NAPOLÉON III INTIME

 

INTRODUCTION.

 

 

Recevant, quelques jours après son arrivée à Chislehurst, un de ses fidèles partisans, qui s'indignait des calomnies répandues sur son compte, Napoléon III lui disait doucement : Que voulez-vous, mon cher X... ? Après de tels malheurs, on ne peut être juste !

Ce droit d'être injustes qu'il semblait reconnaitre à ses anciens sujets, ulcérés par la défaite, n'en a-t-on pas abusé ? Pour lui enlever la sympathie des masses, les partis qui se disputaient son héritage n'ont-ils pas singulièrement dénaturé ses intentions et ses actes ? Le verdict qu'ils avaient prononcé contre Napoléon III, le réquisitoire quotidien par lequel ils prétendaient en justifier la rigueur, doivent-ils être enregistrés par l'Histoire ?... Telles sont les questions que se pose depuis peu la génération nouvelle.

Ayant vu les justiciers de 1870 à l'œuvre, ayant pu les juger à leur tour, cette génération, qui les avait d'abord crus sur parole, commence à suspecter leur arrêt. Elle entend réviser elle-même ce grand procès et ne se prononcer qu'à bon escient. C'est pour l'y aider que nous lui présentons ce livre. Elle y trouvera des faits, qu'on s'était sans doute gardé de lui apprendre, et des documents qu'elle ne pouvait connaître, car ils étaient restés, jusqu'à cette heure, enfouis dans les archives privées, dont nous avons, non sans peine, obtenu la permission de les extraire.

Nous ne prétendons pas faire ici l'histoire du second Empire, ni même l'histoire de son chef, mais simplement une étude de son caractère, aux principales phases de sa vie. Dans le prince nous voulons surtout chercher et montrer l'homme.... Même réduite à ces proportions, la tâche est malaisée. George Sand, ayant causé deux ou trois fois, avec celui qui devait être l'Empereur des Français, qui n'était encore que le Prince-Président, disait qu'il ne posait pas comme son oncle ; qu'elle avait cru découvrir en lui un grand fonds de timidité modeste, et, en outre une grande sensibilité, une nature chevaleresque, un côté vraiment sincère et généreux ; qu'il lui avait paru aimable, aimant, fait pour être aimé dans l'intimité ; — mais, comme se défiant de ses impressions sommaires, elle ajoutait que c'était, après tout un être problématique et insaisissable à l'analyse.

Pour l'analyser, en effet, il fallait l'observer plus longuement que George Sand n'avait pu le faire. Ceux-là seuls l'ont connu qui l'ont vu de près, soit à sa cour, soit dans ses conseils ; et de ceux-là il n'est pas un qui n'ait toujours parlé de lui avec une respectueuse sympathie. Les hommes, fort hostiles à ses doctrines, à ses prétentions, qu'au début de sa présidence il dut prendre pour collaborateurs, dont son avènement déjoua les espérances et brisa la carrière politique, — comme M. de Tocqueville ou M. de Falloux, — bien que détestant le régime impérial et peu disposés à l'indulgence pour celui qui l'avait restauré, rendirent eux-mêmes justice à ses sentiments personnels[1]. Du prince qui les avait éconduits, à qui ils ne devaient jamais pardonner leur déconvenue, ils semblent avoir conservé une meilleure impression, que d'autres, des souverains que jusqu'au dernier jour, ils avaient servis avec zèle et profit, comme M. Pasquier, de Louis XVIII, ou le Comte Chaptal, de Napoléon Ier !

Ceux qui ne voyaient Napoléon III qu'a distance ne pouvaient aussi bien le juger ; il devait paraître à la plupart une indéchiffrable énigme ; — et pour deux raisons. Pour celle d'abord qu'indiquait George Sand : parce qu'il avait un grand fonds de modestie et qu'il ne posait pas, — pas assez pour plaire aux Français, disait, devant nous, un de ses familiers ; — parce qu'il se livrait peu, ne cherchait guère à se faire, valoir et mettait une sorte de point d'honneur à dissimuler ses bienfaits.

La seconde raison, c'est que sa nature était faite de nuances. Il y a des caractères, nettement tranchés, qui se trahissent d'eux-mêmes, qu'on devine sans le moindre effort d'observation et qu'on peut définir en deux lignes : tels défauts, telles qualités, — le compte est bientôt fait. Et, dans la plupart, toute qualité a pour envers un défaut : la grande bonté va rarement sans faiblesse ; l'énergie, sans dureté, sans raideur tout au moins ; une âme ardente a peine à se maîtriser et le flegme est presque toujours un indice de froideur. Dans le caractère de Napoléon HI on trouvait, au contraire, réunies des qualités qui d'ordinaire s'excluent : c'est ce qui le rendait surtout insaisissable à l'analyse sommaire ; et c'est aussi pourquoi l'étude en est attachante.

Peu de temps avant sa mort, le 22 Mai 1837, la Reine Hortense écrivait sur elle même cette jolie page :

Une personne a fait mon portrait ; elle l'a cru ressemblant parce qu'il était flatté. Je ne me suis pas reconnue et je veux essayer de tracer moi-même mon caractère, j'aurai dé la peine à le peindre ; il m'a toujours semblé qu'il s'y trouvait des contrastes très marqués.

Je suis vive et j'ai l'apparence du calme.

J'aime extrêmement et j'ai à un tel point la pudeur du sentiment que l'on pourrait me croire froide et indifférente.

J'ai l'air de la personne la plus facile à mener ; ce qui plaît aux autres me convient toujours, je n'ai pas de volonté pour les petites choses de la vie ; mais pour les grandes j'y tiens si fortement que, depuis mon enfance, on m'a appelée une douce entêtée. Je me plais à étudier les caractères, à les pénétrer, sans savoir jamais me mettre en garde contre les défauts que j'y découvre. Il est facile de me tromper : c'est qu'il m'en coûte de me méfier.

Lorsque j'ai lieu de me plaindre de quelqu'un qui n'a qu'à se louer de moi, je suis d'abord révoltée, indignée, je m'apprête à lui adresser les reproches les plus piquants. Mais vient-il à paraître, je ne vois plus que la peine que je vais causer. Un air gêné et froid est tout ce qui reste de ma colère. Peu à peu j'excuse la faute, peut-être pour excuser. ma faiblesse ; le lendemain, je n'y pense plus. Cette crainte d'humilier me jette dans un trop grand excès d'indulgence. Alors les personnes entières, absolues, semblent me dominer ; j'encourage leurs défauts : elles seules savent à quoi s'en tenir. On n'a jamais de véritable influence sur moi que par l'estime que j'accorde. Je suis prête à croire tout le bien que j'entends dire des autres. Je doute du mal tant que je no l'ai pas vu, ce qui fait que la calomnie a peu d'empire sur moi.

Lorsque je suis forcée d'éloigner de moi pour des raisons graves, je laisse le droit de m'accuser, parce que je n'ai pas le courage de les faire connaître. Je serais désolée de nuire même à celui qui m'a offensée ; j'ai la faiblesse de croire que la perte de mon estime ou de mon amitié punit assez.

Que de fois j'ai eu à regretter de n'être pas un peu méchante, et pourtant j'ai joui de ma duperie d'être trop bonne.

Je n'ai jamais fait cas des honneurs, je croyais valoir autant dans une place que dans une autre ; mais, en cherchant à nous abaisser, on m'a rappelé ce que je dois aux peuples sur lesquels j'ai été placée la première. Aussi j'irais m'asseoir dans la cabane d'un paysan, prendre son enfant dans mes bras ; mais, si je n'étais pas convenablement reçue d'un souverain, il ne me reverrait plus[2].

Dans la nature de son fils on pouvait observer également des contrastes très marqués, et la plupart de ceux qu'elle signalait en elle-même.

Ainsi que la reine Hortense, Napoléon III sentait vivement, et chez lui comme chez elle, la surface seulement était calme. Lui aussi, par une sorte de pudeur, cachait les élans de son âme sous une apparente froideur. Lui aussi, facile à mener pour les petites choses, tenait fortement aux grandes et méritait que sa mère l'appelât, comme on l'avait ! appelée elle-même, un doux entêté. Lui aussi, — qu'on accusait de mépriser les hommes ! — il avait la méfiance difficile ; peu accessible à la calomnie, même à la médisance, jugeant les autres d'après lui, il était souvent dupe de cet optimisme ; et, même déçu, il pécha plus d'une fois par excès d'indulgence, répugnant à punir, surtout à humilier qui l'avait offensé. Fier de son nom, du rôle qu'il lui assignait, de la mission qu'il lui conférait, il se souciait peu, lui aussi, de la pompe des honneurs ; et, simple, affable avec les petits, il savait se faire respecter des puissants, même aux heures où les rigueurs de la fortune .semblaient l'avoir mis à leur merci.

Ces contrastes très marqués de son caractère on les retrouvait jusque dans ses façons, jusque dans son extérieur. Lorsqu'on paraissait devant l'Empereur, — M. Filon l'avait très finement observé, — le calme et la perfection de ses manières mettaient d'abord et tout ensemble les gens à leur aise et à leur place[3]. Sans qu'il cherchât à le faire sentir on n'oubliait point qui il était. Séduit par l'extrême courtoisie et la sincère bienveillance de son accueil, on n'était jamais tenté d'en abuser.

La nature ne semblait pas l'avoir taillé comme Napoléon Ier pour porter la pourpre. Il n'avait ni son masque césarien, ni ses allures olympiennes, ni son verbe impérieux. Du neveu de l'Empereur, du héros des téméraires aventures de Strasbourg et de Boulogne, l'imagination populaire s'était fait une idée que son aspect ne réalisait pas. Sur son immuable visage, dans son œil voilé, la foule ne lisait rien de ce qu'elle y cherchait. Mais était-on admis à l'approcher, à causer avec lui, ce masque rigide se détendait aussitôt, éclairé par un sourire plein de douceur, animé par un regard profond, où se trahissait la flamme intérieure.

M. de Moltke, l'ayant vu pour la première fois, écrivait à sa femme : Je m'étais représenté Louis-Napoléon bien plus grand. Il a une très belle tenue à cheval ; il est moins bien à pied. Ce qui me frappa dans sa figure, ce fut une certaine impassibilité des traits et son regard éteint... Sa tranquillité n'est pas de l'apathie, mais bien le produit d'un esprit supérieur et d'une forte volonté... Cette tranquillité, qui ne l'abandonne jamais dans le danger, pourrait bien être la raison du prestige qu'il exerce sur l'esprit mobile des Français[4]. Sir E. Bulwer Lytton, traduisant à peu près la même impression, faisait dire à l'un des personnages de son roman Les Parisiens : Vous connaissez la figure calme et presque mystérieuse du souverain, figure qui de prime abord vous déroute, mais où se reflète une dignité que je ne connais à aucune autre.

La dignité, c'était bien, en effet, ce qui caractérisait son attitude, ses manières ; et si elles étaient toujours nobles c'est que ses pensées, ses sentiments ne cessaient jamais de l'être. Si simple, si dénué de prétentions, d'affectation qu'il fût, quelque bonhomie souriante et gaie qu'il montrait dans son intimité, on n'aurait pu relever dans son langage la moindre vulgarité, ni dans sa conduite la moindre mesquinerie.

Cette hauteur d'âme lui étant naturelle, il la supposait trop volontiers chez les autres ; et cette erreur lui coûta cher. Ses fautes mêmes, — disait Mgr de Bonnechose, qui l'avait beaucoup fréquenté, — eurent toujours un mobile généreux.

Mais si le caractère de Napoléon III était fait de nuances disparates, d'oppositions, de contrastes, on devra remarquer pourtant, — et ce sera peut-être l'intérêt principal de cette étude, — qu'il fut constamment égal à lui-même.

Quelles phases diverses dans sa vie ! Quelles alternatives d'infortune et de grandeur ! Il naît dans un palais ; sa jeunesse se passe en exil ou en prison. Il monte sur le trône, où, s'élevant de jour en jour, il semble être devenu, selon le mot de Cousin, l'Empereur de l'Europe. Puis son étoile pâlit ; elle s'éteint. C'est la défaite, la captivité chez l'ennemi, la déchéance !

Regardons autour de nous ceux dont la fortune politique a subi les moindres variations. Combien y en a-t-il qui, vainqueurs ou vaincus, opposants ou gouvernants, aspirants à parvenir ou parvenus, n'aient plus ou moins changé d'humeur, de manières, même d'opinions et de langage, en changeant de situation ? Napoléon III, de son enfance à sa mort, ne cessa jamais d'avoir la même foi politique, la même doctrine : on peut relever toutes les paroles tombées de sa bouche ou sorties de sa plume, à n'importe quelle époque de sa vie : on n'y constatera pas le moindre désaccord.

Et comme ses idées, ses sentiments ne s'altérèrent jamais. La fortune ne l'enivra pas plus que le malheur ne l'aigrit. Dans l'étudiant d'Augsburg, comme dans le souverain adulé des Tuileries, comme dans l'exilé de Camden-Place, — partout et toujours on va trouver le même homme.

 

 

 



[1] Louis Napoléon avait, comme homme privé, certaines qualités attachantes, une humeur bienveillante et facile, un caractère humain, une âme douce et même assez tendre... une parfaite simplicité, une certaine modestie pour sa personne, au milieu de l'orgueil immense que lui donnait son origine. Capable de ressentir de l'affection, il était capable de la faire naître chez ceux qui l'approchaient.... Très insouciant du danger, il avait un beau et froid courage dans les jours de crise, etc. (A. de TOCQUEVILLE, Souvenirs.)

De premier mouvement sa nature était bienveillante et douce. J'en citerai, en leur temps, plusieurs traits où la politique et la mise en scène ne pouvaient avoir aucune part. (Comte de FALLOUX, Mémoires d'un Royaliste).

[2] Archives de la famille impériale.

[3] Mérimée et ses amis, p. 243.

[4] Extrait de la Correspondance du maréchal de Moltke. — Le Correspondant, décembre 1887.