HISTOIRE DES PERSES

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE ET SECONDE FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE V. — LES DJEMSHYDITES DE L'IRAN.

 

 

L'œuvre la plus considérable qui fut accomplie d'abord par les Djems, ce fut assurément la conquête successive et la mise en culture des différentes provinces du Vara. Quant à la constitution sociale de cet ensemble, ce furent fondamentalement les institutions de la race qui la déterminèrent, et dans le principal, du moins, celle-ci resta fidèle à ce que les ancêtres avaient approuvé. Pourtant un nouveau pays, de nouveaux rapports, des intérêts inconnus jusque-là et qui commencèrent à se faire jour, produisirent des déviations ; et, il faut le dire, le contact avec des races étrangères et les mélanges de sang qui en furent la suite amenèrent de très bonne heure des innovations considérables.

L'histoire raconte que le Djem choisit des ministres de son État sans le concours desquels il ne décidait rien. Le plus illustre de ces conseillers s'appelait Shehrest. C'était moins cependant un homme politique qu'un directeur spirituel. Sa piété est très vantée et son nom se rattache une réforme religieuse. On assure que ce fut lui qui, le premier, inventa les jeûnes et les prières de nuit. Il ne serait peut-être pas trop téméraire d'identifier le Shehrest des historiens persans avec l'homme d'Ourva du Vendidad. Quoi qu'il en soit, il semblerait qu'on peut dès cette époque, ou à peu près, signaler an commencement de scission entre les Iraniens proprement dits et les Scythes d'une part, les Indiens de l'autre. La religion quand elle ne réunit pas est de tous les dissolvants le plus énergique.

Les Iraniens avaient étendu au loin dans leurs provinces l'organisation féodale de l'Ayryana-Vaëja. De même que le Djem régnait sur l'empire, de grandes races souveraines dirigeaient dans les diverses contrées la hiérarchie des seigneurs de villes, de villages, de châteaux, et les chefs de famille autour desquels s'étaient groupés, en acceptant les bénéfices précaires du patronage, le nombre probablement considérable de vaincus et d'étrangers auxquels la constitution anime ne reconnaissait aucun droit. L'intérêt et la tournure d'esprit des seigneurs créaient à cette foule une sécurité. Il était utile, il était beau d'avoir une longue suite d'esclaves et de clients ; il était conforme à l'orgueil de la famille de prétendre les protéger et les garantir envers et contre tous, en les maintenant justiciables de soi seul. C'est le principe sur lequel s'est fondée l'existence des nombreux aborigènes tributaires des tribus d'Israël, des Périèkes des Spartiates, des Perrhèbes des Thessaliens, des Hemsayehs ou voisins que gouvernent. les Afghans d'aujourd'hui, des Rayas ou sujets dont s'entourent les tribus turkes et kurdes de la Perse moderne. Ces existences subalternes, méconnues par la loi, pouvaient avoir à craindre quelque chose de la superbe ou de la colère du chef dont elles relevaient, mais cette superbe et cette colère se chargeaient de les couvrir contre les attaques du dehors.

On a conservé les noms de quelques-uns des ancêtres des grandes maisons provinciales. C'est Sughdâ qui a donné son nom à la Sogdiane, nommée primitivement Gan, la contrée. Vehrkana a reçu le même honneur dans son pays, appelé d'abord Khnenta et qui devint, pour cette cause, l'Hyrcanie. A Vaëkereta ou Kaboul, l'éponyme parait s'être appelé Douyak. Le premier de ces grands seigneurs avait un nom de bon augure : il était celui qui donne la pureté, le purificateur, et, sans doute, c'était un titre reçu au temps où, mis en possession de la nouvelle province ariane, il l'avait rendue participante aux mérites de la race victorieuse. Vehrkana se parait d'un nom moins bénin, puisqu'il se vantait de tenir du loup ; Douyak, comme lui, s'appelait le dur. On peut s'imaginer que les chefs arians n'étaient pas plus disposés à la mièvrerie que ne le furent plus tard leurs arrière-neveux, Geoffroy Grise-Gonelle, comte d'Anjou, et Hugues Pille-Avoine, seigneur de Chaumont en Vexin. Ils avaient assurément l'idéal guerrier et chevaleresque, mais non pas philanthropique. Nous rencontrerons surtout, en leur temps, les plus fameux aïeux des grandes familles iraniennes dans les montagnes de Bey, lorsque l'histoire s'occupera plus particulièrement de ces derniers fiefs de l'Empire. En ce moment, il suffit de constater que l'éclat du trône souverain n'éteignait nullement celui de beaucoup de trônes secondaires. Le Djem était déjà le roi des rois, comme le furent plus tard les Achéménides, et la monarchie ariane se présentait toute construite de droits auxquels le souverain ne pouvait pas toucher, toute libre, moins les vaincus et les étrangers.

Ceux-ci introduisaient donc, par le fait seul de leur présence, un élément hétérogène dans l'État, et c'était y apporter une cause prochaine ou lointaine, et, dans tons les cas, assurée, de perturbations considérables. Les mœurs des conquérants commencèrent bientôt à s'en ressentir. Entourés d'esclaves, il parut inutile aux maîtres de s'occuper davantage d'une quantité de soins matériels qui jadis n'avaient pas été au-dessous à e leur dignité. Si la philologie a raison de nous apprendre, et elle l'a sans nul doute, que la fille de la maison était exclusivement chargée de traire les vaches et que les fils étaient les seuls domestiques que l'on ait connus d'abord, il vint un jour on la jeune héritière iranienne se fit gloire de laisser des soins fatigants, communs ou vulgaires, au travail des filles dyws, tandis que ses frères apprirent à se contenter de surveiller les serviteurs esclaves de la maison, sans prendre désormais une part aussi directe à leur ouvrage. En outre, ayant à disposer de beaucoup plus de bras, on cultiva plus de terres, on obtint plus de produits ; de la richesse on passa à l'opulence, et on employa ces ressources à augmenter le nombre des dépendants, afin d'accroître l'ancien pouvoir et les respects qui s'y attachaient. L'Arian étant devenu de la sorte un directeur et un surveillant peu occupé des labeurs auxquels s'était bornée l'activité de ses pères, il lui resta des loisirs qu'il appliqua à d'autres soins, et de là naquit une vie sociale assez développée. Il eu résulta des tendances vers des notions et des faits jusqu'alors inconnus.

La religion pondant était un grand obstacle. Purement ariane et probablement rendue moins commode par la réforme de l'homme d'Ourva, elle s'opposait au progrès industriel. Dans son respect pour la nature, elle craignait de souiller les pierres en les travaillant, le feu en l'employant à certains usages, l'eau en y mêlant des substances hétérogènes autres que celles dont la vie matérielle indiquait rigoureusement te besoin. Pour venir à bout d'une difficulté que la direction donnée aux esprits rendait désormais intolérable, on imagina lin expédient qui conciliait a la fois les exigences du dogme et les désirs de plus en plus sentis d'élargir le cercle des jouissances.

l'Arian ne devait pas et ne pouvait pas consentir à se souiller, il importait peu que ses esclaves dyws subissent des pollutions morales qui n'ajoutaient rien à la dégradation irrémédiable dont ils étaient frappés, de sorte que tout ce qu'on pouvait ambitionner devint subitement possible. Les dyws, servant d'instruments à la civilisation naissante, resteraient seuls chargés des fautes et des déshonneurs qu'elle pourrait traîner après elle, et les Arians n'auraient à en recueillir que les avantages.

On commença à tailler les pierres et à élever des palais, des maisons, des villes, des forteresses sur des plans plus somptueux que par le passé. On fouilla les entrailles de la terre, et on s'adonna plus largement à l'exploitation des mines. Ce travail n'avait rien de difficile, car il n'existe probablement pas dans le monde tut pays dont la richesse métallurgique puisse l'emporter sur celle de l'Iran. Le sage vézyr Shehrest lui-même conseilla au Djem d'abandonner les anciennes armes de bois et de pierre, et ou les remplaça par des armes de fer. On fabriqua des casques, des cuirasses, des épées, des lances, des flèches à tête de bronze. Pour orner ces nouvelles inventions, et les trônes et les chars, et les couronnes et les bracelets, ou découvrit le mérite des pierres fines et précieuses, et l'on rechercha, dit Mirkhond, les diamants, les émeraudes, les rubis, les turquoises, les cornalines et les opales.

Ces richesses auraient mal figuré sur les simples vêtements dont on s'était contenté jusqu'alors. Ou s'appliqua à tisser la soie et le fil. Il est curieux de remarquer qu'il n'est pas dit un mot du coton. Ces matières textiles, plus souples, plus riches, plus délicates, mêlées à la laine que l'on apprit à mieux travailler, furent teintes de différentes couleurs et brodées de mille façons. On apprit à les disposer et à les coudre de manière il satisfaire un goût exigeant. On connut aussi le charme des parfums, et l'on mit en usage le musc, l'ambre, l'encens et l'aloès ; ce furent principalement les bois de senteur, comme le sandal, qui d'abord se virent recherchés. Bientôt aussi une population forte et passionnée, de tout temps portée aux excès matériels, connut le vin, et voici comment la légende raconte la découverte de cette liqueur.

Le roi Djem était un jour assis dans un pavillon, assistant aux exercices de ses archers, quand apparut dans le ciel un grand oiseau qui fuyait à tire-d'aile sans pouvoir se débarrasser de l'étreinte d'un serpent enroulé autour de son con. C'était un spectacle insupportable pour l'œil d'un Arian, car les oiseaux appartiennent à la Bonne Création, tandis que les reptiles sont le pire produit de la mauvaise. Djem ordonna à un de ses guerriers de viser le serpent et de l'atteindre, en se gardant de toucher roi-seau. Immédiatement le serpent, percé d'un coup mortel, lâcha sa proie, s'étendit et vint se briser sur le sol, tandis que le captif délivré disparaissait à l'horizon.

Peu d'instants s'étaient écoulés qu'il revint, s'abattit devant Djem, et, comme s'il voulait lui témoigner sa reconnaissance, il laissa tomber de son bec quelques graines inconnues.

On les recueillit, on les sema, et au bout de peu de temps il germa une plante qui, grandissant sous l'influence des saisons, se couvrit de feuilles et bientôt de fruits admirables à voir et réunis par grappes énormes. C'était la vigne.

Le roi observa que sous une pellicule très mince ce fruit superbe avait une chair fluide facile à séparer du pépin ; il fit donc accomplir cette opération par ses serviteurs, et quand elle fut terminée, on enferma dans une jarre la liqueur ainsi obtenue. Après quelques jours, le roi voulut la goûter, supposant sans doute qu'il trouverait quelque chose d'analogue à l'hydromel ou a d'autres préparations de ce genre ; mais il fut rebuté par une amertume si forte et un goût si étrange, en conclut glue ce devait être du poison, et il mit la liqueur mystérieuse à part, prévoyant, dit avec abandon le narrateur oriental, que ce poison pourrait être de quelque utilité dans les affaires du gouvernement.

Cependant Djem avait une esclave fort belle et très aimée. Un jour qu'il était à la chasse, la favorite fut éprouvée par de violentes douleurs de tête, et, pendant plusieurs jours, elle ne put avoir un moment de repos. Tout ce qu'on essaya pour la soulager resta inutile. La jeune femme, désespérée et rendue folle par la souffrance, résolut de se tuer, et songea au poison que le roi tenait en réserve. Elle ouvrit la jarre et commença à boire. Elle but tant qu'elle s'endormit, et au réveil elle se trouva guérie parfaitement.

Quand Djem fut de retour, elle lui raconta ce qui s'était passé. Alors le souverain changea d'avis sur la nature du breuvage dont il avait trouvé hi recette ; il ne l'appliqua pas aux embarras de l'État, mais bien il s'en fit un remède qu'il employa avec tant de succès dans un grand nombre de maladies, que les anciens Persans appelaient le vin Darou-é-Shah, la médecine du roi.

Quant à l'oiseau immense, attaqué par l'impur serpent, délivré par une flèche ariane, et qui, reconnaissant, apportait aux hommes des bienfaits dont ils n'avaient pas encore joui, c'est assurément l'oiseau Karshipta, celui qui, au refus de Yima de remplir le rôle de prophète, avait été chargé de cette tâche par le dieu céleste.

Pendant que le souverain lui-même découvrait des médicaments, l'art de guérir se créait parmi ses sujets, et l'invention de cette pratique, que l'on rattache au nom de Thrita, bien connu des Indiens, se répandait dans toutes les terres arianes. Il est probable que longtemps avant de quitter l'Ayryana-Vaëja, les hommes de la Bonne Création avaient déjà posé, à l'aide de certaines remarques et de quelques expériences, les bases clé ce genre de savoir. Je le conclurais d'autant plus volontiers de la nature même chi fait, qui doit faire supposer un assez long usage, et du respect dont les Indiens entourent la mémoire de Thrita, que les médecins héroïques de la Grèce, commue Machaon, par exemple, semblent bien se rapporter à des souvenirs tout à fait antiques. Quoi qu'il en puisse être, ce fut certainement dans le Vara des Djems que la profession de guérisseur devint l'objet des études d'un nombre assez considérable d'adeptes, et que les gardiens des intérêts publics commencèrent à apercevoir de graves inconvénients à ce que chacun pût à son gré entreprendre, sans contrôle, sur la santé de ses semblables. On fit une loi destinée à établir la certitude que tous les médecins seraient réellement habiles dans leur art. Voici ce que cette loi ordonnait :

Tout homme arian ayant l'intention de se livrer à l'exercice de la chirurgie et de la médecine devait préalablement, et avant d'entreprendre la cure d'un de ses concitoyens, faire trois essais sur les dyws. Si après la troisième épreuve il y avait trois morts, le candidat était repoussé et déclaré à jamais indigne de soigner personne. Il était contraint de renoncer à toute nouvelle tentative, sous les peines les plus sévères.

Le Vendidad expose que la science médicale d'alors se composait de trois parties également importantes, et qui semblent même avoir constitué ce qu'on appelle de nos jours des spécialités[1]. Certains docteurs traitaient au moyen de formules propitiatoires ; une autre classe s'attachait à l'application, soit interne, soit externe, de plusieurs plantes salutaires ; une troisième recourait à des opérations chirurgicales. La première méthode, celle du manthra-spenta, est, au sentiment du Vendidad, la plus recommandable. Je ne pense pas qu'il faille la confondre avec l'usage des formules magiques si répandues plus tard et qui eurent leur raison d'être dans la nature toute particulière de la philosophie sémitique[2]. Ce n'étaient encore ici que de pures supplications adressées aux dieux pour obtenir leur secours ; on espérait en leur, bonté, et on ne songeait nullement, comme cela eut lieu ensuite, à leur arracher de force et par des moyens auxquels ils ne pouvaient résister, le résultat désiré. La théorie des enchantements est tout à fait opposée à la façon dont la race ariane envisage Dieu et la nature, et les rapports de l'un avec l'autre. Cette doctrine a fait dans le monde une très grande fortune ; on l'a vue et on la voit encore agir sur tous les points de la terre, mais ses succès n'ont commencé qu'avec les mélanges ethniques, véhicule nécessaire de la diffusion du sang et des idées sémitiques. A l'époque de Thrita et aux premiers temps de l'empire iranien, on ne doit pas supposer que les prières eussent, aux yeux des Arians, une autre autorité que celle de la supplication proprement dite, adressée soit aux dieux, soit aux hommes. C'est une puissance pure, considérable, digne d'être divinisée elle-même, et qui le fut, en effet, par les Iraniens comme par leurs frères de l'Inde ; elle a beaucoup d'efficacité sur les âmes généreuses, à plus forte raison sur les natures célestes, et cela parce qu'il est coupable de n'y pas céder, ainsi qu'on l'a vu plus haut ; mais ce n'est pas une force, une contrainte sèche, absolue, brutale, scientifiquement déterminée, géométriquement conçue, comme les formules magiques.

Les prescriptions de l'Avesta au sujet de la médecine nous laissent apercevoir un point de l'état économique des premiers Iraniens qu'il serait fâcheux de négliger. Le livre saint ne dédaigne pas de fixer lui-même les honoraires des hommes de l'art[3].

Un Athrava, un prêtre guéri récompensera son bienfaiteur par une pieuse bénédiction. C'était beaucoup, puisqu'on avait une confiance si grande dans les effets de semblables paroles. Le seigneur d'une maison, le chef de famille, donnera une petite bête de somme. Le seigneur d'un village sera quitte au moyen d'une bête de somme de valeur moyenne, mais le seigneur d'un château devra présenter une béte.de somme de forte taille. S'il s'agit du prince de la contrée, le médecin en recevra un attelage de quatre bœufs. Une maîtresse de maison donnera une ânesse, la femme d'un seigneur de village, une vache ; la femme d'un seigneur de château, une jument ; une princesse devra une chamelle, et ainsi de suite. On voit, d'après ce tarif, qu'il n'y avait pas récompense quand il n'y avait pas guérison. En outre, on trouve ici la pratique du grand principe sur lequel s'est toujours basée l'estimation que les Asiatiques font des objets ou des services, et qui est non pas la reconnaissance d'une valeur intrinsèque inhérente aux uns ou aux autres, niais la considération de la qualité propre au rémunérateur. Le pauvre pave peu ce que le riche paye cher. C'est une règle immuable et qui est tout aussi bien reconnue en Orient au jour actuel qu'à l'époque de Thrita. Enfin, pour dernier trait, on s'aperçoit qu'alors la monnaie, ou même l'emploi des métaux en lingots ou autrement, pour opérer un payement, n'existait pas.

Avec la médecine, disent les auteurs persans, on introduisit dans le Vara, dans l'empire des Djemshydites, la musique, science plutôt qu'art au sentiment des Asiatiques, puis la sculpture, puis la peinture, puis d'autres genres de connaissances. Les lettres furent inventées ou importées, et leur usage se répandit. Le souvenir de cette grande innovation se rattache de deux manières à la personne même du souverain. En premier lieu, on raconte que Djem-Shyd possédait une coupe, et qu'en regardant au fond on y apercevait tout ce qu'on souhaitait connaître. C'est là une conception qui n'a rien d'arian, qui est toute sémitique, et qui, pour cette cause, ne saurait se rattacher qu'aux temps derniers de l'État des Djemshydites. Les coupes de ce Genre sont bien connues des Hébreux et des Arabes. Joseph, fils de Jacob, en possédait une.

Sur le bord de celle qui appartenait au grand roi arian était une inscription composée de sept écritures différentes, disposées sur sept lignes. La première s'appelait djouz : on la nomme aussi leb-è-djam, ou celle qui est placée au bord de la coupe ; la seconde était dite écriture de Bagdad ; la troisième, écriture de Basrah ; la quatrième, écriture d'Azrek ou écriture noire ; la cinquième, écriture droite ; la sixième, écriture d'orfèvre ; la septième, écriture de commentaire. On voit, d'après plusieurs de ces noms, que la coupe de Djem venait réellement des pays sémitiques et représentait quelques-unes des idées en vigueur dans ces territoires[4].

La seconde tradition rapporte que pour les différentes fonctions du gouvernement, Djem possédait quatre anneaux dont il cachetait ses dépêches, afin de leur donner un caractère authentique.

Sur les ordres militaires, il imprimait ces mots : prudence et modération ; sur les documents judiciaires, s'enquérir ; sur les ordres administratifs, droiture et promptitude ; enfin, sur les papiers d'État, sévérité et justice.

L'usage de l'écriture devint bientôt commun dans l'empire, et des savants et des hommes lettrés s'y formèrent de toutes parts. On les vit dès lors prétendre à occuper une place parmi les gens puissants. Ceux-ci jusqu'alors n'avaient compté dans leurs rangs que les grands propriétaires et les braves guerriers.

Les rois djemshydites ont laissé la réputation d'avoir beaucoup favorisé ces nouveaux venus, et ce fut sans doute à la suggestion de ces conseillers facilement écoutés que les monarques arians commencèrent à prendre garde aux peuples étrangers habitant en dehors des frontières. La curiosité s'éveilla à leur égard. On députa chez eux des personnes d'intelligence et de savoir chargées d'examiner comment les choses s'y passaient, ce qu'on y faisait, comment on s'y gouvernait. On avait certainement pensé d'abord qu'on ne verrait là que des sauvages. Quand on fut convaincu du contraire, on se piqua d'apprendre et d'étudier, et d'apporter dans le Vara les inventions qui pouvaient être de quelque utilité ou de quelque agrément aux hommes de la Bonne Loi. Ce fut afin de faciliter et d'activer les relations profitables nées de ces nouveaux contacts que les Djems ordonnèrent de construire en grand nombre des vaisseaux qui sillonnèrent les régions maritimes. Alors un peuple de matelots vint multiplier encore les relations avec le dehors et donna un grand essor au commerce.

Si l'on réfléchit à la situation géographique de l'empire, il est manifeste que ces récits de la légende ne peuvent s'appliquer qu'aux deux mers intérieures, la Caspienne et la grande agglomération d'eaux placée au centre du plateau de la Perse actuelle, et de même que le Vendidad nous fait connaître le nom antique de la première en l'appelant le lac Voourou-Kasha, de même il nous indique le second dans le lac Pouytika. Entre les deux, ce livre établit des communications déterminées par les influences atmosphériques, et voici ce qu'il admet : les évaporations enlevant dans l'atmosphère les eaux du Voourou-Kasha sous forme de vapeurs, les condensent en nuages que le vent pousse vers le Pouytika. Là, ces nuages se dissolvent et pleuvent au sein de cette mer méridionale, où les vapeurs arrivent purifiées, par la chaleur, des exhalaisons que l'influence du nord apporte et mêle à la Caspienne ou Voourou-Kasha. Puis ensuite, ces mêmes eaux que le soleil pompe et suspend de nouveau dans l'atmosphère sont reportées par les vents contraires dans la direction du Hvapa, vastes forêts où croissent des arbres de toute espèce. Là, elles recommencent à tomber en ondées abondantes et fertilisent le sol. Le Hvapa ne saurait être autre que le Ghylan, très boisé en effet, et rendu plantureux par une humidité perpétuelle. Je ne vois que cette partie de la Perse à laquelle se puisse appliquer la description du Vendidad[5].

L'empire parait avoir eu plusieurs capitales qui se succédèrent les unes aux autres. Il est impossible aujourd'hui de retrouver les plus anciennes. La tradition ne les nomme pas ; mais elle affirme qu'aux derniers temps de la domination des Djems, quelques-uns de ces rois ont résidé dans une ville située au centre d'un district indéterminé du Seystan, et d'autres dans une métropole qui occupait à peu près l'emplacement de l'ancienne ville de Tous, en Khoraçan, ce qui n'était pas loin de la mer Pouytika et indiquerait que les relations avec les peuples étrangers, noirs, Chamites, Sémites, établis au delà de cette nappe d'eaux, avaient eu quelque influence sur à choix d'une métropole destinée à rendre les contacts plus faciles. Ce que je remarque principalement ici, c'est l'exactitude évidente de la légende, qui, dans ses hésitations, ne nomme pas même Balkh. Assurément, si elle avait travaillé uniquement sur des souvenirs parsys, elle se serait immédiatement attachée à cette dernière cité, que les Mazdéens ont toujours considérée comme la ville sainte des temps primitifs, et qui, cependant, n'a eu de grandeur et de renommée que longtemps après la chute du premier empire. A l'époque où nous sommes encore, le Vendidad, d'accord avec la tradition, ne recoupait à Balkh aucune suprématie sur les autres villes de l'Iran. Il faut constater cette coïncidence, qui répond de l'exactitude de beaucoup d'autres faits, et montre que l'histoire persane ne s'est nullement construite sur des données d'imagination. En reconnaissant que la capitale était placée aux derniers temps du Vara soit dans le sud, soit dans le sud-ouest, les annales anciennes qui ont servi de base aux rédactions plus modernes laissent deviner sans peine ce que nous avons dit plus haut, que le centre de gravité du pays était attiré vers les points où les relations avec l'étranger se multipliaient, augmentaient la richesse générale, et créaient des intérêts complexes qui sollicitaient l'attention directe du gouvernement suprême[6].

Les choses étaient, en effet, devenues bien différentes de ce qu'on les avait vues aux premiers temps de la migration. Le riche était plus puissant et le pauvre plus faible. Il ne suffisait plus d'être un Arian pour se trouver un grand personnage. Le contact journalier entre les conquérants et la multitude des esclaves dyws avait produit ses effets ordinaires, et dés lors se forma l'idée que les créatures inférieures sur lesquelles on dominait n'étaient pas toujours laides, mais, au contraire, se signalaient quelquefois par un charme séducteur qui s'attacha désormais au nom même des payrikas ou fées.

Une classes de métis, produits d'amours furtifs plus ou moins réprouvés par la religion, tuais inévitables, répandit partout des mulâtres qui aux traits modifiés de leurs mères joignaient une intelligence vive et d'une espèce toute nouvelle. Les rois djemshydites, dans leur partialité pour la puissance de l'esprit, firent certainement ce qui a toujours eu lieu en pareille circonstance. Ils constatèrent que ces gens de demi-sang étaient des serviteurs plus soumis, plus dévoués et surtout plus dépendants que les feudataires d'origine pure, et ils cherchèrent et réussirent à eu tirer un certain nombre de l'abjection. D'autre part, les professions industrielles s'étendant dans le pays, bien que méprisées par les hommes des familles arianes, furent abandonnées aux métis, et on vit abonder chez ceux-ci les richesses et la considération qui en résulte dans toute société où les occupations agricoles et guerrières ont cessé d'être les plus réellement importantes. L'esprit devenait plus fort que l'arc, l'opulence plus considérable que l'extraction, et dès lors, l'ancienne et simple distinction entre l'Arian et le dyw ne suffisait plus à exprimer l'état respectif des classes.

Il y eut donc une autre formation de hiérarchie qui n'eut pas pour base l'origine, mais bien les occupations. Ainsi furent instituées quatre castes : les savants, les guerriers, les laboureurs et les artisans[7].

Sous la dénomination de savants, les annalistes musulmans entendent désigner les prêtres. Le Vendidad, dans ses parties que l'on peut considérer comme les plus anciennes, ne fait pas mention d'un tel ordre de personnes, et il n'y a aucune raison de croire que des prêtres à la façon hébraïque, ou tels qu'ils existèrent à une autre époque dans le mazdéisme, aient paru avant le temps de Zoroastre. La raison tout à fait concluante que l'on en peut donner, c'est que bien des siècles après les prédications de leur législateur, les Iraniens n'admettaient pas tous la légitimité d'un sacerdoce proprement dit. La plupart maintenaient que les fonctions du culte appartenaient à chaque chef de famille, et ce ne fut que très tard, et pas avant le règne des Sassanides, qu'un clergé rigoureusement constitué parvint à triompher de ce principe et des répugnances qu'il faisait naître. Mais en généralisant beaucoup le cercle des idées qui s'attachent à hi qualification de prêtre, il n'est pas impossible que la première caste des Djemshydites fût formée de personnes prenant part aux travaux de l'État à nu titre religieux quelconque, absolument comme le vézvr Shehrest, tout ministre qu'il était, avait organisé une réforme spirituelle. Il s'y joignait sans doute aussi des hommes particulièrement versés dans les rites sacrés, connaissant héréditairement les hymnes et les récits liturgiques, rédigeant et conservant les souvenirs de l'histoire, les poètes, les hommes chargés de déterminer le sens de la loi, et de telles personnes étaient déjà désignées très anciennement, avant la séparation d'avec les Indiens, par le titre d'Athrava[8]. Mais ce n'étaient pas plus des prêtres que ne le sont les brahmanes, et ils avaient le droit comme ceux-ci de se livrer à toute autre profession que celle du sacerdoce.

Les guerriers étaient les hommes de descendance ariane conservant l'habitude et le goût des armes. Les laboureurs, un peu moins purs de sang, moins illustres et moins riches, tenaient aussi aux familles de la Bonne Création. Les dyws soumis ne pouvaient être avec les métis et les étrangers domiciliés que le noyau de la classe des artisans, dont le code religieux mettait presque toutes les occupations hors la loi. Quoiqu'il en soit, cette dernière catégorie de personnes, jusque-là réduite à un état précaire, cessait d'être un accident, une chose bénévolement épargnée, et prenait place dans la population légale. J'ai fait observer plus haut que cependant l'Avesta la compte fort peu ; il ne la mentionne 'pétrie qu'une unique fois. Je reviens encore sur ce point important pour dire que ce n'est pas là une preuve qu'elle n'existât pas. Seulement, si l'État reconnaissait son existence, la religion continuait à protester et à repousser cet élément hostile. Elle ne le recevait pas dans la communauté des prières et des vœux. Elle n'avait rien à lui donner, et son mépris haineux dura toujours, et se manifestait encore avec beaucoup d'éclat à la fin du règne des Sassanides. Néanmoins, la caste reniée avait conquis un droit à l'existence dès le temps des Djems, par cela seul qu'on ne saurait concevoir un empire de quelque étendue qui se puisse passer de serviteurs. Grâce à cette nécessité, à partir de

l'installation des classes, il fut interdit d'attaquer et de détruire les impies ; l'essayer, ce fut violer les institutions du pays. Lorsque cette organisation eut lieu, les Arians-Iraniens et les Arians-Hindous ne formaient toujours qu'un seul et même peuple, n'ayant qu'une même et unique religion et vivant sous un même gouvernement, puisque la loi djemshydite est bien celle qui a donné naissance aux quatre castes primitives de l'Inde : les brahmanes, qui ne sont jamais devenus des prêtres proprement dits, les kjattriyas, les vaisyas et les soudras. De même, on voit qu'à cette époque l'empire n'était plus lié au gros des populations scythiques, puisque celles-ci ne paraissent pas avoir connu les quatre subdivisions sociales qui viennent d'être montrées[9].

C'est ici qu'il faut remarquer que les Scythes ne représentèrent jamais mie population permanente, mais bien des masses ambulantes que d'autres masses poussèrent constamment vers l'ouest et vers le nord, et cela depuis les époques les plus anciennes jusque vers les cinquième et sixième siècles de notre ère. Cette observation est de la plus haute importance. Les premiers Scythes, ceux dont il est question à ce moment et beaucoup de ceux qui vinrent plus tard, étaient des gens de race ariane. Mais il arriva un temps, vers la fin des grandes migrations, où pareil à un tonneau qui, en s'écoulant, a épuisé ce qu'il avait de vin généreux et ne donne plus que de la lie, les invasions scythiques présentèrent des multitudes mêlées au sang des Jaunes, et enfin des Jaunes presque purs. On était encore bien loin, sous le règne des Djemshydites, d'avoir dans l'Iran de pareils voisins. Seulement, j'ai voulu rendre déjà attentif à ce fait que les terres scythiques n'ont jamais été, à proprement parler, qu'une grande route où les émigrants arians passaient avec plus ou moins de lenteur, sans s'arrêter jamais indéfiniment.

Je ne compléterais pas le tableau des institutions du Vara, si j'omettais de noter que c'est déjà alors que s'établit la fête du Norouz, si chère aux Persans de toutes les époques. Ou la considère comme destinée à célébrer le premier jour de l'année. Elle a lieu au moment on le soleil entre dans le signe du Bélier. Alors, dit la tradition, Djem le Splendide se plaçait sur un trône magnifique au milieu de son palais. Il était revêtu de ses habillements les plus somptueux et d'armes étincelantes. Les pierreries ruisselaient sur lui et autour de lui. Les grands de l'empire, également parés, venaient offrir au souverain leurs vœux et leurs présents, et le peuple, accourant en grande foule, prenait part à ces démonstrations.

L'empire était arrivé à un degré extraordinaire de puissance et d'éclat. Pour décrire d'une façon plus saisissante la prospérité dont jouissait alors le peuple iranien, l'histoire locale a imité les procédés de la légende grecque. Elle a fait descendre jusqu'à cette époque toute humaine la prérogative la plus saillante de cette ancienne race d'or qui n'avait jamais connu l'Iran. Elle a dit que la condition des sujets de Djem-Shyd était devenue si parfaite que la nature humaine échappait aux conséquences de sa débilité, et que pendant trois cents ans la maladie, la vieillesse et la mort cessèrent d'exercer leur pouvoir. Ce que voyant, le souverain fit briser toutes les bières devenues inutiles, et pour donner encore plus de réalité à ce récit, on désigne comme le jour anniversaire de cet événement le jour Khordad du mois de Ferwerdyn, c'est-à-dire le sixième de mars et le dernier des fêtes du Norouz. L'œuvre la plus considérable qui fut accomplie d'abord par les Djems, ce fut assurément la conquête successive et la mise en culture des différentes provinces du Vara. Quant à la constitution sociale de cet ensemble, ce furent fondamentalement les institutions de la race qui la déterminèrent, et dans le principal, du moins, celle-ci resta fidèle à ce que les ancêtres avaient approuvé. Pourtant un nouveau pays, de nouveaux rapports, des intérêts inconnus jusque-là et qui commencèrent à se faire jour, produisirent des déviations ; et, il faut le dire, le contact avec des races étrangères et les mélanges de sang qui en furent la suite amenèrent de très bonne heure des innovations considérables.

L'histoire raconte que le Djem choisit des ministres de son État sans le concours desquels il ne décidait rien. Le plus illustre de ces conseillers s'appelait Shehrest. C'était moins cependant un homme politique qu'un directeur spirituel. Sa piété est très vantée et son nom se rattache une réforme religieuse. On assure que ce fut lui qui, le premier, inventa les jeûnes et les prières de nuit. Il ne serait peut-être pas trop téméraire d'identifier le Shehrest des historiens persans avec l'homme d'Ourva du Vendidad. Quoi qu'il en soit, il semblerait qu'on peut dès cette époque, ou à peu près, signaler an commencement de scission entre les Iraniens proprement dits et les Scythes d'une part, les Indiens de l'autre. La religion quand elle ne réunit pas est de tous les dissolvants le plus énergique.

Les Iraniens avaient étendu au loin dans leurs provinces l'organisation féodale de l'Ayryana-Vaëja. De même que le Djem régnait sur l'empire, de grandes races souveraines dirigeaient dans les diverses contrées la hiérarchie des seigneurs de villes, de villages, de châteaux, et les chefs de famille autour desquels s'étaient groupés, en acceptant les bénéfices précaires du patronage, le nombre probablement considérable de vaincus et d'étrangers auxquels la constitution anime ne reconnaissait aucun droit. L'intérêt et la tournure d'esprit des seigneurs créaient à cette foule une sécurité. Il était utile, il était beau d'avoir une longue suite d'esclaves et de clients ; il était conforme à l'orgueil de la famille de prétendre les protéger et les garantir envers et contre tous, en les maintenant justiciables de soi seul. C'est le principe sur lequel s'est fondée l'existence des nombreux aborigènes tributaires des tribus d'Israël, des Périèkes des Spartiates, des Perrhèbes des Thessaliens, des Hemsayehs ou voisins que gouvernent. les Afghans d'aujourd'hui, des Rayas ou sujets dont s'entourent les tribus turkes et kurdes de la Perse moderne. Ces existences subalternes, méconnues par la loi, pouvaient avoir à craindre quelque chose de la superbe ou de la colère du chef dont elles relevaient, mais cette superbe et cette colère se chargeaient de les couvrir contre les attaques du dehors.

On a conservé les noms de quelques-uns des ancêtres des grandes maisons provinciales. C'est Sughdâ qui a donné son nom à la Sogdiane, nommée primitivement Gan, la contrée. Vehrkana a reçu le même honneur dans son pays, appelé d'abord Khnenta et qui devint, pour cette cause, l'Hyrcanie. A Vaëkereta ou Kaboul, l'éponyme parait s'être appelé Douyak. Le premier de ces grands seigneurs avait un nom de bon augure : il était celui qui donne la pureté, le purificateur, et, sans doute, c'était un titre reçu au temps où, mis en possession de la nouvelle province ariane, il l'avait rendue participante aux mérites de la race victorieuse. Vehrkana se parait d'un nom moins bénin, puisqu'il se vantait de tenir du loup ; Douyak, comme lui, s'appelait le dur. On peut s'imaginer que les chefs arians n'étaient pas plus disposés à la mièvrerie que ne le furent plus tard leurs arrière-neveux, Geoffroy Grise-Gonelle, comte d'Anjou, et Hugues Pille-Avoine, seigneur de Chaumont en Vexin. Ils avaient assurément l'idéal guerrier et chevaleresque, mais non pas philanthropique. Nous rencontrerons surtout, en leur temps, les plus fameux aïeux des grandes familles iraniennes dans les montagnes de Bey, lorsque l'histoire s'occupera plus particulièrement de ces derniers fiefs de l'Empire. En ce moment, il suffit de constater que l'éclat du trône souverain n'éteignait nullement celui de beaucoup de trônes secondaires. Le Djem était déjà le roi des rois, comme le furent plus tard les Achéménides, et la monarchie ariane se présentait toute construite de droits auxquels le souverain ne pouvait pas toucher, toute libre, moins les vaincus et les étrangers.

Ceux-ci introduisaient donc, par le fait seul de leur présence, un élément hétérogène dans l'État, et c'était y apporter une cause prochaine ou lointaine, et, dans tons les cas, assurée, de perturbations considérables. Les mœurs des conquérants commencèrent bientôt à s'en ressentir. Entourés d'esclaves, il parut inutile aux maîtres de s'occuper davantage d'une quantité de soins matériels qui jadis n'avaient pas été au-dessous à e leur dignité. Si la philologie a raison de nous apprendre, et elle l'a sans nul doute, que la fille de la maison était exclusivement chargée de traire les vaches et que les fils étaient les seuls domestiques que l'on ait connus d'abord, il vint un jour on la jeune héritière iranienne se fit gloire de laisser des soins fatigants, communs ou vulgaires, au travail des filles dyws, tandis que ses frères apprirent à se contenter de surveiller les serviteurs esclaves de la maison, sans prendre désormais une part aussi directe à leur ouvrage. En outre, ayant à disposer de beaucoup plus de bras, on cultiva plus de terres, on obtint plus de produits ; de la richesse on passa à l'opulence, et on employa ces ressources à augmenter le nombre des dépendants, afin d'accroître l'ancien pouvoir et les respects qui s'y attachaient. L'Arian étant devenu de la sorte un directeur et un surveillant peu occupé des labeurs auxquels s'était bornée l'activité de ses pères, il lui resta des loisirs qu'il appliqua à d'autres soins, et de là naquit une vie sociale assez développée. Il eu résulta des tendances vers des notions et des faits jusqu'alors inconnus.

La religion pondant était un grand obstacle. Purement ariane et probablement rendue moins commode par la réforme de l'homme d'Ourva, elle s'opposait au progrès industriel. Dans son respect pour la nature, elle craignait de souiller les pierres en les travaillant, le feu en l'employant à certains usages, l'eau en y mêlant des substances hétérogènes autres que celles dont la vie matérielle indiquait rigoureusement te besoin. Pour venir à bout d'une difficulté que la direction donnée aux esprits rendait désormais intolérable, on imagina lin expédient qui conciliait a la fois les exigences du dogme et les désirs de plus en plus sentis d'élargir le cercle des jouissances.

l'Arian ne devait pas et ne pouvait pas consentir à se souiller, il importait peu que ses esclaves dyws subissent des pollutions morales qui n'ajoutaient rien à la dégradation irrémédiable dont ils étaient frappés, de sorte que tout ce qu'on pouvait ambitionner devint subitement possible. Les dyws, servant d'instruments à la civilisation naissante, resteraient seuls chargés des fautes et des déshonneurs qu'elle pourrait traîner après elle, et les Arians n'auraient à en recueillir que les avantages.

On commença à tailler les pierres et à élever des palais, des maisons, des villes, des forteresses sur des plans plus somptueux que par le passé. On fouilla les entrailles de la terre, et on s'adonna plus largement à l'exploitation des mines. Ce travail n'avait rien de difficile, car il n'existe probablement pas dans le monde tut pays dont la richesse métallurgique puisse l'emporter sur celle de l'Iran. Le sage vézyr Shehrest lui-même conseilla au Djem d'abandonner les anciennes armes de bois et de pierre, et ou les remplaça par des armes de fer. On fabriqua des casques, des cuirasses, des épées, des lances, des flèches à tête de bronze. Pour orner ces nouvelles inventions, et les trônes et les chars, et les couronnes et les bracelets, ou découvrit le mérite des pierres fines et précieuses, et l'on rechercha, dit Mirkhond, les diamants, les émeraudes, les rubis, les turquoises, les cornalines et les opales.

Ces richesses auraient mal figuré sur les simples vêtements dont on s'était contenté jusqu'alors. Ou s'appliqua à tisser la soie et le fil. Il est curieux de remarquer qu'il n'est pas dit un mot du coton. Ces matières textiles, plus souples, plus riches, plus délicates, mêlées à la laine que l'on apprit à mieux travailler, furent teintes de différentes couleurs et brodées de mille façons. On apprit à les disposer et à les coudre de manière il satisfaire un goût exigeant. On connut aussi le charme des parfums, et l'on mit en usage le musc, l'ambre, l'encens et l'aloès ; ce furent principalement les bois de senteur, comme le sandal, qui d'abord se virent recherchés. Bientôt aussi une population forte et passionnée, de tout temps portée aux excès matériels, connut le vin, et voici comment la légende raconte la découverte de cette liqueur.

Le roi Djem était un jour assis dans un pavillon, assistant aux exercices de ses archers, quand apparut dans le ciel un grand oiseau qui fuyait à tire-d'aile sans pouvoir se débarrasser de l'étreinte d'un serpent enroulé autour de son con. C'était un spectacle insupportable pour l'œil d'un Arian, car les oiseaux appartiennent à la Bonne Création, tandis que les reptiles sont le pire produit de la mauvaise. Djem ordonna à un de ses guerriers de viser le serpent et de l'atteindre, en se gardant de toucher roi-seau. Immédiatement le serpent, percé d'un coup mortel, lâcha sa proie, s'étendit et vint se briser sur le sol, tandis que le captif délivré disparaissait à l'horizon.

Peu d'instants s'étaient écoulés qu'il revint, s'abattit devant Djem, et, comme s'il voulait lui témoigner sa reconnaissance, il laissa tomber de son bec quelques graines inconnues.

On les recueillit, on les sema, et au bout de peu de temps il germa une plante qui, grandissant sous l'influence des saisons, se couvrit de feuilles et bientôt de fruits admirables à voir et réunis par grappes énormes. C'était la vigne.

Le roi observa que sous une pellicule très mince ce fruit superbe avait une chair fluide facile à séparer du pépin ; il fit donc accomplir cette opération par ses serviteurs, et quand elle fut terminée, on enferma dans une jarre la liqueur ainsi obtenue. Après quelques jours, le roi voulut la goûter, supposant sans doute qu'il trouverait quelque chose d'analogue à l'hydromel ou a d'autres préparations de ce genre ; mais il fut rebuté par une amertume si forte et un goût si étrange, en conclut glue ce devait être du poison, et il mit la liqueur mystérieuse à part, prévoyant, dit avec abandon le narrateur oriental, que ce poison pourrait être de quelque utilité dans les affaires du gouvernement.

Cependant Djem avait une esclave fort belle et très aimée. Un jour qu'il était à la chasse, la favorite fut éprouvée par de violentes douleurs de tête, et, pendant plusieurs jours, elle ne put avoir un moment de repos. Tout ce qu'on essaya pour la soulager resta inutile. La jeune femme, désespérée et rendue folle par la souffrance, résolut de se tuer, et songea au poison que le roi tenait en réserve. Elle ouvrit la jarre et commença à boire. Elle but tant qu'elle s'endormit, et au réveil elle se trouva guérie parfaitement.

Quand Djem fut de retour, elle lui raconta ce qui s'était passé. Alors le souverain changea d'avis sur la nature du breuvage dont il avait trouvé hi recette ; il ne l'appliqua pas aux embarras de l'État, mais bien il s'en fit un remède qu'il employa avec tant de succès dans un grand nombre de maladies, que les anciens Persans appelaient le vin Darou-é-Shah, la médecine du roi.

Quant à l'oiseau immense, attaqué par l'impur serpent, délivré par une flèche ariane, et qui, reconnaissant, apportait aux hommes des bienfaits dont ils n'avaient pas encore joui, c'est assurément l'oiseau Karshipta, celui qui, au refus de Yima de remplir le rôle de prophète, avait été chargé de cette tâche par le dieu céleste.

Pendant que le souverain lui-même découvrait des médicaments, l'art de guérir se créait parmi ses sujets, et l'invention de cette pratique, que l'on rattache au nom de Thrita, bien connu des Indiens, se répandait dans toutes les terres arianes. Il est probable que longtemps avant de quitter l'Ayryana-Vaëja, les hommes de la Bonne Création avaient déjà posé, à l'aide de certaines remarques et de quelques expériences, les bases clé ce genre de savoir. Je le conclurais d'autant plus volontiers de la nature même chi fait, qui doit faire supposer un assez long usage, et du respect dont les Indiens entourent la mémoire de Thrita, que les médecins héroïques de la Grèce, commue Machaon, par exemple, semblent bien se rapporter à des souvenirs tout à fait antiques. Quoi qu'il en puisse être, ce fut certainement dans le Vara des Djems que la profession de guérisseur devint l'objet des études d'un nombre assez considérable d'adeptes, et que les gardiens des intérêts publics commencèrent à apercevoir de graves inconvénients à ce que chacun pût à son gré entreprendre, sans contrôle, sur la santé de ses semblables. On fit une loi destinée à établir la certitude que tous les médecins seraient réellement habiles dans leur art. Voici ce que cette loi ordonnait :

Tout homme arian ayant l'intention de se livrer à l'exercice de la chirurgie et de la médecine devait préalablement, et avant d'entreprendre la cure d'un de ses concitoyens, faire trois essais sur les dyws. Si après la troisième épreuve il y avait trois morts, le candidat était repoussé et déclaré à jamais indigne de soigner personne. Il était contraint de renoncer à toute nouvelle tentative, sous les peines les plus sévères.

Le Vendidad expose que la science médicale d'alors se composait de trois parties également importantes, et qui semblent même avoir constitué ce qu'on appelle de nos jours des spécialités[10]. Certains docteurs traitaient au moyen de formules propitiatoires ; une autre classe s'attachait à l'application, soit interne, soit externe, de plusieurs plantes salutaires ; une troisième recourait à des opérations chirurgicales. La première méthode, celle du manthra-spenta, est, au sentiment du Vendidad, la plus recommandable. Je ne pense pas qu'il faille la confondre avec l'usage des formules magiques si répandues plus tard et qui eurent leur raison d'être dans la nature toute particulière de la philosophie sémitique[11]. Ce n'étaient encore ici que de pures supplications adressées aux dieux pour obtenir leur secours ; on espérait en leur, bonté, et on ne songeait nullement, comme cela eut lieu ensuite, à leur arracher de force et par des moyens auxquels ils ne pouvaient résister, le résultat désiré. La théorie des enchantements est tout à fait opposée à la façon dont la race ariane envisage Dieu et la nature, et les rapports de l'un avec l'autre. Cette doctrine a fait dans le monde une très grande fortune ; on l'a vue et on la voit encore agir sur tous les points de la terre, mais ses succès n'ont commencé qu'avec les mélanges ethniques, véhicule nécessaire de la diffusion du sang et des idées sémitiques. A l'époque de Thrita et aux premiers temps de l'empire iranien, on ne doit pas supposer que les prières eussent, aux yeux des Arians, une autre autorité que celle de la supplication proprement dite, adressée soit aux dieux, soit aux hommes. C'est une puissance pure, considérable, digne d'être divinisée elle-même, et qui le fut, en effet, par les Iraniens comme par leurs frères de l'Inde ; elle a beaucoup d'efficacité sur les âmes généreuses, à plus forte raison sur les natures célestes, et cela parce qu'il est coupable de n'y pas céder, ainsi qu'on l'a vu plus haut ; mais ce n'est pas une force, une contrainte sèche, absolue, brutale, scientifiquement déterminée, géométriquement conçue, comme les formules magiques.

Les prescriptions de l'Avesta au sujet de la médecine nous laissent apercevoir un point de l'état économique des premiers Iraniens qu'il serait fâcheux de négliger. Le livre saint ne dédaigne pas de fixer lui-même les honoraires des hommes de l'art[12].

Un Athrava, un prêtre guéri récompensera son bienfaiteur par une pieuse bénédiction. C'était beaucoup, puisqu'on avait une confiance si grande dans les effets de semblables paroles. Le seigneur d'une maison, le chef de famille, donnera une petite bête de somme. Le seigneur d'un village sera quitte au moyen d'une bête de somme de valeur moyenne, mais le seigneur d'un château devra présenter une béte.de somme de forte taille. S'il s'agit du prince de la contrée, le médecin en recevra un attelage de quatre bœufs. Une maîtresse de maison donnera une ânesse, la femme d'un seigneur de village, une vache ; la femme d'un seigneur de château, une jument ; une princesse devra une chamelle, et ainsi de suite. On voit, d'après ce tarif, qu'il n'y avait pas récompense quand il n'y avait pas guérison. En outre, on trouve ici la pratique du grand principe sur lequel s'est toujours basée l'estimation que les Asiatiques font des objets ou des services, et qui est non pas la reconnaissance d'une valeur intrinsèque inhérente aux uns ou aux autres, niais la considération de la qualité propre au rémunérateur. Le pauvre pave peu ce que le riche paye cher. C'est une règle immuable et qui est tout aussi bien reconnue en Orient au jour actuel qu'à l'époque de Thrita. Enfin, pour dernier trait, on s'aperçoit qu'alors la monnaie, ou même l'emploi des métaux en lingots ou autrement, pour opérer un payement, n'existait pas.

Avec la médecine, disent les auteurs persans, on introduisit dans le Vara, dans l'empire des Djemshydites, la musique, science plutôt qu'art au sentiment des Asiatiques, puis la sculpture, puis la peinture, puis d'autres genres de connaissances. Les lettres furent inventées ou importées, et leur usage se répandit. Le souvenir de cette grande innovation se rattache de deux manières à la personne même du souverain. En premier lieu, on raconte que Djem-Shyd possédait une coupe, et qu'en regardant au fond on y apercevait tout ce qu'on souhaitait connaître. C'est là une conception qui n'a rien d'arian, qui est toute sémitique, et qui, pour cette cause, ne saurait se rattacher qu'aux temps derniers de l'État des Djemshydites. Les coupes de ce Genre sont bien connues des Hébreux et des Arabes. Joseph, fils de Jacob, en possédait une.

Sur le bord de celle qui appartenait au grand roi arian était une inscription composée de sept écritures différentes, disposées sur sept lignes. La première s'appelait djouz : on la nomme aussi leb-è-djam, ou celle qui est placée au bord de la coupe ; la seconde était dite écriture de Bagdad ; la troisième, écriture de Basrah ; la quatrième, écriture d'Azrek ou écriture noire ; la cinquième, écriture droite ; la sixième, écriture d'orfèvre ; la septième, écriture de commentaire. On voit, d'après plusieurs de ces noms, que la coupe de Djem venait réellement des pays sémitiques et représentait quelques-unes des idées en vigueur dans ces territoires[13].

La seconde tradition rapporte que pour les différentes fonctions du gouvernement, Djem possédait quatre anneaux dont il cachetait ses dépêches, afin de leur donner un caractère authentique.

Sur les ordres militaires, il imprimait ces mots : prudence et modération ; sur les documents judiciaires, s'enquérir ; sur les ordres administratifs, droiture et promptitude ; enfin, sur les papiers d'État, sévérité et justice.

L'usage de l'écriture devint bientôt commun dans l'empire, et des savants et des hommes lettrés s'y formèrent de toutes parts. On les vit dès lors prétendre à occuper une place parmi les gens puissants. Ceux-ci jusqu'alors n'avaient compté dans leurs rangs que les grands propriétaires et les braves guerriers.

Les rois djemshydites ont laissé la réputation d'avoir beaucoup favorisé ces nouveaux venus, et ce fut sans doute à la suggestion de ces conseillers facilement écoutés que les monarques arians commencèrent à prendre garde aux peuples étrangers habitant en dehors des frontières. La curiosité s'éveilla à leur égard. On députa chez eux des personnes d'intelligence et de savoir chargées d'examiner comment les choses s'y passaient, ce qu'on y faisait, comment on s'y gouvernait. On avait certainement pensé d'abord qu'on ne verrait là que des sauvages. Quand on fut convaincu du contraire, on se piqua d'apprendre et d'étudier, et d'apporter dans le Vara les inventions qui pouvaient être de quelque utilité ou de quelque agrément aux hommes de la Bonne Loi. Ce fut afin de faciliter et d'activer les relations profitables nées de ces nouveaux contacts que les Djems ordonnèrent de construire en grand nombre des vaisseaux qui sillonnèrent les régions maritimes. Alors un peuple de matelots vint multiplier encore les relations avec le dehors et donna un grand essor au commerce.

Si l'on réfléchit à la situation géographique de l'empire, il est manifeste que ces récits de la légende ne peuvent s'appliquer qu'aux deux mers intérieures, la Caspienne et la grande agglomération d'eaux placée au centre du plateau de la Perse actuelle, et de même que le Vendidad nous fait connaître le nom antique de la première en l'appelant le lac Voourou-Kasha, de même il nous indique le second dans le lac Pouytika. Entre les deux, ce livre établit des communications déterminées par les influences atmosphériques, et voici ce qu'il admet : les évaporations enlevant dans l'atmosphère les eaux du Voourou-Kasha sous forme de vapeurs, les condensent en nuages que le vent pousse vers le Pouytika. Là, ces nuages se dissolvent et pleuvent au sein de cette mer méridionale, où les vapeurs arrivent purifiées, par la chaleur, des exhalaisons que l'influence du nord apporte et mêle à la Caspienne ou Voourou-Kasha. Puis ensuite, ces mêmes eaux que le soleil pompe et suspend de nouveau dans l'atmosphère sont reportées par les vents contraires dans la direction du Hvapa, vastes forêts où croissent des arbres de toute espèce. Là, elles recommencent à tomber en ondées abondantes et fertilisent le sol. Le Hvapa ne saurait être autre que le Ghylan, très boisé en effet, et rendu plantureux par une humidité perpétuelle. Je ne vois que cette partie de la Perse à laquelle se puisse appliquer la description du Vendidad[14].

L'empire parait avoir eu plusieurs capitales qui se succédèrent les unes aux autres. Il est impossible aujourd'hui de retrouver les plus anciennes. La tradition ne les nomme pas ; mais elle affirme qu'aux derniers temps de la domination des Djems, quelques-uns de ces rois ont résidé dans une ville située au centre d'un district indéterminé du Seystan, et d'autres dans une métropole qui occupait à peu près l'emplacement de l'ancienne ville de Tous, en Khoraçan, ce qui n'était pas loin de la mer Pouytika et indiquerait que les relations avec les peuples étrangers, noirs, Chamites, Sémites, établis au delà de cette nappe d'eaux, avaient eu quelque influence sur à choix d'une métropole destinée à rendre les contacts plus faciles. Ce que je remarque principalement ici, c'est l'exactitude évidente de la légende, qui, dans ses hésitations, ne nomme pas même Balkh. Assurément, si elle avait travaillé uniquement sur des souvenirs parsys, elle se serait immédiatement attachée à cette dernière cité, que les Mazdéens ont toujours considérée comme la ville sainte des temps primitifs, et qui, cependant, n'a eu de grandeur et de renommée que longtemps après la chute du premier empire. A l'époque où nous sommes encore, le Vendidad, d'accord avec la tradition, ne recoupait à Balkh aucune suprématie sur les autres villes de l'Iran. Il faut constater cette coïncidence, qui répond de l'exactitude de beaucoup d'autres faits, et montre que l'histoire persane ne s'est nullement construite sur des données d'imagination. En reconnaissant que la capitale était placée aux derniers temps du Vara soit dans le sud, soit dans le sud-ouest, les annales anciennes qui ont servi de base aux rédactions plus modernes laissent deviner sans peine ce que nous avons dit plus haut, que le centre de gravité du pays était attiré vers les points où les relations avec l'étranger se multipliaient, augmentaient la richesse générale, et créaient des intérêts complexes qui sollicitaient l'attention directe du gouvernement suprême[15].

Les choses étaient, en effet, devenues bien différentes de ce qu'on les avait vues aux premiers temps de la migration. Le riche était plus puissant et le pauvre plus faible. Il ne suffisait plus d'être un Arian pour se trouver un grand personnage. Le contact journalier entre les conquérants et la multitude des esclaves dyws avait produit ses effets ordinaires, et dés lors se forma l'idée que les créatures inférieures sur lesquelles on dominait n'étaient pas toujours laides, mais, au contraire, se signalaient quelquefois par un charme séducteur qui s'attacha désormais au nom même des payrikas ou fées.

Une classes de métis, produits d'amours furtifs plus ou moins réprouvés par la religion, tuais inévitables, répandit partout des mulâtres qui aux traits modifiés de leurs mères joignaient une intelligence vive et d'une espèce toute nouvelle. Les rois djemshydites, dans leur partialité pour la puissance de l'esprit, firent certainement ce qui a toujours eu lieu en pareille circonstance. Ils constatèrent que ces gens de demi-sang étaient des serviteurs plus soumis, plus dévoués et surtout plus dépendants que les feudataires d'origine pure, et ils cherchèrent et réussirent à eu tirer un certain nombre de l'abjection. D'autre part, les professions industrielles s'étendant dans le pays, bien que méprisées par les hommes des familles arianes, furent abandonnées aux métis, et on vit abonder chez ceux-ci les richesses et la considération qui en résulte dans toute société où les occupations agricoles et guerrières ont cessé d'être les plus réellement importantes. L'esprit devenait plus fort que l'arc, l'opulence plus considérable que l'extraction, et dès lors, l'ancienne et simple distinction entre l'Arian et le dyw ne suffisait plus à exprimer l'état respectif des classes.

Il y eut donc une autre formation de hiérarchie qui n'eut pas pour base l'origine, mais bien les occupations. Ainsi furent instituées quatre castes : les savants, les guerriers, les laboureurs et les artisans[16].

Sous la dénomination de savants, les annalistes musulmans entendent désigner les prêtres. Le Vendidad, dans ses parties que l'on peut considérer comme les plus anciennes, ne fait pas mention d'un tel ordre de personnes, et il n'y a aucune raison de croire que des prêtres à la façon hébraïque, ou tels qu'ils existèrent à une autre époque dans le mazdéisme, aient paru avant le temps de Zoroastre. La raison tout à fait concluante que l'on en peut donner, c'est que bien des siècles après les prédications de leur législateur, les Iraniens n'admettaient pas tous la légitimité d'un sacerdoce proprement dit. La plupart maintenaient que les fonctions du culte appartenaient à chaque chef de famille, et ce ne fut que très tard, et pas avant le règne des Sassanides, qu'un clergé rigoureusement constitué parvint à triompher de ce principe et des répugnances qu'il faisait naître. Mais en généralisant beaucoup le cercle des idées qui s'attachent à hi qualification de prêtre, il n'est pas impossible que la première caste des Djemshydites fût formée de personnes prenant part aux travaux de l'État à nu titre religieux quelconque, absolument comme le vézyr Shehrest, tout ministre qu'il était, avait organisé une réforme spirituelle. Il s'y joignait sans doute aussi des hommes particulièrement versés dans les rites sacrés, connaissant héréditairement les hymnes et les récits liturgiques, rédigeant et conservant les souvenirs de l'histoire, les poètes, les hommes chargés de déterminer le sens de la loi, et de telles personnes étaient déjà désignées très anciennement, avant la séparation d'avec les Indiens, par le titre d'Athrava[17]. Mais ce n'étaient pas plus des prêtres que ne le sont les brahmanes, et ils avaient le droit comme ceux-ci de se livrer à toute autre profession que celle du sacerdoce.

Les guerriers étaient les hommes de descendance ariane conservant l'habitude et le goût des armes. Les laboureurs, un peu moins purs de sang, moins illustres et moins riches, tenaient aussi aux familles de la Bonne Création. Les dyws soumis ne pouvaient être avec les métis et les étrangers domiciliés que le noyau de la classe des artisans, dont le code religieux mettait presque toutes les occupations hors la loi. Quoiqu'il en soit, cette dernière catégorie de personnes, jusque-là réduite à un état précaire, cessait d'être un accident, une chose bénévolement épargnée, et prenait place dans la population légale. J'ai fait observer plus haut que cependant l'Avesta la compte fort peu ; il ne la mentionne même qu'une unique fois. Je reviens encore sur ce point important pour dire que ce n'est pas là une preuve qu'elle n'existât pas. Seulement, si l'État reconnaissait son existence, la religion continuait à protester et à repousser cet élément hostile. Elle ne le recevait pas dans la communauté des prières et des vœux. Elle n'avait rien à lui donner, et son mépris haineux dura toujours, et se manifestait encore avec beaucoup d'éclat à la fin du règne des Sassanides. Néanmoins, la caste reniée avait conquis un droit à l'existence dès le temps des Djems, par cela seul qu'on ne saurait concevoir un empire de quelque étendue qui se puisse passer de serviteurs. Grâce à cette nécessité, à partir de l'installation des classes, il fut interdit d'attaquer et de détruire les impies ; l'essayer, ce fut violer les institutions du pays. Lorsque cette organisation eut lieu, les Arians-Iraniens et les Arians-Hindous ne formaient toujours qu'un seul et même peuple, n'ayant qu'une même et unique religion et vivant sous un même gouvernement, puisque la loi djemshydite est bien celle qui a donné naissance aux quatre castes primitives de l'Inde : les brahmanes, qui ne sont jamais devenus des prêtres proprement dits, les kjattriyas, les vaisyas et les soudras. De même, on voit qu'à cette époque l'empire n'était plus lié au gros des populations scythiques, puisque celles-ci ne paraissent pas avoir connu les quatre subdivisions sociales qui viennent d'être montrées[18].

C'est ici qu'il faut remarquer que les Scythes ne représentèrent jamais mie population permanente, mais bien des masses ambulantes que d'autres masses poussèrent constamment vers l'ouest et vers le nord, et cela depuis les époques les plus anciennes jusque vers les cinquième et sixième siècles de notre ère. Cette observation est de la plus haute importance. Les premiers Scythes, ceux dont il est question à ce moment et beaucoup de ceux qui vinrent plus tard, étaient des gens de race ariane. Mais il arriva un temps, vers la fin des grandes migrations, où pareil à un tonneau qui, en s'écoulant, a épuisé ce qu'il avait de vin généreux et ne donne plus que de la lie, les invasions scythiques présentèrent des multitudes mêlées au sang des Jaunes, et enfin des Jaunes presque purs. On était encore bien loin, sous le règne des Djemshydites, d'avoir dans l'Iran de pareils voisins. Seulement, j'ai voulu rendre déjà attentif à ce fait que les terres scythiques n'ont jamais été, à proprement parler, qu'une grande route où les émigrants arians passaient avec plus ou moins de lenteur, sans s'arrêter jamais indéfiniment.

Je ne compléterais pas le tableau des institutions du Vara, si j'omettais de noter que c'est déjà alors que s'établit la fête du Norouz, si chère aux Persans de toutes les époques. Ou la considère comme destinée à célébrer le premier jour de l'année. Elle a lieu au moment on le soleil entre dans le signe du Bélier. Alors, dit la tradition, Djem le Splendide se plaçait sur un trône magnifique au milieu de son palais. Il était revêtu de ses habillements les plus somptueux et d'armes étincelantes. Les pierreries ruisselaient sur lui et autour de lui. Les grands de l'empire, également parés, venaient offrir au souverain leurs vœux et leurs présents, et le peuple, accourant en grande foule, prenait part à ces démonstrations.

L'empire était arrivé à un degré extraordinaire de puissance et d'éclat. Pour décrire d'une façon plus saisissante la prospérité dont jouissait alors le peuple iranien, l'histoire locale a imité les procédés de la légende grecque. Elle a fait descendre jusqu'à cette époque toute humaine la prérogative la plus saillante de cette ancienne race d'or qui n'avait jamais connu l'Iran. Elle a dit que la condition des sujets de Djem-Shyd était devenue si parfaite que la nature humaine échappait aux conséquences de sa débilité, et que pendant trois cents ans la maladie, la vieillesse et la mort cessèrent d'exercer leur pouvoir. Ce que voyant, le souverain fit briser toutes les bières devenues inutiles, et pour donner encore plus de réalité à ce récit, on désigne comme le jour anniversaire de cet événement le jour Khordad du mois de Ferwerdyn, c'est-à-dire le sixième de mars et le dernier des fêtes du Norouz.

 

 

 



[1] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 131 et sqq.

[2] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 223 et passim.

[3] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 131 et sqq.

[4] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 250. Je m'y suis étendu suffisamment sur les particularités qui se rattachent à la coupe de Djem-Shyd.

[5] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 107.

[6] On pourrait inférer d'un détail donné par Myrkhond que la capitale de l'Iran était Rhagès, car, tout en la nommant Istakhr, ce qui ne signifie autre chose qu'une place forte, il ajoute que cet Istakhr avait trois châteaux, et c'est précisément la particularité distinctive de Rhaga aux trois châteaux. L'une de ces citadelles se nomme Istakhr, proprement dite ; la seconde, Shekesteh ; la troisième, Esketwan. Dans la première étaient déposés les trésors de l'empire ; dans l'autre se tenait la maison du prince avec les serviteurs et tout le mobilier ; à Esketwan on avait l'arsenal. La capitale ainsi faite fut terminée l'an 313 du règne de Djem-Shyd. — Le Resalch-é-Heft-Keshwer, ou Mémoire sur les sept climats, rapporte que Djem-Shyd avait fondé l'ancienne Tous dans le Khoraçan.

[7] Je reproduis ici la tradition persane ; mais il est certain que le livre sacré ne nomme que trois castes : les prêtres, les guerriers et les laboureurs. (Vispered, t. II, p. 12.) — Néanmoins il me parait positif également que dans une société qui s'organisait si complètement, nu élément puissant par le nombre, tel que l'était celui des esclaves et des étrangers, a dû représenter sinon une caste dans le sens religieux et strictement légal, du moins un corps déjà reconnu par l'État ; et, en ce sens, la tradition persane est dans le vrai en mentionnant la classe des artisans, qui d'ailleurs se retrouve directement indiquée dans un autre passage du Yaçna (SPIEGEL, t. II, p. 99). Probablement cette insertion appartient à une époque plus tardive, mais le fait existait incontestablement avant d'être reconnu par la loi religieuse, qui d'ailleurs, jusqu'à l'époque musulmane, s'est toujours montrée excessivement dure pour les gens de métiers.

[8] LASSEN, ouvr. cité, t. I, p. 523.

[9] Cependant je n'oserais pas me prononcer d'une manière tout à fait rigoureuse à cet égard, et il n'y aurait rien d'impossible à ce que la classification scandinave des trois ordres ne remontât aussi, quant au principe du moins, à l'institution djemshydite.

[10] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 131 et sqq.

[11] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 223 et passim.

[12] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 131 et sqq.

[13] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 250. Je m'y suis étendu suffisamment sur les particularités qui se rattachent à la coupe de Djem-Shyd.

[14] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 107.

[15] On pourrait inférer d'un détail donné par Myrkhond que la capitale de l'Iran était Rhagès, car, tout en la nommant Istakhr, ce qui ne signifie autre chose qu'une place forte, il ajoute que cet Istakhr avait trois châteaux, et c'est précisément la particularité distinctive de Rhaga aux trois châteaux. L'une de ces citadelles se nomme Istakhr, proprement dite ; la seconde, Shekesteh ; la troisième, Esketwan. Dans la première étaient déposés les trésors de l'empire ; dans l'autre se tenait la maison du prince avec les serviteurs et tout le mobilier ; à Esketwan on avait l'arsenal. La capitale ainsi faite fut terminée l'an 313 du règne de Djem-Shyd. — Le Resalch-é-Heft-Keshwer, ou Mémoire sur les sept climats, rapporte que Djem-Shyd avait fondé l'ancienne Tous dans le Khoraçan.

[16] Je reproduis ici la tradition persane ; mais il est certain que le livre sacré ne nomme que trois castes : les prêtres, les guerriers et les laboureurs. (Vispered, t. II, p. 12.) — Néanmoins il me parait positif également que dans une société qui s'organisait si complètement, nu élément puissant par le nombre, tel que l'était celui des esclaves et des étrangers, a dû représenter sinon une caste dans le sens religieux et strictement légal, du moins un corps déjà reconnu par l'État ; et, en ce sens, la tradition persane est dans le vrai en mentionnant la classe des artisans, qui d'ailleurs se retrouve directement indiquée dans un autre passage du Yaçna (SPIEGEL, t. II, p. 99). Probablement cette insertion appartient à une époque plus tardive, mais le fait existait incontestablement avant d'être reconnu par la loi religieuse, qui d'ailleurs, jusqu'à l'époque musulmane, s'est toujours montrée excessivement dure pour les gens de métiers.

[17] LASSEN, ouvr. cité, t. I, p. 523.

[18] Cependant je n'oserais pas me prononcer d'une manière tout à fait rigoureuse à cet égard, et il n'y aurait rien d'impossible à ce que la classification scandinave des trois ordres ne remontât aussi, quant au principe du moins, à l'institution djemshydite.