LA CITÉ GRECQUE

DEUXIÈME PARTIE. — LA CITÉ DÉMOCRATIQUE.

CHAPITRE III. — L’ASSEMBLÉE DU PEUPLE.

 

 

I. — COMPOSITION ET FONCTIONNEMENT DE L’ASSEMBLÉE.

Pour entrer à l’Ecclésia, il fallait remplir deux conditions :

1° Il fallait être Athénien, c’est-à-dire citoyen. Jusqu’au milieu du Ve siècle, ce titre appartenait à quiconque était né de père athénien. Mais, en 451/0, la loi de Périclès décida qu’il fallait, pour être Athénien, l’être du côte maternel comme du cité paternel[1] ; les enfants de mère étrangère (μηνρόξενοι) furent désormais en droit public des bâtards (νόθοι). Le droit de cité pouvait s’acquérir, irais aussi se perdre, dans des cas particuliers : il était concédé par décret du peuple pour services exceptionnels ; il était retiré par l’atimie ou dégradation civique, soit à titre provisoire, soit à titre définitif.

2° Il fallait être majeur. La majorité était acquise, à dix-huit ans, par l’inscription sur les registres du dème ; mais, comme on devait généralement commencer par faire deux ans de service militaire, on ne se présentait guère à l’Assemblée avant vingt ans.

Le contrôle s’effectuait facilement : on n’avait qu’à se reporter au πίναξ έκκλησιαστικός, qui était la copie des registres affichés dans les dèmes. Mais ces registres eux-mêmes n’étaient pas toujours sincères. Les métèques parvenaient à s’y faire inscrire et, par suite, à se glisser dans l’Assemblée. On avait beau fulminer contre eux la terrible action en extranéité (γραφή ξενίας) qui entraînait la condamnation à la servitude ; les mal inscrits (διαψηφισμός) étaient assez nombreux pour qu’on eût besoin de loin en loin de procéder à une révision générale des listes Il était rare que l’Assemblée fût composée, pour parler comme Aristophane, de pure farine, sans mélange de son.

D’autre parti ce n’était jamais qu’une fraction du peuple qui se présentait[2]. On peut évaluer à environ 42.000 le nombre des citoyens en 431. La Pnyx n’aurait pu contenir pareille foule, et pourtant elle suffisait largement. En temps de guerre, la plupart des adultes étaient éloignés d’Athènes par le service d’hoplite, de cavalier ou de rameur. En temps de pair, les campagnards, habitués à vivre dispersés et rie s’intéressant qu’à leur champ[3], reculaient d’ailleurs devant un voyage quelquefois long et coûteux ; les bûcherons d’Acharnes restaient dans les bois du Parnès, et les petits commerçants des bourgades lointaines ne délaissaient pas leur échoppe, excepté dans les grandes occasions ; les gens de la côte ne renonçaient pas volontiers à urge ou deux journées de pêche. Quant aux riches, ils n’aimaient pas à se déranger. Les chevaliers hésitaient à quitter leur villa de Colônos pour se mêler à la multitude. Ceux même qui demeuraient en ville n’étaient pas toujours disposés à subir l’ennui d’une longue séance : l’Athénien, quand il n’a rien à faire, muse avec délices à l’ombre des platanes plantés par Cimon sur l’agora, ou bien au marché, dans les boutiques, devant les tribunaux. Les archers scythes étaient parfois forcés de battre le rappel, de faine la presse. Bref, on voyait rarement à la Pnyx plus de deux ou trois mille citoyens, dont le plus grand nombre de beaucoup étaient des citadins. Certaines résolutions devaient être prises soi-disant par le peuple au complet (ό δήμος πληθύων) ; en réalité, dans ces cas-là, le quorum était de 6.000 voix.

Toutefois, l’abstention n’était pas encore une plaie au Ve siècle. Même les adversaires de Périclès n’abandonnèrent pas si vite la partie, et on les vit former des groupes compacts à la Pnyx pour soutenir leur chef, Thucydide fils de Mélèsias. Même les paysans, quand l’affaire mise à l’ordre du jour en valait la peine, passaient leur chiton de fête et leurs chaussures laconiennes, pour se mettre en route la nuit par petites troupes, le béton à la main, le manteau flottant sur le dos ou plié sur le bras, et descendaient à Athènes en chantant de vieux refrains[4]. Mais le gros de l’Ecclésia était fourni par les faubourgs de Mélitè, du Céramique et du Pirée. Aristote déclarera qu’il n’est guère composé que d’artisans, de boutiquiers, de mercenaires, et dira pour expliquer le fait : Roulant dans les marchés et les rues de la ville, tout ce monde est tout prêt à se réunir en assemblée[5]. Déjà Socrate ne voyait à la Pnyx que des gens de métier[6]. Toujours est-il qu’on n’eut pas besoin avant le IVe siècle de pousser les Athéniens à s’occuper des affaires publiques en instituant le jeton de présence ecclésiastique (μισθός έκκλησιαστικός)[7]. Chacun allait volontiers à l’Assemblée apportant dans une petite outre de quoi boire, avec une croûte de pain, deux oignons et trois olives[8].

L’Ecclésia ne se réunissait d’abord qu’une fois par prytanie, c’est-à-dire dix fois par an. Mais les progrès du régime démocratique avaient pour effet de multiplier les questions soumises au peuple. Il y eut à la longue jusqu’à trois autres séances régulières par prytanie[9]. La séance jadis unique reçut le nom de principale, κυρία έκκλησία. Les trois séances supplémentaires devinrent à leur tour légales, νόμιμοι έκκλησίαι. L’ordre dans lequel se suivirent les séances et les jours qui leur étaient affectés variaient d’une prytanie à l’autre[10], d’autant qu’on avait quelquefois grand’peine à leur trouver des places dans les intervalles des jours fériés et des jours néfastes[11]. Il n’y avait dans l’année entière que deux séances à date fixe : la première de toutes, qui se tenait le 11 Hécatombaion, de manière à laisser au Conseil récemment installé le temps de se mettre au courant des affaires ; puis, celle qui se tenait après les Grandes Dionysies, le 21 Élaphébolion.

Si les séances ordinaires ne se tenaient pas à des dates constantes, elles avaient chacune leur ordre du jour, leur programme déterminé[12]. Comme l’Assemblée principale de la prytanie avait longtemps été unique, il y avait de tout dans son programme : elle procédait à l’épicheirotonia ou vote de confiance sur la gestion des magistrats, délibérait sur l’approvisionnement et la défense du pays, recevait les eisangélies ou accusations de haute trahison, faisait lire les états des biens confisqués et des instances engagées à propos de successions ouvertes ; de plus, à la sixième prytanie, elle décidait s’il y avait lieu d’appliquer la loi sur l’ostracisme et d’accorder un appui moral aux accusations intentées pour sycophantie nu pour rupture d’engagements pris envers le peuple[13]. Les trois autres séances ordinaires avaient un programme plus net. L’une était réservée aux suppliques apportées par les citoyens qui, après avoir déposé un rameau d’olivier sur l’autel, demandaient une sorte de bill d’indemnité pour une motion contraire à une loi existante ou à un jugement rendu, une motion tendant à une réintégration dans des droits perdus ou à une rémission de peine[14]. Les deux dernières étaient consacrées au reste des affaires : dans chacune d’elles, on réglait trois affaires d’ordre religieux, trais d’ordre international présentées par des hérauts ou des ambassadeurs, et trois d’ordre profane, c’est-à-dire surtout administratif[15]. Au demeurant, ces programmes n’étaient pas obligatoirement limitatifs, et l’ordre qu’ils établissaient n’avait rien de rigoureux[16]. Pourvu qu’une question eût été portée à l’ordre du jour dans le délai légal, elle pouvait être mise en délibération. Ce délai était de quatre jours, et l’affichage du programme tenait lieu de convocation[17].

Cependant, comme nous dirions aujourd’hui, l’Assemblée restait toujours maîtresse de son ordre du jour. Un événement imprévu pouvait exiger u ne mesure urgente ; une délibération pouvait ne pais aboutir en une séance. En ce cas, on n’attendait pas la prochaine assemblée régulière ; on convoquait une assemblée extraordinaire (σύγαλητος), sans être tenu de publier le programme et d’observer le délai légal ; on siégeait même en permanence, avec interdiction de sortir de la question posée[18]. Enfin, sous le coup d’un malheur public, quand on était pressé par la nécessité, les prytanes convoquaient une assemblée d’épouvante et de tumulte en y appelant les citoyens de la ville aux sons de la trompette et ceux de la campagne par un feu allumé sur l’agora[19]. Grâce à un règlement élaboré par le temps et aux dérogations dont il était susceptible, l’Assemblée du peuple s’assurait les avantages d’une organisation méthodique du travail, sans les inconvénients d’une contrainte rigide.

La séance commençait de bon matin, dés la pointe du jour[20]. Le signal était donné par un drapeau déployé, sur la Pnyx. Aussitôt, la police barrait les rues qui menaient à l’agora, rendez-vous des flâneurs, et rabattait les citoyens dans la bonne direction.

Comme dans toutes les cités de la Grèce, le siège de l’Ecclésia avait d’abord été l’agora, la place publique où se trouvait le cercle sacré à l’époque homérique et qui conserva dans certaines villes le nom d’agora sacrée[21]. Mais, au Ve siècle, la grande place du marché ne servait plus qu’aux rares séances qui devaient réunir le peuple au complet. La colline de la Pnyx était plus commode pour les assemblées ordinaires, On y accédait par une forte rampe. Un peu avant d’atteindre le sommet, on arrivait à une terrasse d’où Poil découvrait une vue magnifique sur la mer, sur l’agora, sur l’Aréopage et sur les Propylées de l’Acropole. Là était aménagé un hémicycle allongé : il avait une profondeur de 70 mètres sur 120 mètres de diamètre et inclinait légèrement de la périphérie, formée par un puissant mur de soutènement, vers le centre. Avec sa superficie de 60M mètres carrés, il aurait pu contenir vingt-cinq mille personnes debout ; sur les banquettes qu’on y installa[22] trouvaient encore place dix-huit mille auditeurs. La tribune était unie plate-forme taillée dans le roc et entourée d’une balustrade ; elle mesurait 9 mètres de front, et trois degrés la surélevaient de 1 m. 10. Au fond de la tribune se dresse un cube rocheux de 3 mètres ; C’était l’autel de Zeus Agoraios. En arrière et plus haut, se trouve la loge du bureau, où l’an montait par des escaliers placés à droite et à gauche de la tribune. Face au bureau, sur la crête du mur, était disposé depuis 433 un cadran solaire, œuvre de l’astronome Méton. Ce qui se passait et se disait dans cette enceinte à ciel ouvert ne pouvait être ni vu ni entendu du dehors ; car le mur de soutènement était continué le long de la partie rectiligne par un mur de clôture qui avait le double avantage de faire obstacle aux curiosités indiscrètes et de renvoyer le son vers l’auditoire[23].

Le président de l’Ecclésia était, au Ve siècle, l’épistate des prytanes désigné chaque four par le sort. Il n’y avait d’exception que pour les assemblées électorales et pour les assemblées plénières de l’agora, qui étaient présidées par les neuf archontes, Le président était assisté d’un héraut, qui faisait en son none les communications à l’Assemblée, et d’un secrétaire, le secrétaire de la cité (γραμματεύς τής πόλεως), qui donnait lecture des pièces officielles. Au pied de la tribune, au premier rang des gradins, étaient assis les prytanes, chargés de maintenir l’ordre et qui disposaient à cet effet d’archers commandés par six lexiarques.

Avant toute délibération, on accomplissait une cérémonie religieuse[24]. Des purificateurs, les περιστίαρχοι, immolent des pores sur l’autel et, avec le sang des victimes, tracent le cercle sacré autour des assistants. Puis, le secrétaire lit et le héraut proclame l’imprécation contre quiconque chercherait à tromper le peuple. A tout moment, d’ailleurs, l’Assemblée reste sous le regard du dieu : la séance est levée de droit en cas d’orage, de tremblement de terre, d’éclipse, dès que les exégètes ont reconnu dans le phénomène un signe de Zeus (διοσημία)[25].

Ces formalités remplies, le président ordonne au héraut de lire le rapport de la Boulé sur le projet mis à l’ordre du jour, le probouleuma. La loi fait défense au président d’introduire (είσφέειν) et de mettre en délibération (χρηματίζειν) aucune proposition qui n’ait été rapportée par la Boulé (άπροβούλευτον)[26]. L’Assemblée s’oblige, par conséquent, à renvoyer au Conseil toute proposition émanée de l’initiative privée et s’interdit de la voter en première lecture. Mais le Conseil n’a pas le droit de veto le probouleuma ne conclut jamais en termes explicites au rejet de la proposition, puisqu’elle a déjà été prise en considération par le peuple ; c’est un rapport à conclusion favorable ou sans conclusion, et l’opinion défavorable du Conseil est sous-entendue dans la formule ce qui agréera au peuple sera pour le mieux (ό τι άν αύτώ δοκεΐ άριστον εΐναι).

Après la lecture du probouleuma, dans le cas ordinaire oh ce rapport est favorable, le président procède à la procheirotonia, c’est-à-dire fait voter à mains levées sur l’alternative qui se pose : acceptation pure et simple du probouleuma ou passage à la discussion[27]. Gomme ce vote préalable porte séparément sur chaque article du rapport, la discussion, si elle est décidée, peut être entière ou partielle.

Qui demande la parole ? C’est par ces mots que le héraut engage la délibération[28]. Jadis il criait, parait-il : Qui demande la parole parmi les Athéniens âgés de plus de cinquante ans ? et passait progressivement à un chiffre plus bas. Ce privilège de l’âge était disparu. Toutefois, un jeune homme ne se serait pas permis de se mettre en avant le premier. Il y avait, d’autre part, des citoyens dont la présence à l’Ecclésia était tolérée, mais qui n’étaient pas admis à prendre la parole : c’étaient ceux qui se trouvaient sous le coup d’une poursuite pouvant entraîner la peine infamante de l’atimie ; car, avant même le prononcé du jugement, ils étaient atteints automatiquement par le pouvoir magique de l’ara, de l’imprécation attachée à la loi, et ils avaient à se faire absoudre par les tribunaux avant de reprendre une part active à la vie publique. Si l’un d’eux osait violer I’interdit, tout citoyen pouvait demander au président de lui retirer la parole, à condition de s’engager à lui intenter une action subsidiaire, une sommation à fin de docimasie (δοκιμασίας έπαγγελία) : cette procédure faisait courir à l’accusé le risque de l’atimie complète et définitive, maïs exposait l’accusateur à l’amende infligée comme pœna temere litigandi ; si bien qu’elle éloignait de la tribune les indignes, tout en protégeant la liberté de parole contre les sycophantes. En somme, à part un cas tout à fait exceptionnel, il était licite à tout Athénien de soutenir son opinion devant l’Ecclésia : une égale liberté de parole (ίσηγορία) paraissait la condition essentielle du régime démocratique[29]. Mais, comme on s’en doute bien, un très petit nombre usait de cette faculté. C’étaient d’ordinaire les chefs de parti et leurs lieutenants qui soutenaient le poids de la discussion.

Le citoyen appelé à la tribune pose sur sa tête une couronne de myrte. Il devient inviolable et sacré. Quels sont ses droits ?

Tout Athénien a le droit d’initiative. Cette initiative, qui entraîne une certaine responsabilité, est rappelée dans la formule du décret par le nom de celui qui l’a proposé (un tel a dit, 6s7iÉv). Que l’auteur d’une motion soit un magistrat agissant dans la sphère. de ses attributions ou un citoyen inter Venant à titre privé, il peut argumenter sur le fond en première lecture et obtenir que les termes du renvoi à la Boulé dictent à peu près le probouleuma, ce qui permet souvent l’adoption du décret définitif par procheirotonia, sans discussion. S’il y a discussion, l’auteur de la motion est presque forcément amené à la tribune. — Tout Athénien a également le droit d’amendement. On ne vote pas nécessairement par oui ou par non sur le probouleuma. La rédaction du décret distingue toujours avec soin la partie empruntée au probouleuma ou à la motion et celle qui revient à l’auteur de l’amendement, nommément désigné[30]. Au lieu d’une simple addition au probouleuma, on peut même opposer au projet primitif un contre-projet, ce qui arrive le plus souvent quand le probouleuma ne conclut pas, c’est-à-dire est défavorable au projet.

La liberté des orateurs est donc absolue ; car c’est elle qui constitue la souveraineté de l’Ecclésia. Elle est entière avant l’intervention de la Boulé et reste entière après. Mais il ne faut pas qu’un droit essentiel du citoyen dégénère et nuise à la cité. Le règlement de l’Assemblée y pourvoit. Toute motion, tout amendement ou contre-projet doit être formulé par écrit. Le texte est remis au secrétaire, qui en contrôle la rédaction et collabore, s’il y a lieu, aux modifications de faune nécessaires avant de le transmettre au président. Les abus du droit d’initiative sont sévèrement réprimés : toute proposition illégale doit être rejetée d’autorité par le bureau des prytanes et peut mener l’auteur devant les tribunaux ; sans préjudice de sanctions très graves, une triple condamnation de ce chef entraîne une dégradation spéciale, l’incapacité de présenter désormais aucune motion. D’autre part, le président est suffisamment armé pour empêcher toute obstruction ou tout écart au cours de la discussion : il peut ramener l’orateur à la question, et il n’y a pas d’exemple que son autorité ait été contestée.

La discussion close, les prytanes mettent la question aux voix (έπιψηφίζειν). Ce faisant, ils engagent leur responsabilité car ils doivent refuser de procéder au vote aussi bien qu’à la discussion d’une motion illégale. Mais l’opposition d’un seul ne prévaut pas contre l’avis de ses collègues, et, s’il y persiste, il risque d’être poursuivi par la voie sommaire de l’endeixis et d’être condamné pour le moins à une amende : on comprend qu’il ait fallu à Socrate beaucoup de courage civique pour tenir tête en pareille occurrence aux passions déchaînées. Le vote se fait à mains levées (χειροτονία). S’il y a doute, le héraut fait recommencer l’épreuve et la contre-épreuve, jusqu’à ce que le bureau déclare le résultat manifeste et certain. Le scrutin secret est réservé aux assemblées, où il s’agit de mesures graves à prendre à l’encontre de particuliers, aux assemblées plénières où l’on vote sur l’ostracisme ou sur la levée d’interdictions légales (άδεια), aux assemblées ordinaires qui jugent des actes de haute trahison. Le président proclame le résultat du vote. Si l’ordre du jour est épuisé, il fait déclarer la séance levée ; si la discussion n’est pas achevée, il prononce le renvoi à une séance ultérieure.

Même le vote une fois acquis, il arrive que les prytanes soumettent une affaire à une seconde discussion dans des cas exceptionnels où ils estiment, d’après vies indices sérieux, qu’il y a eu vote de surprise : ils convoquent alors urge nouvelle assemblée ou consentent à réintroduire la question principale à propos d’une question connexe. Thucydide nous fait assister deux fois à un drame de ce genre. En 428, l’Assemblée vient de décider que les Mityléniens révoltés seront tous mis à mort ; mais, pendant la nuit, les Athéniens s’effraient de ce vote sanguinaire, et dès le lendemain une seconde délibération se termine par un arrêt moins cruel[31]. En 415, l’expédition de Sicile vient d’are votée ; cinq jours après, dans une séance où il s’agit des préparatifs à faire, Nicias revient sur la question réglée ; il se tourne vers le bureau : Et toi, prytane, s’écrie-t-il, si tu crois de ton devoir de veiller au salut de l’État, si tu veux faire acte de patriotisme, remets l’affaire aux voix et fais procéder à une seconde délibération. Si tu appréhendes de revenir sur la chose votée, songe que cette dérogation à la loi rte saurait être répréhensible quand elle a lieu devant tant de témoins. Et il obtient satisfaction : une seconde délibération s’engage[32].

II. — POUVOIRS DE L’ASSEMBLÉE.

1. L’Assemblée ordinaire.

Après avoir vu la composition et le fonctionnement de l’Ecclésia, nous avoirs à examiner de plus prés ses attributions. En principe, elles sont faciles à définir -sous un régime de démocratie absolue, le peuple souverain peut tout. I1 reste toutefois à se demander ce que les Athéniens entendaient en théorie par la souveraineté et s’ils admettaient en pratique qu’elle subit certaines restrictions.

D’après la définition qu’ut donne Aristote au IVe siècle, mais qui vaut pour le siècle précédent, la souveraineté, la κυρία comprend : le droit de paix et de guerre avec le droit de conclure et de dénoncer les alliances, le droit de faire les lois, le droit de prononcer la peine de mort, l’exil et la confiscation, le droit de recevoir les comptes[33]. A l’Ecclésia appartiennent donc 1° les relations extérieures ; 2° le pouvoir Législatif ; 30 la partie la plus importante et spécialement la partie politique du pouvoir judiciaire, étant sous-entendu que les affaires qu’elle ne retient pas pour elle ressortissent à des tribunaux directement émanés du peuple ; fi° le contrôle du pouvoir exécutif, en réalité la nomination et la surveillance de tous les magistrats.

En matière de politique étrangère, les pouvoirs de l’Assemblée sont très étendus. Non seulement elle décide de la paix et de la guerre ainsi que des alliances ; mais elle s’occupe des moindres négociations. Elle nomme les ambassadeurs, leur donne ses instructions et se fait adresser leurs rapports. Elle reçoit les hérauts et les ambassadeurs envoyés par les autres cités : en temps normal, elle leur donne audience dans deux séances par prytanie, et les accords préparés avec eux à la Boulé ne sont que des probouleumata qu’elle convertit en décrets, avec ou sans modifications. Quand elle a ratifié les traités, elle désigne encore les personnages qui doivent les confirmer par serinent ou recevoir le serment de l’autre partie.

Le droit de régler la politique extérieure serait illusoire, s’il n’emportait celui d’en régler les moyens : toutes les questions militaires et navales relèvent de l’Ecclésia. En temps de paix, comme on l’a vu, elle se fait lire dans la séance principale de chaque prytanie un rapport sur tout ce qui concerne la défense, y compris l’état de la flotte, et nous savons qu’on ne mettait pas un vieux bateau hors de service sans un décret du peuple. En temps de guerre, elle fixe les contingents à mobiliser, la proportion des citoyens et des métèques qui servirent comme hoplites, celle des citoyens, des métèques, des esclaves et des mercenaires qui serviront comme rameurs. Elle désigne les stratèges pour les expéditions qu’elle ordonne, reçoit les rapports, dirige les opérations et commande les retraites par décrets. Cette autorité qu’elle exerce sur les chefs militaires, elle la renforce encore des pouvoirs énormes que lui confère la souveraineté judiciaire ; on la voit condamner à l’exil ou à la peine de mort des généraux vaincus et même une fois des généraux vainqueurs.

Que les négociations les plus délicates, que la direction des années et des flottes aient ainsi dépendu de quarante raille individus jouissant de droits égaux, cela paraîtrait une monstruosité, une folie, si l’on ne distinguait pas sous les apparences la réalité des choses. Un fait est certain : Athènes a suivi au Ve siècle une politique extérieure qui certes ne manque pas de grandeur, elle a créé le plus bel empire maritime qu’ait connu l’antiquité. Ce fait, comment l’expliquer ? Il faut bien admettre que les quarante mille individus qui formaient le peuple athénien savaient subordonner leurs petits intérêts et leurs passions personnelles à l’intérêt commun et à la passion supérieure du patriotisme. Ils savaient accepter les directions nécessaires. Au fond, le principal rôle en matière de politique étrangère et de défense nationale appartenait à la Boulé : une Assemblée qui, livrée à elle-même, eût inévitablement été légère et versatile, avait ainsi un élément de pondération. Cinq cents Athéniens passaient une année entière à étudier les affaires qui devaient être soumises au reste du peuple : c’étaient eux qui recevaient d’abord les ambassadeurs et négociaient avec eux, qui les présentaient ensuite à l’Assemblée et faisaient confirmer par elle des résolutions arrêtées d’avance ; c’étaient eux qui avalent la haute main sur l’administration militaire. Il faut bien se dire qu’avec toute sa faconde populacière, Cléon n’eut prise sur les esprits qu’après être entré à la Boulé. Et c’est sans doute par cet intermédiaire indispensable que Périclès put imposer au peuple l’ascendant du génie pendant plus de trente ans.

Pour déterminer avec précision le pouvoir législatif de l’Ecclésia, il faudrait être au clair sur le sens exact du mot nomos (loi) et du mot psèphisma (décret)[34]. Ce n’est pas à une époque comme la nôtre, où les plus savants juristes de tous les pays éprouvent une difficulté singulière à définir ces deux termes — et où la démocratie française a même introduit dans la phraséologie politique le terme hybride de «décret-loi» — qu’on est en droit de jeter la pierre à la démocratie athénienne pour avoir laissé dans le vague la différence qui existe entre deux conceptions cependant essentielles[35].

En tout cas, le droit public d’Athènes proclamait en principe qu’aucun décret, ni du Conseil ni du peuple, ne prévaut contre la loi[36] (ψήφισμα μηδέν, μήτε βουλής μήτε δήμου, νόμου κυριώτερον εΐναι). Mais, d’autre part, Aristote déclare que la souveraineté du peuple s’étend même aux lois (κύριος ό δήμος καί τών νόμων έστι), et, pour lui, il en était ainsi dès le VIe siècle, puisque les Athéniens gouvernaient alors sans accorder aux lois la même attention qu’auparavant[37]. La contradiction est formelle. Elle ne comporte qu’une explication. En principes par scrupule religieux, l’Ecclésia ne s’arrogeait pas le droit d’abolir formellement les lois existantes et de faire des lois nouvelles ; mais elle savait tourner ce principe et trouver les formes nécessaires pour légiférer par décret. Ce que les Athéniens du Ve siècle entendaient par lois, c’étaient toutes les lois et surtout les lois constitutionnelles de Dracon, de Solon et de Clisthènes : ils n’en abolirent aucune, ce qui ne les empêcha pas de réformer l’archontat par deux fois, d’enlever à l’Aréopage la plus grande partie de ses attributions, d’apporter des restrictions au droit de cité. Pour Aristote, qui voit la réalité sous la convention, il y a là un excès regrettable. Pour l’historien, qui doit en croire Aristote sur la question de fait, mais qui connaît les exigences permanentes et le processus des évolutions humaines, il y a là un phénomène naturel qu’on ne peut se permettre de juger qu’en connaissance de cause. Et sans doute le philosophe déclare que la souveraineté des lois est la condition même du régime constitutionnel et que l’État où tout se fait à coups de décrets n’est même pas proprement une démocratie, puisqu’un décret ne comporte point de dispositions générales[38]. Leste à savoir si le peuple athénien, quand il faisait des lois sous forme de décrets, en usait d’autre sorte et y prenait plus de précautions que lorsqu’il adoptait des messires de circonstance par des décrets ordinaires.

Il n’y a pas de doute sur ce point. Nous connaissons, en effet, toute une série de décrets qui, par leur caractère général, sont de véritables ordonnances à valeur législative ou même constitutionnelle et qui n’ont pas été proposés à l’Ecclésia par la procédure normale du probouleuma. Ce sont des décrets où il s’agit de fixer la condition d’une ville fédérée, de donner son statut à une colonie, de régler la grave question des prémices dues aux déesses d’Éleusis[39]. Dans tous ces cas, on a recours à des formalités spéciales et solennelles, celles-là mêmes qu’on emploie pour rénover par une transcription authentique les principales lois de Dracon[40]. On nomme une commission de syngrapheis analogue à ce conseil de nomothètes, ce comité de législation, qui fonctionne exceptionnellement après la chute des Quatre Cents et celle des Trente, pour reparaître sous une forme régulière pendant une grande partie du IVe siècle. C’est le projet élaboré par les syngrapheis que la Boulé apporte avec ses observations à l’Assemblée et que l’Assemblée adopte définitivement. Autre précaution : pour peu qu’il faille toucher aux lois existantes dans le décret nouveau, l’auteur de cette proposition sacrilège et révolutionnaire doit détourner de sa tête la malédiction et la pénalité qu’il encourt, venir en suppliant demander grâce à l’avance, et l’immunité qu’il sollicite ne peut lui être accordée que dans une assemblée plénière, au scrutin secret, par six mille voix au moins. En vérité, on n’a pas le droit de dire que l’Assemblée athénienne usait de son pouvoir législatif à la légère.

Le peuple est aussi le souverain justicier. Mais il délègue le pouvoir judiciaire à des sections de citoyens siégeant dans les tribunaux ; le corps entier, à l’Ecclésia, se réserve seulement la faculté d’intervenir dans les affaires où les intérêts de l’État sont en jeu, pour donner aux tribunaux les indications qu’il croit utiles par des votes préjudiciels.

Comme il n’existe pas à Athènes de ministère public qui puisse représenter la souveraineté populaire, il arrive qu’un simple citoyen, avant de poursuivre l’auteur d’un délit ou d’un crime qui lèse la cité, demande au peuple de lui accorder un appui moral, à défaut d’un mandat formel. Tel est l’effet de la plainte préjudicielle ou probolè. C’est par cette procédure qu’on engageait les poursuites quand on voulait s’en prendre à ceux qui avaient violé la sainteté de certaines fêtes, aux sycophantes[41] et, plus généralement, à quiconque avait trompé le peuple[42]. Au Ve siècle, elle a été employée par les amis des généraux vainqueurs aux Arginuses contre leurs accusateurs ; au IVe, par Démosthène contre Midias. Bien que l’Ecclésia n’eût pas à prononcer de condamnation dans ce cas, elle nie se privait pas d’entrer dans le fond de l’affaire : elle donnait la parole aux deux parties et votait par oui en faveur de l’accusation (kalacheirotonia) ou par non en faveur de la défense (apocheirotonia). De toute façon, si l’accusateur l’emportait, il n’était pas obligé de suivre l’affaire et pouvait s’en tenir à cette satisfaction morale. Au cas contraire, les thesmothètes introduisaient la probolè et la kalacheirotonia devant le tribunal[43].

L’eisangélie avait une bien autre gravité. Intentée à l’auteur d’un crime flagrant contre la sûreté de l’État, elle le livrait, pieds et poings liés, à l’arbitraire des juges. Au Ve siècle, aucun texte rie définissait les actes qui tombaient sous le coup d’une pareille accusation. Il est errai qu’au commencement du IVe siècle une lui (le νόμος είσαγγελτικός) établit la jurisprudence en matière de tort grave fait au peuple (άδικίά πρός τόν δήμον) ; mais elle déterminait les applications de l’eisangélie dans le passé (trahison, haute trahison, conspiration, etc.) sans les limiter dans l’avenir, si bien qu’on en vint par extension jusqu’à l’employer contre les attentats à la moralité publique, par exemple contre l’adultère. Quand une accusation de ce genre était déposée dans une des séances principales, l’Ecclésia votait sur la question préalable de l’acceptation ou du rejet. Dans l’affirmative, le Conseil était chargé de dire par un probouleuma si l’affaire devait être jugée par l’Ecclésia ou par un tribunal d’héliastes sous la présidence des thesmothètes. Si le peuple en masse se réservait le jugement, ses pouvoirs étaient illimités en ce qui concernait la peine ; s’il s’en déchargeait, il spécifiait dans le décret introductif d’instance la loi dont les sanctions seraient applicables en cas de condamnation. Comme on le voit, c’était une arme redoutable que l’eisangélie. Encore faut-il remarquer que l’Ecclésia ne jugeait guère elle-même que les espèces de caractère franchement politique et que, dans la pratique, l’indétermination du crime avait au moins pour contrepoids l’indétermination de la peine.

La souveraineté du peuple en matière de pouvoir exécutif ne peut s’exercer, naturellement, que par l’intermédiaire des magistrats. Nous aurons à examiner de plus près leur rôle dans l’État t il nous suffit pour le moment d’indiquer leur situation par rapport à l’Ecclésia. Ceux des magistrats qui ne sont pas tirés du peuple par le sort sont désignés par l’élection. Les comices électoraux ne sont que des assemblées spéciales (άρχαιρεσίαι) qui siègent, comme les autres, sur la Pnyx et dont les opérations sont également introduites par un décret du Conseil. Une fois entrés eux charge, les magistrats sont soumis à une surveillance continuelle. A chaque prytanie, neuf fois par an, ils ont à se faire renouveler leurs pouvoirs par un vote de confiance, l’épicheirotonia, et, s’ils ne l’obtiennent pas, ils sont de ce fait envoyés devant les tribunaux. Le contrôle le plus sévère est celui qui s’exerce sur les chefs militaires et politiques, les stratèges ; mais la méfiance s’étend à tous les ordres de fonctionnaires et particulièrement à ceux qui ont maniement de fonds. Toute l’administration financière dépend du peuple : il vote les sommes nécessaires pour la guerre, pour les ambassades, etc., jusqu’aux dix drachmes qu’il faut pour la gravure du décret qu’il vient de rendre ; il ne laisse pas passer une prytanie sans se faire présenter l’état des biens confisqués. Enfin, à leur sortie de charge, les magistrats ont encore à rendre compte devant deux commissions de leur gestion financière et de leur gestion administrative.

2. L’Assemblée plénière.

En règle générale, les décrets de l’Assemblée sont valables sans quorum déterminé, quels que soient le nombre des présents et le chiffre de la majorité : les citoyens de l’Ecclésia agissent au nom de tours les citoyens. Mais, comme on l’a déjà vu, il est des cas où la décision doit être prise, en principe, à l’unanimité, c’est-à-dire, en fait, par une partie du peuple assez considérable pour représenter sincèrement le peuple entier. Il y a là deux conceptions différentes qui tint chacune leur Tradition. Le système du consentement unanime, du liberum veto, dérive de la thémis, du vieux droit familial qui voulait que, dans les délibérations importantes du génos, l’opposition d’un seul fit échec à l’avis de tous les autres (πάντας ή τόν κωλύοντα κρατεΐν)[44]. Le système majoritaire vient de la dikè, du droit interfamilial fondé sur la conciliation de forces opposées, et s’y rattache par l’intermédiaire du combat judiciaire et de la cojuration, c’est-à-dire de la coutume qui reconnaît la victoire à la partie la plus nombreuse (νικέν δ'ότερα κ'οί πλέες όμόσοντι)[45]. A Athènes, c’est l’Assemblée plénière (le δήμος πληθύων), convoquée à l’agora et répartie par tribus, qui est censée représenter la cité unanime ; et ce qu’on pourrait appeler le minimum d’unanimité, c’est un vote exprimé par six mille suffrages[46].

Au Ve siècle, l’Assemblée plénière d’Athènes se réunit dans deux cas ; 1° pour désigner celui des Athéniens qui doit être expulsé par application de la loi sur l’ostracisme ; 2° pour conférer l’adeia, l’impunité ou la grâce, soit à l’auteur éventuel d’une proposition illégale, mais nécessaire, soit à des personnes frappées d’atimie. Ces deux cas semblent au premier abord n’avoir aucun rapport l’un avec l’autre. Ils en ont cependant un, qui devient manifeste lorsqu’on voit l’Assemblée plénière fonctionner au IVe siècle dans un troisième cas, la collation du droit de cité. Par l’ostracisme comme par l’adeia, la communauté viole, au nom d’un intérêt supérieur, les règles de droit commun qui garantissent aux individus les droits civiques. En principe, les Athéniens n’admettent pas de loi individuelle, de νόμος έπ' άνδρί ; ils pensent comme les Romains : Ne privilegia sunto. Mais, quand la raison d’État l’exige, ils admettent le décret individuel, ψήφισμα έπ' άνδρί. Ce sont des décrets de ce genre qu’ils rendent en usant de formes particulièrement solennelles, lorsqu’ils éloignent de l’Attique un homme qui n’est pas tombé sous le coup du code pénal, ou lorsqu’ils accordent un bill d’indemnité, une grâce, une amnistie[47].

C’est donc ici le lieu d’examiner une des institutions les plus farceuses d’Athènes, l’ostracisme[48].

Tous les historiens de l’antiquité se sont accordés pour en attribuer la création au fondateur même de la démocratie athénienne, à Clisthènes. Cependant ce n’est que vingt arts après, en 488/7, qu’Aristote place la première application de la loi sur l’ostracisme ; et alors, nous dit-il, elle fut appliquée coup sur coup trois ans de suite[49]. Aussi a-t-on voulu en dénier la paternité à Clisthènes. Il n’est pas impossible, en effet, qu’Aristote ait connu les plus anciens des ostracismes uniquement par le décret d’amnistie qui les rappela en 481/0, et comme le bannissement par ostracisme prenait fin de plein droit au bout de dix ans, le décret d’amnistie ne nommait que les citoyens ostracisés après 491/0. Il n’en est pas mains bien téméraire de rejeter le témoignage unanime des anciens, et bien inutile. Le long sommeil de la loi clisthénienne s’explique aisément. L’ostracisme n’a pas été au début ce qu’il est devenu par la suite. Quand Clisthènes l’a institué, ou sortait d’une période où les guerres civiles mettaient constamment en jeu la responsabilité collective des génè : plusieurs fois dans le cours d’un siècle, les Alcméonides avaient été bannis en masse, et le chef des oligarques, Isagoras, venait en 508 d’expulser sept cents familles. Nul mieux que l’Alcméonide Clisthènes ne pouvait sentir l’odieux d’une pareille coutume, et les Athéniens ne demandaient qu’à user, comme dit Aristote, de l’indulgence habituelle au dèmos. Pour protéger le régime contre les Pisistratides, on se contenta de proscrire les tyrans et leurs fils ; quant aux membres de la famille qui ne s’étaient pas compromis dans les troubles, on les laissa habiter dans le pays, en les prévenant que, s’ils bougeaient, on les ferait partir pour dix ans. Ils se tinrent cois longtemps. Mais, pendant la première guerre médique, ils furent suspectés d’entretenir des intelligences avec Hippias, traître à son ancienne patrie, et même les Alcméonides on du moins quelques-uns d’entre eux donnèrent prise aux soupçons. Après la victoire de Marathon, on résolut de châtier les amis des tyrans : l’arme suspendue sur leurs têtes s’abattit à coups redoublés. En 457, l’ostracisme fut décrété contre un parent des Pisistratides, Hipparchos fils de Charmas, devenu le chef de la famille ; en 486, l’année où les pentacosiomédimnes durent partager l’archontat avec les chevaliers, contre l’Alcméonide Mégaclès fils d’Hippocratès ; en 485, probablement contre Alcibiade l’Ancien.

Mais, par le seul fait qu’il n’atteignait plus seulement la famille visée à l’origine, il pouvait rendre à la cité le service de mettre fin aux luttes intestines. Dans les circonstances graves, surtout en face du danger perse, il ne fallait pas qu’il y eût un dissentiment continuel sur la question de la défense nationale. Que faire quand deux partis de force à peu prés égale entravaient le fonctionnement de l’État ? La vieille loi de Salon qui frappait d’atimie les citoyens coupables d’abstention politique en cas de troubles était notoirement insuffisante et, d’ailleurs, tombée en désuétude. L’intérêt supérieur de la république commandait donc de protéger l’œuvre de la majorité contre des attaques inopportunes en éloignant du territoire le chef de la minorité. C’est ainsi que, dans les années qui précédèrent la seconde guerre médique, à mesure que Thémistocle faisait prévaloir ses idées sur la nécessité d’une grande flotte, ses adversaires prenaient le chemin de l’exil : Xanthippos fut ostracisé en 484, et Aristide en 483. Si l’an songe à la politique extérieure, il y a peut-être mains de contradiction qu’il ne semble entre ces décrets d’ostracisme lancés à coups répétés et l’amnistie qui les annula en 431 pour grouper tous les citoyens dans une union sacrée.

La disparition définitive des tyrans et la défaite des Mèdes ne laissaient plus à l’ostracisme d’emploi qu’en politique intérieure. Dans une nouvelle période, il servit aux factions à se décapiter réciproquement. Thémistocle fut expulsé en. 472 pair les partisans de Cimon, et Cimon en 461 par les partisans d’Éphialtès. Périclès vit frapper d’ostracisme son ami Damon, avant d’erg faire frapper en 443 son principal adversaire, Thucydide, fils de Mélèsias. Dés lors, l’arme forgée par Clisthènes et employée hors de propos s’est émoussée. A un moment qu’on ne saurait préciser, le peuple avait décidé de procéder à un vole d’ostracisme ; mais les voix se dispersèrent tellement que le quorum ne fut pas atteint, et cette tentative avortée serait restée pour toujours dans l’oubli, si l’on n’avait trouvé en 1910 dans un tas de déblais les tessons marqués de noms divers qui furent jetés au rebut[50]. Pourtant, en 417, on essaya encore de décider entre Nicias et Alcibiade par un vote d’ostracisme ; mais, au dernier moment, leurs partisans à tous les deux prirent peur et s’unirent pour voter contre un misérable politicien détesté de tous, Hyperbolos. Ce fut la fin de l’ostracisme.

C’est dans l’assemblée principale de la sixième prytanie, immédiatement après le milieu de l’année, que les prytanes, conformément à l’ordre du jour, mais sans probouleuma, soumettaient au peuple la question de savoir s’il voulait procéder à l’ostracisme ou non. Le vote avait lieu séance tenante, sans discussion[51]. Au cas d’affirmative, on fixait le jour où aurait lieu en assemblée plénière l’opération même de l’ostracophorie. Il fallait se hâter, parce qu’elle n’avait de sens qu’avant les élections, et les élections se faisaient tous les ans de la septième à la neuvième prytanie.

Pour la séance décisive, l’agora était divisée en dix sections, avec une urne pour chaque tribu. Le bureau était constitué par les neuf archontes, entourés de la Boulé au complet. Le vote se faisait à l’aide de tessons sur lesquels chacun inscrivait le nom de celui qu’il considérait comme l’ennemi public : vieille coutume qui servait bien avant Clisthènes peur la proscription[52]. Le quorum était de six mille. Mais fallait-il six mille suffrages exprimés, comme le dit Plutarque, ou six mille suffrages réunis sur le même nom, comme le veut Philochore ? Que l’on considère l’esprit même de l’institution, le principe du consentement unanime ; il est invraisemblable que les Athéniens crussent légitime de retirer ses droits à un citoyen sans réunir autant de voix contre lui qu’il en fallait au IVe siècle pour accorder le droit de cité à un étranger. Sur le tas de quarante-trois ostraca qui nous a révélé une ostracophorie ignorée de l’histoire, se lisent cinq noms différents, sans parler de cinq noms illisibles. Le jour où eut lieu ce vote, s’il avait suffi de six mille citoyens présents, un citoyen aurait pu être ostracisé par 1201 ou peut-être même par 601 voix. C’est inadmissible. Le résultat du scrutin était proclamé sur la Pnyx. L’ostracisé devait quitter le pays dans les dix jours pour dix ans. Il conservait tous ses droits civils. A l’origine, il pouvait s’établir où il voulait hors du territoire attique ; mais, en 480, il lui fut interdit de séjourner en deçà du cap Géraistos (au Sud de l’Eubée) et du cap Skyllaion (à l’Est de l’Argolide). Il recouvrait tous ses droits politiques à l’expiration du délai fixé, si toutefois une amnistie n’abrégeait pas ce délai, comme ce fut le cas pour les cinq ostracisés de 487-483, pour Cimon et peut-être pour Thucydide.

La nécessité d’une assemblée plénière pour l’octroi de l’adeia s’explique par des croyances religieuses. Dans l’idée des Grecs, la sanction des lois et des jugements était une imprécation qui jaillissait spontanément contre quiconque y touchait et qui le vouait à l’atimie[53]. Cependant il pouvait y aller du salut de l’État d’obtenir le témoignage d’un incapable, étranger ou esclave, de décider un criminel à dénoncer ses complices. Une loi très sévère frappait d’atimie le débiteur public et faisait défense aux citoyens de présenter, aux prytanes de mettre aux voix toute notion tendant à lui faire remise de sa dette, à lui accorder un délai de paiement au delà du terme extrême de la neuvième prytanée, à le réhabiliter avant qu’il eût obtenu quitus[54]. Que faire, s’il était de l’intérêt public de lever l’interdit ? Les trésors des temples étaient protégés par les lois contre l’impiété ; comment en disposer en cas de force majeure ? C’est précisément en matière financière que se posaient le plus souvent des cas de conscience, et l’on voit que les Athéniens, si scrupuleux qu’ils fussent encore au Ve siècle, arrivaient à les résoudre. En voici un exemple historique. En 431, on avait décrété que le trésor d’Athéna serait employé aux besoins de la guerre, sauf une somme de mille talents qui resterait en réserve sur l’Acropole : il y avait peine de mort pour quiconque ferait ou soumettrait à l’Assemblée la proposition de toucher à cette réserve, à moins qu’une flotte ennemie ne mit la ville en danger de mort. En 413, après le désastre de Sicile et la défection de l’Ionie, le peuple, saisi d’épouvante et à court de ressources leva les peines prescrites[55]. L’homme assez hardi et assez patriote pour songer à une proposition qui pouvait le mener à sa perte devait se faire délier d’abord des interdictions légales. Il lui fallait un sauf conduit, une adeia, qu’il ne pouvait obtenir que par un décret individuel rendu en assemblée plénière. Cette procédure extraordinaire aux formalités imposantes et compliquées a été d’un usage constant au vé siècle dans l’administration des finances, par cela même qu’il n’y avait pas de trésor public distinct des trésors sacrés[56].

III. — RÔLE HISTORIQUE DE L’ASSEMBLÉE.

Après avoir suivi le peuple aux séances exceptionnelles de l’agora, il nous faut revenir avec lui à la Pnyx, si nous voulons nous faire une idée générale du rôle joué par l’Ecclésia.

On en peut dire beaucoup de mal, et l’on ne s’en est pas fait faute dans l’antiquité non plus que de nos jours. Il est certain que le talent de parole avait, dans l’Assemblée athénienne, comme dans maints Parlements de notre temps, une tout autre influence que la justesse de pensée. La faconde se plaça bien au-dessus de la sagesse sur l’échelle des valeurs. Un contemporain déclarait que l’Ecclésia était plus semblable à un auditoire de sophistes qu’à une réunion de citoyens délibérant sur les intérêts de l’État[57]. Parfois, il est vrai, ces gobe-mouches se méfient mais dans duels cas ? Quand c’est un Antiphon, un partisan de l’oligarchie, qui parait à la tribune. Aux appâts de celui-1à, non, on ne se laissera pas prendre[58]. Et voyez quel est précisément le personnage qui, d’après Thucydide, met le peuple en garde contre les harangueurs : c’est Cléon, le plus redoutable, le plus violent de tous, et son excellent conseil m’est qu’une habileté de plus, la ruse du démagogue qui a de bannes raisons de croire que les États sont mieux gouvernés par les médiocrités que parles intelligences d’élite et qui dissimule sors jeu en parlant contre les beaux parleurs[59]. Pour ce peuple qui assiste avec volupté à tout concours aussi bien intellectuel que physique, la Pnyx est encore un stade ou un théâtre. Tandis que 1cs séances d’affaires fie déroulent dans la solitude, la foule accourt aux joutes oratoires les grands jours de lutte politique. On a beau être installés dans une position favorable à la réflexion, assis sur des bancs, en plein air et non pas dans l’atmosphère enfiévrée d’une salle ; on se groupe entre amis, on s’excite les uns les autres, et les orateurs ont vite fait d’enflammer les passions. Après une journée d’émotions intenses, quand les nerfs sont exaspérés, voici que le crépuscule avertit qu’il faut en finir. A ces moments, on vote hâtivement à mains levées des mesures qu’on regrette au bout de quelques mois on dont on a horreur au bout de quelques heures ; on abandonne Périclès à la meute de ses adversaires, pour le rappeler bientôt au pouvoir ; on condamne a mort des généraux vainqueurs et, une fois qu’ils sont exécutés, on s’en prend à leurs accusateurs ; on décide d’exterminer les Mityléniens rebelles et l’on exige le lendemain une nouvelle séance pour leur faire grâce. Et puis, à force de borner l’horizon politique à l’hémicycle de la Pnyx, on en vient à se poser en spectateurs des paroles et en auditeurs des actions[60] ; on perd de vue le monde extérieur ; on s’imagine que le vote d’un décret a un effet automatique ; on prend une résolution pour un acte ; on compte ferme sur des armées qui n’existent que sur le papier (έπιστολιμαΐοι)[61]. Enfin, ce peuple qui se sait au se croit tout-puissant en conçoit un orgueil royal. Plein d’admiration pour lui-même, il s’étonne, il s’indigne quand ses volontés ne s’accomplissent point et accuse de désobéissance, soupçonne de trahison ceux qu’il avait chargés de les exécuter.

Voilà bien des vices qu’il faut de vrai reconnaître à l’assemblée athénienne. Mais, si graves que soient les inconvénients de l’institution, ils sont compensés par des avantages inestimables, qui sont inhérents au régime et d’autant plus précieux qu’ils sont moins apparents. Malgré tout, c’est à l’Ecclésia que le peuple faisait son éducation. Dans ces démocraties antiques qui ne connaissaient pas le régime représentatif, la politique n’était pas pour le commun des citoyens la simple obligation de déposer un bulletin de vote dans une urne à de longs intervalles ; elle était pour eux une occupation régulière, un devoir de tous les instants. Ils exerçaient une fonction générale, indéfinie et, par conséquent, illimitée, qu’Aristote appelle précisément άόριστος άρχή[62]. Chacun apprenait son métier de citoyen par la pratique. Parfois on acquérait le don de parole en écoutant parler ; maintes vocations s’éveillaient ainsi, à en croire une saillie d’Aristophane et l’exemple d’un Démade[63]. En suivant les débats de la Pnyx, on pochait se mettre au courant des affaires grandes ou petites, peser les opinions diverses, et les faits sont là pour prouver que les Athéniens avaient assez d’esprit critique pour ne pas se laisser prendre si louvent aux seuls prestiges de l’éloquence. Le ton général des harangues qui nous sont parvenues révèle un auditoire d’un goût très pur et habitué à de nobles pensées. Qu’on dise tout le mal qu’an voudra des entraînements dont était susceptible la multitude athénienne, c’est tout de même pour elle que furent élaborées toutes ces maximes sur la patrie, sur la loi, sur la liberté, l’égalité et la philanthropie qui ne perdent rien de leur grandeur et de leur beauté pour être devenues sous le nom de lieux communs le patrimoine moral de l’humanité. S’il est exact, comme le dit Aristote, que la cité parfaite est celle dont tous les membres remplissent scrupuleusement le devoir civique, bien qu’ils ne soient évidemment pas tous des hommes de bien[64], Athènes a du moins approché de la perfection au temps de Périclès, avant de lâcher la bride aux instincts des individus et de laisser la moralité publique se ravaler au niveau de la moralité privée.

Pour apprécier sainement le râle de l’Assemblée, il convient donc de bien distinguer entre le Ve et le IVe siècle. Cette distinction apparaît dans une vive clarté quand on examine la série de ceux qui furent en ces temps-là les conducteurs du peuple athénien. La masse amorphe avait, en effet, son âme. Il y avait presque continuellement un chef de parti à qui la confiance de la majorité permettait d’exercer une sorte de magistrature spéciale non inscrite dans la constitution, une hégémonie par la persuasion. Sans titre officiel, ce personnage était comme le premier ministre de la démocratie, le prostate du dèmos[65]. Entouré de lieutenants, il défendait sa politique contre le chef du parti adverse et restait maître du gouvernement tant qu’il réussissait à obtenir pour ses propositions l’assentiment de l’Ecclésia. Aux temps où le peuple se passionnait surtout pour les grandes questions d’intérêt général, national, il choisissait de préférence son fondé de pouvoir parmi les stratèges chargés de veiller aux relations extérieures ; il le prenait le plus souvent dans les familles illustres, celles qui comptaient de nombreux aïeux et possédaient de beaux domaines. Cimon fils de Miltiade et l’Alcméonide Périclès, tous les deux grands propriétaires, sont de remarquables exemples de ces stratèges qui, comme prostates, dirigeaient les affaires au Ve siècle. Leurs successeurs furent des commerçants et des industriels, taon pas le charcutier dont s’amuse la verve d’Aristophane, mais Lysiclès le marchand de moutons, Cléon le tanneur, Cléophon le luthier, Hyperbolos le fabricant de lampes : ceux-là représentaient pendant la guerre du Péloponnèse une classe dont les intérêts particuliers se confondaient du moins encore avec ceux de la république, puisqu’en voulant maintenir la suprématie économique de leur ville, ils cherchaient à lui garder son empire maritime[66]. En somme, l’Assemblée populaire d’Athènes n’a pas plus mal choisi ses guides que tant d’assemblées modernes émanées du peuple par élection.

Elle savait prendre les précautions nécessaires contre ses propres entraînements. On a déjà remarqué, en la voyant à Ouvre, quelques-unes des formalités protectrices dont elle entourait ses débats. Elle s’interdisait d’adopter une proposition quelconque sans la soumettre aux délibérations du Conseil et ne votait de décrets qu’en seconde lecture. Toute mesure individuelle qui dérogeait aux principes de droit commun, qu’elle fût prise en faveur ou au détriment d’une personne, n’était valable qu’à condition de réunir un quorum énorme. Mais notre attention doit se porter spécialement sur les institutions destinées à protéger les lois contre l’abus des décrets.

Au va siècle, le besoin ne se fit pas encore sentir de mesures régulières et permanentes à l’effet d’organiser la modification des lois existantes ou l’adoption de lois nouvelles. Dans certains cas extraordinaires, par exemple pour fixer la condition des villes confédérées, pour régler la grave question des prémices dues aux déesses d’Éleusis ou pour remettre en vigueur les lois de Dracon, on nommait un comité de syngrapheis, véritables experts dont les conclusions étaient converties par le Conseil en probouleumata et par l’Ecclésia en décrets[67]. Chaque fois qu’après une révolution oligarchique était restaurée la démocratie, elle chargeait une commission de nomothètes de faire, conjointement avec la Boulé, le départ entre les lais qu’il convenait d’abolir et celles qui devaient être conservées : c’est ainsi que des nomothètes fonctionnèrent après la chute des Quatre Cents, de 410 à 40[68], puis après la chute des Trente de 403 à 399[69]. Mais les nomothètes du Ve siècle, aussi bien que les syngrapheis, diffèrent grandement des nomothètes qui, pendant une bonne partie du IVe siècle, auront pour rôle de restreindre la puissance de l’Assemblée en matière législative. Ils ne sont jamais encore que des auxiliaires chargés par le peuple : lui-même d’une tâche temporaire et spéciale.

C’est à ulve autre institution, une institution judiciaire, qu’une sagesse précoce demandait de contenir pratiquement l’omnipotence de l’Ecclésia dans de justes limites. Tel est le service que devait rendre l’action publique pour motion illégale, la graphè paranomôn[70]. De fait, cette action était, par ses origines, par sa procédure et par ses sanctions, une des armes les plus redoutables dont disposât le droit criminel d’Athènes.

Jadis les lois données par les dieux étaient protégées par la puissance sacrée de l’imprécation. Quand il exista des lois écrites, elles eurent pour gardien le tribunal le plus auguste de tous, celui qui avait des attributions essentiellement religieuses, l’Aréopage[71]. Vint la réforme d’Éphialtès : elle dépouilla les Aréopagites de toutes les fonctions qui leur conféraient la garde de la constitution[72]. C’est alors que la démocratie, ne trouvant plus de frein extérieur, s’en imposa un elle-même. Le premier emploi qu’elle fit de sa souveraineté fut de lui fixer une borne infranchissable.

Tout citoyen pouvait se porter au secours des lois en poursuivant l’auteur d’une motion illégale et même le président qui n’aurait pas refusé de la mettre aux voix. L’accusateur devait déposer sa plainte par écrit, en indiquant la loi qu’il tenait pour violée[73]. Il pouvait annoncer son intention sous la foi du serment (ύπωμοσία), dans l’Assemblée da peuple, avant ou après le vote des dispositions qu’il jugeait illégales[74]. Cette déclaration officielle avait pour effet de suspendre la validité du décret jusqu’après jugement rendu[75]. Le tribunal, composé de mille jurés au moins et quelquefois de six mille[76], siégeait sous la présidence des thesmothètes[77]. Toute motion pouvait être attaquée pour vice de forme : il suffisait qu’on n’eût pas observé point par peint les règles sévères de la procédure. Un décret était illégal, s’il avait été soumis à l’Assemblée sans avoir été préalablement examiné et rapporté par le Conseil ou sans avoir été mis à l’ordre du jour par les prytanes[78]. Une loi était illégale, si elle n’avait pas été proposée à la suite d’un vote émis dans la première assemblée de l’année, puis affichée en temps et lieu. Plus grave était, comme bien l’on pense, l’illégalité qui tenait, non plus à la forme, mais au fond. S’il s’agissait d’un décret, il n’était pas interdit à l’accusateur d’arguer du mal qui en résultait, afin de prévenir les esprits contre l’accusé[79] ; mais il devait établir expressément que le décret était en contradiction avec les lois existantes[80]. S’il s’agissait d’une loi, il était permis à chacun de demander réparation pour le préjudice causé à la république, en recourant à une action spéciale (μή έπιτήδειον νόμον θεΐναι)[81] ; mais, avec la graphè paranomôn, on ne pouvait s’en prendre qu’à une loi nouvelle en contradiction avec une loi qui n’avait pas été abolie[82]. Ainsi tous ceux dont le nom était inscrit sur un décret rendu par l’Ecclésia ou sur une loi adoptée par les nomothètes avaient une grave responsabilité. La sanction de l’illégalité dépendait du tribunal[83] : c’était généralement une amende plus ou moins forte[84] ; mais quelquefois aussi c’était la peine de mort[85]. Après trois condamnations pour illégalité, on perdait le droit de faire aucune proposition à l’Assemblée[86]. Pour l’auteur d’une motion illégale, la prescription était acquise au bout d’un an ; mais pour la notion elle-même il n’y avait pas de prescription, elle pouvait toujours être annulée par une sentence du tribunal[87].

Athènes, comme on voit, savait empêcher les citoyens d’abuser de leur droit d’initiative et, par conséquent, restreignait dans la pratique le pouvoir législatif de la démocratie, Avant de faire une proposition, un orateur devait se dure qu’un an durant il en répondrait sur sa tête. Par là, l’Assemblée s’interdisait de faire prévaloir ses passions et ses caprices sur les traditions et les intérêts permanents de la cité[88]. Le peuple souverain se plaçait de lui-même sous la souveraineté de la loi. En s’imposant cette discipline, il obtenait de précieux avantages. Il avait un moyen imprescriptible de réparer ses fautes et permettait aux hommes d’État vaincus d’en appeler du dèmos au dèmos mieux informé. Il faisait disparaître des lois, dans la mesure du possible, les contradictions et les obscurités, si bien que, par un éclaircissement progressif îles textes, il arrivait à se passer de jurisconsultes. Enfin, en s’assujettissant à la graphè paranomôn, la démocratie athénienne devait trouver sa plus belle récompense : elle rendait vaine toute tentative de ruiner la constitution par les voies constitutionnelles et ne laissait d’autre alternative au parti oligarchique que la révolution[89]. Ni les Quatre Cents ni les Trente ne pouvaient s’accommoder d’une pareille institution ; mais le triomphe de la démocratie lui donna une consécration suprême.

 

 

 



[1] ARISTOTE, Constitution d’Athènes, 26, 3 ; 42, 1 ; PLUTARQUE, Périclès, 37 ; cf. ARISTOTE, Politique, III, 1, 9 ; 3, 5. Même loi à Oréos (DÉMOSTHÈNE, C. Aristocrate, 213), à Byzance (Ps. ARISTOTE, Économiques, II, 4, p. 1346 b) et à Rhodes (IG, t. XII, I, n° 766).

[2] THUCYDIDE, VIII, 72.

[3] Cf. ARISTOTE, Pol., VII (VI), 2, 7 ; cf. ibid., 1 ; VI (IV), 5, 3 ; EURIPIDE, Suppl., 420 ss., Or., 918 ; ARISTOPHANE, Oiseaux, III.

[4] ARISTOPHANE, Ass. des femmes, 268 ss.

[5] ARISTOTE, Pol., VII (VI), 2, 7.

[6] Cf. LXXXV, p. 7 ss. ; XCIII, p. 9.

[7] Si le misthos avait existé en 425, Aristophane n’aurait certainement pas manqué l’occasion de s’en amuser dans la parodie de l’Ecclésia qui ouvre les Acharniens.

[8] ARISTOPHANE, l. c., 306-307.

[9] ARISTOTE, Const. d’Ath., 43, 3 ; ESCHINE, Ambass., 72.

[10] Voir CXV ; cf. DA, art. Ekklesia, p. 519.

[11] La Politeia du PSEUDO-XÉNOPHON déclare qu’il y avait plus de jours fériés à Athènes que dans foute autre ville de Grèce, et qu’on éprouvait une grande difficulté à trouver pour les séances de l’Assemblée tes jours nécessaires (III, 2). PLUTARQUE, Alcibiade, 34, nous apprend qu’il était interdit de tenir une assemblée un jour néfaste.

[12] ARISTOTE, Const. d’Ath., 43, 4-6 ; cf. CXV, p. 71 ss., CXXIV, t. II, p. 252 ; LYXXI, p. 179 ss.

[13] Cf. SWOBODA, art. Κυρία έικλησία, RE, t. XXIII (1924), p. 171-173.

[14] Cf. ANDOCIDE, S. les myst., 110-116. Pour le IVe siècle, voir DÉMOSTHÈNE, P. la cour., 107 ; C. Timocrate, 12. Même procédure à Samos au IIe siècle (RIG, n° 371).

[15] Cf. IG, t. I2, n° 59,108 ; ESCHINE, C. Timarque, 22 ; RIG, n° 89, 92.

[16] Voir CXV, p. 71 ss., 78 ss.

[17] ARISTOTE, op. c., 43, 4 ; 44, 2 ; ESCHINE, Ambass., 641 ; Ps. DÉMOSTHÈNE, C. Aristogiton ; PHOT., s. v. πρόπεμπτα ; Anecd. gr., t. I, p. 296, s. ; cf. RIG, n° 129, l. 67 ss.

[18] RIG, n° 74, l. 40.

[19] DÉMOSTHÈNE, Ambass., 62 ; P. la cour., 69.

[20] ARISTOPHANE, Acharn., 19 ; Thesmoph., 357 ; Ass. des femmes, 20, 100, 238, 291 ; PLATON, Lois, XII, p. 961 b ; PLUTARQUE, Phoc., 15. Il en est déjà ainsi des assemblées homériques (Od., III, 138). Les assemblées d’Iasos se tiennent avec le soleil levant (JHS, t. VIII, 1887, p. 193).

[21] Exemples : au Ve siècle, Halicarnasse (RIG, n° 451) et plus tard Dèmètrias (IG, t. IX, 1, n° 1106).

[22] Dans l’agora homérique, les chefs ont des sièges, les autres s’assoient par terre (Il., XVIII, 503 ; Od., II, 14 ; III, 6 ss. ; VI, 267 ; III, 6). On est assis dans l’Apella des Spartiates (THUCYDIDE, 1, 87, 2), comme dans l’Ecclésia des Athéniens (DÉMOSTHÈNE, P. la cour., 169-170). Cf. Sb. BA, 1904, p. 918 (Samos) ; IG, t. XII, VII, n° 50 (Amorgos).

[23] Nous devons avertir que la description classique de la Pnyx soulève bien des objections depuis les fouilles exécutées sur la colline en 1910 et 1911 (voir Πρ., 1910, p. 127-136 ; 1911, p. 106 ss.)

[24] XXVIII, l. IV, ch. XI.

[25] ARISTOPHANE, Acharniens, 171 ; Nuées, 581-588 et Schol. ; THUCYDIDE, V, 45.

[26] Cette loi est attribuée à Solon (PLUTARQUE, Solon, 19). Le probouleuma est rappelé dans les décrets par la formule έδοξε τής βουλήι καί τώι δήμωι.

[27] ESCHINE, C. Timarque, 23 ; DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 11-12.

[28] ARISTOPHANE, Acharniens, 45 ; Thesmophories, 37 ; Assemblée des femmes, 136 ; DÉMOSTHÈNE, P. la cour., 170 ; ESCHINE, C. Clés., 4.

[29] HÉRODOTE, V, 78 ; cf. III, 84 ; Ps. XÉNOPHON, Const. des Ath., I, 12 ; EURIPIDE, Suppl., 436 ; DÉMOSTHÈNE, C. Midias, 124.

[30] Ό δεΐνα εΐπεν . τά μέν άλλα καθάπερ τήι βουλήι ou καθάπερ ό δεΐνα.

[31] THUCYDIDE, III, 36 ss.

[32] Id., VI, 20 ss.

[33] ARISTOTE, Politique, VI (IV), 11, 1.

[34] Cf. FRANCOTTE, Loi et décret dans le dr. publ. des Grecs (XXVI), p. 8 ss. ; LXXXI, p. 265 ; LXXX, p. 58 ; LXXI, p. 122 s. ; VII, t. I, p. 457 ss.

[35] Voir les définitions esquissées par XÉNOPHON, Mémorables, I, 2, 43 (cf. IV, 4, 13) ; PLATON, Lois, IV, p. 714 c (cf. I, p. 644 d).

[36] ANDOC., S. les myst., 97 ; DÉMOSTHÈNE, C. Aristocrate, 87 ; C. Timocrate, 34.

[37] ARISTOTE, Pol., VI (IV), 11, 8 ; Const. d’Ath., 28, 2 ; cf. 41, 2.

[38] ARISTOTE, Politique, l. c., 7 ;cf. 4, 3 et 5-6 ; Éthique à Nicomaque, V, 14, p. 1137 b 14 ss. A remarquer que Démosthène, C. Leptine, 92, ne voit pas de différence entre les décrets et les lois, bien que cette différence existe, par exemple, dans le serment des héliastes.

[39] IG, t. I2, n° 22 ; RIG, n° 71, 72 ; cf. n° 671, 1465, 1495. Voir VII, t. I, p. 440 ss.

[40] IJG, t. II, n° XXI ; cf. RIG, n° 71.

[41] ISOCRATE, Antid., 314 ; ESCHINE, Ambassade, 145.

[42] DÉMOSTHÈNE, C. Leptine, 100, 135. On connaît les poursuites exercées de ce chef contre Miltiade.

[43] ARISTOTE, Const. d’Ath., 43, 5 ; 59, 2 ; cf. DA, art. Probolè.

[44] Loi de Dracon. Cf. XXXIII, p. 41-45, 122-123, 296, 313, 324. Exemple de vote unanime exigé d’un tribunal à Tégée (RIG, n° 585, l. 29).

[45] Loi de Gortyne. Cf. XXXM, p. 27I ss., 388 ss . A Sparte, la boa (PLUTARQUE, Lycurgue, 26 ; ARISTOTE, Pol., II, 6, 16 et 18) est une survivance du cri de guerre, et la pratique du pedibus ire in sententiam, qui se substitue à la boa dans les cas douteux (THUCYDIDE, I, 87), rappelle la formation de bandes ennemies qui, sur le point d’en venir aux mains, préfèrent s’en remettre au démembrement de leurs forces.

[46] Il est à remarquer que dams les assemblées de dèmes, comme à l’Ecclésia, un quorum est exigé pour les décisions importantes (cf. IG, t. II, n° 328).

[47] Exemples historiques ; l’amnistie des citoyens frappés d’ostracisme (481/0), le décret de Patroclidès (405/4).

[48] Voir Alb. MARTIN, Notes sur l’ostracisme dans Athènes, (MAI, t. XII, II, 1907, p. 384 ss. ; DA, art. Ostrakismos : XXXIII, p. 483-484 ; XXXVI, t. I, p. 179 ; LXXXIX.

[49] ARISTOTE, Constitution d’Athènes, 22, 3-6.

[50] BRÜCKNER, Πρ., 1910, p. 101-111 ; cf. AM, t. LI (1926), p. 128 ss.

[51] De là vient que l’atthidographe Philochore (FHG, t. I, p. 396, fr. 79 b) appelle abusivement ce vote procheirotonia, terme qui convient proprement au vote sans discussion d’un probouleuma. Le véritable nom est épicheirotonia (ARISTOTE, Const. d’Ath., 43, 5).

[52] On a exhumé deux tessons antérieurs à Solon portant le mot δημώλης (au ban du démos).

[53] Cf. RIG, n° 72 ; 75, l. 46 ; 563, l. 14, 29, 54.

[54] Cf. Voir, au IVe siècle, le discours de DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, notamment 45 ss.

[55] THUCYDIDE, II, 24 ; VIII, 15.

[56] Voir le décret de Gallias (SIG3, n° 91, l. 45 ss.) et les comptes des trésoriers sacrés pour les années 419-415 (RIG, n° 563, l. 14, 27, 29, 54).

[57] THUCYDIDE, III, 37, 4 ; Cf. ARISTOPHANE, Cavaliers, 1262.

[58] THUCYDIDE, VIII, 68, 1.

[59] THUCYDIDE, III, 37, 3-4.

[60] THUCYDIDE, III, 3.

[61] DÉMOSTHÈNE, Philippiques, I, 19.

[62] ARISTOTE, Politique, III, 1, 5.

[63] ARISTOPHANE, Assemblée des femmes, 244 ; STOBÉE, Florilèges, XXIX, 91.

[64] ARISTOTE, Politique, III, 2.

[65] ARISTOTE, Constitution d’Athènes, 28, 1-4.

[66] Sur les prostates du dèmos après Périclès, voir WEST, Cl. Ph., t. XIX (1925), p. 124 ss., 201 ss.

[67] IG, t. I2, n° 22 ; RIG, n° 72, 71 ; IJG, t. II, n° XXI ; voir F. D. SMITH, Athenian political commissions, diss. Chicago, 1920.

[68] THUCYDIDE, VIII, 97, 2.

[69] ANDOC., S. les myst., 83-84 ; LYSIAS, C. Nicom., 27-28. Les nomothètes pareils à ceux du Ve siècle fonctionnent encore après la chute de Démétrios de Phalère, de 307 à 303 (RIG, n° 1476 ; ALEXIS ap. ATHÉNÉE, XIII, 92, p. 614 e ; POLLUX, IX, 42 ; DIOG. LAËRCE, V, 38. Cf. FERGUSON, Hellenistic Ath., p. 103 ss.).

[70] Voir DA, art. Paranomôn graphè.

[71] ARISTOTE, op. c., 3, 6 ; 4, 4 ; 8, 4.

[72] Id., ibid., 25, 2.

[73] DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 18, 71.

[74] POLLUX, VIII, 44, 56.

[75] DÉMOSTHÈNE, C. Leptine, 20, 134 ss.

[76] DÉMOSTHÉNE, C. Timocrate, 9 ; ANDOC., l. c., 17.

[77] ARISTOTE, op. c., 39, 2 ; HYPÈR., P. Euxèn., 6 ; DÉMOSTHÈNE, C. Leptine, 98 ss.

[78] ARISTOTE, l. c. ; DÉMOSTHÈNE, l. c., 33 ; C. Leptine, 93.

[79] DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 61, 66-108 ; C. Aristocrate, 100-214 ; C. Androtion, 35-78.

[80] DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 30 ; C. Aristocrate, 87, 218 ; C. Androtion, 34 ss. ; ANDOC., l. c., 87.

[81] ARISTOTE, l. c. ; DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 33, 61, 138.

[82] DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 18, 32 ss. ; C. Leptine, 93, 66.

[83] DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 135 ; ESCHINE, C. Clés., 197 ss., 210.

[84] HYPÉR., l. c., 18 ; DÉMOSTHÈNE, C. Midias, 182 ; C. Théocrite, I, 31, 43 ; ESCHINE, Ambassade, 14.

[85] DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 138 ; DINARQUE, C. Aristog., 2.

[86] ATHÉNÉE, X, 73, p. 451 a ; DIODORE, XVIII, 18, 2 ; DÉMOSTHÈNE, S. la cour triérarch., 12.

[87] DÉMOSTHÈNE, C. Leptine, 144.

[88] Cf. XÉNOPHON, Helléniques, I, 7, 12.

[89] Cf. THUCYDIDE, III, 67 ; DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 154 ; ESCHINE, l. c., 191.