HISTOIRE DES PERSES

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE ET SECONDE FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE Ier. — APERÇUS GÉOGRAPHIQUES.

 

 

A des époques très lointaines, la race blanche s'ébranla dans ses demeures primitives de la haute Asie. Elle commença à descendre avec lenteur vers l'ouest et le sud-ouest du continent. Successivement, ses masses accumulées se partagèrent. Plusieurs, parvenues jusqu'en Europe, y devinrent les nations celtiques, thraces, italiotes, helléniques, slaves. Mais d'autres branches non moins puissantes du vieux tronc, s'étendant vers la direction méridionale, y portèrent des populations abondantes dont nu groupe resta longtemps attaché au voisinage de la commune patrie ; ce furent les Scythes. Un second, quittant ceux-ci, tourna vers l'est et produisit les aïeux des Hindous[1] : un troisième enfin, s'isolant beaucoup plus tard et des Scythes et des futurs sectateurs de Brahma, laissa les sources de l'Indus à sa gauche, pénétra dans les terres de l'Asie centrale, et donna naissance aux assemblages que les Grecs et les Romains ont appelés les Perses, mais qui se sont toujours donné à eux-mêmes le nom d'Iraniens.

C'est leur histoire que j'entreprends de raconter. Ces nations nous sont parentes et par l'origine première et par des alliances successivement renouvelées jusqu'à des époques assez basses avec les tribus issues des Scythes qui devinrent les Germains. Leurs institutions ont été lus mêmes que celles de ces vainqueurs de la Romanité, de ces fondateurs de la société moderne dont lions avons hi gloire de descendre, et, par suite, on retrouve des vestiges de leur individualité et dans nos idées, et dans nos mœurs, et dans nos lois. Enfin, les Iraniens ont occupé grandement le monde de l'intelligence, car, par la situation mitoyenne des contrées qu'ils ont successivement envahies, ils ont été de constants médiateurs entre l'Asie orientale et l'Europe, et ont eu charge de faire circuler de l'une à l'autre de ces régions les notions de toute nature élaborées chez chacune d'elles. La religion non moins que l'histoire a souvent passé par leurs mai us. Ce sont des faits dignes d'attention.

Les Grecs, qui nous ont appris à appeler Perses les nations iraniennes, avaient adopté ce nom parce qu'a l'époque où ils connurent les dominateurs de l'Asie occidentale, la province de Perside (Pars dans les langues indigènes) était à la tête de toutes les possessions de l'empire, et que les grands emplois du gouvernement, les principaux commandements militaires se conféraient d'habitude à des nobles de cette contrée. La famille régnante elle-même était sinon originaire du même pays, du m'oins domiciliée dans ses alentours, de sorte que ce titre de Perse désignant les classes prépondérantes de la monarchie de Cyrus, était facilement imposé à la race tout entière. Les chroniques musulmanes elles-mêmes portent des traces de cette antique habitude, et il n'est pas rare de leur voir substituer le mot Parsy, ou, suivant la transcription arabe Farsy, à la dénomination plus juste et plus ordinaire d'Irany.

Cependant, ainsi que je le disais tout à l'heure, c'est ce dernier mot qui est vrai et surtout usité. L'emploi en a précédé celui de l'autre et pli a survécu. Les sujets actuels de Nasr-Eddyn-Shah se l'appliquent comme faisaient leurs ancêtres émigrants du nord-est, de sorte qu'on peut affirmer, avec la plus rigoureuse exactitude, que la nation porte aujourd'hui le nom qu'elle se donnait longtemps avant que l'histoire eut commencé. Ce nom n'est autre que celui d'Ayrian ou Arian[2], appellation commune de toutes les nations blanches à leurs débuts et signifiant homme honorable, digne de considération et de respect. Les Hindous s'en paraient aussi à l'origine. Ils ne l'ont abandonné qu'a la longue. Les Germains le prenaient également, mais ils ont fini par le laisser à la classe inférieure de leurs hommes libres, les Arimans, et il s'est perdu. Les Iraniens presque seuls l'ont conservé, ne le modifiant qu'à peine. Ils ont gardé avec une précision presque égale le souvenir de la patrie primitive. Dans les annales des autres peuples de la famille, cette notion, quand elle ne s'est pas effacée tout à fait, s'est tellement entourée de poésie, de mystère et, pour bien dire, d'oubli, elle s'est reculée si loin de la réalité en montant jusqu'aux sphères de la fable, qu'il est souvent difficile de la reconnaître pour ce qu'elle vaut et de lui trouver une forme saisissable. Au contraire, la tradition iranienne la considère comme un fait positif et parle du séjour des aïeux comme d'un lien dont hi mythologie n'a pas droit de s'emparer.

Elle dit donc qu'avant leur exode, les Iraniens ou Arians vivaient. dans une contrée d'une beauté incomparable, appelée de leur nom Ayryana-Vaëja, terre des Arians. Le merveilleux climat de ce pays changea soudain, par un effet de la malice du mauvais esprit, et de doux qu'il était il devint tellement âpre et dur, que deux mois d'été y succédèrent désormais à dix mois d'hiver[3]. Alors les Arians se mirent en voyage, et la première contrée où arrivèrent leurs têtes de colonnes, ce fut Gau, la demeure de Çughdà, autrement dit la Sogdiane. Il est impossible d'expliquer plus clairement que les établissements originels se trouvaient sur les plateaux de l'intérieur du continent, au nord de la Transoxiane.

On ne doit pas perdre de vue qu'à ce moment les nations qui descendaient ainsi vers le sud, en quittant le gros de leurs congénères, n'étaient pas plus iraniennes qu'indoues ou scythiques. Elles étaient purement arianes, et les scissions qu'elles devaient connaitre restaient encore dans l'avenir. On aperçoit clairement leur séjour prolongé sur les plateaux du Tashkend, dit Khokend, et jusque dans les vallées du Ladakh. De là, grossies par leur propre fécondité, exigeant de plus vastes demeures, ou bien poussées par d'autres nations blanches accumulées derrière elles et impatientes de se déplacer, elles se dirigèrent vers le sud-ouest et s'établirent, en premier lieu, dans le pays de Merw, la Margiane, ou, suivant l'expression du livre sacré des Parsys, dans les terres de Moourou la Sainte.

La Bactriane ou Bakhdhy, la belle aux drapeaux élevés, les reçut ensuite. Ce pays est placé à peu près sur la même ligne que Merw, à l'orient. Du même coup, ou peu après, les colons envahirent les campagnes de Niça, qui, dit le texte, est située entre Moourou et Bakhdhy.

Cette indication a jeté un peu de trouble dans les idées des critiques. Feu M. Burnouf, s'appuyant sur l'autorité de Strabon, a maintenu que la Niça du Vendidad était la province que les anciens connaissaient sous le nom de Nisaïa et qu'ils faisaient confiner à l'Hyrcanie et à la Margiane. D'autres, comme M. Spiegel, après Anquetil, ont hésité, et ne seraient pas éloignés d'admettre une seconde Balkh, qui, située non plus à l'est, mais bien loin à l'ouest de Merw, permettrait de concilier, à peu près, le dire de Strabon avec celui du Vendidad.

L'unique cause de ces doutes me parait être que les géographes classiques n'ont pas indiqué de lieu appelé Niça, là où il faudrait en placer un. Peut-être, pour sortir d'embarras, suffirait-il de considérer l'ubiquité de ce nom. On le trouve d'abord où Strabon l'a indiqué, puis autour de Niçapour ou Nishapour, la ville de Niça. On le revoit aux environs de Maragha, mi fond de l'Azerbeydjan, sur les confins de l'Arménie. Rien ne s'oppose à ce que les plaines immenses qui séparent Balkh de Merw aient reçu comme tant d'autres lieux cette dénomination ambulatoire. D'autant plus que ce mot neç ou neçe signifie vaguement, en persan ancien, un lieu d'habitation et s'applique sans peine à toutes les localités, particulièrement à celles où l'étendue des plaines devait appeler et retenir des populations pastorales[4]. Ce qui est incontestable, en tout cas, c'est l'autorité du Vendidad. Il n'est pas admissible que les auteurs de ce livre aient commis une erreur qui impliquerait une ignorance complète de leur propre pays, et il ne l'est pas non plus que, pour sortir d'une difficulté, on se croie autorisé à passer de la région du nord-est si clairement indiquée entre Moourou et Bakhdhy, pour aller chercher une solution dans des contrées occidentales que les Iraniens n'ont occupées, sinon connues, que longtemps après la rédaction du texte sacré que je cite.

Il faut remarquer aussi, à cette occasion, que ce n'est pas une idée juste que de prêter aux anciens peuples des tendances formelles à la discrimination parfaite en quoi que ce puisse être. De même qu'ils n'avaient pas le pouvoir de bien distinguer les hommes les uns des autres par un nom nettement appliqué et uniquement propre à une seule personne, de meure encore qu'ils ne se souciaient que fort peu de détailler les lieux, les temps, les distances, toutes les circonstances enfin dont nous nous montrons si curieux, de même ils n'éprouvaient aucun besoin de conférer à une localité quelconque un nom qui à l'avenir n'appartiendrait qu'il elle, et servirait à jamais à la faire reconnaître dans la série des autres localités. Ils rencontraient une plaine et l'appelaient la plaine ; une montagne, ils l'appelaient la montagne ; ils limitaient une ville, et c'était pour eux la ville, et rien de plus[5] ; et à mesure que les colonisations d'un même peuple allaient en avant et s'établissaient ailleurs que sur le point, où d'abord avaient siégé les aïeux, elles promenaient avec elles ces dénominations simples et tout à fait générales, devenues plus tard des noms propres par le seul effet du mélange de langages et de dialectes qui, faisant vieillir certaines expressions, en ont, sans y prétendre, renfermé l'usage dans des limites étroites. C'est seulement aux époques où les faits d'un meule genre se sont par trop répétés, et ou les esprits ont été plus attentifs aux nuances, qu'il a paru nécessaire et possible de cataloguer des termes capables d'isoler décidément les objets auxquels on les appliquait, et alors seulement ou a commencé à multiplier les noms destinés à des usages analogues. Une montagne n'a plus été seulement la montagne, comme est l'Elbourz de la Parthyène, et les nombreux autres Elbourz qui existent en Asie ; il y a eu aussi l'Around, la grande montagne, et bien d'autres encore. Ces noms se compliquaient à mesure que les idées se dédoublaient et perdaient quelque chose de la notion de l'ensemble pour gagner du côté de celle des détails. Cette observation est d'une importance majeure dans les études historiques ; sans elle ou ne saurait absolument rien comprendre à l'antiquité, parce qu'on ne se placerait pas dans le milieu vague, grandiose, indéterminé, ami de l'action, étranger à la réflexion, qui est le sien. Mais je reviens à la description des pays iraniens primitifs.

Niça étant colonisée, les tribus voyageuses descendirent dans le territoire de Hérat, Haroyou, riche en maisons, puis, remontant vers le nord, allèrent, à ce qu'il semble, sans s'arrêter ni se détourner, conquérir l'Hyrcanie, Khnenta, la demeure de Vehrkana, et les côtes orientales de la Caspienne. C'est, en suivant sur la carte, la ligne de marche obligée des convois sortis de Hérat pour pénétrer jusque sur ce point, qu'on donnera plus raison encore à la définition fournie par le Vendidad de la situation des champs Niséens entre Merw et Balkh. Si ces campagnes avaient été placées entre Merw et la Caspienne, incontestablement l'Hyrcanie aurait été occupée avant Hérat, et le Vendidad affirme le contraire.

Niais avant d'étendre ainsi leur territoire vers l'ouest, les Arians, déjà maîtres de la Sogdiane, de la Margiane, de Balkh, des champs Niséens et de Hérat, s'étaient emparés de deux autres provinces : Vaëkereta, la demeure de Douyak, et Ourva, pleine de pâturages. Cependant, comme on voit que la façon de procéder des envahisseurs tendait à s'arrondir et non pas à pousser indifféremment dans tous les sens des expéditions détachées de leur base, il n'v a pas de difficulté à admettre que Vaëkereta doit être identifié avec le pays de Kaboul. C'est l'opinion des commentateurs parsys du Zend-Avesta, au temps des Sassanides. Elle était probablement guidée par une tradition antérieure.

Après Vaëkereta, Ourva, plus difficile à reconnaitre, pourrait être Houryoub, contrée placée au sud-est de Kaboul, et qui passe encore pour être particulièrement favorable aux troupeaux. C'est seulement après avoir atteint cette limite méridionale que le mouvement iranien se reporta vers le nord-ouest, en commençant par l'Hyrcanie, car au delà d'Ourva, du côté de l'est, le pays était aux mains des Arians-Hindous, avec lesquels les Arians-Iraniens n'avaient pas jusqu'alors fait scission, ne formant tous ensemble qu'un même peuple. Il n'y avait pas lieu à colonisation ni à conquête. Cependant l'impulsion générale ne parait pas être venue uniquement du côté du nord-est. Après la prise de possession de l'Hyrcanie, le flot, abandonnant cette direction, se reporta immédiatement vers le sud. Là, il couvre l'Arachosie, Harakayty, la belle. Puis il envahit l'Haëtoumat, la brillante, la lumineuse, appelée Itomand par le commentaire parsy que j'ai déjà cité, et c'est l'Étymandre des historiens d'Alexandre, l'Helmend actuel, le pays appelé par les anciens Sacastania, et par les Arabes et les Persans, Sedjestan ou Seystan.

Arrivés à cette limite, les Arians paraissent avoir eu des raisons décisives pour ne plus marcher de préférence vers la région méridionale, soit que le pays, tout à fait stérile comme il l'est et défendu par un climat ii peine supportable, ne leur parût plus valoir la peine d'être occupé, soit qu'il fût trop bien gardé par ceux qui le possédaient, soit, et cette opinion est encore la plus admissible, que les principales forces des conquérants, leur agrégation centrale, se trouvant cantonnées dans le trapèze dont Balkh, l'Hyrcanie, Hérat et Kaboul formaient les angles, des motifs d'équilibre les aient fait incliner naturellement vers l'ouest à ce moment de leur expansion.

Ici donc se présente dans la liste du Vendidad, Ragba, aux trois châteaux. Les Iraniens sont ainsi désormais arrivés dans la Parthvène, au cœur de leur pays, sur le point qui en sera toujours la métropole naturelle. C'est la Rhagès du livre de Tobie, la grande ville de Rey de l'époque musulmane, dont Téhéran, la nouvelle capitale de la Perse, n'était jadis qu'un faubourg.

Après la fondation de Ragha vient celle de Chakhra, la forte. Puis les Arians bâtissent Varena, la carrée. Chakhra pourrait être assimilée à Charax, que Ptolémée compte au nombre des villes parthes. Le géographe Isidore, qui en était originaire, dit que Charax se trouvait au sein des montagnes caspiennes, et il est certain qu'il faut entendre sous ce nom la longue chaîne longeant la mer, c'est à-dire l'Elbourz. Sir H. Rawlinson, en jugeant ainsi, place Chakhra soit près des Portes et du côté de Fyrouz-Kouh, au nord-est de Ragha, ce qui est peu probable, puisque Chakhra fut fondée après la cité aux trois châteaux et devait, par conséquent, marquer un progrès fait dans l'ouest ; soit, et ceci est plus admissible, à six ou sept lieues de Ragha, dans la direction occidentale, au pied de la montagne, à l'entrée de la plaine et près d'un lieu qu'on appelle aujourd'hui Keredj. Je remarque toutefois que ce dernier nom, qui n'est pas sans quelque analogie avec celui de Chakhra, appartient moins à l'emplacement indiqué qu'à une petite rivière qui le traverse, et ce cours d'eau, dont la direction est tracée très inexactement sur les cartes, sort en effet de l'Elbourz, précisément à cet endroit, et court vers le sud ; mais jusque-là il a coulé de l'est à l'ouest, entre deux chaînes fort élevées, au creux d'une vallée assez large, où il a reçu plusieurs affluents. Dans cette vallée, à cinq farsakhs ou sept à huit lieues au nord-est de Téhéran à peu près, se présente une agglomération de quelques villages qu'on nomme Shehrestanek, le district de la ville. C'est sur ce terrain que je retrouverais volontiers le site de l'ancienne Chakhra.

Varena, la carrée, paraît être Demawend[6], ville de la montagne dont on ne saurait contester l'extrême antiquité, ou encore Sary, située en face de la mer. On peut invoquer en faveur de cette dernière supposition l'autorité du Zend-Avesta, qui, dans une de ses parties, à la vérité les plus modernes, met le pays de Varena sur les bords du grand lac Voourou-Kasha, autrement dit la Caspienne[7].

En tout cas, et c'est là un fait capital, ni Chakhra ni Varena ne dépassent guère la longitude de Téhéran, et sont les dernières stations iraniennes ; au delà, pour ces premiers peuples de la Bonne Loi, il n'y a plus que l'inconnu. Le Vendidad, après avoir mentionné ces postes avancés de la race, termine brusquement sa liste des possessions arianes dans l'ouest. Il retourne a la frontière orientale extrême et nomme les Sept-Indes, c'est-à-dire le nord du Pendjab, qu'il ne distingue pas des terres sacrées, parce qu'en effet il n'y avait pas lieu de le faire alors. Le livre dit ensuite quelques mots d'une contrée vague située à l'occident d'un territoire nommé Rangha, dont les habitants, dit-il, se gouvernent sans rois ; et ici finit sa nomenclature, avec l'assurance qu'il existe encore d'autres lieux, d'autres places, d'autres plaines et d'autres pays. S'ils ne sont pas énumérés, c'est que certainement ils n'ont aucun droit à titre considérés comme appartenant aux contrées pures, c'est-à-dire aux contrées arianes.

Il résulte de ce qui précède, que pour les temps primitifs, les temps qui ont suivi les premières migrations et qui furent témoins de la fondation du premier empire, l'Iran ne comprenait ni la Médie, ni la Susiane, ni la Perside, ni le Kerman, ni le Mekran. Le cœur de cet Irait originel, c'était Balkh, c'était Merw. Sa frontière vers le sud, c'était la limite du Seystan, dont il n'embrassait probablement pas la totalité. Vers l'ouest, il ne dépassait qu'il peine nagés, et restait ainsi à six ou sept journées de marche de la Médie. Au nord, il contournait le coin oriental de la Caspienne, s'élevait du côté de l'Oxus, et se confondait sur toute la ligne septentrionale avec les territoires qui, plus tard, appartinrent exclusivement aux Scythes, dont rien alors, ni le sang, ni les mœurs, ni la langue, ni la foi, ne le séparaient, non plus que des Hindous.

Au sud de Rhagès et de Hérat, à l'ouest du cours inférieur de l'Helmend, il y a de fortes raisons d'admettre que la frontière des pays iraniens était tracée par les rivages d'une vaste tuer intérieure, dont le bassin subsiste encore sous la figure du désert salin étendu sur tout le plateau central de la Perse.

Le lac Hamoun, à l'orient, le désert de Khawer, à l'occident, n'étaient que des golfes de cette masse d'eaux. Le Kerman faisait face au midi. L'oasis actuelle de Yezd, qui en occupe à peu près le centre, en fait l'île ou une des îles principales. Aujourd'hui la stérilité la plus absolue, une chaleur dévorante, une sécheresse uniforme, ont remplacé la présence des vagues, sauf au lac Hamoun et dans la contrée de Khawer.

La particularité la plus remarquable du lac oriental est de changer d'emplacement. Dans sou état actuel il occupe un bassin qui, à ses côtés ; à l'ouest, en laisse un autre vide dont les contours sont parfaitement reconnaissables. Mais maintenant que les sables charriés par l'Helmend, débouchant dans le bassin, ont réussi à en exhausser le fond d'une manière considérable, le courant recommence à se frayer une issue vers le nord, et regagne insensiblement son ancien domaine, dont plusieurs parties sont déjà atteintes. Il est visible qu'après un temps donné, les sables, continuant à affluer, achèveront de combler l'étendue actuelle et reporteront le lac tout entier là où il était jadis. Il y séjournera jusqu'à ce que l'Helmend remaniant dans l'ancien lit l'encombrement qui en a jadis repoussé les flots, les chassera sur le nouveau et les forcera a se rouvrir vers le sud un autre passage jusqu'au lit actuel. Cette issue, à présent fermée, a laissé des traces, et c'est par là que le lac s'est déplacé. Ainsi un des golfes de l'ancienne mer existe toujours, et dans les conditions les moins stables qui se puissent imaginer.

L'autre attire l'attention par des souvenirs tout à fait historiques. On sait que dans les lieux appelés aujourd'hui désert de Khawer régnait aux temps passés une immense nappe d'eau, la mer de Khawer. Les traditions musulmanes affirment qu'elle disparut subitement le jour de la naissance du prophète. C'était une des marques miraculeuses de ce grand événement. Mais, en admettant, en Général, l'exactitude de ce synchronisme, il faut croire que la disparition de la mer de Khawer n'eut pas lieu d'une façon tout à fait brusque, car ce terrain est demeuré impraticable pendant l'hiver. Je l'ai traversé à la fin de juin, et le sol présentait l'aspect d'un marécage desséché. Pendant la saison des pluies, la boue s'empare tellement de cette région, que les caravanes, forcées de l'éviter dans le trajet de Téhéran à Kashan, remontent vers les montagnes de la Médie. Il reste donc là une ombre de la mer de Khawer sous forme de fondrières dangereuses.

Aux deux faits que je viens de citer s'ajoutent certains récits dont les uns font partie de la tradition écrite, et je les donnerai en leur place ; dont les autres appartiennent à la tradition orale, et je vais les exposer ici, parce que d'ailleurs ils n'ont trait qu'il la présence ancienne d'une mer dans ces régions.

Le premier se rattache il une haute tour située sur la montagne de Sawa, petite ville à deux journées de Téhéran, dans la direction d'Hamadan. Cette tour est isolée, extrêmement menue, et ne saurait avoir fait partie d'aucun ouvrage de défense. A première vue, on la prend pour un observatoire. Les gens du pays assurent que c'était un phare destiné à guider les vaisseaux qui naviguaient sur la mer de Khawer.

La seconde indication appartient à nu village du territoire de Yezd, placé au bord du désert, à quelque distance de la ville. Ce village se nomme Myboud. On y voit des vestiges de constructions anciennes. Les gens du pays prétendent qu'il v avait là un port considérable sur une tue étendue, que c'était l'entrepôt des marchandises transportées par cette mer, et qu'on y acquittait les droits de douane.

Ces deux traditions dans des lieux si éloignés l'un de l'autre, la configuration générale de la contrée, l'existence historiquement prouvée de la mer de Khawer, fournissent autant de rapprochements qui ne sauraient être négligés. Le sol de l'Iran tout entier est du reste d'une nature à expliquer les plus grandes révolutions, même dans des époques relativement jeunes. Il est à peu près partout soumis à l'influence des feux souterrains, ravagé par les tremblements de terre, qui bouleversent bien des points du pays, de la Caspienne au golfe Persique. Il est riche en fossiles marins, coquilles et poissons, dans toute sa partie centrale, celle précisément dont il est question ici[8].

J'admets donc que dans les siècles où les Ariens pénétrèrent jusqu'au pays de Hérat et sur les terres de Rhagès et de l'Helmend, une mer intérieure occupait toute la partie centrale de la région Persique, et ne permettait pas aux émigrants de se répandre dans le sud-ouest. C'est une raison puissante qui fait comprendre encore pourquoi ceux-ci n'avaient et ne pouvaient avoir aucune notion de la Perside, non plus que de la Susiane, contrées placées au delà de la mer, bien loin de leur atteinte, et puisqu'on a vu plus haut que leurs colonies s'étaient arrêtées à la hauteur de Rhaga sans empiéter davantage sur l'occident du pays, il est certain qu'ils n'étaient pas davantage maitres des territoires médiques.

Il faut donc se figurer le premier empire comme s'appuyant sur l'Hindou-Kouh et rayonnant autour de cette montagne. Les racines en sont encore à peine détachées des régions du nord, et parce que le nom de Scythes est celui qui rend le mieux l'idée de populations fortes, vigoureuses, belliqueuses, envahissantes, sortant la menace au front et l'arc à la main des ténèbres hyperboréennes pour se livrer à la fureur des conquêtes, c'est le nom de Scythes qui, à cette époque nébuleuse, conviendrait le mieux à ces guerriers, qui devaient un jour devenir les Iraniens et les Hindous.

 

 

 



[1] Les Hindous se considèrent aujourd'hui comme autochtones, mais ils ne semblent pas avoir eu cette idée au temps d'Alexandre, puisque Mégasthène raconte, probablement d'après eux, qu'à l'origine ils étaient nomades aussi bien que les Scythes, et habitaient, comme ceux-ci, dans des chariots. — MEGASTH., éd. Didot, p. 418.

[2] Je ne m'explique pas pourquoi quelques auteurs modernes transforment ce nom en celui d'Ariens ou Aryens. Outre que le son de ce dernier est désagréable et donne lieu à un rapprochement involontaire d'idées qui n'a rien à faire avec le sens réel du mot, il ne saurait exister le moindre doute sur la forme la plus véritable. On voit que Ayryana-Vaëja produit bien la transcription française, terre des Arians, et même la nécessite. On a aussi Dainhâvo airyâo, les provinces arianes, qui ne laisse pas plus d'ambiguïté. L'ensemble des provinces iraniennes de l'est se nommait pour toute l'antiquité : Ariana. Le fleuve qui coule à Hérat, l'Héryroud, est appelé Arrianos par le Périégète ; Hérat même, est pour Pline Alexandria Ariana. Ptolémée connaît Ariaka à l'embouchure de l'Oxus ; il me semble donc tout à fait régulier et uniquement régulier d'appeler Arians les peuples auxquels nous avons affaire ici.

[3] Vendidad, I, 62, 9 et passim.

[4] On connaissait sur la rive gauche du Volga la Νησιώτις χώρα, qui est aussi un pays de Niça, un grand pays de plaine. La ville de Nisæa était aux sources du Héryroud. Il y avait encore une Nisæa dans la contrée, et peut-être sur l'emplacement de l'Hécatompylos des Parthes. Je ne cite pas les localités du même nom qui sont plus connues, et je m'arrête à la mention de ces vastes champs niséens, qui, dans le voisinage immédiat de Rhagès, servaient à l'élève des immenses troupeaux de chevaux, dont le nombre, suivant Diodore et Arrien, s'était élevé dans l'antiquité jusqu'à cent cinquante et cent soixante mille têtes, et qui, à l'époque d'Alexandre, en présentait encore le tiers. Bien que quelques auteurs aient contredit le fait et l'aient voulut reporter aux environs de Merw, où peut-être était-il également vrai, il est curieux d'observer que dans ces lieux mêmes il y a encore aujourd'hui des troupeaux de chevaux errants qui appartiennent au Roi, et qui, l'été, sont conduits dans les hautes vallées de l'Elbourz pour y pâturer.

[5] Cette confusion extrême dans les dénominations était telle, et le goût de conserver et d'appliquer partout les anciens noms si vif et si général, que même après l'époque de Zoroastre, par conséquent au moins sous les Achéménides, le Yaçna appelle l'Iran de la vieille et antique dénomination d'Ayryana-Vaëja, qui n'aurait dû appartenir qu'au domaine primitif de la race blanche. — SPIEGEL, t. II, p. 73.

[6] Demawend est la capitale du district de Garén, que l'on verra souvent cité dans l'histoire héroïque, et qui, à l'époque de la conquête musulmane, garda son indépendance et l'ancienne foi au moins jusqu'au dixième siècle de notre ère.

[7] Yesht Ardevysoura-Kereshaspa.

[8] Sir John Malcom a déjà fait remarquer que le grand désert central est plein de marécages salins ; et ceux-ci attestent partout par leur présence l'ancienne existence de la mer. — Histoire de la Perse, édit. allem., t. I. p. 3.