L'EMPIRE

 

V. — CONCLUSION.

 

 

L'Empire étant — pour qui ne se nourrit pas de chimères, et veut aller au fond des choses — la seule expression monarchique du suffrage universel, s'opposer à sa restauration, quand la lassitude du pays l'aura rendue possible, ce serait, consciemment ou non, consolider la République ; — ce serait assumer la responsabilité des malheurs que ce régime dissolvant doit attirer sur la France ; — ce serait renouveler la faute que certains monarchistes commirent en 1875, quand, pour éloigner du trône le prince le plus digne de régner qui fût jamais, ils votèrent la Constitution du 25 février[1].

Ou la République ou l'Empire, — c'est le dilemme fatal : on n'y échappera pas[2].

Seule la République a pu détourner de l'Empire une partie de sa clientèle électorale. Seul l'Empire pourrait la lui reprendre.

Il y a dix ans, cette évolution salutaire s'accomplissait tout naturellement. Des conservateurs, aveuglés par leurs préventions de parti, constataient eux-mêmes, — mais avec douleur, — que les paysans passaient du rouge à l'Empire[3].

M. Gambetta ayant déclaré, à cette époque, que les efforts du parti royaliste, abandonné par le suffrage universel, ne l'inquiétaient guère ; que la lutte finale aurait lieu entre les deux formes de la démocratie, la République et l'Empire, un journal légitimiste de Marseille, le Citoyen, lui répondait ironiquement :

N'en déplaise au tribun, cette distinction n'existe qu'en théorie. La pratique en effet nous prouve que les électeurs radicaux deviennent bonapartistes du jour au lendemain. Ce qui s'est passé dans la Nièvre en est la preuve... Grattez le républicain vous trouverez le bonapartiste.

Qu'en grattant le paysan, devenu républicain ou se donnant comme tel, on trouvât le royaliste, — sauf dans certains cantons du Midi ; — qu'on fit jamais passer la masse électorale du rouge à la Royauté, — ce serait folie de l'espérer. Entre le suffrage universel et le parti royaliste, la défiance, l'invincible défiance se dressera toujours comme un obstacle insurmontable[4].

Seuls, l'Empire et la République peuvent se disputer le cœur du peuple. Seuls ils savent lui parier... Mais quel langage différent ils lui tiennent !

L'Empire s'adresse à ses intérêts ; — la République à ses passions[5].

L'Empire fait appel à ses bons instincts et les développe[6] ; — la République sollicite ses mauvais penchants et les stimule.

L'Empire ouvre 33.000 écoles du soir fréquentées par 850.000 adultes et dont le clergé constate l'heureuse influence ; — la République multiplie les cabarets[7]. L'Empire vide les prisons ; — la République les remplit. De 1850 à 1870 le nombre des crimes avait diminué de près de moitié (48 %) ; — Depuis dix ans il a plus que triplé ; c'est un journal officieux, le Voltaire qui l'avouait au mois d'août dernier[8].

L'Empire cherche à concilier le capital et le travail, les ouvriers et les patrons ; — la République les met aux prises ; c'est encore un ami du régime, le National, qui le constatait, il y a moins d'un an :

Aucune industrie, disait-il, aucun commerce, aucune entreprise ne peut résister à cette excitation officielle à la haine des classes déshéritées contre les chefs, les patrons et les capitalistes.

L'Empire s'attache la classe laborieuse en s'efforçant d'améliorer sa condition matérielle et d'élever son moral ; en lui donnant comme modèle un homme qui, de simple ouvrier du faubourg Saint-Antoine, était devenu l'un des premiers manufacturiers de France ; en lui montrant un noble but à atteindre et l'exemple de ceux qui ont conquis la fortune par le travail, l'estime par la probité, la gloire par le courage[9]. — La République la flatte, dans ses pires instincts, en vexant, en ravalant les classes supérieures[10].

L'Empire la conduit à l'égalité dans l'aisance. — La République, ne pouvant atteindre ce but, lui offre, comme consolation, l'égalité dans la misère[11].

L'Empire, c'est l'émulation. — La République, c'est l'envie.

 

***

 

Entre ces deux formes de la démocratie, — l'Empire la pliant, par la satisfaction de ses exigences légitimes au respect des grands principes sociaux, ou la République l'abandonnant à ses passions constamment surexcitées, — il faut choisir !

M. de Tocqueville écrivait au mois de juillet 1851 : Le courant bonapartiste, s'il est détourné, ne peut l'être que par le courant révolutionnaire. L'alternative est toujours la même ; les termes en sont seulement renversés. C'est le courant révolutionnaire qu'il s'agit aujourd'hui de détourner. Si l'on ne veut pas lui opposer le courant bonapartiste, qu'on renonce à l'arrêter ; qu'on se résigne à le voir tout submerger, tout emporter. Écarter l'Empire c'est livrer à la République, c'est livrer à l'anarchie ce qui reste encore debout ; c'est consommer la ruine matérielle et morale du pays !

 

***

 

Nous ne prétendons pas que le régime impérial n'offre à la critique aucune prise ; nous répéterons en terminant ces pages ce que nous disions en commençant : que la politique n'est pas la recherche de l'absolu et qu'il n'y a point en ce monde d'institutions parfaites.

Mais ce que nous prétendons, ce que nous osons affirmer, — avec une conviction profonde et que chaque jour qui s'écoule grave plus profondément en nous, — c'est que le régime impérial est le meilleur des régimes possibles ; — c'est que, par son principe, par son caractère, par ses institutions, il offre seul un terrain pratique à la conciliation des intérêts et à la fusion des partis ; — c'est qu'il pourrait seul grouper autour de lui sept ou huit millions de suffrages et opposer cette masse compacte aux revendications de la minorité anarchiste.

Rappelant, en 1868, dans le Temps, les débuts du règne de Napoléon III, M. Scherer faisait l'aveu suivant :

L'Empire est entré dans les affaires avec un capital considérable et tel qu'aucun autre gouvernement, depuis le Consulat, n'en avait eu de pareil à faire valoir. Les fautes de la République, la terreur des bourgeois, le nom de Napoléon, le verdict du suffrage universel... jamais on n'avait réuni autant d'éléments de force et de succès.

Le verdict du suffrage universel, le prestige d'un nom toujours cher aux masses, la terreur des bourgeois, les fautes de la République, tous ces éléments de la force et du succès du second Empire, le troisième les retrouverait naturellement, et il aurait sur celui-ci ce précieux avantage qu'il parviendrait vite à rallier tous les groupes conservateurs.

Comme la Restauration, comme le Gouvernement de Juillet, l'Empire s'est vu ouvertement attaqué ou sourdement miné par une fraction des classes supérieures[12], cherchant à le renverser pour lui substituer le gouvernement de leur choix, et la fronde des salons ne fut pas sa moindre difficulté. L'Empire restauré ne la subirait pas longtemps. Après avoir, pendant quelques semaines, pendant quelques mois, pesté contre son avènement, faisant échec à leurs espérances, les royalistes reconnaîtraient que cet échec est définitif ; que la suite des événements ne pourrait leur rendre une occasion comme celles dont ils n'ont pas su profiter ; qu'au lieu de se cantonner dans une opposition stérile et vaine, ils serviraient plus utilement leur pays en prenant place dans le grand parti du gouvernement national, pour chercher à y faire prévaloir leurs idées.

De ce grand parti, dont ils seraient l'aile droite, les conservateurs égarés dans la République et déjà bien revenus de leurs chimères formeraient l'aile gauche. L'armée de l'ordre, dont les longues divisions nous ont fait tant de mal étant ainsi reconstituée, tous les adversaires naturels de la révolution sociale s'étant ralliés sous le même drapeau pour la combattre, on pourrait alors, sans péril, refaire une part plus large à la liberté.

En saisissant l'unique instrument de salut qui ne doive pas se briser dans leurs mains, les hommes modérés des divers partis, ceux chez qui la passion du bien public domine tout autre sentiment, feraient acte de clairvoyance et de patriotisme. Nous sommes convaincu qu'ils ne tarderont pas à le comprendre.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] M. Bocher vota la Constitution de 1875 et se fit républicain par haine de l'Empire : J'ai voté la République, disait-il en 1876 aux électeurs du Calvados, parce qu'elle formait le plus sûr obstacle aux revendications téméraires et aux coupables entreprises. Cela veut dire que, par peur de voir le Prince Impérial débarquer à Boulogne, l'ami des princes condamna la France à M. Ferry. C'est là une des curiosités de l'histoire contemporaine. (Le Gaulois, 7 juillet 1883.)

A un certain moment, pourtant, M. le comte de Paris s'est lancé dans la bagarre, inostensiblement à la vérité. C'était en 1874. Effrayé des progrès que faisait alors l'impérialisme renaissant, le prince jugea qu'il devait pousser au vote d'une constitution républicaine. M. le comte de Paris chargea alors un député disparu depuis de la scène politique de créer un mouvement libéral-républicain-constitutionnel. Ce travail dura un peu plus d'un an. On n'a peut-être jamais su dans le parti républicain quel coup d'épaule le prince avait donné à l'établissement de la Constitution du 25 février. (Le Matin. Déclaration d'un ami de M. le comte de Paris.)

[2] La royauté est plus morte aujourd'hui qu'elle ne l'était en 1799, qu'elle ne l'était en 1851. Et, ni en 1851 ni en 1799 ce n'est la Royauté qui a succédé à la République. Il est donc de toute évidence que ce ne serait pas elle qui lui succéderait aujourd'hui. Personne ne succédera à la République parce que la République restera. Mais si jamais elle avait un successeur, ce serait, comme toujours, l'Empire. (VACQUERIE, le Rappel, sept.1884.)

[3] Dans une lettre, qu'un hasard indiscret livra à la publicité, un député du centre écrivait, en 1874, à l'un de ses collègues, membre du Gouvernement : Nous sommes arrivés, non pas encore à l'époque de la catastrophe, mais presque au dernier moment où l'on peut agir pour la prévenir... Il y a un mois, il n'y avait pas un dixième de bonapartistes dans mon département ; aujourd'hui, les paysans passent du rouge à l'Empire. Peut-être peut-on encore arrêter le courant ; certes d'ici à très peu de temps cela sera devenu impossible. Que faire ? Il y a deux mois, il aurait suffi peut-être d'un discours très ferme du duc de Broglie pour protéger le septennat contre toute attaque. Aujourd'hui ce serait insuffisant ; les écluses bonapartistes sont lâchées et des paroles, quelques fermes et bien tournées qu'elles soient, ne changeront pas l'opinion publique, qui est convaincue du retour inévitable et prochain de l'Empire. Il faudrait un acte et un acte décisif.

[4] Tout en conseillant à M. le comte de Paris de se rendre possible en faisant des concessions à la démocratie, le vieux Philippiste du Figaro nomme celle-ci la puante et encombrante démocratie.

Comprenant quels sentiments elle inspire au parti royaliste, la démocratie les lui rend. En 1873, pendant qu'à Versailles on préparait le rétablissement de la Monarchie, le Journal de Lyon, très hostile à l'Empire, publiait une lettre, où un de ses rédacteurs, après avoir parcouru plusieurs départements, écrivait : Vous n'avez, dans les villes, aucune idée de l'état réel des esprits dans les campagnes et de l'émotion qu'y soulève le projet d'une restauration. Essayez aujourd'hui de parler d'Henri V aux paysans ; vous verrez s'ils vous accueillent de la même façon que lorsqu'on leur parlait de Napoléon en 1851 !...

[5] Il faut servir le peuple dignement et sans s'occuper de lui plaire. La belle manière de le gagner, c'est de lui faire du bien. Rien de plus dangereux que de le flatter. (Napoléon Ier à Sainte-Hélène.)

[6] Employant tous les moyens pour y arriver, il provoque même le concours de ses adversaires politiques. Le 11 novembre 1860, M. le vicomte de Melun écrivait à l'un de ses amis : La grande affaire qui m'a occupé ces jours-ci est une négociation avec M. de la Gueronnière, l'archi-brochurier de l'Empire, relativement à la fameuse question de la propagation des bons livres et de l'organisation des Bibliothèques communales. Ces messieurs se montrent très accommodants, acceptant une Société entièrement indépendante, à laquelle ils donnent une subvention comme aux autres œuvres.

[7] Un de nos lecteurs, en feuilletant le Bottin a constaté qu'en 1861 la liste des marchands de vin au détail comptait trente-neuf colonnes. Or, sait-on combien il y en a aujourd'hui, moins de vingt ans après ? cent trente-deux colonnes ! (Le Gaulois, 1883.)

Il y a aujourd'hui plus de 380.000 cabarets en France. En une seule des dernières années, il n'en a pas été ouvert moins de onze mille !

[8] Les accusations de crimes capitaux, tombant de 238 à 163 sous l'Empire, remontent sous la République jusqu'au chiffre prodigieux de 532 !

Si nous consultons la statistique criminelle de 1826 à 1875, nous en tirons deux conclusions : la première, c'est qu'à part les trois années qui ont suivi la révolution du 4 septembre, les progrès de l'aisance publique ont amené une diminution du nombre des crimes, alors que la population augmentait ; la seconde c'est que la plus forte diminution s'est produite d'abord durant la première et surtout ensuite durant la seconde période du gouvernement impérial, de 1860 à 1870. (La Liberté, nov. 1875).

Les attentats contre les personnes se multiplient à Paris avec une intensité inquiétante. On est surpris et humilié de constater que les lois et la police sont impuissants à empêcher les méfaits. (Le Siècle, sept. 1884.)

[9] Discours de Napoléon III, à l'inauguration du boulevard Richard-Lenoir.

[10] Tel était notamment le but du projet de loi sur le service universel de trois ans, qu'un député de l'extrême gauche lui-même, M. de Lanessan, caractérisait en disant : C'est comprendre l'égalité d'une singulière façon. C'est comme si on coupait la tête aux hommes de grande taille, parce qu'il y en a de petits ; comme si on écrasait les cerveaux intelligents parce qu'il y en a qui ne le sont pas. Cette dernière opération paraîtrait d'ailleurs fort juste à certains républicains : Ce que nous ne voulons pas, c'est l'aristocratie de l'intelligence, parce que c'est contraire à la justice, disait un anarchiste dans une réunion tenue à Londres en 1872.

[11] Extrait d'une conversation entre un ouvrier et un rédacteur du Temps (rapportée par ce dernier journal) : Les propriétaires nous mettent le couteau sous la gorge ; c'est bien le moins que nous les fassions danser un de ces jours. — Mais vous pourriez bien la danser aussi ? — Eh ! bien nous danserons ensemble. Si les maisons s'écroulent sur nous, nous serons sûrs qu'il y aura des carcasses de bourgeois dans les plâtras. — Extrait d'une petite feuille anarchiste, le Paysan Révolté, publiée dans une bourgade de Provence, Saint-Pierre-des-Martigues : Groupons-nous tous, les dirigés contre les dirigeants pour revendiquer nos droits, n'importe à quel prix. Fussions-nous obligés, en combattant, de tout brûler jusqu'à la plus humble chaumière et qu'on ne verrait plus devant soi qu'un vaste désert, notre sort à nous ne serait pas plus malheureux qu'il ne l'est actuellement ; nous, travailleurs, qui avons l'idée de la pratique de perfectionner la nature, nous construirons des huttes et des cabanes et les parasites jouisseurs, force leur sera de faire comme nous, de se créer des abris, de cultiver la terre, au lieu de se coaliser entre voleurs pour nous exploiter.

[12] La société et la littérature offraient alors un amalgame assez singulier. Les salons faisaient chorus avec la rue. Tout ce qui pouvait être désagréable à l'Empereur et à son entourage, tout ce qui pouvait saper l'Empire dans ses origines et l'invalider dans son avenir rencontrait un égal accueil auprès de la démocratie qui attendait son heure et de la bonne compagnie qui s'apprêtait à manquer la sienne. (A. DE PONTMARTIN.)

C'a été la fatalité de notre époque et de notre pays qu'à deux reprises les hommes les plus considérables par leurs talents, leurs vertus, leurs scrupules de patriotisme et d'honneur aient fait presque cause commune avec de misérables ouvriers de démolition et de désordre contre des gouvernements dont l'avènement avait été peut-être un malheur, mais dont la chute ne pouvait qu'être escortée de malheurs encore plus redoutables. Comment ne pas éprouver aujourd'hui une sensation d'anxiété et de malaise, lorsque nous reconnaissons qu'en croyant combattre le mal, nous nous sommes faits les inconscients complices du pire, quand nous voyons à quelles arrière-pensées scélérates, à quelles monstruosités d'ambition et d'égoïsme, à quel souffle d'athéisme, à quel esprit d'abjection, de destruction et de ruine nous avons livré passage ? (Du même.)