LA VÉRITÉ SUR LA CAMPAGNE DE 1870

Examen raisonné des causes de la guerre et de nos revers

 

IV. — INSUFFISANCE DU GOUVERNEMENT.

 

 

L'Empereur et le Prince Impérial à l'armée. — Les bagages. — Pourquoi l'Empereur commande. — Ce qui arrive quand il ne commande plus. — M. Gambetta généralissime. — Les généraux d'antichambre. Les victimes du favoritisme.

 

L'Empereur n'ayant pas su préparer la guerre, ne sut pas la diriger. Toujours obsédé par la préoccupation dynastique. il prit le commandement en chef pour usurper le mérite et l'honneur de la victoire. Il emmena son fils avec lui pour l'associer au triomphe, sans l'associer au péril ; tous deux avaient une suite asiatique, leurs innombrables fourgons encombraient toutes les routes et arrêtaient sans cesse la marche de l'armée. On a vu une voiture spécialement consacrée aux homards frais[1]. Par ce détail on peut juger quel immense matériel devait exiger le service de la bouche. L'organisation de ce service était le principal souci de l'Empereur : Napoléon s'inquiétait surtout, en entrant en campagne, des soins matériels à donner à sa maison et à sa table : c'est la Commission des Papiers secrets qui l'affirme. Oserait-on mettre en doute cette parole officielle ?

A l'insuffisance du général en chef, se joignait l'insuffisance des commandants de corps. Les hommes de valeur avaient été mis systématiquement à l'écart. L'Empereur n'avait de goût que pour les complaisants et les incapables ; il ne donna de commandements qu'à des généraux d'antichambre.

Ces officiers courtisans ne songeaient naturellement qu'à plaire à leur maître. Ils s'inclinaient respectueusement devant ses conceptions les plus folles. Quand l'impéritie de ses plans fut démontrée, l'Empereur feignit de résigner ses pouvoirs : il les conserva cependant jusqu'au dernier jour. Ses ordres funestes, trop docilement exécutés, déterminèrent successivement tous nos désastres. Le maréchal Bazaine voulait gagner Verdun, quand l'ennemi était encore trop éloigné pour lui barrer la route : c'est l'Empereur qui l'en empêcha. Le maréchal Mac-Mahon voulait se replier sous les murs de Paris : c'est l'Empereur qui l'obligea à marcher sur Sedan.

Je reproduis fidèlement les accusations, mais non les termes dans lesquels on les formule. Pour être exact, il faudrait saupoudrer la page que l'on vient de lire d'une pincée de ces gros mots qu'on n'entend qu'aux halles et dans les harangues officielles. Car les membres du gouvernement actuel, si chatouilleux pour leur propre compte, n'ont encore su restaurer, de toutes les traditions républicaines, que le ton débraillé de l'invective, et n'ont mis la liberté que dans leur langage Non contents de lancer personnellement l'insulte à la face de l'Empereur, ils placent leurs injurieux propos dans la bouche même de ses serviteurs. C'est ainsi qu'on a vu avec stupéfaction un rapport commandé par la Délégation de Tours, inséré par ses ordres au Bulletin officiel, prêter au maréchal Bazaine une exclamation grossière dont l'invraisemblance devait sauter aux yeux les moins clairvoyants : trait de génie qui valut à son auteur cette distinction, que peu de jours auparavant il demandait à l'homme de Metz[2], la première décoration donnée après le décret annonçant que la croix était réservée aux faits de guerre. Quand le comte d'Artois dut quitter Lyon précipitamment en 1815, un seul garde royal eut le courage de l'accompagner. Napoléon Ier se fit présenter ce garde et le décora de sa main. Autre régime, autres mœurs !

Mais laissons là les formes. L'Empereur, l'Empire, ceux qui l'ont loyalement soutenu de leur épée, de leur parole, de leur plume ou de leur vote, sont au-dessus des outrages d'un avocat grisé par sa fortune inespérée. Allons au fond des choses.

 

***

 

Les bagages ? Faut-il nous arrêter à ce détail ? Oui. Ce détail a été tellement exploité, on a si souvent, si hautement affirmé que les bagages impériaux — les fourgons de rapine, comme dit élégamment une feuille légitimiste — et l'immense escorte qui devait les protéger, avaient été l'une des causes principales de nos revers, qu'il faut bien en dire un mot. Nous nous bornerons, comme de coutume, à puiser aux sources officielles et à réfuter la calomnie par l'instrument même de la calomnie.

Le document où la Commission des Papiers secrets a découvert que la grande préoccupation de l'Empereur, partant pour la guerre, était l'approvisionnement de sa table est intitulé : Note sur le service de MM. les aides de camp et officiers d'ordonnance de l'Empereur en campagne. Ce titre indique déjà la nature de la pièce. C'est en effet un règlement fait par le premier écuyer pour éviter les complications de l'imprévu, pour indiquer à tous, maîtres et gens, ce qu'ils auront à faire, s'ils doivent prendre leurs repas avec l'Empereur, avec l'adjudant général ou se nourrir à leurs frais. Tous les détails de tous les services étaient ainsi réglés à l'avance, et je n'y vois rien de monstrueux. Mais en poursuivant la lecture de la Note, j'y découvre ces deux articles : Le service de la bouche de l'Empereur, de sa maison, de ses officiers, devra former un total de vingt à vingt-quatre cantines. — Les bagages de l'Empereur seront escortés par un brigadier et six gendarmes.

Qu'on se dise qu'une cantine a la dimension d'une malle de moyenne grandeur ; que la suite du roi de Prusse comprenant tout un monde d'officiers ou de fonctionnaires, compte près d'un millier de personnes, et l'on comprendra que si nous avons été vaincus, ce n'est sans doute pas aux fourgons impériaux qu'il faut nous en prendre[3].

Est-ce à la présence de l'Empereur et du Prince Impérial à l'armée ?

En conduisant son fils devant l'ennemi, l'Empereur cédait-il à un sentiment vulgaire ? Non, il voulait que la France, sur laquelle le prince était appelé à régner, reconnût en lui l'un des siens. Ah ! certes, il l'aimait, mais il le voulait digne de ses destinées et de son nom. Aussi ne le conduisait-il pas à la guerre comme à la parade, pour le plaisir de le faire cavalcader sur le front des troupes, avant ou après la bataille. Si l'on doute qu'une pensée sérieuse ait présidé à son départ, qu'on lise la dépêche adressée par l'Impératrice à la comtesse de Montijo, document qui n'était certes pas préparé pour l'histoire, lettre de la mère à l'aïeule, où le cœur parle librement :

Louis partira dans quelques jours avec son père pour l'armée, et je désire que vous lui envoyiez votre bénédiction avant son départ. Ne vous tourmentez pas. Je suis parfaitement calme. Il faut qu'il fasse son devoir et honneur à son nom.

EUGÉNIE[4].

En prenant le commandement suprême, l'Empereur cédait-il davantage à un sentiment de vanité personnelle ou dynastique ? Croyait-il que seul il était capable de conduire, nos armées ? Non. Un autre mobile, plus élevé, plus sérieux l'avait inspiré.

Et d'abord, n'est ce pas un fait étrange et nouveau que ce reproche fait à un souverain d'avoir voulu combattre en personne l'ennemi de son pays ? Qu'on eût fait un crime à l'Empereur de demeurer tranquillement dans l'un de ses palais, pendant que nos soldats se faisaient massacrer, comme on a flétri la conduite du roi Louis II restant à Munich au lieu de se mettre à la tête des Bavarois, je l'aurais compris.

Qu'on eût blâmé Napoléon III si, sans suivre l'armée, il eût voulu la conduire ; si de son cabinet il eût prétendu diriger toutes les opérations militaires, comme l'a fait M. Gambetta, je l'aurais trouvé plus naturel encore.

Mais qu'on lui fasse un grief dé ce dont on fait honneur à tout autre citoyen ; que les mêmes journaux qui blâment le roi de Bavière de n'avoir pas été à la guerre, le blâment, lui, d'y avoir été ; que les mêmes gens qui admirent la dictature militaire exercée par M. Gambetta trouvent exorbitante la prétention de l'Empereur de conduire au feu le drapeau de la France, si habitué que je sois à la logique particulière des partis, cela me paraît étrange !

Si, pressentant ce reproche, l'Empereur n'eût pas quitté Saint-Cloud, que n'eût-on pas dit ! On lui eut opposé l'exemple du roi de Prusse, de Victor-Emmanuel, de François-Joseph, du vieux roi de Hanovre lui même, voulant, quoiqu'aveugle, marcher à la tête de ses troupes ; l'exemple des princes d'Orléans en Algérie, du duc d'Angoulême en Espagne ; on lui eût rappelé la tradition de tous les temps et de tous les pays.

Tradition fort sage ! car à la guerre la première condition du succès c'est l'unité de commandement, la prompte exécution des ordres, l'entière soumission des différents commandants de corps à la direction supérieure. Or, un souverain — assisté d'un Etat-major éclairé, conseil et inspirateur des opérations — se fera plus facilement obéir des commandants de corps, qu'un général ou un maréchal quelconque. Devant le souverain, devant son nom même, invoqué par son Etat-major, toute rivalité, toute susceptibilité s'efface. C'est un grand point. La campagne d'Italie l'avait prouvé.

Ce qui le prouve encore mieux, c'est ce qui s'est fait depuis. Ceux qui critiquaient, l'Empereur d'avoir pris le commandement, ayant moins d'expérience militaire que tel ou tel maréchal, ont suivi son exemple. Dès qu'ils ont eu le pouvoir, ils ont compris la nécessité de confier la direction des opérations militaires à un personnage dont l'autorité s'imposât ; ils ont compris qu'en pareil cas le prestige de la situation politique était essentiel, qu'elle pouvait même suppléer la plus complète, la plus radicale ignorance de l'art militaire : ce pouvoir suprême qu'on refusait à l'Empereur, on s'est empressé de le remettre à M. Gambetta !

M. Gambetta a dirigé les opérations et s'en est vanté[5] ; ses amis ont réclamé pour lui la soumission qu'on doit à un général en chef[6]. On dira que M. Gambetta s'était fait assister d'hommes du métier, des généraux jugés les plus aptes à diriger une campagne. Je veux le croire ; mais c'est précisément ce qu'avait fait l'Empereur. Il avait pris pour chef d'état-major le maréchal Lebœuf, dont tout le monde vantait le mérite, dont nous avons trouvé l'éloge dans la bouche de M. Thiers comme sous la plume du général Changarnier ; à qui sa qualité de général d'artillerie semblait donner pour la future campagne une compétence particulière. A côté du maréchal Lebœuf il avait placé le général Lebrun, l'un de ces rares généraux qui, par leurs connaissances approfondies, leurs longues études, étaient en état de lutter avec les officiers de l'état-major prussien.

Le plan qui sortit de cette collaboration fut-il déraisonnable ? C'est possible. Je n'en sais rien. Et je doute que ceux qui le prétendent, fussent-ils compétents, en sachent plus que moi : par la raison fort simple, que ce plan n'est pas sorti du portefeuille. On voulait prendre l'offensive, faire une campagne d'Allemagne. Surpris, avant d'avoir eu le temps de se former, on dut subir une campagne de France. Mais quand la campagne de France commença, l'Empereur et son état-major avaient cessé de conduire les opérations.

La politique s'introduisant dans la direction des choses militaires, pour y faire sentir chaque jour davantage sa pernicieuse influence, les avait écartés.

M. Jules Favre avait déclaré que l'impéritie du commandant supérieur avait seule causé les premiers désastres, qu'il fallait placer le maréchal Bazaine à la tête de l'armée, et prier l'Empereur de revenir à Paris. L'Empereur s'effaça. Depuis ce jour jusqu'au dernier ; il ne fut plus dans l'armée, comme il le dit lui-même, qu'un soldat. Mais depuis ce jour, le maréchal Bazaine, le maréchal Mac-Mahon, le ministre de la guerre ne furent plus reliés par la soumission commune à une suprématie incontestée ; chacun se laissa entraîner par ses inspirations personnelles, et l'unité des opérations s'en ressentit aussitôt.

Qu'après avoir officiellement abdiqué ses pouvoirs l'Empereur en ait subrepticement conservé l'exercice, c'est une calomnie ; que le mouvement du maréchal Bazaine sur Verdun ait été retardé par ses ordres, c'est une calomnie ; elle se démontre d'elle-même : loin de vouloir rester à Metz, l'Empereur, dont la position à l'armée, après le sacrifice qu'il venait de faire, était fausse, voulait rentrer à Paris pour y reprendre les rênes du gouvernement. Il désirait cependant ne quitter Metz qu'avec l'armée. Aussi, loin de retarder le départ, l'attendait-il avec impatience[7] ; voyant que le mauvais état des routes l'empêchait de s'effectuer, il se décida à prendre les devants.

A Châlons il trouva le maréchal Mac-Mahon. Que ses instances d'abord, ses ordres ensuite aient obligé ce dernier à se porter en avant, comme on l'a dit, c'est encore une calomnie on en trouve à chaque pas ! Loin d'exercer son influence personnelle eu ce sens, l'Empereur approuvait entièrement le plan contraire dont il avait conçu la pensée dès notre premier revers[8]. Pour lui, le sort de la France devait se décider sous les murs de Paris : sur ce point encore la Commission des Papiers secrets a laissé filtrer un jet de lumière qui suffit à tout découvrir.

Mais pour la seconde fois la politique intervint. Au nom de l'opinion publique, les ministres prièrent l'Empereur de rester à l'armée, ordonnèrent au maréchal Mac-Mahon de rejoindre le maréchal Bazaine, en profitant d'une avance de 24 heures qu'il avait sur l'ennemi. Le maréchal Mac-Mahon se défendit ; l'ordre fut répété. Homme de devoir, il céda et répondit :

Veuillez dire au Conseil des Ministres qu'il peut compter sur moi et que je ferai tout pour rejoindre Bazaine.

J'imagine le cabinet de Berlin prescrivant au quartier général prussien de modifier ses combinaisons : il serait bien accueilli !

Conduit avec confiance, c'est-à-dire par celui qui l'avait conçu, exécuté par des troupes soumises, ardentes, entraînées par de récentes victoires, demandant d'elles-mêmes a doubler l'étape le mouvement indiqué de Paris pouvait sans doute réussir. Le maréchal Mac-Mahon le dirigeait à contre-cœur, sans croire au succès. Il savait que ses troupes, découragées, indisciplinées, mal unies, marcheraient sans vigueur ; ses craintes sous ce rapport furent dépassées. Plusieurs incidents imprévus vinrent se joindre à ces causes naturelles de lenteur : au premier rang, il faut citer une série de fausses dépêches, lancées avec un art infini par les Prussiens, forçant le maréchal à s'arrêter pour attendre de nouvelles instructions.

Cependant l'ennemi le gagnait de vitesse ; s'en apercevant, le duc de Magenta veut se jeter vers l'ouest. Il donne des ordres dans ce sens. Mais Paris maintient, renouvelle ses premières injonctions. L'Empereur songe un instant à s'interposer : il se souvient qu'il n'est plus qu'un soldat et se tait[9]. Tous ces changements de dispositions avait fait perdre un temps précieux. Le mouvement avorta. On sait quel en fût le dénouement !

De Châlons jusqu'à Sedan, l'Empereur l'avait suivi, sans confiance, avec résignation, pour remplir jusqu'au bout le rôle ingrat qu'il avait accepté. Rien ne lui eût été plus facile que de gagner seul Mézières : on le lui proposa. Il repoussa le conseil avec une fierté douce et triste, en disant : Quel que soit le sort de l'armée, je suis résolu à m'y associer. Je ne suis ici qu'un soldat ; je partagerai la fortune des autres ! Si, comme on le prétend, il avait conservé réellement son pouvoir, s'il avait fait prévaloir sa volonté, l'armée de Mac-Mahon se fût repliée sur Paris ; la catastrophe de Sedan était évitée et peut-être la France était-elle sauvée ; car Paris a montré de quelle héroïque résistance il était capable.

Si l'on ne peut faire retomber sur l'Empereur la responsabilité directe des dernières opérations, ne peut-on lui attribuer du moins cette sorte de responsabilité au second degré qu'il avait assumée en confiant le commandement des corps d'armée à des incapables, en écartant tous les hommes de valeur ? Ce sont les aides de camp, c'est-à-dire les généraux d'antichambre qui nous ont perdus !

Je conteste absolument le c'est-à-dire. Qu'un aide de camp tilt nécessairement un général d'antichambre, je ne puis l'admettre. Un général d'antichambre est, si je ne me trompe, un général qui n'a pas vu le feu, qui n'a pas gagné ses galons à coups d'épée, mais à coups d'encensoir, qui n'a pas fait sa carrière en combattant l'ennemi, mais en flattant son maître : le souverain, si l'on est sous la monarchie — les ministres, un dictateur, si l'on est sous la république. Car les ministres républicains étant moins blasés à cet égard, sont encore plus indulgents que les rois pour leurs courtisans, reconnaissent plus facilement du mérite à qui proclame leur génie, et croient plus volontiers que l'admiration pour leur personne est la forme naturelle du patriotisme.

Mais parce qu'un souverain aura choisi dans l'armée des généraux qu'elle estime, dont elle proclame la bravoure ou le mérite, pour les attacher à sa personne, ces officiers perdraient aussitôt tout droit à la confiance publique ? Les Niel, les Canrobert, les Lebœuf, les Favé, les Frossard, les Bourbaki, les. Lebrun, les Jurien de la Gravière, ayant laborieusement gagné chacun de leurs grades, confondus d'abord dans les rangs de l'armée, ne s'en détachant que peu à peu par leur courage ou leur talent, ne devant, en un mot, qu'à des services militaires le renom qui les désignait au choix du souverain, deviendraient, du jour au lendemain, des généraux de cour, des généraux d'antichambre ! Dire cela, surtout en présence des succès de l'armée prussienne dont tous les corps sont commandés par des princes ou par des aides de camp du Roi, ce n'est pas sérieux.

Que le choix du général de Failly fût une erreur : je le crois ; ce général n'en comptait pas moins de brillants services en Italie, en Crimée, en Afrique, et c'est bien devant l'ennemi qu'il avait conquis ses épaulettes. Que certains de ses collègues, malgré leur mérite incontesté, n'eussent point ce talent spécial et fort rare de manier les masses sur le champ de bataille, c'est possible : la guerre d'Afrique a été à ce point de vue, une détestable école pour nos généraux. Mais qui le savait, qui le disait avant leur insuccès ? Ce genre de talent ne se révèle malheureusement que sur le terrain. Et quels sont d'ailleurs ces hommes éminents qu'il eût fallu leur préférer, dont l'exceptionnelle capacité s'imposait, mais que l'Empire avait mis systématiquement à l'écart. Je les cherche et ne les vois point Où sont ces génies méconnus ? M. Gambetta les a-t-il découverts ? Rien ne le gênait. Il avait toute latitude. Il a pu chercher partout, lever toutes les proscriptions, réparer les scandaleuses injustices commises pendant vingt ans de favoritisme et de corruption. Après avoir fouillé les rangs de l'armée, il a pu sonder toutes les carrières, toutes les professions civiles ; il a pu faire des généraux avec des capitaines, des ingénieurs, des députés, des préfets, des avocats, des journalistes et des pharmaciens. Quel grand homme a-t-il mis au jour ? Assez longtemps, s'écriait-il en allumant sa lanterne, nous avons eu des généraux ineptes et des généraux trop pressés d'évacuer leurs positions. On sait où ils nous ont conduit. Il est temps de changer de tactique[10]. On n'en dut pas moins revenir aux hommes formés, créés par ce régime de favoritisme : au général d'Aurelies ; au général Renault, sénateur ; au général Bourbaki, aide de camp ; au général Vinoy, sénateur ; au général Favé, aide de camp ; à l'amiral La Roncière, un familier du Palais-Royal ; au général Guiod, conseiller d'Etat ; à l'amiral Jurien, aide de camp ; au général Ducrot,- l'officier qui de toute l'armée française avait fait, sous l'Empire, la plus rapide carrière... Celui qui venait en seconde ligne, qui, après lui, était arrivé le plus jeune au généralat, c'était le gouverneur de Paris, le président du gouvernement provisoire, M. le général Trochu ! — Oui !

Parmi toutes les légendes qui circulent sur les événements accomplis depuis six mois, celle qui représente M. le général Trochu comme une victime de la tyrannie, comme un de ces hommes de fer qui ont résisté pendant dix-huit ans à l'Empire, au bonapartisme, défendu de toutes manières nos droits, nos libertés[11], et expié leur indépendance par la disgrâce, n'est pas la moins étrange ! Si M. le général Trochu avait résisté pendant dix-huit ans à l'Empire, il eût été bien inconséquent et bien ingrat. II eût été bien inconséquent, car l'Empire était en partie son œuvre, il avait contribué à le faire, à le faire matériellement ; directeur-adjoint au ministère de la guerre, il avait été, le 2 Décembre, l'auxiliaire zélé du maréchal de Saint-Arnaud.

Il eût été bien ingrat, car vraiment il n'avait pas eu à se plaindre de ce régime. Le général Trochu, qu'on oppose avec orgueil aux favoris, aux généraux gorgés de l'Empire, n'eut rien à leur envier. Lieutenant-colonel d'état-major en 1852 (c'est-à-dire à 37 ans), — colonel en 1853, — général de brigade en 1854 (c'est-à-dire à 39 ans), — général de division en 1859, — grand-officier en 1861 (c'est-à-dire à 46 ans), de tels états de service constituent un martyre assez doux. Que l'emploi de directeur du personnel occupé au ministère par M. le général Trochu ait aidé son rapide avancement, c'est possible. Mais à qui devait-il cet emploi ?

Le général Trochu aurait donc eu, je le répète, bien mauvaise grâce à se poser en adversaire d'un régime qui lui était si bienveillant. Aussi ne le faisait-il pas. Il critiquait volontiers les hommes et les choses. Il était tout au plus un mécontent ; jamais il ne se donna pour un ennemi. — Mais son livre sur l'armée ?... Ceux qui le citent à tout propos comme une courageuse manifestation d'hostilité politique l'ont sans doute oublié. Qu'ils le relisent, ils verront que cet ouvrage factieux — dont le maréchal Niel, ministre de la guerre, fit l'éloge à la tribune — débute par une épigraphe empruntée aux œuvres de Napoléon III et finit par cette phrase : Ma pensée, indépendante au point de vue des principes que j'ai voulu défendre, a été toujours et de très-haut dominée par un profond sentiment du devoir commun : SERVIR FIDÈLEMENT L'EMPEREUR ET LE PAYS.

Où est-elle donc cette victime des préventions dynastiques de l'Empire, dont le génie nous eût sauvés ? Serait-ce M. l'amiral Fourichon, ministre du gouvernement de Paris, membre du gouvernement de Bordeaux, qui, dans ria décret électoral destiné à traverser les âges comme un monument de la liberté républicaine au XIXe siècle, flétrit tous les complices de l'Empire, même ceux qui venaient de verser leur sang sur le champ de bataille ? Pas même. Au mois de juillet, nous l'avons vu, M. l'amiral Fourichon partait à la tête de l'escadre d'évolution au cri de Vive l'Empereur ! ... Si ce sont là les victimes du favoritisme impérial, réservons notre pitié pour de plus grandes infortunes, notre indignation pour des injustices plus criantes ; nous en aurons l'emploi

Et surtout ne nous aveuglons pas sur les causes de nos malheurs. L'incapacité d'un seul ou de quelques-uns ne saurait expliquer cette suite non interrompu d'effroyables désastres. Ce ne sont pas les fautes de tel ou tel qui nous ont perdus, ce sont les fautes de tous. Ah ! certes, nos officiers, nos soldats sont toujours des héros. Leur bravoure est toujours sans pareille. Si elle eût suffi, nous aurions encore été victorieux ; mais elle ne suffisait plus. La campagne de 1870 ne devait ressembler à aucune de celles qu'ils avaient faites. La victoire ne devait pas y être le prix du courage, mais le prix de la science et de la discipline : ce qui diminue fa gloire du vainqueur et l'humiliation du vaincu.

Or, si pour le courage ils n'ont pas de rivaux, pour la science nos officiers, pour la discipline nos soldats sont, il faut bien le dire, inférieurs aux officiers et aux soldats de l'armée prussienne.

Trompés par leur succès passés, nos officiers n'ont pas suffisamment senti la nécessité de l'étude. Ils ont cru que l'intrépidité native, la ferme résolution de bien faire et de risquer crânement sa vie pouvait suppléer à tout, triompher de tout. Des cartes ? J'ai mon épée ! disait un général partant pour la frontière. Si un seul l'a dit, beaucoup le pensaient.

Quant à nos soldats, ils ont été, comme toujours, de sublimes insoumis. C'est un vice de race : le livre du général Trochu en fait foi. Jamais pourtant ils ne l'avaient poussé plus loin. Jamais ce vice n'avait présenté plus de danger. D'ordinaire il portait en lui son correctif : si nos soldats échappaient à leurs chefs, c'était pour se jeter sur l'ennemi et le plus souvent pour le culbuter. Leur élan était désordonné, sans doute, mais irrésistible ; et, correctement ou non, le but principal était atteint. Mais dans cette lutte d'un nouveau genre, où l'ennemi les foudroyait de si loin qu'ils ne pouvaient songer à le joindre, la débandade n'avait plus même cette compensation. Si les Prussiens n'avaient été là pour nous en montrer le prix, l'exemple des zouaves pontificaux, aussi admirables par leur soumission, leur solidité que par leur entrain, nous auraient appris qu'aujourd'hui plus que jamais, la discipline est la première vertu du soldat.

 

 

 



[1] Le Drame de Metz, par le R. P. Marchal.

[2] Voir la lettre du colonel Willette, en date du 11 novembre.

[3] Il est vrai que parmi les écrivains qui accréditèrent cette histoire, il y en a qui pensaient qu'il n'y avait à la suite de l'armée, que les fourgons de l'Empereur. (Je comprends, en ce cas, qu'ils en trouvassent le nombre exagéré !) Ainsi la brochure sur la capitulation de Sedan, que j'ai déjà citée, ayant indiqué, comme l'une des causes de nos défaites, l'encombrement des routes par les bagages, un grand journal, indigné de cet aveu cynique, s'écrie : Mais cela confirme ce qui a été dit par les plus déterminés adversaires de l'Empereur et des maréchaux !

[4] Dépêche trouvée à Saint-Cloud par les Prussiens, et publiée par les journaux allemands.

[5] Parlant de l'évacuation de Tours par les Prussiens, le Bulletin officiel disait : cette retraite est la conséquence DES MOUVEMENTS STRATÉGIQUES QUE L'ADMINISTRATION DE LA GUERRE À PRESCRITS À NOS ARMÉES sur d'autres points.

[6] La Gironde, organe officieux de la Délégation de Bordeaux, disait, dès le mois de décembre : N'est-ce pas faire œuvre de mauvais citoyen que de porter de telles accusations contre UN GÉNÉRAL EN CHEF, — car M. Gambetta n'est que cela en ce moment,à l'instant même où il est en présence de l'ennemi et OÙ IL VA LIVRER BATAILLE. — Enfin M. Gambetta, s'adressant à un commandant de corps, le général Cambriels, lui écrivait : J'ai le regret de me priver momentanément de vos services. C'est bien là le langage d'un généralissime, d'un souverain. Encore l'Empereur aurait-il dit, sans doute, priver le pays.

[7] Des causes qui ont amené la capitulation de Sedan, par un officier attaché à l'Etat-Major général.

[8] Des causes qui ont amené la capitulation de Sedan.

[9] Des causes qui ont amené la capitulation de Sedan.

[10] Proclamation de Tours.

[11] Gazette de France. — Peu de jours après, ce même journal disait encore : Les Bonapartistes n'ont pas pardonné au général Trochu son opposition de quinze ans.