L'EMPIRE

 

III. — LES INSTITUTIONS DE L'EMPIRE.

 

 

Ce qui fait de l'Empire le régime le mieux approprié à notre société démocratique, le plus apte à satisfaire ses besoins légitimes en contenant ses passions, ce n'est pas seulement son principe, c'est encore l'esprit de ses institutions.

A une démocratie, surtout à une démocratie centralisée comme la nôtre, où rien n'échappe à l'ingérence de l'État, où les intérêts de chacun peuvent être atteints par la négligence ou l'impéritie du pouvoir central, — que faut-il ?

Il faut un gouvernement assez fort, assez solidement assis pour assurer la sécurité, qui est le ressort de la vie nationale, — assez actif pour développer la prospérité publique, qui est le premier besoin des générations- nouvelles[1], — assez indépendant pour choisir ses agents, — depuis le ministre jusqu'au chef de bureau, sans autre considération que l'avantage du service spécial qui leur est confié ; — un gouvernement qui ne se contente pas de vivre au jour le jour et qui songe à l'avenir ; un gouvernement qui ne soit pas obligé de consacrer tout son temps à pérorer, toutes ses forces à se défendre ; — un gouvernement qui ait le loisir d'étudier longuement les réformes, de les proposer en temps opportun et d'en poursuivre l'exécution, sans être entravé par aucune influence de coterie. Il faut, — pour tout dire en un mot, — un gouvernement qui gouverne.

Tel est l'Empire.

Avec lui, selon le mot célèbre, la pyramide est replacée sur sa base. La dynastie tient sans doute son droit de la volonté nationale ; mais, comme le magistrat inamovible, après son investiture, elle ne relève plus que de sa conscience. Le peuple lui a délégué ses pouvoirs : elle les exerce librement, sous le contrôle et non sous la tutelle des Chambres.

L'Empereur peut former à son gré, — et il a tout intérêt à le bien former, — le personnel de son gouvernement. Ses ministres ne lui sont pas imposés en bloc, à la suite d'un tournoi parlementaire où ils ont remporté le prix de l'éloquence. Désignés individuellement à son choix par leur mérite, leur aptitude, leur compétence, ils gardent assez longtemps leur portefeuille pour en connaître les moindres dossiers[2]. Ne relevant que du souverain et de l'opinion, ils font tranquillement leur besogne, sans être harcelés à tout instant par la majorité souveraine, sans être obligés d'acheter, chaque jour et par tous les moyens, ses bonnes grâces Leur départ, qui n'implique pas la défaite d'un parti, le triomphe d'un autre, ne bouleverse ni les choses ni le personnel. Leurs agents, qui ne sont pas les créatures de tel ou tel groupe, mais les créatures de l'État, n'ont rien à espérer, rien à craindre des oscillations de la politique et ne songent qu'à remplir, pour le mieux, leurs fonctions[3].

Au-dessous des ministres et les secondant, un Conseil d'État recruté avec soin dans toutes les carrières, prépare les lois que le Corps législatif adopte ou repousse, sans en troubler l'économie par des amendements improvisés[4].

Les députés, n'ayant pas d'intérêt personnel à renverser des ministres auxquels ils ne peuvent succéder, ne leur cherchent pas d'inutiles querelles. Leurs sessions, moins longues, sont mieux remplies[5] ; leurs débats, moins bruyants, sont plus solides. Ils font moins d'interpellations tapageuses, mais traitent plus sérieusement les affaires. Considérant, avec raison, le budget comme la plus importantes de toutes, ils n'en ajournent pas le vote aux derniers jours de l'année, pour l'expédier, en quelques séances[6], mais ils l'examinent de près, en associant la minorité à leur consciencieuse étude et consacrent de longues semaines à sa discussion approfondie.

Chacun remplissant ainsi sa tâche naturelle, il n'y a ni temps perdu ni force gaspillée ; les deniers publics ; sagement administrés, reçoivent l'emploi le plus utile[7] et la prospérité générale, objet de l'effort commun, se développe incessamment[8].

Ce gouvernement, où le souverain est conseillé par des ministres compétents — qu'entourent et éclairent eux-mêmes des commissions spéciales —, assisté par un Conseil d'État formé avec le plus grand soin et contrôlé par deux Chambres, n'est pas, comme on affecte de le dire, un gouvernement absolu, s'inspirant des caprices d'un despote. Il s'inspire des vœux du pays, qu'il entend mieux, de l'intérêt collectif, qu'il discerne mieux qu'un gouvernement mobile, précaire, toujours à la merci des rivalités de groupe ou de clocher.

Quand ce gouvernement, avec tous les éléments d'information dont il dispose, a acquis la conviction qu'une mesure est réclamée par l'intérêt public, nécessitée par les besoins du jour ou par ceux du lendemain, il en poursuit résolument l'exécution, sans se laisser émouvoir par les clameurs de ses adversaires, ni même par les protestations irréfléchies du public ; car il sait que la plus utile réforme, changeant des habitudes prises, imposant parfois une gène momentanée, peut être mal accueillie, et il compte sur le temps pour justifier ses actes.

Rien de plus instructif, à cet égard, que ce qui s'est produit pour la grande œuvre de la transformation de Paris. On nous permettra donc de nous y arrêter un moment.

De tous les collaborateurs de Napoléon III, nul ne fut plus attaqué, plus honni que le baron Haussmann. De toutes les conceptions du régime impérial, aucune ne fut d'abord moins comprise que celle à laquelle son nom restera glorieusement attaché. C'était pour l'opposition de droite ou de gauche un thème inépuisable d'objurgations ou de railleries. Ruineuse fantaisie ou inavouables trafics : c'est tout ce que royalistes et républicains prétendaient y voir... On l'a oublié ; rappelons-le sommairement par quelques exemples.

Ernest Picart exerçant sa verve mordante contre le gouvernement révolutionnaire de l'Hôtel-de-Ville, l'accuse de rendre l'existence des Parisiens intolérable ; — de supprimer des rues nécessaires et d'en ouvrir d'inutiles à seule fin d'appauvrir les uns et d'enrichir les autres ; d'organiser un déplacement arbitraire d'immeubles qui est pour ceux qui le pratiquent un déplacement de capitaux ; — et craignant que ses insinuations ne soient pas assez claires, il souhaite au préfet de la Seine de prouver son intégrité comme Armand Marrast avait prouvé la sienne, en mourant pauvre.

M. Doudan, qui écrivait beaucoup de lettres, n'en pouvait achever une sans décocher quelque trait contre le singulier personnage qui bouleversait Paris. Dans l'une, il lui reproche de faire de laides rues et de belles spéculations. Dans une autre, il dit : J'ai pris le deuil pour six mois, jusqu'au retour du Corps Législatif, parce que M. Haussmann est encore vivant. M. Paradol lui a donné un bon coup de dent avec le froid mépris qu'il excelle à exprimer. Mais six mois suffisent pour renverser le reste de Paris et couvrir ses ruines de guinguettes.

M. F. de Lasteyrie, qui avait fait partie de l'administration municipale sous M. de Rambuteau, le prend de très haut avec ses indignes successeurs. Il signale et adjure tous les journaux indifférents de signaler avec lui la folie de leurs entreprises afin que le bon sens public se prononce contre ces ruineuses extravagances et que la responsabilité de l'avenir incombe aux preneurs et aux patrons de ces malencontreux projets.

De ces malencontreux projets aucun ne trouve grâce à ses yeux : ni les avenues sans utilité et sans but qu'on perce autour de l'Arc-de-l'Etoile, ni les boulevards que la fantaisie municipale s'est plu à ouvrir dans les plaines de Monceau, des Ternes et de Passy, c'est-à-dire au milieu de champs inhabités, ni les Ira vaux de la Cité, qui lui paraissent une folie de plus. Il ne connaît qu'une chose plus insensée encore c'est le projet de percement de deux rues aboutissant au nouvel Opéra, et devant le mettre en rapport avec la Bourse et le Théâtre-Français. Comment-a-t-on pu avoir une idée aussi saugrenue ? Mettre en communication directe un grand établissement qui n'est ouvert que le jour avec un autre qui n'est ouvert que la nuit ! Raccourcir autant que possible le trajet du Théâtre-Français à l'Académie Impériale de musique, comme si le même public devait, le même soir, fréquenter les deux salles ! N'était-ce pas trop déjà d'avoir ouvert l'inutile boulevard Malesherbes ? Ce beau, riche et tranquille quartier n'est plus qu'un monceau de ruines... Pour quelles raisons ? Je n'en connais aucune qui puisse être nommée. Pour quel prétexte du moins ? Le prétexte ? Il y avait à droite de la Madeleine un boulevard qui s'en allait obliquement vers le boulevard Montmartre. On a trouvé qu'il serait joli de faire partir symétriquement à gauche, un boulevard allant... n'importe où. Et, de fait, il ne va nulle part ! Quant au projet d'ouverture du boulevard Saint-Germain il lui semble trop monstrueux pour qu'on ose y donner suite[9].

M. de Boissieu, le spirituel chroniqueur de la Gazette de France, résume enfin l'opinion de son milieu sur le Préfet de la Seine et sur son œuvre en disant : M. Haussmann, qui bâtit de grandes maisons, mériterait d'habiter les petites.

Ces critiques formulées avec tant d'assurance trouvaient naturellement un écho, dans le public, — toujours disposé à croire qu'on lui impose des charges inutiles, à écouter ceux qui le lui affirment, — et contribuaient pour une bonne part au succès des candidats de l'opposition. L'Empereur, attristé, mais non découragé, tint tête à l'orage. Convaincu que son œuvre était bonne et qu'on en apprécierait un jour le bienfait, il la poursuivit avec persévérance. Aussi longtemps qu'il fut le maître il maintint le baron Haussmann à l'Hôtel de Ville et quand le cabinet parlementaire du 2 janvier l'obligea à s'en séparer, il ne s'y résigna qu'avec amertume.

Dans ce long conflit qui avait vu clair et qui s'était trompé ? Qui avait compris les intérêts, les besoins de Paris, qui les avait méconnus ? Étaient-ce les grands esprits de l'Union libérale ou celui qu'ils appelaient, qu'ils continuent à appeler un rêveur ? On le sait aujourd'hui. Tous ceux qui l'avaient attaqué sur ce point sont obligés de reconnaître tout bas leur erreur. Quelques-uns eurent le courage de la confesser tout haut, comme M. Jules Simon, écrivant dans le Gaulois qu'il dirigeait alors :

Les Comptes fantastiques d'Haussmann ! qui ne se souvient des articles si amusants et si méchants publiés sous ce titre, dans le journal Le Temps, par M. Ferry, qui est entré par eux dans la publicité ? Le titre même nous ravissait. Tout ce qu'on nous disait alors contre l'ennemi commun nous était bon Peu nous importe aujourd'hui que les comptes de M. Haussmann aient été fantastiques ? Il avait entrepris de faire de Pans une ville magnifique et il y a complètement réussi. Quand il a pris en mains le maniement de nos affaires, nous n'avions pas d'autres promenades que les boulevards et les Tuileries ; les Champs-Elysées étaient, le plus souvent, un cloaque ; le bois de Boulogne était au bout du monde. Il y a\ ait des montagnes dans Paris, il y en avait même sur les boulevards. Les ruelles étroites et infectes abondaient au milieu de la ville... Nous manquions d'eau, de marches, de lumière dans ces temps reculés qui ne sont pas encore à trente ans de nous... Les chemins de fer existaient cependant ; ils versaient tous les jours dans Paris des torrents de voyageurs, qui ne pouvaient ni se loger dans nos maisons, ni circuler dans nos rues tortueuses.

Un des prédécesseurs de M. Haussmann s'était illustré pour avoir percé la rue de Rambuteau. Pour lui, il fit, en dix ans, plus qu'on n'avait fait en un demi-siècle... On criait qu'il nous donnerait la peste ; il laissait crier et nous donnait, au contraire, par ses intelligentes percées, l'air, la santé et la vie... Il fondait des hôpitaux, des écoles. Il nous apportait tout une rivière. Il creusait des égouts magnifiques. Il tirait de leur néant les Champs-Elysées, le bois de Boulogne, le bois de Vincennes. Il achevait les Halles centrales. Il généralisait l'usage du gaz ; il multipliait les lignes d'omnibus. Il intro luisait dans sa belle capitale les arbres et les fleurs. Son œuvre était au moins aussi fantastique que ses comptes.

Plus tard, dans un article intitulé Tête en bas, où il énumérait toutes les anomalies de notre époque, M. de Grandlieu faisait remarquer combien il était étrange de voir M. Floquet se pavanant à l'Hôtel de Ville, quand M. Haussmann est sur le pavé, — ce qui était reconnaître indirectement combien ses amis politiques s'étaient trompés en voulant l'y mettre.

La Revue des Deux-Mondes, enfin, si sévère autrefois pour le souverain qui avait conçu cette grande œuvre, pour l'administrateur éminent qui l'avait exécutée, vient de leur rendre un hommage plus explicite encore :

 

Combien sont justifiées, après tant d'amères critiques, les grandes entreprises d'édilité qui ont été exécutées sous l'administration du baron Haussmann ! La dépense, qui eût été beaucoup plus considérable si l'on avait ajourné les travaux, est largement couverte par les bénéfices immédiats qu'elle' a procurés à la génération présente et par ceux qu'elle assure aux générations à venir. Se figure-t-on comment l'ancien Paris, dans sa vieille enceinte, avec ses rues étroites ou tortueuses, aurait pu recevoir et faire circuler tout ce que lui apportent chaque jour les gares de chemins de fer ? Déjà même, les voies tracées dans les quartiers inférieurs ne suffisent plus et l'encombrement commence à se manifester sur les boulevards préparés dans les quartiers extrêmes. Il se peut qu'à l'origine ces plans, qui paraissaient démesurés, aient été inspirés en partie par un sentiment de gloire dynastique, par Je désir de faire grand, comme on disait alors ; mais, au demeurant, les résultats ont dépassé tous les calculs. La transformation de Paris n'a pas été seulement une grande œuvre, digne de figurer dans l'histoire d'un règne et dans les annales de l'administration parisienne, elle a été une œuvre utile, vitale, nécessaire pour la Cité[10].

L'administration républicaine a pu exécuter les plans que lui avait légués l'administration impériale, avec le concours des agents que celle-ci avait formés, sans que le public, éclairé par l'expérience, songeât à s'en plaindre. Mais cette expérience aurait-elle pu se faire, ces travaux utiles, indispensables auraient-ils pu être entrepris, si, au lieu d'un gouvernement assez bien assis pour étudier à loisir les besoins de la population parisienne, assez fort pour affronter les protestations soulevées par sa clairvoyante initiative, nous avions eu un gouvernement instable, hésitant, comme sont fatalement ceux que fait et défait à son gré la majorité parlementaire ?

 

Après cette longue digression, qui nous a paru nécessaire pour faire apprécier la valeur des deux systèmes par un exemple saisissant, reprenons la définition du régime impérial et continuons à indiquer par quoi il se distingue des autres.

Sous ce régime où la parole sert seulement à expliquer, à justifier l'action, il ne suffit pas de quelques discours retentissants pour porter un jeune avocat de la barre ou de la tribune d'un club à la Chambre et de la Chambre au ministère ; il ne suffit pas de s'associer à la fortune d'un parti, d'un homme politique pour franchir, en quelques années, tous les échelons de la carrière administrative[11]. On ne parvient que lentement, à force de travail et de services rendus. Les impatients, voulant atteindre les plus hauts emplois avant de s'en être rendus dignes, n'y trouvent donc pas leur compte.

D'autres s'en plaignent également qui, moins sensibles à leur intérêt personnel, ou le confondant, de bonne foi, avec l'intérêt public, aiment passionnément les luttes oratoires ; pour qui la tribune sollicitant, stimulant, mettant en relief les facultés supérieures de l'intelligence humaine, est le plus noble des sports.

Mais s'il mécontente cette minorité de politiciens, un tel régime satisfait l'immense majorité du pays, dont les besoins, tout différents, méritent sans doute quelque considération. Il lui assure les biens auxquels elle tient le plus, les seuls dont il se soucie réellement : l'ordre, la sécurité, la justice et ces libertés pratiques dont les constitutions les plus libérales ne garantissent pas toujours l'exercice.

Même envers ceux dont il contrarie les aspirations, envers ceux dont il doit combattre les prétentions, ce régime peut être, il est tolérant, — parce qu'il se sent fort.

Que sous l'Empire la minorité opposante fût traitée avec plus de modération, plus de courtoisie qu'elle ne l'est aujourd'hui, nul ne pourrait le contester. Sous le principat de M. Thiers, un journal officieux, le Bien Public, en faisait déjà l'aveu :

Il me semble — disait un de ses rédacteurs dans un article intitulé le Bon vieux Temps — que sous l'Empire la tolérance entre les partis existait plus qu'à présent. A de rares exceptions près, les agents du gouvernement impérial faisaient métier de respecter les adversaires de leur politique. Même en les frappant ils semblaient les frapper à regret et la porte était toujours ouverte à une entente.

M. de Pontmartin l'a reconnu depuis avec une égale franchise.

Ah ! — s'écriait-il, dans un de ses feuilletons si brillants de la Gazette de France, — si nous ne songions au proverbe : Au bout du fossé la culbute, nous avouerions, n'est-ce-pas ? qu'on ne se trouvait pas trop mal dans le fossé. Nous possédions tout autant de liberté qu'il en faut aux honnêtes gens pour avoir honnêtement de l'esprit... Quand nous avions criblé de plaisanteries plus ou moins réussies tel symptôme de césarisme, tel abus de pouvoir qui nous paraissait alors monstrueux et qui nous semblerait aujourd'hui, par comparaison, le beau idéal de la justice, nous allions dormir en paix, contents de notre journée, heureux de rencontrer sur notre chemin quelque bonne figure de sergent de ville, sûrs que le journal du soir n'avait pas à nous annoncer une catastrophe ou à nous prédire une crise, beaucoup moins certains de désirer la chute de ce régime dont nous venions de médire[12].

Mais avec de la volonté, avec de la persévérance, on parvient à tout, même à prouver à un homme bien portant qu'il est malade, et à un pays content de son sort, satisfait de son gouvernement, qu'il désire des réformes.

Dans l'un des mémoires qu'il a écrits pour sa défense, le comte d'Arnim faisait cette spirituelle observation :

Pour discréditer une personne qui déplaît, il y a un tour extrêmement simple. Il consiste à parler tout à coup avec autorité d'une action comme si elle était un crime. Les hommes sont ainsi faits qu'ils finiront par croire à la plus grande sottise pourvu qu'on la leur répète souvent et de très haut.

Qu'on reproche soudainement et consécutivement et sur un ton d'excitation passionnée à un homme pacifique de lire la Germania et que cette accusation soit renouvelée en divers lieux et par diverses personnes, l'inculpé aura besoin d'une dose extraordinaire de courage pour ne pas douter lui-même du droit qu'il a de se livrer quotidiennement à cette lecture.

C'est ainsi que le groupe des politiciens mécontents agit à l'égard de l'Empereur. Il lui fit un crime de gouverner lui-même au lieu de laisser ce soin aux Chambres, qui, seules, pouvaient s'en acquitter convenablement. Légitimistes, orléanistes et républicains se coalisèrent, sous la bannière de l'Union libérale, pour mener cette campagne.

Le bonheur, la prospérité, le salut de la France exigeaient, à les croire, le rétablissement intégral du système parlementaire. Peu leur importait la forme extérieure, l'étiquette du régime. Royalistes ils se fussent résignés à la République, républicains à la Royauté, pourvu que République ou Royauté leur donnât le gouvernement du pays par les Chambres[13].

Divisés par une simple nuance, royalistes et républicains avaient entre eux les meilleurs rapports. Le duc de Broglie et le duc de Noailles faisaient entrer à l'Académie Jules Favre. Celui-ci patronnait dans le Gard la candidature du baron de Larcy, lequel appuyait à son tour, dans l'Hérault, celle d'Ernest Picard ; Berryer recommandait chaleureusement M. Grévy aux électeurs du Jura, etc., etc.

Cette campagne, fort activement menée, porta ses fruits. A force d'entendre répéter que le gouvernement personnel était une monstruosité, le public s'habitua peu à peu à le croire ; et comme le lecteur de la Germania finissant par douter de son droit, les partisans les plus convaincus de l'Empire et de ses institutions autoritaires, les membres du gouvernement eux-mêmes sentirent s'ébranler leur foi.

Napoléon III, le souverain le plus modéré qui fut jamais, ne crut pas devoir s'opposer à ce courant. L'opinion semblant réclamer une nouvelle expérience du régime parlementaire, il s'y prêta loyalement, galamment[14]. Mais il était convaincu qu'elle ne réussirait point ; qu'après en avoir constaté les déplorables résultats, le pays le sommerait de rentrer dans la tradition impériale et de ressaisir les rênes du gouvernement.

L'expérience fut plus courte et plus néfaste encore que ne l'avait prévu Napoléon III. Elle aboutit, en quelques mois, à un effondrement. Les adversaires de l'Empire, qui lui avaient refusé les moyens de se préparer, comme il le jugeait nécessaire, à cet inévitable conflit, ont cherché à détourner la responsabilité qui pesait sur eux de ce chef, en présentant la guerre de 1870 comme un dernier legs du gouvernement personnel. Dès le premier jour nous avons protesté, pour notre part, contre celte injustice. Peu à peu l'histoire la répare. Avec l'aide des écrivains les moins soucieux de justifier le régime impérial, — comme l'auteur des Souvenirs diplomatiques sur l'Allemagne et l'Italie, — elle rétablit la vérité systématiquement altérée. Par l'exposé sincère des faits elle démontre clairement :

Que Napoléon III désirait le maintien de la paix[15] ;

Qu'il s'abstint de faire prévaloir son sentiment personnel parce qu'il crut n'en avoir plus le droit[16] ;

Que les ministres, disposés à accepter un compromis, en furent détournés par les clameurs d'une partie de la Chambre et de la presse ; que les journaux qui manifestaient ainsi leur indignation patriotique cédaient surtout au désir de renverser le cabinet ;

Que si la question Hohenzollern, au lieu de devenir une question de portefeuille, au lieu de servir d'aliment aux passions de parti et aux rivalités de groupe, avait été froidement traitée, comme la question du Luxembourg, dans les conseils du souverain, elle eût reçu, comme celle-ci, une solution pacifique[17] ;

Qu'enfin l'influence parlementaire nous poussa à la guerre dans les plus mauvaises conditions et qu'elle entrava nos projets d'alliance[18], comme elle avait déjà compromis nos armements[19].

La France était écrasée ; mais l'Empire succombait avec lui, et c'était pour les parlementaires une grande consolation. L'un des plus illustres écrivait même qu'il fallait, tout compte fait, bénir la guerre, puisqu'affranchi par elle et pourvu d'un gouvernement libre, le pays allait se régénérer rapidement.

L'illusion fut de courte durée. Chargé de procéder à l'installation de ce libre gouvernement, qu'il avait préconisé toute sa vie, M. Thiers, devenu chef de l'État, se montre plus autoritaire que Napoléon III, traite les fictions constitutionnelles de chinoiseries, refuse d'être un mannequin aux mains de l'Assemblée et même de partager le pouvoir avec elle... Comment ! s'écrient avec stupeur ceux qu'il avait menés à l'assaut de trois gouvernements pour conquérir la responsabilité ministérielle absolue, sans limites, comment ! M. Thiers voudrait aujourd'hui nous imposer son gouvernement personnel ?... — Parbleu ! répond cavalièrement le principal de ses journaux officieux, les Français n'en admettent pas d'autre !

Les parlementaires, encore remplis d'illusions, poursuivant toujours leur chimère, rêvant toujours un chef d'État purement décoratif, ne s'immisçant pas dans la direction des affaires, renversent M. Thiers. Ils songent d'abord à relever la monarchie constitutionnelle au profit de M. le comte de Chambord. Celui-ci, prêt à gouverner, ne tenant nullement à régner, refuse le rôle amoindri qu'on lui destine.

Attachant moins d'importance à la forme extérieure du gouvernement qu'à son mécanisme intérieur, les constitutionnels des centres cherchent alors à faire sous la présidence du maréchal de Mac-Mahon ce qu'ils n'ont pu faire sous la royauté nominale d'Henri V. A défaut de la monarchie, ils fondent, en 1875, la République parlementaire, espérant qu'avec les institutions dont ils l'entourent et la sage direction qu'ils comptent lui donner, elle leur procurera, à peu de chose près, les mêmes avantages.

Deux ans plus tard, le pays, leur glissant des mains, s'en allait à la dérive. Ils étaient acculés à la campagne désespérée du Seize-Mai, où, malgré l'intervention personnelle du Maréchal et son appel direct aux électeurs, malgré leurs velléités autoritaires, ils devaient constater l'impuissance de leurs doctrines et le néant de leurs chimères[20].

Cette démonstration se poursuit depuis six ans ; et, chaque jour, elle opère de nouvelles conversions. Voyant quel usage les républicains font du régime parlementaire, leurs anciens alliés de l'Union libérale ont cessé de croire à sa vertu souveraine et compris, — un peu tard, — qu'il ne répondait plus aux nécessités de notre temps.

L'expérience de 1848 avait trop peu duré, elle s'était faite au milieu de crises trop aigues pour être décisive[21] : depuis 1870, nous avons pu réellement, pour la première fois, éprouver le fonctionnement régulier du régime parlementaire avec le suffrage universel. L'épreuve est concluante.

Ceux même qui n'osent renier ce régime, qui croient leur honneur engagé à le soutenir malgré tout et qui ne désespèrent pas de le régénérer, sont contraints d'en constater les déplorables effets.

M. Vacherot est assurément l'un des esprits les plus distingués du centre gauche, c'est-à-dire du groupe politique où la doctrine parlementaire avait toujours trouvé ses plus fervents adeptes. Eh bien ! dès 1880, sans vouloir la répudier, il nous en signalait le péril, en montrant ce qu'elle produisait sous nos yeux : la majorité des Chambres gouvernant, administrant à son gré ; les fonctionnaires de tout ordre et de tout rang ne dépendant plus de leurs chefs naturels, mais des sénateurs et des députés ; ceux-ci imposant tous leurs caprices aux ministres, mais subissant à leur tour la loi des comités locaux, qui ont fait leur élection. L'éminent publiciste ajoutait :

C'est le gouvernement d'en bas substitué au gouvernement d'en haut. Il y a des républicains qui estiment que c'est l'idéal du gouvernement démocratique. D'autres pensent au contraire que toute initiative, en fait de gouvernement et d'administration, doit partir d'en haut ; que c'est l'essence même du gouvernement sous une République comme sous une Monarchie ; que toute autre manière de gouverner et d'administrer est l'antipode du gouvernement et de l'administration, c'est à dire la pure anarchie[22].

Depuis que M. Vacherot le dénonçait ainsi, ce vice de nos institutions s'est singulièrement aggravé. L'omnipotente action du Parlement a renversé les derniers obstacles qu'on cherchait encore à lui opposer. Tous les services administratifs lui ont été successivement livrés, même ceux que leur caractère spécial, technique semblait garantir contre son incompétente ingérence. Des hommes d'État, des administrateurs, des journaux républicains déplorent cet état de choses, sans le modifier, ceux qui pourraient seuls y mettre un terme se montrant moins sensibles au dommage qu'en éprouve le pays qu'au profit qu'ils en recueillent eux-mêmes[23].

Un autre défaut du régime actuel, que les partisans, les défenseurs attitrés de ce régime sont encore obligés de constater avec amertume, c'est son extrême mobilité, c'est le renouvellement incessant de son personnel[24]. Les ministres, entre lesquels les portefeuilles sont répartis au hasard, qui ne savent pas le premier mot des questions qu'ils vont avoir à traiter, tombent dès qu'ils commencent à en avoir quelque notion[25].

Tous les progrès sérieux, toutes les réformes utiles sont dus à de longs ministères. Pour accomplir de grandes choses, dit Vauvenargues, il faut agir comme si l'on devait vivre éternellement. Un ministre ne peut croire à l'éternité, il faut qu'il puisse croire du moins à la durée de ses fonctions. Sinon il n'osera rien entreprendre ; ou, voulant marquer à tout prix son rapide passage aux affaires, il bâclera quelque réforme mal étudiée et ne laissera derrière lui que le désordre.

Nous avons usé, depuis 1870, vingt-neuf ministres de l'intérieur, soit plus de deux par an et douze ministres des affaires étrangères. Lord Lyons, qui était ambassadeur d'Angleterre à Paris, avant le 4 septembre, l'est encore. Pendant ce temps quinze représentants de la France se succédaient à Londres[26]. Tel département en est à son quatorzième préfet — la Corse, depuis quatre ans en a eu huit — ; telle grande ville à son dixième maire, etc. Ce n'est pas la compétence, ce n'est pas l'indépendance seulement qui manque aux hommes d'État, aux administrateurs du régime actuel pour faire une besogne utile, — c'est le temps.

 

Pourrait-on supprimer ces abus, sans en supprimer le principe ? Évidemment non. Il faut moins s'en prendre à l'insuffisance des hommes qu'au vice du système. Tout pouvoir subit la loi de son origine ; nous le disions plus haut et nous devons le répéter ici.

Comment voudrait-on que les ministres cessassent d'obéir à ces députés dont un caprice leur a donné, dont un caprice leur enlèverait le pouvoir ?

Comment voudrait-on que les députés ne fussent plus les instruments dociles de ces comités qui les ont fait élire et qui, à la moindre velléité d'indépendance, les menacent de leur susciter un concurrent.

Comment voudrait-on qu'un cabinet durât quelque temps, quand il n'est soutenu que par une collection de groupes n'abdiquant jamais leurs prétentions particulières et formant, au jour le jour, une majorité factice, que le moindre incident, le plus léger froissement d'amour-propre suffit à dissoudre ?[27]

Changeât-on même la forme extérieure du Gouvernement, remplaçât-on la république par une monarchie parlementaire, on ne réaliserait pas une amélioration très sensible.

Comme le Président de la République, le Roi constitutionnel ne serait qu'une machine à signer des ordonnances et à prononcer des discours, — souvent contraires à ses propres sentiments. Les ministres seraient toujours aux ordres des députés et ceux-ci aux ordres des comités électoraux. Les cabinets, battus en brèche par une coalition de groupes mobiles, se succèderaient avec la même rapidité. Les intentions seraient meilleures, mais les résultats à peu prés semblables. La cuisine serait plus proprement faite, mais ne vaudrait guère mieux[28].

Pour que le régime parlementaire fonctionne régulièrement dans un pays, il faut que la province autonome y puisse faire tranquillement ses affaires, pendant que la capitale pérore. Il faut que ce pays se divise en deux partis, nettement tranchés, d'accord pour maintenir le gouvernement établi, mais ayant sur tout le reste des vues, des tendances différentes. Il faut que chacun de ces partis occupe le pouvoir aussi longtemps qu'il représente l'opinion dominante, qu'il n'en soit chassé que par une de ces grandes évolutions de l'esprit public qui ne se produisent qu'à de longs intervalles.

Or, ces deux conditions indispensables, — à défaut desquelles le gouvernement parlementaire aboutit à la confusion, à l'impuissance et à la déconsidération[29], deviennent de plus en plus rares.

Partout, — par une conséquence naturelle des progrès incessants de la démocratie, — le domaine, la sphère d'action, la responsabilité du pouvoir central s'étendent ; et, à côté des deux grands partis du mouvement et de la résistance, de nouveaux groupes politiques se fondent. Partout, sous cette double influence, le régime parlementaire se détraque plus ou moins.

Dans la Revue des Deux-Mondes, — recueil peu suspect de parti pris contre cette doctrine dont il avait été le berceau, — un publiciste distingué, M. de Laveleye[30], l'a nettement reconnu :

Il y a peu d'années, — disait-il dans une étude importante et qui mérite de nous retenir quelques instants, — posséder ce régime était le vœu des peuples qui en étaient encore privés. Aujourd'hui qu'il existe dans tous les pays civilisés, sauf en Russie, on trouve qu'il marche mal ; on s'en détourne avec indifférence et parfois même avec mépris. Un écrivain russe qui, d'une plume vaillante, défend le gouvernement du tsar me disait : La fin de notre siècle verra la chute définitive du régime parlementaire. Le fait est que partout il subit une crise.

Dans les pays où il n'y a pas de partis disciplinés, mais seulement des groupes mobiles formant une majorité précaire, — comme la France, l'Italie, l'Autriche ou la Grèce, — la crise est plus aiguë et les vices du système plus flagrants.

En France, dit M. de Laveleye,

Les ministères n'ont ni durée, ni consistance. Ils se renouvellent fréquemment et, même pendant qu'ils subsistent, le terrain à chaque instant se dérobe sous leurs pas Le chef de cabinet ne peut gouverner qu'en louvoyant, cédant aujourd'hui, se dérobant demain, résistant parfois, mais toujours au risque d'une chute, harcelé par les interpellations, compromis dans les conflits, jamais sûr du lendemain.

En Italie :

Le Parlement est un kaléidoscope. Jamais deux séances de suite n'offrent le même aspect. Les groupes sont sans cesse en voie de transformation. La somme d'esprit, d'adresse, d'éloquence et de souplesse qu'un ministère doit dépenser pour durer un an est prodigieuse Dans les nominations, on tient moins de compte des nécessités du service et du mérite des candidats que des recommandations des membres du Parlement. Devant eux, à Rome comme en province, chacun tremble et tous cèdent. Les lois, les règlements, l'équité, l'intérêt public, pour leur complaire, tout est mis en oubli. Il y a là une source permanente de désordre, de dilapidation, de favoritisme et de mauvaise gestion.

En Grèce :

Le régime parlementaire offre les mêmes tableaux qu'en Italie, mais avec des teintes plus sombres Au lieu de vrais partis politiques, il n'y a que des nuances et des groupes Le député a été nommé par des influences personnelles ou locales et non pour faire prévaloir telle ou telle ligne de conduite dans la marche générale des affaires. Ce que ses électeurs attendent de lui, c'est qu'il obtienne pour eux du gouvernement le plus de faveurs possible..... Comme la table n'est pas assez abondamment servie pour rassasier tout ce monde d'affamés, le nombre des mécontents va croissant. Ils se coalisent, obtiennent la majorité, renversent le ministère ; et bientôt le même manège recommence.

En Autriche :

Le Reichsrath est réduit à l'impuissance par les rivalités des nationalités qui s'entrechoquent.

En Allemagne, les institutions constitutionnelles n'existent que pour la forme et par la tolérance de l'armée. En réalité, le Parlement est maté ou annihilé par la volonté de fer d'un grand ministre ; lequel professe un profond mépris pour le parlementarisme et disait dès 1869 : Le gouvernement de cabinet est un fléau dont l'Europe ne tardera pas à se guérir[31].

Mais ce qui est plus digne de remarque c'est que là même ou depuis longtemps il est acclimaté, où il semble trouver les meilleures conditions d'existence, le régime parlementaire s'affaiblit, s'énerve et se discrédite :

Dans sa patrie d'origine, en Angleterre, il cesse presque de fonctionner. Sans cesse arrêté il n'est plus capable de faire des lois, il n'a plus d'autres résultats que de harceler les députés et de tuer les ministres... Gouverner était facile quand il n'y avait que deux partis en présence, les wighs et les tories. Aujourd'hui que se sont formés le parti radical et le parti irlandais, ni wighs ni tories ne peuvent conserver le pouvoir s'ils ont ces deux groupes contre eux. De là la nécessité des concessions et des compromis... Depuis que les attributions du pouvoir central se sont étendues, le Parlement succombe visiblement sous sa tâche. Chaque année M. Gladstone constate avec tristesse la stérilité des sessions, où son infatigable activité n'aboutit à rien. Récemment encore il disait que la dernière n'avait été que honte et confusion[32].

De cette enquête approfondie, le rédacteur de la Revue des Deux-Mondes conclut : que le régime parlementaire, né en Angleterre pour régler un petit nombre d'affaires, n'est pas fait pour être le mode de gouvernement de l'état moderne avec les mille attributions qu'on lui a successivement imposées ; — qu'il est monstrueux de soumettre aux incessantes fluctuations des luttes parlementaires les graves intérêts sociaux dont les gouvernements ont reçu la charge ; — que plus la démocratie règne complètement, plus il est indispensable qu'il y ait un pouvoir indépendant.

Mais comment constituer ce pouvoir indépendant ? Après avoir très nettement signalé les inconvénients du système actuel, M. de Laveleye indique plus vaguement les moyens d'y remédier. Le seul qu'il propose expressément, c'est adopter le régime constitutionnel des États-Unis, lequel fait du président le chef effectif et responsable du gouvernement et soumet à sa seule autorité les ministres choisis par lui en dehors des Chambres.

Plusieurs de nos députés républicains, éloignés du pouvoir, plus sensibles à des abus dont ils ne profitent pas, espérant sauver la République s'ils améliorent ses institutions, ont émis le même vœu.

M. Andrieux l'a formulé à plusieurs reprises, affirmant, lui aussi, que le parlementarisme est incompatible avec le suffrage universel ; qu'il devient de plus en plus impraticable à mesure que la démocratie se développe ; et chaque fois qu'il a soutenu celte thèse, un certain nombre de ses collègues, appartenant à différentes fractions de la gauche ont paru l'approuver[33].

Mais il ne s'agit pas là, comme on paraît le croire, d'une réforme secondaire ? Donner au chef de l'État l'indépendance et l'initiative, laisser le contrôle seulement aux Chambres, ce ne serait pas amender, perfectionner notre système politique, ce serait en changer l'essence et le transformer radicalement ; ce serait revenir à la Constitution qui replaçait la pyramide sur sa base ; ce serait, — de même qu'en 1830, on faisait une monarchie entourée d'institutions républicaines, — faire une république entourée d'institutions impériales.

Tel était d'ailleurs l'objectif secret de Gambetta. Remerciez Dieu, disait-il à Skobeleff, quand il le vit à Paris, remerciez Dieu de n'avoir pas de Parlement. Vous bavarderiez cent ans sans faire rien qui vaille. Le joug d'une majorité incapable et brouillonne pesait lourdement sur ses épaules : il rêvait de s'en affranchir et la Constitution de 1852 était l'idéal auquel il tendait[34].

 

***

 

Beaucoup d'autres y tendent comme lui.

C'est la Constitution de 1852 que M. le Comte de Chambord avait prise pour modèle et qu'il nous eût octroyée, s'il fût monté sur le trône[35].

C'est la Constitution de 1852 que réclament les royalistes pénétrés de sa pensée et fidèles à sa doctrine. Ce vœu est implicitement compris dans la Déclaration d'Angers[36].

Les royalistes de cette école, estimant avec raison que la France est, en définitive, ce que la font ses chefs[37], comptant beaucoup pour la régénérer sur l'influence du souverain et du gouvernement animé de son esprit, veulent que cette influence puisse se faire sentir. Les intentions, le caractère, les principes du Prince leur paraîtraient une garantie médiocre si les rênes du gouvernement ne devaient pas être dans ses mains[38].

Pour justifier leurs appréhensions, ils invoquent l'exemple de la Belgique, où, de 1877 à 1884, les sentiments personnels du roi Léopold n'ont pas empêché ses ministres d'opprimer les catholiques, d'entraver le recrutement du clergé, de rompre toutes relations avec le Vatican, de laïciser les écoles, de favoriser la secte des solidaires, de faire en un mot tout ce que MM. Paul Bert et Ferry devaient faire chez nous[39].

Pour être garantis contre une telle éventualité, ils ne veulent pas d'un souverain in partibus, comme était, de 1830 à 1848, le roi des Français, comme est aujourd'hui son petit-fils, le roi des Belges, et prient M. le Comte de Paris de les rassurer à cet égard.

C'est lui demander de répudier la cause qu'il avait jusqu'ici représentée, les idées dans le culte desquelles il a été élevé, que le testament bien connu de son père, et celui de sa mère[40] lui recommandaient de ne jamais déserter, que les siens ont toujours considéré comme un patrimoine inaliénable.

En 1853, M. le duc de Nemours se rendit auprès de M. le comte de Chambord, à Nervi, dans l'espoir d'effectuer entre les deux branches de la Maison Royale cette réconciliation qui ne devait avoir lieu que vingt ans plus tard. Le caractère de cette démarche ayant été, selon lui, mal interprété par son auguste cousin, M. le duc de Nemours crut devoir le rétablir dans la note suivante :

25 janvier 1857.

Dans une lettre de Mgr le comte de Chambord, écrite à l'occasion de la mort de M. de Salvandy et publiée par des journaux, se trouve une phrase qui représente la réconciliation accomplie en 1853 comme une des plus fermes garanties de la France.

Cette phrase, nous en avons acquis la preuve, a un sens sur lequel le doute n'est plus aujourd'hui possible et elle a pour effet de faire croire à des engagements que mes frères et moi n'avons pas contractés. Nous sommes dès lors, quoique bien malgré nous, obligés de rompre le silence que nous nous étions promis de garder sur les relations que nous avons eues avec Mgr le comte de Chambord.

Lorsqu'en effet, dans une pensée de concorde, je me suis rendu auprès de Mgr le comte de Chambord, je ne l'ai fait que sur l'assurance formelle que cette démarche n'impliquerait aucun engagement.

En lui exprimant ensuite notre désir sincère de voir la France l'appeler un jour au trône et notre volonté de consacrer, dans l'occasion, tous nos efforts à obtenir ce résultat, j'ai été loin de lui offrir un concours aveugle et indéfini ; un accord préalable devait nécessairement en déterminer les conditions.

Ces conditions, de notre côté, se seraient résumées en trois points principaux, que nos convictions comme le respect dû au passé de notre famille, nous commandent de ne jamais abandonner.

1° Maintien du drapeau tricolore qui aujourd'hui, aux yeux de la France, est le symbole du nouvel état de la société et le résumé des principes consacrés depuis 1789 ;

2° Rétablissement du gouvernement constitutionnel ;

3° Concours de la volonté nationale à ce rétablissement, ainsi qu'au rappel de la dynastie.

De ces trois points, le premier seul a été abordé avec Mgr le comte de Chambord, lors de ma visite à Nervi, et le résultat de cet entretien a été tel que nous avons cru devoir l'informer qu'aussi longtemps que ce point resterait indécis, toute communauté de vues entre lui et nous était impossible.

Depuis lors cette situation, à notre très grand regret, ne s'étant pas modifiée, et toute idée d'une entente préalable étant même repoussée par Mgr le comte de Chambord, il est devenu obligatoire pour nous de mettre un terme à des tentatives d'accord aujourd'hui inutiles.

Nous regrettons vivement de n'avoir pas mieux réussi dans nos efforts pour réunir sous un même drapeau toutes les nuances du parti constitutionnel, car c'eût été pour nous une manière de servir la France.

Notre résolution est désormais d'attendre les événements et de prendre, en chaque occasion, conseil de la raison et de nos devoirs envers notre pays.

Louis D'ORLÉANS.

 

M. le duc de Nemours, qui a toujours passé pour le plus légitimiste des princes d'Orléans, estimait lui-même que sa famille ne pouvait jamais abandonner la cause du gouvernement constitutionnel ou parlementaire, que le respect de son passé le lui interdisait.

Les événements ne modifièrent point les idées des princes d'Orléans. Ils se crurent toujours liés par les traditions de leur maison. Après le 4 septembre, M. le comte de Paris s'en inspirait encore en se disant républicain[41] infiniment plus républicain que ses mais[42]. Deux ans plus tard la même cause qui avait arrêté, dès le premier mot, les pourparlers de Nervi faisait échouer les négociations de Salzbourg. M. le comte de Paris, c'est M. de Grandlieu qui l'a déclaré, voulait le rétablissement de la Charte de 1814, — peu différente de celle de 1830, — avec les modifications toutes naturelles que comportent les temps nouveaux et les expériences faites. M. le comte de Chambord n'entendait accepter ni la Charte de 1830 ni celle de 1814[43]. Le marquis de Castellane avait dit, au nom de ses amis du centre droit : La monarchie sera constitutionnelle où elle ne sera pas... La monarchie ne fut pas.

Depuis ce temps sans doute le régime parlementaire n'a pas cessé un seul jour de se discréditer. Après chaque session, on pourrait dire après chaque séance de la Chambre, l'opinion se montrait plus écœurée de son impuissance, et le besoin d'une autorité indépendant et forte se faisait plus impérieusement sentir.

Tel est à cet égard le courant des idées que les partisans les plus dévoués de M. le comte de Paris, les plus hostiles à la déclaration d'Angers, sans oser y céder tout à fait, osent encore moins lui tenir tête. M. de Pène nous promet un gouvernement aussi énergique, aussi puissamment armé que les circonstances l'exigeront, et, s'il le faut, aussi autoritaire que le régime impérial[44].

M. de Grandlieu lui-même, peu de semaines après nous avoir présenté la Charte de 1814, comme la plus désirable des constitutions, se défendait d'éprouver le moindre enthousiasme pour les institutions parlementaires et d'en méconnaître le péril[45].

Si intéressantes que puissent être ces déclarations, si considérables que soient les écrivains de qui elles émanent, elles n'ont que la valeur de témoignages individuels. Rien ne prouve que M. le comte de Paris ait été, comme M. de Pène ou M. de Grandlieu, éclairé par l'expérience de ces derniers temps. Serait-il, aussi bien qu'eux, revenu de ses illusions libérales et parlementaires que le souci de sa dignité lui interdirait de l'avouer : après avoir opposé ses invincibles scrupules à la restauration de son auguste cousin, pourrait-il avoir l'air d'en faire aujourd'hui bon marché pour augmenter ses chances personnelles ?... S'il en était autrement, si M. le comte de Paris croyait pouvoir rompre avec les traditions de 1830, comment ne l aurait-il pas déjà déclaré ? Comment n'aurait-il pas donné au sentiment de la grande majorité du pays cette satisfaction nécessaire ?

 

***

 

Il ne suffit pas d'ailleurs de savoir si les républicains ou si les royalistes dévoués à M. le comte de Paris et marchant derrière lui seraient disposés à s'approprier la Constitution de 1852 et à nous donner une contrefaçon de l'Empire : — il faut encore examiner si, le voulant, ils le pourraient ?

Trois raisons, d'ordre différent, les en empêcheraient : deux raisons de fait, une raison de principe.

La première raison de fait, c'est leur tempérament ; car les partis, comme les individus, ont un tempérament que les circonstances ne modifient guère et qu'ils auraient tort de vouloir forcer.

Le maniement de la Constitution de 1852 exige autant de fermeté que de modération. La modération manquerait aux uns et la fermeté aux autres. Le parti républicain, toujours violent, toujours intolérant, en abuserait contre ses ennemis, contre les neutres et en ferait un instrument de tyrannie. Le parti orléaniste au contraire n'en saurait pas user. Nous avons vu, en 1877, avec quelle gaucherie ses mains novices maniaient l'autorité, à quelles demi-mesures inefficaces aboutissaient ses velléités d'énergie. Tel il fut sous le Septennat, tel il serait encore sous la Royauté, dont il ne saurait faire qu'un Seize-Mai permanent.

Pour être autoritaire l'impérialiste n'a qu'à suivre ses instincts ; l'orléaniste, doit faire violence aux siens. Cela est si vrai, la fermeté administrative semble si bien être le monopole du parti de l'Empire, que lorsqu'un fonctionnaire quelconque fait preuve de vigueur ; les vrais républicains l'appellent immédiatement bonapartiste !... En quoi d'ailleurs les vrais républicains ne se trompent pas toujours. Car, après quelques mois d'expérience, les fonctionnaires intelligents, dévoués à leur tâche et désirant la bien remplir, en arrivent nécessairement à regretter les procédés administratifs de l'Empire. De là à se dire impérialistes, il n'y a sans doute pour eux que la distance d'un Plébiscite !

La seconde raison de fait qui empêche orléanistes ou républicains de s'assimiler le régime impérial, c'est la doctrine professée jusqu'ici par les uns et les autres.

C'est au nom des libertés constitutionnelles en effet que les uns et les autres ont, pendant dix-huit ans, combattu l'Empire, qu'en 1875 ils l'ont empêché de se relever ; pourraient-ils s'asseoir définitivement à sa place au nom de l'autorité ? Cette volte-face ne les mettrait-elle pas dans la situation la plus fausse au regard de l'opinion ? N'offrirait-elle pas une trop facile revanche à leurs adversaires ? Quel crédit pourraient-ils obtenir du public pour appliquer une politique qu'ils ont si longtemps, si passionnément attaquée ? Comment le pays accorderait-il sa confiance à ceux qui sont obligés de reconnaître qu'ils s'étaient absolument mépris sur ses besoins, qu'ils l'ont agité, troublé pendant un demi-siècle en poursuivant des chimères ?

L'objection de principe est plus sérieuse encore.

Pour qu'un homme, pour qu'une dynastie puisse exercer les pouvoirs du peuple souverain, il faut que celui-ci les lui ait expressément délégués. Pour gouverner sous le contrôle mais non sous l'autorité des Chambres, un chef d'État — roi ou président — doit avoir reçu l'investiture plébiscitaire. Sans le vote du 10 décembre 1848 et sans les témoignages de confiance que depuis cette date le pays avait prodigué à son élu, la Constitution de 1852 n'eût pas été possible.

Or, les Républicains n'admettent plus cette délégation directe du suffrage universel ; et si quelques royalistes, comme M. Edouard Hervé, paraissent sentir la nécessité de soumettre au moins à la ratification populaire l'établissement de la monarchie nouvelle[46], les autres, en grande majorité, refusent énergiquement de les suivre dans cette voie.

Pourraient-ils s'y engager en effet sans compromettre leur principe ? Reconnaître au suffrage universel le droit de ratifier, c'est lui reconnaître évidemment le droit de ne pas ratifier. Admettre le plébiscite ultérieur ou le plébiscite antérieur, c'est, de plus ou moins bonne grâce, s'incliner devant la souveraineté nationale.

Toutes ces hésitations, toutes ces contradictions, en justifiant le silence de M. le comte de Paris, prouvent combien le parti royaliste a de peine à trouver son assiette entre l'ancien droit et le droit nouveau, entre ses traditions et les exigences de la société moderne.

Rien n'a mieux accusé l'incohérence de ces aspirations opposées, rien n'a plus clairement établi et la nécessité d'un gouvernement fort et l'inaptitude des monarchistes constitutionnels à le fonder que certaine lettre-programme publiée par le Figaro sous ce titre significatif : LE ROI DES BOURGEOIS.

L'auteur de cette lettre, qui signait : Un vieux Philippiste, — engageait à la fois M. le comte de Paris à devenir, comme son grand-père, le représentant de la classe moyenne, le roi de la bourgeoisie ; — et à rajeunir la monarchie en lui donnant une apparence démocratique. Il réclamait un système d'autorité très fort, il disait avoir l'horreur du régime parlementaire, de ce bavardage à robinet libre, de cet appareil de commissions, de sous-commissions, d'amendements et de contre-amendements ; — mais il déclarait qu'on ne pouvait cependant le mettre de côté !...

Rêver de constituer un système d'autorité très fort, qui s'appuie sur la bourgeoisie, tout en satisfaisant les intérêts démocratiques et de le faire marcher par le mécanisme parlementaire, ou rêver d'adapter les institutions impériales à la Royauté, c'est vouloir faire un cercle carré !

Un ancien pair de France, — raconte M. Émile Ollivier dans son livre, Le 19 Janvierdemandait à un des serviteurs les plus vénérables de la monarchie de Juillet comment il fallait voter au Plébiscite (de 1851). Celui-ci répondit : Votez oui. Il exécutera une besogne que nous ne pourrions exécuter.

La situation est toujours la même. Pas plus aujourd'hui qu'il y a trente ans le parti monarchiste-constitutionnel et son chef ne sauraient faire la besogne qui s'imposerait à eux.

S'ils voulaient l'entreprendre, ils se heurteraient au bon sens, à l'équité de la masse qui leur répondrait : Quoi ! C'est vous qui venez me démontrer la nécessité d'un pouvoir fort et le mérite des institutions autoritaires ?... Que ne le faisiez-vous donc vingt ans plus tôt ?... Comment vous écouterais-je aujourd'hui ? Jusqu'à hier, vous vous étiez si cruellement trompés ! Tout ce qui m'était nécessaire, vous vouliez me l'enlever ; tout ce qui m'était nuisible, me le donner. Reprenez vos anciennes professions de foi, vos anciens discours, vos anciens articles : vous ne sauriez les relire, à cette heure, sans quelque confusion. Des reproches que vous adressiez à l'administration impériale il n'en est pas un qui n'ait été réfuté par les événements, réfuté par vos propres aveux. Vous reconnaissez enfin votre erreur ; et après m'avoir affirmé, quand l'Empire était debout, qu'il fallait à tout prix le renverser, que tout vaudrait mieux que lui[47], vous voudriez subrepticement le restaurer à votre usage !... Vous voudriez le dérober à ceux qui l'ont toujours défendu, aimé, compris, et fidèles à leurs principes comme à leurs affections, n'ont jamais déserté ni la cause du peuple ni la cause de l'autorité ! Il y a dix ans, vous prétendiez fonder une République sans républicains, dont vous garderiez seuls la direction ; vous rêvez aujourd'hui de faire un Empire sans impérialistes : cette seconde prétention est aussi chimérique que la première. Si vous reconnaissez que le régime impérial est celui qui décidément me convient, eh bien ! soyez logiques et criez avec moi : Vive l'Empereur !

 

Aussi, quand les monarchistes-constitutionnels attaquent le régime actuel, les officieux ont-ils contre eux la partie belle. Les abus que vous signalez, leur disait récemment le Voltaire, sont inhérents au régime parlementaire, qui est le vôtre ; M. le comte de Paris, roi constitutionnel, serait à la place de M. Grévy, président de la République, que les choses iraient à peu près de même[48] ; l'Empire seul a le droit de triompher des conflits et des impuissances dont nous sommes témoins. Et le Temps, après avoir soutenu la même thèse, concluait en disant :

Plus on réfléchit, plus on est convaincu qu'en dehors du régime parlementaire il n'y a que le césarisme bonapartiste.

Mais cette observation des officieux ne s'adresse pas seulement aux monarchistes-constitutionnels critiquant les inévitables résultats de ce système parlementaire qu'ils n'osent, qu'ils ne peuvent répudier ouvertement. Elle s'adresse également aux républicains qu'irritent la faiblesse, l'instabilité du gouvernement actuel, et qui veulent couler la République dans le moule de 1852. Eux aussi, ces républicains autoritaires plaident, sans y songer, la cause de l'Empire. M. Henry Maret le leur a dit très nettement :

Je n'ai jamais redouté M. le comte de Chambord ; je ne sais pas s'il y a beaucoup plus à s'inquiéter de M. le comte de Paris. Celui-ci ne me paraît pas non plus très désireux du trône. A la vérité, il n'a pas le drapeau blanc et ne se confesse pas aux jésuites. Mais je ne vois pas bien la royauté bourgeoise et constitutionnelle appuyée sur le suffrage universel. Il y a entre ces deux termes une telle contradiction que je ne comprends pas une alliance possible[49]. Les Républiques n'ont jamais été tuées que par les Césars... C'est encore l'Empire qui est à craindre. L'Empire est la forme démocratique de l'autorité. C'est pourquoi aujourd'hui les autoritaires y aboutiront fatalement.

Oui, l'Empire est la forme démocratique de l'autorité, — on ne saurait mieux le définir en deux mots ; — oui les autoritaires, tous les autoritaires, ceux de droite ou ceux de gauche, les hommes résolus, actifs, militants, la sève et le ressort des divers partis, doivent fatalement aboutir à cette solution logique et se dire, un jour ou l'autre : si les institutions impériales sont les institutions nécessaires, l'Empire qui seul peut les appliquer en restant fidèle à son principe, fidèle à son caractère, est le gouvernement nécessaire.

 

***

 

Quand nous vantons la supériorité des institutions impériales sur les autres, nous ne prétendons pas qu'elles soient le dernier mot de la sagesse humaine et qu'il faille absolument les reproduire dans leur intégrité, sans se permettre d'en rien modifier. Nous dirons de la Constitution de 1852 ce que M. de Grandlieu disait de la Charte de 1814 : qu'on la perfectionnerait en tenant compte des expériences faites. Le troisième Empire pourrait évidemment agir à son égard, comme le second Empire agît à l'égard de la Constitution de l'an VII : — en reproduire les principes essentiels, sans se croire tenu d'en copier servilement les détails. Toutes les garanties nouvelles qui, sans énerver l'autorité souveraine, sauvegarderaient plus efficacement les droits des citoyens ou l'indépendance des corps élus, pourraient y trouver leur place. Aux hommes éclairés des divers partis, dont les illusions sincères n'ont pas résisté à la démonstration des faits, chez qui les préjugés d'école n'obscurcissent pas la notion de l'intérêt public, il appartiendrait de rechercher, d'indiquer ces améliorations réalisables. Que la constitution nouvelle fit à chacun sa part légitime, — à la Couronne, l'initiative ; aux Chambres, le contrôle ; au pays, le dernier mot ; — le reste importerait peu : cela seul constitue le régime nécessaire ; cela seul constitue le régime impérial.

 

 

 



[1] Le nom de République éveille moins qu'autrefois l'idée de la tyrannie démagogique et de l'échafaud politique ; mais il réveille qu'autrefois l'idée d'une insécurité générale et d'une guerre déclarée entre les classes pour la possession des biens matériels. Ces appréhensions nouvelles ne font guère moins de tort au nom de République que les appréhensions, anciennes, car nos sociétés si laborieuses sont de plus en plus avides d'ordre et de sécurité, et tiennent à la richesse au moins autant qu'à la vie. (PRÉVOST-PARADOL. La France nouvelle.)

Les modérés, qui sont la grande masse de la France, la masse laborieuse, industrielle, agricole, mais à qui il ne plaît pas, occupés qu'ils sont à leurs affaires, d'entrer par eux-mêmes en lutte dans l'arène politique, cherchent un gouvernement fort et respecté, qui préserve suffisamment l'avenir contre les retours sinistres et désastreux du passé démagogique. Ce gouvernement l'avons-nous ? (Le National. 1883.)

[2] Sous le second Empire chaque ministre conservait, en moyenne, son portefeuille pendant trois ou quatre ans.

[3] Plusieurs départements n'eurent, de 1851 à 1870, qu'un seul préfet : ainsi la Seine-Inférieure (baron Leroy) ; le Finistère (baron Richard) ; les Ardennes (vicomte Foy). Beaucoup d'autres gardèrent le même préfet pendant plus de dix ans, comme la Loire-Inférieure (M. Henri Chevreau) ; le Gard (baron Dulimbert) ; la Somme (M. Cornuau) ; le Calvados (M. Leprovost de Launay) ; la Charente-Inférieure (M. Boffinton) ; l'Oise (M. Léon Chevreau), etc. etc.

[4] Un républicain me disait hier, au Palais Bourbon : Cette Chambre est tout simplement en train de réhabiliter Napoléon Ier. — Comment ?Elle prouve en effet à quel point Napoléon Ier s'est montré sage en attribuant la préparation des lois au Conseil d'Etat. (PIERRE VEUILLOT. L'Univers.)

[5] J'ai sous les yeux les bilans des dernières sessions du Corps législatif. J'en prends un comme type (les autres n'étant pas moins chargés), celui de la session 1868. Parmi les lois votées j'y vois : Loi portant ouverture d'un crédit pour subventions aux travaux d'utilité communale ; lois sur l'organisation de l'armée et de la garde mobile ; — sur la presse ; — sur les réunions publiques ; — lois relatives à l'amélioration des ports de Dunkerque, de Gravelines et de Bordeaux ; — à l'établissement de Bourbonne-les-Bains ; — aux chemins de fer de l'Ouest, — des Charentes, — de Lyon, — de l'Est, — du Midi, — d'Orléans, — de Vitré à Fougères, — à l'appel du contingent, — à l'établissement thermal de Moutiers ; — à la commission européenne du Danube ; — à la construction de bâtiments pour la Légion d'honneur ; — au canal de Suez ; — au service postal dans les mers de l'Inde, de la Chine et du Japon ; — au service de Panama et Valparaiso ; — lois sur le régime des douanes ; — sur les brevets d'invention ; — sur la création d'une caisse d'assurances en cas de mort ou d'accidents ; — sur la réduction de la taxe télégraphique ; — sur l'achèvement des chemins vicinaux ; — sur l'instruction primaire ; — sur l'abrogation de l'art. 1781, etc. etc. Qu'on approche de ce tableau ce que M. de Mazade écrivait le 1er septembre dernier, de la session qui venait de se terminer :

Qu'a produit cette session de plus de six mois ? Elle a fini, il est vrai, par cette révision dont personne ne parle plus, elle a épuisé son dernier feu dans cette œuvre, après avoir été, pour tout le reste, à peu près stérile et s'être perdue dans les discussions vicieuses, les brigues de parti où les élucubrations chimériques.

[6] La préparation du projet de budget porte la trace d'une précipitation regrettable ; les différents chiffres que l'on y trouve ne sont même pas d'accord entre eux d'un page à l'autre du même fascicule. (Extrait d'un rapport de M. Spuller.)

On n'a même pas pris le temps de discuter le budget ; on n'a rien trouvé de mieux que de l'ajourner encore une fois aux dernières semaines de l'année, à un moment où il n'y aura plus qu'à le voter au pas de course. (CH. DE MAZADE, Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1884.)

[7] Pour juger si un gouvernement a bien ou mal géré la fortune publique, il ne suffit pas de savoir quelle somme il a dépensée ; il faut aussi, il faut surtout examiner ce que, pour cette somme, il a produit. Le budget s'est élevé de 615 millions de 1830 à 1847, de 513 millions de 1847 à 1870. Le revenu public s'est élevé de 371 millions sous la monarchie de Juillet, de 571 sous l'Empire. Le régime impérial a donc moins accru les dépenses et plus accru les recettes de l'Etat que le régime de Juillet qu'on se plaît à citer comme un modèle de sagesse et d'économie. Pour montrer qu'il a fait des deniers publics un emploi plus productif que ses devanciers, il suffit de rappeler le fait suivant : Le chiffre du commerce général s'est élevé, sous la Restauration, à 400 millions ; sous le gouvernement de Louis-Philippe, de 1.400 millions ; sous le gouvernement de Napoléon III, de 5 milliards et demi ; c'est-à-dire que sous l'Empire il accomplissait, tous les quatre ans et demi, un progrès égal à celui qu'il avait accompli de 1830 à 1848, et, chaque année, un progrès égal à celui qu'il avait accompli de 1814 à 1830.

[8] Sur ce point, comme sur tant d'autres, une justice tardive a été rendue à l'Empire. L'année dernière, M. Rouvier reconnaissait spontanément à la tribune qu'il avait bien géré les intérêts matériels du pays. Dès 1873, l'Univers, qui ne ménageait point pourtant le régime impérial, faisait ce loyal aveu : Nous étions riches, il y a trois ans, et en voie d'une prodigieuse prospérité matérielle... On criait beaucoup contre les prétendues prodigalités du second Empire, on avait tort ; sa plaie n'était pas là. Nos finances étaient devenues, sous l'Empire, aussi solides et plus élastiques que celles de l'Angleterre. Les ministres des finances de Napoléon III ont pu se tromper dans quelques détails, mais ils ne manquaient ni de prudence ni d'habileté, et le Corps Législatif exerçait un contrôle sérieux sur les dépenses. Durant l'Empire, les revenus de l'Etat s'accroissaient de 40 millions par an, sans aggravation d'impôts... Notre commerce général s'était élevé, durant les dix-huit années de l'Empire, de 2 milliards 600 millions à 8 milliards 600 millions, il avait presque quadruplé. Ainsi la fortune publique avait progressé en même temps que les ressources financières de l'Etat se développaient. Il y a trois ans, l'âme de la nation était malade, elle avait perdu en partie son trésor le plus précieux, le bon sens, la foi, l'esprit d'obéissance et de gouvernement ; mais le corps de la France jouissait d'une splendeur enviée du monde entier.

Savez-vous ce qui nous a le plus frappé en avançant dans votre pays ? C'est sa richesse, c'est l'apparence du bien-être qu'on y voit partout. Comment ce pays peut-il être accessible aux idées révolutionnaires ? Que veut-il donc ? (Le roi Guillaume à Mgr de Bonnechose.)

[9] LES TRAVAUX DE PARIS, par Ferdinand de Lasteyrie. — Lettres à l'Opinion nationale, Paris 1861.

[10] CH. LAVOLLÉE, La Ville de Paris et l'Administration municipale. 1er septembre 1884.

[11] Sous le second Empire, les fonctionnaires de l'ordre administratif n'avançaient que pas à pas. Ils devaient passer en moyenne cinq ans dans chaque classe avant d'entrer dans la classe supérieure. Je retrouve dans mes notes un état, par ordre alphabétique, des sous-préfets de première clause en 1865. J'en cite, a titre de spécimen, les dix premiers numéros : Sous-préfet d'Abbeville : 17 ans de service ; — d'Aix : 14 ans ; — d'Alais : 10 ans ; — d'Arles : 16 ans ; — de Bayonne : 11 ans ; — de Bastia : 14 ans ; — de Béziers : 15 ans : — de Boulogne : 13 ans ; — de Brest : 17 ans ; — de Cambrai : 13 ans Il fallait alors beaucoup de bonheur et des notes exceptionnelles pour être préfet vers la quarantaine. Quant aux postes importants, comme ceux de Bordeaux, Lille, Toulouse, Marseille, Lyon, c'était le couronnement d'une longue carrière ; on y arrivait avec des cheveux gris, mais avec le savoir, la connaissance des hommes et des affaires, l'autorité qu'exigent ces grandes situations.

Les administrateurs bien patronnés font plus rapidement leur carrière aujourd'hui. Il en est de même des magistrats. Nous pourrions en citer un qui, en 1878 simple substitut du procureur de la République dans une ville du Midi était, en 1883, premier président !

[12] À propos des scandaleuses invalidations de 1878, le National rappelait les procédés beaucoup plus libéraux, de la Chambre des Députés sous l'Empire : Quand elle invalidait une élection, disait-il, c'était celle d'un membre de la majorité. Elle ne contestait pas celles des membres de la minorité Maintenant, c'est le député qui est parvenu à se faire élire malgré les efforts de l'Administration, qui est blackboulé. Ce n'est pas seulement de l'intolérance ; c'est de l'intolérance bête. Un seul député de l'opposition, M. Pelletan, fut invalidé de 1851 à 1870, parce qu'il était établi qu'il n'avait pas obtenu la majorité absolue et qu'on l'avait proclamé par erreur.

Le règlement du Corps Législatif était infiniment moins rigoureux que celui de la Chambre actuelle et surtout moins rigoureusement applique. On ne connaissait alors ni le petit local ni l'officier chargé d'y conduire les députes récalcitrants, L'exclusion temporaire, la censure si facilement prononcées aujourd'hui, ne le furent jamais au Corps Législatif. Les rappels à l'ordre y étaient extrêmement rares. Il n'y en eut peut-être pas vingt en dix-huit ans !... Les députés de la gauche étaient traités par leurs collègues de la droite avec une extrême courtoisie. M. Emile Olivier le constatait en ces termes : Il est des majorités qui, non contentes d'exercer leurs droits ont quelquefois méconnu le droit des minorités. Elles ont eu tort, mais assurément ce reproche ne peut être fait à la majorité au nom de laquelle j'ai l'honneur de parler... Je n'ai qu'à me rappeler tous vos débats pour voir que la parole de la minorité n'est jamais entravée, qu'elle est toujours écoutée et respectée.

[13] L'un des premiers, M. Prévost-Paradol, faisait au nom du parti orléaniste, cette profession d'éclectisme : La République, disait-il, est une forme de gouvernement très acceptable et très digne, une fois qu'elle existe, du concours fidèle et du respect sincère de tous les bons citoyens. J'appelle même expressément bon citoyen le Français qui ne repousse aucune des formes du gouvernement libre, qui n'est ni enivré, ni révolté par les mots de Monarchie ou de République et qui borne à un seul point ses exigences : que la nation se gouverne elle-même, sous le nom de République ou de Monarchie, par le moyen d'assemblées librement élues et de ministères responsables. (La France Nouvelle.)

Tout aussi accommodants étaient les républicains. Verax, du moins l'affirmait : Ils ont moins de souci de la forme républicaine que de ce que la République a toujours promis et n'a jamais encore pu donner à la France. Co n'est pas chez eux infidélité, c'est plutôt fidélité à des intérêts plus hauts, plus permanents, plus nobles. L'Etat n'est pas à leurs yeux une idole comme à ceux de leurs devanciers ; le style et l'architecture du temple leur importent moins que les doctrines qui peuvent y être prêchées. (HENRI D'ORLÉANS, DUC D'AUMALE. Ecrits politiques.)

[14] Aussi galamment qu'il s'était prêté à l'expérience de la liberté de la presse, comme M. Weiss le constatait alors dans le Journal de Paris : Ayant voulu faire l'épreuve, il l'a poursuivie avec une patience qu'aucun excès n'a déconcertée ni fatiguée... L'empereur a rencontré, cette fois, sans la chercher, la vraie grandeur.

[15] Le souverain, opposé à la guerre, adonné au fatalisme, cédait aux sombres prévisions qui, peu de jours après, se reflétaient dans sa mélancolique proclamation. (G. ROTHAN. Souvenirs diplomatiques.)

[16] L'Empereur ouvrit la séance on disant que le secret des délibérations qu'on s'était promis le matin, n'avait pas été observé ; qu'on lui avait reproché d'avoir méconnu le plébiscite, outrepassé son rôle en imposant, en quelque sorte, à ses conseillers la politique de la paix : Je suis aujourd'hui, je le reconnais, aurait-il ajouté, un souverain constitutionnel ; il est de mon devoir de m'en remettre à votre sagesse, à votre patriotisme pour décider du parti qui nous reste à prendre, en face des événements qui viennent de se produire. (G. ROTHAN. Souvenirs diplomatiques.)

[17] Ce n'est pas ainsi que notre politique avait procédé, dans des circonstances d'une bien autre gravité, au mois d'avril 1867. Notre honneur national était alors réellement en cause ; il s'agissait de renoncer publiquement à une province que la Prusse nous avait promise et que déjà la Hollande nous avait cédée. Mais, pressentant le piège, le gouvernement impérial refusa de jouer le jeu de son adversaire ; il resta impassible devant des excitations calculées ; il réussit, par sa sagesse, sa modération, à s'assurer le concours des puissances Par une évolution habile, faite sous le coup du danger, il força la Prusse a évacuer le Luxembourg, malgré de solennelles déclarations. Il prouva, sans rien sacrifier de sa dignité, que le gouvernement d'un grand pays choisissait son heure et n'exposait pas les forces dont il est le gardien aux convenances d'un homme d'Etat téméraire. (G. ROTHAN. Souvenirs diplomatiques.)

[18] L'Empereur Napoléon, après les modifications que le plébiscite avait introduites dans la Constitution de 1852, n'était plus en situation d'agir sans l'assentiment de ses ministres, qui arrivaient au pouvoir avec le programme du désarmement. Les négociations qu'il poursuivait secrètement avec l'empereur François-Joseph et le roi Victor-Emmanuel s'en ressentirent. Il dût même renoncer, sur les observations du comte Daru, à communiquer directement avec le général Fleury. (G. ROTHAN. Souvenirs diplomatiques.)

[19] Sur ce point la lumière était déjà faite depuis longtemps. Quiconque recherche de bonne foi la vérité sait bien que si, à l'heure ou la nécessité d'une réorganisation militaire s'imposa, la prépondérance morale n'avait appartenu au Parlement, et dans le Parlement au tiers parti ; que si l'Empereur, tenant moins de compte des répugnances du Corps législatif, eût fait prévaloir, comme le roi Guillaume avant 1866, son avis personnel, nous aurions été assez forts pour défier les provocations de la Prusse ; car l'avis personnel de l'Empereur (affirmé, développé par lui depuis plus de vingt ans), était d'adopter ce régime militaire dont la République a dû accepter le principe, mais dont elle n'a pas encore su régler l'application. Dès 1843, du fond de sa prison de Ham, celui qu'on a accusé d'avoir provoqué la Prusse parce qu'il ignorait sa force, parce qu'il n'avait pas pris la peine de lire les rapports du colonel Stoffel, écrivait : Comme la Prusse avant Iéna, nous vivons sur notre gloire passée. Le terrible exemple de Waterloo ne nous a pas profité, nous sommes sans défense. Nous insistons sur ce rapprochement pour montrer qu'il ne s'agit pas d'une loi de détail, mais d'une question d'existence.... L'organisation prussienne est la seule qui convienne à notre nature démocratique, à nos mœurs égalitaires, à notre situation politique.

[20] Ainsi se réalisait une curieuse prédiction faite par le Père Lacordaire vers la fin de l'Empire. Causant avec un de ses amis, qui, en 1880, rapporta cette entretien dans le Gaulois, l'illustre dominicain lui disait : Gardez-vous d'une illusion qui fut la mienne et dont je m'accuse. Ne pensez jamais que le salut d'un pays puisse venir des décisions d'une assemblée. Les assemblées personnifient la confusion. Or le salut d'un peuple ne vient jamais de la confusion parce qu'il ne peut émaner du désordre. Il vient d'un hasard, il peut venir d'un homme parce que Dieu intervient dans la conscience d'un homme... Puis, lui montrant le duc de Broglie qui se promenait, en ce moment, sous ses fenêtres, il ajouta : Mes amis croient à la vertu des parlements. Celui-ci qui est un honnête homme, un homme de talent et un chrétien, pousse cette croyance presque jusqu'au fanatisme. Il éprouvera, comme moi, le néant de cette commune illusion.

[21] Beaucoup de bons esprits l'estimaient cependant suffisante. En 1849, Bastiat déposait une proposition tendant à établir l'incompatibilité entre le mandat de député et les fonctions de ministre ; et il faisait paraître, sur ce sujet, l'un de ses meilleurs pamphlets : Comme Washington, comme Franklin, comme les auteurs de la Constitution de 1791, — disait-il, — je ne puis m'empêcher de voir dans l'admissibilité des députés au ministère une cause toujours agissante de trouble et d'instabilité, je ne pense pas qu'il soit possible d'imaginer une combinaison plus destructive de toute force, de toute suite dans l'action du gouvernement. Rien au monde ne me semble plus propre à alimenter les luttes factieuses, à égarer l'opinion après l'avoir passionnée, à entraver l'administration, à fomenter les haines nationales, à provoquer les guerres extérieures, à ruiner les finances publiques, a user les gouvernements, à pervertir les gouvernés, à fausser en un mot tous les ressorts du régime représentatif. Je ne connais aucune plaie sociale qui puisse se comparer à celle-là et je crois que si Dieu lui-même nous eût envoyé, par un de ses anges, une Constitution, il suffirait que l'Assemblée nationale y intercalât cet article 79 pour que l'œuvre divine devînt le fléau de notre patrie.

— Quelques jours avant le Coup d'Etat, Donoso Cortès écrivait : De toute manière et quoiqu'il arrive il est de la dernière évidence que, vainqueur ou vaincu, le pouvoir parlementaire louche à sa fin... Quelles que soient les phases par où la France va passer, elle a épuise, probablement pour n'y plus revenir, la phase parlementaire. C'est, à mes yeux, la seule chose évidente.

[22] REVUE DES DEUX-MONDES. 1er Août 1880. Les nouveaux Jacobins.

[23] M. Lesguillier, qui fut sous-secrétaire d'Etat au temps du grand ministère, écrivait un an après : Les ministres ne sont responsables qu'en apparence. Ils sont couverts par une majorité dont tous les membres sont intéressés au maintien des abus. Chaque député, chaque sénateur assure sa situation électorale au moyen de bribes du budget. Tel que nous le pratiquons le gouvernement parlementaire est donc le plus détestable des régimes.

Il n'y a plus qu'un maître dans ma circonscription, — disait un inspecteur d'Académie à M. Sarcey, — ce n'est pas le ministre, c'est le député. Le député se mêle de tout, tracasse partout, fait et défait tout et jamais dans un autre intérêt que dans celui de son élection future. (Le XIXe Siècle.)

La détestable campagne de délations et de favoritisme à laquelle nous assistons depuis quelques années a énervé l'action publique. Elle a permis aux députés d'exercer une action prépondérante sur les nominations, sur les révocations, sur tous les mouvements du personnel. Elle a privé les agents de l'Etat de ce qui doit faire leur force : le sentiment qu'ils n'ont qu'à remplir leur devoir pour être appuyés par leurs chefs ; elle a livré l'administration tout entière aux plus basses intrigues. (Le Parlement.)

— Le général Gresley en quittant volontairement le ministère de la guerre, disait à l'un de ses amis du centre gauche : La situation est devenue intolérable. Tout mon temps est absorbé par les demandes des membres du Parlement. Toute nomination est l'objet de sollicitations et de recommandations qui en font une affaire d'Etat. Il n'y a plus d'administration de la guerre possible dans ces conditions-là.

Avec le système actuel l'administration et la justice sont placées sous la coupe de députés qui gouvernent au gré de leurs passions et de leurs intérêts. C'est une des plus mauvaises formes de l'anarchie, car c'est l'anarchie qui se dissimule sous une apparence de légalité. (Le National.)

L'électeur fait marcher le député, qui fait, à son tour, marcher l'administrateur. Il n'y a plus d'administration possible avec ce système-là. (Le XIXe Siècle.)

Depuis le président du Conseil jusqu'au dernier sous-secrétaire d'Etat, tous nos maîtres ont pris l'habitude d'obéir aux caprices du moindre député. C'est une application du régime parlementaire qui pourrait nous mener assez loin et même assez bas si l'on n'y prenait garde. (Id.)

D'après le Journal des Débats, ce ne sont pas seulement les ministres, mais les directeurs, les employés de tout ordre qui poussent ce cri de détresse : Nous sommes envahis, nous sommes dévorés par les députés.

[24] Nous sommes isolés en Europe par notre faute. Les changements perpétuels de ministères et, conséquence fatale, l'incertitude de notre politique ne sauraient inspirer confiance aux puissances auxquelles devraient nous rattacher des affinités naturelles et des intérêts communs. (La République Française.)

La France ne peut avoir une politique économique avec des changements ministériels constants, qui empêchent la conception et l'accomplissement, de tout plan suivi. (La République Française.)

Un des grands défauts du régime actuel, nous devrions dire : du régime parlementaire, c'est l'instabilité ministérielle. Nos ministères sont des auberges. On y dîne une fois, on y couche et l'on s'en va. Aucune réforme n'est possible avec ce système-là, aucune vue d'ensemble, aucune amélioration. Le ministre n'entreprend rien parce qu'il sait qu'il va s'en aller. Les bureaux n'obéissent pas parce qu'ils ont la certitude que le ministre, au moment de son avènement est à la veille de sa chute. (Le Rappel.)

S'il est un fait qui puisse, dans l'opinion, nuire à la République, c'est l'instabilité de son gouvernement. En voyant les ministres tomber les uns sur les autres, le public finit par se dire que le régime actuel est une forme de gouvernement sous laquelle aucun ministre n'a le temps d'étudier quoi que ce soit ni de faire une œuvre utile. (Le National.)

On se plaint souvent avec raison dans les départements des changements trop fréquents des administrateurs. Tout en félicitant le sous-préfet de Langres qui vient d'obtenir de l'avancement, le Spectateur de Langres déplore que cet arrondissement ne puisse garder un sous-préfet plus d'un an. Le cas de Langres ne forme pas une exception tant s'en faut, et nous ne le citons que comme le symptôme d'un véritable abus. (Le Siècle.)

[25] Les ministres qui arrivent ont à peine le temps de s'initier aux affaires en cours. Le jour où enfin ils sont prêts à donner leurs instructions, il leur faut boucler leurs malles et faire place à d'autres. Pourquoi un fonctionnaire obéirait-il à un supérieur dont il prévoit le départ à bref délai ? De l'instabilité des ministres résulte donc inévitablement un autre mal : l'inertie ou le désordre dans la hiérarchie administrative. (Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1882.)

[26] M. Tissot, duc de Broglie, M. Gavard (par intérim), comte Bernard-d'Harcourt, duc Decazes, duc de Bisaccia, comte de Jarnac, M. Gavard (par intérim), marquis d'Harcourt, comte de Montebello (par intérim), amiral Pothuau, M. Léon Say. M. Challemel-Lacour, M. Tissot, M. Waddington.

[27] Ces groupes se multiplient sans cesse et se subdivisent entre eux. Quand M. Rivet prit la direction du journal La France, nous avons appris qu'il appartenait à la fraction modérée de la gauche radicale !

[28] Même quand il se trouvait chez nous en de meilleures conditions, avant l'avènement du suffrage universel, le gouvernement parlementaire provoquait par son impuissance et son instabilité, les récriminations les plus vives. Rien d'aussi instructif à cet égard que la correspondance de Fonfrède, ami très ardent de la dynastie de Juillet. On en pourra juger par les extraits suivants :

— 1er février 1835 : Ah ! mon cher ami, que je suis triste ! que je suis malade ! quelle Chambre ! Il n'y a pas un tiers-parti, il y en a dix ou douze. Tout cela est parqué en petits paquets, avec de petits chefs, de petites intrigues, de petites passions, empêchant le gouvernement de faire et ne sachant rien faire !...

— 20 avril 1836 : Session perdue, politique nulle, économie rétrograde, gouvernement asphyxié et déconsidéré des pieds à la tête, voilà le ministère du 22 février. L'avenir est bien triste !

— 28 mars 1837 : Il est impossible que la France soit menée ainsi, ou tout se dissoudra. Si, à la première crise, il ne vient pas une main un peu forte, nous donnerons au monde l'exemple d'une anarchie comme on n'en a jamais vu.

— 26 décembre 1837 : Il ne faut pas augmenter les tripotages du représentatif, tel qu'on le comprend depuis Juillet, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus absurde au monde. Imaginer qu'on puisse gouverner la France ainsi, c'est du délire. Le Fonfrède aura raison : on viendra au 18 brumaire de la pensée ou à une dissolution politique complète.

— 12 mars 1838 : Penser que notre formule gouvernementale pourra se maintenir telle qu'on a fait la bêtise de la constituer en 1830, c'est un miracle auquel ma raison et ma foi se refusent également... Ah ! que la France serait mieux gouvernée si elle n'avait pas de députés !

— 13 mars 1838 : Quand je vois six ministres du roi cloués sur leurs bancs pour entendre ces sornettes six heures de suite et n'avoir pas deux heures pleines pour faire les affaires de leur ministère ; quand je pense que cela dure huit mois de l'année, je me prends la tête à deux mains et je pleure de rage. Il est impossible que sous la cape du ciel il y ait un pays qui résiste à un tel régime.

— 13 janvier 1834 : Voilà un mois que la Chambre est assemblée et voilà un mois qu'il n'y a plus ni gouvernement ni administration. On ne songe à aucune loi, à aucune amélioration. On se dispute seulement à qui sera ministre et on tâche de détruire la royauté pour devenir ministre. Les étrangers qui sont à Paris haussent les épaules et déclarent que jamais ils n'ont rien vu de si honteux. La France est déshonorée.

— 17 mars 1840 : Une assemblée élective peut intervenir pour tempérer le gouvernement, mais jamais pour gouverner. On essaye le contraire depuis 1830 ; c'est une folie !... Du gouvernement de la Chambre il est résulté ce que vous voyez : l'anarchie morale, politique, administrative, la corruption électorale, la stagnation du commerce, etc.

[29] E. DE LAVELEYE. La Démocratie et le Régime parlementaire. — Dans une étude sur la Belgique, M. Valbert dit : Ce qui n'est pas commun non plus, c'est une nation où il n'y a que deux partis et rien n'est plus favorable au bon fonctionnement du régime parlementaire. Dès qu'il y en a trois on se coalise et tout devient précaire, les cabinets sont à la merci des accidents, ils sèchent en un jour comme des fleurs des champs. (Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1883.)

[30] 15 décembre 1882. Le Régime parlementaire et la Démocratie.

[31] M. de Bismarck consent à se laisser discuter, il accorde aux assemblées un certain droit d'inspection et de contrôle dans les affaires de l'État, il les autorise à voter le budget des dépenses, à examiner, à amender, à corriger les lois ; mais il n'admet pas que son existence dépende de leur bon plaisir..... En Angleterre, le cabinet n'est qu'un comité du Corps législatif ; en Prusse, il est le représentant du roi. En Angleterre, à la vérité, la Chambre des communes ne choisit pas directement les ministres, mais elle les impose au choix du souverain ; en Prusse, le souverain les choisit au gré de ses intérêts et de ses convenances. En Angleterre, ils sont les serviteurs du Parlement et quand ils ont maille à partir avec ce maître capricieux et mobile, ils doivent résigner leurs fonctions ; en Prusse, ils sont les serviteurs de la couronne et ils restent en charge aussi longtemps qu'ils possèdent sa confiance. (VALBERT. L'Avenir politique de l'Empire allemand.)

[32] C'est à la gestion des affaires extérieures que nuit surtout selon M. Laveleye, l'impuissance et l'instabilité du gouvernement, dans les pays ou le système constitutionnel est mal équilibré : Il est absolument certain, dit-il, que le régime parlementaire dans un état démocratique est, par sa constitution même, incapable de faire de bonne politique étrangère. Pour cela tout lui manque : les traditions, les informations, les alliances et surtout ce que rien ne remplace : la suite dans les idées, la durée. Ne pouvant compter sur des alliances, le régime parlementaire a plus de peine que tout autre à organiser, à discipliner les forces nationales : Là où le conflit ne peut manquer de se produire et où il est mortel, c'est dans les relations entre le Parlement et l'armée.

[33] Avant que M. Andrieux posât nettement cette question à la tribune, M. Achard, député de la Gironde, avait déjà dit : A mon avis le meilleur moyen pour conjurer les crises ministérielles serait de prendre les ministres hors de la Chambre.

— M. Naquet, lorsqu'il quitta la Chambre, avait annoncé l'intention d'y déposer une proposition en ce sens.

— M. Maret, écrivait dans le Radical du 1er août 1884 : Le dirai-je ? je ne suis pas autrement fâché de tout ce qui arrive. Il est bon qu'on ne respecte plus rien ; et le Parlement remplit certainement une mission providentielle, celle de dégoûter du régime parlementaire.

— Sans se prononcer pour une réforme aussi radicale de nos institutions, d'autres républicains prouvent combien elle serait désirable en nous montrant comment les députés usent aujourd'hui de leur initiative :

Le niveau parlementaire tend à baisser considérablement. Les hommes instruits, compétents, expérimentés sont l'exception. Sur cinquante députés, il y en a cinq qui ont une valeur réelle, dix qui sont d'honnêtes médiocrités ; le reste se compose d'hommes nouveaux en toute chose, qui viennent apprendre leur métier législatif aux dépens de la France. Faut-il s'étonner si les lois sont mal faites, si elles traînent pendant des années dans des commissions dont les membres, sans compétence et sans idées arrêtées, flottent de système en système, étant toujours de l'avis du dernier orateur ? Faut-il s'étonner, si, — véritable plaie de notre politique française, — on soulève toutes les questions a la fois, on met en lutte tous les intérêts, on excite l'appétit de tous les budgétivores, pour des motifs de popularité ou d'intérêt électoral ? (Le Siècle 1883.)

[34] La Patrie enregistra autrefois le propos suivant, que confirment bien d'autres informations venues de différentes sources : Un député centre gauche nous disait, au sortir d'une conversation qu'il eut avec M. Gambetta : Son idéal, c'est la Constitution de 1852, c'est-à-dire, l'irresponsabilité des ministres et la responsabilité, forcément illusoire du Président. Il me l'a déclaré positivement.

[35] Il avait été convenu que tout d'abord une période de dictature était nécessaire et qu'une Constitution peu différente de celle de 1852 devait être appliquée. (H. DE PÈNE. — Henri de France.)

[36] Ce qu'il faut à la France, c'est un gouvernement fort, résolu à rompre avec les fictions parlementaires incompatibles avec tout esprit de suite dans le gouvernement et qui réduisent la souveraineté à n'être plus que le jouet de majorités aveugles et passionnées.

[37] Cette nation volage, qui n'aime jamais la liberté que par boutades, mais qui est constamment affolée d'égalité, cette nation multiforme fut fanatique sous Henri IV, factieuse sous Louis XIII, grave sous Louis XIV, révolutionnaire sous Louis XVI, sombre sous la République, guerrière sous Bonaparte, constitutionnelle sous la Restauration, variant perpétuellement de nature selon l'esprit de ses guides. (CHATEAUBRIAND, Mémoires d'Outre-tombe.)

[38] Tous les royalistes reconnaissent les avantages de l'hérédité dynastique ; mais les uns estiment que la monarchie parlementaire les rendrait à la France ; les autres pensent que le trône relevé sur cette base brûlante serait bientôt renversé. Pour juger qui a raison comparons, dans la pratique éventuelle, les deux systèmes opposés... Un régime à peu près analogue à celui de 1830 est établi avec l'addition dissolvante du suffrage universel. Est-il possible que ce régime soit solide ? Non. Les ministres sans cesse menacés par les compétiteurs et par les ennemis, ne peuvent se maintenir. Ils cherchent, selon la coutume libérale, la popularité dans les concessions ; ils penchent vers le centre gauche et y quêtent un précaire appui.

... Bientôt un cabinet centre gauche rationaliste et demi-républicain succède à ces demi-royalistes trembleurs... Le roi contresigne des lois opposées à celles de la veille. Les prochaines élections produiront une majorité de gauche. Le roi prendra son chapeau, se démettra et s'en ira, s'il veut accomplir correctement son devoir de chef nominal d'un gouvernement parlementaire...

L'empire allemand est une monarchie autoritaire et militaire : il importe à la France de se constituer de la même manière pour ne pas rester dans l'infériorité...

La France est un pays continental, bouleversé, centralisé, démocratisé par les révolutions, où la famille se désagrège, ou la capitale, atteinte de convulsions périodiques, dispose des destinées de la nation : est-il raisonnable d'infliger à la France le mode le plus faible et le plus instable de gouvernement ? (Comte DE LATOUR. L'Univers.)

Quiconque s'intéresse à ces questions devrait lire, en entier, dans l'Univers du 26 août 1881, le remarquable article dont on vient de lire un trop court extrait.

[39] Il suffit de voir ce qui se passe en Belgique pour être convaincu que le rôle de la royauté autrement compris (qu'il ne l'était par M. le comte de Chambord) n'offre aux catholiques aucune garantie sérieuse. Ce pays voisin du nôtre possède la forme monarchique avec le principe d'hérédité, et il a de plus cette rare bonne fortune que rien de tout cela n'est contesté par aucun parti. Et cependant il n'est guère de nation où le pouvoir civil inflige au christianisme des blessures plus cruelles. Hier encore Léopold II sanctionnait une loi sur le service militaire qui n'aboutit à rien de moins qu'à l'extinction du clergé catholique, comme il ratifiait naguère la loi de malheur sur les écoles sans Dieu et la loi de confiscation concernant les bourses de l'Université de Louvain ; comme il acceptera demain tout ce que la majorité parlementaire voudra bien lui imposer. Eh bien ! nous le disons hautement et sans détour, entendue de la sorte et réduite à d'aussi minces proportions, la royauté ne nous apparaîtrait pas comme un principe de salut : à pareille besogne, M. Grévy suffit amplement. (L'ANJOU 1883.)

[40] Que mes fils restent fidèles aux préceptes de leur enfance ; qu'ils restent fidèles aussi a leur foi politique... Ils se souviendront toujours des principes politiques qui ont fait la gloire de leur Maison, que leur aïeul a fidèlement servis sur le trône et que leur père (son testament en fait foi) avait adoptés avec ardeur. (Testament de Madame la Duchesse d'Orléans.)

[41] Le 18 janvier 1871, il écrivait de Twickenham à M. Elsingre : En toute occasion, j'ai bien établi que je ne tenais qu'à une chose : la jouissance de mes droits de citoyen ; que j'étais prêt à servir mon pays de la manière que celui-ci le voudrait, mais que je regardais toujours comme le seul et vrai gouvernement de la France celui que mon pays aurait choisi... Les offres de service adressées au gouvernement de la Défense nationale ont été, ce me semble, la meilleure reconnaissance de la République, car une fois à son service on doit bien croire que nous l'aurions servie loyalement. Que pouvions-nous faire de plus ? Reconnaître la République ? Mais il n'y a que les puissances étrangères qui reconnaissent un gouvernement. Quant à nous, simples citoyens, nous n'avons qu'à nous soumettre et le servir. Nous déclarer républicains ? Mais à quoi servirait cette expression d'opinions qui n'engagerait aucun de nos amis ? Quant à moi, je sais déjà que je suis infiniment plus républicain que ces derniers ; c'est-à-dire que je n'ai aucune répugnance pour cette forme de gouvernement.

— Cette lettre fait naturellement penser à la déclaration que Louis-Philippe adressait à Berard peu de jours avant le 9 août : Si je parviens au trône et je ne puis me dissimuler que j'en suis menacé, vous ne saurez croire à quels regrets je serai condamné. J'accepterai comme un devoir, non comme un plaisir. J'ai toujours conservé au fond du cœur un vieux sentiment républicain dont je sens que je ne me séparerai jamais.

[42] Et pourtant combien de ses amis glissaient déjà, comme par une pente insensible, du parti de la royauté constitutionnelle où ils avaient jusqu'alors servi, dans le parti républicain. Si MM. Thiers, Dufaure, de Rémusat, Casimir Perier, de Montalivet, de Malleville, Rivet, Calmon, Léon Say, etc., ne s'étaient ralliés à la République, jamais celle-ci ne se fût installée chez nous.

[43] L'Union disait alors : Jamais Henri de Bourbon n'acceptera la Monarchie que les parlementaires et les libéraux veulent lui imposer. En reconnaissant le droit du chef de la maison de Franco, M. le comte de Paris a répudié la Monarchie parlementaire.

[44] Le Télégraphe ayant dit que M. le comte de Paris prenait pour programme la Constitution de 1852, M. de Pène, après avoir déclaré qu'il était moins fixé que ce journal républicain sur les intentions du Prince, ajoutait : Mais quand le rétablissement de l'autorité et de la discipline est le premier besoin d'un peuple trop longtemps livre aux pires entraînements de la démagogie, on pourrait plus mal choisir dans la collection de nos constitutions que celle de 1852. A coup sûr, le temps a marché depuis trente ans et beaucoup de choses ont changé ; mais ce qui est immuable, c'est la nécessite d'un gouvernement fort... De même que le régime des individus varie et qu'il leur faut, quand ils relèvent de maladie, prendre des précautions qui cessent d'être nécessaires alors qu'ils sont rentrés en pleine possession de leur sante, de même une nation ne saurait être invariablement assujettie aux mêmes règles. Tantôt elle réclame plus et tantôt moins de liberté, selon la dose qu'elle est en état de supporter... Donc, c'est le moment ou la monarchie sera restaurée, c'est le besoin qui dominera dans le pays à l'époque où elle le sera qui indiqueront, croyons-nous, à M. le comte de Paris quelle est la Constitution qu'il doit préférer... Nous croyons que la Monarchie manquerait à sa tâche, si le jour où elle sera appelée à rassurer les bons et faire trembler les méchants, elle hésitait à faire preuve de fermeté.

[45] Répondant à l'Univers et aux auteurs de la Déclaration d'Angers, il leur disait : Vous condamnez le régime parlementaire qui n'excite pas noire enthousiasme autant que vous feignez de le croire et sur les abus duquel l'expérience de ces derniers temps a bien éclairé tous les esprits sincères.

[46] M. Paul de Cassagnac nous demande si nous irions jusqu'au plébiscite. Si la question s'adresse au parti monarchique tout entier, nous n'avons pas qualité pour répondre. Si la question ne s'adresse qu'à nous personnellement, nous répondrons : Oui, sans hésiter... Toutefois le plébiscite n'est pas le moyen d'établir un gouvernement ; c'est seulement le moyen de confirmer un gouvernement établi. Le plébiscite peut se faire le lendemain, il ne peut pas se faire la veille. (EDOUARD HERVÉ. Le Soleil.)

— La Gazette de France lui répond que le plébiscite n'a été, n'est et ne peut être qu'un escamotage. M. Cornély, dans le Gaulois, repousse avec horreur et dégoût cette odieuse et sauvage invention... cet instrument de mort qui s'appelle le plébiscite.

[47] Au nom du Comité réuni, le 21 avril 1870, dans les bureaux de la Gazette de France, M. de Boissieu engageait les royalistes à voter non, en disant : Quoi qu'il puisse arriver, tout ce qui n'est pas l'Empire vaut mieux que lui.

[48] Le personnel lui-même serait peu changé s'il faut croire ce qu'un ami de M. le comte de Paris répondait aux questions du Matin : Jamais le comte de Paris, dans l'intimité, n'a manifesté de grandes sympathies pour la politique de M. de Broglie. Qu'il arrive au pouvoir, on le verra prendre ses ministres parmi ces républicains que la nécessité a momentanément ralliés à la République et qui la quitteront plus volontiers pour adhérer à, la monarchie constitutionnelle.

[49] D'accord sur ce point avec M. Henry Maret, le marquis de Belcastel écrivait, il y a dix ans, à l'Univers : Depuis 1830, une puissance formidable est née : c'est le suffrage universel. Pour vivre avec elle, pour l'organiser et la diriger vers le vrai et le bien, le système de finesse, de restriction, de demi-mesures et de gouvernement à mi-hauteur, dont l'orléanisme est le symbole, est d'une incurable impuissance.