LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE II. — LA VIE SOCIALE.

CHAPITRE II. — L’AGRICULTURE, L’ÉLEVAGE, LA CHASSE ET LA PÊCHE.

 

 

Les Crétois trouvaient dans leur île des conditions favorables à l’agriculture et à l’élevage, à la chasse et à la pêche. Plantureuses à souhait, les plaines qui entourent les trois massifs de l’île convenaient admirablement à la culture des céréales et des légumineuses, des arbres fruitiers et des plantes textiles. En un temps où les forêts plus étendues faisaient les pluies plus abondantes, les F4turages ne manquaient pas. Dans le maquis dans les taillis, sur la montagne, le gibier pullulait. Des baies poissonneuses s’ouvraient de toutes parts.

Cependant, à l’époque néolithique, les Crétois n’ajoutaient encore aux ressources du bétail, du gibier et du poisson que te produit de la cueillette. Dans l’Europe continentale, au contraire, les tribus des stations néolithiques cultivent la terre. Ce n’est pas à dire que, pour l’agriculture, la Crête fût en retard sur le continent. Elle se servit plus tôt des métaux, et non pas plus tard de la charrue. Au reste, une île n’offre pas à la vie pastorale et à ses déplacements ides espaces illimités. De bonne heure, dès que la population commença d’augmenter en Crète, il fallut se tourner vers la culture.

Aussi bien les Crétois avaient-ils pour divinité principale la Déesse Mère. Leurs principales fêtes étaient en rapport avec les péripéties annuelles de la vie morale : au printemps, on consacrait à la divinité les prémices des fleurs ; à la fin de l’automne, on symbolisait le dépérissement de la végétation par l’arrachage de l’arbuste sacré. La cueillette des olives était probablement l’occasion d’une procession solennelle.

On peut se figurer ce qu’était une grande exploitation de famille au commencement du M. M., d’après la spacieuse maison de Chamaizi. Mais plus tard, à en juger par les sceaux qui représentent les professions, c’étaient surtout des petites gens qui faisaient de l’élevage et de l’agriculture. Un signe d’écriture montre que les propriétés étaient séparées par des haies. La charrue était le simple araire en bois avec timon et soc d’une pièce[1] ; la faucille était en bronze.

Le froment et l’orge se cultivaient dans toute la Crête, comme dans les Cyclades, en Asie Mineure et dans la Grèce propre. Les grains se conservaient dans des pithoi ; on en a trouvé un bon nombre dans les maisons de Haghia Triada et de Palaicastro, avec mies céréales calcinées par l’incendie. Le palais de Cnosse en renfermait de longues rangées, et l’on a relevé le sceau du grainetier royal près d’un tas de blé brûlé. Peut-être faisait-on du pain de millet en Crête comme en Thessalie[2]. En tout case tome certaines cruches portent des épis d’orge en relief et que l’écriture associe les céréales à des vases de forme spéciale, il est à croire qu’on savait faire la bière[3]. Les légumes secs entraient dans la consommation pIu9’encorr.e que les céréales. Tout le long de la mer Égée, les fouilles ont amené au jour, quelquefois par douzaines, des jarres remplies de pois, de vesces, de lentilles et de fèves. Sur un beau vase figurent des pois de jardin à cosses courtes, et une autre variété porte en grec un nom emprunté aux Préhellènes (έφέβινΰος). Les cucurbitacées étaient également cultivées, comme le rappelle le nom grécisé de la citrouille (κολοκύνθη, coloquinte).

La culture arborescente présente un intérêt historique. Comme elle exige de longs soins, elle veut une société complètement sédentaire, adonnée depuis longtemps à l’agriculture : l’arbre fruitier est un mies liens les plus puissants qui attachent l’homme à la terre, et c’est pourquoi les primitifs l’arrachent, le coupent en pays ennemi et en font chez eux l’arbre sacré. Les Grecs disaient que : leurs ancêtres mangeaient des glands : c’est qu’ils venaient du Nord, et en Thessalie, à l’époque néolithique, on avait effectivement des provisions de glands dans les maisons[4] ; mais les Crétois avaient bien d’autres fruits à leur disposition.

L’olivier leur rendait les plus grands services. Dans les poèmes homériques, l’huile n’est employée que pour la toilette et l’hygiène : on croyait donc naguère encore que l’huile fut longtemps en Grèce une denrée rare et l’olivier un arbre exotique. On aurai dû hésiter ; car l’olivier existe à l’état sauvage depuis le Pendjab jusqu’au Portugal, et de tout temps l’huile a servi aux Égyptiens et aux Sémites d’aliment, d’onguent et de luminaire. Cependant rien n’ébranlait l’opinion commune, pas même la découverte dans la Thèra préhistorique de laves contenant des feuilles et des ramilles d’olivier. Aujourd’hui le doute n’est plus possible. Les vases pleins de noyaux qu’on a exhumés dans un grand nombre de maisons prouvent que l’olive servait de comestible en Crète. Les pressoirs et les réservoirs d’épuration y abondent. D’innombrables lampes en argile, cil stéatite, en gypse, en marbre, en bronze indiquent assez comment on s’éclairait dans les palais comme dans les chaumières ; leur capacité dénote un véritable luxe d’éclairage : on ne visait pas à l’économie. Si forte que fût la consommation, la production était assez intense pour qu’il restât encore un surplus à exporter : certaines empreintes de sceaux associent un rameau d’olivier à un navire[5]. Il y a un fond de vérité dans la légende qui fait apporter l’olivier à Olympie par l’Héraclès crétois[6].

La vigne était également cultivée en Crête. Elle se répandit de la côte à l’intérieur. Les vestiges des temps préhistoriques abondent sur les premières pentes de la montagne, dans le vignoble actuel. En ville, les pressoirs à vin étaient installés dans les maisons ; à la campagne, on aménageait parfois une roche à cet usage. Le vin n’était pas décanté : il contenait des pulpes de raisin, comme aujourd’hui encore en Sicile ; au M. A., le long bec tubulaire dont étaient munis certains vases était un véritable canal de décantage ; plus tard, le vase en entonnoir ou en cornet, une des formes les plus originales de la céramique crétoise, était peut-être également destiné à retenir le dépôt quand on versait à boire aux dieux. Si l’on a trouvé des pépins de raisin et des résidus de vin dans les ruines de Tirynthe, de Mycènes et d’Orchomène, ce ne sont pourtant ni les Grecs ni des hommes parlant l’une quelconque des langues indo-européennes qui ont imaginé les termes désignant dans ces langues la vigne et le vin (οΐνος, vinum)[7] ; ils ont hérité des mots comme des choses.

Sans l’aide de l’homme, à l’état sauvage, le figuier s’était répandu le long de la Méditerranée dés le commencement de l’époque quaternaire. Mais les fruits de cet arbre ne deviennent comestibles que par la caprification. D’après l’opinion généralement reçue, ce procédé serait une invention, des Sémites ; il n’aurait guère été connu des Grecs avant la période ou le poète décrivait le jardin d’Alkinoos et le verger de Laërte. En réalité, dans la villa royale de Haghia Triada, ainsi qu’à Pylos, on a trouvé de grands pots remplis de belles figues, et la Thessalie néolithique connaissait ce fruit[8]. C’est encore un mot préhellénique qui servait aux Grecs pour désigner la figue fraîche (όλυνθος).

Comme l’olivier et le figuier, le palmier-dattier (phœnix dactrylifera) figure parmi les arbres sacrés qu’on adorait en Crête ; mais, longtemps avant d’être peint sur un sarcophage de Haghia Triada, devant une chapelle funéraire, il figure déjà, couvert de bourgeons, sur une belle jarre du M. M. II[9]. Bien d’autres fruits que la figue et la datte entraient dans l’alimentation : la prune, que reproduisaient à Cnosse les fabricants de porcelaine[10] ; le coing, dont le nom rappelle la ville crétoise de Kydonia.

Parmi les arbres servant aux usages industriels, il faut mentionner au premier rang le cyprès, arbre sacré auquel Pline assigne la Crète pour patrie[11], Le bois de cyprès produit par file était d’excellente qualité : les Minoens y taillaient les portes et les colonnes de leurs palais ; les Grecs le rechercheront toujours pour la fabrication des portes et la construction navale. Suivant une tradition vivace, les Crétois fabriquaient avec le palmier une matière qui servait à écrire.

Comme plante textile, on avait le lin. Il se trouve dans les palafittes de Suisse et d’Italie, aussi bien que dans les tombes les plus anciennes d’Égypte, et les contemporains d’Homère l’emploieront à la fabrication des lignes et des vêtements. Les Crétois tien servaient sans doute aussi pour tresser les cordes qu’ils appelaient d’un nom qui passa aux Grecs (μήρινθος). On récoltait des graines oléagineuses, comme le pavot, le sésame au nom préhellénique (σήσαμον), et des plantes tinctoriales, comme le crocus ou le safran.

La plupart des plantes aromatiques qui seront recherchées des Grecs, la menthe (μίνθα), le calament (καλάμινθος), l’absinthe (άψίνθιον) etc., étaient en vogue avant eux, comme le témoigne leur nom. Les Crétois ont fait connaître aussi un grand nombre de plantes médicinales : l’asplenum, remède contre les maladies de rate redoutées des coureurs ; le daucos, qui passait pour amincir le corps dans ce pays de la fine taille ; le diclame, à qui la déesse du mont Dicté donnait des vertus miraculeuses qu’elle révéla aux femmes par l’intermédiaire des chèvres sacrées[12]. Ils récoltaient un certain lichen qui n’a jamais cessé d’être exporté, en Égypte ; on en déposait dans les tombes de Deir-el-Bahari, comme on en achète aujourd’hui dans les bazars du Caire[13]. Enfin, une des plus aimables surprises que présente l’art minoen, c’est un goût prononcé pour les fleurs et les plantes d’agrément. Il faut s’imaginer, dans ces siècles reculés, des Jardins où le lis royal voisine avec la rose, la tulipe, la scabieuse, le narcisse, la jacinthe, la marjolaine ; il faut même se représenter des pots de fleurs dans les maisons[14].

 

D’élevage, quand il ne fut plus la ressource presque exclusive, garda autant d’importance que la culture. C’était la grande affaire pour la population de Praisos et de Palaicastro. Le laitage et la viande entraient pour une part considérable dans l’alimentation. Rien n’est plus significatif à cet égard que certaines séries d’ustensiles en terre ; récipients perforés pour l’égouttement des fromages, appareils à condensateur et réfrigérateur pour la, confection raffinée du bouillon[15]. Le bétail était, encore indispensable pour le vêtement, pour les transports et les échanges, pour les jeux et les sacrifices.

Toutes les occupations de la vie pastorale étaient réservées aux hommes, et ce privilège avait sans doute sa noblesse, comme plus tard au temps d’Homère : sur une écuelle de Palaicastro se détache en relief, au milieu d’un immense troupeau, un jeune garçon qui trait une vache[16]. Un très grand nombre de sceaux représentent des nourrisseurs de chèvres et des laitiers portant sur leurs épaules des jougs d’où pendent des outres ou des jarres pleines. La plupart d’entre eux, à ce qu’il semble, exercent encore un petit métier accessoirement[17].

Comme aujourd’hui, les Crétois pratiquaient le régime de la transhumance. Après la récolte, qui se faisait de bonne heure, les pâtres menaient les troupeaux dans la montagne pour une grande partie de l’année. Aussi avaient-ils des villages dédoublés : on demeurait dans la plaine pendant la saison des travaux agricoles, on se retrouvait en haut l’été. Au-dessus de Kavousi, site préhistorique, on a découvert des fondations et des tessons de l’époque minoenne sur une crête où le manque d’espace et les vents de l’hiver interdisent un séjour permanent. Là existait sans doute un hameau estival, une mélochie, comme disent les Grecs, habitée entre moisson et vendange[18].

La race bovine contribuait largement à la richesse des Crétois. Il ne leur fallait pas seulement des bœufs comme bêtes de boucherie ; ils restèrent longtemps sans avoir d’autres bêtes de trait pour leurs chariots[19]. Les dieux et les morts voulaient comme victimes des taureaux et des taurillons dont les cornes étaient consacrées dans les temples et les chapelles ; enfin, la corroirie demandait les belles peaux à poil gris, brun ou noir peur en faire de grands boucliers et des ceintures[20]. Au demeurant, le bœuf fut de bonne heure et resta de longs siècles l’unité d’échange. Il ne devait ‘s arriver souvent qu’un propriétaire possédât un troupeau pareil à celui qu’on voit sur l’écuelle de Palaicastro, deux cents bêtes pressées et se bousculant ; tuais il y avait des bovidés partout dans l’île, et il n’est donc pas étonnant que toutes les attitudes du taureau paissant ou furieux, de la vache allaitant son veau, fussent familières à des artistes d’une vision aiguë.

La Crète nourrissait plusieurs variétés de bœufs[21]. La variété primitive, le bos primigenius, se reconnaît à des os trouvés dans nombre de sites, à des dents, des vertèbres et des crânes de fortes dimensions, à des cornes qui mesurent jusqu’à 40 centimètres de long et 30 centimètres de circonférence à la base. Ce ruminant vorace hantait les fourrés et les herbages des bas-fonds. Redoutable, mais capable par sa force de rendre toutes sortes de services, on tâchait de le capturer jeune, et on parvenait à le domestiquer en lui épointant les cornes. Des acrobaties habituelles aux cow-boys naquirent les courses de taureaux dont raffolaient les Minoens et qui opéraient la sélection. Ce puissant animal fut par excellence l’animal sacré, le Minotaure. Deux autres variétés, le bos brachyceros et le bos domesticus étaient d’un type extraordinairement vigoureux ; mais des croisements continuels firent disparaître le second vers le XVIe siècle[22].

De tout temps, abonda en Crète le petit bétail. La race porcine entrait dans l’alimentation autant que les races ovine et caprine. Sur un tas d’os trouvé à Tyllissos, on a compté 32 mâchoires de moutons et de chèvres, pour 17 de porcs[23].

Le cheval resta inconnu en Crête jusqu’au M. R.[24] Mentionné en Asie dès le Ille millénaire comme âne de la montagne[25], il ne fut introduit en Egypte qu’au temps des Hycsôs et parut presque aussitôt en Crète, en Argolide, à Cypre[26]. L’animal qui pénétra à cette époque en Crète se présente superbement sur une empreinte de sceau. Fringant, il se dresse près du navire d’où il vient de descendre. Tête courte et front bombé, haute encolure et crinière longue, croupe élégante, jambes fines, c’est le cheval barbe, ardent et pourtant docile à la simple muserolle. Le jaune dont on peint généralement sa robe semble indique la prédominance de l’alezan. Le cheval servait surtout comme bête de trait : il était attelé à uni char léger monté sur deux roues, muni d’un marchepied, avec place pour deux personnes debout. Quelquefois aussi il servait comme bête de somme et portait sur les flancs des amphores attachées symétriquement[27]. L’âne, dont on n’a pas trouvé trace à Troie, mais dont la présence est certifiée à Mycènes par une peinture murale, existait certainement en Crète à la même époque que le cheval, puisqu’on a trouvé des ossements d’âne avec des objets du M. R. ; mais il y existait depuis de longs siècles, puisque la tête d’âne y figure déjà comme idéogramme.

Les oiseaux de basse-cour ne manquaient pas dans les pays de l’Égée. On a cru longtemps que le coq et la poule y arrivèrent de Perse par la Lydie au VIe siècle ; puis on est remonté au VIIe. Il est vrai que ces volatiles ne sont pas mentionnés dans les poèmes homériques, et que les plus anciens monuments où ils paraissent sont des monnaies trouvées à Éphèse et frappées de 652 à 610. Mais on a pu soutenir avec vraisemblance que le dieu-coq, le Zeus ou l’Apollon Velchanos adoré en Crète par les Grecs, atteste la présence des gallinacés dans la Crête préhellénique ; on a même voulu le reconnaître sur une empreinte et une pierre gravée[28]. La colombe non plus n’est pas venue, comme on le croyait, de Syrie et à une époque relativement récente. Dès le M. A. III, elle est sculptée sur un cachet d’ivoire. Deux mille ans au moins avant Jésus-Christ, l’oiseau sacré vient percher sur les colonnes des temples et s’offre à l’adoration des fidèles. Le cygne et le canard étaient assez répandus pour être représentés sur les intailles et figurer au nombre des idéogrammes. Le paon, qu’on éleva plus tard à Samos dans le sanctuaire d’Héra et dont l’apparition mit Athènes en émoi au Ve siècle, fournissait peut-être déjà ses plumes pour la couronne de Minos.

L’agriculture était prospère, comme dans tous les pays qui ne connaissent pas le sucre. De Phaistos provient une ruche en terre cuite[29]. Les professionnels avaient pour emblème une abeille avec un gant et possédaient des secrets qu’ils enseignèrent aux Grecs[30]. On ne recherchait pas seulement le miel, mais aussi la cire. Elle servait sans doute à faire des cierges ; car on a trouvé dans des pièces sans éclairage des chandeliers ou des candélabres ; dont les réceptacles tubulaires sont trop minces pour avoir reçu des torches[31].

 

La chasse ajoutait un notable appoint aux produits de l’élevage. Avant les fouilles de Crète, on avait déjà remarqué combien les Mycéniens aimaient à courre la grosse bête. Les fresques de Tirynthe présentent une remarquable série de tableaux cynégétiques : des chasseresses mêlées aux chasseurs, des hommes armés de javelots, des chars à deux chevaux, des chiens tenus en laisse par des femmes, des lièvres, une harde de cerfs, et la chasse au filet telle que la décrit Xénophon, avec le sanglier traqué par la meute et percé d’épieux. Les Crétois ont le même goût, non moins vif. Poil ou plume, ils chassent pour défendre leurs troupeaux ; ils chassent pour rapporter du gibier et des cornes précieuses ; ils chassent pour le plaisir, par sport. Ils ont pour aides des chiens de race au corps svelte, aux jambes longues, aux oreilles pointues[32] ; ils savent si bien les dresser que la tradition persistant, le lévrier crétois sera prisé plus tard à l’égal du laconien. En terrain marécageux, ils emmènent des chats mi-sauvages. Le chasseur crétois force le lièvre ; il surprend dans les hautes herbes le coq de bruyère, dans les roseaux la poule d’eau et le canard ; il prend au lasso la chèvre sauvage ; il poursuit dans les fourrés le sanglier, le loup, le cerf ; il traque parmi les roches des cimes, le chamois et surtout l’agrimi, le bouquetin aux longues cornes régulièrement recourbées qui servent à faire des arcs d’une puissance et d’une souplesse merveilleuses. Si forte est la passion du Crétois pour la chasse, qu’elle le suit après la mort : à Zafer-Papoura, devant la tombe du Chasseur, qui tient à portée de la main ses flèches et son coutelas, on dirait voir comme Ulysse aux enfers, le géant Orion qui chasse encore dans la prairie d’asphodèles les bêtes fauves qu’il tua jadis dans la montagne[33].

La mer, partout présente, offrait à la pêche des ressources inépuisables[34]. En Crète, comme dans les Cyclades, on pêchait à la ligne et au filet, ainsi qu’en témoignent les hameçons et les poids de plomb ou de pierre qui abondent dans les ports préhistoriques. Une poterie de Phylacopi[35] représente une scène prise sur le vif, un retour de pèche : des gaillards longs, maigres, dégingandés, vont à la file indienne, les bras ballants, tenant un poisson dans chaque main, à l’exception d’un qui de la main gauche rajuste son pagne. Tandis que les héros homériques dédaigneront le poisson et le laisseront aux pauvres, en Crète il paraît sur la table des rois, dans la vaisselle des dieux. Intailles, breloques, fresques, vases, tout est prétexte à représenter la faune marine : un tableau de stuc, peint ou de faïence figure des poissons volants sur un fond de mer hérissé de coquillages ; des crustacés et des zoophytes en relief coloriés au naturel ont l’air d’avoir peuplé un aquarium ; la pieuvre fournit à la peinture naturaliste un de ses motifs favoris.

A la pêche du mulet, de la dorade, et du scarus, ce régal des Crétois[36], on joignait avec délices la cueillette des frutti di mare : crabes et oursins, seiches et, argonautes, huîtres et moules, conques et tritons[37]. Les friandises de ce genre étaient même apportées avec le poisson à l’intérieur de l’île. S’il était avéré que certains sceaux représentent le thon, qu’Evans croît y reconnaître, ce serait une preuve qu’on pratiquait la grande pêche[38].

Sur la côte orientale, les marins s’occupaient de pêches particulièrement intéressantes. De ces parages s’élance aujourd’hui une flottille de caïques qui va chercher les éponges près des îles voisines et jusqu’en Afrique. Il en était de même à une époque où les peintres de marines représentaient des fonds tapissés d’éponges. Mais ce qui est plus important encore, c’est qu’on pêchait le coquillage à pourpre. Le murex, le vrai murex décrit par Pline, existe sur les côtes de Crète ; Mosso en a recueilli assez dans le port de Candie et sur une plage voisine, pour avoir obtenu par dégorgement quelques gouttes de pourpre. Les Crétois exploitaient cette précieuse ressource. Leurs peintres de vases aimaient à figurer le précieux coquillage à sept pointes, entouré d’algues et de roches. De vastes dépôts de coquillages brisés ont été mis au jour, l’un dans l’îlot Kouphonisi, deux autres aux environs de Palaicastro, tous les trois mêlés de poteries du M. M.[39] Ainsi, bien longtemps avant les Phéniciens, les Crétois pratiquèrent la pêche et l’industrie qui devaient rendre célèbres les noms de Sidon et de Tyr. La légende crétoise consacra le type du héros qui plonge dans les flots, en rapporte des trésors et s’auréole d’un prestige divin. Les secrets du métier ne se perdirent pas, ils furent transmis par les Préhellènes aux Grecs comme aux Phéniciens. Bien des siècles après que les industriels minoens eurent entassé les coquillages qui marquent aujourd’hui encore la place de leurs ateliers, quand les gens de Thèra cherchèrent un guide pour les mener en Libye, ils trouvèrent à Itanos, tout près de Palaicastro, un fabricant de pourpre qui avait navigué jusqu’aux rives africaines[40].

 

 

 



[1] XVII, fig. 102, n° 27.

[2] LXXXVIII, 360.

[3] XX, fig. 299.

[4] LXXXVIII, 359.

[5] XX, fig. 213.

[6] PAUSANIAS, V, 7, 7.

[7] MEILLET, Mém. de la .Soc. de Linguistique, XV, 168.

[8] LXXXVIII, 359, 360.

[9] XX, fig. 190 a, c ; cf. fig. 204 d.

[10] BSA, IX, 68, fig. 45.

[11] PLINE, XVI, 141.

[12] Cf. PLUTARQUE, Œuvres morales, 974 E.

[13] F. FOUCART, Mém. de l’Acad. des Inscr., XXXV (1896), 8-9.

[14] XXXVIII, 27.

[15] LVII, fig. 128,133.

[16] XX, fig. 130 b.

[17] XII, fig. 36, 55-7,59, 60.

[18] Cf. XLIX, 51-2. (2).

[19] BSA, VI, 108, fig. 39.

[20] LXX, 38 ss.

[21] Sur la faune de la Crète préhistorique, voir HATZIDAKIS, Έφ, 1912, 231-2 (bibliographie).

[22] Id. ibid.

[23] Ibid.

[24] Cf. RIDGEWAY, The thoroughbred horse, 1905 ; RODENWALT, LXXI, 27 ; HATZIDAKIS, l. c., HAWES (XXXIX, 43) affirme, d’après un sceau en sa possession, que le cheval existait en Crète au M. A. (cf. XX, fig. 89, a) ; en tout cas, c’était alors un animal exotique et rare.

[25] LA, I, (1908), pl. XVII, 8-12.

[26] Sur les tablettes de Tell-el-Amarna, le roi de Cypre souhaite régulièrement au pharaon tous les bonheurs pour lui, sa femme, ses enfants, son pays, ses chevaux et ses chars.

[27] MA, XII, 118, fig. 47.

[28] AD. REINACH, An., XXI (1910), 75 ss. ; PETTAZONI, ibid., 668-9.

[29] LVII, fig. 69.

[30] Cf. CUNY, RRA, 1910, 1,51 ss. (usage du κήρινθος).

[31] XX, fig. 422, 423 b.

[32] LXXXIII, fig. 5 ; XX, fig. 203, 2 4c.

[33] Odyssée, XI, 572-4 ; cf. XVI, fig. 27.

[34] Voir HATZIDAKIS, l. c., 232-3 ; KÉRAMOPOULOS, 1, IV (1918), 88-101.

[35] XXI, pl. XXII.

[36] XX, fig. 497-8.

[37] Cf. BOSANQUET, JHS, XXIV, 321.

[38] XII, fig. 33 a.

[39] BOSANQUET, l. c. ; BSA, IX, 276-7 ; MOSSO, LVII, 116-7.

[40] HÉRODOTE, IV, 150 ss.