LA CITÉ GRECQUE

 

AVANT-PROPOS. — LA GRÈCE ÉCOLE POLITIQUE DE L’HUMANITÉ.

 

 

Le présent volume qui, sous un de ses aspects, contribue à l’étude du miracle grec, occupe, par ailleurs, une place importante — entre le tome VI cet le tome XVIII, qu’il relie l’un à l’autre — dans l’étude des institutions politiques.

Il y a, — nous en avons déjà fait la remarque, — aussi bien des historiens que des sociologues pour qui la sociologie est absolument distincte de l’histoire : sociologues qui n’admettent dans la science que la nécessité et historiens qui n’admettent dans leur discipline que la contingence, se trouvent d’accord pour s’opposer les uns aux autres. A nos yeux, on le sait, la synthèse historique, l’étude plénière des faits humains du passé, comprend — de droit — le social. Notre conviction sur ce point va sans cesse se confirmant et, il nous semble, se propageant. Les hommes ne sont connus de l’historien, ne lui apparaissent, qu’en société. La trame des faits divers qui constituent l’histoire est tissée de nécessités sociales, — et de logique mentale, — aussi bien que de multiples contingences. Sans doute, des spécialistes de l’abstraction et de la généralisation peuvent, par des études comparatives, — qu’il s’agisse d’institutions, d’une part, ou, d’autre part, de religion, d’activité intellectuelle et esthétique, — dégager des faits généraux ; mais c’est l’histoire qui a fourni la matière de ces généralisations ; et le résultat de la comparaison, reporté dans la trame historique, éclaire l’évolution humaine, en souligne, parmi les groupes, les répétitions, les étapes régulières, invite a chercher dans la logique — au sens que nous avions donné à ce ferme — la cause profonde de ces répétitions.

Notre tome VI, des Clans aux Empires, avait pour objet propre d’introduire dans la synthèse le social en tant que social[1]. Nous y avons posé le problème des origines de la société, des rapports de la société et de l’individu : nous y avons, à litre d’hypothèse, discerné des phases diverses d’organisation sociale, — qui sont caractérisées, précisément, par la nature variable de ces rapports. Nous croyons que la société n’existe que par l’individu, mais que, pour se constituer pleinement et s’affermir, elle étouffe, à un moment donné, l’individu, jusqu’au jour où celui-ci fait sur elle des reprises, en quelque sorte, et la perfectionne consciemment grâce au développement psychique qu’elle a permis.

Dans l’Orient ancien nous avons suivi les progrès de l’organisation politique depuis les humbles germes du pouvoir individualisé jusqu’à la formation de royaumes fortement centralisés et de vastes empires[2]. Nous avons constaté que l’accroissement des sociétés dans ces cosmocraties favorise la division du travail et que, d’une façon générale, à la suite de la division du travail, par les inventions techniques, comme aussi par l’activité spéculative et esthétique, l’individu humain se développe. Mais ce développement trouve ses limites dans le rôle que joue, au point de vue politique, une individualité privilégiée. Comme le chef du clan recueille le mana totémique, le roi concentre en lui la force sacrée : unissant dans sa personne le divin et le social, c’est lui qui crée la foi ; ce sont ses représentants gui président à l’administration et à la justice[3]. La Grèce, en général, mais particulièrement Athènes, a réalisé une forme absolument originale d’organisation politique el, en même temps, un développement tout à fait exceptionnel de l’individu. En face du Barbare, qui subit le despotisme, qui le divinise, le Grec est libre citoyen ; en face de l’Empire, création : massive de l’Orient, il aménage ingénieusement sort Étal minuscule. La cité grecque est aussi miraculeuse que l’art ou la pensée de la Grèce elle a constitué une expérience[4] ; elle est un exemple, un modèle είς άεί.

Le double intérêt du livre que Gustave Glotz, par toute son œuvre antérieure, était si bien préparé écrire, c’est, avec une science admirable, de suivre dans leur évolution, de préciser dans leurs caractères essentiels, de fouiller, en quelque sorte, dans le détail de leur mécanisme, les institutions grecques ; et c’est de formuler ou de suggérer les idées générales que comporte une pareil sujet, d’inviter à la réflexion sociologique. Au souci du réalisme absolu il joint le don d’explication profonde.

Fustel de Coulanges expliquait merveilleusement : il expliquait trop bien, trop simplement, avec une trop parfaite logique. Le respect de Glotz pour le chef- œuvre du maître n’empêche pas sa critique de s’exercer. Les sociétés humaines ne sont pas des figures de géométrie, mais des êtres vivants ; le vrai est toujours complexe, quand il s’agit d’hommes... qui peinent, qui luttent, gui obéissent à des besoins divers.

 

Ce qu’on trouve donc, en ce livre, d’abord, c’est la genèse de la πόλις. Le nom fluide de polis avait désigné l’acropole, le bourg fortifié, par opposition à la bourgade ouverte, κώμη, — avant de signifier la cité[5]. D’après des faits épars, avec le fil conducteur de fragiles conjectures, Glotz en reconstitue les humbles origines. Il utilise, prudemment, sûrement, et la philologie, et l’archéologie, et les innombrables analogies que présente l’élude comparée des sociétés humaines. Il part, lui aussi, du clan[6], — le γένος, clan patriarcal, élément social primaire, — pour arriver, à travers les associations de familles, — les phratries, — dont la nature est discutée, — et les groupements belliqueux de clans, les φυλαί, tribus, à l’organisme politique né de la vie sédentaire et du synœcisme[7].

West une société en noie d’évolution que présentent les poèmes homériques. Le roi des rois, le plus roi, βασιλεύτατος, — car le βασιλευς, primitivement, est le chef du γένος, celui qui marche devant les autres[8], — intermédiaire entre les dieux, dont il descend (διογενής), et les hommes, a une autorité sacerdotale incontestée, radis une autorité politique précaire : dans la monarchie homérique on distingue les éléments rte l’oligarchie gui lui succédera, et même de la démocratie, δήμου κράτος, qui stabilisera un jour la voix du peuple, δήμου φήμις[9].

Quand l’aristocratie élimine le roi comme chef de guerre, comme justicier, il reste un βασιλείς grand pontife, ainsi qu’à Rome, après les rois, un rex sacronum. C’est une classe, glas ou moins nombreuse et très diversement composée, qui, pendant des siècles, détint le pouvoir dans les cités. Glotz insiste sur la multiplicité déconcertante des formes que prend le régime oligarchique : en général, ce n’est pas le gouvernement des meilleurs (άριστοι). L’oligarchie mitigée confine, d’ailleurs, à la démocratie mitigée, et il est impossible de dire avec précision où finit l’une et où commence l’autre. Le sentiment très vif de la réalité complexe empêche Glotz de poser ici des distinctions trop théoriques et absolues.

Enfin s’établit le régime démocratique, le règne de la lot d’État substitué à la loi des chefs, de la responsabilité individuelle substituée à la responsabilité collective, régime préparé par les tyrans, dont le principe, et le rôle transitoire, consiste à abaisser l’aristocratie et relever les humbles : Une contradiction interne condamnait la tyrannie à mourir dés l’instant où elle avait donné la vie à la démocratie.

Celle-ci se réalise pleinement grâce à la libération de l’individu — qui rend en farce à la cité ce qu’il lui dort en indépendance. La grande erreur de Fustel a été d’établir une antinomie absolue entre l’omnipotence de la cité et la liberté individuelle, quand c’est, au contraire, d’un pas égal et s’appuyant l’une sur l’autre qu’ont progressé la puissance publique et l’individualisme. Tandis que des survivances oligarchiques persistent longtemps dans le Péloponnèse et la Grèce du Nord, Athènes entraîne les cités maritimes dans le sens d’une évolution naturelle. Sa vocation est d’être l’écale de la démocratie. Là les dates de 594/3, — constitution de Salon, — 508/7, — constitution de Clisthènes, — sont de grandes dates dans l’histoire politique du monde. Cette Hellade de l’Hellade versera au peuple, pour employer une expression de Platon, reprise par Plutarque, la liberté toute pure à pleins bords.

Le dèmos, il faut bien s’en rendre compte, c’est le corps des membres de la cité, et non des habitants de la ville, puisque les esclaves et les métèques en sont exclus ; ce n’est pas l’homme en tant qu’homme, c’est le citoyen qui a du prix[10] : tel est, du moins, le principe. Le dèmos assemblé est souverain ; ses attributions sont universelles et ses pouvoirs illimités. Les délégués du démos, — dans la mesure où, pour le délibératif, le judiciaire, l’exécutif, il faut des délégués, — en principe aussi, c’est le tirage au sort qui les désigne. De cette démocratie athénienne, dans la partie centrale de son livre, Glotz s’attache ci définir la nature, à détailler l’organisation, à examiner le fonctionnement : Assemblée, Conseil, magistratures diverses...

Après la lumineuse élude de ce système clos, autonome, qu’est la Cité, en général, Athènes, en particulier, il montre comment, peu à peu, des besoins pratiques devaient, malgré tout, ouvrir ce microcosme ; comment des intérêts communs de défense, des préoccupations communes ont créé des ligues, des fédérations : mais — nous l’avons vu déjà — tantôt le lien fédéral est si liche qu’il laisse subsister l’isolement des cités ; tantôt l’union, imposée par la force, se brise dès que les petits États pensent échapper à l’emprise du grand État qui les domine[11]. Si Athènes fit beaucoup pour l’unification de la Grèce, c’est dans un esprit impérialiste, qui entraîna de vives résistances. Sans doute, la solidarité panhellénique, l’unité de civilisation, à mesure qu’elles devenaient plus conscientes, tendaient à se traduire dans le domaine politique[12] : la collation du droit de cité, non seulement à des individus, mais à des villes, la multiplication des ligues en sont la preuve ; mais le besoin atavique d’autonomie était plus fort que le besoin d’alliance et que les affinités de culture. C’est une loi de nature, dit Platon, qu’entre toutes les cités la guerre soit continue et éternelle[13].

Nous savons qu’il ne devait y avoir une Grèce unifiée, cerf peuple grec, que par l’Empire. Or la substitution de l’Empire au régime de la Cité résulta beaucoup moins du besoin interne d’unité que d’une anarchie croissante. Glotz le montre avec force. A la guerre entre cités s’ajoute la guerre entre citoyens. Par le développement de l’individualisme, par l’égoïsme effréné, par la disparition de la classe moyenne, par l’inégalité criante des conditions qui rend le prolétariat menaçant, la cité se compose de deus portions juxtaposées et antagonistes, de deux cités ennemies. Si Athènes est moins que d’autres bouleversée par les luttes civiles, à partir de l’archontat d’Euclides, 403/2, la souveraineté du peuple y est de plus en plus tyrannique et s’exerce toujours davantage dans le sens des intérêts particuliers, aux dépens du trésor et de l’État.

On suit ici le travail de désorganisation politique, judiciaire, fiscale, militaire, qui fera de la Grèce une proie offerte à l’ambition. Et comme, parmi les appétits déchaînés, la volonté de puissante n’est pas le moindre, l’idée monarchique est dans l’air. C’est donc l’individualisme exaspéré — collectif et particulier — qui, en amenant de déclin de la cité, mettra la Grèce à la merci d’un maître ri permettra la restauration du roi-dieu[14].

L’historien complet qu’est Gustave Glotz ne se contente pas de caractériser et de nuancer les constitutions et les institutions de la Cité dans l’espace et dans le temps : il a trop le sentiment de la vie pour ne pas évoquer — en mettant à profit les textes, en les citant dans la juste mesure où cela peut être utile — l’activité même, politique et sociale, des Grecs, en scènes, en tableaux, saisissants et pittoresques. On voit agir des individualités de premier plan — les nobles, les nouveaux riches, les tyrans — et la foule, le menu peuple, cultivateurs, artisans, marchands, pécheurs, marins. Il semble qu’il ait assisté lui-même à l’Ecclésia, participé à des élections sur la Pnyx, ou siégé dans la Boulé ; qu’il ait contemplé le luxe insolent des superbes hôtels édifiés dans la cité déclinante. D’un mot, çà et là, — l’habeas corpus, les mares stagnantes, les Tammanys clubs, l’hausmannisation des villes  — avec à-propos, avec discrétion, il rapproche de nous ce passé de plus de veux mille ares. On retrouve bien là l’auteur de la Civilisation égéenne, qui, plus qu’aucun autre helléniste, a rendu familier à tant de lecteurs, par sa science et son talent, tout un monde ignoré il y a trente ans à peine.

 

Des indications précédentes, il ressort, pensons-nous, suffisamment que Glotz fait leur juste pari, dans le développement des institutions grecques, aux circonstances historiques, à ces contingences de toutes sortes, qui étaient l’objet propre de notre tome X et qui sont par lui rappelées en vigoureux et brillants raccourcis. Mais il convient de souligner tout ce qui confirme, ici, ou complète ce que nous avons dit ailleurs sur les nécessités institutionnelles et sur le rôle du facteur logique dans l’évolution sociale.

 

Glotz constate, naturellement, le rapport étroit qui existe, aux origines, entre l’organisation politique et la religion : Le besoin de défense mutuelle que manifestent l’acropole ou les remparts, s’exprime, comme tout ce qui est social dans l’antiquité, sous une forme religieuse. Chaque cite a sa divinité, comme chaque famille. Mais, dit-il, la conception religieuse ne fait jamais flue sublimer une conception glus humaine. La crainte des dieux était, au fond, la crainte d’une force sociale qui acquérait de jour en jour plus de puissance. On avait peur du dèmos. Voila qui appuis notre thèse, — que la société utilise, annexe, institutionnalise les croyances, mais que la religion a sa source dans la psychologie de l’individu et noir dans le besoin proprement social[15].

Le besoin proprement social se manifeste dans les institutions politiques et les institutions économiques, à la fois bien distinctes et en étroite relation.

L’agora, qui est le marché, est aussi la place publique au débat[16] : aux marchands et aux clients se mêlent les curieux, les oisifs. A toute heure du jour, c’est le rendez-vous où l’on se promène erg plein air, où l’on apprend les nouvelles, où l’on cause politique, où se forment les opinions. L’Assemblée du peuple est née sur l’agora. En même temps qu’off voit, ici, se développer l’économique, oit mesure foule l’intensité des répercussions de cet économique sur le politique. A l’accroissement de la richesse mobilière, à la formation de la classe des dièmurges et d’une aristocratie de nouveaux riches, à l’essor maritime et au règne de la monnaie, bref à l’avènement de la chrématistique, c’est-à-dire du capitalisme, l’évolution de la cité est liée étroitement.

C’est ce nouveau régime qui opposa dans la cité aristocratique aux nobles et aux riches le dèmos, — devenu prolétariat, — et en fit un parti menaçant, puis triomphant. Dans la cite démocratique, et à Athènes surtout, à une période de prospérité économique, d’équilibre relatif des fortunes répond une organisation sage où tend à se maintenir un juste équilibre entre la puissance légale de l’État et le droit naturel de l’individu. Mais quand un abîme se creuse entre les riches et les pauvres, quand ce dèmos, qu’on dit souverain, soufre à l’excès de l’inégalité des conditions, quand la lutte des classes sévit et que les théories communistes fleurissent, les institutions démocratiques se corrompent irrémédiablement[17].

Le politique est, à l’origine, un complexe. On sait, ici, le processus normal de différenciation, les progrès de la division du travail. De la façon la plus nette, on voit se séparer du politique proprement dit le juridique, qui y était mêlé dans la personne du roi. Celui-ci, en commun avec les anciens, détenait les thémistes, ces verdicts inspirés qui formaient le code mystérieux et sacré de la justice familiale, de la thémis. La substitution de la loi écrite, du νόμος, à la tradition oraculaire, — trop rigide, en un sens, et, en un autre, trop aisément pliable, — de la responsabilité de l’individu — avec ses droits et ses devoirs explicites vis-à-vis de l’État — à la solidarité collective, fait véritablement époque[18]. En même temps que le droit, se développe l’organisation juridique. Comme les progrès de L’État aux dépens du génos et le développement économique de la Grèbe multiplient les litiges, la justice devient un métier. Athènes surtout connut une vie juridique intense, — précisément parce que la loi, et par suite la chicane, y tendaient à éliminer la violence.

Des pages remarquables de Glotz montrent le rôle qu’a joua Athènes dans l’évolution du droit. Ce rôle a été souvent méconnu. Nous avons eu l’occasion déjà de citer un très beau livre où un esprit ingénieux, Henri Ouvré, étudiait les formes littéraires de la pensée grecque. Ouvré accorde aux Grecs la faculté de créer des constitutions, synthèses ambitieuses, improvisées par la magie d’un vote, réglant tout, prévoyant faut, et préparant aux peuples une éternelle félicité, qui dure quelques mois. Il souligne, il exagère le caractère abstrait, théorique, de leur droit public. Par exemple, dans Athènes, le gouvernement semble une application de l’arithmétique décimale : dix tribus, dix stratèges, cinq cents sénateurs, cinq mille héliastes en activité, mille qu’on tient en réserve, cinquante citoyens à la prytanie, dix mois seulement à l’année officielle... Quant au droit civil, les Grecs sont incapables, selon Ouvré, de lui accorder l’attention calme qu’il exige. Les Romains, eux, considèrent les choses dans le détail ; très raisonneurs, ils dissertent sur des questions menues. Comment fixer ce droit de passage, constituer celle hypothèque, quel fond recevra l’eau de celle gouttière ? Ils ont l’âpre patience du laboureur, qui compte les épis, et mesure, par pieds et par pouces, la bonne terre qu’ont mouillée moins d’averses que de sueurs. Le Romain est un civiliste, non le Grec[19]. Il faut avoir lu toute la fin du chapitre de Glotz sur la justice pour être équitable envers la Grèce. A ses yeux, les ancêtres des jurisprudentes de Rome, ce sont des auteurs dramatiques, des philosophes, des logogriphes. Le souci d’équité et le sentiment d’humanité sont les caractéristiques du droit athénien.

La raison pratique édifiera à Rome un monument juridique en partie définitif. A Athènes, la douceur naturelle et la foi démocratique faisaient de la législation quelque chose de flexible et de mouvant. Athènes a poussé la philanthropie jusqu’à saper dans son fondement rationnel cette institution de l’esclavage sans laquelle la cité semblait condamnée à périr. Et, malgré le principe qui faisait de l’étranger un ennemi, les progrès d’humanité, de pacifisme même, eurent également la plus profonde influence sur le droit international public et privé.

En somme, on peut dire qu’en. Grèce la différenciation du droit ci de la morale ne s’est faire rigoureusement qu’à une époque tardive et que, par suite, le droit a été travaillé par l’élément moral immanent. Si, parfois, se rencontre dans les écrits des philosophes anciens l’expression de loi non écrite, νόμος άγραφυς, ou de loi innée, il suffit de lire attentivement les textes pour s’apercevoir que le terme νόμος est pris au sens ordinaire de coutume ou d’usage[20]. Mais la pensée est pour le nomos une sorte de levain.

Le rôle de la logique, précisément, est bien mis en évidence, lui aussi, dans ce livre.

Les pages de début font apparaître cette poussée sociale dont nous avons parlé ailleurs, montrent à l’œuvre cette volonté anonyme et collective qui subordonne les clans, les γένη, à un intérêt général, au δήμος, comme elle a subordonné les individus à l’intérêt du clan. Bien des passages soulignent, d’autre part, le rapport qui existe entre les institutions et l’atmosphère morale que constituent les mœurs et les idées : Il n’y a pas de dispositions légales qui tiennent contre les mœurs, qui résistent à l’incessante poussée des idées et des mœurs nouvelles. On voit là deux poussées, qui procèdent, l’une d’un sentiment intime et plutôt obscur, l’autre d’une conscience plus ou moins claire du lien social, des besoins sociaux. La société repose sur l’instinct social : les individus sont éléments sociaux. Mais ils peuvent être aussi — selon la hiérarchie que nous avons posée — agents sociaux, ou plus encore, inventeurs sociaux, c’est-à-dire créateurs conscients de logique sociale. Or en Grèce, plus que partout ailleurs dans l’antiquité, l’individu a exercé sur les institutions politiques ci sur le droit une action visible et puissante. Il a même développé sa personnalité au point de devenir à un moment donné un danger pour la société[21].

Tyrans, législateurs, leaders du peuple, politiciens, plus tard, ont établi, puis perverti le régime démocratique. Dans un chapitre bien intéressant sur la tyrannie, Glotz définit — en le rapprochant, à certains égards, du podestat italien[22] — le rôle de ce démagogue, qui sert le peuple pour le dominer et dont le peuple se sert jusqu’au moment où il le trouve inutile et pesant. Mais il y a des constructeurs plus directs et plus conscients de la démocratie. A Athènes surtout, des hommes surgirent, qui attachèrent leur nom à l’œuvre constitutionnelle et juridique : Dracon, Solon, Clisthènes, Éphialtès, Périclès.

L’Athènes du Ve siècle a vécu d’après les lois civiles de Solon et les lois politiques de Clisthènes. Dracon avait déjà corrigé le vieux droit patriarcal, lié à la religion[23], par l’intervention de l’État et les principes d’une morale laïque ; Solon, en pratiquant d’heureuses réformes économiques et sociales et en modifiant la constitution dans un sens démocratique, a achevé la ruine de l’oligarchie. A juger de Clisthènes par ses réformes, c’était un homme supérieur, vrai type de l’Ionien, à l’esprit aussi pratique que logique,... pondéré et novateur ; plus hardi encore que Solon, il n’a pas voulu se mouvoir sur le terrain de la tradition ; il n’a pas voulu retoucher seulement et perfectionner. Sans se soucier des usages en vigueur, il a renouvelé et recréé, en ce qui est le plus essentiel, la vie même de la République... C’est la première tentative à nous connue de fonder une constitution non sur la tradition mais sur la raison[24]. Périclès, enfin, élève des philosophes, réalise la démocratie totale.

Dans celle évolution des institutions démocratiques, il est difficile de ne pas admettre une part de survivance religieuse ; mais il est difficile de la préciser. Ainsi le Tirage à la fève est-il, au fond, une sorte d’abandon à la divinité ? Peut-on dire que tous les principes qui nous paraissent aujourd’hui l’émanation même de la raison laïque dérivent du désir de découvrir la volonté des dieux, que toutes ces entités qui dominent les États modernesla volonté du peuple, l’infaidibilité du suffrage universeldoivent leur caractère à ce que le peuple a pris la place du roi qui a succédé au dieu ?[25]. Dans tous les cas, Athènes a accompli une transformation rapide et profonde, une rationalisation absolue de ces éléments religieux qu’impliquent les sociétés primitives. Glotz rappelle et cite l’admirable commentaire de Thucydide sur far démocratie athénienne, dont chaque mot est comme une médaille d’or pur à l’effigie d’Athéna Poliade, et où il y a des maximes dont on dirait qu’elles ont inspiré la Déclaration des Droits de l’Homme.

On ne saurait exagérer la nouveauté et l’importance de ce travail de réflexion sur la société, qui accompagne désormais le travail de réflexion sur la nature. La recherche du bien social deviendra de plus en plus matière à étude théorique : elle aboutira à la critique impitoyable ou régime démocratique, des excès où il peut tomber — et où, effectivement, les politiciens de métier ont entraîné Athènes ; au désir que les philosophes soient rois dans les cités, ou que les rois et les dynastes soient de bons philosophes, que l’autorité politique et la philosophie coïncident[26].

La théorie enfantera des chimères de toutes sortes. Mais Athènes, à son miraculeux apogée, n’en a pas moins été l’école de l’humanité entière et pas seulement de la Grèce. Il y a eu des heures privilégiées où elle a réalisé la conciliation la plus heureuse des besoins de l’État et des aspirations de l’individu, sous la souveraineté de la loi qui fait régner avec elle la raison, le nous, le logos, — la logique[27].

Quand les circonstances ont rendu l’Empire possible, et même nécessaire, l’hellénisation du monde a vulgarisé le type de la polis, maintenu bien des principes de la démocratie, mais non les dispositions qui montrent le mieux l’esprit de la législation athénienne, qui en font éclater le puissant individualisme et la belle philanthropie. Dans les temps modernes, les hommes de la Révolution et les philosophes leurs maîtres se sont inspirés plus d’Athènes que de Rome lorsqu’ils ont jeté les bases de l’État moderne.

Mais, comme le dit si bien Glotz, la Cité est une toute petite chose par la place qu’elle occupe dans l’espace et par le nombre des citoyens. Ce devait être pour des États modernes un problème capital d’adapter les institutions de la Grèce, dans ce qu’elles avaient de plus logique, à des sociétés de structure très différente. Sur un exemplaire (édition princeps, Amsterdam, 1762) du Contrat social, si manifestement inspiré, à travers les âges et les textes, de la démocratie grecque[28], je lis ces lignes datées de 1791. Si toutes les parties du système exposé dans ce contrat social ne sont pas applicables au gouvernement d’un peuple disséminé sur une vaste surface, il sera éternellement recommandable par les grandes vues du bien public qu’il renferme[29].

 

Il faudra toujours lire la Cité antique, parce qu’elle contiens urne large part de vérité et que c’est une admirable construction, aux lignes sévères et pures. Mais, pour rivoir exagéré la liaison des institutions et des croyances, Fustel exagère la ressemblance des Grecs et des Romains, comme aussi lac différence — qu’il estime radicale et essentielle — des peuples anciens et des sociétés modernes.

Il faudra avoir lu la Cité grecque — et, d’autre part, les tomes XVIII, XIX, XXII de notre série romaine — pour comprendre l’évolution de la société en Grèce, l’apport durable, malgré ses éléments de caducité, de la République athénienne, l’élargissement de la cité romaine en État territorial et en Empire.

Et en lisant le livre de Glotz, si riche — nous l’avons dit — de savoir, de réflexion, de citations heureuses, de frappantes évocations, comme à la lecture de la Cité antique, on éprouvera un sensible plaisir esthétique. Plaisir varié : car dans ces pages, gui ont le charme de la vie et de la couleur, on tombe, à chaque instant, sur des formules vigoureuses qui donnent à l’esprit une autre sorte de contentement.

 

HENRI BERR.

 

 

 



[1] T. VI, Avant-propos, p. V.

[2] T. VII, Avant-propos, p. V.

[3] Rappelons, cependant, da révolution égyptienne, où l’individu a déchaîné ses appétits et s’est rué contre toutes les disciplines : voir MORET, t. VII, pp. 255 et suiv.

[4] Voir JARDÉ, t. X, Avant-propos, p. XI. — RENOUVIER, dans l’Introd. à la Philosophie analytique de l’Histoire (p. 92), oppose, de façon frappante, à ses grands empires qui vouaient des races entières à la mort morale, ces populations qui ont créé la science libre et la loi et organisé des premières républiques.

[5] Cf., t. X, p, 355.

[6] Voir DAVY, t. VI.

[7] Cf., pour Rome, HOMO, t. VI. — Sur des noms de clans et leur origine, voir AD. REINACH, Atthis, les origines de l’État athénien (extrait de la R. S. H., 1919), pp. 19-20.

[8] AD. REINACH, p. 30 : βαίνω et λαός, — étymologie, d’ailleurs discutée.

[9] Δήμος = part de territoire qui appartient à une communauté, pays ; population d’un pays, ensemble du peuple ; plus tard seulement peuple, par apposition aux chefs, ou ensemble des citoyens libres, démocratie.

[10] Formule de COURNOT dans le Traité de l’enchaînement des idées fondamentales, p. 460.

[11] JARDÉ, t. X, p. 360.

[12] Voir sur le rôle de Périclès : JARDÉ, t. X, pp. 350-353 : par sa compréhension des intérêts de l’hellénisme, par sa largeur de vues qui embrassait le monde grec tout entier, il était digne de réaliser l’unité de la Grèce, et  cette unité avait été possible.

[13] JARDÉ, t. X, p. 325. Sur la question de l’unité, voir toute la quatrième partie et la conclusion de ce tome X.

[14] Voir JOUGUET, t. XV.

[15] Voir t. I, Introd. générale, p. XI. Pour la thèse durkheimienne de la religion matrice des institutions, cf. notre Synthèse en Histoire, p. 201. — Fustel de Coulanges, lui, sans faire de la pensée de l’homme quelque chose de social, donne à cette pensée un rôle souverain dans la genèse de la société : Il faut bien penser à l’excessive difficulté qu’il y avait pour les populations primitives à fonder des sociétés régulières. Le lien social n’est pas facile à établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si libres, si inconsistants (?). Pour leur donner des règles communes, pour instituer le commandement et faire accepter l’obéissance, pour faire céder la passion à la raison, et la raison individuelle à loi raison publique, il faut assurément quelque chose de plus fort que la force matérielle, de plus respectable que l’intérêt, de plus sûr qu’une théorie philosophique, de plus immuable qu’une convention, quelque chose qui soit également au fond de tous les cours et qui y siège avec empire. Cette chose-là, c’est une croyance. Il n’est rien de plus puissant sur l’âme. Une Croyance est l’œuvre de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de la modifier à notre gré... L’homme peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à sa pensée... L’idée religieuse a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur de la société (14e édition, p. 148) (?).

[16] Cf. TOUTAIN, t. XX, Avant-propos, p. XVII.

[17] Sur les rapports de l’économique et du politique, cf. JARDÉ, t. X, p. 261 ; KOWALSWSKI, Annales de l’Inst. int. de Sociologie, t. XIV, pp. 187-238 ; R. HUBERT, Manuel de Sociologie, pp. 219-213.

[18] Notons qu’entre la θέμις et le νόμος, il y a la δίκη, qui est d’abord la justice interfamiliale. Mais la notion de δίκη s’élargit et finit par se confondre avec les νόμοι : δίκαιος et νόμιμος sont synonymes. Quand l’idée d’égalité s’associe à l’idée de justice, la cité cherche le κόσμος, le bon ordre (textes d’Hérodote et de Thucydide). C’est de la cité que le concept de κόσμος passe à l’univers comme aussi celui de νόμος : la notion de loi naturelle ne s’explique que par les progrès du développement juridique. Voir, sur ces divers points, une discussion intéressante dans l’Année Sociologique, t. XI, pp. 282-286.

[19] OUVRÉ, Les formes littéraires de la pensée grecque, pp. 209-213.

[20] BROCHARD, La morale ancienne et la morale moderne, dans Études de phil. ancienne et de phil. moderne, p. 492. Cf. GOMPERZ, les Penseurs de la Grèce, t. III, p. 341 : Les domaines du droit et des mœurs, de ce qui est coercitif et de ce qui n’impose aucune contrainte, étaient bien loin d’être strictement définis. Cela ressort clairement... de l’emploi d’un seul mot pour des deux choses. Tout usage, même le plus insignifiant, le plus indifférent, par exemple telle mode de porter les cheveux ou la barbe, s’appelle nomos ; la loi la plus sérieuse, la plus grave, même celle dont dépend la vie, par exemple l’interdiction du meurtre, s’appelle aussi nomos. Voir également DECLAREUIL, t. XIX, avant-propos, p. IX, et pp. 8-10.

[21] Sur l’individualisme grec, on peut voir MAX WUNDT, Griechische Weltanschauung, analysé dans A. DIÈS, Autour de Platon, t. I, pp. 55 et suiv.

[22] Cf. AD. REINACH, ouvr. cité, pp. 16, 66, 67.

[23] GLOTZ étudiait ce vieux droit dans ses thèses, si importantes la Solidarité de la famille en Grèce et l’Ordalie dans la Grèce primitive.

[24] Voir AD. REINACH, ouvr. cité, pp. 45, 70, 71-72 : les dernières lignes sont traduites de G. DE SANCTIS, ΆΤΘΙΣ.

[25] Voir AD. REINACH, ouvr. cité, pp. 76-85.

[26] PLATON, République, 473 b. Voir E. BRÉHIER, Hist. de la Philosophie, I, Ire partie, p. 143 ; cf. p. 250, Sur l’opposition de Platon, architecte politique, et d’Aristote, observateur des sociétés, cf. P. JANET, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, 3e édit., t. I, pp. 229 et suiv.

[27] ... La substitution des codes aux coutumes, l’établissement des constitutions écrites, les exposés des motifs de lois, l’établissement d’un droit des gens écrit, et enfle les Déclarations des Droits... tout cela n’est que le développement naturel d’un seul et même fait : l’extension progressive de la raison, et le gouvernement des choses humaines par la raison. P. JANET, ouvr. cité, p. LXX. Sur les préambules de lois dans l’antiquité, d’attributions douteuses, mais qui, à tout prendre, font honneur à la Grèce. Voir ibid., p. 60.

[28] Voir une note de Rousseau, livre I, chap. VI, qui commence ainsi : Le vrai sens de ce moi (Cité) s’est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un Citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville, mais que les Citoyens font la Cité. — Pour les idées de Rousseau (et de Condorcet) sur le gouvernement direct par le peuple, voir H. SÉE, L’évolution de la pensée politique en France au XVIIIe siècle, pp. 293-294.

[29] Rousseau, d’ailleurs, a vu te problème : Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire il le faisait par lui-même ; il était sans cesse assemblé sur ta place.... Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il soit désormais possible au Souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits si la Cité n’est très petite. Livre III, chap. IV. Il suggère des fédérations.