HISTOIRE DES PERSES

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE ET SECONDE FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE VIII. — ASPECT DE L'ELBOURZ.

 

 

L'étendue de ces territoires varie suivant les différentes époques ; je l'ai déjà laissé entrevoir. Il en est ainsi à peu près pour tous les pays anciennement historiques. Le centre de la région, son noyau, pour ainsi dire, fut toujours ce que les auteurs grecs et romains appellent les Montagnes Caspiennes, c'est-à-dire le pays qui va de Raghès à l'ancienne Hécatompylos, marqué aujourd'hui par la ville de Damghan, dans le Khoraçan. Quant à la largeur de la zone, elle est indiquée par l'épaisseur même de la masse montagneuse. Du côté du sud, elle s'arrête à peu près au pied des escarpements. Du côté du nord, les forêts marécageuses du Mazandéran la terminent. Cependant il est arrivé quelquefois qu'au nord-est le Kohistan s'est agrandi de façon à toucher les rivages de la mer.

Justin trace en quelques lignes d'une exacte sévérité la physionomie de cette terre :

Le pays parthe, dit-il, est presque partout possédé par des extrêmes de chaleur et de froid ; car, tandis que la neige infeste les montagnes, une ardeur torride dévore les plaines.

Écrivant ces pages an cœur même de la contrée par-[bique, je souscris sans peine à l'exactitude de ce jugement.

Dans hi partie qui s'étend vers le sud, aux pieds de l'Elbourz, les ruines de Rey, et Téhéran, la nouvelle capitale, sont étouffées sous un soleil impitoyable. L'air brûle et miroite. Les nuits n'ont pas plus de fraîcheur que les journées. Une campagne déserte dont quelques jardins épars entourés de murs élevés, et les monticules de terre qui marquent au loin la direction des canaux, ne troublent pas l'immensité, prolonge sous les pas et sous les yeux du voyageur ses interminables surfaces de cailloux, de sable et de courts buissons épineux. La verdure éphémère du printemps a disparu. Les moissons hâtives sont rentrées. Les chaumes desséchés sont devenus poussière. L'atmosphère est si brûlante que les muletiers eux-mêmes, bronzés par les intempéries de tontes sortes, ne cheminent plus dans le jour et ne font Guère que des marches de nuit. Assis en rond au bord de quelque ruisseau d'eau bourbeuse, leurs ballots de marchandises épars sur le sol, ils attendent le lever de la première étoile pour se remettre en route, tandis que le vent soulève au loin des trombes de poussière qui circulant rapidement dans l'espace, droites, longues, menues, tournoyantes, brillent au soleil comme des colonnes de feu et disparaissent.

Mais, aussitôt que l'on a quitté les abords du désert de Véramyn, ou franchi les portes de Téhéran en se dirigeant vers la chaîne neigeuse des montagnes, cette chaleur accablante s'allège comme par enchantement. Aucun pays au inonde ne saurait présenter un contraste si rapidement tranché. Une lieue est à peine faite, et déjà l'on respire, et du sommet de l'Elbourz, que l'on croirait pouvoir toucher de la main tant sa pente est rapide, descend une fraîcheur qu'entretiennent des neiges et des glaces persistant d'ordinaire jusqu'au mois de juillet.

A quatre heures de la ville, les roses ne fleurissent qu'a la fin de mai. On a d'autant plus de peine à comprendre cette différence de climat à des distances si courtes, que la pureté incomparable de l'air les rapproche encore davantage. De partout on voit non seulement la capitale kadjare, mais encore ces montagnes qui, vers le sud, séparent les plaines téhéranies du désert de Khawer, de sorte que l'horizon entoure quelque quinze ou vingt lieues d'ire étendue claire, limpide, partout lumineuse.

Au pied de l'Elbourz s'ouvrent des vallées constamment couvertes de verdure et parcourues par des ruisseaux débordant d'une eau rapide et fraîche. Au-dessus d'un hameau nommé Derbend, une cascade abondante se précipite avec fracas de rocher en rocher. Les villages de Boumehend, de Roudehend, d'Ahas, et surtout la ville de Demawend et les nombreux jardins qui parsèment les pentes voisines, sont des lieux d'enchantement. Sans doute, à les comparer aux sites des Pyrénées ou même des Alpes, ce sont des enchantements médiocres, et l'enthousiasme peut sembler aux amants des forêts du Nord s'exercer là à bon marché. Mais rien ne vaut que par les oppositions.

Quand on a les yeux brûlés par la réverbération des déserts pierreux auxquels on vient d'échapper, que, de toutes parts la vue est encore poursuivie par une mer de collines stériles, gorgées de matières volcaniques et de minéraux, par des pentes sablonneuses, et qu'an pied de tous ces spectres trop réels de l'austérité méridionale l'œil se repose enfin sur des massifs verdoyants de platanes, de grenadiers, de mûriers, de noyers, se plonge dans de hautes herbes et des cultures ondoyantes, et voit sourdre et serpenter, au milieu de cette vie, des eaux abondantes dont les bruits ne charment pas moins l'oreille que le peut faire le chant des oiseaux, c'est presque un devoir de gratitude que de s'abandonner à la joie et à l'admiration.

Pendant quelques heures, on chemine ainsi au milieu de vallons boisés. On aperçoit çà et là des villages dont les maisons d'argile, de forme cubique, à toits plats, disparaissent à demi sous les saules, l'arbre favori des Persans parce qu'il pousse vite, et s'élèvent par étages au revers des ravins. Bientôt cette Arcadie étroite est parcourue. On la dépasse en s'élevant toujours, et on n'a bientôt plus autour de soi que des rochers, de l'eau, de la verdure, et pas un seul arbre, pas même un buisson. A travers une contrée où les ravages du feu semblent avoir cessé d'hier, on passe, foulant aux pieds des bancs de charbon à fleur de terre, observant avec étonnement un étalage inouï de richesses, du fer, du soufre, des filons de cuivre natif qui sillonnent les flancs des montagnes où bouillonnent des sources chaudes.

La richesse métallique de ces contrées, ou, pour mieux dire, de tout l'Iran, est véritablement extraordinaire. Comme les montagnes du Kurdistan, comme celles de la contrée seystanie, comme celles du pays de Samarkand, l'Elbourz renferme dans ses flancs calcinés des gites et des filons inépuisables auxquels aujourd'hui personne ne touche, mais qui, dans les temps antiques, étaient l'objet d'une exploitation régulière. Les mines de fer de Demawend sont restées célèbres (huis la tradition comme les mines de plomb du Kurdistan et les mines d'or de l'Helmend. En bien des endroits, d'anciens travaux abandonnés depuis des siècles montrent encore la trace des recherches et des travaux de l'homme. Désormais, les paysans se contentent de ramasser le minerai et de le fondre par des procédés traditionnels très grossiers. Les ustensiles à leur usage sont fabriqués par eux-mêmes. I1 v a de fortes raisons de croire que l'étain, pi'on disait, aux époques antiques, importé uniquement des îles Cassitérides par les Phéniciens, se rencontre également dans l'Elbourz. En parcourant cette contrée, on se trouve donc au sein d'un vaste atelier qui appelle les Cyclopes ; on s'étonne de cette opulence, et, eu avançant toujours, en continuant à monter, on arrive inévitablement, quel que soit le chemin qu'on ait pris, à quelqu'un de ces passages que dans le Fars on appelle des kotels, et que dans l'Aragh on nomme plus ordinairement, soit du nom persan gherdeneh, un tournant, soit du mot turk ghedouk.

Un kotel, gherdeneh ou ghedouk est un sentier qu'il faut suivre si l'on veut passer, mais qui ne constitue en aucune façon une route bien commodément accessible. Les chevaux y gravissent dans les éboulements du sable ou sur la roche vive, contournent les précipices en en suivant le bord étroit, traversent des torrents avec de l'eau par-dessus les sangles, mettent au sortir de ce tapage leur sabot où Dieu leur indique et arrivent au terme, parce que leur sûreté de pied, leur patience et leur instinct tiennent du prodige ; mais l'homme n'a absolument rien à faire pour s'aider que de s'abandonner à la conduite de sa monture.

Plus on gravit, plus les difficultés augmentent. Pendant des heures on tournoie avec un large ruisseau dans des défilés que dominent des murailles énormes. Ce ruisseau, architecte de la route, il faut le traverser dix fois, au risque de tomber dans ses eaux, étourdi par leur fracas et par la rapidité furieuse de leur cours. On contemple, à droite et à gauche, les fleuves de pierres que chaque hiver fait descendre du front des montagnes, et dont il encombre l'entre-deux.

Enfin, on trouve la neige avec le voisinage des nuées, sous ses pieds. Cette neige, à chaque pas qu'on fait, devient plus épaisse et plus forte. Elle couvre les torrents de ponts immenses. Elle forme le long de leur cours comme une sorte de chaussée, et les éboulements qui la chargent ne la forcent point à fléchir. Ce sont les restes accumulés des avalanches amalgamés avec elle. A des hauteurs considérables ruissellent des filets d'eau aériens ; ils se font jour à travers les fentes des rochers, les travaillent, les minent incessamment, et en annoncent l'effritement et la chute.

A chaque pas, on croit d'abord qu'on n'ira pas plus loin. On voit, on touche la paroi d'apparence infranchissable qui se dresse menaçante devant vous. On passe, cependant, et si l'on se retourne, l'issue, que l'on a aperçue à peine, semble s'être refermée derrière vous, comme dans les contes de génies. On circule quelquefois dans des espèces de couloirs étouffés entre des pans de rochers dont, en levant la tête, on a peine à apercevoir la cime et où un cheval ne pourrait se retourner. C'est cependant Me grand chemin des armées et des conquêtes, des caravanes et du commerce. Rien de moins difficile que de trouver dans ces lieux des Portes Caspiennes : il y en a cent pour une.

Puis tout à coup, sans nulle préparation, au bout d'un labyrinthe, le passage s'éclaircit, la muraille de rochers s'abaisse, la voie s'élargit. rite croupe verte se montre. On entre dans nue vallée où le torrent se précipite avant vous et perd sou horreur en perdant sa colère avec les obstacles amoncelés qui la causaient. Point d'arbres, ni même de buissons, mais des herbages savoureux, mais des prairies de fleurs de toute espèce, du thym, do serpolet, des nénufars, des iris, des tapis bleus de germandrées, des assa-fœtida, et, à la place du torrent, nue véritable, large et paisible rivière où abondent les truites, et qu'entretiennent mille sources cristallines jaillissant de toutes parts.

La solitude est absolue. Depuis longtemps on a quitté les derniers villages. Il faut un jour de marche et plus pour en rencontrer un. On ne voit au versant des collines, au bord des cours d'eau, sur les plateaux qui dominent les pâturages, que çà et là les tentes noires et basses de quelques nomades, et le désert en est plus complet par le sentiment qu'éveillent ces demeures de l'instabilité de leurs habitants[1]. Des haras de juments errant sans gardiens, des moutons à la toison rousse ou noire, des chèvres, les plus charmantes créatures et les plus gracieuses de leur espèce, les ânes de quelque muletier qui revient du Mazandéran ou qui sort de l'Aragh, une fois par mois un passant, ce n'est pas là de quoi troubler le silence universel, ému de temps en temps par les rafales d'un veut violent. Quelques sangliers, des troupes de gazelles sont les véritables maîtres de ces domaines perdus. Au milieu des touffes de thym s'ébattent par milliers des cigales aux ailes violettes.

Scènes grandioses, spectacle sublime, nature véhémente, excessive dans toutes ses œuvres, et que rehausse, soit de jour, soit de nuit, d'un éclat incomparable, la limpidité de ce ciel iranien, auprès duquel l'azur de l'atmosphère italienne la plus épurée ne saurait s'imaginer sans désavantage.

Après plusieurs journées de voyage dans ces gorges abruptes, dans ces vallons herbeux que l'automne encombre bientôt de frimas, car l'été ne dure ici que trois mois, après avoir erré encore de méandre en méandre, sans perdre jamais île vue. pour peu de temps le cône glacé du Demawend, volcan à peine assoupi et qui sans cesse tourmente au loin le pays de ses ruineux tressaillements, on arrive aux versants septentrionaux de cet amas cyclopéen de plaines hautes et de crêtes. On descend. On retrouve des bourgs, des hameaux, des champs. Mais bientôt, ce ne sont plus les déserts de l'autre versant qui vont se présenter sous les pas. Ce sont les forêts profondes du Mazandéran et du Ghylan, remplies de dédales dangereux où des boues sans fond ont quelquefois dévoré des caravanes entières. Des fièvres cruelles y sévissent pendant presque toutes les saisons de l'année. Dans ces bois inextricables, la cognée du hucherai réussit à grand'peine et pour bien peu de temps à faire çà et la quelques trouées. Une végétation infatigable multiplie de tous côtés les pousses et les feuilles. Les villages, les maisons sont cachés dans les fourrés. Des arbres magnifiques, diènes, ormes, noyers, pins, toutes les essences d'Europe entrecroisent à l'envi leurs rameaux et servent d'encadrement aux orangers, aux citronniers, aux grenadiers, aux mûriers couverts de leurs fruits, tandis que des vigiles somptueuses, grimpant jusqu'au plus haut sommet de ces géants, secouent, quelquefois à quatre-vingts pieds de haut, leurs grappes savoureuses et pesantes au milieu des dernières branches. Le soleil ne perce qu'à grand'peine les voûtes de verdure sous lesquelles s'abritent des tribus innombrables de volatiles et où passent les sentiers tracés par les daims, les ours et les tigres, frères de ceux de l'Inde.

Dans les éclaircies, les cultures profitent, favorisées par un climat humide. Les rizières s'étendent au loin, et, ainsi que je viens de le dire, on salue de nouveau les bois d'orangers que la Perse centrale ne connaît pas et dont les derniers, du côté du sud, se fout voir à Kazeroun, entre Shyraz et le golfe Persique. Ici, ils croissent l'aise aux environs d'une large grève courant de l'est à l'ouest et que baignent les flots nombreux de la mer Caspienne.

Tel est le pays de l'Elbourz. La plus éclatante beauté ; au sud, des chaleurs étouffantes ; un centre, sauf quelques vallées qui jouissent d'une température de transition, un hiver presque constant ; au nord, des chaleurs encore, l'humidité torpide, la fièvre. Justin n'a parlé que des extrêmes, et il a eu raison, car ils représentent la règle dans cette région grandiose.

 

 

 



[1] Quatorze tribus seulement viennent, à différentes époques de l'année, occuper certaines parties du Djebel. Ce sont les Ala-wends, les Syl-soupours, les Bourbours, les Kourd-batjehs, les Karkanehs, les Shastys, les Alekays, les Arabs, les Arab-mishmehs, les Pazékys, les Kémounkeshs, les Shah-é-séwends, les Kashkahys et les Kourd-karasourlous. Ces nomades n'amènent jamais tout leur monde, et ce ne sont, en réalité, que quelques-unes de leurs familles ou de leurs branches qui fréquentent la montagne. Il faut y joindre quelques bohémiens ou Kaoulys de différentes tribus, principalement de celles des Shehryarys et des Sanadys. Les Syl-soupours, les Kourd-batjehs, les Shah-é-séwends et les Kashkahys sont Turks ; les autres, pour la plupart, se disent indifféremment Farsys, Loures, Kurdes ou Arabes ; et ces différentes dénominations ont le même sens dans leur bouche, c'est-à-dire qu'ils réclament une origine persane. Les Pazékys seuls se reconnaissent à la fois Persans et Turks. Tous ces Hyats ou nomades habitent pendant l'hiver les plaines de Wéramyn, à dix ou douze farsakhs au sud des montagnes, sauf les Shah-é-séwends, qui viennent du pays de Kaswyn, et les bohémiens, dont la résidence la plus ordinaire est aux environs de Kirmanshah.