, et au bout de neuf mois elle mit au monde un fils auquel fut donné le nom de Syawesh, ou Syawekhsh.

Les astres, consultés à la naissance de cet enfant, ne lui furent pas favorables. Le roi s'en attrista, et voulut combattre l'influence néfaste en éloignant le nouveau-né de la cour et en lui faisant donner l'éducation la plus propre à le rendre fort contre les adversités qui semblaient le menacer. Il le remit donc au plus puissant de ses feudataires, à Roustem, qui, se chargeant volontiers d'un si noble pupille, l'emmena dans le Zawoulistan, et lui apprit à monter à cheval, à tirer de l'arc, à jeter le lasso, à pratiquer en perfection tous les exercices du corps, à se comporter en homme dans les assemblées d'affaires, dans les réunions de plaisir, à chasser, à jouer à tous les jeux, à détester l'injustice, enfin à savoir porter la couronne, parler aux multitudes, ranger une armée en bataille et l'entraîner.

Le maître était sans rival ; l'élève devint accompli, et il ne se trouva plus dans le monde, dit Ferdousy, un homme qui pût le disputer en nobles perfections au fils de Kaous.

Si je ne me trompe, il y a dans ce que je viens de rapporter beaucoup de traits qui rappellent assez bien le récit d'Hérodote. Seulement il faut laisser Astyages de côté, comme le veut d'ailleurs Ctésias, et se placer en pensée, non pas à Ecbatane, mais dans le pays même de Cambyse, dans la Perside. Cambyse a épousé une femme étrangère, amenée du dehors. Il en a un fils. Ce fils, accueilli par des présages inquiétants, est éloigné par son père. Il ne passe pas son enfance dans la famille, mais il s'en va au loin recevoir une instruction complète, vigoureuse, telle qu'une âme d'élite pouvait seule l'accueillir et se l'approprier. Lorsque Cyrus, renvoyé à sa mère par Astyages, apparut pour la première fois devant les yeux charmés des vassaux de son père Cambyse, il devait ressembler assez bien à cc Syawekhsh de Ferdousy au moment où Roustem le ramena auprès de son père Kaous. On remarque d'ailleurs, sans doute, que l'éducation décrite par le poète de Nishapour est tout à fait celle dont Hérodote fait honneur aux jeunes Perses de haut rang, et donne en même temps les principaux traits du tableau que Xénophon a amplifié dans la Cyropédie.

Ce fut Syawekhsh lui-même qui prit l'initiative de retourner près de son père. Il se plaignit amèrement à Roustem de l'exil dont il était la victime, et déclara juste et nécessaire que Kaons pût au moins contempler sa force, sa beauté, juger de son courage, et connaître ses talents. Le héros seystany n'eut rien à objecter aux désirs et à l'indignation de son pupille. Il l'équipa comme il convenait au maitre et à l'élève, et se rendit avec lui dans l'Iran, où Kaons, du reste, informé de leur arrivée, se montra tout disposé à les bien accueillir. Il envoya Gyw, Toous et la plupart de ses capitaines au-devant des deux survenants avec toute son armée, et quand il aperçut Syawekhsh, il fut si frappé de sa bonne grâce, de son air de force, de ce qu'il avait appris, de ce qu'il apprit encore de lui, qu'il l'accueillit avec la plus extrême émotion, le combla de présents, remercia le ciel de lui avoir donné un tel fils, et témoigna enfin tout l'amour paternel dont jusque-là il avait été si avare.

On remarquera encore qu'ici, comme dans le récit d'Hérodote, les sentiments du monarque et les mouvements de son cœur sont dominés par les appréhensions que lui causent les interprétations du cours des astres.

Tout allait au mieux, quand les mérites mêmes de Syawekhsh vinrent le précipiter dans un abîme de maux et donner finalement raison aux astrologues. Le bruit de ses qualités aimables avait pénétré jusque dans l'Enderoun, et la favorite de Kaous, Soudabeh, en avait été trop frappée.

Dans son amour d'imagination pour Syawekhsh, qu'elle n'avait encore ni entretenu ni vu, elle eut le talent de persuader au roi que celui-ci devait lui envoyer un fils dont il lui faisait tant d'éloges, attendit que, fière de partager les sentiments de son mari, elle prétendait lui servir de mère.

Kaous fut charmé de ces affectueuses dispositions. Il ordonna à Syawekhsh de franchir le seuil sacré de l'Enderoun. En vain celui-ci, aussi prudent que brave, s'efforça-t-il de résister à une pareille contrainte, il lui fallut obéir peu de temps se passa sans que la favorite lui fit entendre des paroles très claires et qui donnaient raison à ses répugnances. Il résista avec indignation. Soudabeh, irritée contre cet Hippolyte, se conduisit comme la Phèdre des Hellènes, et Kaous, croyant ouvrir les yeux et venger un crime irrémissible, aurait immédiatement fait périr son fils, si la loi et l'usage ne l'eussent contraint de soumettre avant tout l'accusatrice et l'inculpé à l'épreuve du feu.

Un bûcher énorme fut préparé, allumé en présence des grands et du peuple. Soudabeh se présenta la première pour traverser les flammes ; mais sa conscience troublée éveilla la peur, et elle refusa d'avancer. Syawekhsh, au contraire, fort de son innocence, entra d'un pas ferme dans le foyer brûlant, et, couvert d'applaudissements, fut embrassé par son père repentant et convaincu. Roustem, absolu dans ses idées de justice, tua la calomniatrice sur la place.

Mais la bonne harmonie ne se maintint pas longtemps entre le jeune homme et le roi. Les Turks, conduits par Afrasyab, avaient fait une invasion dans l'Iran. Chargé de les repousser, Syawekhsh leur coupa la retraite ; il allait leur livrer bataille dans des conditions qui lui assuraient la victoire, quand le monarque tourany offrit de restituer son butin et, ajoute le Heya-el-Molouk, de rendre en même temps les places et les districts dont il s'était emparé, si son adversaire consentait à lui laisser opérer sa retraite. Cent otages devaient répondre de la bonne foi d'Afrasyab.

Syawekhsh accepta ces propositions. Mais Kaous les rejeta ; il donna l'ordre à son fils de rompre la trêve et de poursuivre le Scythe. Syawekhsh, pensant que son honneur l'obligeait de garder sa parole, remit le commandement de l'armée à Toous, puis, ayant rendu la liberté aux otages, il passa la frontière et se rendit auprès d'Afrasyab.

Il fut reçu en hôte royal. Le souverain des Turks lui donna même sa fille Férenghys en mariage, et pour dot de vastes provinces. Mais la méfiance apparut bientôt entre le beau-père et le gendre ; le premier, méprisant les sages conseils de son ministre Pyran Wyj, ou Pyran le Pur, finit par faire assassiner celui qui lui avait sauvé la vie, et commanda de garder à vue la veuve du mort et le fils issu de leur union. Cet enfant s'appelait Khosrou : nous voilà en présence du jeune Cyrus.

Cependant Kaons, aussi violent et aussi peu conséquent qu'Astyages, s'était repenti de ce qu'il avait fait, et il aurait voulu revoir son fils. En apprenant la triste fin de celui-ci, il éprouva un violent chagrin, et il chargea Gyw, fils de Gouderz le Gawide, de lui ramener au moins Férenghys et Khosrou, tout ce qui restait de celui qu'il avait perdu pour jamais.

Gyw partit en chevalier errant, et pendant sept années pleines il chercha la demeure de Férenghys et de Khosrou sans pouvoir la découvrir. Il parcourut la Scythie entière, s'informant, regardant, attendant, et il désespérait, quand un jour, au traversé d'une vaste plaine, il aperçut un jeune garçon qui chassait les bêtes fauves.

Il le reconnut aussitôt, tant il ressemblait au malheureux Syawekhsh. Il l'aborda, lui parla, lui dit son propre nom, lui raconta l'histoire de sa naissance, le repentir et les désirs de son aïeul, et Khosrou, subitement enflammé à l'idée de voir l'Iran et de venger son père, conduisit le brave cavalier à Férenghys, avec laquelle il fut immédiatement convenu qu'on partirait sans retard.

Les fugitifs furent poursuivis. Ils accomplirent des exploits dignes d'eux, et arrivèrent enfin sains et saufs dans les bras du roi Kaons, qui les combla de tendresse et à sa mort laissa le trône de l'Iran à Khosrou, au détriment de Fériberz, son second fils. Mais celui-ci, loin d'être offensé de cette préférence, ne témoigna pendant toute sa vie que le plus entier dévouement à son neveu.

Cette version de l'enfance de Cyrus, telle que le Shah-nameh la donne, a été adoptée par les historiens en prose, comme Hafez Abron, Tébéry, Maçoudy et leurs copistes, Myrkhond en tête. On doit donc la considérer comme faisant à peu. près loi dans l'Orient actuel, et cela depuis de longs siècles. Hamza-Isfahany, écrivant d'après les. relations très anciennes d'Ibn-el-Mogaffa et da Khoday-nameh, ne la contredit pas. Il reconnait aussi Khosrou ou Cyrus pour le petit-fils et non le fils du roi Kamis ou Cambyse, et appelle son père Syawekhsh, à l'exemple des auteurs dont nous venons de voir l'énumération. Ainsi il est certain qu'à la fin du règne des Sassanides c'était la tradition la plus courante au sujet de Cyrus. Cependant ce n'était pas la seule, et nous allons maintenant en présenter une autre qui a différents genres de mérite ajoute celui de se rapprocher beaucoup plus que celle que nous venons de suivre de différents points du récit d'Hérodote. Je l'emprunte au Koush-nameh.

Ce livre m'a déjà fourni d'inestimables matériaux et va m'en donner de non moins précieux. Je n'en ai cependant pas encore assez parlé pour sa valeur intrinsèque, et- aussi pour son extrême rareté. Autant que je puis me le rappeler, n'ayant pas le texte sous les yeux, le Koush-nameh a été cité par Hadjy-Khalfa. Je ne sais s'il en existe un exemplaire dans aucune bibliothèque de l'Europe, mais je suis certain qu'en Perse il est à peu près inconnu. Des hommes très savants, que je consultai à Téhéran à ce sujet, n'étaient pas sûrs de ne pas avoir entendu parler de cet ouvrage ou lu son titre, mais ils étaient persuadés aussi de ne l'avoir jamais vu. Je le découvris à Tabryz entre les mains d'un Juif, et lorsqu'on sut que je le possédais, on me demanda de toutes parts de le céder, et, sur mon refus, de le laisser copier. J'avoue que je commis la mauvaise action de ne pas me prêter à cette demande, qui, en multipliant les exemplaires d'un manuscrit si rare, aurait servi à assurer sa conservation, en même temps qu'elle en eût répandu la connaissance. Mon excuse doit se trouver en ceci, qu'eu laissant sortir l'ouvrage de mes mains je ne me trouvais pas assez convaincu de l'y voir jamais rentrer.

Mon manuscrit est un des plus beaux que j'aie jamais vus. Il contient quatre poèmes, dont les trois premiers sont d'un grand mérite et peu communs : 1° le Kershasep-nameh, d'Asedy ; 2° le Djenghyz-nameh, d'Ahmedy ; 3° le Italunan-nameh, d'Azery ; enfin 4° le Koush-nameh. Il est écrit sur ce gros papier de soie, épais comme du parchemin, qu'on nomme papier de Kambalow, et qui ne se fabrique plus nulle part en Asie avec le même degré de perfection ; ce papier est jaune nankin, d'un grain serré et si fin qu'il est naturellement lustré, et que la plume de roseau y court sans peine. L'écriture, une espèce de neskhy très fin, en est admirablement lisible d'un bout à l'autre du volume, et sa perfection ne faiblit pas une fois. Partout où il y a lieu, le d final est toujours pointé, marque ordinaire des manuscrits anciens écrits avec élégance. Les quatre poèmes sont ornés chacun d'une page de titre faisant frontispice, peinte avec l'amour le plus minutieux et le mieux inspiré. Il est impossible de voir plus de goût, un goût plus grand et plus sévère. Des miniatures sont répandues dans les textes. Elles sont exécutées avec une finesse excessive, et, tant par le caractère des têtes que par le style, rappellent beaucoup l'inspiration mongole formée à l'école des peintres chinois.

Parmi les sceaux de plusieurs propriétaires successifs, dont l'empreinte noire charge çà et là les feuillets, on en distingue un principal dont l'encre ordinaire n'a pas reproduit les caractères ; c'est en encre d'or qu'il est appliqué : une fois sur la première page du Bahman-nameh, et neuf autres fois à différents endroits. Comme l'encre d'or est de sa nature liquide et ne se prête pas bien à l'usage qu'on en a voulu faire cette fois, aucune des empreintes n'est parfaitement réussie. Cependant, eu les Comparant les unes aux mitres, on parvient sans trop de peine à compléter la phrase arabe suivante, qui remplit tout le champ du cachet :

Qu'il soit bien dirigé et changé (dans le sens des perfections de la foi) ! Que Dieu perpétue son bien-être, ses biens et son empire !

Ainsi c'est d'un souverain qu'il s'agit, ce que l'encre d'or indiquait, du reste, déjà ; c'est pour un souverain que ce volume de quatre poèmes héroïques a été écrit, et on peut aisément penser que le personnage royal y tenait, puisqu'il l'a timbré dix fois de son sceau. Le nom du prince en question manque ; niais peut-être allons-nous pouvoir à trouver.

Sur la feuille de garde du manuscrit, une main inconnue a écrit :

Le livre intitulé Koush-nameh est d'Azery.

Azery est déjà connu comme auteur du Bahman-nameh ; il appartient à ce groupe de poètes éminents en tête desquels brille Ferdousy, et il ne lui cède guère en mérite. Mais je ne crois pas que le Koush-nameh puisse lui être adjugé. Yakout pensait et a écrit quelque part que l'auteur de cet admirable ouvrage est Koutran-Ibn-Mansour-Edjly, et qu'il a composé son livre pour Mohammed, fils de l'émir Komadj, prince de Balkh. Bien que l'ouvrage lui-même n'en dise rien et soit simplement adressé à un prince qualifié de Shahin-shah, roi des rois, souverain du monde, égal à Férydoun en sagesse, à Alexandre par la profondeur de ses desseins, à Keyoumers par l'éclat du nom, à Menoutjehr par la beauté, etc., cette merveille du siècle n'est nommée nulle part dans le cours du volume de son vrai et propre nom. A la fin seulement, On trouve cette formule :

Ce livre a été terminé par la faveur du souverain Bienfaiteur, dans le mois fortuné de sefer, sous le sceau de sa perfection, de son accomplissement et de sa réussite, dans l'année 800, par la main du serviteur débile et misérable sur qui soit la miséricorde de son Seigneur, le Dieu tout-puissant, Mohammed, fils de Sayd, fils d'Abdallah le lecteur, que Dieu le sauve et donne force à ses parents et à tous les fidèles, hommes et femmes !

Ainsi le manuscrit est du quatorzième siècle de notre ère, et si l'ouvrage a été écrit pour un prince de Balkh, la copie que je possède en a été faite pour un souverain qui ne saurait être qu'un Seldjoukide. Comme à cette époque cette puissante maison était partagée en plusieurs branches, je n'essayerai pas de rechercher à qui des chefs de la famille a pu appartenir mon volume, et je me bornerai à me rattacher à peu près à l'opinion de Yakout. C'est à la fin du onzième ou au commencement du douzième siècle que le livre a été rédigé, sous le gouvernement d'un des sultans issus de Seldjouk, soit Melek-Shah, soit Mohammed, car l'ouvrage est dédié non pas à un prince, mais il un roi régnant, ainsi qu'on l'a vu. Quoi qu'il en soit, c'est de cet ouvrage important, traité comme tel, reproduit avec une juste magnificence, que je vais tirer ce qui va suivre sur la jeunesse de Cyrus.

Le poète a résumé d'une manière fort extraordinaire dans la personne de son héros Koush tout ce qu'il a pu trouver de grandes individualités historiques, et il en a formé une figure unique, terrible, mais incomparable. Il n'existe rien de plus immense que cette étrange conception. Si l'auteur a pris pour base de la statue gigantesque qu'il a voulu élever un métal fourni par les matériaux de l'histoire de l'éponyme Koush, père antique des Nemrods, il a façonné le tout sur le personnage de Cyrus, dont les traits principaux servent de grandes lignes, et il ne s'est pas refusé à y joindre ce qu'il savait de Cambyse, le fils insensé niais grandiose du conquérant, sans rejeter non plus beaucoup de linéaments empruntés à la physionomie tourmentée des plus effrénés Séleucides. Koutran- Ibn-Mansour savait évidemment beaucoup en histoire, et si les documents qui lui ont servi provenaient, comme il l'assure à plusieurs reprises, des manuscrits d'un Dehkan guèbre, il est à jamais regrettable que ces monuments du passé ne soient pas venus jusqu'à nous. Ils nous auraient appris un monde de choses que nous ignorerons toujours. Quant à l'œuvre de Koutran, c'est un résumé, c'est un choix sans doute ; mais il semble pourtant qu'il a plus mêlé que travesti et déplacé que mutilé. Il exagère et la taille des héros, et le nombre de leurs conquêtes, et l'étendue inouïe de leurs expéditions ; il présente un tableau énorme, souvent magnifique, étincelant de couleurs ; niais le tout est composé de parties qui sont restées assez reconnaissables, et qu'on ne trouve pas, heureusement, si bien fondues les unes dans les autres qu'on ne puisse les détacher et les rétablir une à une à leur véritable place dans un état de pureté assez complet.

Il n'est pas invraisemblable qu'une certaine facilité qui se présente pour confondre le nom de Cyrus ou Khosrou avec celui de Koush ait paru suffisante pour justifier l'identification des deux personnages, surtout quand on prend garde que l'esprit qui l'opérait était déjà décidé à la faire.

Le père de Koush, Koush-Héféran, frère de Zohak, roi du Khawer et souverain d'Hamadan (il ne faut pas ici s'effrayer des difficultés de synchronisme), enleva un jour, dans une expédition contre les dyws, une fille d'une beauté sans pareille, dont il s'éprit et qu'il confia aux gardiens de son harem.

Au bout d'un an, l'esclave accoucha d'un fils ; mais ce fils, par sa forme épouvantable, remplit d'horreur l'âme de son père. Il avait des dents énormes et proéminentes, des oreilles larges et tombantes, le poil et les cheveux rouges, et ce qui petit-être était pis que tout cela, il avait les yeux bleus. Les populations sémitiques ou sémitisées professent pour cette particularité une répugnance marchée, et un pareil trait a toujours été considéré parmi elles comme le signe infaillible d'une incurable perversité. Ainsi Kédar, un des meurtriers de la chamelle du prophète Saleh, avait les veux bleus. Kédar, qui était bâtard, dit le Rouzet-Essefa, qui avait les yeux bleus, qui était de petite taille, et qui était un brouillon. On ne peut voir là qu'une impression produite sur les nations de l'Asie antérieure par les Arians-Scythes, conquérants redoutés.

Aussitôt que Héféran eut contemplé le monstre qui s'offrait à sa paternité : Malheureuse, dit-il à la mère, un homme et une femme enfantent un être humain ; mais ton fils est une créature d'Ahriman.

Ayant ainsi parlé, il tira son sabre et abattit la tête de sa maitresse. Une sorte de pitié l'arrêta au moment où il allait traiter l'enfant de la même manière. Il le cacha d'abord à tous les yeux, puis l'envoya pour être exposé aux bêtes dans une forêt voisine des montagnes de l'Iran.

Par hasard, le roi Abtyn vint chasser en ces mêmes lieux. Il entendit des cris aigus qui l'étonnèrent, se dirigea du côté d'où ils partaient, et trouva l'enfant monstrueux étendu sir l'herbe au pied d'un arbre et souffrant de la faim. Surpris d'une pareille rencontre, Abtyn ordonna à ses serviteurs de ramasser l'avorton, qu'il emporta chez lui. Là on plaça le petit Koush devant des chiens, et les chiens s'enfuirent en hurlant ; on le mit en face d'un lion, et le lion n'osa pas le toucher ; on le posa sur le feu, et le feu ne le brûla pas ; on le frappa d'une épée, et l'épée ne put lui nuire.

Après tontes ces épreuves, on ne savait qu'en faire. Alors, malgré la crainte qu'il inspirait, la femme du roi Abtyn, une première femme qui n'était pas Férareng, touchée de son abandon, sentit naître en elle de la compassion pour cet être aussi malheureux qu'horrible, et demanda qu'on lui en fit présent, en déclarant qu'elle voulait l'élever et le traiter avec affection.

Abtyn se refusa à ce désir, ne le trouvant ni naturel ni juste, et ne concevant pas quel bien d'abord pouvait résulter de la conservation d'un si hideux prodige. Mais, enfin, la reine ayant persisté, l'emporta sur les résistances de son époux, et l'enfant lui fut remis.

A sept ans, il se montra plein de force et d'intelligence ; à neuf, il tirait de l'arc mieux que personne ; toujours prêt à battre les autres garçons, il ne se plaisait que dans les querelles. Chacun le craignait, et on l'appelait le dyw.

A dix ans, il était devenu un grand chasseur ; niais il ne s'attaquait qu'aux lions et aux panthères.

A quinze ans, c'était un guerrier irrésistible. Si aucun oiseau n'échappait à sa flèche, aucun dragon n'échappait à son épée.

Comme il était encore tout jeune, il avait un précepteur. Mais la férocité de son caractère ne se signalait pas moins contre ce maitre que contre ses compagnons de jeu, et celui-ci, poussé à bout, vint un jour se plaindre à Abtyn, qui lui répondit simplement : Prends sa tête, c'est un fils de dyw ; il est pervers et incorrigible.

Cette menace ne fut pas exécutée ; mais tout à coup l'aversion universelle qu'inspirait Koush se changea en admiration et en amour quand on lent vu combattre dans les rangs des Iraniens contre les Mèdes usurpateurs. Pas de défaite là où il était. A chaque rencontre, il forçait les guerriers d'Héféran à plier honteusement ; il les massacrait par centaines, et il tua même, sans le connaitre, son propre frère Nywaseh, seul fils que le roi d'Hamadan eut auprès de lui. On a vu en son lieu que la légende connaît aussi un autre Nywaseh, qu'elle donne non pour fils, mais pour père à Héféran.

La fortune des Iraniens se relevait, grâce au secours de Koush, et celle des Zohakides était si subitement et si profondément humiliée que ceux-ci ne comprenaient pas d'où leur venaient tant de défaites.

Enfin le bruit circula parmi eux que depuis peu de temps on voyait à la tête de leurs adversaires un jeune homme d'unie forme effrayante, et que c'était ce nouveau venu qui causait tout à mal. Héféran averti trouva dans ses souvenirs l'explication des récits qui lui étaient faits. Il reconnut le fils de la dyw, le sien, et voulut l'attirer près de lui. Un homme adroit fut envoyé secrètement auprès de Koush-Pyldendan, de Rouch aux dents d'éléphant ; il lui révéla le secret de sa naissance, lui offrit tons les charmes d'une vie de splendeur dans le palais d'Hamadan, en échange de l'existence rude et misérable qu'il menait auprès d'un roi de proscrits, et fit briller à ses yeux la perspective de l'héritage d'un trône auguste.

Koush n'hésita pas. Il quitta le camp iranien pendant la nuit, et comme le fils d'Abtyn, Sewar, qui l'aimait tendrement, le suivait en l'interrogeant sur la cause de ce départ subit, il l'assassina. C'est ainsi qu'il devint le suc-cessent désigné, puis après la mort d'Héféran le possesseur du trône de Khawer.

Dans cette tradition, on retrouve le mulet de l'oracle de Delphes. Ici le caractère du métis est si fortement marqué que c'est le trait sur lequel la légende insiste le plus. Elle ne se contente pas de faire de Cyrus le fils d'une Mède et d'un Perse, alliance qui, en définitive, ne réunissait que des parents, elle exagère tout : la mère du futur conquérant est une dyw, et le maitre de l'Asie est tellement le fils d'une race réprouvée que sa figure en est horrible.

Comme le dit Hérodote, il est exposé dans les montagnes du nord et livré à la dent des bêtes. Un berger, un Athwya, l'homme du Taureau fort, le sauve non par instinct propre, mais contre son gré et par condescendance aux volontés de sa femme. Dès sa première enfance, son caractère impérieux et violent le rend redoutable. Il maltraite à outrance non pas, il est vrai, le fils d'un grand seigneur, mais le gouverneur chargé de lui commander, et ce crime détermine dans l'homme dont il dépend une explosion de colère qui met sa vie en danger. Ici cependant les deux récits se séparent. Cette scène violente amène pour Hérodote la reconnaissance de Cyrus ; pour Koutran, ce n'est qu'un épisode de la vie du prince destiné à montrer comment tout à coup on passa à son égard de la haine la plus vive à la plus extrême admiration.

Ferdousy a raconté que les prédictions des astrologues avaient produit les malheurs de Syawekhsh, absolument comme celles des mages déterminent la fâcheuse enfance de Cyrus pour l'historien d'Halicarnasse. Dans Koutran, on retrouve exactement le second songe d'Astyages, celui où il aperçut une vigne qui, sortant du sein de Mandane, couvrait toute l'Asie. Seulement, au lieu d'être attribuée par le poète persan au père ou à la mère de Koush, cette vision l'est par lui à Abtyn, et au lieu de désigner Cyrus, elle s'applique à Phraortes ou Férydoun. Il n'y a aucun motif qui puisse permettre de discerner si c'est Hérodote ou la légende persane qui se trompe dans cette revendication. Seulement on est eu droit d'affirmer avec toute certitude qu'un tel songe était considéré à une époque très antique, parmi les populations de l'Iran, comme ayant été le prélude de l'avènement et des grandes actions, soit de Férydoun-Phraortes, soit de Khosrou-Cyrus. Voici comment la version persane rapporte le fait :

Abtyn, quelque temps après son mariage avec Férareng, rêva une nuit que son fils Sewar, la victime de Koush, lui apparaissait, tenant à la main un bidon sec. Le fantôme donna à son père ce bâton, qui aussitôt devint vert, se couvrit de fleurs et exhala une odeur exquise. En même temps, de la poitrine du roi sortit une montagne qui enfonça dans la terre de profondes racines, et sur cette montagne s'éleva un arbre immense qui, chargé de feuilles lumineuses aussi éclatantes que des flambeaux, étendit au loin de tous côtés des rameaux sans nombre, et Abtyn s'aperçut que l'univers entier était abrité sous l'arbre immense. Évidemment le bâton fleuri c'était Férareng, niais la montagne issue du sein d'Abtyn était le fils qui devait naitre d'elle et de lui, et l'arbre, la monarchie fécondée par le héros que la vision annonçait.

Il est remarquable que dans les trois traditions qui viennent d'être rapportées sur la naissance et les premières années de Cyrus, deux lui sont très hostiles ; la troisième seule cherche à le flatter. ci C'est un métis, c'est un mulâtre, dit l'une, poussant la laideur physique jusqu'à la difformité ; sa mère était d'une race, réprouvée. Non, dit l'autre ; bien qu'issu du sang royal par Mandane, il n'avait aucun droit à la couronne, car son père n'était qu'un homme tellement inférieur par le peuple auquel il appartenait, qu'il ne valait pas même un Mède de condition commune.

Quant au caractère moral, les cieux légendes sont d'accord : Cyrus était impérieux, violent, brutal ; Hérodote, plus modéré que Koutran, n'en fait pas à la vérité un assassin, mais il s'en faut de peu. Il lui donne la superbe et la rigidité impitoyable qu'un Grec pouvait considérer comme la condition essentielle de la tyrannie.

Cette façon de voir disparaît absolument chez Ferdousy et les auteurs de sa suite, pour faire place à l'ensemble des vertus les plus séduisantes, les plus pures, les plus chevaleresques, chez Syawekhsh et chez son fils Khosrou. Là, de l'héroïsme à cœur joie ; là, rien qui ne soit beau, noble, élevé. Le caractère est aussi raffiné dans le bien que le cœur dans l'intrépidité. Il y a certainement une cause à cette différence si radicale dans le point de vue et dans les jugements portés sur un si grand prince que le fut Cyrus.

Cette Cause est apparente, et la voici. La Médie avait cessé depuis des siècles de jouer vis-à-vis de l'Iran le rôle prédominant. Bien qu'elle n'eût exercé jadis cette suprématie qu'au nom de la puissance assyrienne, elle avait été de fait souveraine des pays purs, et il lui avait fallu se déshabituer de cette position éminente pour en prendre une tout à fait subalterne vis-à-vis de ses anciens vaincus. Mais du moins, dans sa nouvelle situation, elle avait dépendu des grands rois de l'est, des successeurs de Férydoun ou des princes iraniens qui avaient successivement occupé le trône, et sous la dynastie de même sang, maîtresse d'Ecbatane après les feudataires zohakides, sous les seigneurs du sang de Nestouh, elle avait continué à se considérer justement comme la supérieure, comme la suzeraine de cette petite province de Perside dont jusque-là aucune gloire ne s'était approchée, et qui avait toujours occupé dans la hiérarchie de l'empire comme dans ses annales la situation la plus subalterne. Même sous les derniers grands rois, personnages, on peut le craindre, un peu élus au hasard sous l'influence des grands vassaux de l'est, les Çamides, la Médie n'avait pas en à souffrir dans son orgueil provincial. Avec Cyrus tout changeait. Il lui fallait reconnaitre l'omnipotence non seulement d'une famille jusqu'alors sujette de ses princes, mais d'un groupe de tribus dont les Mèdes n'avaient jamais encore songé à faire cas. Elle devenait vassale de ses vassaux, non plus seulement vassale de l'empire, mais vassale de ses propres sujets, des vavasseurs des anciens grands rois. Évidemment l'orgueil mède devait être révolté, et de là cette haine avouée pour Cyrus, cette manie de dénigrement qui s'attache à tout ce qui le touche, cet acharnement à le représenter comme un métis, comme un homme qui n'est pas Mède, dont le père, prince peut-être, n'était pourtant pas comparable au moindre des descendants directs d'Astyages, et, avec un degré d'exagération de plus, comme à une sorte de demi-homme où la nature bestiale du nègre dominait, comme un méchant dans toute la force du terme. La tradition suivie par Hérodote est bien médique, oui le sait ; celle dont Koutran s'est inspiré a été incontestablement prise au même endroit ; on l'induit sans peine de la richesse de renseignements que l'auteur du Koush-nameh possède sur Ecbatane et tout le pays aux environs, et sur la prédilection avec laquelle il fait tourner tous les événements de l'histoire qu'il raconte autour de ce centre. Il est infiniment moins instruit sur l'est de l'Iran.

Ainsi donc, c'est l'orgueil blessé de la race médique qui nous a transmis la conception injurieuse pour Cyrus dont les Grecs nous ont fait hériter, et que jusqu'ici nous voyons reproduite, exagérée par les pages éloquentes de Koutran-Ibn-Mansour.

Mais le Shah-nameh, je le répète, mais les historiens en prose ne sont pas du tout du même avis, et la raison en est qu'ils ont puisé leurs renseignements soit dans la Perside même, soit dans les provinces de l'est, dans les domaines réellement et purement iraniens. Là on voit bien que Cyrus ne descend pas des grands rois ; on s'aperçoit bien que c'est grâce à lui seul et pour rehausser sa naissance qu'on a cherché à faire de Kaons et de son père Gobad autre chose et plus que ce qu'ils ont été réellement, c'est-à-dire des feudataires de la Perside, vassaux de la Médie. Cyrus est bien le produit d'un hymen mixte, mais sa mère est issue du sang royal de Scythie ; son père Syawekhsh et non pas lui est poursuivi par les mauvais présages ; mais ce prince n'est pas coupable, et la mère d'où sort Khosrou, bien que d'origine un peu douteuse, fille errante, perdue, trouvée d'une façon assez romanesque, se rattache en somme à la plus auguste souche. Bref, les excuses, les explications bénévoles, pas toujours claires, pas toujours précises, sont accumulées pour sauver la réputation des premières années du jeune prince comme celle du sang d'où il est issu. Que du côté de son père il n'y eût trop rien à objecter, c'est ce que tout le monde confesse : de ce côté-là, il appartient bien réellement à la maison noble qui gouvernait la Perside. Du côté de la mère, c'est plus douteux : une belle esclave noire, une princesse tourany, une fille de la race royale des Mèdes, il y a à choisir. Mais Ctésias nie ce dernier fait, et assure que Cyrus n'avait rien de commun avec la maison des suzerains de ses pères. Je suis enclin à être de son avis. Tout en maudissant Cyrus, les Mèdes ont dû vouloir plus tard s'en emparer quelque peu. J'admettrais volontiers que Perse, de noble extraction dans la ligne paternelle, le conquérant devait sa mère à l'esclavage, que c'était en effet un bâtard, et comme l'oracle de Delphes le qualifiait de mulet, je ne serais pas non plus très éloigné de conclure que cette mère appartenait pour le moins à une des races mélangées de Scythe qui se trouvaient dans le pays.

Fut-il ou non confié dans sa première enfance aux Gawides, comme son père l'avait été aux descendants de Çam ? Il n'y a guère moyen d'éclaircir l'un ou l'autre de ces faits, pas plus que de savoir d'une manière bien nette si la personne de ce père est réellement historique, et ne constitue pas plutôt un dédoublement de la sienne propre. Quoi qu'il eu soit, il résulte de cette difficulté même que les grands vassaux du nord comme ceux de l'est, c'est-à-dire tout ce qui était véritablement iranien et solidement rattaché à lu grande monarchie, fut dévoué à Cyrus sans aucune arrière-pensée, ne se formalisa pas de son élévation, et contribua de toutes ses forces à ses entreprises et a sa grandeur. Pour cette partie bien véritable de l'Iran et non pas pour la Médie, qui n'en était et n'en fut jamais qu'une annexe, pour l'Iran ;Irian et à demi scythique, Cyrus fut dès sa jeunesse beau, brave, imposant, accompli, d'autant plus aimé qu'il avait été malheureux, d'autant mieux servi qu'il était le représentant essentiel de la renaissance, de la restauration de la monarchie orientale, terrible aux Occidentaux, tout entière dévouée aux intérêts de l'ancien et véritable Iran.