ESSAI SUR THUCYDIDE

 

CHAPITRE II. — LES HARANGUES.

 

 

I. — NÉCESSITÉ ET IMPORTANCE DES HARANGUES DE THUCYDIDE.

Thucydide est le premier à reconnaître qu'il n'a pu exactement reproduire les paroles qui ont été prononcées dans les assemblées politiques des Grecs ; aux discours réels il a donc substitué des discours de sa composition : comment se fait-il que son amour pour la vérité le lui ait permis ? Est-il resté fidèle à ce rôle sévère d'historien qu'il s'est, nous dit-il, tracé lui-même ? N'a-t-il pas fait enfin de la littérature aux dépens de l'histoire ? Non : il est vrai qu'il a subi l'influence d'une tradition littéraire ; mais il n'a pas pour cela manqué à ses devoirs d'historien.

Cette tradition littéraire, l'histoire l'a naturellement reçue de la poésie épique. L'Iliade et l'Odyssée sont pleines de discours : Nestor, Ulysse, Achille, Agamemnon parlent au moins autant qu'ils agissent. Ils parlent pour exprimer leurs passions ; ils parlent aussi pour raconter les souvenirs du passé et les merveilles du présent : la matière du poème est en grande partie dans leurs discours. Fille de l'épopée, l'histoire a suivi son exemple : Hérodote, comme Homère, a prodigué dans son ouvrage les discours et les conversations. Thucydide use à son tour de ce moyen de développement. Quand un fait lui parait digne d'attention, il en fait le sujet d'une scène dont on entend les acteurs en même temps qu'on les voit, quelle que soit du reste leur importance personnelle. Ainsi, pour prendre un exemple entre beaucoup[1], au début des hostilités et avant la déclaration officielle de la guerre, l'intervention d'une flotte athénienne, envoyée en vertu d'une alliance défensive, vient de protéger les Corcyréens contre les Corinthiens ; ceux-ci veulent à la fois protester et obtenir le passage pour retourner chez eux : Thucydide ne se contente pas de mentionner ce détail ; mais, sans désigner particulièrement les orateurs dont les noms n'étaient pas dignes d'être conservés, il établit un dialogue entre les Corinthiens et les Athéniens. Parle-t-il d'une lettre, par exemple de celle que Thémistocle avait écrite à Artaxerxés[2], il ne lui suffit pas d'en rapporter le sens d'après la tradition : il la restitue. C'est l'effet d'une habitude littéraire qu'il tient de ses devanciers et qu'il léguera à ses successeurs de la Grèce et de Rome.

Mais cette habitude, faut-il le faire remarquer, n'est pas seulement un souvenir de la poésie et un procédé artificiel. Qui ne voit que la poésie elle-même l'avait prise de la nature ? L'instinct d'imitation, le mouvement spontané de l'imagination émue par une impression récente, ont de tout temps donné aux récits les plus naïfs un caractère dramatique. L'art n'a eu qu'à suivre cette indication : il a transporté de même dans ses compositions le sentiment de la vie. L'histoire, en particulier, qui est un art autant qu'une science, nous doit, non pas une froide énumération de faits et de détails, mais des scènes intéressantes et animées qui fassent agir et parler les personnages et nous rendent l'impression de la réalité. Quelles sont à cet égard les limites de ses devoirs et de ses droits ? Cette question dépend en grande partie des conditions particulières de la société qu'il s'agit de peindre.

Quand on compare à nos sociétés modernes les sociétés anciennes de la Grèce, ce qui frappe le plus dans celles-ci, c'est l'importance de la vie extérieure, et, en particulier, dans la vie extérieure, l'importance de la parole. Aussitôt que les Grecs paraissent comme peuple sur la scène du monde, et tant qu'ils s'y maintiennent dans des conditions d'indépendance, ils se réunissent pour délibérer dans des assemblées générales ou dans des conseils. L'éloquence est un des soutiens les plus nécessaires de la royauté héroïque : sur la petite place d'Ithaque comme sous les murs d'Ilion, la foule entend les discours de ses chefs et les juge. Qu'est-ce donc, au cinquième siècle, quand toutes les villes de la Grèce obéissent à des gouvernements plus ou moins démocratiques ? Partout sont établies des assemblées régulières, qui partout ont un grand rôle : elles ont le premier dans les cités où la démocratie domine. Alors c'est la foule qui décide des questions les plus importantes, de la paix et de la guerre, du choix des alliances et de la rupture des traités ; ces graves intérêts ne sont pas remis à la sagesse de quelques citoyens choisis : l'influence du sénat est nulle. Par moments, la volonté d'un seul homme est maîtresse des affaires ; mais c'est uniquement à la parole qu'il doit cette puissance. Qu'il soit plus éloquent que ses adversaires, qu'il trouve le langage qui convient le mieux aux passions et à l'esprit de cette multitude réunie au pied de la tribune, et son discours aura pour conséquence immédiate un acte qui intéressera le salut ou l'honneur de sa patrie. A la voix de l'orateur, l'État envoie sur les mers et sur les champs de bataille ses vaisseaux et ses citoyens ; il viole ou respecte les lois de l'humanité et de la justice. Qui le prouve mieux que Thucydide lui-même ? Les Athéniens, nous raconte-t-il, délibérèrent pendant deux jours entiers sur le sort des Mitylénéens révoltés et vaincus. A la fin du premier, sur l'avis de Cléon, un arrêt de mort fut voté contre tous les citoyens de la ville rebelle ; le lendemain, Diodote réussit à faire revenir le peuple sur cette cruelle décision. Ainsi la politique se fait en plein air, sous l'influence spontanée et capricieuse des passions. Elle ne procède point par des calculs longuement médités et avec des allures mystérieuses ; chacune de ses délibérations est comme un drame joué à ciel ouvert par des milliers d'acteurs, dont les émotions et la mobilité mettent jusqu'au bout en question et suspendent le dénouement.

En face de pareils spectacles, quel devait être le rôle de l'histoire ? Pouvait-elle en supprimer l'élément principal, les discours ? Pouvait-elle renoncer à la forme dramatique, quand la réalité la lui fournissait ? Non, assurément, à moins de renoncer aussi à peindre la physionomie des peuples et de ne donner qu'une image inexacte de leurs mœurs et de leur vie politique. La vérité voulait donc qu'il y eût dans les ouvrages historiques des scènes oratoires.

Ainsi, en admettant des discours dans son ouvrage, Thucydide a obéi non seulement à un instinct et à une habitude littéraire de la Grèce, mais aussi à une nécessité historique. Ce tait reconnu, quelle méthode a-t-il suivie ? C'est une question difficile et multiple sur laquelle il est naturel de consulter d'abord sou propre témoignage.

Je suis, dit-il, resté aussi fidèle que possible à la pensée générale de ce qui a été réellement dit... J'ai fait parler à chacun le langage qui paraissait convenir aux diverses circonstances. Ainsi, d'une part, il reconnaît les droits de la réalité ; d'autre part, il indique à la fois la nécessité à laquelle était réduit l'historien, et la liberté qu'il a été conduit à prendre.

La réalité lui fournissait bien peu. Qu'est-ce que les souvenirs d'un auditeur, et combien de fois Thucydide a-t-il pu interroger ses propres souvenirs ? Il n'a évidemment assisté qu'à un très petit nombre des scènes oratoires qu'il reproduit. Il en est, par exemple à Syracuse, ou même clans des villes de la Grèce, sur lesquelles il lui a été impossible de réunir des témoignages complètement sûrs et détaillés ; et c'est en particulier à ce point que se rapportent ses plaintes sur la difficulté de savoir la vérité. Il lui fallait donc presque toujours suppléer à l'absence de documents positifs ; sauf peut-être quelques phrases échappées à l'oubli, il lui fallait tout refaire lui-même. C'est dire que la composition des discours devait lui appartenir tout entière : comment admettre, en effet, un mélange des phrases de l'orateur et des phrases de l'écrivain ? Sous peine de rompre l'unité de chaque discours, où ces lambeaux détachés eussent fait disparate, l'historien devait tout composer lui-même. C'est ce qu'a fait Thucydide : tous les morceaux oratoires sont de lui ; aucun n'est une pièce authentique, pas même cette lettre de Nicias au peuple athénien que nous lisons au septième livre et dont on pourrait concevoir que l'original lui eût été communiqué. Il faut ajouter que, même en supposant possible la reproduction exacte des discours prononcés, jamais l'art antique n'eût admis dans une composition historique ces différences de dialecte et même de forme littéraire et d'éloquence qu'ils auraient inévitablement présentées.

Thucydide était donc obligé de refaire entièrement les harangues. Cette obligation, jointe à l'insuffisance des matériaux qu'il avait à sa disposition, lui imposait une tâche considérable, mais en même temps lui donnait une grande liberté. Remplacer les documents qui lui manquaient, retrouver la valeur de ceux qu'il avait entre les mains, en un mot, comme il dit lui-même, faire tenir à chacun le langage qui paraissait convenir aux différentes circonstances : ces résultats ne pouvaient s'obtenir que par une étude approfondie de ces circonstances, c'est-à-dire des faits et des hommes, des influences et des causes. Mais cette étude, comment la faire, sinon par le travail de la pensée personnelle ? Elle ouvrait donc un vaste champ à l'action libre de l'esprit de Thucydide. Gomme d'ailleurs elle l'attirait sur ce qu'il considérait comme le fond même de l'histoire, il s'y livra tout entier. Ainsi les harangues furent pour lui l'occasion des plus sérieux et des plus nobles efforts de sa critique, et il fut naturellement amené à y déposer les fruits les plus précieux de ses méditations, par conséquent à leur donner dans son ouvrage la principale importance. Il le fit d'autant plus volontiers, qu'il put ainsi substituer à des réflexions plus ou moins générales des formes dramatiques et animées. Ce qui semblait une difficulté dans la composition de son livre devint donc une ressource. Les discours lui fournirent le moyen de marquer et d'analyser es situations importantes, de faire connaître les peuples et les individus, de préparer et de compléter les récits, de montrer les causes et l'enchaînement intime des événements ; ils furent enfin, comme l'a dit éloquemment Ottfried Muller, l'âme de son histoire.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il n'ait pas craint de les multiplier. Parmi les trente-neuf qu'il a composés sous la forme directe, il y a un certain nombre de harangues militaires. C'est à elles que s'appliquent le moins ces observations. Elles semblent surtout faites pour ajouter à l'intérêt des narrations de détail ; et cependant il serait facile d'en extraire plus d'une phrase qui se rapporte à une vue générale du sujet ou à la peinture du cœur humain. Mais il y a plus de profit à étudier comment l'auteur procède dans la composition de ses autres discours, qui sont comme des centres de situation et comme des foyers de considérations politiques et morales. Les uns sont dans la bouche de personnages qui appartiennent à l'histoire, et prêteront à un ordre spécial de réflexions. Les autres sont anonymes : l'orateur, dont l'histoire n'avait aucun intérêt à conserver le nom particulier, est un être collectif qui s'appelle les Athéniens ou les Corinthiens. Surtout dans ceux-ci, où l'orateur véritable disparaît sous une abstraction, Thucydide se propose à la fois de reproduire les traits principaux dune scène historique, de donner pour ainsi dire la parole à la situation elle-même ; enfin, ce qui est le plus grand effort de son art, de mettre en lumière certaines idées qui tiennent d'une façon plus générale à son sujet et à la manière dont il l'a conçu.

 

II. — DISCOURS PRONONCÉS PAR DES ORATEURS QUE L'HISTORIEN NE NOMME PAS.

Par exemple, au moment où va éclater la rupture entre Athènes et Sparte, deux assemblées se tiennent dans cette dernière ville. La première s'est réunie par les efforts des Corinthiens, qui sont déjà de fait en guerre avec Athènes. 11 s'agit pour eux de faire de leur querelle particulière une querelle générale, et d'entraîner dans une guerre déclarée les autres peuples du Péloponnèse et ceux des alliés ou des sujets d'Athènes dont ils peuvent espérer la défection. Ils ont commencé par exciter séparément chacun de ces différents peuples et les ont décidés à porter avec eux leurs plaintes à Sparte. La seconde assemblée, qui bientôt après est provoquée par les Lacédémoniens eux-mêmes, est la conséquence de la première : dans celle-ci la question était de savoir si Athènes avait violé la paix ; fera-t-on la guerre contre Athènes, reconnue coupable d'avoir enfreint les traités, tel est l'objet de la nouvelle délibération.

Dans ces deux scènes, il y a de nombreux acteurs ; bien des peuples ont envoyé des députés à Sparte ; mais à qui appartient le premier rôle ? Évidemment aux représentants de Corinthe : Thucydide les fait seuls parler ; les autres, qui ont moins contribué au grand événement dont il s'agit de montrer les causes décisives, sont réduits à un rôle muet. Les Éginètes, et surtout les Mégariens, qui sont intéressés plus directement dans la question de la guerre, sont mentionnés particulièrement ; une désignation collective suffit pour indiquer la faible part d'action qui revient au reste des confédérés. Par ces plans si nettement accusés, et par ce système hardi de simplification, Thucydide est sur de produire des impressions plus nettes. C'est ainsi que le poète dramatique met en lumière les principaux personnages et relègue dans l'ombre les personnages secondaires. Mais ce procédé, appliqué à l'histoire, n'est-il pas trop exclusif ? Pour parer à cette objection, Thucydide compte sur la composition même des discours tels qu'il les a conçus : ici les Corinthiens, élevant seuls la voix au milieu du silence imposé par l'historien au reste des orateurs, parlent à la fois pour eux-mêmes et pour les autres. Si donc on examine les deux discours qu'ils prononcent, on trouvé qu'ils leur servent à remplir un double rôle : un rôle historique, où ils sont pour leur propre compte, et un rôle de convention, qui leur est attribué par Thucydide et qui les transforme en représentants d'une situation générale. Or il finit que le second de ces deux rôles se dissimule sous le premier, et que nous trouvions avant tout, dans les sentiments et dans les idées dont nous lisons l'expression, un caractère de vraisemblance.

Quant aux sentiments, on ne peut contester qu'ils ne soient naturels. Le premier discours est le plus passionné, et il en devait être ainsi. C'est à ce moment en effet que les Corinthiens sont le plus excités par leur situation et ont à déployer la plus grande énergie : Athènes vient de leur arracher des mains leur vengeance contre Corcyre, leur colonie infidèle et l'objet de leur haine la plus implacable ; elle assiège une autre de leurs colonies, Potidée, dont ils craignent à tout moment la destruction ; enfin, à cette crainte et au souvenir d'un affront récent, vient se joindre la peur d'échouer contre les hésitations de la politique lacédémonienne. Il faut donc que l'on sente dans leurs paroles l'ardeur inquiète de leur ressentiment ; il faut qu'ils se plaignent hautement des agressions d'Athènes ; il faut aussi qu'ils accusent Lacédémone, trop lente au gré de leur passion à prévenir et à venger les maux de ses alliés. C'est surtout sur ce dernier point que portent les développements de Thucydide, et, à ce qu'il semble, avec raison : l'amertume des plaintes s'adresse plutôt à un ami sur qui l'on a trop compté, et c'est en face de l'obstacle qui semble le moins naturel, qu'on éprouve le plus d'irritation. C'est d'ailleurs se ménager une chance de succès que de piquer l'orgueil des Lacédémoniens. Ecoutons ce que les Corinthiens leur disent[3] :

La foute en est à vous qui avez permis à Athènes, d'abord de se fortifier après les guerres médiques, et ensuite de construire les Longs Murs ; vous, les véritables oppresseurs de tous ceux qui jusqu'ici sont devenus ses esclaves, et qui en êtes venus aujourd'hui à priver delà liberté vos propres alliés : car le coupable n'est pas celui qui asservit, mais c'est bien plutôt celui qui, pouvant s'y opposer, reste indifférent, surtout s'il jouit d'un renom de vertu comme libérateur de la Grèce... Seuls parmi les Grecs, vous vous obstinez dans le repos, et vous vous défendez, non pas parles armes, mais par la lenteur ; seuls, vous n'arrêtez pas à son début l'accroissement de vos ennemis, mais vous attendez pour le combattre qu'il soit doublé. Et cependant on vantait la sûreté de votre jugement. Certes, l'éloge était peu mérité. Le Mède, nous le savons mieux que personne, est arrivé des extrémités de la terre jusqu'au Péloponnèse avant d'avoir eu à lutter contre un effort sérieux de votre part ; et maintenant les Athéniens, non plus des ennemis éloignés comme le Mède, mais vos voisins, n'éveillent pas davantage votre vigilance : au lieu de marcher vous-mêmes contre eux, vous aimez mieux avoir à repousser leur attaque, et laisser croître vos risques avec les forces de vos adversaires. Vous savez que le barbare n'a dû qu'à lui la plupart de ses revers, et que, quand les Athéniens eux-mêmes nous ont cédé l'avantage, nous avons eu à en remercier plus souvent leurs fautes que votre assistance ; car déjà les espérances que l'on avait placées en vous ont été la ruine d'alliés trop confiants et pris au dépourvu par le danger. Et que personne de vous ne voie dans ces paroles des accusations haineuses plutôt que des reproches : les reproches s'adressent à des amis qui se trompent ; les accusations, à des ennemis responsables du mal qu'ils ont voulu faire.

Le ton plus conciliant de cette dernière phrase ne détruit pas ce qu'il y a d'acerbe dans les précédentes ; la passion des Corinthiens n'a pu se contenir, elle a parlé ; et rien n'est plus naturel que cette ardeur de récrimination qui s'en prend d'un seul coup à la conduite présente et passée du peuple lacédémonien et lui fait le procès de toute sa vie.

Dans le second discours, si leur ressentiment ne s'est point apaisé, l'expression en est tempérée à la fois par la satisfaction d'un premier avantage obtenu, et par l'espoir d'une vengeance prochaine ; elle devient moins personnelle et par cela même plus digne : ils sont sûrs que tout le monde l'ait cause commune avec eux ; ils se font donc les interprètes d'un sentiment général, et l'énergie avec laquelle ils s'acquittent de ce rôle montre seule la persistance de leur colère.

Ainsi, pour engager les Péloponnésiens à contribuer de tout leur pouvoir aux frais de la guerre, ils s'écrient : Il serait étrange, tandis que les alliés d'Athènes ne se lasseraient point de contribuer pour leur propre asservissement, qu'on nous vit refuser un argent qui doit assurer en même temps notre vengeance et notre salut, et qui, autrement, deviendrait la proie de nos ennemis et l'instrument même de notre malheur ![4]

Dans la suite du discours, ils représentent à plus d'une reprise le danger dont Athènes menace à la fois la sécurité et l'honneur des peuples du Péloponnèse ; la honte qu'il y aurait pour tant de villes doriennes à être vaincues par une seule ville ionienne, quand la conséquence inévitable de la défaite est la servitude ; la nécessité de délivrer les Grecs d'une oppression que sentiront bientôt ceux sur qui elle ne pèse pas encore ; l'obligation héréditaire qui les engage, eux destructeurs des tyrannies, à ne pas laisser tout un peuple s'ériger en tyran de la Grèce. Et l'expression de ces sentiments n'a rien de banal ni de déclamatoire ; elle est éloquente, parce qu'elle est énergique et parce qu'elle se confond avec la situation politique elle-même. C'est par là que les Corinthiens montrent encore la passion qui les anime et conservent leur caractère.

On peut donc conclure que, dans les deux discours, il y a cette vérité qui résulte de la peinture intelligente et fidèle des sentiments. Sur ce point rien n'empêche de croire que Thucydide a exactement suivi les indications qu'il avait pu recueillir, et qu'il a au moins gardé ou retrouvé l'esprit des discours qui avaient été véritablement prononcés. Répondra-t-on de même de la fidélité avec laquelle il a imité les caractères extérieurs du langage des Corinthiens ? Personne ne peut en avoir la pensée. Assurément les orateurs de Corinthe n'ont pas débité à Sparte ces phrases serrées et nerveuses ; leur parole a été plus aisée et plus libre ; assurément aussi elle a eu moins de vigueur et moins d'éloquence. Le style et la forme générale appartiennent à Thucydide.

Si, dans ces mêmes discours, on examine la nature et l'expression des idées, on fera plus grande encore la part de l'écrivain. On n'ira pas jusqu'à dire qu'il supprime la vraisemblance : le rapport des idées exprimées avec la situation est incontestable. Mais on reconnaîtra que Thucydide ne s'est pas borné à revêtir de son style un fond réel et à y mettre l'empreinte de son esprit : dans ce fond même il a introduit avec plus de liberté sa pensée, ses conceptions. La réalité n'a plus été qu'un point de départ. Ainsi, il est probable que les Corinthiens ont en effet stimulé l'énergie des Lacédémoniens, en opposant aux lenteurs de ceux-ci l'activité menaçante des Athéniens ; ils ont pu se faire de l'éloge de leurs ennemis un moyen d'action sur des alliés indécis, mais, sans aucun doute, ils n'ont pas fait le parallèle suivant si étudié dans le détail et si magnifiquement laudatif pour les Athéniens, même dans la critique[5] :

Vous ne nous paraissez pas, disent-ils aux Lacédémoniens, avoir jamais compris ni réfléchi quels sont ces Athéniens contre lesquels vous avez à lutter, et quelle différence complète il y a entre eux et vous. Ils sont novateurs, prompts à concevoir des desseins et à exécuter ce qu'ils ont résolu : vous, votre caractère est de conserver ce qui existe, de n'y rien changer par vos projets, de reculer même devant les actes les plus nécessaires. Ils sont entreprenants au delà de leurs forces, aventureux au delà de toute attente, et pleins d'espoir dans le danger : votre habitude est de faire moins que vous ne pouvez, de ne pas vous fier même aux prévisions les plus certaines, et de croire que vous ne vous tirerez jamais d'un péril. Ils sont impatients d'agir, et vous pleins de lenteur. Ils aiment à quitter leur pays, et votre plus grand désir est de rester dans le vôtre. Ils croient en effet qu'une expédition au dehors pourra leur faire gagner quelque chose, et vous, qu'elle risquera d'amoindrir ce que vous possédez. Vainqueurs de leurs ennemis, ils donnent tout essor à leur ambition ; vaincus, ils la réduisent le moins possible. Tandis qu'ils abandonnent complètement leur corps à la patrie, comme un bien étranger, ils gardent énergiquement, pour la mieux servir, la pleine possession de leur esprit. Si l'exécution fait défaut à quelqu'un de leurs projets, ils se croient dépouillés de ce qui leur appartient ; et ce qu'ils viennent d'obtenir par leurs armes leur semble peu de chose au prix de ce que l'avenir leur promet. Voient-ils échouer une tentative, ils se dédommagent par de nouvelles espérances. Pour eux seuls en effet la possession se confond avec l'espérance, parce que les entreprises suivent immédiatement les résolutions. Et c'est ainsi que toute leur existence se consume péniblement au milieu des fatigues et des dangers. Ils ne jouissent nullement des biens acquis, parce qu'ils acquièrent toujours, parce qu'ils ne connaissent pas d'autre fête que l'exercice utile de leur activité, et qu'à leurs yeux le repos et l'oisiveté sont un plus grand malheur qu'une vie laborieuse et pénible. De sorte que si l'on disait simplement qu'ils sont nés pour ne souffrir la tranquillité ni chez eux ni chez les autres hommes, on donnerait une juste idée de leur caractère.

Ce double portrait est l'œuvre de Thucydide. C'est Thucydide qui est l'auteur de ces analyses morales où se révèle la supériorité de son esprit et qui font de lui un précurseur d'Aristote ; et il s'y est complu non seulement parce que sa nature l'y portait, mais aussi parce qu'il le jugeait nécessaire à l'intérêt de son ouvrage. Et en effet, si dans ce passage les Corinthiens ont évidemment cessé de parler pour leur propre compte, si par conséquent la vraisemblance disparait en partie : d'un autre côté l'intelligence des récits voisins ou même éloignés en devient plus facile, et l'effet général du livre y gagne en netteté et eu force.

Dépeindre à ce moment les deux peuples rivaux, n'est-ce pas, comme dans une exposition de tragédie, présenter aux premières scènes les principaux personnages et imprimer tout d'abord dans l'esprit leur physionomie et leur aspect, afin que ces caractères extérieurs accompagnent ensuite leurs actions et en complètent l'effet ? Mais surtout, si l'on considère la place de ce morceau dans la composition de l'historien, n'est-il pas la préparation du tableau qui, aussitôt après, va montrer le développement de la puissance d'Athènes depuis les guerres médiques ? N'en résume-t-il pas d'avance l'impression ? Ce peuple au génie entreprenant, qui ne connaît pas d'autre fête que l'action, qui semble né pour ne souffrir la tranquillité ni chez les autres ni chez lui-même, n'est-ce pas bien celui que l'on va voir, par exemple, lutter à la fois, sans lâcher prise nulle part, contre le Grand Roi en Egypte, contre les Éginètes assiégés dans leur île, et contre les Corinthiens en Mégaride ? Si l'on songea la situation même au milieu de laquelle se prononcent ces paroles des Corinthiens, ne sont-elles pas une éloquente expression de la nécessité de la guerre et en même temps de la grande idée qu'Athènes a su donner d'elle-même ? Si l'on porte sa vue plus loin, on trouve indiquées dès à présent, du moins en partie, les causes morales des principales phases de la guerre du Péloponnèse ; particulièrement l'esprit d'aventure qui poussera les Athéniens dans la désastreuse expédition de Sicile, et les ressources imprévues que trouvera leur énergie pour prolonger la lutte malgré les imprudences et les dissensions intérieures, et pour disputer la victoire, presque jusqu'à la veille de leur chute. Ainsi s'éclairent pour l'avenir la politique et la destinée d'Athènes ; ainsi est diminuée d'avance la part de la fortune dont, en somme, les caprices ne prévaudront pas contre le développement logique de certaines conséquences.

L'importance d'un pareil résultat explique suffisamment les efforts que Thucydide t'ait pour l'atteindre. Plus d'une fois, au commencement de son ouvrage, il revient sur ce portrait des Athéniens. Il le complète particulièrement dans le discours qu'il fait prononcer au roi Archidamus à la suite de la première réunion des alliés à Lacédémone, et dans l'oraison funèbre qu'il met dans la bouche de Périclès. A plus forte raison prend-il soin dans ces deux discours d'achever le portrait des Lacédémoniens à peine esquissé dans le passage qu'on vient de lire.

Ainsi ces oppositions, que les orateurs de Corinthe, de Sparte et d'Athènes avaient été naturellement amenés à indiquer entre le caractère des Athéniens et celui des Spartiates, ont pris assez de consistance dans l'œuvre de Thucydide pour former des peintures morales saisissantes et complètes, et sont devenues, par un calcul de composition, une préparation de ses récits et une lumière de son sujet.

C'est à une réflexion analogue qu'aboutirait l'examen d'une autre comparaison, sinon plus importante au fond, au moins d'un caractère plus immédiatement pratique, comparaison que les peuples engagés dans la guerre ont faite, sans aucun doute, entre leurs ressources respectives, et dont Thucydide s'est emparé pour lui donner une valeur nouvelle. Avant de se résoudre à eu venir aux mains, des deux côtés on s'était considéré ; la passion et la prudence avaient eu à discuter les chances de victoire ou de défaite, et cette discussion avait été réellement la matière du second discours des Corinthiens, de celui d'Archidamus et de celui par lequel Périclès triompha des dernières hésitations d'Athènes et fit décréter la guerre. Thucydide, travaillant sur ce fond réel, en a profité pour dévoiler le secret de la force et de la faiblesse des deux adversaires, pour marquer les nécessités et les défauts de leur politique, pour faire pressentir enfin d'une manière générale les vicissitudes de la lutte el pour augmenter l'attente qu'elle excite.

Plus ces différentes considérations étaient opposées directement les unes aux autres, plus l'expression en devenait frappante et complète. Aussi l'historien n'a-t-il pas craint de les soumettre à une disposition presque symétrique et de faire, des paroles de Périclès parlant à Athènes, une réponse exactement adaptée aux arguments des Corinthiens qui avaient parlé à Sparte.

On voit qu'il n'est pas possible d'étudier isolément les idées exprimées dans les deux harangues des Corinthiens. Ces idées ne se montrent toutes et entières, que si on les va chercher en même temps dans des morceaux oratoires voisins ou correspondants. Il y a un lien étroit entre ces compositions particulières ; il y a une composition générale qui les réunit et les fait toutes aboutir à un même but, qui est celui-ci : faire apprécier le caractère et l'importance de cette heure solennelle où Athènes et Sparte, entraînées par la violence de leurs passions et par la fatalité même d'une rivalité dont elles n'étaient plus maîtresses d'empêcher le choc, se sont précipitées, non sans appréhension et avec la conscience du péril, dans une lutte qui devait être mortelle au moins à l'un des deux adversaires.

Quelle est la conclusion à tirer de ces remarques ? C'est que, dans ces différentes scènes oratoires dont la réunion formait un même sujet, Thucydide a tenu beaucoup de compte de la réalité, qu'il en a saisi avec sagacité et vivement résumé les traits principaux, mais qu'il y a vu surtout les expressions diverses d'un certain nombre de vérités tant particulières que générales. La recherche et l'intelligence de ces vérités lui ont paru le premier but de l'histoire, et il a cru de son devoir de les dégager des entraves et des obscurités où elles étaient restées dans l'esprit de leurs premiers interprètes, pour les placer dans une vive lumière. Il y a réussi par In puissance de ses expressions et par la netteté des oppositions qu'il a souvent établies entre les idées, soit dans un même morceau, soit dans des morceaux différents, cherchant moins alors par cette combinaison artificielle à produire une harmonie factice de composition, qu'à faire éclater aux yeux les rapports intimes des éléments d'un même sujet.

Si l'on se borne à apprécier les harangues des Corinthiens, quel est jusqu'ici le jugement à porter sur un discours considéré isolément ? Interprète plus exact des sentiments que des idées qui ont inspiré le discours primitif, Thucydide restreint cependant le développement des premiers suivant les lois de la composition de son œuvre : il résume, ou même choisit et retranche. Pour les idées, il se montre encore plus indépendant : il conserve le fond, mais il y ajoute dans un sens déterminé par la situation, et son respect pour la vérité de détail est subordonné à la poursuite d'une vérité plus générale. Il songe à l'effet de tout son ouvrage plus qu'à l'effet particulier d'une scène ; il se demande, non pas comment il tracera une copie fidèle d'un morceau d'éloquence, mais comment il donnera une notion juste et vraie de l'ensemble d'une situation dont il veut représenter le caractère et analyser les éléments. Le discours en lui-même n'a qu'une importance secondaire : c'est un cadre à demi réel et à demi fictif, destiné à contenir et à faire valoir un tableau.

 

III. — DISCOURS PRONONCÉS PAR DES PERSONNAGES HISTORIQUES : STHÉNÉLAIDAS, CLÉON, AIXIMADE, NICIAS.

Les observations auxquelles ont donné lieu les harangues politiques dont Thucydide ne nomme pas les auteurs s'appliqueraient en partie à celles qu'il attribue à des orateurs déterminés. On a pu déjà remarquer que les discours de Périclès et d'Archidamus ont la même destination que les discours des Corinthiens, et contribuent avec eux à former comme un exposé de la question de la guerre à son début. Ici encore il s'agit donc avant tout de rendre sensibles certaines idées qui tiennent au fond du sujet et qui se rapportent plus particulièrement à un point de son développement. Pour y parvenir, si Thucydide ne contredit pas la réalité, il l'arrange. Les hommes qu'il met en scène sont bien ceux qui ont été les premiers acteurs ; il est même probable qu'il conserve, avec une fidélité proportionnée à l'exactitude des renseignements qu'il a pu recueillir, le sens de leurs paroles. Mais il en soumet souvent l'expression aux procédés propres de son art. Il la simplifie en même temps qu'il en accroît l'importance : un seul orateur parle pour plusieurs, et quelquefois le discours qui lui est prêté tient lieu de deux ou d'un plus grand nombre qu'il a prononcés sur le même sujet. Ainsi sont résumés son rôle et son influence, et se rassemblent sous une seule forme les éléments divers et complexes d'une situation. Thucydide modifie dans le même sens les débats contradictoires qui existaient nécessairement dans des assemblées délibérantes ; il ne confie jamais la discussion à plus de deux adversaires, et il parvient de cette manière à marquer plus nettement les oppositions, et en général à donner plus de relief aux idées exprimées. C'est ainsi que Diodote et Cléon représentent à eux seuls, par deux discours, une délibération de deux jours sur le sort des Mitylénéens vaincus ; Alcibiade et Nicias nous donnent tous les arguments qui ont été produits par eux-mêmes ou par d'autres pour soutenir ou pour combattre le projet d'une expédition en Sicile. Les orateurs ne se bornent donc pas chez Thucydide à paraître en leur propre nom ; ils deviennent les organes de l'histoire ; leur personnage est agrandi ; ils sont les élus de cette distribution exclusive, par laquelle l'historien condamne les uns à l'oubli, et concentre sur les autres toute l'importance d'une scène politique.

Cependant l'histoire elle-même, au nom et au profit de laquelle Thucydide prétendait faire ces combinaisons, exigeait que des hommes illustres ou bien connus gardassent dans son ouvrage une certaine consistance. Il était impossible de leur prendre leur nom, en laissant complètement de côté leur personne. Pour quelques-uns d'entre eux, ne reproduire que le sens général des paroles qu'ils avaient prononcées, quand toutes les mémoires gardaient la vive impression de leur caractère et de leur physionomie, c'eût été une inexactitude et une maladresse. Thucydide ne s'en est point rendu coupable ; il a peint, les hommes par leurs discours : mais la peinture a été plus ou moins achevée selon l'importance des modèles, selon la nature de la tradition qui avait pu se conserver sur leur éloquence, enfin selon le rapport de cette éloquence avec le génie même de l'historien.

Voici les paroles qu'il prêle à l'éphore Sthénélaïdas dans des circonstances que les analyses précédentes ont fait en partie connaître. Les Corinthiens viennent de porter leurs griefs à Sparte ; des députés athéniens, envoyés pour une autre affaire, ont cru devoir défendre la dignité de leur patrie : ils ont montré les origines légitimes et glorieuses de sa puissance et cherché à prévenir, delà part des Péloponnésiens, une agression imprudente. Ensuite, dans l'assemblée secrète des Spartiates, le roi Archidamus, avec l'autorité d'un général et d'un homme d'État, a combattu le projet d'entreprendre la guerre sur-le-champ. C'est immédiatement après que parle Sthénélaïdas[6] :

Je n'entends rien, dit-il, aux longs discours des Athéniens. Ils se sont beaucoup loués eux-mêmes, mais nulle part ils n'ont prouvé qu'ils ne font pas de tort à nos alliés et au Péloponnèse. Or si, après s'être bien conduits autrefois contre les Mèdes, ils se conduisent mal aujourd'hui envers nous, ils méritent une double punition pour être devenus mauvais de bons qu'ils étaient. Nous, nous sommes aujourd'hui ce que nous étions alors, et, si nous sommes sages, nous ne laisserons pas opprimer nos alliés et nous ne parlerons pas de marcher à leur secours dans l'avenir : car c'est maintenant et non pas dans l'avenir qu'ils souffrent. D'autres ont beaucoup d'argent, de navires et de chevaux. Nous avons, nous, de bons alliés qu'il ne faut pas livrer aux Athéniens, ni détendre par des discussions et par des paroles, quand ce n'est pas seulement en paroles qu'ils sont maltraités, mais qu'il faut secourir en toute hâte et de toutes nos forces. Et que personne ne prétende nous prouver qu'il convient de délibérer sous le coup d'agressions injustes : c'est plutôt à ceux qui les préparent qu'il convient de délibérer longtemps. Votez donc, Lacédémoniens, d'une manière digne de Sparte, votez la guerre ; ne laissez pas les Athéniens accroître leur puissance, ne trahissons pas nos alliés, et, avec l'aide des dieux, marchons contre les agresseurs.

Sthénélaïdas achève l'effet de cette vive allocution par un acte de violence : il met aussitôt la question aux voix en sa qualité d'éphore, et intimide les opposants en les forçant de se faire connaître individuellement. Son avis triomphe. Mais ses paroles elles-mêmes étaient entraînantes : cette vigueur et cet accent d'honnêteté, cette fougue qui reste volontairement étrangère à tout calcul, sourde à tout raisonnement, se révolte avec aigreur contre la contradiction du roi, tranche d'un mot les questions les plus importantes, et ne prétend reconnaître en politique que des principes généraux de morale dont l'application ne doit souffrir ni retard ni obstacle, c'est l'élan de la passion populaire, qui seule inspire Sthénélaïdas. Le peu de mots qu'il prononce suffit pour faire de lui un type plein de vie ; on voit, on entend ce Spartiate simple et grossier, et l'on comprend l'action irrésistible de son énergique et rude éloquence.

Ailleurs, Thucydide a été aussi grand peintre, mais rarement il a donné à sa peinture autant de relief et de couleur, parce que rarement il a dû s'arrêter exclusivement comme ici aux traits extérieurs d'un personnage et à l'expression aveugle de la passion. Par exemple il a représenté à la tribune un homme pour le moins aussi emporté que l'éphore Sthénélaïdas, le démagogue Cléon : le plus violent des citoyens, dit-il lui-même, et, à un moment, le plus écouté du peuple. On chercherait en vain dans le discours de Cléon sur les Mitylénéens des mouvements de passion pareils à ceux qu'on vient de voir. Pourquoi ? C'est qu'à la peinture d'un caractère est mêlée l'expression d'idées graves et que, chez Thucydide, partout où les idées paraissent, elles priment les sentiments. Du reste, dans l'intelligente démocratie d'Athènes, quelle que soit la brutalité d'un orateur, il faut qu'il raisonne pour réussir. C'est ce que fait Cléon : en commençant il se plaint du peuple avec la liberté d'un favori, et en général son langage est marqué de ce caractère de hardiesse qui séduisait les Athéniens ; mais la violence est dans les pensées plutôt que dans le ton et dans les paroles. Peut-être dans l'exagération des pensées mêmes retrouverait-on les conséquences extrêmes de principes inaugurés par Périclès et pourrait-on reconnaître dans Cléon l'indigne élève d'un si grand maître.

Périclès avait dit aux Athéniens[7] : Votre empire est comme une tyrannie qui peut paraître injuste, mais qu'il est dangereux de lâcher. Que leur dit Cléon ? Que la confiance et la sécurité des mœurs démocratiques sont de mauvaises conditions pour commander aux autres ; qu'ils doivent prendre le caractère soupçonneux et cruel des tyrans, puisque leur domination est une tyrannie menacée par la mauvaise volonté et par les complots de leurs sujets ; que, pour lutter contre ces dangers permanents, il faut compter sur la force plutôt que sur la douceur, et surtout rester invariablement attaché à des lois dont la rigueur a été jugée nécessaire.

Périclès avait fondé sa puissance sur la faveur de la foule. Cléon fait de même ; mais il s'adresse aux instincts cruels et envieux du peuple, il le pousse à la vengeance, dont il ne faut point, dit-il, arrêter le premier mouvement ; il excite ses soupçons et calomnie auprès de lui les orateurs du parti opposé ; il l'exhorte à se défier de l'esprit et de l'éloquence. L'esprit fait qu'on se croit supérieur aux lois, dont la stabilité, même quand elles sont vicieuses, fait la puissance d'un État. L'éloquence, excitée par la vanité ou par l'amour du gain, est une ouvrière de mensonge : et Cléon, pour développer cette pensée, fait une piquante critique des Athéniens si facilement séduits par leurs orateurs :

De ces luttes d'éloquence, dit-il[8], l'État donne les prix à d'autres et garde pour lui-même les dangers. La faute en est à vous, mauvais agonothètes[9], qui avez l'habitude de vous faire spectateurs des discours et auditeurs des actions ; vous qui examinez La possibilité des actions dans l'avenir d'après les belles paroles qu'on vous débite, et qui, pour les actions accomplies, vous fiez moins au témoignage de vos yeux qu'à celui de vos oreilles charmées par les phrases habiles des détracteurs ; vous qui, faciles aux séductions d'un langage nouveau, vous montrez rebelles à l'autorité de l'expérience ; qui, esclaves de toute singularité, n'avez que des dédains pour L'habitude ; vous dont chacun ambitionne, d'abord de posséder lui-même l'art de la parole, sinon de lutter avec ceux qui le possèdent en paraissant suivre le mouvement de leur pensée et en prévenant leurs phrases par ses éloges : prompts à comprendre d'avance les discours, mais lents à en prévoir les conséquences ; vous qui cherchez, pour ainsi dire, un autre monde que celui où nous vivons, et dont le sens ne suffit même pas à la réalité ; en un mot, vous qui, dominés par le plaisir de l'oreille, ressemblez à des spectateurs assis pour entendre des sophistes, plutôt qu'à des citoyens qui délibèrent sur les affaires de l'État.

Cléon ne fait aucune réserve en faveur de la véritable éloquence et n'en admet certainement pas les principes ; mais plus d'un trait porte juste dans cette satire, et l'intention générale rappelle la liberté avec laquelle les plus grands orateurs d'Athènes, Périclès et Démosthène, ont blâmé ce peuple qu'ils dominaient par leur parole. Il y a ici un double portrait : celui des Athéniens, sur lequel Thucydide semble encore s'arrêter à plaisir, et celui d'un homme aimé de la foule, non seulement pour sa violence et ses emportements, mais pour son audace, qui paraît ne pas la respecter elle-même, et pour son esprit. Ainsi se trouve exprimé le genre d'habileté et de séduction de cette éloquence populaire.

Cléon revient ensuite au sujet de la discussion et insiste longuement sur les dangers de la douceur : c'est elle qui a encouragé les Mitylénéens à la révolte : Il est dans la nature de l'homme de mépriser qui le caresse et de respecter qui ne lui cède pas. C'est elle qui, si les coupables sont traités avec indulgence, excitera de tous côtés les défections : Qui hésitera à nous abandonner sous le moindre prétexte, si le succès lui doit assurer la liberté et si, en cas d'échec, il ne s'expose qu'à une légère punition ? Et quelle sera la condition d'Athènes engagée dans de pareilles luttes ? Elle risquera son argent et ses citoyens : victorieuse, elle reprendra des villes ruinées et incapables d'alimenter le trésor public ; vaincue, elle verra s'accroître le nombre de ses ennemis. Qu'Athènes se venge donc du péril que les Mitylénéens, volontairement révoltés, lui ont lait courir. Qu'elle les châtie comme ils le méritent, et que les autres alliés, instruits par cet exemple, sachent bien que toute défection sera punie de mort.

Ce résumé, si incomplet qu'il soit, suffit pour faire voir l'importance du discours de Cléon. Il était en effet utile d'étudier les causes et la nature de son influence politique ; il était indispensable d'exposer et de faire comprendre les graves motifs qui avaient eu, la première fois, assez d'empire sur les Athéniens pour leur faire décider cette sanglante exécution de tous les habitants d'une grande ville, et qui, la seconde, eurent encore assez de crédit pour faire du pardon lui-même une atroce cruauté. La vie fut laissée à la majorité innocente de la population de Mitylène ; mais les principaux auteurs de la défection, envoyés à Athènes, furent mis à mort sur l'avis de Cléon : ils étaient un peu plus de mille, dit Thucydide. Les murailles des Mitylénéens furent détruites, leurs vaisseaux confisqués ; tout le territoire de Lesbos, sauf celui des Méthymnéens, divisé en trois mille lots, qui tous, moins trois cents consacrés aux dieux, furent donnés à des colons athéniens ; les Lesbiens, réduits à devenir les fermiers de ces colons et à payer une redevance annuelle pour cultiver le sol de leur patrie. Tant Athènes eut à cœur de prévenir par un exemple terrible des défections qui portaient à sa domination une mortelle atteinte !

On voit donc que, dans ce morceau, Thucydide a traité Cléon comme un personnage digne d'être étudié. Il a fait ressortir tout l'odieux de ses doctrines ; mais il a montré les sérieuses causes de leur succès. Ce n'est point seulement un forcené qu'il nous a mis sous les yeux : c'est un homme politique, dont les excès, quelque pari que l'on ait voulu faire aux rancunes personnelles de l'historien[10], sont loin d'être exagérés ; ils sont au contraire expliqués. Ailleurs, au moment où sa faveur sera successivement ébranlée et à demi rétablie par les coups du sort, Thucydide devra, en narrateur fidèle, conserver le souvenir de sa forfanterie et du dégoût qu'il commence à inspirer aux Athéniens, de même qu'il mettra un peu plus tard sa fin misérable en opposition avec la mort héroïque de son vainqueur Brasidas.

Si l'on veut se rendre compte de l'impression générale que produit le discours de Cléon, on trouvera qu'il parle plus à l'esprit qu'à l'imagination. Le caractère historique de Cléon est admirablement rendu, mais c'est le côté intellectuel et moral qui est peint avec un art profond. Il n'y a rien pour les sens ; on ne trouve ni le fracas de cette éloquence impétueuse qui ravissait la multitude, ni l'image de cet homme qui, au témoignage de Cicéron, introduisit le premier la véhémence dans l'action oratoire. A plus forte raison, ne retrouve-t-on pas les monstruosités bouffonnes du personnage d'Aristophane.

Telle est la mesure dans laquelle Thucydide a cru devoir ici reproduire les traits du caractère de Cléon. Et cependant, parmi les hommes qui tiennent une place considérable dans son ouvrage, il en est peu dont il marque autant la physionomie particulière. Par exemple, personne ne l'accusera jamais d'avoir laissé dans l'ombre les grandes qualités de Brasidas et d'Hermocrate, ni d'avoir diminué l'importance de leur rôle. Qu'on les écoute parler : on admirera l'habileté politique du premier et la patriotique éloquence du second ; mais on ne pourra s'empêcher de trouver que le Syracusain, nourri dans la patrie de la rhétorique, et le citoyen de l'inculte Lacédémone[11] se servent du même langage et ne font que répéter les paroles de Thucydide lui-même. Il faut revenir à des Athéniens pour retrouver des peintures moins libres : on dirait que Thucydide n'a écrit que pour les Athéniens, et ne s'est cru enchaîné par la tradition que chez eux et envers eux. Encore dans Athènes même, n'ya-t-il que trois hommes qui soient ainsi représentés sous leurs propres traits : Alcibiade, Nicias et Périclès. Il est vrai que ce sont les plus remarquables.

Alcibiade prononce deux discours, tous deux fort habiles et dignes de la réputation d'éloquence qu'il a laissée. C'est dans le premier seul que se dessine cette physionomie originale où les modernes ont souvent voulu voir un brillant résumé des qualités et des défauts du peuple athénien. L'ambition effrénée de ce jeune homme, les exigences de sa prodigalité, l'impatience et les dédains de son orgueil, la hardiesse de son esprit, le sentiment de sa supériorité et cette sorte d'aisance aristocratique avec laquelle il l'impose à la foule : tous ces caractères sont indiqués dans un petit nombre de lignes qui font de son discours un plaidoyer vivant et en expliquent le succès.

Nicias, l'adversaire malheureux et le collègue involontaire d'Alcibiade, se peint aussi en traits moins vifs, mais conformes à son caractère, dans cette lutte oratoire où sa défaite doit aboutir, pour Athènes à une folie, et pour lui-même au périlleux honneur d'en conduire l'exécution. C'est le langage de la prudence qui est dans sa bouche ; mais cette prudence, on le voit par quelques paroles, confond les intérêts de Nicias lui-même avec ceux de sa patrie : au contraire d'Alcibiade, il tient à ne pas ébranler l'édifice, en apparence si solide, de sa fortune, et désire la stabilité. Cependant c'est un citoyen courageux et dévoué, qui doit sa haute position dans l'estime des Athéniens, non seulement à ses richesses et à un bonheur qui ne s'est point encore démenti, mais aussi à la dignité de sou caractère, à ses vertus et à sa piété. Ces qualités se montreront mieux dans les discours qu'il aura l'occasion de prononcer pendant tout le cours de son laborieux commandement en Sicile. Un surtout, par quelques traits bien éloquents dans leur simplicité, fera pénétrer jusqu'au fond de sa nature morale ; c'est cette pathétique exhortation où, pour soutenir les Athéniens accablés par la misère et le désespoir, il ne trouve rien de mieux à leur proposer que son propre exemple et sa courageuse résignation[12] : Et moi aussi, leur dit-il en parcourant leurs rangs découragés, moi qui n'ai pas plus de force qu'aucun de vousvous voyez ce qu'a fait de moi la maladie, moi à qui la fortune semblait avoir envié moins qu'à personne la richesse et les autres biens, me voici dans le même danger et exposé aux mêmes chances que les plus humbles. Et pourtant toute ma vie je n'ai manqué ni à la piété envers les dieux, ni, envers les hommes, à la justice et à la pratique du bien. Aussi je me sens, malgré tout, plein d'espérance pour l'avenir, et l'excès de nos malheurs ne m'effraye pas. Touchante protestation d'un honnête homme qui sait son énergie nécessaire aux autres. Et il a la force de dire à ces gens, qu'il n'a pu décider, après la défaite, à remonter sur leurs vaisseaux, et qui vont s'efforcer inutilement d'atteindre les murs hospitaliers d'une ville amie, à travers les obstacles semés pour eux à chaque pas sur le sol d'une terre étrangère, que, malgré cette chute, ils relèveront un jour la puissance d'Athènes, et que ce sont les hommes qui font la patrie, et non pas des murailles, ni des vaisseaux vides. Le mot semblerait avoir été inspiré à Thucydide par la destruction des fortifications du Pirée et des Longs Murs après la défaite d'Ægos-Potamos et la victoire définitive de Sparte. La force expressive de ces paroles de Nicias fait comprendre qu'on ait pu dire que Thucydide est plus vivant que Xénophon et que Plutarque[13].

Dans les discours de Nicias, d'Alcibiade et de Cléon, il y a donc un reflet plus ou moins sensible de leurs natures particulières : on voit comment chacun d'eux a été affecté par les circonstances critiques où ils ont agi et vécu ; au milieu des situations qu'ils sont destinés à mettre en relief, on saisit les dispositions et l'allure propres de leur esprit. Thucydide ne donne que quelques indications habiles ; mais ce sont comme des rayons d'une lumière pénétrante. Peut-être même a-t-il parfois mieux que personne su révéler ce secret agencement de pensées et de sentiments qui fait la personnalité et la vie de l'âme. Mais il a réservé cette merveilleuse puissance pour un petit nombre de personnages auxquels il était arrivé, ou d'imprimer leur propre caractère aux événements, ou d'en recevoir eux-mêmes la plus forte empreinte ; et ainsi, en se bornant à une représentation toute morale, il l'a sévèrement subordonnée au développement de son sujet.

 

IV. — DISCOURS DE PÉRICLÈS ; SON PORTRAIT. - DES PORTRAITS DANS THUCYDIDE.

Cette conclusion s'étend aux discours de Périclès ; mais elle s'y présente d'une manière à la fois nouvelle et plus complète : ils demandent donc une attention particulière. Soit à cause du soin dont leur composition a été l'objet, soi ! à cause de l'homme qu'ils mettent en scène, soit surtout parce qu'ils sont suivis d'une appréciation du caractère et de la politique de cet homme, il convient, en s'y arrêtant, de poser plus nettement la question qui déjà est en partie l'objet des pages précédentes : jusqu'à quel point Thucydide a-t-il cherché et réussi à peindre certains personnages, et offre-t-il dans son livre l'analogue de ce qu'on a, plus tard, appelé un portrait historique ?

Quand notre curiosité moderne veut se satisfaire au sujet de Périclès, elle s'adresse surtout à un autre historien qui a voulu retracer dans un tableau complet toute la vie politique et toute la vie privée de ce grand homme. Et en effet, l'ouvrage de Plutarque est une précieuse réunion de témoignages et de souvenirs qui, malgré l'inégalité de leur valeur et quelques contradictions, composent une image fidèle et vivante par la multiplicité même de ses aspects. Or, de tous ces détails où se complaît le biographe, quelles sont les impressions les plus nettes qui se dégagent pour le lecteur ? Au milieu des effets divers de cette peinture mobile et capricieuse, quels sont les traits permanents et essentiels qui donnent à Périclès son caractère ? Tous peuvent se ramener à deux principaux : une dignité singulière imprimée dans sa personne, dans ses habitudes, dans ses paroles ; la supériorité de son esprit, qui est aussi une cause de son ascendant et qui fait son éloquence.

Une fois entré dans la carrière politique, il adopte des principes de conduite extérieure dont il a la force de ne jamais se départir. On ne le voit plus suivre dans la ville qu'une seule rue, celle qui conduit à la place publique et au conseil ; il s'éloigne des réunions et des fêtes particulières, dont il craint la familiarité et l'abandon. Il semble renoncer aux jouissances de la vie privée, et il simplifie tellement la sienne qu'on ne voit plus en lui que le citoyen dévoué à ses devoirs politiques. Sa démarche, le ton de sa voix, l'expression constamment sérieuse de son visage, tout eu lui est calme et digne ; quelques-uns, comme le poète Ion, l'accusent de morgue et de hauteur : tous sont frappés de respect. La médisance pourra l'attaquer ; mais, comme elle n'aura pas prise sur son caractère et que son désintéressement sera au-dessus de tout soupçon, elle ne le détrônera pas. Quand cet homme qui a commencé par se dominer si complètement lui-même en est venu à dominer les autres, quand la défaite de Cimon et de Thucydide, l'orateur, ont laissé le champ libre à son ambition, sa puissance est presque absolue. Le peuple, dont il a su d'abord endormir la défiance et flatter les penchants, lui appartient tout entier. Ce nouveau Pisistrate, prédit par les vieillards d'Athènes frappés de sa figure et de sa voix harmonieuse, a établi sa tyrannie ; mais c'est une tyrannie fondée sur l'autorité morale. La foule aime moins son maître qu'elle ne l'admire ; elle se révolte même contre lui et lui fait sentir une fois les atteintes de cette colère qui n'a épargné ni Miltiade, ni Thémistocle, ni Cimon ; mais elle revient à lui comme au seul capable de la diriger. Elle est auprès de lui comme un enfant rebelle, mais que le sentiment de sa faiblesse ramène à l'obéissance. Elle ne le reconnaît pas pour un des siens et ne l'en respecte que plus : Périclès, c'est un être supérieur, un dieu et le premier de tous les dieux, dont il rappelle la majestueuse sérénité et l'intelligence suprême : il est surnommé l'Olympien, et la satire qui prétendait ridiculiser ainsi le développement de sa tête n'est que pour une part dans ce surnom. Il n'y a pas en effet de preuve plus frappante de sa grandeur que les hommages involontaires qui lui sont rendus par la comédie. Il règne, et ce qui fait l'éclat de la royauté, ce n'est pas le luxe de sa maison, l'une des plus simples d'Athènes : c'est la richesse et la magnificence de sa patrie, embellie par les chefs-d'œuvre de l'art humain. Il règne surtout par son éloquence, qu'il a soin de réserver, comme la galère salaminienne, disait un Athénien, pour les grandes occasions. Mais le jour où l'on voit paraître à la tribune cette belle et imposante figure, et où Ton entend ce langage élégant et noble qui semble la raison même revêtue des grâces sévères du plus pur atticisme, les Athéniens sont subjugués par un charme irrésistible.

Quoique la critique de Plutarque ne soit pas toujours bien sûre, ni son point de vue bien élevé, telles sont les impressions dont il paraît lui-même pénétré, et que son ouvrage, quelquefois à son insu, nous communique. Thucydide nous en devait au moins une partie. Son sujet était plus restreint, car il n'avait à représenter que l'homme d'Etat, dirigeant la politique extérieure de son pays, et encore à la fin de sa carrière. Mais comme ces dernières années de Périclès renferment la décision la plus importante que les Athéniens aient prise sous son influence, et la lutte la plus pénible qu'ils l'aient obligé à soutenir contre eux, la matière ne manquait pas à l'historien. Il fallait donc que Thucydide conservât encore beaucoup de l'homme qu'il avait à peindre. De plus, le faisant parler, il fallait qu'il ne lui ravit pas son éloquence. S'il est difficile, aujourd'hui surtout, d'affirmer qu'il a complètement satisfait à cette double obligation, du moins on peut facilement reconnaître qu'il a beaucoup fait pour la remplir, et, en voyant l'image qu'il offre à nos yeux, notre admiration se partage entre le modèle et le peintre.

Le premier des trois discours que prononce Périclès a pour effet de faire cesser les dernières hésitations des Athéniens et de les déterminer à entreprendre contre les Péloponnésiens une guerre devenue inévitable. Le voici tout entier[14] :

Je persiste, Athéniens, dans la pensée qu'il ne faut point céder aux peuples du Péloponnèse, bien que je n'ignore pas que les hommes mettent plus d'ardeur à se résoudre à une guerre qu'à la pousser, et que leur âme tourne aux événements. Oui, aujourd'hui encore, il me paraît que je dois vous parler dans le même sens ; et je crois juste que ceux qui sont de mon avis soutiennent, même si nous venions à éprouver quelque revers, les résolutions que nous aurons prises en commun ; autrement, dans le succès, ils ne pourraient pas non plus se faire, pour leur part, honneur de leur sagesse. Car la marche des événements, aussi bien que les conseils des hommes, peut échapper à notre intelligence ; aussi toutes les fois que les résultats trompent nos calculs, nous avons coutume d'en accuser la fortune.

Les intentions hostiles des Lacédémoniens sont aujourd'hui plus évidentes que jamais. Il était dit que nos différends devaient finir par des discussions de droit acceptées des deux parts, et que chacun devait garder ce qu'il possédait : et cependant ils n'ont point encore réclamé de débat juridique, et n'en acceptent pas, malgré nos offres ; ils veulent vider la querelle par les armes plutôt que par les paroles ; et les voici maintenant qui nous apportent, non plus des réclamations, mais des ordres. Ils nous enjoignent de lever le siège de Potidée, de laisser Égine libre, de révoquer notre décret contre Mégare ; et les derniers députés que nous voyons ici nous signifient d'avoir à respecter l'indépendance des Hellènes. Que personne de vous ne pense qu'il ne vaut pas la peine de faire la guerre pour maintenir votre décret contre les Mégarienscar les Lacédémoniens allèguent surtout que la guerre n'aurait pas lieu, si nous consentions à le révoquer; et ne craignez pas d'avoir à vous reprocher un jour d'avoir pris les armes pour peu de chose : ce peu de chose sera l'épreuve décisive de la fermeté de vos résolutions. Si vous cédez, aussitôt ils exigeront plus, persuadés que c'est la crainte qui vous a forcés d'obéir ; si vous résistez avec énergie, vous leur ferez voir clairement qu'ils feraient mieux de vous traiter comme des égaux.

Décidons-nous donc dès maintenant, ou bien à nous soumettre avant d'avoir éprouvé aucun dommage, ou, si nous faisons la guerre, ce qui me semble le meilleur parti, à ne céder pour aucun motif, grave ou futile, et à ne pas mêler une crainte perpétuelle à la jouissance de ce que nous possédons. Accueillir de la part d'un égal une réclamation qui prétend s'imposer sans discussion, c'est toujours, quel qu'en soit l'objet, un acte de servilité.

Quant à la guerre et aux ressources des deux partis pour la faire, nous serons loin d'être les plus faibles, et vous allez le voir en détail. Les Péloponnésiens sont des manouvriers sans fortune privée ni publique, et, de plus, sans aucune expérience des guerres prolongées ou soutenues au delà de la mer, parce qu'ils ne s'attaquent qu'entre eux, et que la pauvreté abrège ces petites luttes. Dans ces conditions, ils ne peuvent multiplier, ni avec des flottes, ni avec des armées de terre, les expéditions au dehors qui forcent chacun d'eux à s'éloigner de sa propriété et à dépenser du sien, lorsque d'ailleurs la mer leur est fermée par nous. Or la guerre se soutient par la richesse acquise, bien plus que par les contributions imposées sous le coup de la nécessité. En outre, ceux qui travaillent pour vivre aiment mieux la faire de leur personne que de leur argent, car ils peuvent espérer de survivre aux périls, et ne sont pas sûrs que leur pécule ne sera pas épuisé avant la fin, surtout si, comme il est probable, la guerre se prolonge au-delà des prévisions. Dans un seul combat, les Péloponnésiens et leurs alliés pourraient tenir contre toute la Grèce ; mais une guerre contre un ennemi dont les ressources ne sont pas aussi défectueuses que les leurs est au-dessus de leurs forces : n'ayant pas un conseil unique, ils ne peuvent enlever vivement une affaire, et comme tous ont un suffrage égal et sont de pays différents, chacun songe à ses intérêts particuliers ; or, en pareil cas, rien ordinairement ne se termine. Ceux-ci veulent surtout exercer une vengeance, ceux-là tiennent à préserver le plus possible leurs possessions ; ils s'assemblent lentement, accordent un moment aux intérêts généraux et, la plus grande partie du temps, traitent de leurs propres affaires ; chacun suppose que sa propre négligence sera inoffensive, que la vigilance de quelque autre s'occupe d'y suppléer, et, tous faisant en particulier le même raisonnement, le bien public se trouve atteint à leur insu. Mais ce qui avant tout les arrêtera, c'est le manque d'argent. La difficulté de s'en procurer amènera des retards, et, dans la guerre, l'occasion n'attend pas.

Quant aux forteresses qu'ils voudraient construire chez nous, ou à leur marine, nous n'avons pas à nous en effrayer. Même en temps de paix, il est difficile d'élever en face d'une ville une autre ville qui puisse lutter contre elle : à plus forte raison ne le pourront-ils pas sur une terre ennemie, où leurs travaux de fortifications trouveraient en face les nôtres déjà élevés. J'admets qu'ils réussissent du moins à établir un poste quelque part : ils pourront bien nuire à quelque partie de notre territoire, en faisant des incursions et en recevant nos fugitifs, mais ils ne pourront pas nous empêcher d'aller par mer chez eux, d'y construire des forts et d'exercer des représailles avec nos vaisseaux, qui font notre force. Car des marins comme nous sont plus capables de combattre sur le continent, que des gens habitués comme eux aux combats de terre ne le sont de naviguer. Et il ne leur sera pas facile d'acquérir la science de la mer. Vous-mêmes, qui y donnez tous vos soins depuis les guerres médiques, vous n'y avez pas encore atteint la perfection : comment des laboureurs, étrangers à la mer, à qui d'ailleurs vous ne laisserez pas le loisir de s'instruire, en envoyant sans cesse de nombreuses flottes croiser sur leurs côtes, s'y distingueraient-ils ? Ils pourraient bien s'exposer à lutter contre quelques vaisseaux en station près de leurs rivages, s'assurant sur leur nombre à défaut d'habileté ; mais, bloqués par un grand nombre, ils se tiendront tranquilles ; le manque d'exercice augmentera leur inexpérience, et, par suite, leur timidité ; or la navigation est un art, elle a tous les titres à ce nom : on ne peut pas s'en occuper par hasard et accessoirement, mais elle veut être plutôt l'objet d'une étude exclusive.

Je veux bien qu'ils puisent dans le trésor d'Olympie ou de Delphes, et qu'ils essayent, par une paye plus forte, de nous enlever nos matelots étrangers : ce serait un danger redoutable, si nous n'étions pas de force à y faire face en montant nous-mêmes sur nos vaisseaux avec les métœques[15]. Cette ressource, nous la possédons ; et, ce qui est le plus important, notre ville trouve parmi ses citoyens des pilotes et des équipages plus nombreux et meilleurs que ceux de tout le reste de la Grèce. Et quand la lutte s'engagerait, aucun de nos matelots étrangers ne voudrait, au prix de l'exil et d'une diminution d'espérances, obtenir une forte paye de quelques jours en servant leur cause.

Voilà, à mon sens, quelle est à peu près la situation des Péloponnésiens. Quant à la nôtre, elle est exempte des inconvénients que j'ai signalés chez eux, et offre des avantages qu'ils n'ont pas au même degré. S'ils nous envahissent par terre, nous irons par mer dans leur pays ; et le ravage d'une partie du Péloponnèse sera plus grave pour eux que ne le serait pour nous celui de l'Attique entière. Ils n'auront pas, en compensation, un autre pays qu'ils puissent occuper sans combattre ; nous, au contraire, nous possédons des terres nombreuses clans les îles et sur le continent. C'est une grande chose que d'être les maîtres de la mer. Songez-y, en effet, si nous habitions une île, quel peuple donnerait moins de prise que nous à l'ennemi ? Eh bien ! il faut dans nos résolutions nous rapprocher le plus possible de cet état. Sacrifions notre territoire et nos maisons pour garder la mer et notre ville ; n'allons pas, irrités par ces pertes, livrer bataille aux Péloponnésiens, beaucoup plus nombreux que nous : vainqueurs, nous ne les empêcherons pas de revenir en aussi grand nombre ; vaincus, nous perdons encore le secours de nos alliés d'où nous tirons notre force ; car ils ne resteront pas en repos, si nous ne sommes plus capables de marcher contre eux. Réservons nos gémissements, non pas pour des maisons et des terres, mais pour les hommes. Ce ne sont pas les terres et les maisons qui acquièrent les hommes, mais les hommes qui acquièrent ces biens. Et si je pensais pouvoir vous persuader, je vous conseillerais d'aller dévaster vous-mêmes vos propriétés, et de montrer par là aux Péloponnésiens que ce ne sont pas de pareilles considérations qui vous décideront à céder.

Beaucoup d'autres motifs encore me font espérer le succès, si vous vous abstenez de chercher des conquêtes au milieu de la guerre, et de vous créer volontairement d'autres dangers ; car je crains bien plus vos propres fautes que l'habileté des ennemis. Mais ces dangers, je les indiquerai plus tard en présence des événements. Pour le moment, renvoyons les députés avec cette réponse : Nous donnerons aux Mégariens l'accès de nos marchés et de nos ports, pourvu que les Lacédémoniens ne chassent plus de chez eux nos citoyens ni nos alliés ; car, sur une question comme sur Tau Ire, les traités laissent toute liberté. Nous laisserons les villes indépendantes, si elles étaient indépendantes au moment où nous avons fait la paix, et quand les Lacédémoniens accorderont de leur côté à leurs villes une indépendance conforme, non pas aux intérêts de Sparte, mais aux désirs de chacune d'elles. Nous consentons à un débat juridique, conformément aux traités. Nous ne commencerons pas la guerre ; si on la commence, nous nous défendrons. Voilà ce que la justice et la dignité de notre pays nous ordonnent de répondre. Mais sachez bien que la guerre est inévitable, que, si nous l'acceptons volontiers, nous aurons moins à souffrir de l'ardeur de nos ennemis, qu'enfin des grands dangers naissent les grands honneurs pour les Etats comme pour les particuliers. Nos pères, quand ils soutinrent l'attaque des Modes, étaient loin d'avoir nos ressources : ils abandonnèrent même ce qu'ils possédaient, et leur résolution plus que leur bonheur, leur audace plus que leur force leur firent chasser les barbares et porter nos affaires au point où vous les voyez. Il ne faut pas rester au-dessous d'eux ; mais il faut repousser par tous les moyens nos ennemis, et, s'il est possible, ne pas laisser à nos fils une puissance inférieure à celle que nous avons reçue.

Les premiers mots, comme la conclusion de ce discours, respirent cette confiance calme d'un homme à qui un long exercice donne la conscience de son autorité ; mais ce qui éclate partout, c'est la supériorité de son esprit. Plutarque affirme que c'est à l'école des philosophes Zénon d'Élée et Anaxagore que Périclès avait développé l'habileté de sa dialectique et le caractère élevé de son éloquence. Thucydide ne nous parle pas d'Anaxagore ni de Zénon, mais il nous rend sensibles les résultats de leurs enseignements ; il montre les maîtres dans l'élève, ou plutôt nous révèle, dans sa nature intime et dans son activité, la grande intelligence qui est en partie leur ouvrage.

Dans les questions de droit, d'intérêt général ou de dignité, comme dans la discussion des chances de la guerre et des avantages des Athéniens, la logique de Périclès semble toujours celle du bon sens et de l'évidence. Son argumentation est substantielle et d'une singulière netteté ; elle se développe avec une aisance familière qui n'exclut ni la grandeur des pensées, ni la puissante énergie des expressions. Les faits et les idées, le particulier et le général s'y mêlent par des alliances habilement ménagées ; L'intelligence de la situation actuelle prend sa source dans une connaissance supérieure des hommes. De là vient une éloquence qui domine les Athéniens sans effort, dont l'influence naturelle et pénétrante n'étourdit pas leur raison, mais sait l'animer et la soutenir au point de se faire suivre avec sécurité jusque dans les conceptions les plus hardies, et jusqu'à des hauteurs morales que de lui-même le vulgaire ne soupçonne pas.

Cette grandeur et cette habileté, c'étaient assurément celles de Périclès ; son âme et son éloquence sont là. Cependant, peut-on dire que les compositions de Thucydide tiennent lieu des monuments authentiques que Périclès lui-même a refusés à la postérité ? Ce serait beaucoup s'avancer que de prétendre y retrouver jusque dans les formes extérieures les habitudes de sa parole. A coup sûr, il fallait à la foule, même à la foule athénienne, un langage plus clair et une plus grande abondance ; sans doute aussi, Périclès, le type le plus parfait de l'ancien atticisme, avait plus d'aisance encore et plus de grâce ; enfin, il est évident, ici comme partout, que les discours de Thucydide n'ont pas été et n'auraient pas pu être prononcés. Toutefois, parmi les témoignages les plus précis de l'antiquité, aucun ne nous autorise à étendre plus loin les différences.

Sous quels traits, en effet, nous montrent-ils le grand orateur ? Un vers des Acharniens d'Aristophane le représente lançant de sa bouche des éclairs et des foudres pour bouleverser toute la Grèce : n'est-ce pas l'image d'une éloquence pleine d'impétuosité et de fracas ? Qu'on y prenne garde cependant : ce n'est en réalité qu'une forme de la métaphore populaire qui se retrouve constamment dans les hardiesses de l'imagination et du langage comique. Périclès, c'est le maître de l'Olympe au milieu de son empire, les nuages, avec son attribut, la foudre, avec sa tête puissante que désigne un surnom grotesquement approprié à une particularité physique. Voici que s'avance Jupiter Schinocéphale[16], Périclès, portant l'Odéon sur son crâne, disait de lui Cratinus ; et ailleurs il inventait à son intention une théogonie : La Discorde, unie à l'antique Chronos (le Temps), enfanta un tyran tout-puissant, que les dieux appellent Céphalégérète[17]. Il y avait donc comme un costume et un masque traditionnels sous lesquels Périclès, surtout après sa mort, devait nécessairement paraître sur la scène comique ; et Aristophane, voulant peindre tes effets politiques de son éloquence, était naturellement conduit aux figures qu'il a employées. Quand la comédie appréciait littérairement cette éloquence, elle disait que sur les lèvres de Périclès seul résidait la persuasion, et que seul il laissait l'aiguillon dans l'esprit des auditeurs. Qu'indiquent ces heureuses expressions d'Eupolis ? Sont-ce les coups terribles d'une éloquence violente et passionnée, ou bien est-ce l'action pénétrante et forte d'une parole inspirée par la raison ? Si de ce jugement contemporain on rapproche ce que la tradition nous a conservé sur l'attitude calme et digne de Périclès à la tribune, sur la majestueuse simplicité de son geste, qui ne dérangeait pas les plis de sa robe, sur son débit harmonieux, enfin sur le soin avec lequel il surveillait son improvisation ; si l'on réunit ces divers indices, on retrouvera l'image toute grecque d'une beauté sereine, qui se rapproche beaucoup de celle à laquelle nous a fait songer Thucydide. Qu'on interroge enfin les appréciations de la critique ancienne, et en particulier celle de Cicéron[18], ce maître en fait d'art oratoire : quelle est l'idée qu'il se fait de cette ancienne éloquence attique dont Périclès a été le modèle le plus accompli ? Elle ne diffère pas, à ses yeux, des exemples que lui présente Thucydide, et peut-être même se laisse-t-il trop entraîner à en confondre la nature avec certains caractères qui ont appartenu en propre à cet écrivain. La majesté des expressions, le nombre des sentences, la concision poussée quelquefois jusqu'à l'obscurité, la précision et la simplicité pénétrante, voilà les traits qu'il relève. Il ne dit rien des mouvements emportés ni des grands développements de la passion.

L'orateur à cette époque, ce n'est pas encore l'homme qui parle le mieux la langue de tout le monde ; c'est l'homme qui sait parler une langue privilégiée. Il est le successeur et l'émule des poètes. Dès l'origine, la poésie, prêtant sa voix à la morale, a eu pour mission de donner une forme durable aux résultats de l'expérience et aux décrets de la justice : avant Phocylide et Théognis, même avant Homère et Hésiode, il est probable qu'elle a créé la plupart de ces maximes naïves ou profondes qui se gravaient dans toutes les mémoires comme des abrégés de la sagesse humaine. L'orateur est l'héritier nécessaire de cette tradition gnomique : il est moraliste, et ses pensées, suscitées par les faits actuels, doivent se présenter sous des expressions générales et concises comme les axiomes du bon sens, revêtir des formes résumées et nettes qui frappent et qui restent. C'est à ce prix qu'il sera écouté. Élevée par les poètes, la foule apporte, aux réunions convoquées par la patrie, des habitudes qu'il faut respecter et des dispositions qu'il faut satisfaire. L'homme qui élève la voix au milieu du silence d'une assemblée ne semble digne de cet honneur que s'il paraît plus raisonnable que tout le monde, et s'il possède la langue énergique et sublime que la raison a jusqu'alors parlée à l'humanité attentive. Aux temps de Thémistocle et de Périclès, malgré les libres allures de l'esprit grec, il ne faut passe figurer la place publique d'Athènes comme une arène tumultueuse où la victoire reste aux efforts désordonnés de la passion. De même qu'aux solennités religieuses le poète lyrique interprète les sentiments de la foule dans un langage digne des dieux, de même l'orateur, investi par l'État d'un ministère, doit savoir fixer sous des images déterminées et précises les pensées qui s'agitent confuses dans l'esprit de ses concitoyens assemblés pour l'entendre. L'effet d'une idée n'est pas dans l'abondance d'un riche développement ; il est dans un trait qui pénètre comme un rayon de lumière, dans une expression d'une complexité puissante ; et voilà pourquoi les idées peuvent se suivre rapides et serrées. Ainsi ce qui fait l'éloquence, ce n'est pas une effusion de l'âme donnant toute carrière au sentiment qui la remplit ; c'est l'action constante d'une force intérieure qui concentre la substance des idées et crée des formes pour la contenir. C'est en cela qu'ont consisté cette sève énergique et cette austère majesté de la vieille école attique. Périclès en a été le plus illustre représentant : il en a donc conservé l'esprit. Seulement, il a pu animer cette mâle et vigoureuse éloquence d'une inspiration assez puissante, pour y supprimer l'apparence de tout effort, et pour y ajouter la grâce sans l'énerver.

Or Thucydide appartenait également à cette ancienne école oratoire ; soumise à la même éducation, sa nature présentait d'ailleurs avec celle de Périclès de grandes analogies : qu'est-il donc arrivé quand il a fait parler Périclès ? Il lui a beaucoup moins prêté son esprit et son style qu'à aucun des autres orateurs qu'il amis en scène. Il n'a donc pas cessé d'être lui-même ; bien plus, jamais il n'a mieux montré son propre génie et n'a été plus éloquent ; mais en même temps jamais il n'a été plus exact, ni ne s'est plus profondément pénétré du caractère de son modèle. Heureuse harmonie de deux puissantes intelligences qui a donné au plus grand homme d'Athènes un interprète digne de lui !

Le second des discours que Thucydide attribue à Périclès, c'est la célèbre oraison funèbre des soldats morts pendant la première année de la guerre. C'est un discours d'apparat, plus propre par conséquent à montrer le talent que le caractère d'un orateur. Cependant, en s'inspirant sans aucun doute des paroles mêmes qui avaient été prononcées, Thucydide en a fait un monument de la grandeur morale comme de l'éloquence de Périclès. Il se pourrait même que l'homme y fût encore mieux représenté que l'orateur. En effet, ces antithèses laborieusement prolongées dans de longues phrases, ces distinctions subtiles et multipliées, ces petits effets produits par des combinaisons de syllabes et de sons, semblent en partie des ornements ajoutés par Thucydide et, tout au moins, une exagération de ce que la réalité lui avait fourni. Du reste, il était difficile de peindre par de plus heureuses ou de plus grandes expressions un esprit délicat, une âme élevée, un profond amour de la patrie.

Périclès, en se conformant à l'usage qui lui imposait de commencer par l'éloge des ancêtres, ne s'attarde pas, comme le feront plus tard les déclamateurs, sur les lieux communs de la mythologie athénienne, ni même sur les souvenirs de Marathon et de Salamine. Il a hâte d'arriver au présent, de glorifier cette démocratie intelligente qui reconnaît l'aristocratie du mérite ; de célébrer l'humanité et la délicatesse morale de ses citoyens, l'active énergie de leur caractère, l'élégance brillante de leurs mœurs publiques et privées, la vie douce et facile que l'État leur a faite au milieu d'une liberté confiante et de fêtes perpétuelles, la générosité avec laquelle il leur dispense à tous les jouissances du luxe et les plaisirs des arts qui font d'Athènes l'école de la Grèce, en un mot l'esprit libéral des habitudes et des institutions : tableau idéal qui, pour employer un mot du Ménexène, transporte les Athéniens dans les îles Fortunées, mais qui doit les attacher plus fortement aux bienfaits de la civilisation et à leur patrie ; magnifique éloge, dont l'effet semble d'autant plus sûr que chaque trait est une critique des ennemis.

La seconde partie du discours a un caractère moins général. Elle est consacrée à une expression plus directe des sentiments qu'inspire le spectacle de la cérémonie funèbre ; elle contient les enseignements qui sortent d'un courageux exemple et des honneurs décernés par la patrie à ses enfants morts pour son service ; elle indique aussi la mesure dans laquelle les divers membres de leur famille doivent se livrer à leur douleur. C'est ici qu'éclate surtout le patriotisme de Périclès ; en particulier dans ce beau développement sur les idées du dévouement et de la gloire[19] :

Tels ont été ces citoyens (ceux qui sont morts dans la guerre), dignes serviteurs de l'État. Quant à vous, vous devez, en souhaitant plus de bonheur dans le péril, montrer une résolution non moins intrépide contre les ennemis, et vous inspirer, non pas seulement de discours qui ne vous apprendraient rien en insistant sur tous les biens qui dépendent de la résistance aux ennemis, mais du spectacle chaque jour présent de la puissance de votre patrie ; vous devez vous éprendre d'elle et songer, en la trouvant si grande, que cette grandeur a été le prix de l'audace, de l'intelligence des intérêts et du dévouement à l'honneur, et que, si la fortune trahissait les efforts de ceux qui l'ont acquise, ils ne voulaient pas pour cela priver la ville de leur courage, mais lui payaient généreusement le tribut le plus glorieux. Car, s'ils faisaient l'abandon public de leur vie, ils recevaient comme leur bien particulier une louange immortelle et un magnifique tombeau, qui sert moins à recouvrir leur corps qu'à conserver le souvenir éternel de leur gloire, pour le mêler désormais, en chaque occasion, aux discours et aux actions de la postérité. Les hommes illustres ont toute la terre pour tombeau ; et, non seulement dans leur patrie les inscriptions gravées sur la pierre rendent témoignage pour eux, mais, même dans les contrées étrangères, un souvenir non écrit habite dans toutes les âmes et y représente leur générosité plus encore que leurs actions. Soyez donc leurs émules, mettez le bonheur dans la liberté et la liberté dans la noblesse d'âme, et n'hésitez pas à affronter les dangers de la guerre....

Ces magnifiques élans d'éloquence se calment peu à peu dans quelques exhortations particulières que l'orateur adresse aux familles des victimes : Pleurez chacun les vôtres, et retirez-vous, dit-il en terminant sur un ton grave et recueilli.

Telle est en résumé cette œuvre toute grecque, tout athénienne, que l'on peut considérer comme donnant une fidèle image tout à la fois d'une coutume antique et de l'éloquence particulière d'un homme.

Ce discours est peut-être celui pour lequel les modèles avaient le moins manqué à Thucydide. Nous voyons, par le Ménexène de Platon et par la Rhétorique d'Aristote, qu'à une époque déjà éloignée, les Athéniens conservaient encore un souvenir précis de l'éloquence que Périclès avait déjà déployée dans ces occasions solennelles, et de quelques-unes de ses plus belles inspirations. On se rappelait, par exemple, qu'il avait comparé la ville privée de sa jeunesse à l'année privée de son printemps. Quatre siècles après, Plutarque a pu encore recueillir ces paroles au sujet de ceux dont l'État célébrait les funérailles : Ces hommes sont devenus immortels comme les dieux. Car nous ne voyons pas les dieux eux-mêmes ; mais les honneurs qu'on leur rend, et les biens qu'ils nous donnent nous font juger qu'ils sont immortels. Telle est aussi la condition de ceux qui sont morts pour la patrie. Ainsi, disait-on, s'était exprimé Périclès dans l'oraison funèbre des Athéniens morts dans la guerre de Samos, et l'on racontait qu'au moment où, après l'avoir prononcée, il était descendu delà tribune, les femmes l'avaient couvert de bandelettes et de couronnes comme un athlète vainqueur.

Ces deux petites phrases, qui ne nous sont parvenues à travers les siècles qu'incomplètes et mutilées, font vivement regretter la perte de l'œuvre entière à laquelle elles appartenaient. Si l'on peut se fier à d'aussi faibles indices, peut-être feraient-elles pressentir plus de grâce et plus d'ampleur qu'il n'y en a dans le morceau de Thucydide. Cependant il est vrai de dire que, si Péri clés lui-même ne nous apparaît pas dans sa majestueuse réalité, il n'a pas perdu beaucoup de sa grandeur ni des traits essentiels de son caractère dans la copie que nous présente l'historien. C'est ce qui fait la supériorité du discours de Thucydide, non seulement sur les compositions où les rhéteurs ont traité après lui le même genre de sujet, mais aussi sur le Ménexène de Platon, œuvre intéressante et belle, mais dont la beauté est plus factice, et qui, malgré les pensées sérieuses qu'elle renferme, n'est souvent qu'un jeu d'esprit.

Le troisième discours nous ramène à une application pratique de l'éloquence de Périclès. Il nous le représente en face de la colère du peuple qui vient de voir le sol de l'Attique dévasté pour la seconde fois par Archidamus et qui est décimé par la peste. Nous y admirons les mêmes qualités que dans le premier : c'est le même ton d'autorité, la même raison, à la fois élevée et pratique, le même art de discussion, la même allure franche et hardie, la même aisance dans la grandeur, la même force dans les expressions. Il n'y a rien là encore qui ne soit digne de Périclès et conforme aux habitudes de son éloquence, sinon peut-être quelques définitions subtiles, dont se seraient mal accommodées les oreilles d'une foule livrée à d'aussi vives émotions.

Périclès décida les Athéniens à suivre à l'égard de leurs ennemis une conduite plus digne et plus sage ; cependant il ne désarma pas complètement leur colère. Ils ne furent satisfaits qu'après lui avoir infligé une amende ; mais, par une inconséquence qui les condamnait eux-mêmes, ils s'empressèrent de lui rendre, avec le titre de stratège, la direction suprême des affaires. Voilà tout ce que dit Thucydide de cette crise de la vie de Périclès. Il n'en montre que le côté politique : des émotions et des chagrins de l'homme il n'est nullement question. Rien ne rappelle cette solitude qu'au moment de sa disgrâce fait autour de lui le fléau ; ni toutes ces morts qui le frappent dans sa famille et dans ses affections, et qu'il supporte avec une constance surhumaine ; ni ces larmes pathétiques qui lui sont cependant arrachées à la vue du cadavre du dernier et du plus cher de ses fils légitimes. La fin de Périclès lui-même qui, bientôt après, est à son tour victime de l'épidémie, n'est indiquée que sous forme incidente, au milieu d'un jugement porté sur sa politique. Tel est, en effet, le véritable caractère du morceau qu'on lit immédiatement après, et qu'on appelle ordinairement le portrait de Périclès. Voici ce morceau :

Tout le temps que Périclès fut à la tête de l'État pendant la paix, il gouverna avec modération : il sut le garder contre les périls, et, sous cette direction, Athènes devint très grande. Quand la guerre eut éclaté, il est évident que là encore il eut pour l'avenir, le juste sentiment de la force de sa patrie ;après le commencement des hostilités, il vécut deux ans et six mois ;et, lorsqu'il fut mort, on rendit encore plus complètement justice à sa prévoyance au sujet de la guerre. Il avait dit aux Athéniens que, s'ils voulaient se tenir en repos, donner leurs soins à leur marine, s'abstenir de conquêtes pendant le cours de la guerre et ne pas engager l'existence de l'État dans leurs périls, ils sortiraient vainqueurs de la lutte : sur tous ces points, ceux-ci firent le contraire de ce qu'il conseillait ; et, se mettant au service d'ambitions et d'intérêts privés, par une faute envers eux-mêmes comme envers leurs alliés, ils aventurèrent leur politique dans des entreprises étrangères à la guerre elle-même, et qui, en cas de succès, étaient surtout glorieuses et profitables pour des particuliers, et, en cas de revers, portaient atteinte à l'Etat et compromettaient l'issue de la guerre. Voici quelle en fut la cause. Puissant par sa considération et par son intelligence, et à l'abri de tout soupçon de vénalité, Périclès maintenait la foule libéralement ; il la menait, au lieu d'être mené par elle, parce que, ne devant pas son pouvoir à des moyens illégitimes, il ne la flattait pas dans ses discours, mais pouvait, grâce à son autorité, la contredire même avec force. Quand il voyait les Athéniens se livrer à une confiance déplacée et insolente, il les maîtrisait par sa parole et les frappait de crainte ; cédaient-ils à des frayeurs insensées, il relevait leur courage et les ramenait à la confiance. Il y avait donc à Athènes, de nom, la démocratie ; de fait, l'autorité suprême du premier des citoyens. Mais les hommes qui vinrent après lui, plus égaux entre eux et désirant tous le premier rang, se mirent à abandonner les affaires aux caprices du peuple. De là vinrent beaucoup de fautes en raison de la grandeur d'Athènes et de l'étendue de sa domination ; et la principale fut l'expédition de Sicile, où il y eut à blâmer, moins encore la folie d'une entreprise commencée contre des ennemis mal jugés, que la conduite de ceux qui, après l'avoir fait décider, ne s'occupèrent pas de venir en aide à leurs concitoyens en campagne, mais, tout entiers à leurs querelles particulières au sujet de la prééminence dans l'État, énervèrent les opérations de cette guerre lointaine et, dans Athènes, commencèrent à se déchirer entre eux. Cependant, quoique le peuple athénien eût perdu en Sicile beaucoup de ses forces militaires et la plus grande partie de sa marine, et que, dans l'intérieur de l'État, il fût désormais livré aux dissensions, il résista encore dix ans, à la fois, aux ennemis contre lesquels il avait engagé la guerre, aux auxiliaires que leur fournit la Sicile, à la plupart de ses alliés qui abandonnèrent sa cause, et plus tard à Gyrus, fils du grand roi, qui vint encore en aide aux Péloponnésiens et leur donna de l'argent pour leur marine ; et, si enfin il céda, ce ne fut qu'après s'être lui-même détruit par ses querelles intérieures : tant, à l'origine de la lutte, Périclès était autorisé à juger que les Péloponnésiens seuls seraient bien incapables de lui disputer la victoire !

Voilà assurément un bel hommage rendu à la grandeur de Périclès, à la noblesse de son caractère et à ce génie politique qui fait de lui le premier de l'État et presque l'arbitre des destinées d'Athènes, tant qu'il vit pour veiller sur elles. Mais où Thucydide va-t-il chercher la preuve de cette sagesse supérieure et bienfaisante pour la patrie ? Moins dans la vie de Périclès que dans sa mort ; moins dans l'époque où il dirige les affaires que dans celle où il n'est plus : dans le dénouement funeste de cette guerre engagée par son conseil et dans les causes diverses qui ont pu le retarder et le produire. L'argument est hardi et va droit à l'objection la plus redoutable. Mais qu'arrive-t-il ? c'est que ce jugement particulier sur un individu aboutit à un jugement général sur la conduite à venir de ses concitoyens ; il ne s'agit plus de Périclès, il s'agit d'Athènes, dont une vue anticipée découvre les fautes, les efforts et les malheurs. C'est le sujet qui reprend ses droits et ramène sur lui-même les impressions du lecteur. Est-ce là ce que nous entendons par un portrait ? Nous voyons bien un instant, et dans un raisonnement plus que dans une description, le grand politique ; mais l'homme avec ses passions particulières et les nuances de sa nature, où est-il ? Thucydide n'a pas songé à le montrer, si ce n'est dans un ensemble général de qualités intellectuelles. Et ces qualités mêmes paraissent beaucoup plus dans les discours précédents que dans ce peu de lignes où, par quelques belles expressions, il en résume les principaux caractères et les effets politiques. Au moment où la mort contraint Périclès d'abandonner sa patrie aux chances d'une lutte qu'elle devait être incapable de soutenir sans lui, l'historien ne peut se dispenser de lui payer un tribut d'admiration à la fois comme au plus grand génie qu'ait connu la Grèce, et comme au citoyen dont la perte a le plus influé sur le sort d'Athènes. Mais cette admiration ne se produit que sous une forme désintéressée et ne semble admettre dans l'expression aucun mélange de sympathie. C'est le langage d'un historien, et non pas celui d'un panégyriste ni d'un biographe : c'est que l'histoire, à l'époque de Thucydide et telle qu'il la conçoit, est bien loin des biographies et des panégyriques. Il semble que l'historien exerce un ministère : il n'appartient à personne en particulier ; il ne s'appartient pas à lui-même ; il est comme cet orateur public que nous voyions tout à l'heure représenté par Périclès, et qui, venant au nom de la patrie glorifier la patrie elle-même sur le tombeau commun des citoyens morts pour sa défense, n'a pas le droit de nommer parmi eux ses plus chers amis, ni d'étaler son deuil et ses sentiments particuliers.

Cette réserve tout antique a été imitée, après les grands historiens de Rome, par les premiers écrivains de notre littérature : Bossuet, Voltaire, en parlant de Cromwell ou de Charles XII, ont été fidèles à cette tradition discrète ; ils se sont même abstenus de céder aux tentations d'une curiosité minutieuse et de parler aux sens. Cependant ils se sont moins interdit les détails et les développements ; et, dans l'antiquité elle-même, personne ne s'est montré aussi sévère que Thucydide. En effet, si exclusif et si court que soit ce jugement sur Périclès, c'est le plus long qu'il se soit permis de prononcer sur un personnage de son histoire. Il s'étend encore moins lorsqu'il fait ressortir en quelques phrases le génie naturel de Thémistocle, le plus intelligent des Grecs avant Périclès, ou le mérite et l'éloquence de son maître Antiphon. Cette sobriété et cette retenue forment donc un des caractères de son esprit.

Pour conclure, on peut dire que Thucydide peint plus ses personnages par les discours qu'il leur prête, que par les appréciations résumées qu'il lui arrive rarement d'ajouter en son propre nom ; et qu'en général ses peintures, exclusivement intellectuelles et morales, ne sont pas des images complètes de la nature : elles n'en reproduisent qu'imparfaitement l'allure et la forme extérieure, et affaiblissent souvent l'expression des passions individuelles. L'homme qu'il a le plus exactement représenté par le langage qu'il lui prèle, c'est Périclès, c'est-à-dire l'homme qui a été le plus maître de lui-même et qui a par conséquent le plus triomphé de la nature et de l'instinct ; celui chez lequel les sentiments personnels se sont le plus confondus avec le sentiment général de la dignité, celui qui s'est le plus rapproché de la grandeur absolue, c'est-à-dire impersonnelle. Et, en effet, plus une figure est grande, plus les détails y disparaissent sous l'effet d'une impression d'ensemble, plus y rayonne la sérénité d'une puissante intelligence, plus la pensée y domine la passion, plus la beauté est idéale. Or ce genre de beauté idéale dont Thucydide a rencontré une fois le modèle, il l'a transporté inégalement, mais toujours dans ses autres peintures, parce qu'il y a transporté son propre esprit. C'est là le défaut de tous ses discours, mais c'en est aussi le précieux mérite.

Tous sont ses œuvres : quels que soient les orateurs qu'il fasse parler, il leur prête sa propre éloquence. Il traduit leurs idées, mais les exprime, les dispose ou les complète à sa manière, selon que le demande l'intelligence de son sujet ; il leur laisse leurs passions, mais à la condition qu'elles aient par elles-mêmes une valeur dans les événements : quand les situations particulières sont absorbées par les situations générales, ce sont ces dernières seules qu'il s'efforce de représenter. Lorsqu'il veut peindre des personnages par leurs paroles, il sait par quelques traits expressifs leur conserver l'apparence extérieure de la vie ; mais il sait surtout rendre ce qu'il y a de plus intime dans leur nature et faire de son discours l'image de leur âme. Il se produit alors l'effet contraire de celui qui est le but suprême des arts du dessin : ce n'est pas la forme qui révèle l'esprit ; c'est l'esprit qui crée dans l'imagination la forme. On voit Périclès et Nicias, on a devant les yeux leurs personnes : tant on sent que les pensées qu'ils expriment leur appartiennent. Mais rarement Thucydide marque les physionomies individuelles, soit qu'il n'ait pas toujours été en état de les connaître, soit plutôt qu'il n'ait accordé qu'à un bien petit nombre une importance historique ; et avec les traits des caractères disparaissent les formes personnelles de l'éloquence. Le plus souvent l'individu fait place au type, le particulier se fond dans le général. Il semble que l'histoire, entre les mains de ce maître austère, ait quelque chose de l'esprit des anciennes démocraties de la Grèce : lorsqu'elles accordaient à un citoyen couronne aux jeux de Delphes ou d'Olympie de perpétuer par la consécration d'une statue le souvenir de sa victoire, elles lui défendaient de faire reproduire par l'artiste les traits de son visage : son nom, écrit sur le piédestal, devait suffire à sa gloire ; et le nom de sa patrie, gravé à côté du sien, en partageait encore l'illustration. Enfin Thucydide, par des procédés dont la hardiesse effraierait l'art moderne, fait constamment servir les discours à l'explication des événements. Il dégage, avec une netteté qui vient de lui et que la réalité ne connaît pas, la substance des idées et l'enchaînement des faits ; il s'attache même à extraire du tableau confus que présente le monde les lois constantes qui président à la vie de l'âme et à la vie des sociétés. Ainsi, ce que l'histoire perd d'un côté, elle le regagne largement de l'autre, et, si la curiosité des lecteurs est moins satisfaite, leur esprit est plus instruit et leur raison plus profondément pénétrée.

 

 

 



[1] Livre I, chapitre LIII.

[2] Livre I, chapitre CXXXVII.

[3] Livre I, chapitre LXIX.

[4] Chapitre CXXI.

[5] Chapitre LXX.

[6] Livre I, chapitre LXXXVI.

[7] Livre II, chapitre LXIII.

[8] Livre III, chapitre XXXVIII.

[9] Présidents des jeux publics.

[10] C'est en particulier le sentiment de MM. Grote et E. Curtius, qui s'exagèrent peut-être la valeur des témoignages anciens suivant lesquels Cléon avait accusé Thucydide et provoqué sa condamnation à l'exil après la perte d'Amphipolis. La vivacité des expressions de l'historien s'explique suffisamment par l'antipathie qu'il ne pouvait manquer d'éprouver pour un démagogue dont les actes et toute la nature étaient en contradiction absolue avec sa propre nature et ses idées.

Le dernier critique, croyons-nous, qui se soif occupé de la question, M. Max Büdinger (Cléon dans Thucydide, Comptes rendus des séances de l'Académie impériale de Vienne, avril 1880), soutient une opinion moyenne. Il prend sur plusieurs points la défense de Cléon ; mais, comme il emprunte ses arguments à l'exposition de Thucydide, il conclut que l'historien est resté fidèle, même en parlant de son ennemi, à ses principes d'exactitude et d'impartialité.

[11] Il est vrai que Thucydide lui reconnaît une certaine éloquence pour un Lacédémonien.

[12] Livre VII, chapitre LXXVII.

[13] Classen, Introduction, p. LIII.

[14] Livre I, chapitre CXL.

[15] Étrangers domiciliés.

[16] Dont la tête ressemble à celle d'un oignon marin.

[17] Parodie du surnom de Jupiter, Néphélégérète (assembleur de nuages), faite avec le mot qui signifie tête.

[18] Brutus, chapitre VII. Sur l'Orateur, livre II, chapitre XXII.

[19] Livre II, chapitre XLIII.