HISTOIRE DES PERSES

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE ET SECONDE FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE VI. — DÉCADENCE ET CHUTE DU PREMIER EMPIRE.

 

 

Au milieu de cette prospérité se développèrent les germes de destruction qui allaient faire succéder toutes les calamités à tant de joie. L'ancienne vertu des Arians se corrompit. La religion déchut. Dans cette société où le sang devenait très mêlé pour pur qu'il avait été jadis, les innovations l'emportèrent ; les idées perdirent leur équilibre ; on se mit à raisonner d'après des instincts, des besoins, des intérêts, des bases différentes. Merw se rendit fameux par son esprit de controverse ; Niça tomba dans le scepticisme ; Hérat, livré à la paresse, fut envahi par la pauvreté ; Ourva se souilla de différentes manières ; l'Hyrcanie poussa la débauche jusqu'à l'amour des garçons ; l'Arachosie osa pratiquer l'enterrement des morts ; le Seystan s'abandonna aux querelles et aux meurtres ; Ragha lutta avec Niça pour la témérité de ses doutes ; Chakhra, renchérissant sur l'infamie des Arachosiens, adopta l'incinération des cadavres. Enfin, le désordre moral éclata partout et sous toutes les formes.

Il semblerait que l'usage le plus ancien quant au mode de funérailles des A rians ait été l'exposition, à peu près telle que les Iraniens l'ont toujours conservée tant qu'ils sont restés attachés à leur loi native. On le peut induire des cérémonies usitées en pareille occasion chez les Scythes, où, à la vérité, on enterrait les corps, niais seille-ment après les avoir montrés sur des chars et les avoir promenés à travers un territoire plus ou moins vaste. Encore, pour les tombeaux des rois, laissait-on indéfiniment à l'air libre les chevaux et les cavaliers égorgés dans les pompes chi deuil. De même, dans l'Hellade et la Grèce asiatique, on conservait longtemps les défunts couchés sur des lits de parade, et si l'on faisait disparaître ensuite leurs débris, on aimait à placer leurs statues au sommet des mausolées, en souvenir des temps où les personnages eux-meules étaient ainsi exposés.

Les chroniques et surtout les chroniques en prose qui attribuent aux rois djemshydites les torts reprochés plus justement par le Vendidad à l'ensemble de la nation, racontent d'une manière détaillée et qui n'est pas sans vigueur, la façon dont l'impiété se fraya un chemin et parvint à tout dominer.

Un jour donc, suivant ces récits, un être qui n'était autre que le mauvais esprit apparut aux yeux du roi. Il le salua. Le souverain lui demanda qui il était. Je suis, répondit-il, un des anges célestes, et je viens te donner un conseil. Mais, d'abord, toi-même, qui es-tu ?

Djem-Shyd répondit : Je suis un homme mortel.

Tu te trompes, répliqua Ahriman. Depuis le temps que tu as paru sur la terre, vois combien d'hommes sont successivement devenus malades ou vieux, et sont morts ; pour toi, tu es resté libre de toute infirmité, jeune comme jamais, et la dissolution agit autour de toi sans t'atteindre. En vérité, tu es Dieu, le Seigneur du ciel et de la terre[1]. Pense à ce que tu as fait pour l'organisation du monde ; combien de grandes choses tu as réalisées et que de bienfaits tu as répandus sur les créatures. Un jour, tu retourneras au ciel d'où tu es descendu, et, en ce moment, t'oubliant toi-même, tu as perdu le sentiment de ta véritable nature. Moi, qui suis un de tes anges et ton esclave, je me manifeste à toi afin de faire cesser cette illusion et te rendre à la conviction de ta grandeur. Cesse de te méconnaître, car, par là, tu induis les hommes à en faire autant. Ils ne t'accordent pas l'adoration qui t'est due, et méritent ainsi de terribles châtiments. Fais-leur connaitre la vérité ; demande-leur de te rendre les honneurs divins ; récompense tes fidèles. Quant aux rebelles mal inspirés qui oseront te désobéir, tu les précipiteras dans des fournaises ardentes.

Djem-Shyd, confondu de ce qu'il entendait et réfléchissant à la magnificence de l'œuvre qu'il avait accomplie, se trouva très ébranlé et disposé à croire ce qui lui était dit. Cependant, par un reste de scrupule, il demanda à Ahriman :

Quelle preuve me donneras-tu de ce que tu avances ? Le diable répondit : Un homme né de femme put-il jamais voir un ange ? Tu m'as vu. En prononçant ces mots, il disparut.

Djem-Shyd se laissa persuader. Il réunit les grands de l'empire, les guerriers et le peuple. Il raconta ce qui venait de liai arriver, et commanda, sous peine de mort, qu'on eût il l'adorer. Puis, il fit fabriquer un grand nombre d'idoles à sa ressemblance, les répandit en tous lieux et les imposa à la dévotion commune. Il ne serait pas impossible que ce fut au milieu des tumultes introduits par ces grandes nouveautés que les Arians d'au-delà de l'Indus, déjà bien établis au milieu des Sept-Fleuves et plus occupés par les affaires de l'Aryavarta que par celles des contrées iraniennes, se soient définitivement séparés de leurs frères et de l'empire djemshydite pour vivre de leur existence propre. Alors auraient commencé ces haines qui séparèrent les deux rameaux de la race blanche méridionale. Les brahmanes apprirent à leurs disciples à qualifier de nations impures et réfractaires ceux dont ils avaient partagé les anciennes destinées et dont l'histoire primitive était la leur. Désormais, dans tous les événements qui suivirent, ils se montrèrent remplis contre eux d'une animosité cruelle.

J'ai déjà laissé voir l'opinion que les troubles développés dans l'empire n'étaient pas uniquement le résultat de dispositions locales. Tout porte à croire, au contraire, d'après l'analogie avec ce qui s'est 'passé ailleurs en pareil cas, que l'action des étrangers activait l'ébranlement de la foi nationale et l'abandon des anciennes vertus et des anciennes mœurs. Les rois djemshydites, en se mettant en rapport avec les contrées situées hors des provinces pures, en créant le commerce maritime, durent attirer au sein de leurs États un nombre assez considérable d'hommes du dehors qui arrivèrent comme voyageurs, comme marchands, comme négociateurs politiques. Ces intrus apportant avec eux leurs opinions de tout genre, bien différentes de celles de l'Iran, leur morale particulière, leur façon d'envisager les règles du gouvernement et de la vie, provoquèrent nécessairement des discussions ; ces discussions donnèrent naissance à l'esprit d'examen, si facile à éveiller chez la race blanche, et ainsi le ferment du cloute s'introduisit partout et les consciences furent troublées. Ces faits se produisirent avec d'autant plus de facilité, que le sang arian n'était pas resté parfaitement pur ; des alliances avec les dyws avaient modifié l'homogénéité de la race[2]. L'espèce d'étrangers à laquelle surtout on avait affaire trouvait un secours naturel dans la qualité même des mélanges, dans le facteur principal qui agissait pour la dissolution.

Au delà de l'Indus, il n'existait que des Arians et des aborigènes noirs, c'est-à-dire la même population que dans l'empire. Ainsi, de ce côté, les Iraniens n'avaient rien à apprendre qu'ils ne sussent déjà. Du côté du nord vivaient d'autres Arians, les Scythes, beaucoup plus purs que leurs congénères méridionaux, ayant des habitudes plus rudes, plus conformes à la simplicité antique, considérés en conséquence comme une race non cultivée, et, partant, parlant peu et mal écoutés. C'était dans le sud et dans l'ouest que régnaient les peuples d'on venait le mal. Ils n'avaient pas une origine ariane, et il existait parmi eux, à ces époques si lointaines, des foyers de civilisation assez forts, assez puissants pour contraster avec les principes sur lesquels avait jadis été construit le Vara, et produire des doctrines bien coordonnées, susceptibles de frapper l'imagination des partisans de la Bonne Loi.

Les chroniques arabes racontent que précisément alors une nation très puissante, araméenne, assyrienne de sang, et par conséquent sémitique, occupait la Mésopotamie. Les Orientaux la considèrent avec toute raison comme faisant partie de la famille arabe, et ayant donné naissance à des peuples qui furent comptés tous parmi les membres de cette famille. Ce sont les Européens mal instruits qui ont jeté du trouble dans ces généalogies suffisamment difficiles pourtant, en établissant entre les Assyriens et les Arabes des subdivisions tranchées qui ne sont pas réelles, et qui tout au plus représentent des nuances ethniques, mais non pas des oppositions[3].

La nation dont je parle ici est celle des Adites, et leur descendance est tracée de deux manières par le Rouzet-Essefa, ou Jardin de pureté, dans un passage où, suivant l'usage asiatique, l'intention de l'auteur n'a pas été d'imposer une opinion aux lecteurs du livre, mais uniquement de rapporter les versions qui ont cours et de laisser choisir celle que l'on peut préférer, si tant est qu'on veuille en préférer une. La double lignée est celle-ci. D'abord :

Armend ou Aram.

Ad.

Aous.

 

Ensuite :

Nouh (Noé).

Aous.

Sam ou Sem.

Ad.

La Genèse, sans faire aucune mention des Adites, garantit pourtant ainsi qu'il suit les quatre premiers degrés de cette table, et donne :

Nouh.

Aram.

Sam.

Hous.

De sorte qu'elle concilie les deux lignes données par le Rouzet-Essefa, en plaçant seulement Aram entre Sam et Hous ou Aous.

Si les Adites sont reconnus pour Arabes par les écrivains orientaux, ils n'habitaient pas pour cela la péninsule, du moins an début de leur puissance-. Néanmoins le sang et la langue de ces fils d'Aram était l'arabe. Leur énergie les avait placés à la tête d'une vaste expansion de leurs parents sémites, et ils agrandissaient la puissance de la famille en mettant à profit l'esprit d'entreprise et l'inextinguible avidité qui animait tous ses membres. C'était le temps où, comme le dit Myrkhond, l'auteur du Jardin de pureté, les enfants de Sem étant devenus très nombreux dans le pays de Babel, dans l'Yémen, dans l'Hadramant, dans l'Oman, dans les deux Araghs et dans le Fars, un certain nombre d'entre eux s'en alla vers l'orient, d'autres tirèrent vers l'occident, et ils se mêlèrent dans toutes ces contrées aux fils de Japhet aussi bien qu'à ceux de Cham.

D'après les termes de cette répartition, la Médie, la Perside et la Susiane, qui incontestablement avaient déjà un fond de population aborigène de sang noir, étaient devenues des annexes de la région mésopotamique, et, appartenant aux Sémites, nourrissaient des colonisations de leurs tribus. Ce sont donc la des pays sinon sémitiques, au moins fortement sémitisés, et il importe beaucoup de les bien considérer comme tels si l'on veut avoir la clef de tout ce qui va suivre.

Les Adites ainsi établis ont laissé la réputation d'un peuple vigoureux, violent, superbe et tyrannique. Dans leur penchant à exprimer par des images sensibles les Analités diverses de l'esprit et du corps, les Arabes ont dit que ces Adites, leurs ancêtres, étaient des géants d'une taille démesurée, soixante ghezs pour la petite taille, dit le Nasekh-Attevarykh, cent pour la grande. C'étaient des impies gonflés de l'orgueil de leur puissance. Ils faisaient preuve d'un génie surprenant dans la construction de lettes demeures, sachant les élever sur d'immenses piliers qui soutenaient des plates-formes d'une vaste superficie. Ils donnaient à ces bâtisses une telle solidité que, longtemps après la dispersion de leur race et l'anéantissement de leur empire, d'autres Arabes, leurs successeurs, les fils de Semoud, employèrent encore à se loger les palais, les temples, les villes fondés par eux. Cruels d'ailleurs, ils précipitaient ceux qu'ils voulaient punir du haut de leurs terrasses.

Quand leurs crimes curent comblé la mesure, une famine de sept années les décima, et un nuage noir acheva leur extermination. Le peu qui échappa quitta la Mésopotamie, et alla coloniser l'Yémen et l'Hadramant. Cependant ces terribles personnages n'avaient pas eu que des vices. Lokman était sorti de leur sang, et Shedad lui-même, le héros de l'impiété, avait un frère appelé Shedad qui gouvernait avec tant d'équité que, de son temps, le loup et l'agneau suçaient à la même mamelle et vivaient en compagnons. Ce qui est plus caractéristique encore et plus glorieux, c'est que l'on a cru pouvoir prêter aux Adites la généalogie suivante, par laquelle ils se rattachent de tous côtés à des saints illustres :

Nouh (Noé).

Harès.

Sam.

Remah.

Aram.

Abdallah.

Aous.

Abraham.

Ad.

 

Ainsi Abraham lui-même serait sorti de ce sang, et si l'on veut comprendre simplement par là que le fils de Tharé ou Abdallah appartenait à la plus pure race sémitique, il n'y a rien à objecter. Tels étaient les Adites.

C'était avec ces peuples que les Iraniens étaient entrés en relations de plus en plus étroites, depuis que leur civilisation les avait portés à s'enquérir de ce qui se passait au delà de leurs frontières. C'était pour aller à leurs villes que le roi djemshydite avait fait construire les vaisseaux qui sillonnaient le lac Pouytika, cette grande mer intérieure au moyeu de laquelle, des rivages du Seystan et du Khoraçan, les voyageurs passaient à ceux de la Médie et de la Perside. Mais là n'était pas l'unique moyen que possédaient les deux empires pour communiquer de l'un à l'autre. Deux routes suivaient la voie de terre. L'une, au nord, passait de la Médie au territoire de Ragha, puis à celui de Haroyou ou Hérat ; l'autre, au sud, traversant d'abord la Perside, puis le Kerman actuel, qui, dans ce temps-là et bien longtemps après, y était incorporé, aboutissait, à travers le Mekran, à la frontière méridionale du Seystan, et remontait vers les pays où sont situés Kandahar et Kaboul. Ces deux chemins étaient ceux des caravanes. La traversée maritime devait, à tous égards, être préférable, comme moins pénible et plus courte.

A voir la difficulté d'invention que les peuples arians ont toujours montrée pour les arts plastiques, il est à supposer que l'empire iranien, devenu ami du luxe, dut tout ce qu'il en put connaître au contact avec les Adites, ou, pour être plus clair, avec les Assyriens. On sait assez que les peuples de la Germanie n'eurent d'autre goût que celui qui leur fut donné par les Romains, et c'est pour cela que dans les tombeaux des guerriers scandinaves on ne retrouve que des épées romaines et des débris de parures empruntées à l'usage des légions, puis des ornements dans le style de Byzance. De même les Thraces et les Scythes n'admirèrent jamais une œuvre d'art que sur la parole des colons helléniques établis parmi eux, et qui hi leur vendaient ; de même encore les Doriens de Sparte, les Macédoniens, les Thessaliens, les Béotiens, ne furent que les élèves des Ioniens sémitisés ; et enfin les Perses, eux aussi, eux surtout, dans leur plus grande époque de raffinement et de magnificence, n'imaginèrent rien en architecture ni en sculpture, tandis que l'Assyrie était, avec l'Égypte, la grande institutrice du genre humain pour ce qui parle aux yeux, et resta longtemps dans le monde la source de toute inspiration et de toute production artistiques. Ce rôle de la Mésopotamie vis-à-vis des grands rois successeurs de Cyrus, maîtres de Persépolis et de Suse, exista de même, et longtemps auparavant, il l'égard des Djemshydites et de leurs peuples.

Les artistes de la vallée du Tigre, aussi raffinés dans leurs idées intellectuelles qu'ils étaient imposants dans leurs conceptions plastiques, professaient, en matière de foi et de morale, des opinions extrêmement éloignées de tout ce que les Arians avaient trouvé par eux-mêmes, et dont ils avaient pu composer leurs dogmes et leurs maximes.

Les Sémites reconnaissaient, à la vérité, pour point de départ de leurs notions religieuses le naturalisme comme les Arians ; mais la façon dont les premiers avaient envisagé ce naturalisme, les conséquences qu'ils en avaient tirées, l'ensemble d'idées qui en était résulté, le culte qui s'en était produit, tout différait d'une manière essentielle de ce qui se passait dans l'aine, dans la réflexion, dans la pratique de leurs anciens congénères, et les parties d'opposition étaient telles que, bien que les ancêtres blancs des Assyriens et de leurs pareils fussent sortis des plaines de la haute Asie comme ceux des Arians, et eussent avec ceux-ci la communauté des grands souvenirs primitifs, il serait peut-être dangereux d'admettre qu'il y ait eu identité absolue d'origine entre les auteurs des deux rameaux, et que le mélange survenu dans les veines des descendants de Sem avec les populations noires autochtones rencontrées par eux sous leurs pas aux jours de leurs migrations, ait suffi à lui seul pour donner à leur intelligence une direction si complètement étrangère à celle qui parait avoir été naturelle aux Ariens. J'ai déjà émis des doutes de ce genre, et pour des causes différentes[4]. Quoi qu'il en soit, le naturalisme des Sémites était d'une espèce toute particulière.

Il ne s'attachait pas aux phénomènes extérieurs de la vie ; il recherchait avec passion les causes et leur essence. Il croyait les avoir trouvées et réduites toutes à une seule, qui, se manifestant de différentes manières au sein des êtres et des choses, y portait une puissance universelle singulièrement mystérieuse dans sa façon de se produire, partout agissante, partout la même, bien que le premier coup d'œil ne la fit pas apercevoir ; on la découvrait dans les pierres, par exemple, dans les arbres, dans les plus grandes aussi bien que dans les moindres des créations inanimées. Cette essence ineffable, redoutable, que poursuivaient l'œil et la réflexion des sages, restait impossible à définir dans son entier, bien qu'on la saisit partout dans ses effets. Elle n'était ni le bien ni le mal. Il ne fallait pas espérer de se la concilier par des bienfaits, ni craindre non plus de l'irriter par des torts ; elle subsistait sans conditions, éternelle, forte, mouvante, terrible ; là étaient. ses principaux attributs, et si l'on parvenait d'une façon quelconque à s'emparer de l'action de quelqu'un d'entre eux, à la diriger vers un but, on réussissait jusqu'à un certain point à se couvrir de l'attaque des autres, et à vivre relativement rassuré au milieu des terreurs innombrables et permanentes que cette nature cachée, énigmatique, indéchiffrable dans sa source, faisait constamment planer sur la misérable humanité, qui pourtant était une partie d'elle-même.

Le suprême but de la science et de la sagesse était donc de se rendre maître d'une de ces variétés de la force, et comme pour arriver à ce but il importait de connaître cette variété et les moyens d'agir sur elle, il en était résulté une étude particulière de l'univers, qui avait donné naissance à l'astrologie, à la minéralogie, à l'histoire naturelle, et surtout à la philosophie. Mais les recherches avaient pour intention principale de produire à volonté une action super-naturelle ; dès lors, toutes les sciences qui viennent d'être nommées étaient ramenées avec plus ou moins d'adresse à cc qu'on appelle la magie. C'était là le corps enveloppant, l'élément synthétique de la doctrine, et la talismanique dans toutes ses expressions en était la forme[5].

Ainsi, des différences radicales séparaient le culte des Arians de celui des Sémites. Dans le premier, les sacrifices et les cérémonies rituelles constituaient des ho-mages et des marques d'adoration dont les dieux avaient droit de se montrer jaloux ; dans le second, ces mêmes sacrifices exerçaient soi. les puissances célestes une action savamment combinée à laquelle celles-ci n'échappaient pas. Dans le premier, le Dieu céleste était nu être immense, intelligent, essentiellement bienfaisant et bon, aimant les hommes, recommandant la verdi ; dans le second, le Dieu éternel, le Dieu fort, était une énergie en quelque sorte mécanique, mais capricieuse, parce que le mystère profond dans lequel cette énergie restait comme ensevelie empêchait de saisir l'ensemble des lois de sa nature et d'en prévoir l'action. On devait chercher constamment à maîtriser cette action en agissant d'une façon conforme à ce qu'on découvrait de ses modes d'existence. Les Arians, une fois la prière faite et les devoirs accomplis, étaient sûrs de la protection divine et ne se tourmentaient pas u ce sujet. Ils ne tenaient pas à se représenter sous des images sensibles une idée flottante qu'il ne leur importait pas de saisir de oins près ; les Sémites, au contraire, multipliaient les figures, multipliaient les expressions plastiques des forces divines, autant qu'ils parvenaient à se les imaginer, au moyen d'une constante analyse. Ils avaient des idoles, grandes et petites ; ils avaient des pierres adorées, ils avaient des bracelets, des anneaux, des bagues sacrées, et toutes ces productions de leur science renfermaient une partie quelconque de l'autorité suprême, et par conséquent, animées de ce souffle, devaient être traitées comme cette autorité même. Ce n'était pas là du symbolisme ; les théraphim de Laban n'étaient pas des symboles ; c'étaient des dieux, des dieux très réels, concentrés, manifestés, artificiels, en somme des dieux ; et, comme on le voit, la religion qui les recommandait aux adorations de ses fidèles n'était autre qu'un naturalisme différent de celui des Arians, plus philosophique, plus tourmenté, plus inquiet, plus compliqué, plus sombre, allant aux profondeurs et ne se contentant pas des surfaces, moins sympathique, moins confiant, moins affectueux, moins pittoresque, c'était pourtant toujours un naturalisme.

Il arriva que les premiers Hébreux, dont les idées paraissent avoir eu beaucoup plus d'analogie avec celles des Arians qu'avec celles des autres Sémites, rencontrèrent çà et là, dans Melchisédech, par exemple, des hommes qui partageaient leurs dispositions dogmatiques de plus près que tels on tels de leurs nouveaux voisins du Chanaan. Cependant il est à observer aussi que, jusqu'au temps de Moïse, les diverses tribus de l'Asie antérieure paraissent avoir eu un fonds commun de doctrines. Les Moabites reconnaissaient le même Dieu qu'Israël. Balaam s'entretenait avec lui tout aussi bien que Moïse. Job et ses amis, qui n'étaient pas Hébreux, confessaient l'unité primordiale reconnue par les Juges. Seulement, plus le temps avançait, moins ou était d'accord sur l'idée qu'on se devait faire de cette unité, de sa nature, de ses attributs, de sa façon de procéder vis-à-vis des hommes et du monde, et ainsi le naturalisme, d'abord un dans les consciences, alla de plus en plus se bifurquant en deux rameaux qui s'écartèrent graduellement l'un de l'autre, jusqu'au moment où une tentative fut faite pour concilier les deux points de vue. Cette tentative vint très tard. Elle produisit le symbolisme. Je n'ai pas à m'en occuper ici.

J'insiste sur le point principal afin de rendre plus attentif aux grandes ressemblances qui se manifestent dans les idées des peuples antiques, tout en signalant les contrastes. Ces derniers ressortent assez d'eux-mêmes. Ils proviennent de l'infusion de sangs différents, qui, eh modifiant tel groupe originairement blanc, modifiait aussi ses tendances morales et ses idées dans une proportion de rapidité et de force égale à la somme des mélanges eux-mêmes. Quant aux ressemblances, elles avaient pour cause l'identité primitive d'origine, qui, bien que s'altérant par le mariage avec des races hétérogènes, n'en persista pas moins longtemps, et elles portent témoignage que la séparation ethnique ne remonte pas à des époques par trop lointaines, puisqu'on les observe encore si nombreuses et si marquées aussi loin que le souvenir peut atteindre.

En voyant des opinions contraires à celles des peuples arians s'introduire dans l'empire des Djems à la suite des relations ouvertes avec les pays étrangers, surtout eu considérant que les innovations portaient à la fois sur la religion et sur les mœurs, on n'est pas surpris d'apprendre que ce ne furent là que les préludes d'un rapprochement de plus en plus intime des habitants du Vara avec l'Assyrie. Ce rapprochement se termina, comme il arrive toujours ; par la guerre et par la conquête.

Le désordre arriva à son comble dans l'empire djemshydite. Les peuples qui, sous l'action d'une minorité plus lettrée, plus riche que les masses, avaient d'abord paru accepter les cultes sémitiques imposés par les ordres royaux, relevèrent la tête, et une vive résistance amena des supplices nombreux. La caste guerrière presque en totalité Se révolta. La légende nomme plusieurs chefs qui la conduisirent contre le monarque. Azerpejouh a rapporté dans son livre intitulé Setaysh-é-Khosrewan, la Louange des rois, que Khesran avait été l'auteur de la révolution. D'autres auteurs disent que ce fut Djouy-Zeher, ou Asfiyour, le propre frère du Djemshydite. Mais comme la résistance fut proportionnée à l'attaque, les rebelles, ne pouvant réussir à détrôner leur prince, implorèrent le secours des Ninivites, et offrirent la couronne à un des chefs de ces Étrangers, appelé Zohak, qui accepta la proposition.

Zohak était le neveu du souverain des Adites, appelé Shedad, et son feudataire. Suivant la plupart des chroniqueurs, ses domaines personnels étaient situés dans le sud de la Perside, et probablement aussi dans la Susiane. Comme de toute antiquité cette province, ainsi que le Fars, a été unie à la Médie et possédée par la même race de conquérants, il est admissible qu'a l'époque dont il est question il en était de même. Tout neveu do monarque d'Assyrie qu'il était, Zohak est également reconnu pour avoir été proche parent de Djem. Les uns le font descendre de Keyoumers au moyen de la généalogie suivante :

Keyoumers.

Wyzersenk.

Pyshy.

Denykan.

Syamek.

Aroundasep.

Newarck.

Peyourasp.

Taz.

Zohak.

Cette combinaison est d'origine évidemment iranienne. La forme des noms le révèle assez. De plus, Peyourasp est présenté ici comme père de Zohak, et on va voir plus bas que certains généalogistes donnent ce nom à Zohak lui-même.

La tradition arabe, la plus écoutée aujourd'hui dans l'Asie musulmane, ne fait pas remonter si haut le lignage de l'envahisseur de l'Iran, et le compose de noms purement sémitiques, qui sont :

Medjouyh-al-Temyy.

Oulevan.

Abyd.

Zohak.

Moslyh-Eddin Mohammed Lary présente un peu différemment un système qui a du rapport avec celui qui précède, et dresse la liste suivante :

Aran, Ad, Amlyk ou Amalek, Shydad, sa sœur Djesyeh ou Werek, mariée à Oulevan ou Anva-Onlevan, Zohak.

Hamm Isfahany établit ainsi la descendance :

Keyoumers.

Madeh-Sareh.

Masha.

Rykaven,

Syamek.

Arorndasef.

Ferwal

Peyourasef.

Tadj, père des Arabes.

Zohak.

Myrkhond, qui reconnaît comme exacte la parenté arabe du côté paternel et qui assure que le tyran était originaire de la Perside, donne pour mère à Zohak une sœur du dernier roi iranien. Quelques-uns, tels que l'auteur du Nasekh- Attevarykh, le marient à cieux filles de Djem, Arnevaz et Shehrnaz. Enfin on le nomme tantôt Zohak, tantôt Dehak, venu de la forme zende Dahaka, tantôt Gheys-Lehboub, tantôt Peyourasp, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure.

D'autres fois, quand c'est son père qui porte ce dernier nom, on l'appelle aussi Erdad, et on lui assigne pour grand-père un autre Erdad, issu de Fars, fils de Tahmouras, représenté cette fois comme fils de Housheng. C'est encore Mardas ou Aroundeh, lequel serait fils de Renkta, fils de Taz, fils de Syamek ; ceux qui ont conservé cette version assurent que Zohak et ses ancêtres n'étaient ni des Sémites, non plus que leurs sujets et leurs vassaux, ni des Iraniens, puisque l'empire de Djem-Shyd n'englobait pas leurs possessions. C'étaient des Arians-Scythes qui, descendus par les chemins du Caucase jusque dans la Médie et les États dépendants, s'étendaient entre l'Iran primitif et l'Assyrie.

Sans doute ces Scythes auraient dû être plus disposés à former les têtes de colonnes de leurs anciens congénères contre les pays de l'ouest, qu'il se tourner contre eux dans l'intérêt de populations qui ne leur étaient pas apparentées d'aussi près. Mais, outre que ce genre de considération n'agit pas toujours dans les affaires des peuples, il se trouva en cette occasion que les gens de la Médie combattaient pour leur propre cause, car la maison régnante des Adites n'est pas rattachée par la tradition à la race gouvernée par elle, et l'on est ainsi amené à voir dans Shedad, l'oncle de Zohak, un représentant de cette seconde dynastie médique qui, suivant certaines chronologies, régnait à Babylone vers le huitième siècle avant notre ère. Je n'attache d'ailleurs aucune importance à cette date.

Ce qui est certain, c'est qu'un conflit entre l'Assyrie et l'empire des Djems ne pouvait avoir lieu sans le concours des trois provinces de Médie, de Perside et de Susiane, placées géographiquement entre les deux États, et il faut encore, pour l'expliquer, se transporter à l'époque où la Médie dépendait des pays assyriens, car après Phraorte cette province fut réunie pour toujours à l'Iran. Antérieurement la Médie, pauvre et faible, n'aurait pu, bornée à ses seules ressources, atteindre jusqu'aux pays de l'Helmend ou jusqu'à Hérat, encore bien moins jusqu'à la Bactriane. En conséquence, on ne la doit supposer en état de se signaler par de grandes entreprises que lorsqu'elle se trouva appuyée sur l'Assyrie, poussée par elle, dirigée par elle, c'est-à-dire à un moment où les deux pays étaient étroitement liés, et ce moment ne se rencontre, ainsi que je viens de l'indiquer, qu'il l'époque où, suivant les renseignements grecs, une dynastie médique régnait à Babylone, et où les domaines directs de cette dynastie étaient gouvernés par les agnats du grand roi assyrien. Tout concorde donc pour faire comprendre comment Zohak , ou, ainsi qu'on l'a interprété avec raison, Déjocès, reçut l'ordre de Shedad, son suzerain, d'accepter les propositions des rebelles iraniens et d'envahir les États djemshydites[6].

La guerre se présentait sous les aspects les plus favorables pour les étrangers. Outre les désordres et les troubles qui déchiraient les provinces de la Loi pure, celles-ci étaient attaquées avec fureur sur les frontières de l'est par les Hindous, devenus des ennemis acharnés, et qui ne considéraient plus leurs frères d'autrefois que comme des hérétiques et des créatures d'abomination. Sous le nom de Mehradj, fils de Keschen, qui résume pour les Iraniens les souvenirs de cette haine, on retrouve facilement le titre de Maharadja, le grand Roi, commun aux dynasties de l'autre côté de l'Indus. Comme la plupart des vestiges de ces temps reculés ont été principalement recueillis dans les provinces occidentales du Vara, on n'en sait pas très long sur cette partie de la catastrophe. Les meilleures autorités s'accordent cependant à laisser entrevoir de grands désastres. Le Livre des Rois, le Kershasep-nameh et le Koush-nameh y insistent, et la position seule de l'empire iranien sur la frontière de l'Inde, les anciens et étroits rapports des populations, leur antagonisme inévitable., devaient nécessairement déterminer l'intervention des uns dans l'agonie des autres.

Bref, Zohak attaqua le territoire pur. Les insurgés lui apportèrent la couronne, et le Djemshydite, assailli de tous côtés et sentant la résistance impossible, prit la fuite et laissa le champ libre à son compétiteur. Le Vara, le premier empire d'Iran, cessait d'exister, et l'Assyrie devenait la puissance prépondérante du monde.

 

 

 



[1] Une autre version se borne à dire que Satan prétendit venir de la part de Dieu pour révéler ait roi que de même que le Créateur était le dieu du ciel, Djem était le dieu de la terre, et devait se faire reconnaitre en cette qualité.

[2] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 238. Le Vendidad, en qualifiant de vengeance la plus grande offense que l'homme puisse exercer contre Ahoura-Mazda, et la plus grande souffrance qu'il puisse lui infliger, c'est-à-dire l'alliance d'un Arian avec un étranger, prouve combien le mal était répandu et funeste ; ce sont là les malédictions de la Bible coutre les filles de Moab et d'Amalek. Mais la réprobation, pour être absolue, n'arrêtait le mal ni dans Israël ni chez les Iraniens.

[3] Traité des écritures cunéiformes, t. I, p. 14 et sqq.

[4] Essai sur l'inégalité des races humaines, t. I, passim.

[5] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 116 et passim. Je me borne à donner ici le tableau général des idées que j'ai développées dans l'ouvrage que je cite.

[6] Je n'insiste pas sur la légende de Déjocès telle que la raconte Hérodote, sur sa justice intéressée, sa ruse pour se faire élire roi par les Mèdes, le soin qu'il prit tout d'abord de se construire une forteresse et de s'entourer d'une garde dévouée, la fondation d'Ecbatane et des sept enceintes blanche, noire, rouge, bleue, verte, argentée et durée, répondant aux sept planètes, la façon dont il se dérobait aux regards pour se rendre plus vénérable, etc. Toute cette conception est bien sémitique et convient parfaitement à Zohak. Ce qui est surtout intéressant, c'est de voir l'auteur grec placer Déjocès entre un Phraorte qui est son père et un autre Phraorte qui est son fils. HÉRODOTE, I, 96.