LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE IV. — LA VIE ARTISTIQUE ET INTELLECTUELLE.

CONCLUSION. — LES SURVIVANCES DE LA CIVILISATION ÉGÉENNE.

 

 

Quand vinrent les Doriens, la magnifique civilisation qui avait été l’œuvre des Crétois et dont avaient hérité les Achéens fut emportée par la tempête. Elle s’était épanouie pendant plus d’un millénaire ; une ruée de barbares, et la voilà évanouie. Sans transition, on assiste à la dissolution d’un monde et à la genèse d’un monde nouveau. L’invasion dorienne, c’est le Drang nach Osten d’une civilisation continentale, la civilisation de Hallstatt. L’âge de fer commence. Le premier glaive en fer qui provienne de l’Égéide a été trouvé à Mouliana, dans une tombe appartenant à l’extrême fin du M. R. III[1]. Il annonce une révolution. Le costume change : on se sert de fibules pour retenir des étoffes flottantes. L’incinération des morts remplace l’inhumation. Quoique défigurés, les motifs de l’art minoen avaient persisté à l’époque mycénienne ; par une régression qui ramène les nations de l’Égée au lendemain de l’âge néolithique, elles ne connaissent plus que le dessin géométrique. Tout ce qu’avaient fait les innombrables générations qui s’étaient succédé durant l’âge de bronze, tout cela périt.

Non, la civilisation égéenne ne périt pas tout entière. Elle offrait tant d’avantages matériels et gardait une telle puissance de séduction, que les envahisseurs eux-mêmes, qui après tout n’avaient pas seulement cédé à l’attrait du climat et des terres à occuper, en conservèrent du moins les éléments assimilables à des tempéraments grossiers. Et puis, au temps de la splendeur, elle s’était préparé des refuges lointains, dont la Méditerranée toujours bienfaisante lui ménagea l’accès au temps de la misère. La colonisation ancienne et de nouvelles migrations sauvèrent tout ce qui pouvait être sauvé. Après le grand naufrage, les survivants dispersés çà et là sur la côte purent au moins recueillir quelques épaves.

Il suffirait, pour faire l’inventaire de ce sauvetage, de parcourir la liste des mots préhelléniques passés dans la langue grecque. L’index que nous avons essayé d’établir quelques pages plus haut ne donne pas seulement le bilan de la civilisation égéenne, mais indique aussi quelle fut la première mise de fonds de la civilisation grecque. En quoi consiste-t-elle ?

Même dans les pays occupés définitivement par les Doriens, c’est-à-dire dans le Péloponnèse, dans la Crète et dans les autres îles du Sud, il ne faut pas croire qu’ils aient fait table rase. Sans doute, ce qu’on observe par l’archéologie est lamentable, et c’est peut-être quand la rupture avec le passé n’est pas absolue qu’on remarque le mieux l’inaptitude des nouveaux venus à le comprendre : ils ont encore des vases à étrier, mais ils changent l’attache des anses en goulot ; ils trouvent que le dromos précédant la tombe rupestre a bon air, mais, à Plati par exemple, ils en font l’entrée d’une tombe à puits au fond de laquelle ils logent une cuve funéraire. Toutefois, ne l’oublions pas, ils n’ont pas exterminé l’ancienne population. Sur une stèle de Prinia apparaît un guerrier d’une taille gigantesque, un Dorien reconnaissable à ses jambières, à son bouclier rond et à sa longue lance ; devant lui un personnage tout petit, revêtu du costume égéen, lève les bras dans l’attitude du suppliant ; c’est le vaincu qui n’a d’espoir qu’en la pitié du vainqueur. Le vainqueur l’épargne : il aura un serf de plus, du Minoen il fera un Mnoïte, et il pourra chanter le chant parvenu jusqu’à nous : J’ai pour richesse une grande lance, une épée et un beau bouclier qui me couvre le corps. Avec cela, je laboure ; avec cela je moissonne et récolte le doux vin de la vigne. Qu’est-ce à dire ? Les terres de Grèce continuent d’être travaillées par ceux qui les possédaient naguère. Les procédés agricoles ne changent pas. Les Crétois, puis les Mycéniens avaient reconnu les cultures qui conviennent le mieux au sol et au climat de leur pays. Par eux, les Grecs et tous les Méditerranéens apprendront à rendre les figues comestibles et à récolter non seulement le doux vin de la vigne, mais la belle huile de l’olivier. Et ce n’est pas peu.

Mais, pour distinguer mieux les survivances de l’ancienne civilisation il nous faut jeter un coup d’œil sur toute la Grèce et, plus spécialement, sur les pays où les Achéens mêlés de Crétois et les Éoliens continuaient de vivre indépendants. Pendant toutes ces migrations, qui leur avaient fait explorer tant de pays à la recherche de patries nouvelles, ils n’avaient pas désappris la navigation. Ils transmirent à la Grèce historique les règles et le vocabulaire technique de la marine crétoise. Il ne s’agît plus pour les Achéens et les Crétois appauvris, à plus forte raison pour les Doriens habitués à la violence, d’opérer eux loin des transactions régulières. La piraterie devient un métier avoué, honorable. Elle a pour le moins cet avantage de ne pas laisser oublier les vieilles routes, les chemins liquides de la navigation méditerranéenne. Comme les Akaiousha au temps de Menerphtah, les Crétois de l’Odyssée vont faire du butin en Égypte, et Ulysse se donne pour un de leurs capitaines. Sur les traces de Minos et d’Idoménée, les gens d’Ithaque poussent jusqu’à l’île des Sicules pour y vendre ou en ramener des esclaves. Des bandes nouvelles vont rejoindre les Danaouna sur la côte de Syrie. Bien mieux, depuis que la guerre de Troie a fait ouvrir les portes des détroits, on se risque sur la mer par où l’on peut chercher le fer et conquérir la toison d’or. Au reste, entre eux, même parfois avec les étrangers, les Grecs ne renoncent pas aux échanges pacifiques. Les poids et mesures en usage chez les Égéens se perpétuent dans les cités d’Asie Mineure, facilitant les relations commerciales avec les pays soumis jusqu’alors à la domination des Hittites et ouverts de plus en plus aux influences occidentales. Tandis que les paysans de la Grèce entière établissent les valeurs en têtes de bœuf, Phocée, Éphèse, Milet, tous les ports où aboutissent les routes de Lydie, continuent d’employer l’unité métallique, et, par leur intermédiaire, le système pondéral des Éginètes reproduira celui des Crétois et des Cypriotes.

Les envahisseurs de la Grèce apportaient avec eux une religion bien différente de celle qui avait dominé en Égée. Un grand dieu l’emporta sur la grande déesse des Crétois. Apollon prît la place de Gaia sur l’omphalos de Delphes ; en Crète même Zeus fut désormais le maître de l’Ida. Mais Dictynna et Britomartis ne furent jamais oubliées : elles transmirent souvent leur puissance à Rhéa et à Eileithyia ; elles gardèrent même le premier rang dans un grand nombre des pays qui échappèrent aux Doriens. Prinia, au VIIe siècle adorait une déesse aux serpents identique à celle dont le culte était célébré jadis à Cnosse et à Gournia. L’Arcadie, resta toujours fidèle aux divinités féminines. L’Attique fut toujours vouée à la Déesse Mère et à sa rivale Athéna. En Asie Mineure, le sanctuaire le plus vénéré fut toujours celui de l’Éphésienne Artémis. A Cypre, la Déesse à la colombe prît le nom d’Astarté ou d’Aphrodite, sans changer de nature ni de forme. Les attributs et les animaux sacrés des anciennes déités passèrent aux nouvelles. Ce sont les images et les légendes pieuses transmises depuis longtemps par les Crétois aux Achéens qui expliquent l’apparente rapidité avec laquelle la religion grecque prit ses caractères essentiels, un anthropomorphisme presque absolu et une mythologie exubérante.

Un des traits qui donnent aux Égéens un aspect si original, est précisément un de ceux qui distinguent les Grecs d’entre les autres peuples de race indo-européenne. c’est à savoir le goût des concours gymniques et musicaux qui accompagnent les grandes fêtes. Encore un précieux héritage. Voyez la situation géographique des sanctuaires où se donnent les jeux panhelléniques. Ce n’est qu’au temps où la grande route des marchands et des pèlerins menait de Tirynthe à Corinthe qu’a pu rétablir la tradition des panégyries sur des points aussi rapprochés que Némée et l’Isthme. Olympie, c’est le lieu, consacré d’abord à la Grande Déesse, où Crétois et Achéens arrivaient par la route d’Arènè ou de Pylos. Delphes, c’est la hauteur où, partis également de Pylos et débarqués à Crissa, les prêtres de Cnosse montèrent en chantant l’hymne crétois. Délos, c’est l’île où les gens d’Ionie et d’Attique se rencontraient devant l’autel à cornes pour contempler les évolutions du géranos. La tradition imprescriptible de ces solennités perpétua la gymnastique nationale des Crétois et leurs danses et leur musique et leurs chants. Entre les luttes de pugilat représentées sur le rhyton de Haghia Triada et celles que président Achille et Alkinoos, le lieu est aussi direct qu’entre les jeux décrits par Homère et les jeux olympiques. La lyre lesbienne à sept cordes est celle-là même que fait résonner le itharède peint sur le sarcophage crétois, et le péan gravé en langue grecque sur une pierre de Palaicastro dérive de celui-là même dont les Cnossiens faisaient retentir l’écho des roches Phaidriades.

Ainsi se préparait, dans cette Éolide où Terpandre devait un jour faire brillamment reparaître l’heptacorde, la plus belle des œuvres léguées par les anciens temps aux temps nouveaux, l’épopée. Déjà au début du XVIIIe siècle, une grande composition en plaques de faïence représentait à Cnosse une ville entourée de guerriers. À la fin du XVIIe, c’est à Mycènes qu’un rhyton d’argent montre le siège d’une place forte, des hommes arrivant par mer, un Combat près des portes dans une plaine plantée de figuiers, des femmes suivant du haut des tours les péripéties de la lutte avec ides gestes d’angoisse ou d’encouragement. A la même époque, on voit sur un sceau de Cnosse un bateau attaqué par l’horrible Scylla et sur un autre rhyton de Mycènes des naufrages se débattant dans les vagues et menacés par le monstre. Ces Iliades et ces Odyssées avaient sans doute déjà leurs chantres. Quand vinrent les épreuves, le dernier des grands succès remportés par les Achéens, la prise de Troie, prit dans l’imagination des peuples qui habitaient la région voisine des proportions légendaires : peu à peu les aèdes éoliens ramenèrent toutes les épopées guerrières à celle qui flattait le plus et consolait le mieux les générations nouvelles. Puis, quand les migrations se parèrent à leur tour, par l’éloignement dans le temps, de couleurs prestigieuses, tous les récits de courses maritimes reçurent pour cadre les retours de Troie et notamment les aventures d’Ulysse. Quelle que soit la date ides rédactions dernières, le fond des épopées homériques date de la période submycénienne où le bronze domine encore, mais où le fer se répand de plus en plus : l’Iliade mentionne le bronze quatorze fois plus souvent que le fer, l’Odyssée quatre fois seulement. Le Catalogue des vaisseaux présente le tableau fidèle de la Grèce achéenne à la veille de l’invasion dorienne. Mais le souvenir persiste des gloires passées et des cités disparues. La Crète est toujours l’île aux cent villes. Cnosse a beau être enfouie sous terre, on connaît encore le chœur construit par Dédale, où les jeunes gens et les jeunes filles dansaient aux sons de la cithare, et le palais de Minos avec ses jardins semble servir de modèle au palais imaginaire d’Alkinoos. Les splendeurs de Mycènes hantent les esprits, et l’on se rappelle que l’ancêtre des Néléides venus en Asie possédait là-bas, à Pylos, une coupe où buvaient des colombes. Comment s’étonner que la langue de pareils poèmes soit artificielle et renferme des mots très anciens qui ne sont plus d’usage courant ?

Elargissons encore le champ de la vision. La civilisation égéenne avait eu le temps de se répandre hors de l’Égée. Dans les pays les plus lointains, elle est une survie tantôt évanescente, tantôt assez vigoureuse pour produire des résultats durables. — Cypre garda très nettes les empreintes de la colonisation crétoise et achéenne, avec sa déesse à la colombe, son alphabet mal adapté à la langue grecque, son industrie et soli art aux traditions exotiques. Elle put prendre la place de la Crète comme centre de la métallurgie dans la Méditerranée Orientale : de ses forges sortaient la cuirasse damasquinée d’Agamemnon et sans doute les boucliers consacrés dans la grotte de l’Ida. — La Syrie méridionale fut complètement transformée par les Pélésati et les Zakkara, cet arrière-ban de l’émigration égéenne. Les Philistins étaient des Kherétim, au dire des Hébreux, et la légende juive qui raconte comment ils domptèrent la résistance de Samson est un doublet de la légende grecque d’après laquelle Minos s’empara de Mégare en faisant couper sur la tête du roi Nisos son cheveu d’or. Avec le sûr instinct de commerçants émérites, ils occupèrent le pays où arrivaient les caravanes d’Égypte et d’Arabie. C’étaient de bons agriculteurs, qui acclimatèrent en Canaan la vigne et l’olivier. C’étaient d’excellents forgerons. Ils apportaient avec eux leur architecture avec la base de colonne et le chapiteau ou kaphtor du type égéen. Gaza bat consacrée à Zeus Crètagénès, qui prit pour compagne Britomartis ; Ascalon eut pour déesse une Aitart0à la colombe. Détail particulièrement remarquable, à une époque où l’invasion dorienne avait presque fait disparaître l’écriture égéenne, ces Égéens devenus Asiatiques continuaient d’en faire largement usage : en 1117, quand le prince des Zakkara reçut un messager du pharaon, il lui demanda les lettres qui l’accréditaient et tira de ses archives les inventaires des présents reçus par ses ancêtres. On comprend toute l’importance de ce fait historique, en voyant que les Zakkara étaient établis au Nord de la Palestine, sur les confins de la Phénicie.

En résumé, l’histoire de la civilisation égéenne mérite plus qu’un intérêt de curiosité archéologique ou même esthétique. Elle est pleine d’avenir. Les Crétois, qui l’ont créée, en firent don aux peuples d’alentour, grâce aux facilités que leur offrait la mer Égée, et aussitôt la communiquèrent à bien d’autres peuples grâce à la complaisante ubiquité de la Méditerranée. Tandis que les civilisations d’Égypte et d’Asie gardaient un caractère local et terrien, une civilisation insulaire rayonnait au loin. Par l’attrait quelle exerçait, elle tenta les nations guerrières. Quand elle se fut répandue sur le pourtour égéen, la suprématie passa des Crétois aux Achéens crétisés, de Cnosse à Mycènes : c’était une déchéance, Quand elle eut pour frontière le Nord de la Thessalie, elle attira les barbares Doriens : ce fut la ruine. Mais les semences jetées avec prodigalité en tant de pays divers ne furent pas toutes perdues. Durant le long hiver du moyen âge grec, elles sommeillèrent, pour lever ensuis dans une splendide renaissance. La civilisation grecque, mère de la civilisation latine et occidentale, est fille de la civilisation égéenne.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Έφ., 1904, 22 ss.