LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE II. — LA VIE SOCIALE.

CHAPITRE PREMIER. — LE RÉGIME SOCIAL ET LE GOUVERNEMENT.

 

 

I. — LE RÉGIME SOCIAL.

Le clan, la famille et l’individu.

Sur l’organisation du groupe social, les vestiges des temps préhistoriques laissent le champ libre à l’imagination et ne fournissent, semble-t-il, aucun renseignement. Il n’est pas impossible pourtant de se représenter les linéaments vagues de ce que dut être l’évolution ides sociétés égéennes. Il y a quelques chances pour qu’elle ait passé par les mêmes phases que celle des peuples helléniques, qui ont peut-être recommencé en gros l’histoire de leurs précurseurs. Nous pouvons supposer, par analogie, qu’avant l’arrivée des Grecs, la Grèce connut déjà le régime qui a laissé tant de traces dans la légende et l’épopée, dans le culte et le droit des siècles futurs, le régime du génos, du clan, de la grande famille, et que peu à peu du génos désagrégé sortirent des familles restreintes. Le fait est trop général pour ne pas, s’être vraisemblablement produit une première fois sur les rives de l’Égée entre l’âge de la pierre et l’âge de fer,

Cette hypothèse doit pouvoir se vérifier par l’examen des habitations. Le poète de l’Iliade nous dit que Priam logeait dans son palais tous ses enfants, ses cinquante fils avec leurs femmes, ses filles avec leurs époux ; le poète de l’Odyssée nous montre encore dans le palais de Nestor six fils, six brus et plusieurs filles mariées[1]. Nous découvrons là l’étroit rapport qui peut exister entre l’organisation sociale et l’architecture. On se gardera bien, toutefois, de voir dans les grands palais de Cnosse et de Phaistos autre chose que des demeures royales : quand même le maître y aurait vécu entouré de tous ses parents, aussi bien que de serviteurs, de courtisans et de ministres, ce, ne serait jamais qu’une coutume dynastique. Il y a de même des demeures princières ou seigneuriales qui s’élevèrent du M. M. III au M. R. I sur bien des points, à Tyllissos, à Gournia, à Malia, à Nirou-Khani, etc. Mais la Crète préhistorique nous révèle l’existence, dans des coins reculée, à des époques bien plus lointaines, de maisons qui n’avaient certes rien de royal ni de princier et qui abritaient un nombre considérable de personnes. Elles présentent un grand intérêt -dans les études sur l’habitation, mais elles méritent aussi une place dans l’histoire sociale.

Au temps du M. A. II, il n’existait pas à Vasiliki de village. Une seule maison s’y trouvait vers le XXVIIIe siècle, elle fut rebâtie vers le XXVe[2]. De forme rectangulaire, elle était en ; brique et en bois sur soubassement de pierre. Plus de vingt chambres étaient aménagées au rez-de-chaussée, que surmontaient, un et peut-être deux étages. Une famille très nombreuse vivait là. Elle se suffisait. Elle avait déjà des besoins esthétiques : les murs intérieurs étaient revêtus de plâtre peint ; les poteries étaient d’un beau type flammé. — Trois siècles, plus tard, on voit à Chamaizi une habitation très spacieuse encore, mais, de toutes façons, bien différente[3]. Elle affecte la forme d’une ellipse qui enferme une superficie d’environ 300 mètres carrés. Par l’épaisseur du mur extérieur, par le rétrécissement progressif de l’entrée, elle paraît prendre des précautions contre les agressions subites. L’intérieur est divisé, par des murs de refend en une douzaine de chambres à dimensions très variables, qui communiquent entre elles par un vestibule et un corridor. Une de ces chambres est entièrement, murée ; en, ne pouvait y accéder qu’en descendant un escalier : le maison avait donc au moins un étage supérieur. Les gens qui l’habitaient n’étaient pas riches, à en juger par le mobilier. Ils ignoraient le confort ; car dans les chambres d’en bas on marchait sur la terre battue, et le jour y pénétrait avec parcimonie.

En comparant ces deux maisons, on croit apercevoir qu’au début du M. M., vers la fin du IIIe millénaire, le génos de Chamaizi était moins nombreux que jadis celui de Vasiliki et avait une existence plus difficile. Est-ce une évolution qui commençait ? Toujours est-il que plus tard ; à l’époque du M. R., au XVIe siècle, quand le site de Chamaizi fût de nouveau habité, les nouveaux venus n’avaient pas besoin d’un pareil phalanstère : ils bâtirent contre le mur extérieur des maisons toutes petites. A cette époque, dans toutes les villes crétoises, à Gournia par exemple, la plupart des habitations se composent de deux ou trois chambrettes. L’évolution était achevée : les petites familles avaient remplacé la grande.

Dans les Cyclades et sur le continent, le besoin de loger ensemble tout un clan fit adopter d’autres dispositions, mais qui ne sont différentes qu’au point de vue architectural et permettent d’entrevoir le même processus dans l’évolution sociale. La rotonde ou tholos mise au jour dans les couches profondes de Tirynthe mesure 27m,70 de diamètre. Les fondations du mur extérieur ont une épaisseur de 4m,80, et le mur de pierre et de brique qu’il supportait en avait une de 1m,80 : c’était donc une véritable forteresse que cette rotonde. A l’intérieur, se trouvent d’autres murs circulaires coupés par des murs transversaux : autant de cellules qu’il en fallait pour abriter tout l’essaim dans la ruche. La grande difficulté pour rassembler ainsi de nombreuses personnes sous le même toit, surtout avec la forme ronde, c’était précisément la question de la toiture. Quelle qu’en fiât la solution, le seul fait qu’on en ait trouvé une indique une date relativement récente ; et, en effet, la tholos est bâtie par-dessus une couche qui renferme de simples huttes. Si les huttes datent, comme il est vraisemblable, de l’Helladique Ancien I, la tholos ne peut guère être que de l’Helladique Ancien II, c’est-à-dire d’environ 2500-2200. A cette époque, en Argolide, l’unité du clan est donc restée intacte ; les distinctions de familles dans le génos ne sont pas encore visibles par le dehors. Elles le sont déjà sur un monument des Cyclades ; une pyxis en pierre trouvée à Mélos[4] représente sept huttes rondes juxtaposées autour d’une cotir à laquelle donne accès une large porte couverte d’un toit à pignon. On dirait l’habitation d’un génos en voie de désagrégation, Et cependant la pyxis est vraisemblablement du Cycladique Ancien II : on peut la placer de 2800 à 2400. Elle est donc plutôt antérieure que postérieure à la rotonde de Tirynthe. Mais il est naturel que le régime du génos, fondé sur la possession du sol, ait poussé des racines moins profondes dans de petites des, vivant de la pèche et du commerce maritime, que dans les plaines d’Argolide ou même dans les campagnes de Crète.

Les rares indications données par les maisons sont complétées par celles qui nous viennent des tombes. La demeure des morts a toujours été conçue sur le même type que la demeure des vivants. Cette règle trouve une remarquable confirmation daris l’architecture funéraire de la Crète préhistorique.

Dans les temps les plus reculés, l’inhumation se faisait en commun : les membres de la famille se réunissaient dans la vie d’outre-tombe, comme ils étaient réunis dans le monde terrestre. A Palaicastro et à Gournia, certaines sépultures n’ont pu être distinguées des maisons contemporaines qu’aux tas de crânes dont elles étaient remplies.

Sur le modèle de la maison ronde, on imagina la chambre sépulcrale de forme circulaire, la tombe à tholos construite en brique sur soubassement de pierre et recouverte d’une coupole rudimentaire. On connaît plus de vingt tholoi. Elles sont toutes au S. de la Crète, dans la Messara, d’où proviennent également plusieurs modèles de huttes rondes en terre cuite. Le plus souvent, elles sont isolées, une par localité. Quelquefois il y en a plusieurs ensemble, trois à Platanos, autant à Koumasa. Les plus grandes ont un diamètre intérieur de 8 à 9 mètres et même de 9m,50 à Kalathiana et de 10m,30 à Platanos. Presque toujours elles sont accompagnées de cellules attenantes, de tombes supplémentaires. — A Platanos[5], la tholos la plus ancienne, qu’entouraient au moins quinze réduits de ce genre, renfermait avec des cendres, restes des sacrifices en l’honneur des morts, d’admirables sceaux ; d’ivoire, plus de trois cents vases de pierre et de marbre, des idoles, des poignards, tous objets du M. A. Dans une autre, la plus grande, on a trouvé une masse de fer météorique, un cylindre babylonien et des scarabées, plus de soixante-dix sceaux, des vases polychromes et des poignards d’un type allongé, riche mobilier qui a pour date la fin du M. A. et le commencement du M. M. Elle contenait une couche de 40 à 80 centimètres formée d’ossements décomposés elle a reçu pendant le XXIIe et le XXIe siècle des centaines, des milliers de cadavres. — A Haghia Triada[6], s’élèvent deux tholoi. La plus grande a un diamètre de 9 mètres, et à couloir qui la précède est encore flanqué de dix cellules. Il y avait là au moins deux cent cinquante squelettes, hommes, femmes et enfants. Parmi les objets déposés à côté des corps, les uns sont manifestement de la période la plus reculée (lames d’obsidienne, poteries incisées oui peintes de lignes maladroites, idoles grossières) ; un grand nombre témoignent d’une civilisation plus avancée (vases en marbre, en granit, poignards en cuivre, idoles de type égyptien, sceaux à forme de cônes, de cylindres et de boutons) ; enfin certaines barbotines trouvées dans les cellules n’ont pu être façonnées qu’au début du M. M., à l’époque de la petite tholos et de ses annexes. — Dans la spacieuse tholos de Kalathiana on a également ramassé un très grand nombre arec les offrandes habituelles qui se répartissent entre les deux dernières périodes du M. A. et la première du M. M. — Les trois grandes tholoi de Koumasa, entourées d’annexes, contenaient moins de squelettes, une centaine chacune ; mais aussi leur mobilier, très riche en vases, idoles, cachets, armes de bronze et d’argent, plaquettes de cuivre et d’or, est en gros d’une date un peu plus récente, car déjà le Camarès y fait son apparition[7].

Tous ces tombeaux offrent donc deux traits frappants : la quantité considérable des restes humains et la diversité chronologique du mobilier. Mais il ne faut point y voir des ossuaires où l’on aurait entassé en une fois, tardivement, les débris de sépultures plus anciennes ; ce sont des tombes où, des siècles durant, le même génos couchait ses morts avec les objets qu’ils avaient aimés, et venait les honorer par des offrandes solennelles. Il dut y en avoir dans toute la Crète, de ces tombes familiales. Parmi celles qui se sont conservées dans la Messara, il n’en manque pas de chétives, dont .le contenu sent la pauvreté, et le plus grand nombre peut-être, étant construites en brique crue, ont disparu sans laisser de traces. Mais à la longue la tholos des ancêtres, remplie de leurs descendants, ne suffisait plus. On la complétait par une autre, élevée à côté, généralement moins grande, et plus tard pari de simples annexes. Au M. A. III, le temps de la splendeur est passé pour ce genre de tombe. Pourquoi ? Le génos tend à se désagréger : plus réduit il n’a plus besoin, ni pour les vivants ni pour les morts, d’une demeure aussi spacieuse, et les tholoi qui renferment les objets les plus récents renferment le moins de squelettes. Puis, le génos commence à se scinder en petites, familles : chacune se borne à faire dormir les siens dans sa~case à l’ombre des aïeux.

Mais, après la disparition complète du régime social qui avait fait élever les tombes à coupole collectives, elles étaient consacrées par une vénération séculaire. Vers le XXIe siècle (commencement du M. M.), elles cessèrent d’être régulièrement en usage ; vers le XIXe (M. M. II), elles furent closes pour toujours. Pourtant les familles les plus puissantes ne cessèrent pas dans le cours des âges de consolider et de réparer les monuments où s’attachaient leurs traditions, leurs titres de noblesse, et c’est ainsi que les tholoi les plus illustres nous sont parvenues dans ce qu’on peut appeler leur état secondaire. Elles se perpétuèrent comme des hèrôa qui glorifiaient d’antiques lignées. Longtemps après, — tel était le respect qu’inspiraient les cercles sacrés, hantés des ancêtres ! — pour ensevelir un grand roi, un personnage célèbre, on crut ne pouvoir mieux faire que de dresser au-dessus de sa dépouille une coupole qui la sanctifiait. Au M. R. I, lorsqu’on résolut de bâtir à Minos une tombe dont la majesté fût digne de lui, on creusa dans la colline d’Isopata une chambre funéraire et on la surmonta d’une voûte à encorbellement. Et, de même que les princes et les chefs, de la noblesse avaient leur château près du palais, ils voulurent avoir leur tholos à l’imitation de la tholos royale et dans son voisinage : un bon nombre de ces monuments ont été découverts, réductions du prestigieux modèle[8]. Entre ces tombes individuelles et les tombes collectives des siècles lointains, il y a tout l’intervalle qui sépare l’autonomie familiale de l’autorité monarchique.

A côté des maisons de forme ronde, on avait de très bonne heure des maisons rectangulaires ; à côté des tombes à coupole, on eut des chambres sépulcrales à angle droit. Celles-ci apportent sur l’évolution sociale le même- témoignage que celles-là. A Palaicastro, un grand édifice quadrangulaire divisé en compartiments parallèles est tout entier rempli de squelettes. A Gournia, de petites maisons munies d’une porte sont bourrées d’ossements accumulés en désordre : ce sont de vrais charniers[9]. Ces exemples, il est vrai, se placent seulement au début du M. M. ; mais nous sommes dans la Crète orientale, où la persistance des vieilles ; mœurs nous permet d’assigner à la coutume de l’ensevelissement en commun de lointaines origines. Là, comme ailleurs, on la voit qui se transforme. A Mochlos, ont été déblayées six chambres sépulcrales plus ou moins grandes et dix-huit petites tombes. Grandes chambres et petites tombes contenaient toutes à peu près le même mobilier, qui va du M. A. au M. M.[10] Encore une preuve que, dans une île de marins et de pêcheurs, l’évolution est plus rapide que dans une région agricole et pastorale. Mochlos nous présente une période de transition où les nobles conservent les traditions de la solidarité consanguine, où les marchands et les gens du menu peuple, venus de partout, ont déjà d’autres conceptions.

Quand le séparatisme familial l’emporte sur le collectivisme gentilice, l’individualisme lest pas loin. Il fait son apparition certaine dans l’architecture funéraire sous la forme de la tombe à caisson ou à ciste : le mort, tout seul, y est accroupi entre les dalles des parois. Usuelle dans les Cyclades, elle se trouve à Mochlos en nième temps que la chambre sépulcrale, dont elle est comme la réduction. Construites, comme les chambres, aux M. A. II et III, les tombes à ciste furent remplacées, à la fin du M. A. et pendant le M. M., par des tombes pareilles où de simples moellons se substituaient aux dalles. Ailleurs qu’à Mochlos, elles le furent par des caisses mobiles en argile (larnakes) ou par des jarres (pilhoi)[11]. Il n’y eut plus désormais d’ensevelissement que clans des petites tombes de famille ou des tombes individuelles. Dans le cimetière de Zafer-Papoura, au M. R., on ne voit aucune sépulture destinée à recevoir des morts en grand nombre. Une centaine de tombes se ramènent à trois types : 1° la chambre creusée dans le roc, à l’usage d’une, deux ou trois personnes (père, mère et enfant) ; 2° la tombe à fosse, dont le fond étroit est aménagé pour un seul corps ; 3° la tombe à puits, où le cadavre était muré dans une éternelle solitude[12]. Quelle que soit l’origine de ces trois types, ils dénotent une fusion complète des pratiques funéraires dans une civilisation à tendances définitivement individualistes.

Le régime urbain.

Pour qu’on eût cessé de réunir les morts par centaines dans une tombe, pour les ensevelir chacun à part dans une grande nécropole, il a fallu que les vivants, au lieu de former des clans dispersés, comme jadis, fussent groupés individuellement dans des villes. Le développement du régime urbain est, en effet, un des phénomènes qui ont le plus frappé les explorateurs de la Crète préhistorique. Les sites fouillés présentent presque toujours, autour d’un marché ou d’un petit palais, des agglomérations serrées de maisons, des rues qui se croisent, des chaussées avec des trottoirs et des rigoles. Jamais on n’aurait eu l’idée d’aller habiter un îlot nu, pouilleux, privé d’eau, comme Pseira, si la population n’avait pas été déjà très dense sur le littoral d’en face. Ce n’est point par un coup de fantaisie que les artistes ; crétois sont si habiles à rendre le grouillement des foules dans la représentation des fêtes. Quand les envahisseurs grecs, qui n’avaient rien vu de pareil chez eux, débarquèrent en Crète, le spectacle des multitudes entassées dans toutes ces cités les stupéfia. Le souvenir en resta : Homère ne pouvait mentionner la Crète sans parler aussitôt d’hommes innombrables et, selon qu’il voulait être précis ou donner un chiffre rond, des quatre-vingt-dix ou des cent villes où ils pullulaient.

Cnosse n’était pas seulement une résidence royale ; autour du palais ne s’élevaient pas seulement les hôtels et les villas des grands personnages ; par-delà la cour occidentale, s’étendait une ville aux maisons cubiques, à un ou deux étages. C’est peut-être un quartier de cette ville que représentaient ces plaques de faïence où figuraient des mangées de maisons alignées jusqu’aux arbres de la banlieue. Phaistos, autre capitale, ne devait guère différer de Cnosse. Mais nous pouvons nous faire une idée plus nette de ce qu’étaient les petites villes de province

Praisos nous présente le type de la bourgade purement agricole. Zacro, avec sa niasse d’empreintes jadis apposées sur des ballots de marchandises ou des lettres de chargement, nous montre ce qu’est un centre commercial. Mais arrêtons-nous à Palaicastro, agglomération rurale qui de plus en plus se tourne vers la nier et s’enrichit par le négoce. Au pied de collines qui se terminent par des falaises escarpées, elle s’étale le long de la côte, dans une plaine fertile et couverte d’oliviers. Aux temps du M. A. et du M. M., sa population semble avoir vécu surtout des champs, des vignes et des prés voisins. Les femmes en robe somptueuse et chapeau à la mode, les hommes chaussés de demi-bottes claires et poignard à la ceinture allaient faire leurs dévotions dans un sanctuaire situé à l’intérieur, à Petsofa, et y apportaient en ex-voto des simulacres de membres malades ou guéris et d’animaux domestiques. Il y avait déjà des propriétaires assez riches pour acheter de beaux vases de Camarès et les, enfouir dans les tombes, ou pour commander à un artiste local une coupe décorée d’un troupeau de bœufs en relief. Mais c’est au M. R., surtout dans la deuxième période, que la ville prit le plus d’extension et jouit d’une éclatante prospérité. La grande rue, tien pavée, bien drainée, était bordée de maisons d’aspect imposant ; l’une d’elles ne comptait pas moins de vingt-trois pièces au rez-de-chaussée. Même sur les ruelles étroites donnaient des habitations luxueuses. Dans une chambre se trouvait une série de dix-sept rhytons joliment décorés ; ailleurs, de délicates sculptures sur ivoire. Des poids, des jarres et le port voisin indiquent que ces œuvres d’art étaient l’orgueil de négociants et d’armateurs.

D’autres bourgades étaient bâties dans des îlots stériles qui n’avaient même pas une source : ce ne pouvaient être que des nids de pêcheurs et de marins. Elles n’en renfermaient pas moins de grandes richesses et d’étonnants chefs-d’œuvre, Tel est le cas à Mochlos et à Pseira. Mochlos, où l’on n’a point découvert de maisons, mais qui est connue par sa nécropole, était florissante dès le M. A. II. Cent trente vases en pierre tachetée, veinée ou jaspée, dont une polissure impeccable met en valeur le galbe et les couleurs miroitantes, la riche diversité des poteries peintes, la qualité des armes et des outils en cuivre, le travail habile des cachets, la perfection précoce de la joaillerie qui fournissait en quantité des diadèmes à fleurs et à feuilles d’or, des colliers à grains de cristal ou d’émail, des bagues aux chatons gravés avec une finesse admirable : tout dénote la présence d’une population qui avait le goût des choses belles et chères. D’où tirait-elle les moyens de se les procurer ? La technique des vases en pierre et la matière de quelques-uns, l’albâtre, témoignent de relations avec l’Égypte ; un cylindre d’argent, dont le style rappelle la Babylonie, a dû être importé d’Asie, peut-être par l’intermédiaire de Cypre. Voilà une ville dont la prospérité, la vie même, était fondée tout entière sur le commerce maritime.

Enfin le type de la ville industrielle nous apparaît à Gournia. À l’extrémité d’un isthme par où se rapprochent les côtes N. et S. de la Crète, à quelques centaines de mètres de la grève, sur les pentes arides d’un chaînon calcaire, s’entassent les maisons. Pas une toise de terrain vague : on dirait que l’homme n’a voulu à aucun prix perdre la moindre parcelle de terre cultivable en empiétant sur la vallée pour se loger. Sur deux grandes rues aux chaussées dallées de gypse débouchent, des ruelles étroites, tortueuses, grimpantes, dont on gravit les raidillons par des escaliers. Deux gradins à angle droit accèdent à un petit palais. Il ressemble tant qui ! peut aux ; grands palais de Cnosse et de Phaistos : il a aussi la cour voisine des magasins, la salle d’apparat à double rangée de colonnes et de piliers alternés, l’escalier menant aux appartements privés. Le maître de céans, qui avait son sceau et faisait peindre sur ses vases l’insigne de la double hache, singeait le grand roi, son suzerain peut-être ; mais, chef d’une bourgade provinciale, il était d’un abord facile : la cour était la place du marché, sur les murs extérieurs du palais s’appuyaient familièrement les maisonnettes des sujets. Au centre de la ville, en grimpant une venelle aux pavés usés par les pieds des fidèles, on accède à un petit sanctuaire clôturé par une enceinte minuscule et dédiée à la Déesse aux serpents. Nul plan arrêté dans la construction des maisons, le terrain est trop inégal ; les îlots ont juste la régularité compatible avec les injonctions de la pente. Les bâtisses, en pierre sèche, se touchent ; elles portent un étage de moins par devant, sur la rue, qu’à la façade de derrière, qui est en contrebas et où se trouve l’entrée. Elles comprennent une petite cour, des celliers, deux ou trois chambrettes, souvent de six à huit, rarement plus. Une partie des habitants s’occupe de culture, d’élevage, de pêche. Mais les environs fournissent de l’argile, de la pierre, du cuivre : aux industries dont la matière première provient du bétail, au tissage et à la cordonnerie, se joignent la construction, la poterie, la fabrication des vases en pierre, la métallurgie. Pas de grande installation ; de petits ateliers, de petites boutiques, faisant corps avec de petits logements. C’est là que nous surprenons en plein travail le monde des artisans. Une huilerie, avec ses cuves à épuration et tout un attirail de vases. Un établi pour un menuisier, dont la femme file et tisse dans la chambre d’à côté. Près du port, un forgeron coule des clous, des ciseaux et des alênes de bronze dans un moule à quatre faces soigneusement réparé. L’impression est tellement vive qu’au moirent des fouilles, à l’aspect du site qu’ils exhumaient, les ouvriers l’appelaient μηχανική πόλις, la ville industrielle.

Les droits de la femme.

Dans la société dont nous venons d’entrevoir la transformation générale, un phénomène apparaît avec une certaine netteté : la femme joue un grand rôle dans les cérémonies du culte et dans les fêtes publiques. La principale divinité des Crétois est une Déesse-Mère. Ce sont des prêtresses qui mettent l’humanité en rapport avec les puissances divines. Si les femmes sont représentées avec la peau blanche, si donc elles vivent à l’ombre, elles ne sont pourtant pas recluses. Rien de pareil au harem dans les habitations crétoises, pas même dans le palais de Cnosse. Il n’y faudrait point chercher de division rigoureuse en parties affectées à chaque sexe. L’appartement de la reine est d’un accès assez difficile avec ses corridors coudés ; mais le quartier où sont logées les femmes ne leur est pas exclusivement réservé : tout près, la Salle aux doubles haches sert aux réceptions solennelles. Au M. R., il est vrai, la communication librement assurée par un portique entre cette salle et l’appartement de la reine fut condamnée par un mur, et l’accès de l’une à l’autre réduit à un étroit corridor[13] ; mais, comme la plupart des témoignages sur le mélange des deux sexes sont postérieurs à ce remaniement, il ne permet pas de croire à une brusque et profonde transformation des mœurs. Sans doute, leurs, occupations ordinaires tiennent les femmes enfermées. Elles passent la plus grande partie de leur temps assises sur des banquettes basses, à filer la laine dans la chambre aux quenouilles ou en prenant le frais dans une courette. Mais elles ne craignent pas de se montrer dehors, les plus nobles comme les plus humbles. Or, n’a qu’à regarder la fresque de la Parisienne ; ce n’est pas une femme confinée dans le gynécée qui a cette physionomie. Sur des sceaux du M. A. II on voit que la fabrication de la poterie était exécutée par les femmes aussi bien que par les hommes[14]. Les artistes crétois aiment à représenter des damoiselles debout dans un char tenant les rênes à la façon de Nausicaa. Elles vont à la chasse à la façon d’Atalante. Sur les peintures murales, parmi les personnages qui sautent par-dessus les taureaux ou se livrent à la boxe, il en est à peau blanche : il y avait en Crète des toréadors et des pugilistes femmes

A plus forte raison, les femmes assistaient-elles aux spectacles. Le souvenir s’en est conservé dans la légende grecque, et, de fait, sur les fresques de Cnosse et de Mycènes, les dames de la cour se pavanent dans des loges[15].

La femme n’avait donc pas dans la société minoenne la position subordonnée qui lui est faîte par le régime oriental de la claustration. Sa condition juridique devait s’en ressentir. Naturellement, ce ne sont pas des documents archéologiques qui peuvent nous fixer sur une question de ce genre. Encore est-il bon de noter que, dans une scène de fiançailles, l’homme et la femme, de même taille, face à face, d’égal à égale, s’engagent l’un à l’autre par le même geste, en levant le bras droit pour se serrer la main[16]. Mais nous pouvons savoir ce qui se passait chez un peuple voisin avec qui les Crétois étaient en rapports continuels, et nous demander si l’application de cet exemple contemporain aux Crétois se justifie par l’analogie avec les exemples postérieurs qu’offrent des peuples soi-disant apparentés aux Crétois.

Sous les pharaons, la femme occupe dans la famille égyptienne une place importante, en droit comme en fait. Elle est représentée par l’art primitif plus haute de taille que l’homme, et cette convention paraît symboliser un matriarcat pareil à celui qu’Hérodote connaîtra encore en Libye[17]. Par elle se propage et fructifie le germe sacré des ancêtres. Elle est la génératrice, la reproductrice, celle qui est 6gurée avec un énorme développement des flancs. Aussi est-ce autour de la mère que gravite la famille, et la filiation est en ligne maternelle. Pour que le sang dont elle est dépositaire reste pur, elle s’unit à un homme du même sang ; l’endogamie est de règle, et le mariage entre frère et sœur est béni des dieux. Ainsi la reine confirme l’autorité du roi, et le fondateur d’une dynastie ne peut faire reconnaître sa légitimité, ou plutôt celle de son fils à naître, que par un mariage avec une héritière de l’ancienne dynastie. — Il est évident qu’une pareille conception ne passe point d’un peuple à un autre par voie d’emprunt. Mais c’est précisément pour cette raison qu’il faut faire attention aux renseignements donnés par les historiens grecs sur les coutumes des peuples qu’ils disent venus de Crète. Les Lyciens passaient pour descendre d’émigrés crétois et pour conserver des coutumes en partie crétoises ; or, ils portaient le nom, ils suivaient la condition de leur mère, et, pour dire quelle était leur famille, ils énuméraient leurs parents en ligne féminine[18]. Les Cariens se targuaient également d’origines crétoises, et Hérodote trouvait des rapports entre leurs coutumes et celles des Lyciens : les Cariennes de Milet ne donnaient jamais aux hommes avec qui elles vivaient le titre d’époux ; une Artémise gouvernait le royaume au Ve siècle, et, cent ans après, une autre reine du même nom recueillit l’héritage de son frère et mari Mausole à l’exclusion d’un frère cadet Idrieus. Il n’est pas, jusqu’aux lointains Tyrrhéniens, s’il est vrai qu’ils soient venus d’Asie, qui ne nous apportent un intéressant témoignage avec leur Tanaquil, la faiseuse de rois.

De ces analogies que conclure relativement à la Crète minoenne ? Aux Égyptiens on peut opposer les Mycéniens. Avant l’adoption des mœurs crétoises, la femme, à Mycènes, semble reléguée dans une condition inférieure ; car dans les sépultures royales des tombes à fosse, sur dix-sept squelettes, trois seulement sont de femmes, ce qui semble indiquer que les chefs avaient des concubines de condition inférieure et n’élevaient pas habituellement leurs filles au rang de princesses. Quant aux peuples de l’Asie, ils ont sans doute hérité leur droit familial bien moins des Crétois que des Hittites, chez qui la mère des rois, ainsi qu’il convient dans le pays de la Déesse-Mère et des Amazones, exerce la régence et se fait qualifier de grande reine[19]. D’ailleurs, qu’on regarde de plus près les cas allégués. Tantôt la femme a simplement des privilèges civils, tantôt elle jouît de la primauté politique. Or, les critiques les plus récents de la théorie du matriarcat ont soigneusement distingué le Mutterrecht et la gynécocratie, le régime de la parenté en ligne maternelle et la domination féminine. Même dans les groupes primitifs, à plus farte raison dans les groupes évolués, la femme peut être le lien sentimental entre les hommes, le centre vivant de la communauté, sans être le chef. Une raison suffit pour qu’elle ne dispose pas de l’autorité : elle est mère très jeune. Et de fait le chef est généralement son frère aîné. Les droits de la femme en ‘Crète se bornaient-ils donc à un rôle important dans la Camille, à une grande liberté d’allure, à une participation active au culte, ou allaient-ils jusqu’à lui assurer une place éminente dans l’État ? Que la Crétoise ait eu dans toute leur étendue les droits civils qui appartiendront à la Lycienne, cela semble incontestable : longtemps après l’invasion dorienne, la loi de Gortyne prendra encore la femme sous sa protection, et Plutarque remarque que les Crétois n’appellent pas leur pays patrie, mais mètrie[20]. Ce n’est pas une raison pour qu’on puisse ajouter foi et reconnaître une valeur générale au mot d’un historien obscur qui parle du pouvoir tombé aux mains d’Ariadne. Rien n’oblige d’admettre un rapport essentiel entre le culte de la Déesse-Mère et le matriarcat. La vogue des statuettes stéatopyges et l’habitude chez les femmes d’avoir la poitrine nue s’expliquent assez par l’orgueil et la divinisation -de la maternité, pour qu’il ne soit, pas nécessaire de voir dans tout cela des symboles de puissance politique. Ariadne est la reine très sainte ; mais Minos est le roi.

II. — LE GOUVERNEMENT.

Le roi.

Le régime politique de la Crête avait passé par bien des vicissitudes avant d’arriver à la monarchie minoenne.

Tout d’abord la Crète entière fut au pouvoir des clans. C’est le temps où les chefs les plus puissants étaient enterrés dans ides ossuaires à tholos, avec leur cachet attaché au cou et leur meilleure arme au poing. Une douzaine de sites à tholos aux environs de Koumasa, dans un rayon de 10 kilomètres, montre à quel point pullulaient ces petits potentats. — La décadence des mêmes sites vers la fin du M. A. marque la dissolution d’un régime social et la perturbation qui s’ensuivit. Chaque famille, chaque localité essaie de pourvoir à sa défense : à Kalathiana, bourgade de cent à cent cinquante feux, certaines maisons avaient une façade à redans ; l’habitation elliptique de Chamaizi était capable d’une certaine résistance, avec son mur épais d’un mètre et son entrée en entonnoir facile à barricader à chaque bout ; une enceinte de rochers entassées couronnait le mont Iouktas. A la longue s’opéra une certaine concentration : dans la Messara, elle se fit au profit du chef perché sur l’éperon de Phaistos ; dans la vallée du Kairatos, au profit du chef établi dans le donjon de Cnosse à l’abri d’une forte tour et de murailles massives. Peu après l’an 2000, chacun de ces deux rois eut son palais. — Ce n’était pas la pacification. Au M. M. I, les gens de qualité ne sortaient encore que le poignard à la ceinture ; au M. M. II, une marqueterie en faïence représentait des châteaux-forts, une ville assiégée. Vers 1750, les deux palais s’écroulèrent dans une catastrophe générale. — Mais quand de nouvelles dynasties élevèrent de nouveaux palais, tout était changé. La cité du Nord commençait à entretenir avec le continent des relations fructueuses, tandis que celle du Sud renonçait .à commercer avec l’Égypte des Hycsôs. La partie n’était plus égale, Cnosse dut aspirer à l’hégémonie. Elle s’était munie de bonnes fortifications, hérissant ide bastions l’entrée où aboutissait la route du port. Pourtant la lutte fut âpre, et, vers 1600, l’aile Ouest du grand palais, celle des trésors, était encore incendiée en partie et livrée au pillage. Enfin, la plupart des chefs locaux reconnaissent la suzeraineté de Minos ; peut-être même sont-ils remplacés par des gouverneurs. Vers 1450, Phaistos, Haghia Triada, Tyllissos succombent ; leurs palais sont rasés, les sites abandonnés pour un demi-siècle. Minos, maître désormais incontesté, peut se faire construire une nouvelle salle du trône pour recevoir les hommages de ses sujets.

Alors seulement, tout au plus depuis le M. M. III, la vraisemblance historique permet de donner au roi de Cnosse le nom de Minos. Ce nom ne semble pas avoir désigné un personnage unique. C’est moins un nom propre qu’un titre dynastique ; il y a eu des Minos en Crète, comme des Pharaons ou des Ptolémées en Égypte, des Césars à Borne. La Chronique de Paros mentionne des Minos au XVe et au XIIIe siècle ; une autre chronique connaît deux Minos et deux Ariadnes ; Diodore de Sicile fait de Minos Ier le grand-père de Minos II[21]. Aussi bien les innombrables villes qui portent le nom de Minoa ne peuvent-elles pas se rattacher à un seul homme, pas plus que celles qui furent appelées Ptolémaïs, Antioche, Séleucie ou Césarée. Chaque Minos devait donc avoir, avec son arbre généalogique, soin nom et ses titres personnels, comme chaque Pharaon ; de même que le Pharaon en composait son cartouche, le Minos les combinait en une devise qu’il faisait graver sur son sceau. La fleur de lis et certains animaux, tels que le lion, le loup, le chat, la chouette et la colombe, fournissaient les principaux éléments de cette nomenclature officielle et sacrée[22].

Minos était avant tout le roi-prêtre. C’est une impression religieuse que produit toute l’aile du palais-sanctuaire où il s’offrait aux regards, assis sur son trône, gardé par des griffons. Il est le représentant du dieu-taureau, l’incarnation du Minotaure, dont l’image s’offrait partout sur les murs et se dressait sur la porte de la demeure sainte. Quand le taureau divin eut reçu le nom de Zeus ou, d’après la légende, quand Zeus eut pris la forme du divin taureau, Minos fut le fils et, selon l’Odyssée, le compagnon du grand Zeus[23]. Une fois désigné par la volonté céleste à la vénération des hommes, il devenait roi pour une période de neuf ans. Au bout de neuf ans, la puissance divine qui lui avait été insufflée était épuisée ; il devait la renouveler. Il gravissait la montagne sainte, pour converser, pour communier avec le dieu. Il entrait dans la grotte redoutable du Minotaure, il pénétrait dans le plus mystérieux de tous les labyrinthes[24] : il venait rendre des comptes à son père, se soumettre au jugement de son maure. A ce moment, l’île était dans l’angoisse ; tous ceux de qui le sort dépendait de la décision attendue offraient, haletants, des victimes de choix : c’est pour ces fêtes peut-être qu’était réservé le tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles exigé tous les neuf ans. Si le dieu était mécontent de son élu, il le gardait, et nul n’entendait plus jamais parler du réprouvé. Si le dieu était satisfait, Minos, rajeuni pour neuf ans, redescendait parmi les siens avec une nouvelle provision de puissance. Traduite en langage moderne, la légende semble dire que le roi-prêtre tenait ses pouvoirs d’une investiture religieuse, qu’il était nommé pour neuf ans et rééligible.

Le roi, comme le dieu, avait pour insignes le sceptre et la double hache, la labrys. Deux mille ans avant de devenir le symbole de l’autorité à Rome, la hache l’est déjà dans le palais du labyrinthe. Les rois de Cnosse eurent peut-être encore un autre emblème, la fleur de lis. Rencontre bien extraordinaire. Doit-on croire, que la fleur à trois pointes figurait une conception religieuse, l’idée de trinité ? Rien ne confirme ni ne dément, cette hypothèse. Toujours est-il qu’au temps du M. R. II la fleur de lis se montre partout dans le palais de Cnosse et gagne toute l’Égéide. C’est Minos lui-même qui apparaît sur un relief peint avec la couronne de fleurs de lis rehaussée de grandes plumes et le collier de fleurs de lis. La fleur royale se voit dans le 10son des sceaux ; elle est peinte sur les murs, sur les vases. De la capitale elle passe dans toute l’île : à Gortyne, elle surmonte un mufle de lion ; à Palaicastro, elle accompagne un oiseau héraldique[25]. Elle traverse la mer : à Thèra et à Phylacopi, à Mycènes et à Pylos, elle s’épanouit sur les fresques, les poteries, les armes, les ivoires[26]. On dirait que, pour les étrangers comme pour les Crétois, le royaume de Minos est le royaume des fleurs de lis.

L’administration royale.

Le palais tout entier témoigne d’un gouvernement centralisé, d’une administration déjà compliquée. Il couvre une superficie de deux hectares. Des centaines de personnes y logeaient. La famille royale et la domesticité n’en occupaient qu’une partie. Le reste n’était pas habité par les princes et les nobles : ils avaient leurs châteaux et leurs hôtels dans le quartier qui s’étendait entre le palais et la ville et où le roi lui-même s’était fait bâtir une villa. Ifs pouvaient ainsi prendre part à la vie de cour, assister aux fêtes données par le roi, représentations théâtrales, concerts, courses de taureaux ; comme ils formaient la classe où Minos recrutait les hauts dignitaires, ils venaient aisément au palais exercer leurs fonctions. Ce sont donc les services royaux qui, selon toute vraisemblance, y étaient installés en grand nombre. Services à la fois privés et publics ; car une distinction de ce genre n’existe guère dans les monarchies patriarcales où domine encore l’économie naturelle.

Ce qui donne une haute idée de l’administration minoenne, c’est la multitude des tablettes inscrites qu’on a trouvées dans le palais. A l’Ouest de l’entrée septentrionale il y avait un véritable dépôt d’archives[27]. Pêle-mêle avec les tablettes gisaient, au moment de la découverte, des fragments de dalles en gypse, restes des coffres où les tablettes étaient enfermées. Ailleurs, elles remplissaient des bahuts en bois ; des poignées, de métal et des empreintes de sceaux sur argile en marquent la place et attestent qu’ils étaient soigneusement scellés. Il n’est pas impossible non plus que coffres et bahuts aient contenu des feuilles d’une matière légère comme le papyrus ; car on connaissait à Cnosse, outre l’écriture officielle, une sorte de cursive qui s’écrivait avec des bâtonnets trempés dans l’encre. Le roi avait donc à sa disposition une classe de scribes. Ils apprenaient cette court hand qu’Evans a reconnue sur les inscriptions[28]. Les signes de cette écriture officielle étaient sans doute fixés par des règlements d’administration publique. Ainsi, le palais faisait appliquer des méthodes bureaucratiques de contrôle et de comptabilité, qui se transmettaient d’un siècle à l’autre en se perfectionnant.

Les principaux actes étaient authentiqués par le sceau royal. On le reconnaît assez souvent au signe trône et sceptre, d’autres fois, à une devise qui renferme le nom du roi[29]. Le cachet du roi devait être apposé si souvent, qu’il fallait le faire exécuter en plusieurs exemplaires. On a découvert dans le palais une matrice d’argile destinée à reproduire un sceau dont l’empreinte se retrouve sur plusieurs tablettes[30] : cette matrice avait doue été fabriquée pour que la signature du roi pût être donnée plus facilement. D’ailleurs, chaque administration avait son sceau particulier : du dépôt Nord provient l’empreinte d’un navire ; du dépôt Nord-Ouest, un lion symbole de la guerre ; des magasins, un épi de blé. Bien mieux, les hauts fonctionnaires avaient leur sceau personnel, qui indiquait leur titre[31]. Dans le troisième magasin on a trouvé, près de blés brûlés, un sceau qui représente des griffons gardant des tas de céréales, armes parlantes du grainetier royal. D’après Evans, la porte désigne un gardien ; la jambe, un chef ; l’œil, un surveillant : le sceau à la porte et à la double hache appartient au gardien du labyrinthe, le sceau à l’œil et à la truelle convient à un surveillant des travaux publics. L’herminette associée à la truelle doit être (comme en Égypte l’herminette associée à la scie) l’insigne d’une haute fonction.

Minos a pour principale mission sur terre de rendre la justice. De la montagne où il va se concerter avec son dieu il rapporte, comme Hammourabi ou Moïse, des lois saintes, des arrêts infaillibles. Mais il est juge en même temps que législateur. Evans croit avoir retrouvé son tribunal. Ce serait la basilique de la Villa royale. Sur son trône, au rond d’une abside surélevée de trois marches et séparée de la salle par une balustrade, le roi siégeait en son tribunal, taudis qu’aux barreaux (ad cancellos), devant un grand lampadaire, se tenait le chancelier. La conjecture serait séduisante, si elle n’était si aventureuse. Il y a moins d’invraisemblance à voir un rapport entre la justice du roi et les oubliettes du palais ; mais ces chambres souterraines, creusées sous le vieux donjon jusqu’à 7 mètres de profondeur, sont d’un temps où le maître de Cnosse n’avait pas encore de palais. C’est bien ainsi, comme des puits, des souterrains, que les Juifs se représenteront les cachots, ceux de leur pays comme ceux d’Égypte[32]. L’emprisonnement, à l’origine, est toujours un emmurement ; à Cnosse, il s’exécutait dans une grotte artificielle, un labyrinthe du Minotaure. Toujours aussi cette pénalité s’explique par une idée religieuse : le coupable est livré à la divinité, qui le tait mourir ou prolonge sa vie. C’est une espèce d’ordalie, un jugement de Dieu. Les ordalies semblent, d’ailleurs, avoir tenu une grande place dans la justice minoenne[33]. Quand elles ne se faisaient pas dans les profondeurs de la terre, c’était — comme il convenait à un peuple de marins — par la mer. La légende crétoise est pleine de récits où, plus ou moins voilée, transparaît la vieille conception : Scylla la chienne meurt attachée à la poupe d’un navire ; Phronymé la sage, soumise à la terrible épreuve, est sauvée par Thémisôn le justicier. Le saut dans la mer établit la pureté des jeunes filles, la légitimité des naissances ; le droit d’hérédité : Britomartis se précipite dans les flots, parce que la virginité se prouve par le plongeon ; Thésée montre à Minos qu’il est fils des dieux en descendant au fond des eaux. Dérivée de la fonction religieuse, la fonction judiciaire de Minos fut pour beaucoup dans sa gloire. Quand son temps sera fini, quand il n’aura plus rien à faire sur cette terre, il s’en ira dans l’Hadès comme arbitre des morts.

L’administration financière dans la vieille Crète nous serait bien connue, si nous pouvions déchiffrer les tablettes. A défaut de ces informations écrites, nous avons le spectacle des palais. Au rez-de-chaussée s’alignent les magasins, ce que l’épopée homérique appellera le trésor. Là sont rangés en files les grands pithoi qui contiennent des céréales, du vin, de l’huile surtout, et les caissons souterrains ou kaselle8 qui reçoivent les objets les plus précieux. A Phaistos, dans le premier palais, une enceinte de 9m,75 sur 3m,60 était partagée en trois magasins, munis de niches et clos par des portes en enfilade, où trente et un pithoi restèrent en place au moment de l’incendie ; dans le second palais, un corridor long de 21 mètres donnait accès à dix magasins, cinq de chaque côté. A Cnosse, il y avait une grande réserve d’huile dans l’aile orientale ; mais les principaux magasins se trouvaient dans l’aile opposée. Ils s’ouvraient mir un couloir de 60 mètres, au nombre de quinze, puis de dix-huit. Le long des kaselles s’alignaient les pithoi. Sur les jarres énormes se détachent des rangées d’anses et de gros boutons, dont l’usage est indiqué par des cordes moulées ; d’autres sont décorées de coulures qui en font deviner le con tenu. Quant aux caissons engagés dans le sol, à partir du XVIIe siècle, ils ne suffirent plus aux richesses du roi : dans le couloir même, sur une longueur de 30 mètres, on constitua une enclave fermée par une porte solide, et l’on y installa une série nouvelle de vingt-sept resserres avec des soins raffinés, des précautions minutieuses contre l’humidité[34]. On s’explique cette sollicitude à garder les objets précieux ; mais pourquoi ces amas de vivres et de liquides ? C’est que le trésor du roi était, au sens moderne, le trésor de l’État. Il était alimenté par les revenus du domaine et sans doute aussi par des dons gratuits ou non. Il ne subvenait pas seulement à l’entretien de la famille royale et de la domesticité nombreuse qui prenait ses repas dans le quartier méridional[35]. Dans Homère, le roi offre des banquets officiels, tantôt aux notables étrangers, tantôt aux anciens qui ont droit au vin d’honneur. Ces agapes royales devaient exister aussi dans la Crète préhistorique. Le Minos avait ses convives comme le Pharaon. En tout cas, avec les ressources de son trésor, en comestibles ou autrement, il pourvoyait aux traitements de ses fonctionnaires, réglait les dépenses du culte et rémunérait les artisans et les artistes du palais.

Le roi de Cnosse possédait, en effet, des ateliers chargés de lui fournir des objets de luxe et d’art, œuvres enviées entre toutes dans le monde entier, témoignages éclatants de sa splendeur. Trois mille ans avant Urbino, Sèvres et Meissen, Cnosse eut sa manufacture royale de porcelaine, d’où sortaient des œuvres étranges et magnifiques Tout à côté, le sculpteur de Sa Majesté fabriquait des vases de pierre ; son lapidaire sertissait dans des pièces d’orfèvrerie et de marqueterie des gemmes et des matières rares. La poterie, où l’on façonnait déjà de belles pièces au M. M. II, couvrit de ses magasins une grande superficie, quand elle produisit des stocks de vaisselle commune,en même temps que ces vases de prix où le majordome apposait un cachet cassé à force d’avoir servi[36]. Tout un personnel d’ouvriers et peut-être d’esclaves était employé dans ces établissements, sous les ordres de maîtres illustres. Avec le service des bâtiments et ses fonctionnaires, il y avait là comme une administration rudimentaire des beaux-arts : le dignitaire à l’insigne de la truelle et de l’herminette pourrait bien avoir été, comme son collègue d’Égypte, le surintendant des édifices royaux.

Minos commandait une armée. L’administration royale de la guerre avait pour devise le lion à la fleur de lis ou aux trône et sceptre. Recrutait-elle des soldats ide métier ? Astreignait-elle certains sujets du roi au service militaire Mes artistes crétois représentent parfois des guerriers, qui ne portent pas le costume national ; par contre, le sceau d’un particulier montre sur une face le personnage tenant une lance fichée en terre, et, sur deux autres, les insignes du charpenter et de l’éleveur[37]. Mais examinons de près le vase du Chef. Redressant sa haute taille, le torse bombé, la poitrine barrée du collier triple, la tête aux longues boucles relevée majestueusement, le roi ! Devant la porte du palais, il étend le bras droit de toute sa longueur et, d’un geste impérieux, plante sur le sol un sceptre ainsi haut que lui. En face, un personnage plus petit, à un copier, dans l’attitude du respect le chef des soldats rangés derrière lui. Il reçoit les ordres du maître, mais à quel titre ? Est-ce un officier ou un vassal ? Au port d’armes, les coudes à angle droit, les poings à la hauteur de la ceinture, il serre dans la main droite la rapière appuyée sur l’épaule ; de la gauche il tient par le manche un objet dont l’extrémité fortement recourbée se déploie au-dessus de son casque. Cet objet ressemble à une tête de sceptre trouvée à Cypre et au hiq égyptien. Or, les pharaons investissaient de cette houlette les princes qu’ils rattachaient à leur suzeraineté : à Béni-Hassan l’insigne est porta par un chef syrien[38]. La scène figurée sur le vase crétois représente donc la subordination de la crosse au sceptre, l’hommage rendu par un vassal à un suzerain. Les troupes en ligne sont celles qu’un petit chef amène au seigneur de Haghia Triada, ou le seigneur de Haghia Triada eu roi de Phaistos, ou peut-être le roi de Phaistos à Minos.

On voit sur les empreintes comment étaient armés d’ordinaire les guerriers de Cnosse : ils portaient un casque conique terminé par une houppe flottant au vent, un grand bouclier en forme de 8 et une lance un peu plus petite que le corps humain. Avec l’infanterie des lanciers, marchaient les compagnies armées de l’arc : les archers crétois, si réputés en éludée, puis en Grèce, avaient de vieilles traditions. Enfin, l’armée minoenne eut des chars de guerre à deux chevaux, quand le cheval fut introduit dans l’île avec le char hittite déjà connu en Syrie, en Égypte et à Cypre. Cette armée, selon toute apparence, était largement pourvue du matériel nécessaire. L’arsenal de Cnosse étant au Nord-Ouest, près de la porte d’où partait la route de la mer. Là on a retrouvé par masses les tablettes des inventaires, jadis enfermées dans des coffres ; à l’entrée seule, on en a ramassé quatre-vingts. Un grand nombre d’entre elles mentionnent, avec le signe trône et sceptre des châssis avec ou sans timon et des roues, de quoi composer les chars qui sont dessinés ailleurs au complet : au total, 80 ou 90 châssis, 478 roues. Sur d’autres sont inventoriés des javelots ou des lances, (les poignards, un lingot de métal. Un compte de flèches, dont il ne subsiste que la fin, mentionne deux lots, l’un de 6010, l’autre de 2630. La signification de ces inventaires est précisée par un sceau dont le langage est clair : trône et sceptre, lion, flèche, c’est-à-dire royaume de Minos, administration de la guerre, section de l’armement[39].

Bien organisée, l’armée ne devait pas être très nombreuse. A l’intérieur de l’île, régnait la paix ; contre les ennemis du dehors la flotte suffisait. Par là s’explique ce fait qui a si vivement frappé les explorateurs de la Crète préhistorique, mais qui n’est exact qu’à partir du XVIe siècle : l’absence de fortifications sérieuses. Les Crétois de la grande époque savaient pourtant ben ce qu’est une place forte. Ils connaissaient Mélos, Tirynthe, Mycènes. Le siège d’une ville continuait d’être un motif familier à leurs artistes, qui en régalaient les Achéens d’Argolide, et peut-être un sujet favori de leurs poètes. Mais quoi ? Ils n’avaient plus besoin de tout cela. L’entrée du palais avait été rétrécie, par mesure de sûreté, au M. M. III ; au M. R. I, elle est de nouveau élargie[40]. On y laisse à peine subsister quelques chicanes, de quoi empêcher un coup de main. Et la pente de l’Est ne sert plus qu’à donner à la salle d’apparat une belle vue sur le paysage. Cnosse, c’était Vincennes jadis ; c’est Versailles maintenant.

La thalassocratie crétoise.

Pour qu’un peuple aussi riche et aussi expert en tout art n’ait pas employé son habileté à protéger ses richesses, il faut qu’il ne les ait pas senties menacées Il vivait, dans une complète sécurité, un splendide isolement. Il n’avait rien à redouter sur terre, parce qu’il avait la maîtrise de la mer. Ses forteresses, c’étaient ses navires. A ce moment, on peut dire des Crétois, comme Homère des Phéaciens : Ils ne s’occupent ni de l’arc ni du carquois, mais des mâts, mais des rames, mais des nefs qui les transportent dans l’allégresse sur la mer écumeuse[41]. Le premier empire maritime qui ait existé dans le monde, la première thalassocratie, c’est celle qui fut établie par la flotte crétoise. En Égypte, le nom de Kefti, qui désignait le peuple prépondérant dans les régions du Nord, fut réservé aux Crétois pour longtemps. Le souvenir de cette domination ne pérît point. Hérodote et Thucydide, qui ne s’accordent pas sur la conduite de linos à l’égard des Cariens, s’entendent sur tout le reste. D’après la tradition qu’ils rapportent en toute confiance, les Crétois dominèrent par leur marine toute l’Égée, détruisirent la piraterie, colonisèrent la plupart des Cyclades et, tout en exigeant des insulaires soit des tributs, soit des équipages pour la flotte, apportèrent partout où ils s’établirent une prospérité jusqu’alors inconnue[42]. La simple liste des villes qui prirent le nom de Minoa nous renseigne, dans l’ensemble, sur l’extension de l’empire minoen ; leur situation géographique les désigne à la fois comme des pointe d’appui navals et comme des comptoirs. Il y avait deux Minoa en Crète même, H y en avait dans les îles de Délos, d’Amorgos, de Paros et de Siphnos ; il y en avait une en Laconie et une autre au fond du golfe Saronique ; il y en avait depuis, la côte syrienne jusqu’à Corcyre et jusqu’en Sicile[43]. Dans ces limites, une foule de villes, dont le nom, terminé en — nth — comme le labyrinthe on en — ss — comme Cnosse, appartient à une langue préhellénique, étaient visitées ou occupées par les Minoens. Ils s’étaient fortement établis dans tout l’isthme d’Argolide, de Tirynthe à Corinthe. Sur la côte orientale de l’Attique, la plaine de Marathon, de Probalinthos à Triccorynthos, garda toujours la mémoire du taureau crétois, et son nom même resta peut-être au premier de ces bourgs[44].

Au dire de Thucydide, Minos envoya ses propres fils comme lieutenants dans des possessions extérieures. Il n’est pas impossible qu’il ait quelquefois suivi une politique patriarcale. En tout cas, sur le continent, le commandement était exercé par des chefs militaires, dont quelques-uns devaient reconnaître la suzeraineté de Minos. En général, ces chefs, indépendants ou vassaux, vivaient sur le paysan. Mais les plus favorisés étaient postés dans des ports, comme Pylos, ou surveillaient les grandes routes fréquentées par les marchands, à Orchomène, à Thèbes, à Tirynthe, à Mycènes, à Vaphio : ceux-là étaient devenus de hauts et puissants dynastes. Ils avaient pour repaires des acropoles entourées d’imposantes murailles. Ils se faisaient construire des palais avec de vastes cours à colonnades et des appartements immenses aux murs ornés de fresques. Ils vivaient là avec toute leur famille, dans la joie et le luxe, se faisant servir à table dans des vases d’or et d’argent, les hommes portant des armes incrustées de métaux précieux, les femmes étincelantes de bijoux et se mirant dans des miroirs d’ivoire sculpté. Leur plus grand plaisir, en temps de paix, c’était la chasse, où les dames suivaient les seigneurs. Quand le maître mourait, on lui moulait le visage dans une feuille d’or, on remplissait sa fosse d’objets précieux, on l’étendait dans une majestueuse tombe à coupole plaqué de bronze. Un faste pareil n’était possible que si le grand nombre travaillait et peinait pour quelques-uns. Autour des châteaux-forts vivait la multitude corvéable à merci : c’est elle qui mettait en place, à la force des bras, des pierres énormes pour bâtir les remparts et la salle des bains à Tirynthe, la Porte aux lionnes et le Trésor d’Atrée à Mycènes.

Peut-être ces dynastes portaient-ils le titre de τύραννοι, tyrans. Le mot n’est pas grec[45]. Les Grecs le faisaient venir tantôt d’une ville lydienne, Tyra ou Tyrrha, tantôt des Tyrrhéniens onde leur héros éponymie Tyrrhénos. Ils n’avaient pas tort, en ce sens que Tyrrha signifie place forte, tour, et que le rapprochement avec τύρσις, qui passait pour pélasgique, fait de ce nom l’analogue de Pyrgo et de Kastro. Mais l’explication ne convient pas seulement à une ville et à un peuple ; elle s’étend, par exemple, au château de Tirynthe. Il y a donc eu des tyrans dans la Grèce mycénienne comme en Asie, et la mère de l’un d’eux prit place dans la légende sous le nom de Tyrô. De chefs militaires, ils devinrent des roitelets ; mais la tyrannie laissera le souvenir d’une autorité que ne légitime pas un droit héréditaire, que ne consacre point la religion. Son mauvais renom viendra de ce qu’elle symbolisait l’emploi de la force et souvent, à l’origine, de la force étrangère.

La thalassocratie crétoise rendit les plus grands services. Dès lors, dit Thucydide, les habitants des côtes commencèrent à s’enrichir et à posséder des habitations moins précaires. Minos dut percevoir des tributs, et une des peintures qui ornaient son palais représente, à la manière égyptienne, un défilé de tributaires ; mais ces exigences devaient être modérées. Mélos, la grande station intermédiaire entre la Crète et l’Argolide, paraît avoir joui d’une entière autonomie : à Phylacopi, si l’on en juge par les produits exportés et importés, les échanges avec Cnosse se font sur un pied de réciprocité, à l’avantage des deux parties. Sur le continent, les Crétois n’apportèrent pas leurs denrées, leurs rites, toute leur civilisation, sans y activer en’ même temps la vie urbaine. Mais, pour que la grande île pût communiquer librement avec ses dépendances politiques ou économiques, il fallait la sécurité des mers, une police énergique. Ce qu’eût été autrement le commerce extérieur, on le voit par les tablettes de Tell-el-Amarna : le pharaon se plaint à un prince cypriote de razzias exécutées dans le Delta ; le prince répond qu’il n’y est pour rien, qu’au contraire son territoire est pillé tous les ans par les pirates, et lui-même, à un autre moment, réclame la restitution des biens d’un négociant cypriote mort en Égypte. Piraterie, représailles, absence de tout droit international, la flotte de Minos y mit bon ordre, et ce fut un grand bienfait.

Mais la légende de Minos est à double face : son nom demeura glorieux ou détesté. Il apparaît, selon les pays, comme le noble Eitel ou comme Attila le fléau de Dieu. C’est qu’évidemment tous les peuples n’acceptèrent pas avec la même facilité la domination des tyrans. La thalassocratie crétoise eut son côté sombre. Toujours les enfants de Mégare tremblèrent quand on leur montait l’histoire de Scylla, la chienne de mer attachée à la nef de Minos. Jamais dans la plaine de Marathon, on n’oublia les ravages du Minotaure et le tribut en esclaves qu’il exigeait.

 

 

 



[1] Iliade, XXIV, 495 ; Odyssée, III, 387, 412 ss., 451 ; cf. VI, 62-3.

[2] XL, pl. XII, 49.

[3] Έφ., 1906, 117 ss, pl. IX, 4.

[4] IV, 1, 11.

[5] ΑΔ, II (1916), 25-7.

[6] MA, XIX, 213 ss. ; HALBHERR, MIL, XXI, V, 249 ss., pl. VII-XI, fig. 16-27 ; RAL, XIV (1905), 392-7 ; cf. PARIBENI, MA, XIV, 677 ss., 691.

[7] Cf. JS, 1910, 127, 128 ; AM, 1906, 367-8.

[8] EVANS, XVI, 1 ss.

[9] BSA, VIII, 291-2, fig. 5, 6 ; XL, 56.

[10] LXXXII, 13-4.

[11] Exemplaire du M. A. III à Pyrgos (ΑΔ, 1918, 136 ss.) ; des M. A. III – M. M. III à Pachyammos (cf. XX, fig. 94, 110, 429) ; du M. M. III à Cnosse (ibid., 584 ss.) ; des M. M. III – M. R. I à Mochlos (l. c.).

[12] EVANS, XVI, 393.

[13] EVANS, XX, 333.

[14] Ibid., fig. 93 A, b 2, 3, c 1, 2.

[15] PLUTARQUE, Thésée, 19.

[16] XX, fig. 145.

[17] HÉRODOTE, IV, 176.

[18] HÉRODOTE, I, 173. On soutient aujourd’hui que les inscriptions lyciennes ne confirment pas les allégations d’Hérodote (Cf. SUNDWALL, Klio, XI, 1913, 257-8) ; mais son témoignage est trop formel pour qu’on puisse le contester sans raisons péremptoires, et celles qu’on a données ne le sont pas.

[19] CONTENAU, Trente tablettes cappadociennes, 59 ; cf. HROSNY, Un Code hittite, 1923, § 171.

[20] Clitedèmos, dans Plutarque, Thésée, 19.

[21] Marbre de Paros, 11, 19 ; PLUTARQUE, Thésée, 20 ; DIODORE, IV, 90.

[22] EVANS, XVII, 264-5.

[23] Odyssée, XIX, 179.

[24] PLATON, Minos, 319 D ; Lois, 624 D, 630 D, 632 D ; STRABON, X, 4, 8, 19 ; XVI, 2, 38 ; DENYS D’HALICARNASSE, II, 61.

[25] XVII, 156, P. 34 ; BSA, XI, 285, fig. 14 b.

[26] LXVII, fig. 211-2, pl. XIX, 5 ; XXI, fig. 61, 163, pl. XXIV, 9 ; AM, 1907, p. XII-XIII.

[27] BSA, VI, 50.

[28] XVII, 39.

[29] Ibid., 46, 270.

[30] BSA, VII, 19.

[31] XVII, 267-8.

[32] JÉRÉMIE, XXXVI, 16 ; Genèse, XL, 15 ; XLI, 14.

[33] Cf. GLOTZ, Les ordalies dans la Grèce primitive, 55-6, 40, 44-5.

[34] XX, 448 ss.

[35] BSA, VII, 11.

[36] XX, 564 ss., 568 ss.

[37] JHS, XIV (1894), 839, fig. 50.

[38] Cf. X, 264-5, fig. 188, 4.

[39] BSA, X, 57 ss., fig. 21 ; XVII, fig. 22, 24, 30, 19.

[40] EVANS, XX, 894.

[41] Odyssée, VI, 270-2.

[42] HÉRODOTE, I, 171 ; THUCYDIDE, I, 4, 8.

[43] FIGE, XXII, 27.

[44] HESECHIUS, s. v. βόλυνθος.

[45] Voir RADET, La Lydie sous les Mermnades, 146 ss. ; Ephesiæa, 31 ; cf. RAMSEY, dans les Beïtrage de BEZZENBERGER, XIV (1889), 309.