LA VÉRITÉ SUR LA CAMPAGNE DE 1870

Examen raisonné des causes de la guerre et de nos revers

 

V. — SEDAN.

 

 

La bataille. — Résistance impossible. — Que faire ? — Les trouées à la baïonnette. — Une chute plus grandiose. — Pourquoi l'Empereur ne s'est-il pas fait tuer ? — L'entrevue avec le roi de Prusse.

 

Une série de fautes avait conduit notre armée à Sedan. Un crime l'y trahit. Elle était décimée : on tenta de la flétrir : autant de boue que de sang ![1] Il ne suffisait pas à l'Empereur de rendre son épée vierge à la Prusse pour sauver sa vie[2], de s'humilier devant le roi Guillaume pour sauver ses bagages[3], il vendit l'armée tout entière par une capitulation scélérate[4], par une capitulation froidement résolue à l'avance, car l'aide de camp qui arbora le drapeau blanc le tenait sous son paletot, comme un accessoire de truc tout préparé[5]. Napoléon III voulait tomber en compagnie ! Après s'être lâchement livré, il livra non moins lâchement notre brave armée[6]. Aussi l'histoire ne le connaîtra-t-elle que sous ces deux noms : Napoléon le lâche[7] ou le Traître de Sedan[8], et si quelqu'un osait contester la lâcheté ou la trahison, il ne réussirait qu'à montrer jusqu'où les créatures de l'Empire peuvent pousser l'audace du mensonge[9].

Traitre et lâche ! un chef d'armée ! un chef d'Etat ! un Bonaparte ! Oui, voilà ce qu'on dit à la foule qui, malgré sa crédulité, sa tendance naturelle à aduler les vainqueurs, à écraser les vaincus, sent bien que cela n'est pas possible et refuse de le croire.

Qui le lui dit ? qui lance cette accusation, la plus terrible, la plus effroyable qu'on puisse jeter à la tête d'un homme ? Sont-ce ceux qui étaient au feu pendant qu'il était à l'abri ? Ceux qui demandaient à fondre sur l'ennemi, qui le conjuraient en vain de les y conduire ou de les y suivre ?

Non. Ce sont des écrivains qui de loin, du fond de leur cabinet de travail, tranquillement assis sur leur fauteuil de cuir, ont laissé tomber de leur plume cette note d'infamie !

Ce sont les membres du gouvernement nouveau ; même ceux dont une grande jeunesse ne saurait justifier l'intempérance de langage ; même ceux qui servaient, il y a cinq mois, sous les ordres de l'homme qu'ils flétrissent aujourd'hui.

Mais... si la flétrissure ne tombait pas seulement sur celui qu'ils se proposent de frapper ? Si elle atteignait avec lui trente généraux et l'armée de Mac-Mahon tout entière, — la légèreté, la précipitation, l'ignorance des faits pourraient-elles l'excuser ?

Et si cette excuse elle-même ne pouvait être invoquée !... Si cette capitulation qu'ils qualifient de scélérate, ils savaient pertinemment qu'elle ne pouvait être évitée ; si eux-mêmes, dans un document oublié, ils l'avaient reconnu ; que faudrait-il penser, que faudrait-il dire des accusateurs ?

Tout cela est, cependant ! Il suffit, pour le prouver, de faire le récit de la chute de Sedan.

Nos soldats se battaient depuis deux jours dans des conditions désespérées. Le 1er septembre la lutte avait repris avant 5 heures du matin ; lutte acharnée à laquelle tout le monde avait pris part, même ceux qui d'ordinaire ne se battent pas : parmi es 20.000 hommes couchés sur le champ de bataille, on compta plus de 200 médecins ou infirmiers ; 500 avaient pris les armes[10]. Le désordre, la confusion étaient partout, depuis les derniers rangs de l'armée jusqu'au premier. On ne savait même plus qui commandait. Le maréchal Mac-Mahon, en tombant, avait désigné le général Ducrot pour lui succéder. Celui-ci dut céder la place au général Wimpffen, nommé par le ministre de la guerre. Ce changement de personne, le changement de dispositions qui en résulta, mettant le comble au désarroi général, enlevaient la dernière et bien faible chance de succès que la concentration du commandement pouvait donner à une tentative suprême.

Nos 80.000 hommes sont entourés, enveloppés de tous côtés par 230.000 prussiens — un contre quatre ! — et cinq cents pièces de canon. Bien que l'issue de cette lutte disproportionnée soit certaine, ils tiennent, ils tiennent longtemps. A la fin pourtant, les forces leur manquent. Ils se replient vers Sedan. Leurs chefs veulent les arrêter, les retenir : ils ne les écoutent plus et se jettent en désordre sur cette place trop étroite pour les contenir tous. Les voitures s'y précipitent derrière eux, avec eux, obstruant tous les passages. Ceux qui sont restés dehors ne pourront plus entrer. Ceux qui sont entrés ne pourront plus sortir[11]. Ils s'entassent dans les rues, sur les places, tellement serrés, dit un témoin oculaire[12], que si on eût jeté une pierre en l'air, elle ne serait pas retombée par terre. Là, ils sont comme dans une arène, foudroyés des hauteurs qui de toute part dominent la place. Ils ne peuvent répondre au feu de l'ennemi. Ils n'ont plus de cartouches. Sedan n'a ni munitions ni vivres. Tout devait venir de Mézières, et la route de Mézières est coupée. Les cris de la population, le spectacle de l'incendie allumé sur plusieurs points, ajoutent à l'horreur de cette scène. Il tombait, écrit le correspondant du Times, M. William Russel — une pluie de boulets sur la ville remplie de citoyens terrifiés qui n'avaient pas le temps de fuir... Les troupes étaient dans un état de fureur terrible, apostrophant leurs officiers, se mutinant, et chaque boulet qui tombait augmentait l'irritation de leurs esprits. L'une de ces nombreuses bombes devait produire un immense effet. Elle tomba dans un magasin ou une fabrique remplie de matières inflammables. Un incendie énorme éclata et une immense colonne de feu s'éleva au-dessus de la ville. On crut à une explosion, mais aucun bruit ne se fit entendre. Toutefois on comprit que Sedan allait se livrer aux vainqueurs et que tout espoir de défense était perdu. L'Empereur ne pouvait opposer de conseils dictés par la prudence, ni encourager le désespoir de ces braves gens. Le Conseil municipal, au nom de la population, implorait la cessation du feu : J'avoue, dit le correspondant du Temps, que devant la certitude d'une ruine absolue, irrémédiable, le vœu général était qu'on se rendit. Il est 6 heures. Depuis 4 heures et demie du matin, ces malheureux se battent sans manger ou plutôt se laissent tuer, car ils ne peuvent plus se défendre : prolonger ce massacre, ce ne serait pas même augmenter les pertes de l'ennemi.

Six heures ! entendez-vous... ? Or, dans le récit de la bataille de Sedan publié, le 8 septembre, par les soins du gouvernement de la Défense nationale, dans le Journal Officiel, récit peu scrupuleux pourtant (nous le verrons), où tout est habilement combiné pour prêter à l'Empereur un rôle odieux, je recueille cet aveu, qui enlève à l'accusation, comme je le disais plus haut, l'excuse même de l'ignorance :

A quatre heures, la résistance était devenue impossible.

Quoi ! la résistance était impossible, — et c'est un crime, une lâcheté, une trahison de ne l'avoir pas continuée ! N'avoir pas fait L'IMPOSSIBLE. — c'est une SCÉLÉRATESSE ! Quelle réfutation de la calomnie, quelle condamnation des calomniateurs dans le simple rapprochement de ces deux mots, tombés de la même plume !

Cette contradiction n'est pas seulement le fait des personnages officiels. Elle est générale. Qu'on le remarque bien, car la constatation de ce fait tranche souverainement la question :

Mille voix se sont élevées pour flétrir la capitulation de Sedan, pas une pour indiquer pratiquement de quelle manière on eût pu l'éviter.

On a parlé vaguement d'une trouée à faire dans les rangs de l'ennemi. C'est l'éternelle solution des stratégistes amateurs. Mais sur quel point ? comment ? avec quelles ressources ? C'est ce qu'on n'a pas dit. Hélas ! les trouées à la baïonnette ne sont plus, ne peuvent plus être qu'un souvenir historique. Oui, jadis une colonne, même un régiment bien résolus, en laissant le quart, la moitié des leurs, avaient quelque chance de traverser des masses ennemies : jadis on pouvait faire taire une batterie en se précipitant dessus à l'arme blanche. Alors les canons avaient une portée de 600 mètres et l'on pouvait franchir cet espace au pas de course ; mais aujourd'hui les boulets arrivent de 3 ou de 4.000 mètres. Les batteries qui les lancent sont si loin qu'on ne peut les apercevoir. Arriver jusqu'à elles est impossible. Le régiment qui le tenterait serait anéanti avant d'avoir fait la moitié de la course. Et quand les boulets le respecteraient, ses forces même le trahiraient avant le but. Nos soldats le savaient bien. Aussi ne répondirent-ils point à l'appel désespéré de leurs officiers. Le général de Wimpffen essaya lui-même d'entraîner quelques régiments, sinon pour passer avec eux, du moins pour tomber à leur tête. Il ne put réunir que 2.000 hommes : il les mena jusqu'au village de Balan ; malgré son exemple, malgré ses instances, il ne parvint pas à le leur faire dépasser[13].

Si l'on ne pouvait éviter la capitulation, on aurait pu du moins la retarder ? Oui, on pouvait prolonger de quelques heures cette stérile agonie. Oui, si l'Empereur avait vu, d'un œil plus sec, couler tant de sang généreux, il eût pu attendre que le général de Wimpffen avec lequel if avait en vain essayé de se mettre en communication, arrivât devant Sedan et prit la responsabilité d'arborer le drapeau blanc ; on eût pu laisser continuer jusqu'au soir, le lendemain même, ce massacre inutile, d'une population affolée et d'une armée écrasée par la faim, la fatigue et le désespoir. Nos troupes auraient été, selon l'énergique expression de M. William Russell, réduites en une marmelade de chair humaine dont l'horreur eût été sans exemple dans l'histoire. Il n'y aurait pas eu plus de victimes dans les rangs de l'armée prussienne, mais il y aurait eu sous les murs et dans l'intérieur de Sedan vingt, trente, quarante mille cadavres de plus. La chute eût été plus grandiose !

Qui oserait reprocher à l'Empereur de n'avoir fait ni l'un ni l'autre de ces odieux calculs ? Pour moi, je le dis bien haut, je l'en honore.

 

Mais où est donc la lâcheté ? Où est donc la trahison ? Où est donc la honte ? Où est donc la boue ? On ne lance pas de pareilles injures, surtout lorsqu'on est ancien professeur, sous-homme d'Etat, académicien — comme l'auteur de la lettre à la Revue des Deux-Mondes —, c'est-à-dire trois fois tenu de savoir la valeur des mots, — sans être en mesure de les justifier. Qu'on les justifie ! Non ! On trouve plus commode de se débarrasser des contradicteurs en les accusant de pousser le mensonge jusqu'à l'audace. De quel côté est le mensonge ? De quel côté est l'audace ? Que le lecteur prononce !

Et je le répète, ce n'est pas sur la tête de l'Empereur seul que tombent ces injures. Pour atteindre un homme on flétrit l'armée tout entière. Car, après tout, qu'avait fait l'Empereur ? Avait-il capitulé ? Non. Il avait fait arrêter une inutile tuerie en demandant la cessation du feu : rien de plus. Pendant l'armistice les généraux allaient examiner le parti définitif à prendre. La lâcheté, la trahison, si trahison ou lâcheté il y avait eu, pouvaient se réparer. Le général de Wimpffen réunit un conseil de guerre : Le 2 septembre, au point du jour, dit son Rapport, les généraux de corps d'armée et de division se réunirent en conseil, et après examen des ressources de la place, il fut décidé à l'unanimité que l'on ne pouvait éviter de traiter avec l'ennemi. Ils avaient fait leurs preuves, lui et ceux qu'il consultait ! Certes, s'il était resté une ressource, même désespérée ; si l'on avait aperçu la moindre chance d'échapper, même en versant des flots de sang, à cette cruelle extrémité, n'auraient-ils pas voulu la tenter ? Les troupes n'auraient-elles pas devancé leur appel ? Mais non ! Il n'y avait rien à faire, rien à essayer. Plus ils examinèrent la situation, plus ils reconnurent que reprendre les armes ce serait sacrifier en pure perte de braves soldats susceptibles de rendre encore dans l'avenir de bons et de brillants services à la patrie[14].

Pourquoi ne pas accuser aussi bien de lâcheté cette héroïque garnison de Strasbourg, dont la capitulation fut décidée par le conseil de guerre du brave général Uhrich, à l'unanimité moins deux voix. Il est vrai qu'on l'a tenté !

N'ajoutons donc pas à la douleur de telles catastrophes, la douleur de croire qu'elles pouvaient s'éviter. Non, ce n'est pas le général Uhrich qui a livré Strasbourg ; non, ce n'est pas le général de Wimpffen, ce n'est pas l'Empereur, qui ont livré Sedan : c'est la nécessité, la nécessité matérielle. L'Empereur ? Il n'était plus qu'un captif quand la capitulation fut décidée. Dès la veille il avait déposé son épée.

 

Mais pourquoi l'avait-il fait ? Pourquoi n'était-il pas tombé sur le champ de bataille ? N'eût-il pas mille fois mieux valu pour lui tomber mort que vivant entre les mains de l'ennemi ?

Ah ! sans doute !.. Et pensez-vous qu'il ne l'ait pas voulu ? Pensez-vous que la mort ne lui eût pas paru douce dans un tel moment et qu'il ne l'ait pas cherchée ? Cela encore, on l'a nié.

Oui, cet homme a qui ses plus cruels ennemis n'avaient pas jusqu'alors refusé la bravoure. qui, tant de fois, avait montré ce genre de courage le plus difficile et le plus rare : le courage calme, froid, qui n'a pas besoin pour se maintenir de l'enivrement de la lutte ni des regards d'une foule[15], l'inaltérable placidité, l'entière possession de soi-même en face du péril, qui voyait les obus éclatant à ses pieds d'un œil indifférent sans interrompre la phrase commencée[16], — on a prétendu qu'à cette heure, en face d'une si effroyable ruine, il avait craint de mourir ! Non, personne ne le croira. N'importe : bien que la fausseté du fait se démontre d'elle-même, je veux l'établir par des témoignages matériels. J'interroge tous les témoins oculaires, même les étrangers, même les ennemis : tous sont unanimes.

Lisez d'abord cet extrait d'une lettre écrite par un officier supérieur blessé à Sedan, qui ne saurait être suspect de flatterie, puisqu'il se déclare hautement l'ennemi de l'Empire :

Je n'aime guère l'Empereur, mais j'aime encore moins la calomnie ; comme général je le crois incapable, comme homme il s'est bien montré, et s'il n'a pas été tué, ce n'est pas l'envie qui Mi en a manqué ; la sottise a été de se faire pincer près de Sedan ; une fois là, la terrible capitulation était inévitable. On était serré comme des harengs ; une épingle ne serait pas tombée à terre, et les obus et les boulets tombaient là-dedans comme la grêle : jugez de l'horreur ; résister était impossible, le simple bon sens était la capitulation ; ON CRIE APRÈS MAINTENANT, MAIS ALORS TOUT LE MONDE LA VOULAIT, ET CEUX QUI N'ONT PAS VOULU LA SIGNER ÉTAIENT RAVIS D'EN PROFITER. J'en parle à mon aise, puisque j'étais blessé dès le matin et pris avec dix de mes hommes, comme vous savez.

Nos chefs ont été des maladroits, des pas de chance ; nos soldats dus fous et des indisciplinés ; mais personne n'a été lâche. Je le dis très-haut pour l'honneur de la France ; vous savez mes opinions, mais on ne sert pas une bonne cause en mentant : Sedan est une faute, un grand malheur, une honte, jamais 1 dites-le partout et à tous[17].

Tous les journaux belges ont publié la dépêche suivante :

Berlin, 8 septembre.

Le Staatsanzeiger (journal officiel) dit que, suivant une source sûre et d'après des témoignages oculaires, dans la bataille de Sedan, l'Empereur Napoléon s'est exposé à un tel point que son intention de se faire tuer était évidente.

M. Russell, témoin de la bataille, confirme le fait dans une lettre au Times, que je n'ai point sous les yeux, mais dont je trouve l'analyse dans le Journal de Genève :

M. Russell raconte que l'Empereur a fait preuve d'un grand courage dans la journée de Sedan, qu'il a en vain cherché la mort et qu'un obus est venu tomber sous les pieds de son cheval.

Enfin, le correspondant du journal le Temps lui écrit :

L'Empereur a voulu mourir, LE FAIT EST MAINTENANT AVÉRÉ ; la mort a passé près de lui comme près de Ney, aux Quatre-Bras.

Oui, la mort passait près de lui, l'effleurait, refusait de le frapper. En vain il allait froidement, sans étalage, sans mise en scène, se placer sur son chemin. Pendant cinq heures les boulets, les obus tombèrent devant lui, derrière lui, à sa droite, à sa gauche. L'aide de camp le plus rapproché de lui fut atteint. Lui, ne put l'être !

Ainsi sous les murs de Metz a-t-on vu le maréchal Lebœuf allant se placer successivement sur tous les points foudroyés par les projectiles, montrant sa grande taille et son uniforme chamarré, comme un défi à l'habileté des pointeurs prussiens, — sans jamais pouvoir être touché.

C'est que la volonté ne suffisait pas. Croire que sur nos champs de bataille, comme sur ceux d'autrefois, quand on cherche la mort on la trouve aussitôt, et qu'on se jette sur un boulet aussi facilement que sur une baïonnette, — c'est encore un préjugé légendaire. Non, là même il eût fallu du bonheur, et l'Empereur n'en avait plus ! Il était arrivé à l'une de ces heures de male-chance où la dernière faveur lui devait être refusée.

Puisque les boulets ne veulent décidément pas de moi, se dit-il, c'est que j'ai encore un devoir à remplir. Puisqu'il ne m'a pas été permis de verser mon sang pour l'honneur de l'armée, peut-être pourrai-je, du moins, lui rendre un dernier service et atténuer, à mes dépens, l'amertume de sa chute. Le souvenir de Napoléon Ier, déclarant qu'il déposait son épée, parce que les puissances avaient affirmé que sa personne était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, traversa sans doute son esprit. Il se dit, qu'à l'exemple des puissances alliées, la Prusse avait déclaré qu'elle ne combattait que lui[18], et qu'en se livrant seul, avant que la capitulation fût conclue, il réussirait sans doute à en adoucir les termes. Tel fut le but de ses entrevues avec le roi Guillaume et le comte de Bismarck. Telle hit la seule pensée qui lui inspira cette démarche douloureuse. Tel fut l'unique objet de son intervention. Il ne stipula rien pour lui ; rien pour la suite de la guerre : s'il eût placé le salut de sa couronne au-dessus de la dignité du pays, il pouvait aisément conclure la paix ; il n'y songea pas un instant, refusa même d'aborder ce sujet. Il ne fit qu'intercéder pour l'armée. Sans se laisser décourager par un premier échec, il y revint à plusieurs reprises ; mais il se brisa contre l'inflexibilité prussienne.

Sur ce point encore, on le voit, la vérité ressemble peu à la légende officielle. Voici dans quels termes le récit émané du gouvernement, racontait le dernier acte des négociations :

L'entretien s'ouvrit sur les conditions de la capitulation. Napoléon III allait et venait dans le salon, fumant des cigarettes, et laissant, avec une insouciance bien étrange dans un pareil moment, ses généraux et les généraux prussiens discuter.

Récit purement imaginaire, malgré le détail des cigarettes qui vise à lui donner un caractère de scrupuleuse exactitude. L'Empereur n'aurait pu intervenir dans la séance dont parle le Journal officiel, car il n'y assistait pas. Mais il était déjà intervenu, il devait intervenir encore, avec les plus vives instances, près du Roi, prés de ses ministres qu'il crut d'abord avoir ébranlés, et ce n'était pas pour un autre objet qu'il s'était rendu près d'eux. Les rapports du quartier général prussien, racontant ces diverses entrevues avec le plus grand détail, ne laissent sur ce point aucune obscurité... Mais n'est-il pas douloureux d'être réduit à chercher la vérité dans de tels documents !

Tels sont les faits. Pour qui les apprécie de sang-froid, la capitulation ne fut évidemment qu'un immense malheur. L'Europe entière la juge ainsi. Seuls nous la nommons une honte. Faute sans pareille ! En poursuivant l'Empereur on atteint l'armée. La boue qu'on jette sur le trône éclabousse le drapeau.

Ne l'a-t-on pas compris ? Ou bien faut-il croire qu'il y a pour certain parti quelque chose qui passe avant l'honneur même du drapeau : l'écrasement de ses adversaires.

 

 

 



[1] M. Vitet, Lettre à la Revue des Deux-Mondes.

[2] Récit du Soir, reproduit par un très-grand nombre de journaux.

[3] Beaucoup de journaux, spécialement des journaux légitimistes, ont publié une note ainsi conçue : Avant de signer la capitulation de Sedan, Napoléon a fait stipuler, comme premier article, qu'on ne visiterait pas ses bagages personnels. L'article a été accepté, et c'est ainsi que l'ex-empereur aurait sauvé des sommes considérables.

[4] Proclamation de M. Gambetta.

[5] Récit du Paris-Journal, très-reproduit, surtout en province.

[6] Proclamation de la délégation de Tours, portant les signatures de MM. Gambetta, Crémieux, Glais-Bizoin et Fourichon.

[7] Adresse d'un Comité marseillais à la délégation de Tours.

[8] Proclamation de M. Gent, préfet des Bouches-du-Rhône.

[9] Le Sémaphore.

[10] Journal officiel du 8 septembre.

[11] Le général Lebrun a peint cette situation par un mot expressif : Plus des deux tiers de notre armée s'étaient déjà irrésistiblement et inconsciemment précipités dans la souricière de Sedan.

[12] M. Jezierski, correspondant de l'Opinion Nationale.

[13] Proclamation de général de Wimpffen après la capitulation.

[14] Proclamation du général de Wimpffen après la capitulation.

[15] Je cite comme exemple un trait peu connu, mais que je puis affirmer :

L'Empereur allait partir pour un de ses premiers voyages à travers la France. Il devait s'arrêter à la station d'E..., y recevoir les autorités. La veille du départ le sous-préfet d'E... arrive à Paris, éperdu ; il est sur les traces d'un complot contre la vie de l'Empereur dont il n'a pu saisir tous les fils, niais qui doit éclater aux ateliers de la gare. On demande à l'Empereur de modifier son itinéraire. Il est convenu qu'il ne descendra pas à E..., la réception officielle est décommandée. On part. Au moment où le train impérial approche d'E..., l'Empereur donne l'ordre de le faire arrêter. On lui obéit avec surprise. Il descend ; on veut le suivre ; d'un geste il fait comprendre qu'il veut être seul. Et seul en effet, tranquillement, lentement, il se dirige... vers l'atelier de la gare. Il y entre, cause pendant cinq minutes avec les ouvriers et remonte en wagon comme s'il venait de faire la chose la plus simple du monde

Tout le monde, en France, sait tomber sur le champ de bataille ; tout le monde n'aurait pas su faire cela. Il y a vingt traits pareils dans la vie de l'Empereur.

[16] M. Jeannerod, correspondant du Temps, qui est devenu sous la République préfet, puis général, le raconte : En passant devant notre café, un obus avait éclaté à deux pas de son cheval ; pas un muscle de ce masque étrange n'avait bougé et quelques acclamations, aussitôt réprimées par un geste de sa main, l'avaient encore accueilli.

Un fait analogue est raconté par le Paris-Journal, qui, depuis la chute de l'Empereur, s'était montré particulièrement dur pour lui :

Une histoire d'outre-tombe certifiée par un revenant : celui qui fut Napoléon III est assis sur un pliant et parle à deux officiers. Une bombe tombe à deux pas d'eux et se mêle à la conversation. Les officiers involontairement font un pas en arrière ; l'autre ne bouge pas et continue tranquillement l'entretien.

[17] Dans cette lettre publiée par le Journal de Genève (20 décembre), et qu'aucun journal français n'a, je crois, reproduite, je lis encore : L'histoire des deux cents voitures de l'Empereur qui nous retardaient est une fable absurde.

[18] Du moins le Prince Royal avait dit, dans sa proclamation de Nancy (19 août) : L'Allemagne fait la guerre contre l'Empereur des Français et non contre les Français. Il était permis de croire qu'il parlait au nom du Roi.