HISTOIRE DES PERSES

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE ET SECONDE FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE II. — PREMIERS HABITANTS DES CONTRÉES IRANIENNES.

 

 

Quand les Arians entrèrent dans les pays qu'ils venaient occuper, ils y trouvèrent une race d'hommes bien différente de la leur et que, par suite, ils considérèrent immédiatement connue impure, maudite et réprouvée.

Ces êtres, ces monstres, apparaissent dans les ouvrages liturgiques et dans les légendes sous un grand nombre de dénominations dont plusieurs éclairent assez le jugement. On les appelle Païrikas, Agra-Maynyous, Drouyas, Noubys, Siyahs, Bedjdjehs, Daëvas ou Dyws, Afryts et Djynns. Le Vendidad ne s'en tient pas à ces désignations générales, il y joint un choix considérable de noms indiquant des subdivisions, tels que Maranya, qui paraît s'appliquer aux indigènes du Mazendéran, Çaourous, Zayrykhas, Akavashas, et d'autres.

Plusieurs de ces derniers noms, inventés après coup, et dans (les temps on la tradition avait déjà pris des directions mythiques, ont, sans doute, une portée théologique on morale. Ce sont aussi des épithètes insultantes. Il en est de même d'Agra-Maynyou, peut-être de Drouya. Mais Djynn est originairement la forme arabe du mot gên, qui signifie simplement l'être, la créature. Nouby veut dire l'homme de race noire. Siyah a le même sens. Bedjdjeh, surtout digne de remarque, n'est que la transcription sémitisée de l'iranien vegghès ou vaëgghès, l'indigène, et Afryt se montre en rapport très direct avec les mots afer et Africa ; il signifie donc à la fois le noir et le sauvage. Ceci rappelle que les légendes helléniques les plus anciennes plaçaient à l'orient comme au sud de la terre le peuple noir des Éthiopiens.

Avec le temps, on en est venu à comprendre surtout sous le nom de dyw, et sous les appellations analogues, un démon, un être d'essence surnaturelle, essentiellement méchant, et surtout placé en dehors de l'humanité[1]. Au début, il n'en était pas ainsi. Tout homme étranger à la race ariane était à la vérité un monstre qui n'avait de notre espèce que la ressemblance, encore se sentait-on disposé à la nier, pour s'attacher de préférence, et avec tout l'emportement de la haine, aux traits divergents. Il est certain aussi qu'à ces êtres malfaisants, détestés, on n'accordait pas une origine identique à celle de notre race. Cependant on ne mettait pas en doute leur réalité matérielle et positive. Le Vendidad distingue expressément le Dyw théologique du Dyw de l'histoire, créature de chair et d'os suivant lui. Un autre livre guèbre, de rédaction presque moderne, a aussi conservé le sens exact et la juste appréciation des faits ; c'est l'ouvrage intitulé Tshebar-é-Tjemen, les Quatre Prairies ; il y est dit que le mot dyw désigne un être furieux et terrible, mais nullement un génie ou un géant, comme les ignorants le prétendent. D'ailleurs, s'il est nu point bien établi dans les annales primitives, de quelque côté qu'elles viennent, c'est l'existence sur le globe de populations qui ont précédé l'homme et que celui-ci a dû combattre, soumettre, détruire ou s'assimiler avant de pouvoir asseoir sa royauté. La Bible, dans ses premiers chapitres, antérieurs on postérieurs au déluge, est pleine d'indications obscures peut-être, mais puissamment affirmatives au sujet de ces hideux aborigènes. Les traditions arabes sont plus explicites encore ; elles admettent plusieurs dynasties de djynns qui ont successivement possédé la terre avant la création de l'homme, et qui, enfin, de plus en plus clairsemées, se sont résumées dans Éblis. Ce terrible ennemi de notre espèce n'est autre qu'un Satan, étranger à la race angélique, par conséquent tout différent du Satan des Hébreux. Sa haine pour les fils d'Adam se fonde sur la violation faite à leur profit d'un droit souverain qu'il a perdu, par sa faute, il est vrai, et celle de ses ancêtres, mais qu'il n'en prétend pas moins maintenir contre Dieu lui-même.

Cette conception est au fond purement arabe ; elle n'a surtout rien de biblique. Elle est plus ancienne que l'époque où les tribus de la Péninsule commencèrent à goûter les idées des Juifs relativement à Ismaël, et longtemps avant Mahomet, les hommes du désert portaient volontiers le nom d'Abri-oul-Djynn, le serviteur du djynn, car l'antique ennemi avait fini par l'apothéose. Les Tonoukhites de Kodhaa adoptaient particulièrement le culte de cette personnalité devenue obscure par suite d'une substitution d'idées diamétralement contraires, fait commun à toutes les branches de l'histoire religieuse ; il n'est rare nulle part de voir le mauvais esprit, détesté la veille, adoré le lendemain.

Quant au dyw, habitant autochtone des contrées envahies par les Iraniens, la tradition décrit avec soin ses principaux caractères physiques. Cette créature odieuse apparait dans une stature qui dépasse la mesure commune du corps humain ; elle a les dents longues et saillantes. Plus tard, on a dit que ses oreilles étaient grandes et détachées de la tête : c'est pourquoi on lui a donné le titre d'Oreilles d'éléphant. Le portrait du nègre est complet et la ressemblance absolue.

A côté de la description des signes physiques se place celle des caractères moraux. Le dyw est querelleur, malveillant, menteur, pauvre, malsain, paresseux à l'excès, féroce comme les animaux des bois, sinon plus. Parce qu'il ne lait rien, il ne possède rien. S'il prend quelque chose, il le détruit. Il n'a ni champs ni maisons. Il est vaguant dans les montagnes, cherchant à assouvir sa faim ou à mal faire. C'est le pareil des Khorréens de l'Écriture : de disette et de faim se tenant à l'écart, fuyant dans les lieux arides, ténébreux, désolés et déserts... chassés d'entre les autres hommes..., habitant les creux des torrents, les trous de la terre et des rochers, s'attroupant entre les chardons, gens de néant et sans nom, abaissés plus bas que la boue.

Non-seulement les dyws ne veulent pas travailler, le travail d'autrui leur est odieux, et le Vendidad dépeint fortement cette horreur du sauvage pour l'aspect même de la vie sociale : , dit ce livre, où se voient des arbres fruitiers, les dyws sifflent ; des nourrissons, ils toussent ; des épis, ils pleurent ; des moissons épaisses, ils fuient, ils fuient jusqu'aux enfers en bouillonnant comme le fer en fusion[2].

Ce ne sont pas seulement les monuments écrits qui conservent ainsi la mémoire des aborigènes de l'Asie centrale, il y a encore les œuvres de la sculpture. Les imaginations des premiers peuples blancs, Chamites, Sémites, Arians, avaient été tellement frappées par la laideur de leurs antagonistes, par les formes de ceux-ci, différentes de celles de la race blanche, par leurs vices, par leur résistance emportée et obstinée à la conquête, par les dangers et les péripéties effrayantes de la lutte, que loin d'en rien oublier, ils en exagérèrent continuellement le souvenir. Les fouilles de la Mésopotamie ont mis au jour plusieurs types fantastiques dans lesquels on reconnaît les dyws. La longueur des dents, le prolongement des oreilles, la hauteur de la taille, s'y retrouvent avec les cheveux crépus. Puis vient la débauche de la laideur idéalisée. Ces êtres n'ont plus de visage, mais un museau. Leur férocité est exprimée par une peau tachetée comme celle du tigre, leur bestialité par une queue de lion dont ils se battent les flancs.

Quelques années en çà, un ingénieur français au service de la Perse, M. Sémino, d'origine piémontaise, découvrit dans les ruines de Persépolis une plaque de cuivre de deux pieds carrés environ, épaisse de trois pouces, sur laquelle cieux dyws, exactement semblables au type fourni par les artistes assyriens, sont représentés, gravés en creux, l'un en face de l'autre et dansants. Cette plaque paraît avoir été un moule destiné à produire des empreintes en plâtre pu en terre. Le bruit se répandit qu'elle était d'or, et le gouvernement la réclama. Mais quand on se fut bien assuré à Téhéran qu'elle n'avait pas ce mérite, on la mit de côté, et elle est aujourd'hui déposée dans la mosquée de Shah-Abd-oul-Azym, voisine de Bey.

On trouve aussi très fréquemment des cylindres d'hématite et des intailles, anciennes amulettes, agates, cornalines ou autres, qui représentent des dyws. Ces pierres viennent, les unes des bords du golfe Persique, les autres d'Hamadan, l'ancienne Ecbatane, ou de Rhagès, quelques-unes de Kandahar. J'en ai reçu de Merw. Ainsi cette préoccupation du dyw a existé pendant toute l'antiquité sur la surface entière de, aussi bien que dans les pays du Tigre, et le type inventé, par les sculpteurs d'Assyrie polir rendre tout à la fois sensible aux veux la laideur physique et la laideur morale des premiers habitants de ces contrées a constamment été respecté. Je n'y connais guère qu'une exception : c'est Niue cornaline de mon cabinet, ouvrage de l'époque arsacide, où, sous l'influence du goût hellénique, les dyws sont devenus des demi-satyres. Mais, à part cet exemple, je retrouve des dyws pareils il ceux de l'antiquité araméenne, à ceux de la tablette de Persépolis, à ceux des cylindres et des intailles antiques, et sur les abraxas gnostiques du Bas-Empire, venus des environs de Bagdad, et dans les peintures des manuscrits persans du quatorzième et du quinzième siècle, et enfin dans les lithographies grossières qui accompagnent l'édition de l'Adjayb-al-Mekhlouhat, Merveilles des choses créées, publiée il y a deux ans il Téhéran.

Par une particularité qui achève de rendre parfaite l'attribution de ces laides ressemblances il la race nègre, les dyws des antiques sont toujours figurés dansants, les jambes pliées, les bras avancés, les mains pendantes, dans l'attitude bestiale que réclament la plupart des danses africaines. Cette convention n'admet pas de variantes essentielles sur les gemmes, et qui a vu une de celles-ci en a vu cent. Les livres anciens avaient parlé de la férocité, de la paresse et des vices de la race primitive. Les pierres gravées y ajoutent l'indication de sa légèreté d'esprit.

On a tout lieu de croire que les tribus de dyws établies dans les provinces où pénétrèrent successivement les Arians étaient nombreuses, car bien des siècles passèrent avant qu'elles eussent disparu complètement, et comme il s'en faut de beaucoup qu'elles aient été éteintes par extermination, comme il est certain, au contraire, qu'elles se mêlèrent à leurs conquérants dans des proportions assez fortes, on en verra des exemples, ces hordes de noirs doivent être considérées déjà comme un des facteurs de la race iranienne telle qu'elle devint postérieurement aux temps de pureté ethnique.

Quoi qu'il en soit, pleines de haine, de terreur et d'étonnement, elles épiaient alors les familles des Arians, qui, de toutes parts, pénétraient au milieu d'elles afin de les déposséder.

 

 

 



[1] Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 535, remarque très bien que, dans l'histoire primitive de l'Inde, les démons Rakshasas ne sont autres que les tribus des aborigènes résistant aux Arians.

[2] SPIEGEL, Vendidad, t. I, p. 85.