LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE I. — LA VIE MATÉRIELLE.

CHAPITRE PREMIER. — LE TYPE PHYSIQUE.

 

 

Pour distinguer les races humaines, l’anthropologie observe avec soin leur forme de tête. La craniométrie détermine l’indice céphalique, le rapport de la largeur à la longueur des crânes, et par là range les races dans trois catégories : les dolichocéphales ou têtes allongées, les brachycéphales ou têtes rondes et les mésocéphales ou têtes moyennes. Le procédé, certes, est un peu grossier. On le complète en examinant aussi la forme générale du crâne, particulièrement sa courbure. Même avec ce perfectionnement, la craniométrie laisse subsister bien des doutes ; mais on n’a pas le droit de négliger les renseignements qu’elle apporte quand on n’en a pas d’autres, et elle a son mot à dire à côté de l’archéologie figurée. On peut au moins essayer de les contrôler l’une par l’autre[1].

Il semble bien démontré par Sergi et son école qu’il existait dans les temps préhistoriques, avant l’arrivée des Indo-européens, une race méditerranéenne à tête longue, à figure ovale, de teille courte, à la peau brune-, aux cheveux noirs ondulés. A ce type se rattachaient en Europe les Ibères et les Ligures, en Afrique les Libyens et les Égyptiens. West, au contraire, une population fortement brachycéphale qui occupait l’Asie Mineure[2]. Les Égéens étaient-ils un rameau de l’une ou de l’autre race, ou un croisement des deux ?

Plus de cent crânes provenant de sites crétois ont pu être mensurés. Ils sont en grande majorité dolichocéphales. Mais considérons les choses de plus près. Au lieu de prendre les chiffres obtenus en gros, décomposons-les par périodes ; nous arrivons aux pourcentages suivants :

De ce tableau se dégagent plusieurs conséquences :

1° De l’âge du cuivre à la fin de l’âge du bronze, durant toute la série des siècles où l’on constate en Crète le développement continu d’une seule et même civilisation, on y voit prédominer le type à tête longue. La masse des Crétois est méditerranéenne. Cependant, à la race prédominante est mêlée une population brachycéphale, peut-être d’origine asiatique. Elle représente soit les restes d’aborigènes massacrés par la race prédominante, soit plutôt un élément immigré, une minorité venue assez vraisemblablement des Cyclades, où l’on voit, à l’âge du cuivre, des dolichocéphales à Syra, des mésocéphales à Naxos, mais des brachycéphales à Patras, à Oliaros, à Siphnos[3]. De ce mélange sortent un assez grand nombre de métis mésocéphales.

2° La dolichocéphalie fait des progrès considérables en Crète dans le cours des siècles qui mènent du M. A. au M. M. Est-ce l’effet des unions mixtes, ou de nouvelles conditions d’existence ont-elles suffi à modifier le type de l’élément immigré ? Toujours est-il que la race prédominante, comme il arrive d’ordinaire, élimine progressivement les autres. Tandis que sa supériorité passe de 55 p. 100 aux deux tiers, les brachycéphales et les métis diminuent d’un quart. La race aborigène assimile de plus en plus les descendants des intrus.

3° La révolution qui devait mettre fin à l’âge du bronze et à la civilisation minoenne fut procédée d’une forte transformation dams la population. Diminution formidable des dolichocéphales, dont la proportion est ramenée des deux tiers à un huitième ; augmentation parallèle des brachycéphales et des mésocéphales : un pareil changement n’a pu avoir qu’une, cause, une invasion de guerriers à tête ronde. Il marque l’arrivée, des hellènes. La plus grande partie des anciens habitants fut massacrée ou s’enfuit, les hommes surtout. Les femmes qui restèrent furent partagées entre les vainqueurs et firent souche de métis. Cette dernière conclusion, pour conforme qu’elle soit aux données de la craniométrie et de l’histoire, s’appuie malheureusement sur un trop petit nombre de mensurations. Mais les observations faites sur les Crétois d’aujourd’hui sont une éclatante confirmation de celles qu’on a faite sur les crânes d’il y a trois mille ans[4]. Bien des dominations ont passé sur l’île ; mais ni les Byzantins, ni les Sarrasins, ni les Vénitiens n’ont pu, avec quelques garnisons, modifier le type crétois, et l’influence des Turcs est à peine saisissable. Le fond, de la race est bien resté tel que l’ont fait, après les Achéens, les Doriens. Les mésocéphales sont en majorité. La dolichocéphalie des Minoens se perpétue à l’extrémité occidentale et sur des hauteurs isolées. Le district le plus impénétrable, repaire des Sphakiotes, est celui qui renferme le plus de brachycéphales, celui qui précisément a le mieux maintenu le parler et l’esprit belliqueux des Doriens.

Cette longue prédominance des dolichocéphales et cette brusque intrusion de brachycéphales ne sont point des phénomènes particuliers à la Crète. La craniométrie les retrouve dans toutes les régions voisines de la mer Égée. En Troade, dans la période des trois premières villes, sur seize crânes, douze sont dolichocéphales et un seul brachycéphale, tandis qu’à Mycènes et à Nauplie, au temps des Achéens, sur trois crânes pas un n’est dolichocéphale et qu’en Attique, à la fin de l’époque mycénienne, sur six il y a un dolichocéphale contre trois brachycéphales. Plus loin, l’Italie et la Sicile ont également vu la substitution des tètes rondes aux têtes longues de la race méditerranéenne. il s’agit donc de migrations générales. Le remplacement des dolichocéphales par les brachycéphales, c’est ce qu’on appelle en histoire le refoulement de la race méditerranéenne par les Indo-Européens.

 

Sur le type physique des vieux Crétois, nous avons heureusement d’autres documents que quelques squelettes ou quelques tibias. Nous possédons assez de peintures, de reliefs, de figurines et de pierres gravées pour savoir comment ils se voyaient eux-mêmes, et les peintures des tombeaux égyptiens nous disent comment ils apparaissaient aux yeux des étrangers.

Comme les Méditerranéens en général, ils étaient de petite île. Les mesures prises sur les ossements exhumés donnent une moyenne de 1m,62 : à Zafer-Papoura, la tombe du charpentier, où le mort était allongé à l’aise, mesure 1m,65. Cette moyenne est inférieure de 5 centimètres à celle du type actuel, renforcé par l’apport du sang grec. On a souvent comparé les Minoens aux Japonais, ils leur ressemblent d’abord par là.

Si la race n’a pas une stature imposante qui donne l’impression de la force musculaire, elle rachète ce è1êfaut par la souplesse nerveuse. C’est vraiment un beau type d’homme qu’on voit sur tant de fresques de Cnosse. La démarche est gracieuse. Habitués aux exercices gymniques, grands amateurs d’athlétisme, les Crétois des temps préhistoriques voulaient paraître sveltes, plus encore que ceux d’aujourd’hui : ils se serraient tant qu’ils pouvaient au moyen d’une forte ceinture. Aussi la taille mince était-elle un trait caractéristique de la race. L’art égyptien observa finement cette particularité des Kefti. Inversement, l’art minoen se garde bien de l’attribuer aux étrangers, par exemple à ce prêtre égyptien qui figure le sistre à la main dans une procession. Mais quand l’artiste crétois représente des Crétois, il leur affine la taille avec complaisance, souvent même avec une exagération qui insulte la nature, à tel point que sur certains sceaux, où le dessin est sommaire, les corps paraissent coupés en deux. Il y a là un procédé destiné à exprimer l’agilité, la vivacité ; par une rencontre curieuse, il se retrouve dans l’art japonais.

Les peintres minoens représentent toujours des hommes au teint basané, des femmes à la peau blanche. Il ne faut pas attribuer cette différence à une pure et simple convention d’art. Les femmes étaient plus couvertes et menaient une vie plus retirée, à l’ombre. Les hommes se hâlaient en plein air, presque nus au soleil ardent et au vent de la mer. Quand les Grecs du Nord virent pour la première fois ces Méditerranéens fortement bronzés, eux qui reconnaissaient l’idéal de la beauté virile dans le blond Achéen Achille, ils les appelèrent tous indifféremment les Peaux-Rouges, Phoïnikes. Avant de réserver ce nom aux Pounes, qui devaient rester les Phéniciens, ils le donnèrent aux habitants de la Carie et même aux Crétois : Europè, mère de Minos, n’est-elle pas fille de Phoinix ?

Le tatouage, qui est universellement pratiqué dans les sociétés primitives et se perpétue chez les primitifs des sociétés avancées, fut connu dans toute l’Égée des populations néolithiques. La Crète ne fit pas exception : à Phaistos une statuette de femme stéatopyge est marquée d’une petite croix sur un de ses flancs[5]. A l’âge du métal, la coutume se maintint dans les Cyclades et en Argolide ; les figures y portent souvent des lignes horizontales de points rouges, des lignes verticales ou obliques, des cercles de points autour d’un point central[6]. On déposait dans les tombes, à portée du mort, les outils et ustensiles nécessaires à l’opération rituelle, des aiguilles ou des alênes, des vases contenant du rouge ou du bleu, des palettes. Mais en Crète, il n’y a plus trace de tatouage après l’âge de la pierre. Certains petits vases, découverts dans les sépultures et les maisons crétoises et qu’on prenait à tort pour des godets, servaient de récipients à offrandes[7]. Tout au plus peut-on supposer que les Crétois mettaient des stigmates su la figure des esclaves, ce qui expliquerait que le Porteur de vase, un brachycéphale, ait sur la tempe une tache bleue peinte avec soin, si toutefois ce personnage n’est pas un étranger apportant un tribut. Cette hâte à se débarrasser des marques qui défiguraient les visages est un indice précoce de sens esthétique. Les Grecs aussi commenceront par s’inciser des dessins sur la peau : à Sparte, de même qu’à Phaistos, une idole stéatopyge porte de ces ornements sauvages ; mais ils ne tarderont pas à laisser cela aux immigrés vivant à l’écart, comme les Kylikranes de l’Œta, aux Thraces, aux esclaves. La Crète présente la même supériorité sur les Cyclades, dès le commencement de la période minoenne, et l’on peut dire d’elle, comme de la Grèce classique, qu’elle sentait trop vivement la beauté du corps humain pour le salir des stigmates livides du tatouage[8].

Dans le cours des temps, à mesure que s’accentua en Crête la dolichocéphalie, on y voit successivement prévaloir chez les hommes deux types de visage. Au M. M., les caractéristiques sont le menton proéminent, le nez aquilin, les cheveux cours. Plus tard, la figure est plus anguleuse, le nez plus gros, la chevelure longue et bouclée. Ce n’est pas une raison pour admettre que la Crète ait été occupée d’abord par un peuple purement asiatique et conquise à la fin du M. M. par des envahisseurs, les Kefti des Égyptiens, les Étéocrétois des Grecs. Ni la craniométrie ni l’archéologie n’autorisent une délimitation aussi tranchée. Il y a des détails plus importants que la forme du nez ou la coupe des cheveux. Les figurines de Petsofa, qui datent du M. M. I, ont la tête presque rase ; mais elles ont déjà cette taille plus fine que nature et ces joues glabres qui caractériseront les Kefti. D’ailleurs, les deux portraits de Crétois qui se ressemblent le plus à notre connaissance avec leur menton pointu, leur forte lippe, leur long nez dans le prolongement du front, leur courte chevelure prise dans un turban, se trouvent appartenir aux deux périodes qu’on voudrait séparer par un fossé : l’un est gravé sur un sceau du M. M. II, l’autre nous est donné par une statuette qui ne peut être antérieure au M. M. III[9]. La différence que l’on constate dans le type viril peut tenir à un simple changement d’idéal artistique et de mode. Il est plus probable pourtant qu’elle est en rapport avec la progression continuelle de la race aborigène et la révolution dynastique qui semble en être résultée vers 1750.

Encore faut-il observer qu’en ce qui concerne la chevelure, la transformation n’est pas radicale. Comme toujours, la belle société a donné l’exemple. Au M. R. I, sur les vases en stéatite de Haghia Triada, le roi aux boucles descendant jusqu’à la taille fait face à un officier dont les cheveux sont taillés court, et les gauleurs qui défilent en procession ont la tête enturbannée, excepté le chef de file aux épaules couvertes de mèches flottantes. Le plus souvent, toutefois, les cheveux longs ondulent sur les épaules ou sur la poitrine. Courtisan minaudant avec les dames, joueur de flûte assistant au service divin, cow-boy bondissant par-dessus les taureaux, pugiliste au gymnase ou pécheur revenant de la plage, ils portent tous la chevelure longue. Souvent aussi des bouclettes en spires se dressent sur le sommet de la tête ou garnissent le front. Ce qui caractérisait les Crétois aux yeux des étrangers, c’était une triple aigrette pointant en l’air : elle suffisait à faire reconnaître, au premier coup d’ail, les Kefti sur les peintures égyptiennes. De toute façon, depuis le XVIe siècle, les Crétois ne se coupaient pas les cheveux ; ils partageaient sans doute avec tant d’autres peuples la croyance que la chevelure longue était le siège et l’indice de la puissance virile.

Avec leurs cheveux longs, les Crétois ne supportaient pas la barbe. Ils sont tous glabres. Si certaines figurines très anciennes représentent des hommes portant la barbiche en pointe, elles copient des modèles égyptiens. Et quand des œuvres purement crétoises font apparaître, dans des scènes de bataille des guerriers barbus, ce sont des étrangers, mercenaires ou ennemis : un archer qui, sur une empreinte de sceau, porte la barbe en pointe, a le nez sémitique et est vêtu, non pas du pagne crétois, mais d’une culotte courte. Les Minoens, eux, dont toujours restés fidèles à une mode qui remontait à l’âge néolithique. De là l’extraordinaire attira ‘ il de rasoirs et de pinces à épiler que renferment leurs tombes.

Contrairement aux Crétois, les Mycéniens du vieux temps ou au moins leurs chefs, tenaient à conserver l’attribut de la virilité. Les fameux masques d’or trouvés dans les tombes à fosse témoignent d’une grande variété dans la mode : pour deux princes imberbes, il y en a un qui porte la moustache sans la barbe, et un autre, le plus connu de tous, qui porte à la fois barbe et moustache. Plus tard, on se rase la lèvre supérieure et on garde la barbe, tantôt en pointe, tantôt en collier[10]. Mais les Mycéniens n’ont pas toujours refusé d’adopter les modes minoennes : à Tirynthe, sur les fresques du premier palais, les hommes ont les cheveux demi-longs et la figure rasée. Ailleurs, on voit des Mycéniens barbus à la tête encadrée de boucles[11] : ce sont les Achéens chevelus de l’Iliade, κάρη κομόωντες  Άχαιοί. A leur tour, les Doriens mériteront l’épithète d’hommes à la crinière flottante, et leurs descendants, les Spartiates des Thermopyles, se préparent encore à la bataille en peignant leurs longs cheveux.

Puisque les Crétois ont toujours eu la figure rasée, comment se fait-il qu’une tête d’homme sculptée dans une corne de cerf par un artiste crétois porte la barbe et la moustache en crocs, de façon à ressembler d’une manière frappante à l’un des masques d’or exhumés à Mycènes[12] ? Le personnage est d’importance ; il porte sur des cheveux retombant en larges mèches une couronne. Ce roi crétois, d’aspect mycénien, ne peut être qu’un Achéen. Il n’est pas contemporain des rois ensevelis sur l’Acropole mycénienne ; c’est un de leurs descendants établis en Crue : ni Minos ni Agamemnon, ne serait-ce pas Idoménée ?

Le type physique de la femme, pas plus que celui de l’homme, ne rappelle en quoi que ce soit les traits et les formes de l’art grec. Le fameux profil au nez prolongeant le front est inconnu. Du front vertical le nez se détache brusquement, souvent un peu cabossé, plus souvent encore insolemment retroussé du bout. L’œil est grand ouvert. La bouche bien fendue présente des lèvres charnues et vermeilles. Une rangée d’accroche-cœurs marre le front ; de petites boucles pareilles à des anglaises tombent par devant sur les oreilles ; la masse des cheveux, retenue par un bandeau, est divisée en longues mèches gui flottent librement sur les épaules et dans le dos. Poitrine saillante, taille fine, hanches cambrées, le corps est tout en lignes onduleuses. Les irrégularités mêmes de ce type lui donnent une grâce hardie, un chaume piquant et voluptueux, ce je ne sais quoi de sémillant qui a valu à un personnage de fresque le nom de Parisienne[13].

 

 

 



[1] Voir BOYD DAWKINS, BSA, VII, 130-5 ; DUCKWORTH, ibid., IX. 341-55 ; CH. H. HAWES, ibid., XI, 295 ; XIV, 258 ss. ; MACKENZIE, XII, 230 ss. Cf. SERGI, MIL XXI, 752 ; AJA, 1901, 315-8 ; MODESTOV, LV, 106 ss. ; HAWES, XXXIX, 22-6 ; VON LUSCHAU, ZE, 1913, 307-93.

[2] SERGI, LXXLIV ; cf. KÖRTE, AM, 1899, 1 ss. ; EVANS, XX, 6-7.

[3] STÉPHANOS, LXXXV, 225.

[4] HAWES, XXXIX, 24-25 ; BSA, XIV, 268 ss., pl. XV, XVI.

[5] LVII, fig. 117.

[6] Έφ., 1902, pl. I ; cf. VIII, I, fig. 230 ; LXVII, fig. 336 ; IV, 123.

[7] XANTHOUDIDIS, BSA, XII, 12.

[8] PERDRIZET, ARW, XIV, 77.

[9] XVII, fig. 124-5 ; LXXXII, fig. 21.

[10] LXVII, fig. 371-3, 380-2, 241, 497.

[11] LXX, 6 ; LXVII, fig. 381-2.

[12] JHS, 1920, p. 176 ss. et pl. VI.

[13] BSA, VII, 57, fig. 17.