HISTOIRE DES PERSES

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE ET SECONDE FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE IV. — LES DERNIERS ROIS DE L'AYRYANA-VAËJA.

 

 

La légende place en tête des généalogies royales un personnage qu'elle appelle Keyoumers. Avec une recherche d'exactitude qui parait bien extraordinaire de sa part et dont il faut assurément lui savoir gré, elle ajoute que le monarque ainsi désigné ne portait pas ce nom avant de prendre le commandement suprême, et que l'on ne sait comment il s'appelait.

Keyoumers, en effet, n'est pas un nom à proprement parler. C'est un titre, qui ne signifie pas autre chose que le roi du pays, et peut-être, en tenant compte de certaines particularités de l'orthographe persane, faut-il le traduire par le roi des hommes. Key est la dénomination du souverain chez toutes les branches de la famille ariane. Ce mot parait se rattacher à une racine qui signifie engendrer, créer. Ainsi le Key, le Kava, Kan, Kung, Konungr, King, a été originairement le père de famille, entouré de sa femme, de ses fils, de ses filles, puis ensuite de ses esclaves, de ses protégés,  de ses tenanciers, de ses mercenaires, enfin de ses vaincus et de ses sujets. Il a tenu à l'esprit conquérant et organisateur de la race ariane de ne pas laisser la qualification glorieuse du chef s'atrophier au sein de la sphère patriarcale, où le titre à peu près analogue de Sheykh, le vieux, est, dans la plupart des cas, resté chez les peuples de race sémitique.

Le mot Keyoumers, signifiant le roi du pays ou des hommes, et appliqué, ainsi qu'on vient de le voir, à un personnage dont on ignore le nom et dont, par conséquent, l'individualité reste très indécise, prouve simplement que, dans une liante antiquité, l'Ayryana-Vaëja obéissait a des princes, que les différentes familles reconnaissaient le pouvoir monarchique, et que trouvant plus tard celles-ci, après leur dispersion, soumises unanimement a la même forme d'autorité, on n'a aucun motif de supposer que ce fut chez aucune d'elles une innovation[1].

Telle est aussi l'opinion des docteurs parsys qui ont composé le Déçatyr[2]. Ce livre est peu estimé en Europe, et, sous l'empire de préoccupations opposées à celles qui régnaient parmi les savants à la fin du dernier siècle, et qui tendaient à reporter l'origine des documents orientaux à des époques d'une antiquité effrayante, on s'est un peu laité de rabaisser la rédaction du Déçatyr et surtout la naissance des idées qu'il expose jusqu'à des temps par trop rapprochés de nous. Plus on connaîtra l'Orient, plus on se convaincra qu'en pareille matière rien n'v a jamais été inventé, sinon la forme et la manière de représenter, de combiner et de juger les faits. Encore y faut-il beaucoup de temps, et il n'a pas existé, depuis l'Islam, une seule situation qui ait pu permettre aux Parsys de concevoir et d'exécuter un travail aussi complexe que celui dont le Déçatyr est l'expression. C'est une œuvre sassanide, produit du travail des sectes sémitiques agissant sur les notions et les souvenirs de la race iranienne, leur donnant une teinte qui n'est pas la leur, se servant malgré tout de traditions conservées à travers de longs siècles et dont elle n'imaginait pas le fond. Toutefois, comme la façon dont le livre favori des Parsys accommode l'histoire primitive la noie, en quelque sorte, dans un océan d'apports et de couleurs hétérogènes, et qu'il est très difficile d'en extraire toujours, d'une manière suffisamment sûre, les éléments positifs qui, sans nul doute, y sont conservés, je me bornerai à rappeler en quelques mots ce qu'elle présente de l'histoire primitive de l'Ayryana-Vaëja.

Suivant le Déçatyr, il y a eu cinq dynasties successives : la première, celle des Mahabadyans, a régné cent zads. Un zad vaut un vad, un vad trois mille djads ; un djad, mille mérous ; un mérou, mille véreds ; un véred, mille ferds ; un ferd, deux fois cinq cent mille ans, ou un million d'années, et chaque année des Mahabadyans est composée de trois cent soixante-cinq jours, dont chacun dure trente années ordinaires[3].

Il est bien évident que pour les esprits qui se charment à la lecture du Déçatyr, c'est à ces calculs et aux énormités chronologiques qui en résultent que s'attache surtout la séduction ; j'ai vu de ces raisonneurs, et je sais à quel point le chatoiement de myriades d'années les enivre et les éblouit : c'est précisément là ce que nous devons laisser à l'écart, et nous nous bornerons à saisir le nom et la physionomie de la première race ou dynastie, les Mahabadyans. Ce sont les grands ancêtres, les hommes parfaits et incomparables qui ont commencé l'humanité, une humanité typique et supérieure de toutes les manières à celle qui s'est manifestée après eux.

Les Mahabadyans s'éteignirent, et les Djyans leur succédèrent. Ce fut encore une grande race, bien qu'inférieure en puissance et en mérites à celle qui l'avait précédée. Après les Djyans, qui se terminèrent à Djy-Alad, Kélyw, surnommé Shay ou le serviteur de Dieu, forma une troisième dynastie de créatures humaines, qui furent moitié des souverains, moitié des ascètes. On les nomma la race des Shayans ; elle finit à Shay-Mehboul. Puisque les ascètes étaient déjà nécessaires à cette époque, c'est que le monde était entré dans la période des luttes, et que le bien se trouvait en face du mal et forcé de le combattre. Seulement, comme la création était encore douée d'une grande vigueur, que tout s'y faisait dans de puissantes proportions, on peut assez s'imaginer que L'ascétisme des Shayans était gigantesque, comparativement à ce que les saints des époques postérieures ont pu entreprendre.

Après Shay-Mehboul vint Yasan, source d'une nouvelle lignée, moindre en valeur que la précédente ; on l'appelle celle des Yasanyans, dont le dernier fut Yasan-Adjam. L'essence vitale allait s'affaiblissant à mesure que ces générations se remplaçaient les unes les autres. Néanmoins, les Yasanyans étaient toujours bien préférables à ceux qui devaient leur succéder. C'étaient au moins des demi-dieux, car ils donnèrent le jour aux héros. Keyoumers, ce roi innommé, ce chef des hommes, vaguement indiqué, fut le fils de Yasan-Adjam, un fils de nature moins haute, le père des grands. personnages qui allaient suivre, et qui, tout vénérables qu'ils doivent nous paraître, ne sont cependant que des hommes comme nous, de l'avis du Déçatyr, et ce livre se borne à célébrer leurs vertus, non pas l'élévation de leur nature.

Je ne crois pas, je le répète, que cette légende ait été inventée dans le moyen âge, comme le veulent les critiques actuels ; je n'admets pas même qu'elle l'ait été sous les Sassanides, époque à laquelle il faut certainement faire remonter sa rédaction et la forme toute particulière dans laquelle elle nous est parvenue. Pour démontrer cette opinion, il n'est besoin que de comparer les récits du Déçatyr à certains passages des annales les plus antiques des autres rameaux de la race blanche. Ce rapprochement suffira pour démontrer combien une telle tradition est précieuse, et à quel point ce qu'elle renferme est d'un sens profond et digne d'être sérieusement médité[4].

Hésiode, si tant est que ce laboureur éolien d'Askra ait été l'auteur du poème les Travaux et les Jours, raconte que les dieux donnèrent successivement le domaine de la terre à cinq races bien distinctes. La première fut la race d'or. Elle n'enfanta que des hommes excellents, vivant sans peine au sein d'mi univers généreux, paisibles et heureux comme les dieux eux-meules. Pour eux, pas de maladie, pas de vieillesse. Ils ne connurent non plus jamais la mort en tant que cette transformation doive s'accompagner de terreurs et de souffrances. Quand la limite de leurs jours était atteinte, ils s'endormaient doucement et devenaient des génies, des démons favorables, présidant à la conduite des humains, leur dispensant les biens qui leur sont nécessaires, et jugeant de leurs vertus et de leurs vices.

À cette première génération en succéda une seconde, qui fut la race d'argent. Hautaine, belliqueuse et altière, celle-ci n'était plus animée pour les dieux de ce respect affectionné qui avait fait la gloire de ses prédécesseurs. Elle n'offrait pas de sacrifices, elle ne songeait pas aux devoirs du culte divin. C'étaient pourtant des hommes magnanimes, puissants et vénérables, et quand Zeus, après les avoir combattus, les eut tait disparaitre de la face du inonde, il ne put leur refuser les honneurs et la félicité dont ils jouissent dans l'univers souterrain des enfers.

Ensuite vint la race d'airain. Méchante et féroce, rien ne pouvait la toucher. Elle était faite de frêne dur. Elle ne semait pas, elle ne se livrait à aucun des travaux des champs. La guerre seule l'occupait. Tout chez elle était d'airain, armes, instruments, demeures même, et comme elle s'entrebattait sans cesse, elle finit par se détruire de ses propres mains, et l'empire des morts la reçut sans lui accorder ni rang ni gloire.

La quatrième race ne porte pas le nom d'un métal. Ce fut celle des héros, de ceux qui combattirent aux guerres de Thèbes et de Troie. Après s'être illustrés par des travaux à jamais célèbres, ces nobles champions passèrent des bras de la mort dans les iles des bienheureux, où, sous la loi de Kronos, ils habitent une contrée merveilleuse qui, sans nul soin de leur part, leur livre par au trois récoltes.

Pour la cinquième race, qui est celle de fer, les générations postérieures à la guerre de Troie lui appartiennent, et le poète des Travaux et les Jours se compte lui-même avec douleur parmi ses tristes enfants.

Je ne crois pas qu'on puisse méconnaître les rapports étroits et frappants qui unissent la légende iranienne à la légende hellénique. La séparation de l'humanité primordiale en cinq couches successives ne saurait être considérée comme une opération naturelle de l'esprit, fortuite dans l'une et l'autre des contrées où nous la rencontrons. L'excellence de l'homme à son début n'est pas non plus une conception nécessaire. Bien des nations, je ne parle pas des philosophes, ont cru et raconté que leurs premiers ancêtres avaient été des singes ou de stupides sauvages, et c'est même là une notion très explicable et tout à fait congruente à la prétention qu'ont les peuples d'aller en se perfectionnant, et d'être toujours plus habiles et meilleurs que leurs ancêtres. Maintenant, si on passe aux détails, on y trouve de quoi confirmer la première impression qu'on a pu recevoir de l'ensemble.

Le Déçatyr n'est pas aussi explicite ni aussi précis qu'il le faudrait sur ce qu'il pense des Mahabadyans, des hommes de la première race, et c'est qu'en effet l'inspiration très sémitisée de sa rédaction, l'ordre nouveau d'idées étrangères au sang iranien dans lequel il abonde, l'ont rendu et dû rendre sur ce point incorrect et insuffisant. Métaphysique comme l'est ce livre dans sa façon de comprendre, de travestir et de présenter les traditions du passé arian, il se perd dans le vague. Amenons donc à son aide un autre témoignage, rendant compte des mêmes faits, celai du Vendidad, et comparons-le à ce que rapporte Hésiode de la condition des rois et des peuples au premier âge.

Alors, dit l'Avesta, Ahoura-Mazda, le Dieu céleste, donna au souverain, au maitre, au civilisateur des hommes, pour insignes de son pouvoir, une lance d'or, un aiguillon d'or[5]. Voilà l'idée de l'or associée à celle de la race première, comme elle l'est dans les Travaux et les Jours.

Les humains qui sont réunis dans l'Ayryana-Vaëja, dans la contrée de la nonne Création, sont les meilleurs des êtres, les plus grands, les plus beaux, ni querelleurs, ni chagrins, ni malveillants, ni mendiants, ni menteurs, ni pauvres[6]. La maladie leur est inconnue ; ils ne s'affaiblissent pas. Ils n'ont rien à craindre de la mort. Ils confèrent avec les Yazatas, avec les dieux, comme s'ils étaient leurs égaux. En tout cas, ils sont manifestement leurs bien-aimés. Quant à la terre, elle est de la couleur de l'or[7] (et voila l'idée fondamentale qui se retrouve encore une fois), extrêmement fertile eu tontes sortes d'arbres et de plantes ; les végétaux les plus grands, les plus odorants, les légumes les plus savoureux, tout bien abonde dans cette région sacrée.

Je ne crois pas une tromper en considérant ce tableau comme absolument identique à celui qu'a tracé Hésiode. Identique, dis-je, et je n'v vois ni dons le fond ni dans leu forme Mienne différence de quelque importance. Ce qui une frappe surtout, c'est de contempler dans ces Yazatas, dans ces dieux qui composent la cour d'Ormuzd ou Ahoura-Mazda, le souverain céleste, des êtres qui manifestement ne sont pas les Amshaspands ni les Yzeds de différents ordres possédés plus tard par le parsisme, en même temps que les génies, les démons dont parle Hésiode de son côté ont justement étonné les critiques, parce qu'eux aussi ils sont tout à fait étrangers à la théogonie hellénique telle qu'elle s'est développée dans les temps postérieurs, et cependant Yazatas et démons se ressemblent parfaitement entre eux.

Viennent ensuite, dans le Déçatyr, les Djyans, vénérables encore, mais moins que leurs ancêtres. Hésiode représente ainsi sa race d'argent. Les vices ont déjà pénétré dans le monde. Le livre parsy l'avoue, comme ]'œuvre du poète de Béotie. Cependant les Djyans, cependant les guerriers de la race d'argent demeurent toujours dignes de respect, et les dieux, en les retirant de la terre, les traitent avec honneur.

Vient la troisième race. Ici il y a un dissentiment absolu entre les deux traditions, mais, j'ose le dire, un dissentiment plus instructif, plus intéressant, plus digne d'être examiné de près, et plus fécond en conséquences que ne seraient les similitudes les plus absolues. La portée en est telle que je ne ferai d'abord que poser ici la question qui s'y rattache, et dont la solution définitive va venir d'elle-même un peu plus tard se placer sous les yeux du lecteur.

Ainsi, les gens de la race d'airain sont, suivant Hésiode, les pires des méchants, les scélérats les plus endurcis, les plus malfaisants des êtres. Quelque sévérité qu'il montre ensuite pour la race de fer, dans laquelle nous sommes compris, il ne la juge pas aussi perverse que la race d'airain. Tout au contraire du Béotien, le Déçatyr voit dans les Shayans des saints, moins rois qu'ascètes, plus occupés de pénitences et de bonnes œuvres que de soins son-vendus. Avant eux, les rapports avec la cour céleste s'étaient maintenus sur un certain pied d'égalité ; ils commencent à substituer le respect aux relations étroites, et, à vrai dire, ils sont les premiers des adorants. Ils inventent lai religion proprement dite.

Le Déçatyr reste absolument fidèle à une conception qui, conduisant l'humanité, d'abord parfaite, sur une pente de plus en plus inclinée jusqu'aux bas-fonds où ses descendants combattent contre le mal avec des forces diminuées, procède par échelons, et ne se permet pas d'écarts dans la logique de l'idée et des faits. Au contraire, on le voit, Hésiode, en introduisant une troisième race corrompue et vicieuse, manque d'une manière tout à fait grave aux convenances apparentes de son sujet, puisque après la race de bronze il fait naître la race des héros, relevée de l'abjection ou les hommes de bronze ont vécu, et se reliant d'une façon très simple aux grandes finies de la période d'argent. Ils correspondent aux Yasanyans du Déçatyr, après lesquels se montrent les aïeux des hommes d'aujourd'hui, comme le sont pour Hésiode les héros.

Je n'insiste pas sur les embarras que la classification hésiodique a donnés aux savants, embarras d'autant plus inextricables que ceux-ci n'ont pas cherché à sortir du terrain hellénique, on tous moyens d'analyse font défaut. lis avaient leur texte sous les veux avec ses obscurités, et rien pour en scruter la nature. Ils ont remarqué, ce que j'ai déjà dit tout à l'heure, que le Manie rigoureux jeté sur la troisième race était une anomalie ; ils ont encore observé que la quatrième race, par exception unique, ne porte pas un nom de métal ; ils se sont demandé si ces irrégularités ne trahissaient pas la présence de deux légendes d'origines très différentes mal soudées ensemble ; en somme, ils n'ont pu conclure de façon à se satisfaire. Je considère déjà comme acquis par la comparaison des deux traditions que je viens de rapprocher, l'évidence qu'il n'y a pas ici deux légendes, mais une seule, dont la variation au sujet de la troisième race a un motif positif qu'il s'agit de rechercher ailleurs que là où l'on a cru pouvoir le supposer enseveli.

Pour continuer cette poursuite, je ne vois rien de mieux que de multiplier les comparaisons, et je demande d'abord aux traditions sémitiques si elles ont rien de semblable aux cinq races successives des Iraniens et des Hellènes. La Bible les doline précisément.

Oit est la race d'or ? Dans l'Éden, au sein de l'abondance vantée par les Travaux et les Jours et par le Vendidad, bonne, pure, douce, innocente, ne connaissant ni le mal moral ni le mal physique, inaccessible à la vieillesse et à la mort. Voilà ]es Mahabadyans.

Où est la race d'argent ? où sont les Djyans ? Les voilà dans les patriarches descendus de Seth et occupant la terre jusqu'au temps où paraissent les Noachides.

Ceux-ci, particulièrement recommandables par leur piété, ce sont les Shayans, les hommes de la troisième race. Ils craignent Dieu ; ils ne confèrent plus familièrement avec lui, comme jadis Adam et Ive, les êtres de la race d'or, les Mahabadyans ; ils ne vivent plus dans cette indépendance grandiose et année de la seconde époque ; ils craignent Dieu, ils le révèrent, ils à servent. Ils le voient encore de loin en loin, c'est pour eux un grand événement. Maintenant, ici même, se présente le point où les souvenirs du rameau hellénique et ceux du groupe iranien se sont montrés très différents. Ce dernier n'a vu que les Noachides, que les hommes justes sauvés de la destruction du déluge par l'effet de leurs mérites. S'attachant à la contrepartie, les Hellènes n'ont gardé que la mémoire des populations et des rois objets du châtiment. Ainsi, comme je l'ai dit tout à l'heure, par cela même qu'elles se séparent, les deux traditions s'accordent d'une manière absolue. Seulement, on peut dire que l'iranienne a choisi le meilleur côté, car sa quatrième race continue les générations antérieures ; en effet, les Yasanyans descendent de leurs prédécesseurs, les Shayans. Le récit hellénique, au rebours, en se préoccupant des coupables que leurs vices ont fait périr, et en les montrant engloutis dans l'Hadès, ne sait plus à qui relier la génération des Héros qui vient ensuite. C'est pour cette cause qu'il recommence assez maladroitement toute sa série en les faisant sortir immédiatement du sang des dieux immortels, ce qui, logiquement, n'aurait pas dû se supposer pour une génération très noble sans doute, mais tellement au-dessous de ce qu'avaient été les chefs de la race d'or et ceux de la race d'argent, qu'ils out pu donner naissance aux hommes ordinaires.

L'histoire iranienne a fait comme la Bible, elle a choisi pour tenir place dans ses généalogies la seule partie de l'espèce humaine qui ait eu postérité. Aussi, après les vertueux Shayans, représentant les Noachides, place-t-elle leurs fils, les Yasanyans, qui sont les descendants des trois éponymes Sem, Cham et Japhet et dont les familles se maintiennent dans une situation vénérable jusqu'à l'époque où commence la dispersion des peuples. Alors, dit le livre saint :

Toute la terre avait un même langage et une même parole.

Mais il arriva qu'étant partis d'Orient, ils trouvèrent une campagne au pays de Sinhar, où ils habitèrent.

Ici se place le récit de la tour de Babel, et se termine l'existence de la quatrième race. Depuis lors, l'espèce humaine actuelle règne sur la terre.

Il est indispensable pour donner à ces rapprochements toute leur valeur, d'absoudre complètement le Déçatyr des soupçons qu'une critique trop hâtive, je pense, a jetés sur ce livre. J'imagine qu'après avoir lu ce qui précède, on ne saurait plus admettre aisément qu'il se soit trouvé au quatorzième ou au quinzième siècle de notre ère un faussaire mazdéen capable de combiner autant de ruses qu'il en aurait fallut pour établir les concordances que je viens d'exposer et leur donner les caractères qui pouvaient les rendre acceptables à ses compatriotes. Un tel homme aurait dû avoir une connaissance directe de l'ouvrage hésiodique, auquel on ne s'intéressait Guère de son temps dans aucune partie du monde, mais qu'il serait particulièrement téméraire de chercher alors dans l'Asie centrale. Il aurait soumis les premiers chapitres de la Genèse à un examen qu'ils ne suggèrent pas d'eux-mêmes, et cela pour plaire à des religionnaires qui n'en reconnaissaient pas l'autorité. Enfin, il se serait donné la peine d'écrire dans un langage compliqué et difficile qui n'était pas celui que les savants d'alors se figuraient avoir été le dialecte en usage sous les Sassanides et qui ne rappelle ni de près ni de loin la phraséologie soi-disant pure, soi-disant archaïque, employée quelques siècles plus tôt dans le Shah-nameh, dans l'histoire de Kerschasep, pour la poésie, et pour la prose, dans certains ouvrages d'agriculture certainement rédigés par des Guèbres, et surtout dans l'histoire de Masaoud, roi de Ghazny.

Ces suppositions sont plus inacceptables les unes que les autres. Néanmoins, à toute rigueur, il pourrait s'en former une autre qu'il est utile d'infirmer à l'avance. Certains esprits se sentiraient peut-être enclins à accorder que le Déçatyr, en effet, est très antérieur au quatorzième siècle et qu'il en faut reporter la rédaction à l'âge où la placent les docteurs parsys, c'est-à-dire au temps des derniers Sassanides. Mais en avouant l'authenticité du livre, ils en prendraient sujet de nier d'autant mieux sa valeur, en faisant remarquer qu'à l'époque où il a été écrit, il restait beaucoup de païens, il y avait surtout beaucoup de néoplatoniciens en Asie ; que les polémiques entre les religions et entre les sectes étant alors fréquentes, l'idée serait assez plausible que l'auteur ou les auteurs du Déçatyr auraient connu les généalogies hésiodiques, et que des rabbins juifs, en querelle eux-mêmes avec des Alexandrins attardés ou des Mazdéens, auraient fourni le système des cinq races successives retrouvées dans la Genèse. Ce serait de ces récits étrangers que le Déçatyr aurait, tout fait arbitrairement et pour lui donner une tournure plus agréable à l'esprit de l'époque, enrichi la tradition iranienne, jusqu'alors étrangère à des notions semblables.

L'hypothèse que je présente pour la combattre aurait d'autant plus de poids que des emprunts de toute nature, ceci est incontestable, se rencontrent dans la religion de Zoroastre, et que même il n'y u pas de doctrine qui en ait pratiqué davantage et qui se suit toujours montrée plus disposée il abonder dans le syncrétisme, 'Hème aux dépens de ses dogmes les plus fondamentaux. C'est cc qu'ou aura plus d'une occasion de voir. Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne la grande conception historique dont il est question ici, on ne salirait la suspecter d'être le produit d'une combinaison quelconque avec des traditions étrangères ; elle est bien purement et bien complètement iranienne, et pour l'établir d'une manière solide et asseoir définitivement l'autorité du Déçatyr à cet égard, il n'est besoin que d'appliquer encore au même point la méthode comparative dont je nie suis servi jusqu'ici.

Je m'adresserai d'abord aux documents indiens. De même que chez les Grecs, ici tons les faits vont se trouver représentés comme autochtones ; tout se passera sur le sol national. Pour bien pénétrer le sens de l'histoire primitive, il faut s'accoutumer à ne pas tenir compte de cette commune préoccupation, et a ne lui donner raison que lorsqu'il y a vraiment lieu de le faire.

Les Indiens placent donc au début de leurs généalogies primitives la race des Bharatas. Le grand poème qui a pris son titre de cette tribu primordiale, le Mahabharata, raconte que le dernier prince qui la représenta, appelé Samwarana, vit tout à coup son règne paisible troublé par une révolte générale de ses sujets, et, attaqué par Pankalya, il dut fuir et abandonner la domination ii ce compétiteur. Voici la première race, illustre, vénérable, et dont la légende indienne se sépare avec une peine extrême, car elle y trouve toute sainteté.

Les Pankalas régnèrent ensuite pendant un espace de mille années[8]. Ils furent très puissants. Le saint Rishi Brihadouktha donna la consécration à leur prince Dourmoukha, lui en enseigna les vertus et les énergies, et, au moyen de cette connaissance, le mit en état de s'étendre dans tontes les directions et de soumettre toute la terre. Du reste, les Pankalas étaient parents très proches de leurs prédécesseurs, et on voit qu'ils ne leur cédaient que peu en mérites.

Après eux, sur le pays appelé Madhyadeça, qui signifie l'Inde pour les Indiens, mais qui, ayant absolument le même sens que le mot scandinave Midgard, veut dire en réalité le pays du milieu, régna la race des Kauravas. Ceux-ci étaient descendus, par les males des illustres Bharatas, mais par leur mère, femme d'extraction divine, ils se rattachaient à Manou. Toute considérable que doive paraître cette origine, Kourou, l'auteur de la famille, n'était pas cependant roi par le droit de sa naissance ; il fut appelé au trône à cause de son équité et de sa connaissance profonde des lois et des rites. Ce fit un pénitent consommé dans la science des austérités et dans celle des sacrifices. Ainsi, les Kauravas, au moyen de leur intelligence de la loi, de leur piété, de leur esprit de renoncement, de leur descendance de Manou, le prototype humain, de leur élévation même, résultat de leurs vertus, conservent les traits essentiels de la physionomie des Noachides ou du moins les rappellent avec une exactitude suffisante ; les Indiens ont donc, à l'exemple des Iraniens, gardé de préférence la mémoire de la partie saine de l'humanité, au moment d'une grande scission.

Maintenant vient la quatrième race. C'est partout la race héroïque, ce sont les grands chasseurs devant l'Éternel, les guerriers valeureux, les souverains puissants, tout au plus, pourtant, des demi-dieux. L'Inde ne s'y est pas trompée plus que les autres pays de souche ariane ; elle considère ainsi les Pandavas, et, par un trait qui n'est pas à passer sous silence et qui pourra un jour servir de point d'appui à quelque tentative chronologique, les Pandavas, en même temps qu'ils sont les successeurs des pieux Kauravas, sont de même qu'eux alliés de près aux Bactriens ou Bahlikas, tantôt comptés dans la liste des Kauravas, tantôt supposés frères de Pandou. On est encore à l'époque ou du moins près de l'époque di les Iraniens de la Bactriane étaient tenus pour les frères des Indiens, et comme, à ce moment, les Pavanas, d'où sortirent les Grecs, et les Sakas ou Scythes, n'étaient pas effacés du cercle des connaissances brahmaniques, on serait peut-être fondé à apercevoir sur le haut Indus et dans le pays de Kaboul un théâtre plus réellement vrai du déploiement des existences héroïques que ne le sont les forêts de l'Aryavarta, les campagnes de Troie, les montagnes de l'Hellade, et d'autres terres désignées plus tard par les différentes traditions. Quant à la Bible, il n'y aurait pas besoin d'en tourmenter le texte pour apercevoir en ces mêmes lieux le séjour des patriarches qui succédèrent aux premiers Noachides.

L'histoire des Pandavas et de tous les faits qui y appartiennent est donc essentiellement l'histoire des héros. Ces combattants se montrent à la fin de la période qu'on peut appeler surhumaine, et on a dit très bien qu'ils existent au moment où vont cesser les migrations primitives[9]. Après les cinq frères fils de Pandou et leurs deux premiers successeurs, la vieille tradition épique n'a plus rien à dire et se tait. On aborde ce qui ailleurs eût été le terrain de l'histoire positive, et qui, précisément pour ce motif, ne présentant plus. que des images réduites, n'a pas valu la peine, au sens de l'imagination indienne, d'être rapporté, et par conséquent ne se caractérise que par sa nullité presque absolue, On est désormais au milieu des hommes ; la chronique dégoûtée le témoigne en ne donnant guère que des listes royales dénuées de détails, et ce mépris se prolonge à travers de longs siècles jusqu'à l'âge du Bouddha, où alors des intérêts religieux, la piété, l'enthousiasme, la curiosité sainte, les besoins théologiques, contraignent les docteurs à tenir quelque compte des événements, et, bon gré mal gré, à enregistrer un certain nombre d'événements étrangers à leurs préoccupations, mais forcément mêlés à la trame de leurs souvenirs.

Voilà ce que l'Inde nous apprend des cinq races, et on le confrontera avec profit avec ce que nous avons déjà trouvé ailleurs à ce sujet. Maintenant, à défaut des Scythes qui ne peuvent plus nous dire directement ce qu'ils en savaient, nous devons interroger au moins leurs héritiers les plus directs.

La tradition scandinave est la plus troublée de tous les souvenirs de la race blanche. Tandis que l'on réussit à saisir les autres légendes à des époques relativement assez lointaines et voisines du point où elles se rapportent, la forme actuelle du récit qui nous vient du Nord ne date en dernier lieu que du treizième siècle de notre ère, et elle n'est arrivée au rédacteur des dernières Sagas qu'après avoir été promenée a travers une série fort longue de migrations qui lui ont fait traverser l'imagination et subir les retouches de bien des générations diversement mêlées. En outre, fixée a la tin dans des climats sans rapports avec l'aspect du pays où les scènes primitives ont en lieu, des climats qui connaissent moins le soleil que la neige et la glace, commentée par des hommes non plus seulement braves et aventureux, comme tous les Arians, mais devenus téméraires à l'excès et exclusivement belliqueux, les récits ont pris une teinte de sombre exaltation qui devait leur donner et qui leur donne en effet une physionomie particulièrement sinistre, étrangère ii celle que des laits purement historiques devraient avoir.

t, cependant, malgré ces causes puissantes de dissentiment avec la tradition fondamentale, la Saga scandinave présente encore les traits essentiels glue l'on remarque dans les documents iraniens, sémitiques. grecs, hindous, et tout ce qui peut établir l'identité de ces versions d'un même fait. Les scaldes islandais n'ont pas laissé tomber dans l'oubli qu'il y a eu cinq races successives dans le développement des âges.

La première de ces races est représentée par Ymir.

Un jour, c'était le temps où Ymir vivait, dit la Völuspa. Il n'y avait pas de sable, il n'y avait pas de mer, il n'y avait pas de douces vagues, ni non plus de terre, ni de ciel enveloppant. C'était l'abîme béant, le gazon, nulle part, jusqu'au moment où les fils de Börr levèrent les yeux, eux qui créèrent la puissante Midgard. Alors le soleil du sud parut sur les rochers et l'herbage vert recouvrit le sol. Le soleil du sud, compagnon de la lune, dirigea de sa main droite les chevaux célestes. Le soleil ne savait pas où il aurait sa place, la lune ne savait pas où elle aurait sa puissance, les étoiles ne savaient pas ou elles seraient fixées. Alors, les Consulteurs s'assirent sur leurs sièges, les dieux augustes tinrent conseil entre eux. A la nuit et à la lune nouvelle ils imposèrent des noms. Ils nommèrent le matin, ils nommèrent le midi, le crépuscule et le soir, afin d'ordonner les temps[10].

C'est ainsi qu'avec la première race parurent les premières manifestations cosmiques. Les géants fils de Börr habitaient la puissante Midgard, c'est-à-dire le centre de l'univers, la région par excellence. Il faut savoir maintenant ce qu'étaient Birr et ses enfants. La Völuspa ne l'indique point, non plus que le rapport qui les unissait à la figure immense qu'elle place au-dessus d'eux, cet Ymir qu'elle ne décrit pas autrement que par la remarque mystérieuse qu'il vivait au début des liges, avant les liges même.

Le Grimnismal est plus explicite. Pour ce livre, Ymir est la substance du monde. De sa chair fut faite la terre, de sa sueur la mer, de ses os la montagne, de sa chevelure l'arbre, de sou crâne la voûte céleste. Les Ases, les dieux bienfaisants, de ses paupières étendirent Midgard pour servir de demeure aux hommes, et les nuages sortirent de son cerveau[11].

Ainsi le Grimnismal confond Ymir avec la nature même. Le Vafthrudnismal détaille plus encore cette idée et attribue la naissance du soleil, de la lune, du jour, à différents géants issus de Börr. Il ne résulte pas autre chose de ces expressions différentes d'une même idée, sinon que les premiers êtres et la première nature étaient faits l'un de l'autre, l'un pour l'autre, et ne sont pas séparables dans la pensée du Scandinave. Mais le dernier des livres que je viens de citer considère si peu Ymir comme une abstraction cosmogonique qu'il lui attribue une descendance ; c'est déjà nommé, et ses enfants, nés des gouttes d'eau glacée que le vent du sud faisait dégeler, et faisait dégeler dans la main ouverte d'Ymir.

Ymir paraît encore comme nue personnalité bien accusée dans le Hymiskvidha. Ce poème fixe sa demeure à l'orient, aux confins dit ; c'est un géant chasseur, l'idéal de la race antique[12], et de plus, à la façon aplatie, il est berger et pasteur de bœufs. Il est puissant, il est riche ; il est possesseur d'un chaudron immense que les dieux eux-mêmes désirent pour y ]araser la bière dont ils mit soif, et lutter contre lui est une entreprise si difficile qu'elle peut troubler les rois du ciel par les périls auxquels elle les expose.

La Petite Edda complète ce que l'un peut savoir sur la personne d'Ymir en assurant que c'es1 le même qu'Œrgelmir, et que tons les géants proviennent de lui. Ainsi Id première race est formée.

Les vers de la Völuspa continuent l'exposition des premiers temps.

Après les géants groupés autour d'Ymir, apparaissent les Ases. Ils se réunissent dans la campagne d'Yda, et, là se construisent des demeures et des sanctuaires magnifiques. Ils cultivent la terre, forgent l'airain, façonnent des lances et des instruments de travail merveilleux. Ils s'amusent dans les cours du palais à jeter les dés, mais ils ne connaissent pas la convoitise. Ainsi vivait la seconde race[13].

Tout à coup, de ce bonheur grandiose un trio de filles de géants. Tout fut troublé. Les dieux abandonnèrent les êtres nés d'unions condamnées, et ils créèrent à nouveau la race infinie des nains, race sagace, avisée, savante, qui, sortant des pierres des montagnes et des profondeurs du sol, parut à la surface de la terre. Ce fut là la troisième et la quatrième race. On voit que cette troisième race est méchante, perverse, et que les Grecs sont descendus des Scythes, puisqu'ils ont conservé comme ces aïeux des Scandinaves le mauvais côté de la légende. Mais ces derniers ont pourtant gardé aussi le sentiment de l'autre face du sujet, car de la dernière génération qui vient d'être nommée, trois personnages augustes et bienveillants naquirent, qui trouvèrent un jour sur le rivage de la mer Ask et Embla, formes humaines, insensibles et comme pétrifiées. Odin leur donna l'âme, Hönir leur donna la raison ; quant à Lodur, il leur donna le sang et colora leurs joues des teintes de la vie[14]. Ainsi se trouvèrent successivement créées les cinq races, car les hommes d'aujourd'hui descendent des deux formes inertes que les dieux, ou peut-être même les nains doux et avisés de la quatrième race, avaient sinon produits, du moins doués du mouvement et de l'intelligence. Tel est, dans son ensemble, le rapport de l'Edda sur les cinq dynasties d'êtres raisonnants qui ont tour à tour possédé la terre.

J'avoue que je connais peu de situations historiques, se fussent-elles réalisées il y a dix ans, qui soient en droit de revendiquer des preuves d'une autorité égale à celles qui entourent l'affirmation de ce fait, qu'antérieurement à toute séparation des-branches principales de la famille ariane, il y avait eu dans les contrées où celle-ci faisait sa résidence une succession de cinq races. Des formes diverses de la légende qui viennent d'être rapportées, les deux plus simples, les moins mêlées de combinaisons obscures et tout à fait surnaturelles, ce sont assurément celles dont les Hébreux et les Iraniens ont gardé la possession. La plus altérée, et qui contient les éléments les moins faciles à analyser, c'est celle du Nord, mais il n'y a rien là qui doive surprendre, puisqu'elle a subi, comme je l'ai fait remarquer tout à l'heure, bien plus de causes de corruption que ses sœurs. Je reste stupéfait qu'elle existe.

Entre autres motifs d'intérêt rattachés à la comparaison qui vient d'être faite, un surtout mérite d'être mis en saillie, parce qu'il est d'une application absolument nécessaire à l'examen de tons les temps anciens ou même des époques plus récentes, que des incidents quelconques peuvent avoir recouverts d'une obscurité analogue à celle des temps primordiaux.

Puisque les Iraniens, les Hébreux, les Indiens, les Scandinaves, portent tous un même témoignage, il est certain que le fait a dû s'accomplir avant leurs séparations respectives, et non seulement à des époques où la race ariane était encore concentrée dans ses résidences primitives, mais au temps plus lointain où les Sémites ne les avaient pas quittées. On se trouve ainsi transporté dans le fond le plus reculé des siècles.

Mais quand, à un moment relativement récent, chacune de ces populations, désormais constituée à part des autres et ne connaissant plus ses congénères, les avant oubliés, se croyant dans le inonde sans liens et sans famille, a voulu se rendre compte du sens de la tradition qu'elle conservait sans en comprendre tout le prix, elle a naturellement appliqué à elle, et à elle seule, la mémoire des choses passées, et elle a cherché sans le savoir, sans le sentir, sans le vouloir, à diminuer le caractère impersonnel des grandes existences trop voilées, trop effacées, dont pourtant elle se rappelait encore, et qu'elle cherchait à écarter du vague dans lequel tout semblait vouloir se perdre. Les Scandinaves ont dit et cru que la quatrième génération ainsi que la troisième étaient celles de leurs dieux propres, de ces dieux très humains dont le séjour se laissait assigner vers la région du Volga. Les Grecs ont placé à l'époque de la guerre de Troie la quatrième race, celle des héros. Les Indiens ont de même réalisé sur le sol de l'Aryavarta les exploits, les pénitences inouïes de leurs guerriers et de leurs ascètes favoris. La Bible n'a rien essayé de semblable. Les quatre races primitives vivent et meurent bien loin du pays des Hébreux, bien loin même de la Mésopotamie. L'interprétation qui place les scènes principales du déluge autour de l'Ararat actuel n'est qu'une interprétation, et encore n'est-elle pas universellement adoptée, car beaucoup d'auteurs orientaux mettent l'Ararat biblique, où l'arche s'est arrêtée, sur les hauteurs qui avoisinent Moussoul. On pourrait et on doit de même soulever beaucoup d'objections contre l'assimilation du site de la plaine de Sinhar avec les environs de Babylone, et reléguer cette plaine fameuse au fond du nord-est. En tout cas, le texte saint lui-même n'a pas prononcé, et dès lors il n'est comptable d'aucune (les attributions des siècles postérieurs, et il est resté dans la vérité absolue en réservant les cinq races, ou du moins :la totalité des quatre premières, pour les périodes les plus reculées tic l'histoire humaine, et avant qu'aucune séparation de peuples eût eu lien. Les Iraniens out agi de même, et n'ont pas à l'avance troublé leur chronologie par des intrusions de faits appartenant à un passé plus lointain et indûment ressuscités. Il en résulte que ces faits, que l'on doit considérer comme vrais, puisque cinq autorités incorruptibles les attestent, ne sont pas représentés par elles comme s'étant accomplis dans les mêmes temps ni dans les mêmes lieux. ce qui serait pourtant indispensable ; et puisque nous savons que ces faits datent de l'époque où les races aria ne et sémitique étaient encore réunies dans leur domaine commun de la haute Asie, nous nous voyons rigoureusement conduits à admettre qu'un grand nombre des types divins ou héroïques de la Grèce et de la Scandinavie sont de beaucoup plus anciens que leurs adorateurs ne l'ont supposé, et qu'ils n'ont vécu ni dans les royaumes achéens, ni dans les plaines de la Scythie roxolane ; crie ces héros étaient morts, et que leurs cendres avaient disparu longtemps avant qu'il fût question de Sicyone, d'Argos, de Mycènes et d'Ithaque, comme longtemps aussi, et à plus forte raison, avant que les palais des Ases fissent fondés ; enfin que cc sont leurs reflets seulement, et non leurs souffles propres, leurs souvenirs et non leurs âmes, leurs renommées et non leurs personnes, qui ont servi à grandir, à diviniser des personnages qui, beaucoup plus modernes et sans doute beaucoup plus petits, ont livré longtemps après eux le combat autour des vaisseaux et les batailles contre les Yotouns. Il est même certain que des noms surnageant dans le naufrage des annales antiques ont servi à rehausser des réputations d'hommes dont alors on a mis à l'écart et oublié les noms véritables.

Quand la chronologie ne se laisse pas déterminer d'une manière positive par le rapprochement des témoignages les plus directs, les plus certains, elle n'existe pas, et il il y a témérité à la supposer. Les faits par eux-mêmes, et en tant que faits, ne se suivent ni ne s'enchainent nulle part d'une manière nécessaire, et cette situation provient de ce que les hommes du passé n'ont jamais considéré l'histoire comme un ensemble, mais seulement comme matière à observations et à récits anecdotiques. Il ne faut donc pas s'étonner d'avoir souvent à rejeter vers (les époques plus reculées, ou à ramener vers des temps plus modernes, des événements et des personnages que des preuves de différentes natures ne permettent pas de laisser à la place où des convenances qui n'ont rien d'historique les ont fait placer par une postérité peu scrupuleuse au point de vue de la détermination des temps.

Après cette digression nécessaire, je reviens au premier roi de la cinquième race, à ce Keyoumers, dont le titre souverain est seul connu et la personnalité fort effacée, puisque la tradition ne sait rien raconter de son règne. Il y a plus : les livres parsys liturgiques les plus anciens ne imminent même pas Keyoumers. C'est à la légende seule et aux historiens qui l'ont prise pour base, qu'on voit le désir unanime de mettre un e roi des hommes ou du pays » en tête de la liste de la cinquième dynastie. Il n'y a nul inconvénient à les imiter, tout au contraire, et les raisons s'en feront immédiatement sentir.

Le Vendidad, précisant peut-être ce que la légende a laissé dans l'ombre, e considère comme ayant été le premier des monarques dans l'Ayryana-Vaëja de la Bonne Création, le héros qu'il nomme Yima. La gloire n'u pas manqué à ce nom. Les Indiens le connaissent et le prononcent Tana ; c'est le Djem, ou Djem-Shyd, Djem le Splendide[15] de toutes les histoires iraniennes, et il faut sans nul doute le reconnaître encore dans le géant Ymir des Ariens du Nord. Ces derniers, cédant à un vif ressentiment de la gloire de ce prince, perdue pour eux au fond des ténèbres du passé, eu ont fait, par excès de vénération, le chef de la première race, et cependant ils ne se souvenaient de lui que précisément parce qu'il représentait les derniers souvenirs qu'ils eussent conservés de la mère patrie.

Je serais très porté ii retrouver Yima et Ymir dans le puissant Nemrod ou Nemr, dont l'ambition et l'orgueil insensés déterminèrent hi dispersion des peuples, au dire des légendes hébraïques. Seulement je crois qu'il faut remarquer que le texte biblique ne dit absolument rien de semblable. Nemrod ou Nemr n'est pas même nominé dans le récit de la tour construite au pays de Sinhar, et la Genèse, loin de le traiter avec sévérité, lui consacre cieux versets empreints d'une sorte de vénération :

Chus engendra aussi Nimrod, qui commença d'être puissant sur la terre.

Il fit un puissant chasseur devant l'Éternel ; c'est pourquoi l'on a dit : Comme Nimrod, le puissant chasseur devant l'Éternel.

Rien de plus éloigné de l'invective que ces expressions, et si, comme je le pense, Nemrod ou Nemr est le personnage appelé Yima, Yama et Ymir par les autres branches de la famille, on peut assurer que les premiers rédacteurs du passage de la Genèse qui vient d'être cité considéraient ce grand ancêtre avec toute la vénération qui lui était due.

Il faut nécessairement reporter le règne de Djem à une époque très reculée. D'abord parce que la séparation des Sémites, on, pour mieux dire, du groupe blanc qui produisit plus tard les Sémites par des mélanges avec les aborigènes, remonte sans nul doute à des temps fort lointains ; ensuite et surtout parce que la façon toute mythique dont les plus anciens passages du Vendidad parlent de ce roi démontrent assez que c'est un éponyme. D'ailleurs, il suffit de considérer que les Védas ont déjà dépouillé la mémoire de ce personnage de toute réalité humaine, et en font complètement un dieu. Examinons maintenant la façon dont les chroniques iraniennes le traitent.

Son règne dura, disent les unes, trois cents ans ; sept cents, disent les autres ; huit cent cinquante-cinq, suivant une dernière opinion. Soit que l'on considère le premier, on le second, on le troisième de ces dire, les chiffres donnés dépassent de beaucoup les possibilités de la vie humaine.

Mais on a déjà vu que la tradition iranienne a placé en tête de la liste des rois dans l'Ayryana-Vaëja un monarque innommé, sur les faits duquel elle n'articule rien. D'autre part, le Vendidad, la Bible, les Védas, les Sagas, se réunissent pour présenter lima sous l'aspect d'un éponyme. On vient facilement à bout de ces contradictions apparentes en étendant le nom de Yima à toute une dynastie dont les chroniques persanes se chargent de démontrer la nécessité.

Les livres liturgiques et les Vedas mentionnent le père de Djem. Elles le nomment Vivanghao, Vivanglivat et Vivasvat[16]. L'éponyme vrai de la cinquième race serait donc cet ancêtre et non son fils, si l'on voulait absolument borner à ce dernier seul l'usage du nom de Yima. L'Histoire du Seystan, appelée Heya-el-Molouk, ou les Vies des Rois, connaît Vivanghao, et le nomme Wydjoun. Une chronique du Fars, écrite à la fin du douzième siècle de notre ère, sous le prince gouride Ghyas-Eddyn, substitue à cette forme celle d'Aboun-Djehan, qui a le double avantage de ressembler à Wydjoun, tout en permettant, au moyen d'un petit artifice de prononciation, de retrouver dans sa physionomie le sens de a Père du monde.

Ainsi, suivant la pensée de l'auteur de lu chronique, Yima proprement dit n'eût pas été le fondateur de la dynastie, mais seulement le fils de ce fondateur. Il est encore une circonstance très caractéristique qui donne raison à ce point de vue.

Les Indiens connaissent Yima, sans aucun doute, et l'appellent Yama, fils de Vivasvat. C'est donc certainement une sente et même personnalité. Ils donnent à son nom le sens de dompteur, qualification excellente pour un monarque antique, et pourtant ils ne disent pas que Yama ait été roi, ait été éponyme ; ils en font le souverain et le juge de l'Hadès, et c'est son frère, fils comme lui de Vivasvat, qu'ils donnent pour l'auteur des races royales et le premier des chefs primitifs. Ce frère, ils l'appellent Manou. Tout au rebours, Manou est devenu pour les Grecs, sous le nom de Minos, le juge des enfers, et non pas Yama[17].

Ce nom de Manou est si auguste dans le premier passé de l'homme, il reparait dans tant de fragments épars et mutilés des annales antéhistoriques, que l'on ne doit le considérer qu'avec la plus grande vénération. Il se montre dans bien des livres différents, et parait toujours rattaché à des origines arianes. Il est assurément singulier de le voir. chez les premiers Rabotes comme chez les Grecs, remplir un emploi analogue à celui que Yama possède dans l'Inde. C'est Mana qui est ici la divinité féminine des enfers, et elle a pour fils les Mânes[18]. Les grecs connaissaient aussi les Manias, avec le même caractère à peu près. Il a pas de doute que la confusion dont ces faits ont conservé la trace indique bien la provenance commune de Yima ou Yama et des Mânes ou de Manou. Je n'insiste pas sur les autres traces que l'on rencontre de Manou avant d'arriver au Mann germanique, et j'observe de suite qu'il serait tout à fait inexplicable que les Iraniens eussent laissé perdre un nom si marqué. Les poèmes, comme le Koush-naméh, reconnaissent Menshedj pour l'ancêtre des Yadjoudj et des Madjoudj, les Scythes. On a encore eu raison d'apercevoir le souvenir de Manou dans le nom héroïque de Menoutjehr, le rejeton de Manou, et le prince ainsi qualifié, que l'on verra plus tard jouer un rôle si considérable dans l'histoire iranienne, est d'une importance qui s'allie convenablement à celle du personnage primitif dont on le disait descendre. Ainsi Yima ou Yama et son père Vivanghao et son frère Manou ou Menou, et même la multiplication de ce mot dans les Mânes et les Maniae italiotes et grecques, ce sont là des preuves qui ne permettent pas de borner à un être unique ce qui est raconté par les légendes primordiales au sujet de la royauté la plus ancienne, et si les Maries et les Manille ne paraissent pas encore constituer des traits suffisants de cette vérité ; en voici un autre qui se rapporte directement à Yama ou Yima : Hécatée de Milet connaît un peuple scythe appelé les Yamæ ou Yami, et Ptolémée nomme les Yamaxatae ou fils de Yama. Il est très intéressant de voir les deux noms de Yama et de Manou passer par des états absolument semblables et satisfaire à des conceptions identiques. Mais ce qui touche à la pluralité de Yima ne s'arrête pas ici, et les documents en produisent encore d'autres indices. Le Heya-el-Molouk, que je citais tout à l'heure, présente la généalogie suivante, en partant de Keyoumers :

Keyoumers.

Sedjehry.

Syamek.

Wydjoun.

Ferawek.

Djem-Shyd.

Adyh ou Awyh.

 

La chronique du Fars établit la même lignée d'une façon un peu différente :

Keyoumers.

Ashkehed.

Syamek.

Anykehed.

Ferwal.

Aboun-Djehan.

Housheng.

Djem-Shyd.

Un troisième document place un degré de plus entre Keyoumers et Syamek dans la personne de Pyshy. Enfin, le Djennât-al-Kholoud ou les Cieux éternels assure que Djem-Shyd eut trois fils qui lui succédèrent l'un après l'autre. Ce furent : Bawalyk, Ylyoun et Houmayoun.

Il est clair qu'il y a peu ou point d'importance directement historique à attacher à chacun de ces noms en particulier, ni à l'ordre dans lequel ils sont fournis, non plus qu'à leur nombre. Ce ne sont que des débris mutilés, défigurés, tuais ce sont des débris. Ils garantissent qu'un édifice a existé. Il faut donc s'en servir pour relever cette certitude que, dans l'histoire iranienne, ce n'est pas un règne plus ou moins apocryphe qui se cache sous le nom de Yima, sous celui encore plus effacé de Manou ; c'est réellement l'histoire d'une série de rois commençant au montent où Yima fonde la société humaine dans l'Ayryana-Vaëja, et se poursuivant jusqu'à l'heure ou cette première forme de l'empire Arian arrive à se dissoudre dans les mains de Djem. Ne cherchons pas à savoir ni si Yima fut un nom générique, ni si le prince qui s'appela ainsi vécut au commencement, au milieu ou à la fin de son lignage ; bornons-nous à constater qu'on ne saurait douter que le règne tant de fois séculaire qu'on lui attribue fut celui d'une longue suite de monarques. Afin donc de rester aussi près que possible de hi réalité, en évitant du même coup tout ce qui pourrait ressembler à une course aventureuse à travers les champs de l'imagination, je parlerai Witten d'un roi Djem, tantôt d'une dynastie de Djemshydites sous laquelle se sont accomplis, les faits que je vais avoir à rapporter, sans chercher le moins du monde à attribuer à tel ou tel des membres de cette dynastie une action particulière.

Lorsque Keyoumers ou Yima fonda l'empire, c'est-à-dire la civilisation des hommes, dans l'Ayryana-Vaëja, Ahoura-Mazda, le dieu céleste, plein d'affection et de confiance, s'approcha de lui et de son peuple, entouré lui-meule des dieux secondaires, et lui dit[19] :

Obéis-moi, ô Yima, le beau, fils de Vivanghao. Sois le propagateur et le soutien de la loi.

Mais Yima était un guerrier, un pasteur, un laboureur, c'était surtout un chef, il ne voulut pas de l'œuvre que lui proposait Ahoura-Mazda, et il répondit avec la fierté d'un homme absolument voué à l'action :

Je ne suis pas le créateur, je ne suis pas l'instituteur, je ne suis pas le penseur, je ne suis pas le soutien qu'il te faut pour ta loi.

Ahoura-Mazda ne se scandalisa nullement de cette réponse sincère, et il reprit aussitôt :

Si tu ne veux pas m'obéir, Yima, comme propagateur et soutien de la loi,

Alors, élargis mes mondes, rends mes mondes fertiles, et obéis-moi comme protecteur, nourricier et surveillant des mondes.

Cette seconde proposition convenait mieux au chef des Arians, et le beau Yima s'empressa de répliquer :

J'élargirai tes mondes, je rendrai tes mondes fertiles, je t'obéirai comme protecteur, nourricier et surveillant des mondes.

Alors le Dieu céleste remit à Yima des armes victorieuses et l'institua souverain sur la terre. Trois cents contrées lui furent données à régir. Mais bientôt les bœufs, les bêtes de somme, les hommes, les chiens, les oiseaux, les pyrées flamboyants se multiplièrent de telle sorte, que les trois cents contrées ne suffirent plus pour contenir les peuples de Yima.

Dieu aussitôt lui en accorda trois cents autres, et la prospérité s'étendant sur ces nouvelles régions, il vint un moment où, encombrées comme lès premières, elles se trouvèrent aussi trop étroites pour les innombrables tribus des Arians. Alors le Dieu, toujours libéral, fit don aux hommes purs de trois cents nouvelles contrées.

Ils s'y répandirent comme un flot. Ils en prirent possession, ils y transportèrent leurs richesses, leur bravoure, leur activité, et bientôt les troupeaux, les cultures, les habitations pullulèrent, et si bien que les neuf cents pas donnés par Ahoura-Mazda à la race puissante devinrent aussi insuffisants que l'avaient été les trois cents premiers.

Alors Yima, intrépide, marcha vers les étoiles ; il s'avança du côté du midi ; il fendit la terre d'un coup de sa lance d'or, la perça de l'aiguillon donné jadis par le dieu, et la séparant avec force, il la rendit d'un tiers plus grande qu'elle ne l'était d'abord. C'était encore trop peu ; il frappa de nouveau et parvint à augmenter la surface du sol de deux tiers. Toujours mécontent, il continua à frapper de ses armes d'or, jusqu'à ce qu'enfin la terre bienfaisante eut acquis le double de l'étendue qu'elle avait présentée antérieurement.

Alors, dit le texte, les bœufs, les bêtes de somme et les hommes,

Ont marché en avant, à leur fantaisie et comme ils l'ont voulu[20].

Les annales d'aucun peuple n'ont conservé un tableau aussi vif, aussi complet, aussi frappant des émigrations successives de la race blanche essaimant en dehors de ses territoires paternels. Le privilège réservé à la famille iranienne de nous garder ce fragment merveilleux de notre histoire généalogique n'est bien certainement di, qu'à une seule et capitale circonstance, c'est qu'elle a fait partie du dernier rameau dissident, et que de toutes les agglomérations arianes elle est celle qui s'est d'abord le moins éloignée de son berceau. Si les Scythes avaient laissé leurs chroniques, je ne fais aucun doute qu'ils n'eussent de même raconté les grandes choses dites par le Vendidad. Malheureusement la voix de ces cavaliers belliqueux s'est perdue dans l'espace, et ceux de leurs descendants qui les représentent, les nations germaniques, ont vu et traversé tant d'événements avant de rédiger dans le fond de l'Islande l'amas informe qu'elles ont sauvé pêle-mêle ; il est d'ailleurs si difficile de déterminer à quel moment la branche scythique d'où ces guerriers sont descendus s'est elle-même écartée du tronc touranien, et sous l'empire de quelles circonstances elle l'a fait, qu'on peut comprendre pourquoi elle n'a gardé que des lueurs incertaines de tout ce que ses frères du sud ont si bien retenu.

Cependant les autres émigrants n'ont pas non plus omis de nous transmettre des détails qui se rattachent au récit du Vendidad et qui aident à en expliquer le sens intime. C'est ce qu'on va voir à l'instant.

Il y a, suivant le Vendidad, six migrations, divisées en deux grandes parties. L'une contient les extensions dans les neuf cents contrées envahies et colonisées successivement, trois cents par trois cents. L'autre a trait à la conquête graduelle de la terre étendue par Yima, c'est-à-dire à la prise de possession de régions tellement étrangères à l'Ayryana-Vaëja et si loin de son influence, qu'avant d'être amené par le besoin à aller les occuper, on n'en avait pas même connaissance.

Admettons sans réserve la distinction à laquelle le Vendidad parait tenir, puisqu'il la marque de traits si particuliers, et voyons d'abord s'éloigner paisiblement les tribus de Yima dans la direction de l'ouest et du nord. La première émigration, c'est celle des Celtes ou Cimmériens. Ils marchent vers l'Europe et débarrassent ainsi l'Ayryana-Vaëja d'un premier surcroît de population. Cette période d'écoulement terminée, les nations demeurées dans la patrie y vivent quelque temps à l'aise, puis, par l'effet même de ce bien-être, un moment arrive où l'espace manque de nouveau, et une nouvelle migration commence. C'est la seconde ; elle a lieu en suivant la même direction que la première, elle produit les Slaves, qui, dans une certaine mesure, se mêlent aux Celtes, premiers envahisseurs des terres qu'ils viennent chercher à leur tour, et ils poussent devant eux le reste de ces anciens frères jusque dans le plus lointain occident. Cette période se prolonge plus ou moins, elle donne naissance à une dérivation nécessairement importante ; une ère de repos et de prospérité la suit pour les peuples de

Puis, de nouveau la pléthore se fait sentir dans l'Ayryana-Vaëja. Alors se détache un gros de nations qui fourniront plus tard les Mèdes, les Grecs, les Thraces et les peuples de l'Asie Mineure appartenant aux mêmes origines. Ici se termine la première partie du récit du Vendidad. A dater de ce moment, les conquêtes ne s'exécuteront plus du côté du nord et de l'ouest. Elles vont marcher toutes vers le sud. Elles ne procéderont plus pacifiquement, dans leurs débuts du moins. Elles marcheront l'épée ii la main, et pour occuper de nouveaux domaines il leur faudra s'eu emparer de vive force.

Les Arians, toujours disposés déserter l'ancien domaine par masses épaisses, poussent d'abord vers le Sud les Chamites, gens puissants, terribles, qui perdent promptement leur caractère de peuples blancs en gardant leur intelligence. Il est manifeste par les dangers dont s'entourent leurs aventures, par le recours qu'ils ont immédiatement au droit de la force, que de nombreuses tribus noires font résistance if leurs pas. lis les combattent, mais ils se mêlent à elles et ils descendent vers les rives de la Méditerranée, pareils à ces fleuves impétueux auxquels rien ne résiste, et qui par cela même roulent pêle-mêle dans leurs eaux limoneuses mille débris arrachés qui les souillent. Et nous pouvons d'autant plus aisément admettre que sur leur passage dans ce pays du Soleil, certainement le Khoraçau, dont le nom conserve cette signification jusqu'à nos jours, les Chamites ont dit se heurter à une population noire très dense, que nous avons déjà vu, au chapitre If de cette histoire, les Iraniens, bien que venus dans les mêmes lieux beaucoup plus tard, y trouver de nombreux rassemblements d'aborigènes non moins difficiles à disperser et à soumettre. A plus forte raison ces populations devaient-elles être compactes lors de l'apparition des premiers hommes blancs.

Cependant elles avaient encore été troublées, avant la venue des Iraniens, par une seconde irruption descendue du nord-est. Celle-là, ce fut celle des Sémites, la cinquième dont parle le Vendidad et la dernière que connaisse la Bible, car on s'aperçoit sans doute que je commente, dans ce récit des migrations blanches, le témoignage du Vendidad au moyen des faits conservés par la Genèse, et je crois que l'on peut maintenant comprendre sans difficulté pourquoi notre Livre saint a placé les générations sorties de Japhet en tête de ses généalogies. C'est uniquement pour ce motif qu'elles furent les premières à quitter l'Ayryana-Vaëja, le berceau de la race, et à se lancer dans le vaste monde occidental à la découverte de patries assez larges pour les contenir. Les Japhétides m'ont fourni précisément les noms et les attributions des trois groupes que le Vendidad envoie, sans les nommer, dans le nord et l'ouest : lorsque ce dernier livre a parlé du changement de direction de la ligne de marche des populations blanches et a présenté le sud, immédiatement la Genèse a fait apparaître les générations issues de Cham, puis celles qui se réclament de Sem.

Ce qui est tout à fait digne de remarque, c'est qu'après les Sémites, la Bible ne connaît plus d'émigrants, et, en effet, ceux-ci ne pouvaient plus savoir, une fois sortis de l'Ayryana-Vaëja, ce qui advenait de cette contrée et de ses habitants. Aussi le Livre saint ne fait-il aucune mention de la sixième et dernière migration du Vendidad qui entraîna les Iraniens, les Indiens et les Scythes, de même que le Vendidad n'a aucune connaissance des déplacements postérieurs.

On a sans doute observé aussi que la tradition conservée par le Vendidad de tous ces événements et la cause qu'il leur attribue, qui est uniquement la surabondance de population, corrige la façon trop absolue dont ce livre explique d'abord pourquoi les Iraniens s'étaient éloignés de la terre sacrée. Il dit que c'était cause des refroidissements subits de la température. Ce motif a pu exister ; les physiciens assurent même qu'il a dû se produire. Il est néanmoins évident qu'il n'a pas été seul à agir. Les peuples blancs ont abandonné le sol natal parce qu'ils s'étaient trop multipliés pour y trouver les ressources nécessaires à l'existence. Ils ont émigré, mais ils ne l'ont pas fait avec plaisir, et la douleur de cette sorte de déchirement trouve bien son écho dans la Bible.

Quand les Chamites arrivent dans la plaine de Sinhar, alors que toute la terre avait un même langage et une même parole, ils se disent :

Venez, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet soit jusques aux cieux, et acquérons-nous de la réputation, de peur que nous ne soyons dispersés sur toute la terre.

Ils voulaient fonder lit où ils étaient arrivés un nouvel Ayryana-Vaëja[21], et, tout désolés d'avoir perdu le premier, ne jamais quitter le second. Telle ne devait pas être leur destinée.

Laissons-les. Nous aurons bien des motifs plus tard de nous intéresser aux actes et aux caractères bien changés alors de ces frères aînés des Iraniens. Il nous faut rentrer dans l'Ayryana-Vaëja, le pays commun, pour en considérer l'organisation au temps des Djems, et on ne salirait trop admirer combien les traditions comparées des peuples qui en sont sortis permettent de retracer cette image avec une fidélité presque minutieuse.

La population est divisée en familles ; les familles se groupent par tribus ; les tribus forment à leur tour l'association, et plusieurs de ces associations donnent la population d'une contrée[22]. Cette façon d'organiser l'État se retrouve avec une extrême netteté chez les plus anciens Grecs ; Israël l'a de même conservée, et les Germains montrent qu'ils l'ont bien comme. Elle est naturelle à la race. A la tête de chaque subdivision est un chef, le chef de famille, le chef de tribu, le chef d'association, le chef de la contrée, et le souverain n'est que la tête de cette hiérarchie qu'il ne saurait changer, qui a ses droits indépendants des volontés royales, avec lesquelles cette volonté compte. Il délibère au milieu des hommes puissants ; sans eux il ne peut rien que par la force, c'est-à-dire par l'abus et accidentellement. Les bases féodales sont ainsi posées et tellement incrustées dans les esprits de la famille, qu'elles subsisteront partout inébranlables jusqu'il ce que des mélanges de sang extrêmement multipliés, abondants et variés, fissent oublier aux lointains descendants des peuples blancs les principes et les sentiments les plus invétérés de leurs ancêtres.

On entrevoit, dès l'origine, deux formes de l'autorité : le magistrat, le roi gouvernant les Arians avec les pouvoirs limités que lui accordent les chefs, et les droits de ces chefs ; puis le général, le roi menant souverainement ses bandes par les nécessités mêmes da salut commun. De lit découleront plus tard les principes contendants de la liberté des hommes et du despotisme des princes. Ces principes se combattront avec des fortunes diverses suivant les lieux, pour finir partout par donner la victoire au despotisme, car ainsi le voudront les mélanges du sang et l'oblitération généalogique des races fortes.

Les Arians, persuadés de l'idée que les dieux sont en préoccupation perpétuelle de leurs intérêts et de leurs affaires, tranchent les litiges douteux par l'épreuve judiciaire de l'eau bouillante et d'Outres procédés semblables[23]. Ils offrent ainsi une occasion facile aux puissances gardiennes de la vérité de manifester ce qui est. Les Indiens, les Hellènes, les Hébreux, les Franks et tout le moyen âge, ont connu et approuvé ces pratiques. Jurer parait une profanation et sans doute aussi une indignité dans un homme de race noble, dont la parole doit suffire. Pour suprême confirmation d'un accord, on se louche la main et c'est assez. Si un suppliant s'adresse à vous, on ne saurait lui refuser sa demande, car celui-ci est un voleur de la prière qui s'en empare violemment et la garde pour lui en ne lui donnant pas satisfaction[24]. C'est un crime d'approcher d'une femme qui a conçu ; on peut nuire à elle ou son fruit ; et si l'on a séduit une fille et qu'on l'abandonne, elle et son enfant, on est passible de peines sévères. Que si elle détruit le résultat de sa faute par crainte de la honte, elle se rend coupable envers ses parents, elle doit recevoir un châtiment redoutable. Du reste, c'est mie action bonne, sainte, recommandable à tous les titres, que le mariage contracté entre très proches parents[25], et voici l'union des frères et sœurs, dont s'étonnaient les Grecs au temps d'Hérodote, formellement approuvée. On remarque, sans doute, que si les populations arianes transportées dans l'Occident ont appris avec le temps à condamner ces sortes d'alliances, leurs propres traditions montrent d'une manière très claire qu'au début elles avaient, sur ce point, les idées et partageaient la façon de vivre de l'Ayryana-Vaëja. Les premiers patriarches épousent leurs sœurs sans qu'on puisse expliquer le fait par la pénurie de femmes. Les dieux olympiens s'y accommodent de même. Il est manifeste que la fierté de famille, le désir de conserver le sang dans toute sa pureté, la crainte de partager les avantages d'une illustre origine avec des inférieurs, ont été les causes et les soutiens de cette coutume.

C'est un devoir pour tous les Arians de détruire les animaux nuisibles et tout ce qui appartient au monde de l'impureté, notamment de courir sus aux reptiles, de boucher leurs trous et d'exterminer leur engeance.

Tels sont les traits de mœurs que l'on doit attribuer aux temps de l'Ayryana-Vaëja, car on les observe chez des branches de la famille qui n'ont pu les apprendre que là et antérieurement à toute séparation. Je n'en ajouterai ici qu'un dernier. On a déjà vu que le regard d'un chien fait fuir les démons. Pour cette cause, et certainement aussi pour l'estime que portait l'Arian aux plus sûrs amis de la famille, on faisait assister ces animaux aux funérailles. Les Grecs avaient perdu de vue la raison de cette habitude ; ils se rappelaient seulement que l'idée du chien s'unissait à celle du monde des Larves. ils avaient placé un chien dans les enfers pour en être le gardien, et un dieu spécial, Hermès, était chargé de convoyer en sûreté les Arians jusqu'à leur dernier séjour. C'est avec raison que dans cet Hermès les critiques modernes ont retrouvé la commémoration du chien, chargé d'écarter des morts les assaillants sortis du monde impur et jouant ainsi le principal rôle auprès des lits funèbres. Le nom du chien en sanscrit est sarameya, et comme l's devient une aspirée en passant dans le grec, il y a identité parfaite entre le nom du dieu et celui de l'animal dont il représente le personnage[26].

Maintenant il est temps de quitter l'Ayryana-Vaëja sous la conduite du Djem qui présida à la sortie tics Iraniens. Cette sixième émigration de la grande race a couvert les seize provinces on nous avons déjà vu s'établir ses colons. Le nouvel empire, le Vara, est fondé. Les nations iraniennes, hindoues et scythiques ont dit adieu pour toujours à leur première patrie. Mais, comme on le voit, les premières du moins ne l'oublieront jamais ; elles l'oublieront si peu, que bien longtemps après le départ elles nommeront encore quelquefois leur nouveau pays l'Ayryana-Vaëja, en souvenir de l'ancien.

 

 

 



[1] La chronique de Hamza-Isfahany, rédigée sous une influence musulmane très directe, confond Keyoumers, le premier roi iranien, avec le premier homme. Bien qu'elle ne dise pas qu'elle l'assimile à Adam, évidemment, c'est là ce qu'elle veut faire. Elle lui attribue un fils et une fille, Masha et Mashyanah, qui rappellent bien Maish et Isha du deuxième chapitre de la Genèse. La tradition scandinave a confondu du même le premier roi avec le premier père, comme on le verra plus bas. Du reste, Hamza-Isfahany est un écrivain particulièrement systématique et à un point rare chez les Orientaux. La chronologie est sa grande préoccupation, et il aime infiniment les supputations astronomiques. Il a pourtant des renseignements pleins d'intérêt, et on a eu tort de douter de son livre. Il rapporte que Masha et Mashyanah restèrent soixante ans sans avoir d'enfants. Ensuite, en cinquante années, ils mirent au monde vingt-huit fils et filles.

[2] Le Dabystan-al-Mezaheb reproduit les idées du Déçatyr et contient, d'après ce livre, tous les faits dont l'exposé va suivre. J'ai préféré les prendre à la source où le Dabystan lui-même déclare les avoir puisés.

[3] On reconnait sans peine, dans cette débauche chronologique, les calculs de sars, de ners et de sosses, dont Bérose fournit les exemples les plus ordinaires. Le sar valait 3600 ans, le ner 600, le susse 120. De sorte que 60 était comme l'unité. Cette préoccupation d'esprit pourrait bien remonter à une origine indienne et se rattacher aux idées bouddhiques.

[4] Bien que l'histoire des cinq races telle que la donne le Déçatyr ait une couleur assez arabe, elle n'est pas directement prise aux traditions sémitiques, on du moins elle a subi des remaniements persans. Le Rouzet-Essefa présente une autre version de la même idée qui vaut aussi la peine d'être donnée ici et qui est tout à fait arabe. Dieu avait créé primitivement du souffle du semoun, et par conséquent d'une substance ignée, les habitants de la terre. Ils devinrent mauvais, et Dieu les extermina jusqu'à un petit nombre près qui, étant pardonnés, reçurent pour waly ou roi un certain Héliya. Cette seconde race ne s'étant pas mieux comportée que la première, subit le même châtiment, et ses faibles débris réformés durent obéir à Hamous, personnage très vertueux, qui gouverna la troisième race jusqu'au moment où celle-ci, avant imité ses devancières, succomba devant une armée d'anges. Parmi les captifs de la grande bataille, il se trouva Éblis, qui plut à Dieu et devint le supérieur, Aerondj, de toutes les milices célestes. Là commença le règne de la quatrième race des djynns, et, son temps terminé, Dieu ne la détruisit pas, il se contenta de la détrôner et de donner ses droits aux enfants d'Adam, que les djynns considèrent avec mépris comme issus du limon de la terre, tandis qu'eux-mêmes sont sortis du feu.

[5] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 71.

[6] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 74-75.

[7] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 74.

[8] LASSEN, ouvrage cité, t. I, P. 399.

[9] LASSEN, ouvrage cité, p. 926.

[10] Völuspa, 3-6.

[11] Grimnismal, 40-41.

[12] Hymiskvidha, 5 et 9, 15.

[13] Völuspa, 7-8.

[14] Völuspa, 9-10.

[15] C'est ainsi que les Persans traduisent le mot shyd. Mais il serait plus exact d'y voir la corruption du mot khsaëta, le roi. LASSEN, Ind. Alterthumck., t. I, p. 517.

[16] Vivasvat, Nalus, éd. Bopp, p. 203. — SPIEGEL, Yaçna, t. II, p.69. Le passage relatif à Vivanghao l'appelle le premier homme qui ait préparé le homa.

[17] LASSEN, ouvrage cité, t. I, p. 318.

[18] PLUTARQUE, Questions romaines, 49.

[19] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 70 et sqq.

[20] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 72.

[21] J'ai déjà fait remarquer précédemment que le Yaçna donne le nom d'Ayryana-Vaëja à l'Iran même.

[22] La famille se nommait nmana ; le clan, viç ; la réunion de plusieurs clans, zantou ; plusieurs de ces groupes donnaient au territoire qui les contenait le nom de daqyou ou daghon. C'était là la province. Un ensemble de provinces constituant un ensemble politique plus étendu était le daghouçavti. A la tête des clans ou zantous, il y avait nécessairement un païti ou chef ; mais il n'en était pas de même pour toutes les provinces, et j'en conclurai qu'elles étaient, dans leur ensemble, directement soumises à l'action des délégués royaux, limitée par le pouvoir local et héréditaire des païtis ou seigneurs féodaux, qui, à leur tour, avaient à compter avec l'autorité des chefs de nmana, réunis en assemblée. (SPIECEL, t. II, p. 4) — Cet auteur voit à tort, dans tout cela, une organisation démocratique. C'est précisément le contraire, et la monarchie féodale limitée n'a jamais eu un type plus reconnaissable.

[23] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 102.

[24] Vendidad, IVe fargard, p. 91.

[25] SPIEGEL, Yaçna, t. II, p. XXVIII.

[26] SPIEGEL, Avesta, t. II, p. CXV.