NAPOLÉON III INTIME

 

1848-1870

XIV. — LA DIGNITÉ NATIONALE - PREMIÈRE PÉRIODE DE 1852 À 1861.

 

 

Le point de départ. — Défiances de l'Europe ; convoitises de la Russie ; froideur de l'Angleterre. — Le mariage de l'empereur. — L'entente cordiale avant 1848. — L'homme et le cheval. — L'entente cordiale après 1852. — Où Napoléon III en arrive comme par enchantement. — L'Europe à la naissance du Prince Impérial. — 30 mars 1814 et 30 mars 1856. — L'arbitre du continent. — L'Europe après l'attentat d'Orsini. — Premiers nuages de l'entente cordiale. — Comment ils sont dissipés. — Ni sacrifices ni rupture. — A quoi aboutit la Conférence de Varsovie. — Ce qu'on dit alors de Napoléon III. — Les causes de sa suprématie. — Modération. — Simplicité. — Générosité. — Courtoisie. — Napoléon III et l'Empereur de Russie. — Napoléon III et l'Empereur d'Autriche. — Napoléon III et le roi de Naples. — Napoléon III regretté par des princes de la maison de Bourbon. — Napoléon III jugé par la reine d'Angleterre. — A qui nous avons dû nos succès. — A qui nous avons dû nos revers.

 

De quelle façon Napoléon III s'appliquait à exécuter les divers articles de son programme de politique intérieure, nous venons de le montrer. Quant à son programme de politique extérieure, il l'avait résumé en un mot : Dignité Nationale. Comment le remplit-il, dans cette première période de son règne où il gouverna seul, c'est-à-dire depuis le jour où il monta sur le trône jusqu'au jour où il signa spontanément les décrets du 24 novembre ; et commenta dans la seconde période, toute différente, où l'Empire autoritaire se transforma peu à peu en empire libéral ? C'est ce qu'il nous reste à examiner.

Avec quelle inquiétude les grandes puissances avaient vu renaître cette dynastie des Bonaparte, autrefois détrônée par leurs communs efforts ; quelle peine elles avaient eue à accepter ce nom de Napoléon III, première atteinte, — semblant en présager d'autres, — aux stipulations de 1815 ; de quelle mauvaise grâce les souverains accoutumés à régenter l'Europe avaient accueilli parmi eux ce prince habile et résolu, dans lequel ils pressentaient, sinon un maitre, du moins un dangereux rival, — on ne l'a pas oublié.

L'Empire, au mois de janvier 1853, bien que reconnu après de laborieux efforts, n'en restait pas moins suspect aux gouvernements[1]. Dans ce mois de janvier en effet, la Russie reprenait, avec une sorte d'ardeur fébrile, ses tentatives de 1840 et de 1844, pour isoler la France[2]. Dans ce mois de janvier, un nouveau cabinet se constituait à Londres sous la direction de Lord Aberdeen, et sous les auspices les moins rassurants pour le nouvel Empire Français[3]. Dans ce mois de janvier enfin, au lieu d'épouser une princesse inconnue, dont l'alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices le nouvel Empereur épousait, une femme d'une naissance élevée, française par le cœur, par l'éducation[4], et douée de toutes les qualités de l'âme, vers laquelle il s'était senti attiré par le sentiment le plus vif. Et, pour justifier cette préférence, il disait avec une fière simplicité :

La France, par ses révolutions successives, s'est toujours séparée brusquement du reste de l'Europe ; tout gouvernement sensé doit chercher à la faire rentrer dans le giron des vieilles monarchies ; mais ce résultat sera bien plus sûrement atteint par une politique droite et franche, par la loyauté des transactions que par des alliances royales, qui créent de fausses sécurités et substituent souvent l'intérêt de famille à l'intérêt national....

Quand, en face de la vieille Europe, on est porté par la force d'un nouveau principe, à la hauteur des anciennes dynasties, ce n'est pas en vieillissant son blason et en cherchant à s'introduire à tout prix dans la famille des rois qu'on se fait accepter. C'est bien plutôt, en se souvenant toujours de son origine, en conservant son caractère propre, et en prenant franchement vis-à-vis de l'Europe la position de parvenu, titre glorieux lorsqu'on parvient par le libre suffrage d'un grand peuple[5].

 

Pour écarter tous les obstacles que lui créaient et son nom inquiétant et notre passé révolutionnaire et ce titre de souverain parvenu, par lequel il semblait s'en réclamer ; pour entrer, pour faire rentrer la France dans le giron des vieilles monarchies défiantes, Napoléon III ne pouvait donc compter que sur son habileté ; — son habileté suffit.

Non par droit de naissance, non par droit d'alliance, mais par droit de conquête, il sut forcer, en moins de trois ans, ce giron fermé, pour y prendre sa place ; et quelle place l Au milieu de l'année 1853, la France n'occupait encore en Europe qu'une situation précaire ; avant la fin de l'année 1855, elle y tenait le premier rang ; et cette suprématie, reconquise comme par enchantement[6] n'était pas seulement reconnue ; elle était acceptée par les autres puissances. L'histoire offre-t-elle beaucoup d'exemples d'un pareil changement à vue dans la fortune d'un peuple ?

Pour répondre aux tentatives de la Russie en Orient le neveu de Napoléon avait commencé par tendre la main à l'Angleterre, et renouer avec elle l'entente cordiale, mais non dans les conditions onéreuses où nous l'avions autrefois connue. De Ham il avait nettement indiqué déjà de quelle façon il la comprenait : Nous désirons qu'une bonne intelligence règne entre les deux peuples les plus civilisés du globe, mais à condition que la dignité et les droits de chacun auront été pesés du même poids et dans la même balance[7].

C'est ainsi qu'arrivé au pouvoir il entendait la pratiquer ; et c'est ainsi qu'il la pratiqua toujours. M. de Talleyrand l'avait bien comprise comme lui : L'alliance de la France et de l'Angleterre, avait-il dit, est aussi naturelle que celle de l'homme et du cheval ; seulement il faut faire en sorte de ne pas être le cheval. Mais, devenu ambassadeur à Londres, après la révolution de juillet, le prince de Bénévent ne put guère y déployer son talent d'écuyer ; il dut souvent, au contraire, sentir la cravache et l'éperon. Lord Palmerston, ayant tout fait, de l'aveu de sir Henri Bulwer, pour le dégoûter, y réussit ; et le vieux diplomate, à bout de patience, abandonna la partie. Son successeur, le maréchal Sébastiani, n'eut pas beaucoup plus de satisfactions[8]. Plus son gouvernement faisait d'avances à l'Angleterre plus celle-ci se montrait exigeante et rêche. En Belgique, en Orient, en Italie, en Suisse, au Maroc, en Grèce, nous apercevions ou devinions toujours sa main, cherchant à nous jouer quelque tour. Lorsqu'à propos des mariages espagnols la France voulut désarçonner sa trop pesante alliée, celle-ci passa des mauvais procédés à l'offense : on ne peut qualifier autrement l'acte de son ambassadeur à Paris, lançant des invitations pour un bal et faisant réclamer à notre ministre des Affaires Étrangères celle que, par erreur disait-il, on lui avait adressée... Quand Napoléon III fut sur le trône, l'Angleterre, même aux heures de désaccord, ne songea plus à nous traiter aussi cavalièrement. Nous ne voulons pas dire qu'elle ait dû se résigner alors au rôle inférieur qu'elle nous avait jadis imposé, — c'est été en tout cas un cheval bien ombrageux, bien rétif ; — mais ce que nous pouvons affirmer c'est que jamais, en aucune occasion, ce rôle ne fut plus le nôtre.

La guerre, dont l'alliance franco-anglaise était le prélude, ayant eu lieu, quels en furent les résultats ? Selon notre habitude nous n'allons pas le demander aux thuriféraires du régime impérial, mais aux historiens les moins disposés à l'encenser. Le cabinet des Tuileries, — disent-ils, — prenant le rôle de défenseur du droit public européen... avait infligé à la Russie l'isolement diplomatique que celle-ci avait prétendu provoquer pour lui-même[9]. La coalition qui s'était formée en 1840 contre Louis-Philippe se reformait aujourd'hui contre lui, sous l'impulsion de Napoléon III... La politique russe était ramenée de cinquante ans en arrière[10]. Et qui en profitait ? La France, à peu près seule : L'expédition de Crimée avait changé la face du monde... En séparant l'Autriche de la Russie, en rapprochant la France de l'Angleterre, elle avait fait disparaître le dernier souvenir de la Sainte-Alliance[11]. Elle n'avait pas seulement rompu la Sainte-Alliance ; elle avait amoindri en détail les puissances qui la composaient : Le gouvernement impérial avait révélé à l'univers le secret d'une double faiblesse, en frappant du même coup le prestige de l'Angleterre et celui de la Russie. Il avait annulé la Prusse, admise, comme par grâce, à signer les actes de Paris sans avoir participé à leur négociation. Il avait compromis l'Autriche en rendant à cette cour l'ingratitude plus périlleuse l'avenir qu'elle ne lui avait d'abord été profitable... Jamais pouvoir n'avait conquis une position plus forte au dehors[12].

De cette position si forte, Napoléon III ne va-t-il pas abuser ? Ses alliés, à qui le succès remporté en commun profitait beaucoup moins qu'à lui, se le demandent avec quelque émoi. Lord Malmesbury écrit, le 24 octobre 1855, à Lord Stanley : Ce que je redoute, c'est que, la guerre terminée, il ne veuille pas rappeler ses armées, sans avoir l'unique conquête à présenter à ses compatriotes. Voudra-t-il Candie ou Chypre ? Je ne sais ; mais ce que je sais c'est que personne ne pourra l'empêcher de faire ce qui lui plaira. Ce qui lui plaisait ce n'était pas de prendre Chypre ou Candie ou n'importe quel autre territoire, c'était simplement de faire sentir à la Russie, sous les yeux de l'Europe, la force et la générosité de la France. L'Angleterre eût souhaité un résultat plus solide ; et déçue par la magnanimité de l'Empereur, qui nous assurait l'amitié de la Russie, elle n'osait toutefois s'en plaindre trop vivement. La paix fut signée le 30 mars, jour anniversaire de l'entrée des armées coalisées à Paris. Les puissances qui, en 1814, étaient venues affirmer les défaites de la France dans sa capitale s'y trouvaient réunies en 1856 pour y consacrer le triomphe de sa politique et de ses armes. Napoléon Ier avait mainte fois soumis l'Europe, il ne l'avait jamais persuadée. Napoléon III avait le bonheur de remporter dans les esprits des victoires que son oncle n'avait pu remporter décisives sur le champ de bataille ; il avait plus fait que vaincre l'Europe, il l'avait convaincue[13].

Quelques jours avant la signature du traité de paix, Napoléon III a eu un fils ; et l'Europe entière a paru s'intéresser à sa joie. Dans plusieurs pays le premier ministre venait présenter au représentant de la France les compliments de son souverain. La municipalité de Londres et celle d'Édimbourg envoyaient une adresse à l'Empereur. Des salves étaient tirées par tous les vaisseaux de la flotte britannique et, comme pour un événement national, les élèves de tous les collèges d'Angleterre obtenaient un jour de congé. Le Standard disait : La naissance d'un héritier du trône de France n'est guère moins satisfaisante pour le peuple anglais que pour la nation française. L'armée russe s'associait à cette manifestation générale de sympathie en illuminant ses lignes. Enfin les membres du Congrès de Paris venaient solennellement déposer au pied du trône leurs félicitations et leurs vœux.

Se reportant à cette radieuse époque, M. Weiss écrivit, en 1869, que l'Empereur était alors l'arbitre du continent, qu'il avait fait de la France, la maîtresse de l'Europe ; M. de Pène, au lendemain de la mort de Napoléon III, qu'il nous avait ramenés à un degré de gloire et d'éclat dont le secret semblait perdu depuis Louis XIV et Napoléon, qu'il paraissait porter à la fois le sceptre de la France et celui du monde ; et, un peu plus tard, qu'en ce beau temps le nom de Français était une fierté, une sauvegarde et comme une escorte qui vous accompagnait au bout de l'univers ; — M. Valbert enfin qu'à la suite de la guerre de Crimée, Napoléon était l'objet de toutes les attentions, de tous les empressements ; que petites et grandes monarchies recherchaient son amitié ; que l'Europe entière lui faisait la cour[14].

Parmi toutes ces cours qui se disputaient sa faveur et son alliance, nulle ne semblait y attacher plus de prix que la cour de Russie vaincue par nous, la cour de Russie, qui, trois ans plus tôt, lui avait marchandé le titre de Frère. M. de Morny, envoyé comme ambassadeur extraordinaire auprès du nouveau czar, écrit à notre ministre des Affaires Étrangères : La Russie se donne à nous aujourd'hui corps et âme. Le prince Gortschakoff lui dit : L'Empereur Napoléon est le seul souverain des puissances de premier ordre en qui nous ayons confiance. Le Czar témoigne cette confiance en abandonnant à l'Empereur le règlement de toutes les questions laissées en litige par le traité de Paris. La société, la population russe sont animées des mêmes sentiments. Les mots de sympathie pour la France, écrit encore le comte de Morny, commencent à me prendre sur les nerfs, tant on nous les répète... Les Français qui résident dans ce pays depuis trente ans et qui ne se sont jamais vus à pareille fête, se rengorgent en voyant comme on nous traite, comme la France a le haut du pavé[15]. Le Czar, comme s'il voulait ainsi rendre plus naturelle, plus facile une alliance sincère entre son peuple et notre nation démocratique, inaugure une politique nouvelle en abolissant le servage ; — d'où naît cette curieuse légende de la Napoleonowschina — petite secte russe adorant Napoléon comme une divinité — : que le grand Empereur, être immortel, a reparu en Crimée, pour sommer Alexandre II de tenir la promesse que lui avait faite Alexandre Ier.

Deux ans après la naissance du prince impérial, un autre événement, d'une nature bien différente, offrait aux puissances étrangères une nouvelle occasion de manifester leurs sentiments pour Napoléon III ; aux Français, de constater quelle place leur souverain occupait en Europe. Dès qu'elles apprennent l'attentat d'Orsini, toutes les cours adressent à l'Empereur de chaleureuses félicitations ; plusieurs les lui envoient par un ambassadeur extraordinaire ; le roi de Danemark et le roi de Prusse, par un prince de leur famille. Lord Palmerston, premier ministre d'Angleterre, dit à la Chambre des Lords : Nous sentons tous quo sa vie et le maintien de sa dynastie ont le plus grand prix, non seulement pour le peuple qu'il gouverne, mais pour les intérêts généraux de l'Europe. La Gazette autrichienne en dit autant : La vie de l'empereur Napoléon est un bien précieux, qui appartient au inonde entier ; et les hommes, par millions, même en dehors des vastes limites de l'Empire français, doivent remercier le ciel avec ferveur de nous l'avoir conservé. Au comte de Morny, rentré en France, le prince Gortschakoff écrit : Ma pensée est absorbée par l'émotion de ce qui vient de se passer chez vous : c'est non seulement le bonheur de la France, mais le repos du Inonde que les misérables avaient mis en question ; et je ne me rappelle pas de prière plus fervente que celle que j'ai adressée à Dieu pour le remercier de cette préservation miraculeuse. Je ne crois pas que la tentative qui a eu lieu à Paris ait été un crime isolé !... On aura voulu faire crouler l'édifice de l'ordre social, en s'attaquant à la clef de voûte... Vous vous seriez senti chez vous si la nouvelle de l'attentat vous avait trouvé à Saint-Pétersbourg. La même pulsation s'est manifestée sur les bords de la Newa comme sur ceux de la Seine[16].

Enfin, quelque temps après, faisant allusion à la catastrophe qui avait menacé cet homme providentiel, un jeune et éloquent membre des Cortès de Madrid, M. Aparici y Cuijarro, citait à la tribune, en y adhérant, ce mot qu'un de ses amis avait coutume de répéter : Je vivrai tranquille tant qu'il y aura un napoléon dans ma poche et un Napoléon sur le trône de France[17].

L'attentat qui avait provoqué ces manifestations si flatteuses allait pourtant soumettre l'entente cordiale à une première épreuve. Les bombes jetées sous la voiture de l'Empereur avaient été fabriquées à Londres, où cette industrie révolutionnaire s'exerçait librement, presque au grand jour. Dans une adresse un peu vive, des colonels français protestèrent contre l'hospitalité accordée par l'Angleterre aux assassins. De plus, on connaissait le fabricant ; on demandait son extradition, sans pouvoir l'obtenir. De là un échange de communications aigres-douces entre les deux gouvernements, de récriminations entre les journaux de Londres et de Paris, qui avaient failli amener la brouille. Nos relations avec la France sont extrêmement tendues, — écrivait Lord Malmesbury, le 24 février 1858, — et il faudra dans les deux pays beaucoup de bonne volonté pour détourner l'orage qui les menace. Cependant j'ai grande confiance non seulement dans le bon sens de l'Empereur, mais encore dans le vif désir que je lui connais de rester en bons termes avec l'Angleterre. Le bon sens de l'Empereur parvint en effet à tout apaiser ; et, après nous avoir acquis l'amitié de la Russie, à nous conserver, en même temps, celle de l'Angleterre.

Plus d'une fois cependant nous devions être sur le point de la perdre. L'entente cordiale allait rencontrer bien des écueils, mais les tourner, sans jamais s'y briser complètement. La France désire l'exécution du canal de Suez ; l'Angleterre y est nettement opposée. — La France veut chasser l'Autriche de l'Italie ; l'Angleterre estime qu'elle y doit rester ; son ministre des Affaires Etrangères écrit officiellement : Nous ne consentirons à aucune modification aux arrangements territoriaux de 1815[18]. La France, après la campagne de 1859, veut s'annexer, si les populations y souscrivent, le comté de Nice et la Savoie ; l'Angleterre, qui ne s'est jamais rien annexé, trouve notre prétention exorbitante : La Chambre des Lords est, en grande majorité, hostile à la France ; il y a eu un tollé général contre cette cession[19]. — La France, après avoir affranchi partiellement l'Italie, entend protéger le Pape ; l'Angleterre, devenue plus dévouée que nous aux intérêts italiens, prétend nous faire évacuer Rome. — La France va au secours des chrétiens de Syrie, dont elle est la protectrice naturelle ; l'Angleterre, comprenant peu qu'on fasse la guerre pour une idée, ni pour un sentiment, nous suppose quelque arrière-pensée de conquête en Orient et nous y voit rester avec un vif dépit.

Sur aucun de ces points la France n'a cédé aux injonctions de l'Angleterre. Le canal de Suez a été entrepris ; la guerre d'Italie a eu lieu ; les arrangements territoriaux de 1815 ont été modifiés ; Nice et la Savoie sont devenues des provinces françaises, et, — nouveau déboire pour nos voisins, — la Russie l'a pleinement approuvé[20] ; nous n'avons quitté la Syrie qu'à notre heure, après avoir garanti par une convention la sécurité des chrétiens ; nous sommes restés à Rome jusqu'à ce que les Italiens se fussent engagés par la convention du 15 septembre 1865 à y renoncer ; et en signifiant au cabinet de Londres que plus il réclamerait le départ des troupes, plus il l'ajournerait[21].

Passant en revue tous ces différends, réglés à notre satisfaction, Louis Blanc écrivait, de Londres, au journal Le Temps que l'Angleterre soulagerait sa mauvaise humeur par de mauvais propos, mais n'irait pas plus loin, parce qu'elle désirait passionnément vivre avec nous en bonne intelligence ; que l'idée d'offenser, même légèrement, la France était étrangère à tous les partis. Et, dans le même journal, M. Schérer disait un peu plus tard : L'histoire de l'Empire n'est que la série des échecs subis par la politique de Lord Palmerston. On dirait en vérité que la France de 1852 s'est chargée de venger les griefs de la France de 1830[22].

Mais si Napoléon III vengeait nos anciens griefs, en faisant respecter en toute occasion par nos alliés les droits, les intérêts, la dignité de la France, il savait assez bien ménager également leur propre dignité, reconnaître leurs propres droits et servir, à l'occasion, leurs propres intérêts, pour ne jamais s'aliéner ni le gouvernement, ni l'opinion de l'Angleterre[23]. Après cette guerre d'Italie qui leur avait causé un tel déplaisir, le Morning Post disait : Il nous faut remonter jusqu'à Austerlitz pour trouver une paix acquise avec autant d'éclat ; et le Morning Chronicle : Les succès de l'Empereur Napoléon dans cette courte lutte sont si complets, si extraordinaires, que l'on croit lire un épisode des contes arabes plutôt qu'un chapitre de notre histoire moderne... Quoi qu'il en puisse corder à la jalousie et à l'orgueil du peuple anglais d'applaudir au triomphe de l'Empereur des Français, ce serait manquer à la justice et à la décence que de refuser à ce souverain le tribut de nos louanges. On ne saurait nier qu'il est sorti de cette épreuve le plus grand homme de son temps. Même après la douloureuse annexion de Nice et de la Savoie, le premier de ces deux journaux n'hésitait pas à dire encore : Accueilli dans le principe en Europe avec une jalousie extrême, Napoléon III a su commander le respect par la dignité constante de son attitude. L'antagoniste le plus obstiné de l'Empereur est forcé d'avouer qu'il a maintenu l'honneur et l'influence de son pays avec une habileté remarquable, un courage inflexible. Enfin l'Impératrice, voyageant, vers la fin de 1860 en Angleterre, pour réagir contre le profond chagrin que lui avait laissé la mort de sa sœur, y recevait partout le plus chaleureux accueil[24].

Comme le gouvernement anglais, d'autres cours s'étaient émues de la nouvelle brèche faite aux arrangements de 4845 et de l'intérêt manifesté par Napoléon III aux peuples opprimés. Elles se réunissent à Varsovie pour en causer : le prince Gorstchakoff les engage vivement à se tenir tranquilles, et surtout à laisser tranquille l'Empereur des Français, qui, après tout, malgré ses velléités démocratiques, est la seule individualité avec laquelle on puisse sortir l'Europe du gâchis où elle menace de tomber[25]. Les représentants des autres puissances se rangent à son avis ; si bien que cette réunion, inspirée par un sentiment de défiance à l'égard de Napoléon III, aboutit à constater, une fois de plus, sa force et sa suprématie, comme Pie IX le disait au duc de Gramont[26].

Pendant ce temps, notre armée, après une courte et brillante campagne, rétablissait la croix à Pékin, et notre flotte s'emparait de la Cochinchine, ajoutant deux nouveaux succès à tous ceux que nous avions remportés depuis 1852[27]. Bien qu'aimant fort peu Napoléon III, M. de Grandlieu avouait, il y a quelques années, que si son règne se fût terminé en 1860, le neveu du Conquérant et de l'auteur du Concordat eût laissé le doute de savoir s'il n'aurait pas été aussi grand que l'oncle.

M. de Tocqueville détestait encore plus l'Empire ; il le détestait à. ce point que Napoléon III étant venu à Cherbourg, tandis qu'il était lui-même tout près de là, le voisinage des pompes impérialistes, — il n'osait l'avouer qu'à ses plus intimes amis, — l'avait rendu malade. Les succès de l'Empereur ne pouvaient donc lui être agréables : il ne songeait pourtant pas à en contester l'éclat : Je ne sais, écrivait-il à la fin de cette brillante période, si aucun homme sur la terre a jamais vu succéder à dix années d'infortune dix années d'une prospérité aussi inouïe.

D'où pouvait venir ce changement si complet et si prompt ? Comment Napoléon III avait-il aussi vite conquis cette prépondérance on Europe ? Comme il avait conquis le pouvoir et la popularité en France : par les mêmes qualités d'esprit, de caractère... Lamartine disait, vers cette époque : Après une première conversation, suivie de beaucoup d'autres, je reconnus en lui, malgré mes préventions contre son nom, l'homme d'État le plus sérieux et le plus fort de tous ceux, sans aucune exception, que j'eusse connus pendant ma longue vie[28]. Un Italien, Massimo d'Azeglio, devait dire, peu après, lui aussi : Mon idée fixe est que, dans l'histoire, le neveu aura le dessus sur l'oncle... Beati vos francesi beati tout le monde qu'il y ait un pareil homme à la barre ![29] Sans pousser jusque là l'éloge, sans lui attribuer sur Napoléon une supériorité

à laquelle sa modestie était si loin de prétendre, — dans sa lettre au prince Napoléon il se déclarait lui-même un pygmée auprès du grand Empereur, — tous les princes, tous les ambassadeurs, tous les hommes d'État, qui avaient traité des grands intérêts européens avec Napoléon III admiraient la profondeur de ses vues et l'élévation de ses sentiments. Le prince de Metternich, à l'issue du Congrès de Paris, le définissait dans une lettre au Baron de Hügel la raison cristallisée[30]. Le comte de Beust constatait, dès ses premières relations avec lui, ce qu'après sa chute il a dit, dans un livre assez malveillant d'ailleurs : qu'on pouvait compter sur sa parole quand il s'agissait de traités internationaux. Au moment où l'on signait le traité de Paris, le duc de Mortemart, — le ministre in extremis de Charles X, son ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg, devenu sénateur de l'Empire, —avait écrit au maréchal de Castellane, son ami : Voici une belle paix ! Et ce dont je puis vous assurer c'est que mon voisin de tente pendant la guerre des Balkans, en 1828, Orloff, est dans l'enthousiasme de notre Empereur. Il le proclame l'arbitre du juste et du vrai dans le monde[31].

Cette autorité morale, ce prestige, Napoléon III les devait surtout à cette faculté dominante que nous avons souvent signalée et grâce à laquelle il restait toujours assez maitre de lui pour ne pas abuser de ses succès au dehors plus qu'il n'abusait de son pouvoir au dedans : Ce qui fait une si grande place en Europe à votre Empereur, — disait le roi Léopold à M. de Laguéronnière, — ce n'est pas sa fortune si haute, ce n'est pas son origine si glorieuse, c'est sa modération.

Cette fortune si haute, en effet, ne l'avait pas enivré. On se rappelle sans doute qu'il avait écrit à son père : Le malheur est facile à supporter ; c'est le bonheur qui est la véritable pierre de touche du caractère humain. Son caractère bien trempé avait résisté à l'épreuve du bonheur. Do ses succès éclatants il jouissait surtout pour la France ; à lus attribuait à la protection d'en haut et à la vertu de son principe, qui lui permettait de grouper en un faisceau toutes les forces du pays, — sans jamais humilier, par la moindre jactance, les nations sur lesquelles il les avait remportés. Quand le Prince Impérial était né, sous de si brillants auspices, il avait répondu aux félicitations du Corps Législatif : Confiant dans la Providence, je ne puis douter de sa protection, en la voyant relever par un concours de circonstances extraordinaires tout ce qu'il lui avait plu d'abattre, il y a quarante ans... Les acclamations unanimes qui entourent ce berceau ne m'empêchent pas de réfléchir sur la destinée de ceux qui sont nés et dans le même lieu et dans des circonstances analogues... L'histoire a des enseignements que je n'oublierai pas. Elle me dit qu'il ne faut jamais abuser des faveurs de la fortune... Et c'est avec la même simplicité qu'en ouvrant la session législative de 1857 il faisait aux événements dont nous avions le droit d'être si fiers cette seule allusion : La France, sans froisser les droits de personne, a repris dans le monde le rang qui lui convenait. Nous avons vu depuis de moindres, de beaucoup moindres succès célébrés avec un antre fracas !

Cette simplicité n'était-elle pas tout bonnement une habileté de plus ? En prenant ces attitudes modestes l'Empereur n'avait-il pas pour but de se faire pardonner son triomphe ? Ceux qui, — à l'exemple du vicomte de Melun, cité par nous plus haut, — le faisaient non seulement parler, mais penser, ne manquaient pas de le dire et peut-être de le croire. Ils se trompaient en cela, comme en tant d'autres choses ; car Napoléon III se montrait à son entourage intime tel qu'au public. Dans les lettres qu'en 1859 il écrivait d'Italie, même après les plus belles journées de la campagne, il ne parlait jamais de lui. Il n'y pensait même pas toujours assez, puisqu'en donnant le nom de la première grande victoire qu'il eût remportée à un de ses lieutenants, il allait fournir un prétexte à cette légende que la bataille, compromise par son impéritie, eût été perdue sans l'intervention inopinée du général de Mac-Mahon.

La Lombardie est conquise par cette victoire. Napoléon III va porter son quartier-général à Milan. Les Milanais, espérant qu'il y fera une entrée solennelle, s'apprêtent à le recevoir avec de grandes manifestations de reconnaissance. Des milliers de couronnes de laurier avaient été tressées pour lui ; la municipalité avait fait préparer en son honneur le Palais Ducal, demeuré habituelle de l'archiduc Maximilien. Toute cette pompe lui plaisait peu. Laissant les troupes faire l'entrée solennelle le 7 juin, sous le commandement du duc de Magenta et essuyer, sans lui, le premier feu des démonstrations milanaises, il s'annonce pour le lendemain, à 11 heures ; mais, dès 7 heures et demie, les fenêtres des maisons où flottaient les drapeaux unis de la France et de la Sardaigne étant encore fermées, les rues où devait bientôt se presser une population dans le délire de l'enthousiasme étant presque désertes[32], l'Empereur arrive, inopinément, accompagné de Victor-Emmanuel, suivi de son état-major ; puis il se dirige vers la Villa Bonaparte où il tient à s'installer, comme il l'annonce, le jour même, à l'Impératrice en lui disant : Je n'ai pas voulu faire d'entrée triomphale ; cela ne parait toujours ridicule ; et cependant je le regrette maintenant, car la population a été déçue... Je n'ai pas voulu habiter le Palais ; je déteste tout ce qui a un air d'ostentation. J'habite la Villa Bonaparte, qui est l'Elysée de Milan.

La guerre terminée, Napoléon III reviendra directement à Saint-Cloud, avec moins d'apparat encore qu'il n'est entré à Milan. C'est l'armée seule qui doit recevoir les ovations populaires : son ancien général en chef ne veut pas en recueillir sa part, en allant au-devant d'elle pour traverser Paris à sa tête.

L'influence qu'il avait conquise en Europe, — même sur les gouvernements qu'inquiétait sa sollicitude pour les peuples sacrifiés par les traités de 1815 — Napoléon III ne la devait pas seulement à la modération de sa politique ; il la devait aussi, et pour une bonne part, à la délicatesse de ses procédés personnels, au soin qu'il prenait de panser les blessures faites par ses armes, et de traiter, au dehors, les vaincus du champ de bataille comme il traitait, au dedans, les victimes de la politique, avec assez de ménagements, de courtoisie pour qu'entre eux et lui la porte restât toujours ouverte à l'entente.

De même qu'après avoir battu le général Cavaignac dans la lutte électorale de 1848, il avait aussitôt rendu un public hommage au caractère et aux services de son rival, après avoir vaincu la Russie, en Crimée, il proclamait que par sa résistance opiniâtre elle avait maintenu sauf l'honneur de ses armes ; et, après avoir vaincu l'Autriche, en Italie, que nous avions rencontré devant nous une armée ne le cédant à aucune autre en organisation et en bravoure. Même au cours de la lutte il avait voulu témoigner son estime à cette vaillante armée, et en même temps diminuer autant que possible les maux de la guerre, en décidant, dès le 28 mai 1859, que tous ses prisonniers blessés lui seraient rendus sans conditions, sans échange.

Nous accorderez-vous la paix ? dit-il au comte Orloff, se présentant à lui pour la demander. Et toutes les négociations qui se poursuivent alors avec l'ambassadeur du czar, avec le czar lui-même semblent dominées par le mot généreux qui les avait ouvertes : Jamais un pays maltraité par le sort des armes ne s'était trouvé, comme la Russie, en face d'un vainqueur plus préoccupé de la seule pensée de ménager sa dignité, de le relever à ses propres yeux et d'atténuer les conséquences de sa défaite[33].

De cette générosité l'ambassadeur et son maître lui-même, — bien qu'élevé dans l'aversion de la France par sa mère, la fille de la reine Louise de Prusse[34], — se montraient fort reconnaissants. Au comte de Morny lui présentant ses lettres de créance, Alexandre II disait : L'Empereur a un ami bien chaud dans le comte Orloff. Il est revenu de Paris complètement sous le charme. Du reste je ne saurais vous dire combien je suis touché de toutes les bontés que l'Empereur et l'Impératrice témoignent à tous les officiers que j'ai envoyés à Paris[35]. Et, le 22 octobre 1856, notre ambassadeur extraordinaire à Saint-Pétersbourg écrivait : J'ai eu une longue conversation avec l'Empereur. Jamais je ne l'ai trouvé aussi explicite, aussi chaleureux. Il m'a exprimé de nouveau sa vive reconnaissance pour les bons procédés de l'Empereur Napoléon, et il m'a répété, à plusieurs reprises : Dites-lui bien qu'il peut compter sur moi et que je n'oublierai jamais la manière dont il agit à mon égard[36]. En 1859, — sinon plus tard, — il devait prouver en effet qu'il s'en souvenait encore.

A cette époque, c'est l'Autriche que nous venions de battre ; c'est de son souverain qu'avec la même courtoisie Napoléon III ménageait l'amour-propre et la dignité. Après la bataille de Solferino, il lui adresse une lettre, dans laquelle, — a dit un publiciste autrichien, — une touchante cordialité se joignait à l'élévation des pensées et à la noblesse des sentiments ; lettre qui produit sur François-Joseph une très profonde impression[37]. Sans l'attendre au lieu fixé pour leur rencontre, Napoléon III va galamment au-devant du souverain vaincu ; dans l'entrevue qu'il a avec lui il passe en revue les motifs qui doivent engager l'Autriche à conclure la paix, dont la France facilitait le rétablissement par autant de modération que de condescendance[38]. Aussi l'Autriche, comme la Russie, pardonnant à ce vainqueur généreux et courtois, était-elle prête, elle aussi, dès le lendemain de sa défaite, à devenir son amie.

Les princes à qui la guerre d'Italie avait été plus funeste encore, à qui elle avait coûté leur trône, semblaient devoir en garder plus de rancune : même à ceux-là, du moins à certains d'entre eux, Napoléon III sut, par ses procédés, sa bonne grâce, inspirer de tout autres sentiments.

En envoyant sa flotte devant Gaëte, où la révolution, fomentée par le comte de Cavour, venait d'acculer François II, Napoléon III avait permis à ce malheureux roi de relever aux yeux du monde l'honneur de sa couronne, service qui dépassait tous les autres et dont rien ne pourrait effacer le souvenir : c'est François Il qui le déclarait lui-même au duc de Gramont[39], — après en avoir directement exprimé sa reconnaissance la plus vive et la plus profonde à l'Empereur. Aussi est-ce à ce dernier qu'il s'adresse, avec une affectueuse confiance, pour lui recommander le sort de sa famille, iniquement dépouillée de ses biens personnels. Napoléon III intervient officiellement, puis officieusement auprès de la cour de Turin pour faire cesser cette spoliation ; et, quand le général Fleury va signifier à Victor-Emmanuel la reconnaissance du royaume d'Italie, il a mission d'insister tout particulièrement sur ce point. Enfin, sous le prétexte délicat de satisfaire une fantaisie personnelle, l'Empereur rend un nouveau service à François II en lui achetant, pour son compte personnel, le palais des Césars et les jardins Farnèse.

Ainsi s'explique que le jour où Napoléon III mourut à Chislehurst, l'un des premiers visiteurs de Camden-Place et des plus émus ait été l'oncle du roi de Naples, le comte d'Aquila, disant à haute voix : Je pleure l'Empereur comme un parent. Près de lui devait assister à la cérémonie funèbre un représentant du vieux duc de Parme, père du dernier duc régnant, en faveur de qui il avait abdiqué : on le vit lui-même au service célébré à Nice pour le repos de l'âme de Napoléon III. Quelques années plus tard, nous eûmes l'honneur de lui âtre présenté à Luchon. Les premiers mots qu'il daigna nous adresser, devant de nombreux témoins, furent ceux-ci : Je sais que vous avez connu l'Empereur, monsieur ?... C'était un bien galant homme ! Je l'aimais beaucoup. Je ne traversais jamais Paris sans aller lui rendre visite.

On n'apprécierait bien les sentiments de sympathique estime de tous les princes d'Europe pour Napoléon III que le jour où seraient publiées, — mais le seront-elles jamais ? — les lettres que ces princes lui avaient adressées, les lettres qu'ils adressèrent, au lendemain de sa mort, à l'Impératrice : en lisant le Journal de la reine Victoria, publié avec la permission de sa Gracieuse Majesté, — on peut deviner du moins quel genre de séduction l'Empereur avait exercé sur eux.

La Reine d'Angleterre n'était guère prévenue en faveur de son bon frère des Tuileries. Alliée à la famille d'Orléans, ayant toujours entretenu avec celle-ci les plus affectueuses relations, elle croyait bien n'avoir jamais avec les nouveaux souverains des Tuileries qu'un commerce officiel d'amitié politique. Du jour où elle les connut, du jour où elle reçut leur première visite, elle se sentit attirée vers eux par un sentiment personnel, qui ne devait jamais se démentir. Après cette entrevue de Windsor, la Reine note ainsi ses impressions :

Nous les conduisons à leurs appartements. L'Empereur me met tout de suite à l'aise, au dîner, par le charme de ses manières tranquilles... Sa voix est basse et douce ; et il ne fait pas de phrases... Rien de plus poli, de plus aimable que ses façons ; il est si bien élevé, si plein de tact !... Ce beau rêve heureux et brillant a passé comme tout passe en ce monde. La nation est satisfaite ; et moi très contente de connaître cet homme extraordinaire, qu'il est impossible de ne pas aimer et même admirer lorsqu'on vit près de lui[40].

Après son propre voyage en France, la Reine écrit de nouveau sur son journal :

Qui aurait pu croire que cet homme, envers qui nous n'étions certes pas bien disposés en 1851, pourrait, par la suite des évènements et par sa propre sincérité dans sa conduite envers notre pays, devenir non seulement le plus ferme allié de l'Angleterre, mais aussi notre ami personnel ?... Albert, qui est par nature plus calme que moi et subit moins les influences personnelles, convient que l'en s'attache extraordinairement à l'Empereur, lorsqu'on vit près de lui, à l'aise et dans l'intimité... Il est si calme, si simple, si content d'apprendre ce qu'il ignore, si doux, si plein de tact, de dignité, de modestie !... Sa société est singulièrement agréable ; il a quelque chose de mélancolique, de sympathique qui attire et retient, en dépit des préventions qu'on peut avoir, et sans l'aide de grands avantages extérieurs, quoique pour moi j'aime son visage. Il a, à un degré extraordinaire, le don d'attacher les gens. Les enfants l'aiment beaucoup ; il a été si bon pour eux ; mais judicieux dans sa bonté !... Enfin ce séjour en France restera toujours dans mon souvenir comme un des plus agréables et des plus intéressants moments de ma vie, grâce au temps passé près de l'Empereur, bien autant qu'à ce que j'ai vu de ravissant et de splendide.

 

Devant tous les témoignages, tous les faits que nous venons de rappeler, il faut bien reconnaître que si Napoléon III s'était fait une pareille place dans la famille monarchique ;que si, dans cette période de son règne, il avait porté à une telle hauteur sa propre fortune et la fortune de la France, il le devait à la vigueur de son esprit, à la noblesse de son caractère et même, pour une certaine part, à la séduction de ses manières... Mais ses détracteurs ne pouvaient, ne peuvent encore en convenir ; et ils tiennent à lui contester ce mérite comme les autres. Les succès qu'il obtint à cette époque, où il gouvernait seul, sans entraves et presque sans contrôle, — pure affaire de chance ! La fortune l'avait comblé, dit l'un ; il avait à son service une diplomatie vigilante, une armée expérimentée, une marine aguerrie[41]. — Il avait été constamment protégé par la fortune, durant ces années si pleines, écrit un autre[42]. Un troisième accentue la note : S'il avait d'abord paru habile c'est qu'il était servi par les circonstances et porté, pour ainsi dire, par les événements[43]. Un quatrième enfin, contestant ce que nous venons de faire toucher du doigt, ajoute : Par un comble de fortune, encore plus que de politique, la France sortit du congrès de Paris presque réconciliée avec la puissance qu'elle avait combattue[44]. De quelle étrange façon le servaient les circonstances et le portaient les événements quand il prit la couronne, nous l'avons suffisamment montré pour n'y plus revenir.

Même sous son règne, on jugeait souvent ainsi les succès de Napoléon III. Le général Ducrot, auquel on n'aurait pu sans injustice, — sa correspondance récemment publiée l'atteste, — attribuer un excès de bienveillance pour son souverain, ni pour ses chefs, ni pour ses camarades, ni pour personne, reconnaissait cependant, au début de la guerre d'Italie, que le mouvement combiné par Napoléon III[45] pour tourner l'armée autrichienne était une des plus belles manœuvres qui aient été faites dans les temps modernes ; mais après les premières victoires assurées par cette belle manœuvre, il en concluait que l'empereur avait... un bonheur providentiel.

Si du moins on attribuait aux circonstances, aux événements, à la fortune, les désastres de la fin comme les triomphes du début ? Mais on s'en garderait bien ! Dans les triomphes, Napoléon III ne fut pour rien ; des désastres il fut le seul ou le principal auteur. — Nous allons voir si cette seconde assertion est plus justifiée que la première.

 

 

 



[1] GUSTAVE ROTHAN, L'Europe et l'avènement du Second Empire, p. 416.

[2] Comte DE CARNÉ, L'Europe et le Second Empire.

[3] Comte DE CARNÉ, L'Europe et le Second Empire.

[4] Beaucoup de personnes crurent que Napoléon III, en parlant ainsi, exagérait un peu, pour rendre plus sympathique aux Français leur nouvelle souveraine. Bien n'était pourtant plus exact. S'étant rallié franchement à la cause française, ayant combattu jusqu'à In dernière heure sous les aigles impériales, le comte de Montijo avait voué un véritable culte à la mémoire de l'Empereur. Son hôtel de Madrid était, du haut en bas, rempli de souvenirs napoléoniens. Henri Beyle (Stendhal) étant reçu dans sa famille, quand elle était enfant, la future impératrice ne se lassait pas de lui faire raconter des histoires du grand empereur, de les lui faire répéter, quand il n'en avait plus de nouvelles à dire.

[5] Écrivant le 31 janvier 1853, à son frère, Lord Palmerston lui disait qu'à son avis Napoléon III avait eu parfaitement raison d'épouser une femme qu'il connaissait et qu'il aimait et non une princesse, laide peut-être, et qu'il n'aurait jamais vue avant de lui être présenté comme fiancé ; puis, il ajoutait : J'admire la franchise avec laquelle il se déclare un parvenu ; et l'assertion de cette vérité, tout en choquant probablement les préjugés de Vienne et de Berlin, servira à le rendre cher à la masse de la nation française. (Lord Palmerston, sa correspondance intime, t. II, p. 405.)

[6] G. ROTHAN, L'Europe et l'avènement du Second Empire, p. 416.

[7] Œuvres de Napoléon III, t. I, p. 470.

[8] 19 Juin 1835. — Hier, 19 juin, étant l'anniversaire de la bataille de Waterloo, le duc de Wellington avait, comme d'habitude, donné un grand dîner, auquel assistait le roi. Après le dîner, le duc est allé au concert de Lady A.... Au moment de son entrée, chacun s'est levé, et les chanteurs ont entonné le Rule Britannia, auquel étaient adaptées des paroles italiennes faisant allusion à sa glorieuse victoire. Le maréchal Sébastiani a très sottement vu là une insulte personnelle ; il a pris le bras de sa femme et il est sorti. Lord Malmesbury, Mémoires d'un ancien ministre. — Si ce n'était pas une insulte, c'était au moins un manque d'égards, dont l'ambassadeur de France avait le droit de se plaindre.

[9] Comte DE CARNÉ, L'Europe et le Second Empire, p. 21.

[10] G. ROTHAN, Souvenirs diplomatiques.

[11] L'Europe et le Second Empire, p. 31.

[12] L'Europe et le Second Empire, p. 33. — Le comte de Montalembert, bien moins tendre que le comte de Carné pour l'Empire, ne niait pourtant pas l'importance de ce succès : C'était grand et beau. Il était même difficile d'imaginer des résultats plus positifs et plus considérables. (De l'Avenir politique de l'Angleterre, p. 339.)

[13] G. ROTHAN, La Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée. — Il faut avoir représenté notre politique à l'étranger, de 185 à 1859, — dit ailleurs M. Rothan, — pour se rendre compte du prestige de l'Empire à cette époque.

[14] Les années d'apprentissage de M. de Bismarck. — Le Congrès de Paris porta la France un degré de prestige qu'elle n'avait pas connu depuis la Paix d'Amiens. A. Sorel, Lectures Historiques, p. 120.

[15] Une Ambassade en Russie, pp. 94, 97, 131, 157.

[16] Une Ambassade en Russie, pp. 208, 209, 210.

[17] Séance du 22 mars 1859.

[18] Dépêche du 7 janvier 1839 à Lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre à Paris.

[19] LORD MALMESBURY, Mémoires, 8 février 1860.

[20] Ce sera un dédommagement des sacrifices que nous a coûtez la guerre, car la possession des Alpes savoisiennes équivaut pour la France à une armée de cent mille hommes, nécessaire pour garder la trouée qui existe entre Grenoble et la Suisse. (Correspondance du général Ducrot, t. Ier, p. 381.)

[21] Lord John Russel ayant adressé une dépêche à Paris, pour demander l'évacuation de Rome, M. Thouvenel écrivait à notre ambassadeur à Londres, en le priant de le répéter : S'il fait une seconde tentative, cela produira uniquement une réponse désagréable et prolongera notre occupation pour une période indéterminée. Correspondance de M. Thouvenel, t. II, p. 434.

[22] Ce qui n'a pas empêché un publiciste conservateur de dire, depuis la chute de l'Empire : Palmerston devait être le grand directeur de la politique de Louis-Napoléon. (Claudio Janet, Les sociétés secrètes, p. 98.)

[23] En novembre 1864, après tous les échecs que nous venons de rappeler, Lord Palmerston reconnaissait que l'Empereur agissait envers l'Angleterre avec parfaite bonne foi, équité et franchise. Lord Palmerston, sa correspondance, t. II, p. 461.

[24] Je lui ai rappelé l'accueil qui lui avait été fait, il y a deux ans, en Angleterre et en Écosse et les ovations telles qu'elle était obligée de s'y soustraire. Lord Malmesbury, Mémoires, octobre 1862.

[25] Dépêche du duc de Montebello, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, 3 novembre 1860. Correspondance de M. Thouvenel, t. I, p. 283.

[26] Correspondance de M. Thouvenel, t. I, p. 338.

[27] En septembre 1859, Mgr Dupanloup consacrait â ces deux expéditions une lettre pastorale pour signaler l'importance de ces campagnes, préparant pour un prochain et magnifique avenir les conquêtes pacifiques et hu telles de la foi et de la charité. Elle se terminait ainsi : Voilà, mes très chers frères, ce qui excite notre joie et ce qui duit inspirer l'enthousiasme de nos cantiques d'actions de grâce.

[28] Mémoires politiques, t. IV, p. 61.

[29] Correspondance politique de Massimo d'Azeglio, p. 231.

[30] G. ROTHAN, L'Affaire du Luxembourg, p. 69.

[31] Lettre de 6 mars 1856, citée dans le Journal inédit du maréchal de Castellane.

[32] Baron DE BAZANCOURT, La Campagne d'Italie, t. II, p. 44.

[33] G. ROTHAN, La France et sa politique extérieure en 1867, p. 269.

[34] G. ROTHAN, La France et sa politique extérieure en 1867, p. 61.

[35] Une ambassade en Russie, p. 68.

[36] Une ambassade en Russie, p. 128.

[37] Le chevalier DEBRAUZ, La Paix de Villafranca, p. 22. — Napoléon III a prouvé plus d'une fois son esprit chevaleresque. La lettre qu'il écrivit à l'Empereur d'Autriche pour lui offrir la paix est un pur chef-d'œuvre de haute gentilhommerie. Arsène Houssaye, Confessions. — L'empereur François-Joseph a paru réellement touché de la  modération et de la générosité de notre Empereur et a exprimé ses sentiments en termes très généreux. Il aurait même employé le mot de reconnaissance dans une lettre autographe que le général Fleury a rapportée à Napoléon III. Correspondance du général Ducrot, t. Ier, p. 358.

[38] La Paix de Villafranca, p. 29.

[39] Dépêche du duc de Gramont, 9 avril 1861, Correspondance confidentielle de M. Thouvenel.

[40] Lord Adolphus Fitz-Clarence m'a raconté que le départ de l'Empereur et de l'Impératrice, ce  matin, a été très attendrissant. Tout le monde a pleuré, même la suite ; les larmes ont commencé par les enfants de la reine, pour qui l'Impératrice avait été très bonne, puis elles ont gagné la souveraine et les demoiselles d'honneur. Lord MALMESBURY, Mémoires, 21 avril 1855.

[41] G. ROTHAN, L'Affaire du Luxembourg.

[42] Comte DE CARNÉ, L'Europe et le Second Empire.

[43] Ch. DE MAZADE, Revue des Deux-Mondes, 15 février 1881.

[44] A. SOREL, Lectures historiques, p. 120.

[45] Cette manœuvre, appréciée par le vieux Jomini comme par le général Ducrot, était Lien la conception personnelle et exclusive de Napoléon Ill. L'amiral Jurien de la Gravière nous a raconté qu'il avait transporté à Gènes les maréchaux et généraux devant commander les divers corps ; qu'il les avait entendus chercher entre eux les meilleures manières d'engager les opérations  et qu'aucun d'eux ne soupçonnait encore celle que l'Empereur avait depuis longtemps adoptée.