HISTOIRE DE VERCINGÉTORIX

Roi des Arvernes

 

CHAPITRE IV.

 

An de R. 700. — Av. J.-C. 52.

L’armée de César, après sa concentration, était une des plus considérables qu’un général romain eût commandées depuis la bataille de Cannes. Elle se composait de dix légions ainsi nommées : septième, huitième, neuvième, dixième, onzième, douzième, treizième, quatorzième et quinzième ; le nom de la dernière est inconnu. Pendant la cinquième campagne du proconsul, quinze cohortes, aux ordres des lieutenants Colla et Sabinus, étaient tombées sous les coups d’Ambiorix, chef des Éburons. César, pour réparer cette perte, eut recours à l’amitié de Pompée, dont il méditait de renverser la puissance, et en reçut deux légions, suivant Plutarque[1] ; mais une seulement, si l’on en croit les Commentaires. Toutes ces troupes étaient à la charge du trésor de la république, et toutes avaient été levées dans la Gaule Cisalpine. Elles devaient donc, renfermer beaucoup de Gaulois jouissant du droit du Latium. Mais le proconsul, au rapport de Suétone[2], entretenait plusieurs légions surnuméraires qu’il payait du fruit de ses pillages dans les Gaules : telle était la légion appelée l’Allouette[3], parce que cet oiseau figurait sur le cimier de ses casques, et qui ne comptait dans ses rangs que des Gaulois transalpins, armés et disciplinés à la romaine. César, en outre, avait à sa solde des cavaliers germains, depuis le commencement de la guerre[4]. Parmi ses troupes légères se faisaient remarquer un corps de cavalerie numide, des archers, des frondeurs des îles Baléares et des cavaliers espagnols. C’était donc avec une armée de quatre-vingts ou de quatre-vingt-dix mille hommes, qu’il allait ouvrir la campagne qui devait décider du sort de la Gaule, et même de sa propre destinée : vaincu, sa destitution était inévitable, car sa fille Julie, qu’il avait mariée à Pompée avant de partir pour les Gaules, était morte depuis deux ans ; et les liens qui rattachaient ces deux hommes l’un à l’autre se trouvant ainsi rompus, les républicains de Rome, éclairés sur les projets de domination universelle de César, n’attendaient qu’une occasion propice pour lui enlever son commandement. La faveur du peuple et des armées ne s’attache qu’aux généraux environnés du prestige de la victoire ; et César, chassé de la Celtique, et rentrant en fugitif dans la province romaine, aurait été à l’instant môme dépouillé de ses dignités. Ne disposant plus de l’or des Gaulois pour corrompre son armée ainsi que la populace, les tribuns et les consuls de Rome, l’édifice colossal de la puissance qu’il édifiait par toutes sortes de moyens, s’évanouissait comme une ombre ; et il aurait été immédiatement décrété d’accusation à cause de ses infractions multipliées aux lois de son pays.

Mieux instruit que personne de sa situation, et comprenant quel péril courait sa fortune, le proconsul flottait indécis entre les résolutions diverses qui s’offraient à son esprit. Il n’ignorait pas que Vercingétorix assiégeait Gergovia des Boïens, et que, ainsi, la lutte était engagée entre les Éduens et les Arvernes. Entrer en campagne avant la fin de l’hiver, c’était s’exposer à manquer de vivres, ou à ne pouvoir s’en procurer qu’A l’aide de transports très difficiles, par suite du mauvais état des routes et des rigueurs de la saison ; au contraire, rester dans ses cantonnements, et abandonner, sans tenter de les secourir, les Boïens , tributaires des Éduens, aux attaques des Arvernes, c’était prouver aux autres alliés de Rome qu’ils n’avaient aucune protection à attendre d’elle, et les engager à faire cause commune avec Vercingétorix. Il parut néanmoins préférable à César de braver les inconvénients attachés à une campagne d’hiverplut8lqued’avoir à craindre que son inaction et la honte qui en rejaillirait sur ses armes ne jetassent ses alliés dans les bras de son ennemi. Après avoir exhorté les Éduens à lui fournir des vivres, le proconsul fit prévenir les Boïens qu’il allait se mettre en marche pour leur pays ; et il leur recommanda de prolonger la défense de leur ville jusqu’à son arrivée. Puis, sans perdre de temps, il partit pour Agendicum où il laissa les bagages de son armée, sous la garde de deux légions. Il se dirigea ensuite vers Genabum, ville des Carnutes, située sur la Loire. C’était là, comme nous l’avons précédemment exposé, que les Gaulois avaient préludé à leur insurrection par le massacre d’un chevalier et de négociants romains. Le proconsul était donc bien résolu à tirer de cette ville une si éclatante vengeance, qu’elle frappât de terreur les nations gauloises qui seraient tentées de se révolter. Nous verrons bientôt combien les représailles exercées par César furent injustes et cruelles, et dépassèrent les limites tracées par la raison.

Le lendemain de son départ d’Agendicum, le général romain arriva devant Vellaudunum[5], ville des Sénonais, et résolut de s’en emparer, afin de ne laisser derrière lui aucune place forte qui pût intercepter ses convois de vivres. Les travaux du siège ayant été commencés de suite, la contrevallation fut terminée en quarante-huit heures. Des députés de la ville s’étant présentés, le troisième jour, pour traiter de sa reddition, César leur ordonna de lui livrer leurs armes, les bêtes de charge et six cents Mages. Déployant ensuite dans ses opérations cette activité que Cicéron appelait monstrueuse, il confia à son lieutenant, C. Trébonius, le soin de veiller à l’exécution de la capitulation, et poursuivant lui-même sa marche sur Genabum, il se présenta sous ses murs deux jours après son départ de Vellaudunum. Six seulement s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté Agendicum. Ainsi il employa quatre jours à franchir la distance entre la capitale des Sénonais et Genabum, et la moyenne de ses marches fut d’environ trente et un kilomètres. Mais le proconsul n’agissait avec tant de rapidité que pour se rendre maître de Genabum avant que Vercingétorix et son armée vinssent y mettre obstacle. On préparait dans cette dernière place des troupes qui devaient aller au secours de Vellaudunum ; la reddition de cette cité et l’arrivée de César firent manquer cette opération.

Le proconsul établit son camp sous les murs de Genabum, dont les fortifications n’étaient certainement pas redoutables, puisqu’il aurait essayé de s’en emparer de suite sans l’heure avancée de la journée. Cette circonstance le força de remettre l’attaque au lendemain ; mais, pendant la nuit, il fit préparer, par ses soldats, tout ce qui était nécessaire à la réussite d’un assaut. César était arrivé devant Genabum par la rive droite de la Loire, et la ville avait un pont qui reliait les deux rives du fleuve. Craignant que la population ne profitât des ténèbres pour s’échapper, il, ordonna à deux de ses légions de veiller, en armes, et de se tenir attentives aux mouvements des assiégés. Cette précaution causa leur perte. En effet, les malheureux habitants de Genabum, se voyant dans -l’impossibilité de résister à un assaut, et pensant que l’armée romaine plongée dans le sommeil ne s’apercevrait pas de leur fuite, résolurent d’abandonner la ville. Au milieu de la nuit, ils s’avancèrent en silence vers le pont, et commencèrent à le traverser. César, en ayant été immédiatement informé par ses éclaireurs, ordonna aux deux légions de garde de mettre le feu aux portes et de pénétrer dans la place, qui tomba ainsi nu pouvoir des Romains. Peu de Gaulois parvinrent à s’échapper, parce que le pont, trop étroit pour une aussi grande multitude, ne se prêtait pas à son rapide écoulement. Après avoir livré la ville au pillage et aux flammes, César franchit la Loire et entra dans le pays des Bituriges, traînant à sa suite les habitants de Genabum qu’il réduisit en esclavage.

Telle fut la vengeance que le proconsul tira du meurtre du chevalier romain et de quelques négociants que les Carnutes avaient égorgés dans Genabum. Ici, comme dans les autres actions de sa vie, décrites par les Commentaires, il a su colorer sa barbarie des apparences de la justice. Toutefois, en remontant à l’origine de ses démêlés avec les Carnutes, on n’a pas de peine à découvrir que tous les torts sont de son côté : les Carnutes et les Sénonais, fatigués de servir de marchepied à son ambition, et de lui fournir des troupes pour asservir leurs compatriotes, avaient refusé d’envoyer des députés à une assemblée générale de la Gaule. César, afin de se rapprocher de ces peuples, transféra l’assemblée à Lutèce[6]. Mais les députés des Sénonais et des Carnutes ayant négligé encore de s’y présenter, le proconsul, regardant cette abstention comme une déclaration de guerre, envahit le pays des Sénonais, qui furent obligés de se soumettre et de livrer cent otages. Les Carnutes, hors d’état de résister au général romain, se virent aussi contraints de recourir aux supplications pour le fléchir. César, en ce moment, négligea d’approfondir cette affaire, parce que des soins plus impérieux exigeaient sa présence dans le nord de la Gaule. Sa vengeance différée ne fut que plus terrible : à la fin de sa sixième campagne, n’étant plus distrait par aucune guerre, il fit battre de verges et décapiter Acco[7], le chef des Sénonais, qui avait été l’auteur de ce qu’il appelait leur révolte, quoiqu’ils n’eussent commis aucun acte d’hostilité contre les Romains. Voilà quelle était la conduite de César envers les peuples gaulois ! Et peut-on s’étonner qu’ils saisissent toutes les occasions favorables de secouer le joug d’un brigand publie, tel que cet ennemi du genre humain ?

Maintenant si l’on recherche les causes de la destruction de Genabum, il est évident que, puisque Cotuatus et Conétodunus étaient étrangers à cette ville et qu’ils l’envahirent subitement, ses habitants ne devaient pas être responsables du massacre de quelques citoyens romains qu’ils auraient bien pu égorger eux-mêmes, sans le secours de personne, s’ils en avaient eu la volonté. César ne ruina donc pas Genabum pour le punir de sa participation à des meurtres dans lesquels, de l’aveu des Commentaires, il n’avait pas trempé ; et l’on est contraint de rechercher ailleurs les motifs de la barbarie du proconsul. Déjà il méditait la guerre civile qui avait été le rêve[8] de toute sa vie : en livrant la ville au pillage, il prétendait enrichir son armée et l’attacher de plus en plus à ses intérêts ; et en abandonnant cette cité aux flammes, son but était d’épouvanter les autres villes gauloises qui verraient, par cet exemple, quel sort était réservé à celles qui oseraient lui résister. En outre, attendu qu’il réduisit le peuple de Genabum en esclavage, la vente de tant d’esclaves, qu’il se réserva, fut pour lui une abondante source de richesses. Ses soldats, en cette occasion ; durent recueillir une ample moisson de butin ; car Genabum, où des négociants romains avaient établi leur résidence, faisait sans doute un commerce considérable. Elle fut rebâtie plus tard, et Strabon[9] nous apprend que, sous Auguste comme du temps de César, c’était le port d’échange des Carnutes. Son opulence, en enflammant l’avidité du proconsul, le détermina à la livrer au pillage et à la destruction.

Pendant que César parcourait les campagnes des Sénonais et des Carnutes, à la lueur de l’incendie de leurs villes, et répandait partout la dévastation, Vercingétorix continuait le siège de Gergovia des Boïens. Mais cette opération était pour lui d’une difficulté extrême, car il était dépourvu des moyens nécessaires à l’attaque des places. De quelque beau génie que soit doué un homme de guerre, il échouera devant toute ville bien défendue par la nature ou par l’art ; s’il ne possède pas un bon corps d’ingénieurs. En effet, leur science étant le résultat de plusieurs autres, qui ne s’acquièrent que par de longues et pénibles études, n’est pas de celles auxquelles il soit possible de suppléer par l’expérience ou par l’imitation. Or, César va nous instruire lui-même du degré d’habileté des Gaulois dans cette partie si importante de l’art militaire : Ces peuples, dit-il, à propos du siége de Bibrax[10] par les Belges, entourent, avec leurs troupes, la ville dont ils veulent s’emparer ; ils chassent les défenseurs des murailles à coups de pierres et de traits ; puis, formant la tortue, ils s’approchent des portes, sapent les murs et les renversent.

Cette méthode expéditive, employée par les Gaulois, pouvait réussir contre des peuples aussi ignorants qu’eux dans la science de l’ingénieur, mais non lorsque les villes étaient situées sur des hauteurs ; car alors ni les pierres, ni les traits n’atteignaient au sommet des murailles. Il parait que c’était le cas de la cité des Boïens qui, assiégée par des Gaulois, n’avait à redouter que la famine.

Cependant César s’avançait dans le Berry, et sa marche ne tarda pas à être connue de Vercingétorix qui, levant aussitôt, le siège de Gergovia, se porta au-devant de l’armée romaine. Le proconsul ayant rencontré sur sa route une ville nommée Noviodunum[11], appartenant aux Bituriges, résolut de l’assiéger. Mais comme cette place n’avait que de faibles moyens de défense, elle envoya des députés à César pour le supplier d’écouter la voix de la clémence, et de ne pas l’abandonner à la furie d’une soldatesque effrénée. Le général romain, afin d’être libre de déployer dans ses opérations cette rapidité qui, presque toujours, avait assuré leur réussite, ordonna qu’on lui livrât les armes, les chevaux et des otages. Déjà môme une partie des Stages lui avait été remise, et l’on s’occupait de l’accomplissement des autres articles de la capitulation ; des centurions et quelques soldats romains avaient pénétré dans la ville pour recevoir les armes et les bêtes de somme, lorsque tout à coup apparut au loin la cavalerie qui précédait l’armée de Vercingétorix. A la vue de ce secours inespéré, les assiégés poussent de grands cris, saisissent leurs armes, et fermant les portes de la ville ils se hâtent d’en border les remparts. Les centurions romains, qui étaient dans la place, comprenant aux mouvements des Gaulois qu’ils ont adopté une nouvelle résolution, s’emparent des portes, et s’ouvrent un passage l’épée à la main ; tous parvinrent à se retirer sains et saufs.

César fit sortir de son camp sa cavalerie, et lui ordonna d’engager le combat contre celle de Vercingétorix. Mais les cavaliers romains, vivement pressés par leurs adversaires, étaient sur le point d’être mis en déroute, lorsque le proconsul qui avait conservé une réserve de six cents cavaliers germains les lança si à propos sur la cavalerie gauloise qu’elle fut enfoncée en éprouvant une perte assez considérable.

Il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps sur les événements de ce combat pour découvrir la cause de la victoire de la cavalerie romaine : d’abord il ressort de l’analyse des faits, rapportés par les Commentaires, que Vercingétorix ne s’était fait précéder par ses cavaliers que pour être instruit de la position et des forces de l’armée romaine. En effet, s’il eût voulu livrer un combat sérieux, il aurait suivi de près sa cavalerie qui, séparée de son infanterie, pouvait être exposée aux attaques des légions de César ; car lorsque ses cavaliers pliaient, il ne manquait jamais de les faire soutenir par ses fantassins. La cavalerie gauloise fut donc justement punie de sa désobéissance aux ordres de son général. Vercingétorix voulait sans doute qu’elle reconnut l’ennemi en escarmouchant, s’il le fallait, mais non qu’elle exécutât des charges à fond contre des cavaliers appuyés par une armée entière. La responsabilité de cet échec doit donc retomber sur l’imprudence des généraux de la cavalerie de Vercingétorix. Ce généralissime des Gaulois, entouré des principaux chefs de la Celtique, n’avait sur eux que l’autorité très restreinte qu’ils voulaient bien lui accorder, tandis que elle exercée par lui sur les Arvernes, pourvu qu’il respectât leurs lois et leurs usages, était beaucoup plus étendue : Vercingétorix devait donc user de grands ménagements envers les princes de la Gaule, qui défendaient avec lui l’indépendance nationale ; et ces chefs, comprenant le besoin que le roi des Arvernes avait de leur épée, se livraient trop facilement, en dépit de lui, à ces élans inconsidérés de bravoure, si souvent funestes aux Gaulois, élans qui leur sont reprochés par les historiens de l’antiquité. César triompha, en cette circonstance, parce que ses adversaires, pressant en désordre sa cavalerie, ne s’étaient ménagé aucune réserve, et il saisit cet instant pour les faire charger par la sienne. Telle est l’influence d’une réserve, engagée en temps utile, qu’elle décide, presque toujours, du destin des combats, si l’ennemi n’est pas en mesure de s’opposer à son attique : ainsi quatre cents cavaliers, commandés par le général Kellermann, lancés tout à coup sur le flanc de six mille grenadiers hongrois, firent remporter aux Gaulois modernes la victoire de Marengo.

Dès que les habitants de Noviodunum eurent connaissance de l’issue de ce combat de cavalerie, ils s’emparèrent de ceux qui avaient excité le peuple à rompre la capitulation et les livrèrent aux Romains. César Marcha aussitôt après sur Avaricum, place la plus forte et la plus considérable des Bituriges, dans l’espoir que s’il parvenait à s’en rendre maître, ces peuples s’empresseraient de lui faire leur soumission. Mais nous verrons bientôt combien son espérance était mal fondée.

 

 

 



[1] Plutarque, Vie de César ; Com. de Bell. Gal., lib. VIII, c. LIV.

[2] Suétone, Vie de J. César.

[3] Suétone, Vie de César.

[4] Com. de Bell. Gal., lib. VII, c. XIII ; lib. II, c. X ; lib. V, c. XXVI.

[5] Château-Landon (Seine-et-Marne) ou Beaune (Loiret).

[6] Paris.

[7] Com. de Bell. Gal., lib. VI, c. III et suivants, et c. XLIV.

[8] Suétone, Vie de César, c. XXVII.

[9] Strabon, liv. IV, c. Il.

[10] Bièvre, entre Petit-à-Vaire et Laon (Aisne).

[11] Neuvy, à sept lieues nord, quart-ouest, de Bourges (Cher).