ESSAI SUR THUCYDIDE

 

CHAPITRE III. — LES RÉCITS ET LES DESCRIPTIONS.

 

 

Sous une forme dramatique, les discours de Thucydide montrent plus souvent les qualités propres de son esprit et de son talent que le caractère véritable des scènes oratoires qu'il avait à rendre comme historien. Ses narrations détaillées et ses descriptions sont, comme on devait s'y attendre, des images plus constamment fidèles de la réalité. L'exactitude en est le premier mérite ; et elles n'ont pas seulement la forme du drame, elles en ont aussi les éléments essentiels, le mouvement, la vie extérieure, la passion : elles frappent l'imagination et remuent l'âme. Cependant la mesure dans laquelle Thucydide cherche à produire ces impressions, les moyens par lesquels il les produit, les principes auxquels il les subordonne, font régner partout une gravité vraiment digne de l'histoire. La critique ancienne, du moins chez les Grecs, le regardait comme le plus pathétique des historiens ; et l'on peut dire que, dans son Histoire, le tissu presque toujours si serré du récit général n'est qu'une suite d'effets pathétiques que varient sans cesse la nature des faits qu'il raconte et les ressources de son art. Mais il a pour lois suprêmes la simplicité, la proportion, la vérité : son but principal n'est pas d'agir sur la sensibilité des lecteurs ; c'est d'imprimer dans leur esprit, sous une forme à la fois mesurée et expressive, des images nettes et des idées durables.

 

I — SCÈNES ÉPISODIQUES ET DESCRIPTIONS DE DÉTAIL.

Ainsi quoi de plus simple et de plus émouvant que le petit tableau du sac de Mycalesse[1], surprise par des Thraces mercenaires qu'Athènes vient d'être forcée de congédier ? Comme il nous montre la férocité brutale de ces barbares qui égorgent tout ce qu'ils rencontrent, tout, jusqu'aux bêtes de somme, et, pour dernier trait, massacrent toute une école d'enfants ! Thucydide excelle à saisir et à rendre l'effet de ces coups inattendus, de ces surprises ou de ces surcroîts qui, dans les catastrophes, prennent rame au dépourvu et à bout de résistance. Rien ne le prouve mieux que la petite narration qui termine le récit de la double victoire remportée par Démosthène sur les Ambraciotes, près d'Argos d'Amphilochie[2].

Une armée d'Ambraciotes vaincue s'était d'abord réfugiée à Olpæ ; de là, ayant voulu bientôt gagner le pays des Agra ?ens, elle avait encore perdu deux cents hommes. Le surlendemain de cette retraite malheureuse, elle envoie un héraut redemander ses morts. Mais, dans l'intervalle, une nouvelle armée d'Ambraciotes, mandée par la première et beaucoup plus nombreuse, a été surprise pendant la nuit près des collines d'Idomène et presque anéantie par les troupes de Démosthène et par les Arcananes. Les vainqueurs ont dépouillé les morts, dressé des trophées suivant la coutume, et sont rentrés dans Argos. Quand arrive le héraut envoyé du pays des Agræens, il est surpris à la vue de cette quantité d'armures ambraciotes. Croyant qu'il vient de la part des vaincus d'Idomène, quelqu'un lui demande la cause de son étonnement et engage avec lui ce dialogue : Combien avez-vous perdu de monde ?Environ deux cents hommes. — Ce ne sont pas là les armes de deux cents hommes, mais de plus de mille. — Elles n'appartenaient donc pas à ceux qui ont combattu avec nous ?N'est-ce pas vous qui vous battiez hier à Idomène ?Nous ? nous ne nous sommes battus hier contre personne ; c'est avant-hier, dans notre retraite. — Eh bien ! c'est contre ceux-ci que nous nous sommes battus hier, quand ils arrivaient de la ville des Ambraciotes. A ces mots, comprenant que l'armée envoyée d'Ambracie avait été détruite, le héraut éclata en gémissements. Consterné par le sentiment d'aussi grands désastres, il partit sur-le-champ sans remplir sa mission et sans plus songer à redemander les morts.

Qu'on se rappelle ces dialogues familiers de la tragédie grecque, où de la méprise même des interlocuteurs sort tout à coup la révélation d'une vérité terrible : c'est le même art, et, toute proportion gardée, ce sont les mêmes effets. Il n'y a pas ici une de ces victimes fameuses de la fatalité dont l'imagination contemple avec effroi la merveilleuse grandeur : on ne voit qu'un homme obscur dont l'histoire n'a pas daigné conserver le nom ; mais cet homme n'est pas seul atteint par le coup qui le frappe : il représente à ce moment une ville entière ; sa surprise et sa douleur sont celles de tous ses concitoyens.

Cette émotion, dont un acteur vient d'être si naturellement l'interprète, souvent elle naît, plus ou moins vive, selon le sujet, de la disposition même du récit et de l'habileté qui préside au choix du point de vue où se place le narrateur. Telle est la cause de l'intérêt qu'excite le dénouement inattendu d'un combat naval entre les Corcyréens et les Corinthiens[3]. Ceux-ci sont déjà vainqueurs ; le champ de bataille leur est resté ; ils ont pu le parcourir, égorgeant sans merci ceux de leurs ennemis que soutiennent encore des navires à demi submergés, recueillant leurs morts et les débris de leurs propres vaisseaux : ils veulent compléter leur victoire et attaquer les vaincus réfugiés près du promontoire de Leucimne. Ils s'avancent donc de nouveau en ordre de bataille. A cette vue, les Corcyréens, avec les restes de leur flotte et dix navires auxiliaires d'Athènes, quittent leur retraite pour défendre l'abord de leurs rivages. Déjà il était tard, dit Thucydide, et le péan avait retenti comme pour l'attaque, lorsque tout à coup les Corinthiens rament vers la proue, en apercevant vingt vaisseaux athéniens qui voguaient vers eux. Et il explique ensuite qu'Athènes, par une prévoyance que devait justifier l'événement, avait envoyé ce nouveau secours pour venir en aide au premier dans le cas d'un échec des Corcyréens, et il peint la surprise de ces derniers, qui, ne pouvant encore découvrir les vingt vaisseaux athéniens, éprouvent, au moment où le péril semblait le plus imminent, le bienfait de cette protection invisible et présente. C'est une péripétie, dont l'effet, sans aucune affectation, est heureusement ménagé, soit dans la peinture générale de la scène, soit dans l'expression particulière des sentiments des Corcyréens, auxquels leur danger même concilie naturellement la sympathie.

Cependant, quel que soit dans ces trois petits récits l'art de la composition, ils se distinguent surtout par une simplicité rapide et expressive, que ne ralentissent et n'altèrent aucune intervention sensible de l'écrivain, aucun effort de son style, aucune manifestation de ses sentiments personnels. Les faits parlent seuls, mais sous une forme à la fois naturelle et éloquente. Ce sont les véritables traditions attiques, et les plus conformes à l'esprit de l'histoire. Mais si l'on veut étudier plus complètement le génie descriptif de Thucydide, il faut s'arrêter sur de plus vastes tableaux ; il faut lire le récit entier d'une expédition, ou, tout au moins, la description d'un combat.

 

II. — RÉCITS DE BATAILLES. HÉRODOTE ET THUCYDIDE : BATAILLE DE SALAMINE ; DÉFAITE DE LA FLOTTE ATHÉNIENNE DANS LE PORT DE SYRACUSE

Raconter une bataille a toujours été une chose difficile. Même aujourd'hui que les pièces officielles abondent et que les progrès de la stratégie ont donné plus d'ensemble aux mouvements des troupes, plus de netteté à la connaissance des terrains el des lieux, c'est un rare mérite que de savoir présenter dans un récit intéressant et bien proportionné l'image exacte d'une de ces terribles scènes. Dans l'antiquité, bien que, chez les Grecs surtout, les forces engagées fussent moins considérables et les champs de bataille moins vastes, la confusion de l'action, l'insuffisance des rapports individuels et l'absence de documents d'une autorité reconnue ajoutaient encore à la difficulté d'une pareille tâche. De l'aveu de tout le monde, Thucydide a excellé dans l'art de raconter les combats ; de plus, il y a excellé le premier.

Qu'on lise en effet une description d'Hérodote ; qu'on choisisse la plus belle, celle de la bataille de Salamine : on y trouvera beaucoup à louer ; mais, lorsqu'on s'apercevra ensuite de la supériorité de Thucydide, on n'en mesurera que mieux la puissance de ce dernier.

Le récit d'Hérodote est plein d'intérêt. Un sens historique remarquable s'y révèle déjà dans le soin avec lequel sont d'abord déterminés le théâtre de la lutte et la situation respective des deux flottes ennemies : celle des Grecs, ramassée contre les rivages de l'Attique entre le Pirée et la baie d'Eleusis, celle des Perses, maîtresse des passages que sépare la petite île de Psyttalie. Aussi L'imagination n'a-t-elle aucune peine à suivre les progrès des Grecs ni à voir l'avantage que leur donne leur discipline dans l'espace resserré où l'adresse de Thémistocle les a forcés d'attendre l'attaque désordonnée de l'ennemi. Un de leurs vaisseaux engage le combat ; bientôt la confusion se met parmi les barbares, obligés de combattre avant d'être prêts ; vaincus malgré leurs efforts, ils fuient, et en fuyant se heurtent contre le reste de leur propre flotte, qui n'a pu encore pénétrer sur le champ de bataille et se presse dans l'étroite entrée de Salamine ; enfin les Éginètes, par une manœuvre habile, achèvent, de concert avec les Athéniens, ce grand désastre, jusqu'à ce que la mer soit libre autour d'eux, et que les vagues leur dérobent les débris de la flotte-persane à demi détruite en les portant aux rivages surpris de Phalère et du cap Colias.

En même temps que cette scène se développe dans son ensemble, la vie et les couleurs y abondent. Ces querelles qui, au milieu même du combat, témoignent à la ibis de l'émulation et de L'inimitié des peuples confédérés, ou bien encore cette ruse de la reine de Carie, que la naïve admiration d'Hérodote nous montre avec complaisance coulant un vaisseau allié pour se sauver elle-même el récompensée comme d'une victoire par l'aveuglement de Xerxès, ce sont bien les traits particuliers de l'esprit grec. Qui ne reconnaît aussi les mœurs orientales dans cette crainte du maître qui, chez les combattants asiatiques, supplée au courage, et surtout dans cette image du Grand Roi qui, assis sur une colline de l'Égalée, environné de ses secrétaires et de ses courtisans, contemple et juge, comme un dieu, la scène de carnage qui se passe à ses pieds, prépare des récompenses pour les actions d'éclat, et punit sur-le-champ d'un châtiment terrible, moins la lâcheté qui nuit à sa cause, que la calomnie qui offense sa justice ? Ce peintre heureux est aussi un historien impartial, car, malgré sa prédilection pour Athènes, il n'hésite pas à décerner le prix de la valeur aux Éginètes, ni à démentir une fable merveilleuse qu'elle avait inventée contre les Corinthiens. Enfin cette apparition surnaturelle qui stimule l'ardeur des Grecs au moment d'engager l'action, et ces anciens oracles qui encadrent le récit, nous donnent une impression sincère de cette émotion à la fois religieuse et patriotique qu'avaient bientôt produite chez les Grecs la foi et l'imagination, en associant dans leur esprit l'idée de la sollicitude divine à l'orgueil héréditaire du triomphe.

Si donc on retrouve dans le récit d'Hérodote le dessin général et le caractère moral et pittoresque d'une scène à laquelle il n'avait pas assisté, et dont le souvenir ne lui était parvenu qu'altéré déjà par les passions des vainqueurs, il s'est montré grand historien. Cependant les exigences du goût moderne peuvent lui adresser plus d'une critique : s'il nous fournit les éléments d'un grand tableau, peut-être nous laisse-t-il trop le soin, facile, il est vrai, de le reconstruire. Le tissu de sa composition pourrait être plus serré : l'accessoire y domine trop souvent le principal ; c'est à propos d'un détail et comme par occasion qu'il nous arrive d'être instruits d'un fait capital, de saisir une cause prépondérante, d'apercevoir un des grands aspects du sujet. Ce détail est bien choisi ; le sentiment de la réalité et de la vie anime toute la narration : pas au point cependant qu'on ne puisse dire qu'en somme le mouvement et la passion s'y font désirer. Hérodote s'est-il cru interdit de composer, à l'imitation d'Eschyle, un hymne eu l'honneur des Grecs ? Cela est possible, et peut-être a-t-il eu raison. Mais, s'il devait laisser au poète athénien la peinture idéale et enthousiaste du patriotisme hellénique, la sévérité de l'histoire ne lui défendait pas de réserver une place aux émotions, d'exprimer, et non pas seulement de faire pressentir, la grandeur de la lutte, en un mot, de donner satisfaction aux plus nobles besoins de l'âme et de s'élever plus haut.

Ces qualités qui manquent à Hérodote, Thucydide les possède. Mieux que le narrateur des guerres médiques, il sait éclairer la scène, y concentrer la lumière sur les points importants, y distribuer les groupes ; il sait marquer avec-netteté le progrès de l'action, en suspendre à propos le dénouement  ; il sait, sans ralentir la rapidité de sa marche, sans se départir de sa réserve et de sa gravité, rendre le mouvement, les efforts, les émotions des hommes que la nécessité et la passion mettent aux prises ; enfin il résume tout dans une impression générale qui donne à l'ensemble de l'événement sa valeur morale et historique. C'est, avec la clarté et la vérité, qui sont le propre de l'histoire, la vie et la puissance idéale du drame.

Pour opposer à la description d'Hérodote un morceau qui ait avec elle quelque analogie, voici le récit du combat livré par la flotte athénienne et celle des Syracusains au milieu de leur port. Dans ce même port où, l'année précédente, les Syracusains abrités derrière leurs murailles l'avaient vue entrer menaçante, la flotte athénienne est maintenant captive ; découragée par une récente défaite, elle qui se croyait invincible, elle en est réduite à tenter un coup de désespoir pour forcer le passage. Nicias a chargé ses vaisseaux de tout ce qu'ils ont pu tenir de soldats, puis il a rangé ses troupes de terre tout le long du rivage voisin de son camp, afin que leur présence donnât aux combattants plus de confiance et plus d'ardeur. De même l'armée de terre des Syracusains s'apprête à regarder du rivage le combat naval. La lutte commence[4] :

Démosthène, Ménandre et Euthydème (c'étaient les généraux athéniens qui commandaient la flotte), ayant levé l'ancre en s'éloignant du camp, se dirigèrent droit sur le barrage qui fermait le port et sur l'intervalle qui restait libre, afin de se frayer une voie pour sortir. Déjà les Syracusains et leurs alliés s'étaient mis en mouvement avec une flotte à peu près égale en nombre. Ils avaient rangé une partie de leurs vaisseaux auprès du passage et le reste tout autour du port, afin de pouvoir de tous côtés tomber à la fois sur les Athéniens, et en même temps leur armée de terre était prête à les soutenir, en quelque lieu que les navires vinssent à aborder. La flotte syracusaine était sous les ordres de Sicane et d'Agatharque, qui commandaient chacun une aile ; Pythen et les Corinthiens occupaient le centre.

Quand les Athéniens furent arrivés au barrage, dans l'impétuosité du premier choc ils défirent les vaisseaux qui le gardaient et s'efforcèrent de rompre l'obstacle qui fermait le passage. Mais bientôt, les Syracusains et les alliés s'étant précipités sur eux de toutes parts, on combattit, non seulement près du barrage, mais aussi dans le port. Ce fut un combat acharné et tel qu'il ne s'en était jamais livré. Des deux côtés, les matelots étaient pleins d'ardeur à se porter en avant dès qu'on leur en donnait l'ordre ; les pilotes opposaient l'art à l'art et luttaient de zèle ; les combattants placés sur le pont tenaient à honneur, au moment de l'abordage, de se montrer dignes de ces exemples ; chacun enfin, à son poste, brûlait de paraître le premier. Beaucoup de navires combattaient dans un lieu resserré, car, dans les deux flottes réunies, il y en avait près de deux cents ; aussi, ne pouvant ni reculer ni prendre du champ, couraient-ils rarement les uns sur les autres ; mais il y avait souvent entre eux des attaques irrégulières, quand ils se rencontraient par hasard en fuyant ou en se dirigeant ailleurs. Pendant qu'un navire s'avançait contre un autre, on lançait du tillac une multitude de javelots, de flèches et de pierres ; dès que l'abordage avait eu lieu, les soldats en venaient aux mains et s'efforçaient chacun de parvenir sur le vaisseau ennemi. A cause du manque d'espace, il arrivait souvent que le vaisseau qui en frappait un autre de l'éperon était lui-même frappé, et que deux vaisseaux ou même davantage étaient, sans le vouloir, accrochés à un seul. Les pilotes devaient veiller en même temps ici à la défense, là à l'attaque, et non sur un seul point, mais sur beaucoup qui appelaient de tous cotés leur vigilance ; et le bruit terrible de cette multitude de vaisseaux se heurtant ensemble répandait l'épouvante et empêchait d'entendre la voix des chefs de manœuvre. Car des deux côtés retentissaient les exhortations et les cris de ces chefs donnant un ordre ou animés par l'ardeur du combat : les Athéniens criaient qu'il fallait forcer le passage et que c'était le moment ou jamais d'assurer, en montrant du cœur, le salut et le retour dans la terre natale ; les Syracusains et les alliés, qu'il était beau d'empêcher l'ennemi de se sauver, et d'accroître par la victoire la puissance de leur patrie. Les généraux eux-mêmes, dans les deux flottes, quand ils voyaient un vaisseau reculer sans y être contraint, appelaient les triérarques par leur nom : s'ils cédaient, disaient aux leurs les Athéniens, était-ce donc que cette terre, leur plus cruelle ennemie, était plus à eux que la mer, conquise avec tant de peine ? Les Syracusains demandaient si c'était bien devant cet ennemi qui, au su de tous, ne songeait qu'à s'échapper à tout prix, si c'était devant des fuyards qu'on fuyait.

Pendant que la victoire était ainsi également disputée sur la mer, les deux armées de terre étaient clans l'angoisse et dans une grande excitation. Les Siciliens désiraient obtenir une gloire plus grande, et les Athéniens redoutaient un sort plus triste encore que leur condition présente, Toutes les espérances de ceux-ci étaient placées dans leurs vaisseaux ; aussi l'avenir leur inspirait une crainte indicible, et le présent était plein d'anxiété : comme l'ensemble de la bataille leur échappait, ils ne pouvaient avoir du rivage que des impressions diverses et incomplètes. Très rapprochés de l'action, tous ne fixaient pas les yeux sur le même endroit : ceux qui apercevaient quelque part les leurs victorieux reprenaient courage et se mettaient à prier les dieux de ne les pas priver de leur salut ; ceux qui jetaient les yeux du côté où l'on était vaincu gémissaient et criaient à la fois, et, à la vue de ce qui se passait, étaient plus abattus que ceux qui prenaient part à l'action. D'autres, qui regardaient un point de la bataille où le succès était incertain, dans l'émotion que leur causait l'indécision prolongée de la lutte, exprimaient par leurs mouvements toutes leurs impressions et étaient livrés aux plus cruels tourments, car ils se voyaient à chaque instant sur le point d'être sauvés ou de périr. Enfin, parmi les troupes athéniennes, tant que l'issue fut indécise, retentissaient à la fois des gémissements, les cris : Vainqueurs ! Vaincus ! et les mille bruits divers qui s'élèvent nécessairement d'une grande armée dans un grand péril.

Sur les vaisseaux, on éprouvait aussi les mêmes émotions, jusqu'au moment où les Syracusains et leurs alliés, après un combat long et acharné, mirent les Athéniens en déroute, les pressèrent énergiquement, et, s'exhortant entre eux avec de grands cris, les poursuivirent jusqu'au rivage. Alors tous ceux de la flotte qui n'avaient pas été pris en mer, s'empressèrent de débarquer chacun où ils purent, et de courir au camp. Quant aux troupes de terre, elles n'étaient plus partagées par des impressions diverses ; mais c'était un concert de plaintes et de lamentations sur leur malheur. Les uns allaient au secours des vaisseaux, les autres couraient garder ce qui restait des retranchements, le plus grand nombre ne songeait qu'à soi et cherchait le moyen de se sauver. Il régnait en ce moment une consternation qui n'eut jamais d'égale. Leur désastre présent rappelait celui qu'ils avaient eux-mêmes causé autrefois à Pylos ; alors les Lacédémoniens avaient perdu leurs vaisseaux, et avec eux les hommes qui avaient débarqué dans l'île : de même aussi les Athéniens n'avaient aucun espoir de se sauver par terre, à moins de quelque événement invraisemblable.

Cicéron disait que Thucydide, dans ses descriptions de bataille, lui semblait entonner un chant de guerre : il le lisait en grec, et sentait à chaque instant ces fortes harmonies d'une langue inimitable qui s'évanouissent dans une traduction. Mais ce qui ne peut pas complètement périr, ce sont les effets redoublés de ce pathétique à la fois contenu et inépuisable : on dirait une mer dont les vagues courtes et pressées frappent sans relâche un navire qui ne se défend plus.

 

III. — RÉCITS D'EXPÉDITIONS MILITAIRES. ÉPISODES DE LA GUERRE DE SICILE.

On ne peut transporter dans une analyse ces grands récits d'expéditions dont le développement occupe une partie considérable de l'Histoire de Thucydide : pour leur conserver leur valeur, il faudrait les citer tout entiers. On ne peut même songer à multiplier les citations de détail. Peut-être cependant sera-t-il permis d'extraire encore des narrations qui se rapportent à la guerre de Sicile, trois passages qui font particulièrement éclater la puissance pathétique de l'historien. Le premier présentera le brillant début de cette guerre ; les deux autres, sa fin misérable et terrible. Cette opposition a été indiquée par Thucydide lui-même. Lui seul parlera ; aucun commentaire ne viendra affaiblir l'effet de ces grandes peintures. Le sujet du premier morceau est le départ de la flotte athénienne[5] :

Au milieu de l'été, le départ eut lieu pour la Sicile. Auparavant l'ordre avait été donné à la plus grande partie des alliés, aux vaisseaux qui portaient les vivres, aux petites barques et à tout ce qui devait servir aux besoins de la flotte, de se réunir à Corcyre, pour partir de là tous ensemble et traverser le golfe Ionique jusqu'à la pointe d'Iapygie. Au jour fixé, les Athéniens et ceux des alliés qui se trouvaient dans la ville descendirent au Pirée, et, dos l'aurore, montèrent sur les vaisseaux pour prendre la mer. Avec eux était descendue presque toute la population d'Athènes, citoyens et étrangers. Les citoyens y venaient pour accompagner ceux qui leur étaient chers, leurs amis, leurs parents, leurs fils ; et cette foule s'avançait pleine d'espérance et gémissante, pensant aux conquêtes qu'on allait faire, et se demandant si elle reverrait ceux qu'un si long voyage allait éloigner de leur patrie. Et dans ce moment, quand ils se virent sur le point de se quitter pour affronter de si grands périls, les craintes assaillirent bien plus vivement leurs esprits que lorsqu'ils avaient décrété l'entreprise. Cependant l'impression présente d'une pareille force et la vue de ces immenses préparatifs leur faisaient reprendre courage. Quant aux étrangers et au reste de cette multitude, ils étaient accourus comme à un grand et merveilleux spectacle. Tout cet appareil, réuni pour la première fois par une seule ville avec des forces toutes grecques, était le plus riche et le plus brillant qu'on eût encore vu sortir d'un port. Pour le nombre des vaisseaux et des hoplites, l'expédition que Périclès avait conduite contre Épidaure, et Hagnon contre Potidée n'était point inférieure, car on avait vu alors naviguer ensemble quatre mille hoplites, trois cents chevaux et cent galères fournis par Athènes, cinquante autres galères de Chios et de Lesbos, ainsi qu'un grand nombre d'alliés. Mais ces forces ne partaient que pour un court voyage, et les préparatifs n'avaient rien de remarquable, tandis que l'expédition actuelle, devant durer longtemps et destinée à combattre sur terre et sur mer, avait été préparée en conséquence. La flotte avait été équipée à grands frais par l'État et par les triérarques : l'État donnait une drachme par jour à chaque matelot, fournissait les vaisseaux vides, soixante légers et quarante de transport pour les hoplites, et les pourvoyait des meilleurs équipages ; les triérarques, de leur côté, ajoutaient à ce que donnait le trésor un supplément de solde pour les matelots thranites, et, de plus, avaient décoré leurs vaisseaux de sculptures et de riches ornements ; chacun d'eux enfin avait fait les plus grands efforts pour que le sien fût le plus magnifique et le plus rapide. Pour l'armée de terre, on avait choisi dans les rôles les meilleurs soldats, et la beauté des armes et des vêtements avait été l'objet de la plus vive émulation. C'est ainsi que les Athéniens rivalisaient d'ardeur pour s'acquitter du devoir assigné à chacun d'eux, et l'on eût dit en même temps qu'ils cherchaient plutôt à faire montre de force et de puissance devant les autres Grecs, qu'à se préparer contre l'ennemi. Car, si l'on calcule ce que dépensèrent dans cette expédition l'Etat et les particuliers qui y prirent part : l'État, par les sommes qu'il avait déjà données et par ce que chacun des généraux reçut au départ ; les particuliers, par les frais qu'avaient faits et que durent faire encore chaque homme pour lui-même et chaque triérarque pour son vaisseau, en y joignant les dépenses par lesquelles chacun, indépendamment de sa solde, dut se pourvoir pour une expédition aussi longue, et tout ce qu'emportèrent avec eux soldats et marchands pour les échanges : on reconnaîtra qu'en somme il dut alors sortir d'Athènes un grand nombre de talents. Et cette expédition ne frappait pas moins par l'audace dont elle était le signe et par la beauté du spectacle qu'elle offrait, que par l'idée de la grandeur des forces déployées contre l'ennemi qu'on allait chercher ; enfin une entreprise plus lointaine ne pouvait être tentée par les Athéniens au delà des mers, ni une conquête plus considérable proposée à leur ambition.

Après qu'on fut monté sur les vaisseaux et qu'on y eut placé tout ce qu'on voulait emporter, la trompette donna l'ordre de faire silence, et les prières accoutumées avant le départ se firent, non pas isolément sur chaque vaisseau, mais en commun et récitées d'abord par le héraut ; sur toute la flotte on mêla le vin dans les cratères, et chefs et soldats versèrent les libations avec des coupes d'or et d'argent. La foule de leurs concitoyens restés sur le rivage et tous ceux des étrangers qui leur étaient favorables s'unissaient à ces prières. Après avoir chanté le péan et achevé les libations, ils levèrent l'ancre ; ils s'avancèrent d'abord disposés en coin, puis luttèrent de rapidité jusqu'à Égine. De là ils se hâtèrent d'atteindre Corcyre, où se réunissaient les alliés qui devaient compléter l'expédition.

Les deux autres narrations nous transportent au moment où l'armée athénienne, vaincue sur mer dans le port de Syracuse, vient de renoncer à l'espoir de regagner sa patrie sur ses vaisseaux et cherche un refuge dans l'intérieur de la Sicile. La première[6] nous peint le départ du camp ; la seconde, le dernier épisode de la retraite.

Quand Nicias et Démosthène trouvèrent que les apprêts étaient suffisants, trois jours après la bataille, le départ eut lieu. Non seulement les Athéniens avaient le sentiment général de tout ce qu'il y avait d'affreux dans cette retraite à laquelle ils étaient réduits après avoir perdu tous leurs vaisseaux, et qui, au lieu du magnifique objet de leurs espérances, ne leur offrait que des dangers pour eux-mêmes et pour leur patrie ; mais chacun ne pouvait quitter le camp sans être assailli par les spectacles et les émotions les plus pénibles. Les morts restaient sans sépulture, et quand on reconnaissait parmi eux quelqu'un des siens, on était saisi à la fois de tristesse et de terreur ; et ceux que les blessures ou les maladies forçaient d'abandonner vivants excitaient une affliction bien plus vive encore que ceux qui avaient succombé, et étaient en effet bien plus à plaindre. Leurs prières et leurs gémissements causaient la plus vive perplexité. Ils demandaient qu'on les emmenât ; ils appelaient en particulier ceux de leurs amis et de leurs parents qu'ils apercevaient ; ils se suspendaient à leurs compagnons de tente qu'ils voyaient partir, et les suivaient aussi longtemps qu'ils le pouvaient ; et, quand ils s'arrêtaient épuisés et à bout de forces, ce n'était pas sans gémir encore et sans invoquer les dieux qu'ils étaient abandonnés. Aussi, plongée tout entière dans les pleurs et réduite à un état d'impuissance, l'armée ne se sentait plus la force de s'éloigner, bien qu'elle sortît d'une terre ennemie et qu'il semblât que ce qu'on avait souffert et ce qu'on craignait de souffrir encore dans un avenir incertain ne laissait plus de place aux larmes. Tous étaient d'ailleurs abattus et humiliés par les reproches de leur conscience. On eût cru voir en effet la fuite d'une ville prise d'assaut, et même d'une grande ville, car toute cette foule, qui cheminait en même temps, ne se montait pas à moins de quarante mille hommes. Chacun emportait soi-même ce qui lui pouvait être utile, même les hoplites et les cavaliers, qui, contre la coutume et malgré leurs armures, avaient pris leurs vivres avec eux, les uns faute de gens pour les servir, les autres par défiance : car la fuite des esclaves, qui avait commencé depuis longtemps, était alors presque générale. Encore ces vivres qu'ils emportaient ne leur pouvaient-ils suffire, car, dans le camp, il ne restait plus de provisions. Et, dans cet ensemble de misères répandues sur tous, la pensée qu'elles étaient partagées n'apportait qu'un adoucissement insensible, surtout quand on songeait que des débuts si brillants et si superbes avaient abouti à cette fin et à cet abaissement ! car jamais une armée grecque n'offrit l'exemple d'un pareil contraste. Ils étaient venus pour asservir les autres, et ils partaient avec la crainte de devenir eux-mêmes esclaves. Ils s'étaient embarqués au milieu des souhaits et au son du péan ; ils s'éloignaient entourés de présages sinistres. Au lieu d'être portés sur leurs vaisseaux, ils s'avançaient à pied, mettant leurs espérances dans les hoplites, et non plus dans la marine. Et pourtant la grandeur du péril suspendu sur eux leur rendait tous ces maux supportables.

Cette retraite, si tristement commencée, devait finir plus tristement encore. Sur le passage des Athéniens, retardés par la crédulité et les hésitations de leurs généraux, les défilés, les rivières sont gardés ; des obstacles et des pièges les arrêtent à chaque pas. Bientôt Démosthène, enveloppé par les troupes syracusaines, est contraint de se rendre avec une partie de l'armée. Le lendemain, le reste des soldats, sous la conduite de Nicias, atteint, épuisé par les fatigues et les privations, les bords de l'Assinaros. Voici le récit de leurs efforts pour traverser le fleuve et apaiser leur soif au milieu du carnage que font d'eux leurs ennemis[7] :

Le jour venu, Nicias mit son armée en marche. Les Syracusains et leurs alliés la poursuivirent de la même manière, l'accablant de tous côtés de traits et de javelots. Les Athéniens gagnaient en toute hâte le fleuve Assinaros : pressés par une nombreuse cavalerie et par toute la foule des ennemis qui les harcelaient de toutes parts, et pensant qu'ils seraient moins maltraités sur l'autre rive, ils cédaient aussi au sentiment de la fatigue et à la soif. A peine arrivés, ils s'y précipitent sans aucun ordre, et les efforts de chacun pour passer le premier, autant que les attaques de l'ennemi qui les avait suivis, leur rendent le passage difficile. Contraints de se serrer tous ensemble, ils tombaient les uns sur les autres et se foulaient aux pieds ; embarrassés dans les piques et dans le bagage, les uns périssaient aussitôt, les autres étaient entraînés par le courant. Cependant les Syracusains étaient passés de l'autre côté, et de la berge, qui était escarpée, ils lançaient leurs traits sur les Athéniens, occupés pour la plupart à boire avidement et se pressant en désordre dans ce lit encaissé. En même temps les Péloponnésiens, étant descendus eux-mêmes dans le fleuve, y faisaient le plus grand carnage. L'eau fut aussitôt troublée ; cependant on la buvait encore, bourbeuse et sanglante, et la plupart même se la disputaient.

Tels furent les événements qui concernèrent la Sicile, dit simplement Thucydide, après avoir complété le triste récit des souffrances des Athéniens et de la destruction presque entière du leur nombreuse armée. On se demande quelles couleurs plus vives il aurait pu trouver pour peindre la chute d'Athènes, s'il avait conduit son histoire jusqu'à cette catastrophe suprême.

 

IV. — DESCRIPTION DE LA PESTE D'ATHÈNES. - RAPPROCHEMENTS : MANCONI, BOCCACE, LUCRÈCE.

Parmi les descriptions de Thucydide, il en est une qui occupe dans son œuvre une place à part. Elle tient au sujet par des liens étroits ; cependant elle ne fait pas corps avec lui comme les scènes oratoires ou les scènes de guerre. Ce n'est point un acte, c'est un repos pendant lequel l'auteur s'arrête à dire en témoin autorisé ce qu'il a observé et senti : moment précieux pour nous, car nous sommes plus assurés de l'y trouver lui-même. Ces belles pages qui nous montrent plus à découvert le fond de l'âme de Thucydide ont pour sujet la description de la peste qui sévit contre Athènes pendant la seconde année de la guerre du Péloponnèse. En voici une traduction[8] :

Dès le commencement de l'été, les deux tiers des Péloponnésiens et des alliés, comme-la première fois, entrèrent en Attique ; ils étaient commandés par Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens. Ayant établi leur camp, ils ravagèrent le pays. Ils y étaient depuis quelques jours à peine, quand la maladie se déclara chez les Athéniens. Déjà auparavant elle avait, à ce qu'on prétend, sévi dans d'autres contrées, par exemple, à Lemnos ; mais on ne se souvenait pas qu'il y eût jamais eu nulle part une pareille peste et une aussi grande mortalité. Car, dans les premiers temps, les soins des médecins ne servaient de rien, à cause de leur ignorance du mal ; au contraire, comme ils s'approchaient plus des malades, ils mouraient plus que les autres ; et c'était sans plus de succès qu'on recourait à toute autre invention humaine ; de même, ni les prières qu'on faisait dans les temples, ni les oracles que l'on consultait, ni les autres pratiques religieuses ne furent d'aucun secours, et l'on finit par y renoncer, vaincu par la maladie.

Elle commença, dit-on, par l'Ethiopie, au-dessus de l'Egypte ; de là elle descendit dans l'Egypte, dans la Libye et dans la plus grande partie des possessions du Grand Roi. Puis elle tomba à l'improviste sur la ville des Athéniens. C'est au Pirée qu'elle fit ses premières victimes ; aussi accusait-on les Lacédémoniens d'avoir empoisonné les citernes (car il n'y avait pas encore de fontaine au Pirée). Ensuite elle gagna la haute ville, et alors la mortalité devint beaucoup plus grande. Qu'un autre, médecin ou non, dise ce qu'il pense sur cette maladie, d'où il est probable qu'elle prit naissance, et par quelles causes il croit qu'elle fut capable de produire de tels ravages et un bouleversement si complet. Moi, je montrerai ce qu'elle a été, afin que, si elle revient jamais, en retrouvant les symptômes que j'aurai signalés d'avance, on la puisse reconnaître ; et je vais les décrire après avoir été moi-même atteint et les avoir vus chez d'autres malades[9].

Tout le monde était d'accord qu'aucune année n'avait jamais été plus respectée par les autres maladies ; si on avait été atteint par quelqu'une d'elles, elle se résolvait en celle-ci. La plupart, sans aucune cause, étaient subitement frappés en pleine santé ; d'abord ils ressentaient des chaleurs violentes à la tête ; leurs yeux devenaient rouges et enflammés, et, parmi les organes intérieurs, le gosier et la langue devenaient aussitôt sanguinolents, et l'haleine sortait dénaturée et fétide. Ensuite survenaient l'éternuement et l'enrouement. Bientôt le mal descendait dans la poitrine et amenait une toux violente, et, quand il s'était fixé à l'estomac, il le soulevait et provoquait, au milieu des plus douloureux efforts, toutes les excrétions de bile que les médecins ont désignées. La plupart avaient ensuite des hoquets sans vomissement, que suivait une convulsion violente, laquelle cessait aussitôt chez les uns, et, chez les autres, durait longtemps. Quand on l'explorait extérieurement, le corps ne semblait ni très chaud, ni paie, mais rougeâtre, livide, bourgeonné de petites pustules et d'ulcères. Mais à l'intérieur les malades éprouvaient des chaleurs si brûlantes qu'ils ne pouvaient souffrir les vêtements ni les tissus les plus légers, mais qu'ils voulaient rester nus et ne concevaient pas de plus vif plaisir que de se plonger dans l'eau froide. Et en effet beaucoup parmi ceux que l'on négligeait se jetèrent dans des puits, tourmentés par une soif inextinguible ; et il revenait au même de boire en grande ou en petite quantité. Constamment ils souffraient du manque de repos et de sommeil. Tant que la maladie était dans sa force, le corps ne se flétrissait pas et résistait plus qu'on ne l'aurait cru à la souffrance ; en sorte que, quand la plupart mouraient, consumés par ce feu intérieur, le neuvième ou le septième jour, ils n'avaient pas perdu toutes leurs forces : s'ils échappaient, le mal descendait dans les entrailles et y causait des ulcérations profondes ; en même temps une violente dysenterie se déclarait, et c'était elle qui faisait ensuite périr le plus grand nombre de faiblesse. Le mal parcourait successivement tout le corps, après avoir commencé par le haut et fixé d'abord son siège dans la tête ; et celui qui échappait aux effets les plus terribles du fléau se voyait atteint dans les parties extrêmes, qui en conservaient des traces. Les parties génitales étaient attaquées, ainsi que les extrémités des mains et des pieds ; souvent on n'échappait que mutilé, et quelquefois aussi privé des yeux. Quelques-uns, aussitôt après s'être guéris, perdaient complètement la mémoire et ne reconnaissaient plus ni eux-mêmes ni leurs amis.

Ce mal fut plus terrible qu'on ne le saurait dire, et sortit des conditions ordinaires de l'humanité ; mais voici ce qui prouve surtout que ce n'était pas une des maladies habituelles de notre espèce : les oiseaux et les quadrupèdes qui se nourrissent de cadavres humains, quoiqu'il en restât un grand nombre sans sépulture, ou ne s'en approchaient pas, ou, s'ils y touchaient, mouraient aussitôt. Et la preuve, c'est qu'on remarqua la disparition des oiseaux de proie, et qu'on n'en vit plus ni autour des cadavres ni ailleurs. Les chiens surtout, qui vivent auprès de l'homme, rendirent cette observation frappante.

Voilà quel était le caractère général de cette maladie, si l'on ne tient pas compte de beaucoup de traits particuliers qui se molliraient d'une manière différente chez les divers malades ; et pendant tout ce temps on fut exempt de toutes les affections ordinaires, ou, si elles se produisaient, c'était pour faire place à la peste. Les uns périssaient pour être privés de soins ; les autres, malgré les soins qu'on leur prodiguait. Il n'y avait pas de remède général dont on fût sûr de tirer un soulagement. Ce qui était utile à l'un nuisait à l'autre, et il n'y avait aucun tempérament qui, par sa force ou par sa faiblesse, fût dans d'assez bonnes conditions pour résister à la maladie ; elle emportait tout le monde, quelque régime qu'on suivit. Ce qu'il y avait de plus funeste, c'était d'abord le découragement qui s'emparait de ceux qui se sentaient malades : perdant aussitôt toute espérance, ils s'abandonnaient eux-mêmes et n'essayaient pas de résister. C'est ensuite que, se communiquant la contagion par les soins qu'ils se donnaient, ils périssaient comme des troupeaux de moutons ; et de là vint la plus grande mortalité. Car ceux que la crainte poussait à s'isoler mouraient dans l'abandon, et beaucoup de maisons furent entièrement vidées faute de quelqu'un pour soigner les malades. Ceux qui approchaient des autres succombaient aussi, et surtout s'ils affectaient le dévouement. Car c'était le respect humain qui leur faisait négliger le soin de leur conservation en allant visiter leurs amis, quand les parents eux-mêmes, vaincus par l'excès du mal, en venaient à supprimer les lamentations sur les mourants. C'étaient ceux qui s'étaient guéris qui témoignaient le plus de compassion pour les mourants et pour les malades, parce qu'ils avaient souffert eux-mêmes et ils se sentaient désormais en sûreté. Car le fléau ne mettait pas deux fois en danger de mort les mêmes personnes. Tout le monde les félicitait, et eux-mêmes, dans l'entraînement de la joie présente, se laissaient aller facilement à cette espérance, que dans l'avenir ils ne succomberaient à aucune autre maladie.

Aux effets du mal vint s'ajouter l'aggravation des souffrances causées par la réunion de gens de la campagne dans la ville, et principalement pour ceux-ci. Comme ils n'avaient pas de maisons et qu'en été ils vivaient dans des cabanes étouffantes, ils périssaient pêle-mêle, s'entassaient en mourant les uns sur les autres. se roulaient dans les rues et aux abords de toutes les fontaines à demi morts et brûlés par la soif. Les temples, dans lesquels on avail construit des tentes, étaient pleins de mourants et de cadavres ; car, sous la violence toute-puissante du mal, et ne sachant ce qu'ils allaient devenir, les hommes avaient perdu tout respect des choses divines et humaines. Toutes les lois sur les sépultures auparavant en vigueur furent violées ; chacun enterrait ses morts comme il le pouvait. Beaucoup, manquant de moyens de sépulture par suite du grand nombre de ceux qu'ils avaient perdus, bannirent tout sentiment de pudeur : les uns, s'emparant les premiers d'un bûcher qu'un autre avait fait préparer, y plaçaient leurs morts et y mettaient le feu ; d'autres, tandis qu'on brûlait un cadavre étranger, jetaient par-dessus celui qu'ils portaient eux-mêmes, et s'en allaient.

De même dans tout le reste, cette maladie fut pour la ville le commencement de graves désordres. On se permit plus facilement pour son plaisir les actions auxquelles on ne se livrait autrefois qu'en secret ; car on voyait r par un brusque changement, les riches mourir en un jour et leurs biens passer à ceux qui la veille ne possédaient rien. Aussi pensait-on qu'il fallait s'empresser de jouir et de tout donner à la volupté, puisque la fortune et la vie étaient également éphémères. Quant à supporter quelque fatigue pour un motif honnête, personne ne s'en souciait ; car on ne savait pas si, avant d'atteindre son but, on ne serait pas mort. Mais le plaisir présent et tout ce qui pouvait le procurer, voilà ce qui semblait à tous beau et utile. Ni la crainte des dieux, ni celle des lois ne retenaient personne. On jugeait qu'il revenait au même d'honorer les dieux ou de les négliger, puisque tout le monde périssait sans distinction ; et, quant aux fautes commises contre les lois, personne ne comptait vivre jusqu'au jour du jugement ni avoir le temps d'être puni. Tous pensaient qu'un arrêt bien plus terrible était déjà prononcé contre eux et suspendu sur leur tête, et, avant d'être frappés, il leur semblait naturel de jouir encore de la vie.

Ce tableau des calamités d'Athènes est aussi simple qu'il est grand. Le naturel de l'exposition, le ton à la fois grave et pathétique, la simplicité du sentiment général, rassemblent toutes les impressions du lecteur sur ce moment si triste et si terrible, et ne leur permettent ni de se disperser, ni de s'amoindrir. C'est que Thucydide ne s'est point proposé de composer un morceau brillant, avant tout destiné à lui concilier des suffrages littéraires : et c'est à tort qu'ici, comme ailleurs, une pareille intention lui a été prêtée par les rhéteurs de l'antiquité. Il a voulu conserver fidèlement le souvenir de la grande épreuve à laquelle la patrie était soumise, et il y a naturellement mêlé sa propre émotion. Ce n'est donc point dans le monde factice de l'imagination qu'il nous place avec lui, c'est au sein même de ces maux qu'il connaît pour les avoir vus et en avoir été atteint : voilà d'où il nous parle, nous communique ses idées, nous associe à ses sentiments. Mais ce témoin dont nous entendons le langage sincère a une façon particulière de penser et de sentir ; et de là surtout vient la beauté de sa description. Thucydide n'a point été insensible aux souffrances des autres ni aux siennes, les scènes qu'il a vues l'ont pénétré d'une émotion profonde ; mais elles n'ont pas confondu sa raison. Il l'a gardée saine et maîtresse d'elle-même, et a voulu que toutes les forces de son esprit fussent employées à poursuivre un but digne d'elles : au lieu de les laisser se répandre au hasard sur mille objets propres à piquer une curiosité frivole ou à émouvoir une sensibilité stérile, il les a consacrées d'abord à reconnaître et à définir les caractères de ce mal étrange et les ravages qu'il faisait dans le corps humain, puis à étudier ces autres ravages qu'il causait dans les âmes. Si la première partie de ce double examen frappe tout le monde par son caractère de précision et de sincérité, c'est cependant à la science qu'il appartient surtout d'en recueillir et d'en apprécier les résultats ; mais il n'est personne qui ne soit juge de la seconde, et c'est aussi celle qui a réclamé et obtenu de Thucydide la plus sérieuse attention. Il a donc fixé des regards à la fois pénétrants et attristés sur les conséquences morales de la peste. Il a vu de quels instincts ei de quels sentiments elle développait l'énergie, et quels autres elle frappait de mort. Il a vu ce que devenaient les affections naturelles, l'humanité, la justice, la piété, la vigueur et la dignité du caractère. Il a vu le bouleversement des conditions et des fortunes, et la lutte brutale des passions contre tout ce qui fait la règle des vies honnêtes et l'ordre dans la société. Spectacle bien triste en somme, où l'avilissement et l'égoïsme ont été si communs, que le spectateur semble ne plus croire à la générosité ni au dévouement.

On ne peut s'y méprendre, c'est surtout de ces excès et de ces défaillances de la nature humaine qu'il se montre touché, et là est pour lui la source principale du pathétique. Sans doute quelques paroles éloquentes font entrevoir l'aspect d'Athènes, ces rues, ces fontaines, ces temples encombrés de cadavres et de mourants, ces bûchers insuffisants que se dispute une précipitation impie, ces corps sans sépulture qu'abandonnent même les animaux venus pour s'en repaître. Mais Thucydide s'est, borné à indiquer ces traits qu'on aimerait à développer aujourd'hui par goût du pittoresque ; il n'a fait aucun effort pour complaire à l'imagination de la postérité. Aucun de ces lieux désolés par la peste, aucune des victimes qu'elle a fait périr, n'a son nom particulier. Rien ne nous dit dans le cours de la description qu'il s'agisse d'Athènes plutôt que de toute autre ville, des Athéniens plutôt que de tout autre peuple, nulle part nous ne voyons distinctement ni le théâtre ni les acteurs. Nous n'entendons ni les gémissements des mourants, ni les éclats grossiers de ceux qui, affranchis de toute pudeur, se hâtent de consumer dans les plaisirs l'héritage ou la dépouille de leur voisin. Enfin aucune scène particulière ne se détache de l'ensemble et ne vient solliciter pour elle-même notre émotion en faisant appel à notre pitié ou à notre dégoût.

Est-ce donc une composition froide et abstraite ? Oui, s'il est vrai qu'il n'existe que le pathétique des sens et du drame réel. Mais il en est un autre qui nous saisit par des côtés plus difficiles à atteindre, et dont aussi l'impression est plus durable : c'est celui qui fait le plus puissant intérêt du morceau de Thucydide. A la place de ces excitations multipliées qui amusent l'imagination plutôt qu'elles n'apaisent sa curieuse avidité, il y a ici pour l'âme des émotions qui naissent au plus profond de nous-mêmes et se lient aux idées les plus essentielles de notre existence morale. Ces émotions ne dépendent pas d'images extérieures et fugitives, mais elles s'attachent intimement a nous ; au lieu de causer en nous un trouble subit et passager, elles s'y accroissent eu provoquant la méditation. Telle est la force des vérités générales, quand elles semblent sortir des entrailles mêmes d'un sujet. Et en effet, peut-on dire que cette peinture d'ensemble soit inexacte ? Tout s'y rapporte à un contraste établi entre la toute-puissance du fléau, d'une part, et, de l'autre, la faiblesse des corps et des âmes qui lui sont livrés : or quoi de plus réel que cette grande impression ? Quelle autre s'est aussi constamment reproduite dans tout le cours de la calamité qui a pesé sur Athènes ? Quelle autre en a ainsi résumé tous les effets, comme une accablante et unique conclusion ? Si donc Thucydide a su lui conserver son importance, si, en éteignant la vivacité des impressions particulières, il a pu mettre sous un jour plus complet ce qui eu faisait le caractère commun et comme le fond, il faut reconnaître qu'il n'a paru s'éloigner de la réalité que pour la mieux rendre. C'est l'art des peintres de génie. Un tableau n'est pas pour eux la réunion fortuite des détails isolés ; il n'y a d'œuvre grande et belle que celle où les lignes largement disposées, la lumière et la couleur distribuées harmonieusement, font ressortir l'unité du sujet et la pensée de l'artiste. C'est ainsi que dans la peinture de Thucydide l'égalité des teintes sombres qu'il y a presque uniformément répandues, la gravité du ton que n'altère aucun effort sensible pour exprimer la diversité mobile des aspects, produisent une imposante harmonie que n'eût pas rencontrée une concentration moins puissante. De plus, cette grandeur de l'effet n'est pas le résultat d'un artifice de composition : elle est l'image sincère de son âme, où les émotions, quelque vives qu'elles soient, relèvent toutes de certains sentiments d'une nature supérieure et presque intellectuelle. Tel est le genre particulier de pathétique, moral et contenu, qui distingue la description de la peste d'Athènes : on y sent une émotion vraie, communicative même, surtout à quiconque dirige sa vie par la pensée, mais c'est, pour ainsi dire, l'émotion d'une intelligence qui, au lieu de se troubler au contact douloureux des misères humaines, y cherche la vérité, d'abord sur les caractères extérieurs et matériels de ces misères elles-mêmes, puis en général sur l'homme qui s'y trouve soumis.

Ce morceau a été considéré par les anciens comme un modèle achevé, comme un type que l'art devait s'attacher désormais à reproduire. Aussi a-t-il suscité des imitations, dont une, la seule belle probablement, nous est parvenue : c'est celle de Lucrèce. Mais, si l'on voulait se bien pénétrer de la simplicité tout antique de l'œuvre de Thucydide, peut-être serait-il bon d'y opposer immédiatement une œuvre justement admirée de nos jours, la description de la peste de Milan de 1630, qu'on lit dans les Fiancés de Manzoni. L'ouvrage de l'auteur italien offre même ceci de curieux, qu'il nous fait voir successivement deux faces très différentes du goût moderne : d'abord l'esprit d'exactitude dans l'étude minutieuse des mémoires et des documents contemporains ; ensuite l'esprit pittoresque et dramatique dans la mise en œuvre de ces matériaux. Ainsi nous nous trouvons initiés au secret d'une composition à moitié historique et à moitié romanesque. Le résultat est plein d'intérêt. Nous sommes promenés dans toute l'étendue de cette ville désolée par le fléau, et de nouvelles scènes viennent à chaque instant nous surprendre et nous toucher. Ici, une jeune femme, encore belle, malgré le mal qui la dévore, s'avance, les traits empreints d'une douleur calme et profonde, et place elle-même dans le tombereau commun le corps de sa petite fille, blanche et parée comme pour une fête. Plus loin, du fond des fossés qui bordent l'enceinte du lazaret, sortent les accents stupides d'un misérable qui chante sans trêve une chanson d'amour, une villanelle milanaise. Ailleurs, c'est l'aveugle frénésie de la foule, épouvantée par le fantôme des onctueurs ; ou bien la licence furieuse des monatti, qui, debout sur leurs chars pleins de cadavres, s'enivrent et crient : Vive la peste ! tandis que, dans l'immense hospice des malades, les capucins font des miracles de charité. Ainsi s'accumulent les émotions douces ou horribles ; les effets naturels ou bizarres du mal ; les monstruosités de l'égoïsme et les dévouements sublimes ; et tous ces tableaux s'encadrent dans des lieux déterminés et décrits, s'éclairent de la lumière sinistre que leur envoie un ciel d'orage. Que pourrait désirer de plus l'imagination ? Il n'y a rien de trop, d'ailleurs, puisque cette description se lit dans un roman. Mais dans une histoire, cet épisode paraîtrait trop chargé, et, à coup sur, Manzoni lui-même ne l'y aurait pas admis. Cependant, telles sont aujourd'hui les habitudes et les exigences de la sensibilité littéraire, qu'on trouverait sans doute plus d'un lecteur disposé à mettre ici Manzoni au-dessus de Thucydide.

Au fond, il n'y a pas de comparaison sérieuse à établir entre l'ingénieux travail du romancier et la sévère composition de l'historien. Parmi les descriptions modernes, celle qui mériterait le plus d'être rapprochée du texte de Thucydide et qui en rappellerait le mieux, sinon la grandeur, du moins l'accent sincère et la pathétique simplicité, c'est peut-être celle qui sert si singulièrement de préambule au Décaméron de Boccace[10].

On était arrivé à la treize cent quarante-huitième année de la bienheureuse Incarnation, quand, par l'influence des corps célestes et par l'effet de la colère de Dieu, qui voulut châtier les hommes pour leurs fautes, la peste, née dans les pays de l'Orient, vint et s'arrêta sur la belle ville de Florence. Ce fléau passait de contrée en contrée jusque vers l'Occident, frappant des multitudes innombrables de créatures, sans qu'aucune précaution, aucun moyen curatif pussent en arrêter les terribles effets.... pas même les prières et les processions par lesquelles les personnes pieuses essayaient d'apaiser la colère de Dieu.

Ainsi commence Boccace, d'une manière qui, on le voit, rappelle un peu Thucydide. Une certaine analogie se fait même sentir dans une description, qu'il donne ensuite, des effets physiques de la peste, et dans quelques peintures générales de son influence sur les sentiments et sur les mœurs. L'égoïsme et la sécheresse de cœur imposent silence à l'amitié, pénètrent dans l'intérieur des familles ; la peur envahit tout et suggère les systèmes de conduite les plus opposés. Quelques-uns ayant cru reconnaître qu'un régime tempéré était un préservatif certain contre le mal, se réunirent et s'enfermèrent pour vivre entre eux, ne faisant qu'un usage très modéré des nourritures les plus saines et des vins les plus délicats, et ayant soin, en outre, d'éviter toute espèce d'excès et de n'avoir aucune communication avec le dehors... Ainsi garantis, ces gens passèrent les jours à entendre des concerts de musique et au milieu de plaisirs tranquilles. Entraînés par une opinion toute contraire, d'autres se persuadèrent que boire, chanter et rire, que se livrer sans mesure à tous leurs appétits, était le plus sûr remède. D'après ce principe, ils allaient boire et faire du bruit jour et nuit dans les tavernes. Bien plus, lorsqu'ils étaient certains de trouver leurs aises dans des maisons particulières, ils s'y établissaient. Rien n'était ni plus fréquent ni plus facile alors, que chacun, se regardant comme voué à une mort certaine, laissait, la plupart du temps, ce qu'il possédait à l'abandon... Dans cet abime d'afflictions et de misères où notre ville se trouvait plongée, elle se vit privée bientôt encore de l'autorité des lois divines et humaines. Les prêtres, les magistrats, ainsi que les autres citoyens, étaient sujets à la maladie, et ne pouvaient plus remplir leurs devoirs : la population en profitait pour se croire tout permis et pour se livrer sans frein à ses passions.

La mortalité finit par amener la négligence des usages les plus sacrés ; on ne vit plus les parentes et les voisines pleurer autour des corps des défunts, ni en général aucun cortège funèbre. Que de fois il arrivait qu'un prêtre, passant avec la croix, et ne croyant conduire qu'un mort, arrivait à l'église suivi de dix ou douze, car on saisissait le clergé au passage ! Bientôt il n'y eut plus ni croix, ni cierges, et l'on se débarrassa des cadavres comme si c'eût été ceux d'animaux. Enfin, la terre sainte des cimetières manqua, et l'on jeta les corps pêle-mêle et par centaines dans de grandes fosses communes.

Boccace s'écrie en terminant : Oh ! combien de grands palais, de nobles et belles habitations, remplies naguère de familles brillantes et nombreuses, de sociétés de seigneurs et de dames, restèrent vides ! Que de richesses ! que d'héritages demeurèrent sans héritiers ! C'est de Florence qu'il s'agit, et non pas d'Athènes ; et quelques traits, omis dans ces citations, rappellent les mœurs licencieuses de la société italienne à l'époque de la Renaissance. Cependant le ton général est grave, et le tableau ne manque ni de vérité ni de grandeur.

 

L'imitation, bien antérieure, du grand poète latin Lucrèce semblerait appeler le plus naturellement la comparaison avec Thucydide. Si quelqu'un était capable de traduire un pareil modèle et d'en égaler la mâle beauté, qui pouvait plus y prétendre que l'auteur du poème sur la Nature ? Qui possédait, pour engager cette lutte, une langue plus nerveuse, des sources de poésie plus profondes et plus vives ? Eh bien ! Lucrèce lui-même, avec son âpre et puissant génie, est resté inférieur à Thucydide. Il a trouvé des expressions énergiques, des hardiesses heureuses de versification pour adapter un vêtement poétique à la prose de l'écrivain grec ; il a même ajouté çà et là quelques traits qui peignent le morne silence de la médecine, impuissante et effrayée, l'aspect des mourants et l'effet de leur voix languissante et plaintive ; mais, bien loin d'agrandir le tableau, il semble l'avoir diminué. Ce défaut tient à deux raisons. L'une, c'est que nous ne lisons pas dans Lucrèce le beau passage qui couronne la description de Thucydide, cette peinture des excès produits par l'amour désespéré du plaisir et la négation de toute jus-lice divine ou humaine. Et pourtant avec quelle éloquence le poète n'a-t-il pas chanté ailleurs le stérile enivrement des voluptés et l'indifférence des dieux ? Il semble qu'une cause inconnue ait interrompu son travail et laissé sa traduction inachevée. L'autre raison, plus grave encore, c'est qu'à la place de cette émotion discrète mais véritable qui anime dans toutes ses parties l'œuvre originale, on ne sent plus, malgré la beauté des vers, que les efforts de détail du poète. L'unité a disparu. La poésie, qui semble cependant avoir pour privilège d'élever les tableaux qu'elle emprunte à la nature jusqu'à une simplicité et une grandeur plus parfaites est ici moins simple et moins grande que l'histoire.

Les exemples qui viennent de se succéder sous les yeux du lecteur diffèrent entre eux par les sujets et par les qualités que déploie Thucydide ; la vie y est inégalement peinte, l'émotion plus ou moins libre ; tous ont des caractères communs : la proportion, l'unité, la force de l'expression morale. Ce sont les œuvres d'un art puissant et sévère qui possède dos ressources infinies d'imagination et de sensibilité, mais se contient et se maîtrise, afin d'atteindre à cette sorte d'idéal dont Aristote a fait le propre de la poésie, lorsqu'il a dit[11], sans songer à Thucydide, que la poésie est plus philosophique el plus sérieusement vraie que l'histoire. Celte vérité supérieure qui se forme avec les éléments durables des laits, qui remplace par une vie éternelle la vie d'un instant qui est celle de la réalité, coite vérité qui seule est digne d'être la nourriture de l'âme, Thucydide en a conçu et crée des types dans ses narrations ; et il s'est trouvé que la même cause leur a donné à la fois leur valeur historique et morale et leur suprême beauté.

 

 

 



[1] Livre VII, chapitre XXIX.

[2] Livre III, chapitre CXIII.

[3] Livre I, chapitres L et LI.

[4] Livre VII, chapitre LXIX et suivants.

[5] Livre VI, chapitre XXX et suivants.

[6] Livre VII, chapitre LXXV.

[7] Chapitre LXXXIV.

[8] Livre II, chapitre XLVII et suivants.

[9] M. A. Corlieu, dans une étude récente (Revue scientifique, 22 mars 1884), constate que la maladie décrite par Thucydide présente beaucoup d'analogie avec le typhus des camps ou des armées. Il signale aussi d'intéressants rapports entre la peste d'Athènes et la peste d'Ancyre, qui fut amenée par une famine en 1875, et que M. Vegleri a décrite dans un journal de médecine d'Athènes, le Γαληνός (n° 8, 9 et 10 de 1880).

[10] Ces traductions sont empruntées à l'intéressant ouvrage de M. Delécluze, intitulé : Florence et ses vicissitudes, 1215-1790, t. II, p. 347 et suivantes.

[11] Poétique, chapitre IX.