LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE III. — LA VIE RELIGIEUSE.

CHAPITRE V. — LE CULTE DES MORTS[1].

 

 

La croyance fétichiste, l’idée que les objets inanimés sont doués de vie, a pour conséquence nécessaire et indélébile le refus instinctif de voir dans la mort l’anéantissement, de la fonction vitale. Dans le groupe où il a vécu, le trépassé apparaît comme un génie cher et bon, dont on a pour devoir d’assurer le bonheur et de qui l’on a le droit d’attendre des bienfaits. Mais, s’il a le malheur d’être mort avant l’âge, d’avoir succombé à une mort violente, de ne laisser personne après lui pour lui rendre les honneurs suprêmes, il se change en un démon malin, un spectre redoutable, qu’il faut réduire à l’impuissance. Opposées à l’origine et contradictoires en apparence, ces conceptions se concilient fort bien dans les croyances et les pratiques de toutes les sociétés. Chez les Égéens, elles coexistent, plus ou moins nettes, dès l’époque la plus reculée.

Elles auraient pu se manifester par deux modes de sépulture, l’inhumation et l’incinération. Si le premier répond plutôt, en général, au désir de prolonger l’existence des morts sous terre, le corps peut pourtant être enterré, dans une position accroupie, trop à l’étroit pour jamais bouger. Si le second a plutôt pour objet primitif d’empêcher la hantise des revenants par une destruction complète, un moment vient pourtant où l’on brûle le corps pour dégager l’âme de l’enveloppe charnelle et lui ouvrir les voies bienheureuses de l’au-delà. Quels étaient donc, en fait, les usages funéraires en Egéide ? Schliemann croyait qu’à Mycènes tous les corps étaient brûlés à l’intérieur des tombes avant d’être ensevelis. Döerpfeld a prétendu que les cadavres subissaient une crémation partielle, une dessiccation, un boucanage, qui avait pour but d’assurer leur conservation sans les incinérer, et souvent pour effet de les contracter[2]. Ces hypothèses n’ont plus guère de partisans. Cependant on admet encore que l’incinération et l’inhumation étaient usitées en même temps[3] ; elles l’étaient bien aux temps homériques, où les corps des héros étaient placés sur des bûchers, tandis que les gens des classes pauvres étaient simplement enfouis. Mais les prétendus cas de crémation, datant d’époques où l’ensevelissement est certain, sont fort sujets à caution[4]. Il est possible qu’à l’âge néolithique les habitants de la Grèce centrale aient quelquefois brûlé les morts ; en tout cas, nulle part ailleurs, ni là même à partir ide la période chalcolithique, il n’y a trace de bûcher funéraire jusqu’au temps de l’Iliade[5]. Si les tombes égéennes contiennent assez souvent des cendres et des squelettes partiellement noircis par la fumée[6], le fait est clairement expliqué par des ossements d’animaux on par des réchauds quelquefois remplis de charbons : on offrait des sacrifices aux morts, on leur laissait de quoi se chauffer et se préparer leurs aliments.

Ce qui prouve bien, au reste, qu’on ne voulait pas anéantir le corps, c’est le soin qu’on prenait, au contraire, pour le préserver des esprits malfaisants et lui garder son identité. Les masques d’or qui couvraient les visages des princes défunts à Mycènes ont pour pendants à Mochlos, à Mouliana, à Cypre, des bandeaux d’or où étaient gravés des yeux, un nez, une bouche : un portrait indestructible devait doubler éternellement le corps périssable. Pour que jamais sa personnalité ne fût abolie, le mort emportait son sceau, lié au col ou placé à portée de la main.

Le premier devoir de la famille était d’assurer à celui qui la quittait une demeure éternelle. Il n’y en avait pas qui pût lui être plus agréable et qui convînt mieux à la piété des siens, que celle-là même où il avait toujours vécu. Longtemps les vivants refusèrent d’éloigner les morts. Ils étaient ensevelis dans les maisons, ou à côté. Cette coutume, très ancienne, ne disparut jamais. En Thessalie, les habitations s’entremêlent aux tombes ; à Thoricos, à Égine, à Orchomène, à Troie, elles contiennent des squelettes accroupis face contre terre dans de simples trous[7]. Mais, si ces régions lointaines pratiquaient l’ensevelissement intramural sans distinction d’âge, dans le reste de l’Égée on le réservait aux tout jeunes enfants. On lie pouvait pourtant pas les séparer de leurs parents. A Cnosse, un nouveau-né était enterré dans une cavité creusée sous le pavement d’une maison ; à Mycènes, six tombes d’enfants étaient placées dans deux chambres contiguës[8]. Le plus souvent, les petits cadavres étaient introduits dans des jarres, des pithoi, où on leur donnait, avant qu’ils fussent raidis, la position accroupie, les genoux ramenés au menton et les mains à la figure. En Crète, ces jarres, qui ne recevaient que par exception des enfants d’un certain âge ou des adultes[9], étaient le plus souvent portées dans un cimetière, mais lui cimetière spécial, une crèche funéraire : on en a trouvé une dizaine au même endroit près de Cnosse, quinze à Mochlos à part des tombes à chambre, une à Haghios Nikolaos devant un abri sous roche rempli d’ossements humains ; elles étaient réunies dans de véritables nécropoles à Sphoungaras et à Pachyammos[10]. Mais à Mélos, on a trouvé huit jarres, renfermant des enfants dont les plus âgés commençaient seulement leur seconde dentition, toutes les huit couchées à l’intérieur des maisons au niveau des fondations[11]. A plus forte raison, chez les peuples habitués aux sépultures intramurales, l’enfant mis en pot restait-il dans la demeure familiale[12].

Hors des maisons, les tombes des Crétois furent d’une extrême variété. Il est possible que les différences ethniques qui semblent avoir existé en Crète dans les temps les plus reculés n’aient pas été absolument sans influence sur les modes de sépulture[13] ; mais, quand on connaît l’unité profonde de la civilisation et de la religion crétoises durant deux millénaires, et qu’on voit les formes de tombes se développer à une époque où la fusion des races était depuis longtemps un fait accompli, on s’assure que la diversité primitive de ces races a contribué pour bien peu à la diversité ultérieure des types sépulcraux. D’autres causes ont agi plus puissamment et, en tout cas, sont plus visibles : ce sont les conditions topographiques et géologiques, les habitudes prises dans la construction des maisons et conservées par scrupule religieux, enfin les nécessités sociales[14].

En pays de montagne, la demeure des morts, comme celle des vivants, c’est d’abord la caverne ou, à défaut de caverne, une simple aufractuosité plus ou moins profonde. En Crète, les grottes sépulcrales durent être nombreuses à l’âge néolithique[15] ; au M. A., Pyrgos avait un ossuaire de Troglodytes, et à Mochlos les corps des pauvres gens étaient déposés dans de simples fentes de rochers[16] ; même au M. R., il existe encore un antre funéraire près de Gournia[17]. On n’attendit pas longtemps pour changer des cavités insuffisamment spacieuses ou trop ouvertes in grottes à moitié artificielles, par des travaux de maçonnerie ou d’excavation. A Céphallénie, par exemple, sur des hauteurs qui dominent la mer, des sépultures mycéniennes sont installées dans des abris sous roche précédés de murs bas[18]. Dès qu’on eut des instruments de métal, on tailla le roc à vif. Les tombes creusées dans le roc sont communes dans la Crète orientale du M. A. II au M. M. I. On en a découvert trente-trois à Pseira. A Mochlos, les petites sont toujours de 1 mètre sur 2 ; les grandes, couvertes jadis et fermées par des dalles, sont quelquefois divisées en deux chambres et atteignent 6 mètres de long sur 1m,80 de large[19]. Fort en faveur dans les régions à pierre tendre, ces tombes furent de formes variées avant que s’établit un type caractérisé par un couloir d’accès ou dromos et une chambre bouchée par des pierres et couverte d’un dais rocheux.

Mais, dès la première moitié du IIIe millénaire, on parvint à donner aux sépultures l’ampleur nécessaire pour recevoir tous les morts d’un clan. Il était rare qu’on disposât, comme à Pyrgos, d’une grotte où l’on pût entasser des centaines de squelettes, et les plus spacieuses des tombes taillées dans la falaise de Mochlos étaient loin d’avoir les dimensions désirables. Au lieu de creuser, on se mit à bâtir. La hutte ronde des temps primitifs fournit dans la Messara le type de la tombe en rotonde ou tholos. Fidèle à la tradition, l’architecture funéraire maintint une forme tombée en désuétude dans l’architecture civile et y adapta le dromos. Avec leurs murs légèrement inclinés vers l’intérieur, les tholoi élevaient à une hauteur imposante une coupole en encorbellement ; elles étaient généralement précédées d’une petite esplanade. Les plus petites ont de 4, à 7 mètres de diamètre intérieur ; les grandes, de 9 à 10 mètres. A Platanos, il y en a deux qui s’élèvent dans une cour clôturée, comme pour marquer à la fois l’indépendance et l’affinité de deux clans : elles enferment respectivement un diamètre de 7m,30 et de 10m,30 dans des murs épais de 1m,30 et de 2m,50. Par cela même que ce type servait, comme on l’a vu, à réunir pour l’éternité les membres d’un clan, il dut restreindre ses proportions à la mesure du génos réduit ; il disparut quand triompha le régime de la petite famille. Mais, dans l’intervalle, on s’était mis à bâtir la tombe rupestre à une ou plusieurs chambres sur le modèle de la maison à angles droits. Ces tombes rectangulaires étaient plus aptes que les tholoi à s’accommoder de toutes les dimensions. Elles purent constituer de grands ossuaires, comme celui qui fut construit à Palaicastro et divisé en plusieurs compartiments par des murs parallèles ; elles purent former des annexes qui s’ajoutèrent tardivement aux tholoi, comme ce fut le cas à Platanos et à Haghia Triada. Elles se combinèrent tôt ou tard avec toutes sortes d’éléments empruntés aux autres types et cachèrent souvent les corps enfermés dans des sarcophages.

Si le morcellement du clan se manifeste par le rétrécissement progressif des tombes, rupestres ou bâties, au terme de révolution correspond le développement des tombes individuelles. En réduisant la chambre creusée dans le roc et la chambre en pierre à leur plus simple expression, les gens de la Grèce septentrionale et des Cyclades avaient imaginé le type de la fosse rectangulaire et dallée, la tombe à caisson ou à ciste. La fosse était creusée à 50 centimètres de profondeur et, comme on y introduisait le corps dans la position contractée, elle n’avait qu’un mètre de côté. Entre les dalles du fond et de la couverture, couchées à plat, les quatre faces furent formées d’abord de dalles posées sur champ, puis de petites maçonneries en pierres sèches qui figuraient une maison grâce à l’indication rudimentaire du seuil et de la porte. Rarement les tombes à ciste, creusées plus profondément, recevaient plusieurs morts ensemble ; quelquefois elles étaient jumelées, avec une dalle simple pour la séparation. Des Cyclades, le type à ciste passa en Crète et dans le Péloponnèse, mais sans succès, ce qui est le fait d’une imitation exceptionnelle plutôt que le résultat d’une immigration en masse. Si la nécropole de Mochlos renferme des cistes individuelles à côté de chambres à ensevelissement collectif, c’est que dans cet îlot on connaissait les coutumes étrangères, soit par les marins, soit par quelques métèques, et que les conditions sociales commençaient vers la fin du M. A. à y être les mêmes que dans les Cyclades. Mais la fosse à ciste lut généralement remplacée, en Crète et dans le Péloponnèse, par des caissons très différents où le corps pouvait être muré de la même façon.

La Crète connut la ciste mobile en argile, qui devint le sarcophage ou larnax[20]. Ce cercueil en terre cuite ou exceptionnellement en pierre pouvait être logé, seul ou avec d’autres, dans n’importe quel genre de tombe. Comme il figurait une maison avec son couvercle à double pente, il avait encore lei coins arrondis ou la forme ovale au temps où il était placé dans les grottes funéraires ou les tombes à tholos ; il eut ensuite la forme rectangulaire. Les plus grandes de ces larnakes comme celles de Gournia et de Mallia[21], n’ont pas plus de 1m,35 de long : les corps y étaient accroupis les jambes relevées et repliées, les pieds ramenés sous le sacrum.

D’autre part, la fosse de la ciste pouvait être approfondie. Le couloir qui précédait les chambres rupestres et les tombes à tholos, au lieu d’être horizontal, descendait légèrement par quelques marches, quand il était creusé dans une colline en pente douce ; en terrain plat, il était vertical. Si l’on étendait le corps dans le caveau du fond en le protégeant par une dalle de plafond, on avait la tombe à fosse. Ce type, dont la profondeur varie de 2 mètres à 3m,50, n’est pas très commun, bien qu’il soit représenté en Crète, à Cypre, à Amorgos et sur le continent. En général, le caveau a juste la longueur et la largeur du corps ; mais, à Mycènes, ceux de la famille royale atteignent de 8 à 34 mètres carrés ; ils sont surmontés de stèles à reliefs et entourés d’une clôture circulaire. Si l’on étendait le corps, non pas directement au fond, mais dans un caveau latéral, on creusait le sol un peu plus profondément, jusqu’à 5 mètres, et l’on fermait le caveau par un mur de maçonnerie : on avait ainsi la tombe à puits, variété de la tombe à fosse et véritable tombe à chambre pourvue d’un dromos vertical. Quand, par conséquent, le cimetière de Zafer-Papoura présente les trois types de la tombe rupestre, de la tombe à fosse et de la tombe à puits, avec des objets qui datent tous du M. R. II et révèlent tous les mêmes croyances, il n’y a pas de raison pour expliquer ces différences de formes par des considérations ethnologiques.

Dans le monde mycénien, deux types eurent la vogue : la chambre rupestre à fausse voûte et la tombe à coupole. La chambre rupestre, répandue de l’Argolide à Céphallénie et de la, Crète à Milet, est quelquefois ronde ou en demi-cercle, généralement carrée, toujours précédée du dromos. Elle contient un ou plusieurs corps, le plus souvent couchés dans des fosses, parfois aussi accroupis dans des sarcophages. Sous la même voûte est parfois installée une chambre latérale ; on connaît même un exemple de tombe rupestre à trois chambres[22]. Au M. R., l’architecture crétoise tira du type un parti remarquable en logeant dans les collines éventrées son bel appareil en pierre de taille. Le roi de Cnosse voulut un tombeau qui ne fût point indigne de sa gloire. Il choisît comme emplacement une éminence d’où la vue, s’étendait sur la mer, à Isopata. De hauts personnages, peut-être des princes, vinrent lui faire escorte dans des tombes voisines. A flanc de coteau, est creusé un dromos en pente, large de 2 mètres et long de 24. Il accède à un vestibule de 4m,50 sur 1m,60, auquel deux niches latérales donnent l’aspect d’une croix. La chambre intérieure, fermée avec soin, mesure 7m,85 sur plus de 6 mètres ; elle contient, au fond, une niche pareille à celles du vestibule et, à droite, une fosse sépulcrale de 2m,20 sur 0m,60. Enfoncée de 5 ou 6 mètres dans la colline, la chambre en perce la surface par une voûte en encorbellement qui la dépassait jadis de il mètres. Bien que ce tombeau royal ait été violé jadis, on y a encore trouvé assez d’objets précieux — coupe d’argent épingle d’or, miroir de bronze, perles de lapis-lazuli, vases de porphyre et de diorite, alabastres d’Égypte, vases peints — pour imaginer ce qu’il dut contenir de richesses accumulées[23].

Si les chambres rectangulaires reproduisent par leur forme les tombes rupestres des temps les plus anciens, les plus belles, comme celles d’Isopata, rappellent aussi par leur voûte les tombes à tholos et annoncent les tombes à coupole. Cependant, c’est sur le continent que les rois se firent, bâtir ces monuments posthumes de leur grandeur, et la Crète en décadence n’en connut que de rares et pâles imitations. Les plus grandioses s’élevèrent en Béotie et en Argolide. Taillée en plein roc, celle d’Orchomène, le « trésor de Minyas », est célèbre par le puissant linteau qui surmonte la porte d’entrée, par les harmonieuses proportions de la coupole, qui, avec un diamètre de 14m,20, s’élance à 13m,60 de hauteur, par le magnifique plafond qui étendait au-dessus du mort un dais sculpté. A Mycènes, le trésor d’Atrée dépasse en splendeur tous ceux qui l’environnent. On y accède par un couloir long de 36 mètres et large de 6 ; les assises des parois qui le bordent montent à la fin jusqu’à 14 mètres. La porte, dont les battants étaient en bronze, est haute de 5m,42, plus étroite dans le haut que dans le bas. Le linteau, soulagé par un triangle de décharge que masquaient des plaques sculptées, se compose de deux blocs gigantesques : l’un a 9 mètres de long, 5 de large et 1 d’épaisseur. De chaque côte un socle supportait un pilastre d’albâtre décoré de reliefs. La rotonde avait une hauteur égale à son diamètre, 15 mètres. Des ornements de bronze étaient piqués sur la blancheur de la pierre et faisaient de lit voûte un ciel constellé. Sur la salle d’apparat donnait la chambre latérale où dormait, solitaire, le maître de ces lieux.

Toujours, dans cette extraordinaire variété des sépulcres, domine l’idée qu’il faut assurer la vie la plus facile au mort. Même quand il est contracté dans une jarre, une ciste ou un sarcophage et réduit ainsi à l’impuissance, cette idée se fait jour par toutes sortes d’offrandes ; car la logique est ce qui préoccupe le moins les’ âmes en deuil. L’orientation des tombes dénote les mêmes croyances que leur forme, sans plus de rigueur. Dans les îles, le mort regarde généralement vers la tuer. En Crète, sa demeure donne le plus souvent possible sur l’Orient. Les tombes à tholos, bâties sur terrasse, ont toutes leur dromos à l’Est, sauf une, qui est plutôt tournée vers le Sud[24]. Tandis que les tombes rupestres de Mochlos se conforment simplement au relief du sol, celles de Zafer-Papoura et de Phaistos s’ouvrent toutes parallèlement sur des pentes orientales[25]. A Isopata, le plus grand nombre des chambres voûtées ont leur couloir allongé du Nord au Sud, une l’a d’Ouest en Est ; mais deux, dont la tombe royale, ont vue sur le soleil levant. Quant aux jarres, où les corps étaient insérés tête au fond, on les posa d’abord sens dessus dessous ; plus tard on les coucha dans un trou, orifice à l’Ouest. Sur le continent, il n’y a, autant dire, pas de règle ; cependant, le dromos du trésor d’Atrée est tourné vers l’Est, comme en Corinthie l’orifice des jarres funéraires[26].

Bien ne permet de dire qu’en Crète les corps aient jamais été apportés à leur demeure dernière dans des bières, même quand ils n’étaient pas recroquevillés dans des cistes, des sarcophages ou des jarres. Mais il est possible qu’à Mycènes ils aient été déposés de cette façon dans les grandes tombes à fosse. Parmi les ornements précieux qui recouvraient les squelettes dans ces tombes, un grand nombre sont percés de trous assez gros et ne pouvaient être cousus sur des vêtements ; ils devaient être cloués sur du bois. Il faut se figurer, à l’instar de la boîte à momie égyptienne, une bière anthropomorphe avec un masque d’or montrant la figure du défunt, avec des bijoux d’or partout où il était possible d’en mettre, avec des appliques d’or sur le reste[27]. Mais ce cas est exceptionnel, comme la dimension des tombes où il se présente.

Dans la demeure qui l’abrite, le mort doit disposer de tout ce qui est nécessaire pour survivre. Il lui faut une lampe et un brasero, pour s’éclairer et se chauffer dans la nuit glaciale du tombeau. Comme il a surtout besoin de nourriture et de boisson, on place auprès de lui des vases de toute espèce. Avant de l’enfermer pour toujours, on apporte des victimes dont on lui offre la chair, on lui prépare des réchauds remplis de charbon. Ce n’est pas l’incinération des cadavres qui a laissé si souvent des cendres et des traces de fumée à l’intérieur des tombes, c’est le sacrifice de toutes les bêtes dont les ossements noircis jonchent le sol. Mais on a beau le déposer des coquillages aliment de prédilection, des animaux en argile, des rhytons à forme de taureaux et des amphores, pleines ; ces provisions s’épuisent et, avec elles, les forces du trépassé. Il faut les renouveler. A jour fixe, la famille revient gagner les bonnes grâces des siens en leur portant des aliments solides et liquides. Les caveaux sont souvent précédés de chambres, véritables chapelles où l’on peut raviver les ombres défaillantes, les approcher sans sacrilège et les évoquer sans danger. A Mycènes, une fosse à offrandes creusée à travers le tertre sépulcral communique directement avec les tombes : par là les vivants font parvenir les libations rituelles, et les morts peuvent assister aux repas funèbres dont il est resté des os de chèvres et de taureaux, de cerfs et de sangliers, des coquilles d’huîtres et des noyaux d’olives[28]. Et puis, sous terre autant qu’en ce inonde, l’homme a besoin de servantes et de compagnons. Les Égéens ne brûlent pas, comme d’autres peuples, les femmes qui accompagner le maître ; ils leur substituent volontiers des figurines, dont le rôle est expliqué à Cypre par des statuettes de lavandières. Pourtant, sur le continent, la piété se fait plus cruelle à l’occasion. À Chéronée, au-dessus d’une tombe de chef, au-dessous des cendres laissées en couche épaisse par les sacrifices, gisait un squelette de jeune homme ; à Mycènes, à Argos, on a trouvé assez souvent des ossements humains mêlés à des ossements de bêtes devant l’entrée des tombes rupestres[29]. En pays achéen, le sacrifice humain contribuait donc à donner aux morts leur dû.

Toutes les satisfaction%, toutes les occupations de la vie terrestre se prolongeaient dans l’autre vie. Les objets de toilette, rasoirs et miroirs, y étaient également nécessaires. Dans les Cyclades, où le tatouage fut longtemps pratiqué, on plaçait près du mort des palettes avec du rouge ou du bleu. L’abondance des bijoux dans les tombes serait incompréhensible, si l’on n’avait pas voulu permettre à ceux qui parlaient d’emporter ce qu’ils possédaient de plus personnel et de plus précieux ; car, chose curieuse, les bijoux des morts ne sont pas des simulacres, mais les objets mêmes dont ils se paraient sur terre, comme ces bandeaux de Mochlos criblés de trous d’épingles[30]. Il fallait aussi, dans l’autre vie, être muni d’ustensiles et d’armes. Une tombe à tholos renfermait un nucleus d’obsidienne, de quoi se tailler soi-même tous les instruments pointus et coupants[31]. Si les bipennes trouvées dans les tombes sont trop petites pour un usage réel et n’ont, par conséquent, qu’une valeur mystique, il n’en est pas de même des outils et des armes. Dans le seul cimetière de Zafer-Papoura, Evans a pu distinguer, à leur attirail, des tombes de charpentier et de chaudronnier, de chasseur et de chef militaire. Aussi bien ne connaissons-nous guère l’armement des Égéens que par des dépôts funéraires. Qu’on eût le goût du travail manuel, de la vénerie, des combats, on avait de quoi le satisfaire éternellement. Les marins avaient avec eux leur bateau, en argile ou en ivoire[32]. Les distractions non plus ne faisaient défaut. Les uns aimaient la musique ; les joueurs de lyre et de cithare qui les avaient charmés pendant la cérémonie funèbre les suivaient dans la tombe sous forme de statuettes[33]. D’autres préféraient le noble jeu des échecs ; ils pouvaient faire leur partie[34]. Et, quand mouraient des petits enfants, on mettait à côté d’eux leur biberon, leur dada, leurs osselets[35]. Enfin, le mort continue d’avoir des besoins religieux. Il doit implorer la Grande Déesse, dont l’empire S’étend au monde souterrain. Elle seule peut l’empêcher de périr. C’est pourquoi les idoles, les bipennes votives et les têtes de taureaux placées dans sa tombe ne sont pas seulement des talismans, mais des objets de culte. La double hache, peinte sur les sarcophages et les jarres funéraires, incisée sur les pierres des voûtes sépulcrales, reproduite même une fois par l’entaille de la fosse, doit assurer sa protection aux morts comme aux vivants.

Si pauvres qu’ils fussent, les Égéens étaient donc installés dans leur tombe avec tous les soins possibles. Il y a quelque chose de touchant dans la misère même que révèlent les tombes de la plèbe près de Phaistos. Un grand chef, au contraire, trouvait dans la mort une occasion d’étaler pour la dernière fois sur terre et d’emporter avec lui les richesses qui faisaient sa fierté. Reconnaissable sous le masque qui fixait ses traits pour l’éternité, diadème en tête, rapière eau côté, poignard fleurdelisé en main, raide dans son costume lamé d’or, faisant étinceler les ciselures des colliers, des bracelets et du large pectoral, voilà le roi de Mycènes qui passe devant la foule inclinée, pour gagner son palais posthume. Une fois étendu sur sa couche, autour de lui s’entassent les coupes d’or et d’argent qu’il levait naguère dans les banquets, les armes tant de fois victorieuses, les œufs d’autruche montés en vases précieux, les faïences envoyées par les rois d’outre-mer, et puis des joyaux et encore des joyaux. Avant de le quitter, on égorge en son honneur tout un troupeau de victimes et, s’il le faut, la porte une fois close, un serviteur fidèle. De sa tombe, le roi continuera de veiller sur les siens, plus puissant que jamais.

 

 

 



[1] Voir EVANS, XVI, XVIII ; DUSSAUD, XI, 28 ss. ; HALL, XXXVII, 158-77.

[2] DÖERPFELD, Mélanges Nicole, 97 ss. ; Neue Jahrb. für class. Philol., 1912, 1 ss.

[3] ZEHRTMAIER, Leichenverbrennung und Leichenbestaltung, 100 ss.

[4] PERROT, LXVII, 326-31, 561 ss. ; FIMMEN, XXV, 65-6.

[5] SOTIRIADIS, REG, 1912, 264-7.

[6] SKIAS-XANTHOUDIDIS, Έφ., 1912, 22 ; SAVIGNONI, MA, XIV, 659.

[7] LXXXVIII, 126 ss. ; XCI, 132, fig. 80 ; Έφ., 18,95, 232 ss., 218 ; V, 68 ; LXVII, 562.

[8] BSA, VI, 77 ; LXVII, 353.

[9] ΑΔ, IV, 68, 60.

[10] Ibid., 60-2 ; LXXXII, 14, 16, 87-8 ; BSA, VI, 340 ; LXXXIV, 60 ; LXXIII, 83.

[11] BSA, XVII, 6-9.

[12] III, 100, fig. 127 ; XCI, 41 ; LXVII, 252, cf. 562.

[13] Cf. EVANS, XVI, 622 ; DUSSAUD, XI, 28.

[14] Cf. PERROT, LXVII, 316-40, 564-650 ; FIMMEN, XXV, 54 ss.

[15] BSA, VIII, 235 ; XII, 267.

[16] ΑΔ, 1918, 136 ss. ; LXXXII, 14 ; cf. BSA, IX, 339 ss.

[17] Cf. FIMMEN, l. c., 55.

[18] CRAI, 1909, 389 ss. ; 1911, 6 ss.

[19] LXXXI, 7 ; LXXXII, 18 ss., 45-9, 56 ss.

[20] HALI, XXXVII, 162 ss., 172 ss. ; FIMMEN, l. c., 64.

[21] ΑΔ, IV, 74 ss. ; BCH, 1921, 536.

[22] FIMMEN, l. c., 56-7.

[23] EVANS, XVI, 526 ss.

[24] ΑΔ, IV, II, 13.

[25] XVI, fig. 108 ; MA, XIV, 507-8, fig. 2.

[26] III, 100.

[27] STAIS, Έφ., 1907, 31 ss. ; MAURER, JAI, 1912, 208 ss., pl. XII.

[28] LXVII, 321-6, 571, fig. 101-4.

[29] REG, 1912, 268 ; BCH, 1904, 370 ; LXVII, 572-3.

[30] LXXXII, 26.

[31] ΑΔ, l. c.

[32] XVI, 417, fig. 22.

[33] LXVII, fig. 357-8.

[34] XX, 471 ; MA, XIV, 551, fig. 35.

[35] BSA, XVII, pl. VI, 165 ; MA, XIV, 645, fig. 113.