Ce n'est pas sans une véritable répugnance que je me vois contraint d'exprimer au moins quelques opinions sur l'ordre des temps et sur la durée des faits pendant les périodes dont je viens de rassembler les débris. La chronologie m'a toujours paru la partie la plus faible, très souvent la plus fantastique, de l'histoire, et, en général, les chiffres, avec leurs prétentions à posséder une réalité supérieure à celle des affirmations auxquelles ils ne s'agrègent pas, sont de toutes les vanités les plus vaines et de toutes les ombres les plus dénuées de corps ; ceux qui les préconisent leur supposent a priori des bases sérieuses, et quand on s'est habitué, par la pratique, à comprendre, à voir que des difficultés majeures et souvent insurmontables s'opposent à ce qu'un chiffre soit plus et autre chose que le résultat d'opérations approximatives, le caractère précis, arrogant, rigoureusement déterminatif qui lui est propre, ne parait que l'insolence de l'erreur, et en vérité n'est pas autre chose. Les sciences appuyées sur de pareilles colonnes ne sont pas des sciences, et on ne risque rien à tenir dans une suspicion éternelle tout ce qui en dehors du terrain mathématique se fonde sur des calculs, c'est-à-dire la chronologie et la statistique. Rien n'égale pourtant l'étonnante crédulité que les amateurs de chiffres éprouvent pour ces idoles. C'est une superstition sèche, mais la plus exaltée des superstitions. Larcher écrit avec une inébranlable foi, sous la rubrique de l'an 1885 avant Jésus-Christ : Tremblement de terre qui sépare
l'Ossa de l'Olympe. Les eaux qui couvraient Il ne lui vient pas un instant de doute sur la question de savoir si ce grand événement ne serait peut-être pas arrivé en 1884 ou en 1886. Il jure ce qu'il avance, et ses émules anciens et modernes, entrainés par la puissance latente mais énorme qui existe dans toute hypothèse, au grand détriment de celui qui l'a conçue, et sur lequel elle manque rarement de prendre un souverain empire, sont aussi péremptoires et aussi convaincus que le savant helléniste. Il n'existe que deux moyens de classer les dates à leur ordre. Le premier, c'est de les rapporter à une ère bien définie et dont on connaît avec précision le commencement. Les temps antiques n'ont rien qui permette l'emploi de ce procédé. La seconde ressource, c'est de s'appuyer sur des synchronismes assez sûrs pour qu'avec leur aide ou se croie en état de saisir une série de faits bien constatés, conduisant l'observateur jusqu'à une ère quelconque où il rattachera ses conclusions. Il y a là des difficultés très grandes rarement tombera-t-on sur un enchaînement assez incontestable pour assurer aux spéculations un résultat de valeur positive ; mais, du moins, on parviendra peut-être ainsi à communiquer à la pensée du lecteur une notion vague constituant dans son genre une vérité. Hors de là, rien n'existe que les prétentions inconsistantes de l'esprit de système. Cependant l'histoire, même la plus ancienne, même celle des origines perdues au loin dans les temps, ne saurait Se passer, suivant nos goûts, de quelque peu d'efforts chronologiques. Nous désirons l'ordre ou plutôt l'apparence de l'ordre, et nous aimons aussi à disposer toutes choses sous nos regards de telle manière que nos mains y touchent ou croient y toucher. Nous voulons de la précision, fût-elle factice, et des assertions directes et rigoureuses, fussent-elles fausses. L'imagination occidentale est ainsi faite. L'histoire comprise à la façon des Indiens nous indigne, et nous n'admettons pas qu'on puisse lui faire décrire, comme l'osent ses auteurs, des orbites non calculées à travers des espaces vides où l'on ne s'est assuré d'aucun point de repère, et où le sujet du récit privé de toute existence objective raffine à ce point sa subjectivité que c'est tout au plus s'il lui reste rien de réel. Une telle conception est blâmable, en effet ; elle souffle sur les réalités et les transforme en fantômes ; mais nous, faisons-nous mieux ? Nous forçons les fantômes à devenir des corps. Peut-être le résultat final est-il le même. Quoi qu'il en soit, toute histoire occidentale doit se plier aux volontés de l'esprit de l'Occident, et c'est pourquoi je dirai ici quelques mots de chronologie. Je tâcherai de me tenir dans les limites du vraisemblable, niais je ne saurais affirmer pourtant en aucune manière que les conséquences auxquelles j'arriverai aient une valeur bien solide. Avant l'avènement de Cyrus, il est impossible de saisir un moment nettement déterminé dans l'existence des nations iraniennes. Lorsqu'on est parvenu à ce monarque, on l'encontre pour la première fois des synchronismes qui semblent assez authentiques. Il était contemporain de Crésus ; celui-ci, à son tour, l'était de Pisistrate ; Zorobabel, sur l'ordre du conquérant, ramenait une colonie juive dans l'ancienne patrie. On ne saurait être bien certain que Cyrus ait commencé à régner en 559, ni qu'il soit mort justement en 530 ; mais, en somme, en plaçant l'existence de ce prince dans la seconde moitié du sixième siècle avant notre ère, on ne court guère de risques. Ce sera donc le point de départ qui servira à nos supputations. On doit maintenant faire une autre remarque. C'est que si Key-Kaous a régné 150 ans, et son prédécesseur 100 ans, et Menoutjehr 120 ans, et Férydoun 500, et Zohak 1000, et enfin Djem-Shed 700 ans, tous les rois qui suivent ne présentent plus que des chiffres d'années contenues dans des limites fort raisonnables : Keyoumers, le plus éloigné de tous, compte 30 ans : Housheng, 40 ; Tahmouras, 30 ; Noouzer, 7 ; Zow, 5 ; Kershasep, 9, ce qui est tout à fait modéré. Mais la tradition persane ayant de bien des manières donné à comprendre que sous les noms de Djem-Shed, de Zohak, de Férydoun, de Key-Gohad et de Key-Kaous, elle enfermait des séries de princes dont les personnalités ont plus ou moins disparu, on doit admettre que, malgré les apparences, elle n'a nulle part l'intention de supposer des règnes mythiques ; elle raconte ce qu'elle croit vrai et réel avec une mémoire obscurcie mais non pas menteuse ; dès lors, si sur certains points elle a perdu de vue la répartition des années pour n'en conserver qu'une somme applicable par divisions à des absents, elle montre, par la façon dont elle a calculé la vie ou le règne des rois non compris dans ces additions partielles, qu'elle a suivi des traditions fort réelles et obéi à ces mêmes traditions avec d'autant plus de bonne foi que certainement elle n'y mettait pas de prétention. On ne peut découvrir dans les règnes très courts attribués à Keyoumers, à Housheng, à Tahmouras, aucune trace d'idées symétriques. Si la légende dit que le premier a gouverné pendant 30 ans, en même temps qu'elle affirme ne pas savoir son nom et ne pouvoir donner que son titre, je ne vois aucun motif valable de suspecter son allégation. Peut-être Keyoumers n'a-t-il pas régné 30 ans, mais aucun moyen n'existe de signaler ici une fraude. Il me parait, au contraire, incontestable qu'avant l'époque où les listes se sont formées dans leur condition actuelle, c'était là une opinion reçue. En conséquence, j'accepte comme des éléments relativement solides ceux qui me sont ainsi donnés, et je dresse le tableau suivant :
Par une erreur que je ne comprends pas, l'édition de Bombay du Shah-nameh, tout en présentant les mêmes éléments de calcul, trouve un total plus élevé, et s'exprime ainsi : La domination des Pyshdadyans dura en tout à 3341 ans moins un jour. Le jour en moins peut passer, mais je ne sais où retrouver les 900 ans en plus. Bornons-nous au calcul placé sous nos yeux. S'il fallait y ajouter maintenant les deux Kevanyans qui précèdent Cyrus :
on aurait 2691 ans. Mais pour rester fidèle au système de
coordination que j'ai présenté, non sans raisons à l'appui, les règnes des
rois de Si cela n'est pas vrai, cela n'est pas invraisemblable, et il est assurément digne de remarque élue des œuvres aussi décriées en Europe que le sont toutes les annales orientales, nous présentent sur un terrain pareil, dans le domaine partout si suspect, mais plus suspect encore chez eux, de la chronologie, un résultat aussi modeste et aussi acceptable. Telles que les choses sont ici, il n'est pourtant pas facile de les faire concorder avec les époques des annales occidentales, car, pour débuter, le déluge universel est placé vers 2500 avant Jésus-Christ. Ainsi les Iraniens auraient fondé leur empire 500 ans auparavant, et nous n'avons rien vu qui puisse nous autoriser à penser que le Grand cataclysme ait interrompu leurs travaux. Loin de là, et pour peu que la supposition présentée en son lieu au sujet de Nemrod soit vraie, et que celui-ci soit identique à Yima et à Ymir comme à Yama, il en résulterait que le déluge est beaucoup plus ancien et ne saurait avoir eu lieu qu'à une époque antérieure à l'an 3000. On serait porté dès lors à donner raison au texte d'Hérodote, qui, rapportant l'opinion des Tyriens sur la date de la fondation de leur ville, la placerait peu de temps après, c'est-à-dire vers 2700, ce qui a été contesté sur l'observation que, n'étant qu'une colonie de Sidon, Tyr ne peut remonter si haut, en tenant compte de la date du déluge. Mais précisément pour ce motif, et jugeant que, dans tous
les cas, on a supposé que cet événement était plus rapproché de nous qu'il ne
l'est en réalité, j'inclinerais volontiers à croire que les Tyriens n'ont pas
trompé Hérodote, que Sidon était plus ancienne qu'on ne le suppose, que
l'ensemble de la migration sémitique va au delà de ce qu'on admet, et que
l'arrivée première des Chamites est surtout plus éloignée. Je me trouve ainsi
d'accord avec ce que dit Je m'arrête ici, ne prenant aucun plaisir à des difficultés insolubles et partant puériles. J'ai voulu seulement, au moment d'entrer dans des époques plus faciles à reconnaître, insister sur ces deux faits, que les dates de la légende persane ne sont pas inadmissibles, si elles ne sont pas d'une vérité absolue, et que leur supputation juste ou fausse paraît remonter à des temps très anciens, ce qui leur donne une valeur relative. Ensuite, j'ai fait ce que j'ai pu pour placer la pensée du lecteur dans un certain moment de la durée des siècles qui l'empêchât d'être tout à fait livrée au vague illimité. |