AMMIEN MARCELLIN, SA VIE ET SON ŒUVRE

 

TROISIÈME PARTIE. — L'HISTORIEN.

CHAPITRE III. — LE CRITIQUE (suite).

 

 

I. — Impartialité d'Ammien Marcellin.

Il peut arriver qu'un historien ait de la sagacité, du sens critique pour arriver à découvrir, à pénétrer la vérité, et qu'il manque d'indépendance dans l'esprit, de fermeté dans le caractère pour oser l'affirmer. Il y a toujours eu de ces hommes qui, eussent-ils. les mains pleines de vérités, jugeraient bon et prudent de ne pas les ouvrir. Il peut arriver qu'un historien soit passionné et engagé dans les partis, que par conséquent il manque d'impartialité. Thucydide lui-même, l'austère et implacable amant de la vérité, n'a-t-il pas été accusé d'avoir été plus favorable, en fis d'eupatride, à l'oligarchie de Sparte qu'à la démocratie d'Athènes ?

Cette indépendance d'esprit, cette fermeté de caractère et cette haute impartialité sont surtout rares dans un auteur qui fait de l'histoire contemporaine, qui raconte des évènements auxquels il a été plus ou moins mêlé. Alors, en effet, les querelles des partis, les influences diverses, les passions du jour ne peuvent que se retrouver dans l'âme de l'historien, agir sur son jugement, le troubler et l'affaiblir. Rarement un historien est complètement impartial à l'égard de ses contemporains, et si la perspective et l'éloignement sont nécessaires polir découvrir dans les faits toute leur portée, toutes leurs conséquences, ils ne le sont pas moins pour ramener dans l'âme de l'historien le calme et la sécurité dont il a besoin.

Ammien Marcellin se rendit bien compte de toutes ces difficultés. Il n'entreprit d'écrire son histoire qu'à la fin de sa vie, vers 387, longtemps après la mort des derniers princes dont il raconte les actions. Valentinien Ier était mort en 376 et Valens en 378. Encore même avait-il d'abord résolu de s'arrêter à la mort de Jovien en 364 : dictis... convenerat jam referre a notioribus pedem ut pericula declinentur veritati contigua[1]. S'il se décide à la fin de poursuivre son récit jusqu'à la mort de Valens et au désastre de la bataille d'Andrinople (378), c'est qu'il a confiance dans la sagesse et la modération du gouvernement de Théodose : prœsentis temporis modestia fretus, nous dit-il[2]. Et de fait, jamais impartialité d'historien n'a été plus universellement reconnue, que celle d'Ammien Marcellin. Aucun écrivain du quatrième siècle en particulier ne peut dans l'histoire profane lui être comparé. Gibbon l'appelle le principal historien de cette époque, et, au moment de se séparer de lui, il déclare que s'il a souvent critiqué les défauts de style d'Ammien Marcellin, ses reproches sont arrêtés par les regrets que lui cause une perte difficile à réparer. Il ajoute plus loin : Nous avons consulté saint Jérôme, A. Victor, P. Orose, Jornandès, Zosime, Socrate et Sozomène, mais toutes ces autorités réunies ne peuvent balancer celle d'Ammien Marcellin[3]. Dans un camp bien opposé, M. de Broglie n'hésite pas à prendre le récit de notre historien pour base du sien, et c'est toujours avec peine qu'il admet une circonstance, un incident non mentionné par lui, ou qu'il rejette un détail, un fait raconté par notre auteur[4]. M. V. Duruy n'a pas moins souvent rendu hommage à l'impartialité d'Ammien Marcellin ; il affirme même que seul il fut de ce temps un historien honnête parce que seul il fut sans passion[5].

Il serait facile de montrer sur le fait cette impartialité, et de justifier par' des exemples des jugements si favorables à notre historien. Mais nous craignons de fatiguer le lecteur et d'étendre sans raison une étude déjà longue. Citons néanmoins comme modèle le récit de la mort de Julien. L'historien a fait preuve d'un sang-froid d'autant plus admirable que ce prince avait toutes ses préférences[6].

Les auteurs chrétiens ont accumulé autour de ce fait, d'ailleurs si naturel, mille circonstances prodigieuses qui n'ont de vrai que le sentiment qui les inspira : une grande et légitime répulsion pour le prince apostat et persécuteur. En revanche, les auteurs païens, n'écoutant que leur désespoir, osèrent prétendre qu'une main chrétienne et romaine avait, à la faveur du désordre de l'armée, lancé le trait mortel. On n'en finirait pas si l'on voulait rappeler tout ce que l'imagination surexcitée des uns et des autres inventa pour rendre ce trépas plus odieux ou plus saisissant. Libanius lui-même, esprit d'ailleurs tolérant et éclairé, n'hésite pas à déclarer qu'un assassin frappa l'empereur par derrière, et, chose plus étrange encore, le chrétien Sozomène ne doute pas du fait et il applaudit à cette odieuse suggestion. Combien. plus. simple, plus naturel et par conséquent plus impartial et plus vrai est le récit d'Ammien Marcellin ! Il nous montre Julien surpris par l'ennemi, ne prenant pas la peine de revêtir sa cuirasse, et ordonnant ainsi le combat malgré les remontrances de son entourage, combattant vaillamment comme toujours au premier rang, et tombant tout d'un coup, frappé au foie d'une flèche de cavalier partie on ne sait d'où : et, incertum unde, subita equestris hasta, cule brachii ejus prœstricla, costis perfossis hœsit in ima jecoris fibra[7]. C'est le fait exposé dans toute sa nudité, sans divagations ni récriminations. L'enthousiasme de saint Grégoire de Nazianze et l'égarement naïf de Sozomène d'une part, les perfides insinuations de Libanius d'une autre, nous montrent sur le vif l'état de surexcitation des esprits au moment où le monde romain apprit ce grave événement. Ammien Marcellin, en historien véridique et impartial, s'est contenté de nous donner le pur fait historique. C'est l'œuvre de la critique moderne de ne rien négliger, de tout comprendre et de tout expliquer. Pour celui qui étudie la civilisation au quatrième siècle, tous ces témoignages sont des documents de beaucoup de prix. C'est avec un sens profond qu'Aristote a dit de la poésie qu'elle était plus vraie que l'histoire. Celle-ci donne les faits, celle-là exprime les sentiments. Il en est souvent de même de bien des légendes et même de beaucoup d'erreurs.

 

II. — Objection tirée de son patriotisme.

C'est à l'indépendance d'esprit et à la fermeté de caractère d'Ammien Marcellin que nous devons ces récits d'une admirable impartialité. Toutefois, peut-on dire sans restrictions que cet indépendant a échappé à toute influence, que ce sage a été exempt de toute passion ? Ce vieux soldat et magistrat romain ne s'est-il jamais laissé aveugler par son patriotisme ? Cet ami des chefs de l'aristocratie païenne ne s'est-il jamais fait l'écho même affaibli des récriminations des Symmaque et des Prétextat ? C'est ce qu'il importe d'examiner.

Ammien Marcellin est un ardent patriote ; il aime Rome malgré ses vices et sa décadence. Il aime surtout la gloire de ce nom romain dont les triomphes sont inscrits sur toutes les bornes milliaires de l'empire. Homme de lettres et d'érudition, il est plein des souvenirs légués par l'antiquité, et sa constante préoccupation est de relever les faiblesses du présent par les gloires du passé. Il aime à revivre par l'imagination dans les temps héroïques de la vieille République, à rappeler les nobles exemples des Fabricius, des Valerius et des Caton. Comme Tite-Live, il est pénétré du plus vif patriotisme. Comme lui ne se laissera-4H pas surprendre et séduire, dissimulant les fautes et les hontes, exagérant les plaintes et les revendications ?

Zosime raconte que le corps des Hérules et des Bataves ayant lâché pied devant les Germains, abandonné leur général Charietton et leur étendard, Valentinien furieux ne voulut rien moins que dégrader les chefs et vendre les soldats, comme esclaves. Il ne s'apaisa que devant les supplications de l'armée et la promesse de venger cet affront. Selon Eunape, l'empereur aurait même exposé en dérision ces malheureux en habits de femme. Ammien Marcellin raconte fort bien l'échec subi par les Romains et la déroute inconsidérée des Bataves. Il ajoute même que la nouvelle de ce désastre fut reçue avec la plus grande douleur, et que Dagalaïphe, maître des milices, Jovin ensuite, furent envoyés pour le réparer. Mais il se tait sur le châtiment que Valentinien aurait fait subir aux vaincus. Serait-ce parce qu'il est de l'invention d'Eunape et de Zosime, ou bien parce que l'historien, patriote et ancien soldat, a jugé bon de le passer sous silence ? Cette dernière supposition n'est que trop vraisemblable. Les armées étaient alors amollies, la discipline relâchée, et Valentinien, dur soldat, estimait que le meilleur moyen de mépriser et de vaincre l'ennemi était d'apprendre à redouter ses chefs. Si l'historien a dissimulé la honte dés Bataves, c'est par un noble sentiment de l'honneur militaire, sentiment qu'on ne pouvait retrouver dans le sophiste-médecin Eunape et dans l'ex-avocat du fisc le comte Zosime[8].

Le même sentiment qui fait taire ici l'historien lui inspire ailleurs des déclamations fausses ou exagérées. Après la mort de Julien dans sa fameuse expédition en Perse, l'armée, décimée, et découragée, se traînait péniblement, sous' la conduite de Jovien proclamé empereur. Elle était sans vivres, dévorée par la soif et continuellement harcelée par les colonnes volantes des Perses et les tribus nomades du désert. Tout le monde désirait la paix à quelque prix que ce fût, et Ammien Marcellin lui-même, très sincère, avoue que les députés de Sapor furent reçus par l'armée comme des envoyés du ciel. On passa quatre jours dans ces négociations conduites par l'homme le plus autorisé de l'armée, le préfet du prétoire Salluste, et quelque douloureuses qu'aient été les conditions, on ne voit pas, dans le récit si minutieux et si exact de l'historien, qu'aucune voix se soit élevée à l'encontre pour protester. Aucun officier ne proposa de mourir plutôt que de signer un traité qui stipulait la perte de cinq provinces romaines, la reddition de Singare, de Nisibe et de plusieurs châteaux-forts. On avait hâte d'en finir et d'assurer le retour des débris de ces légions. Eutrope, officier de l'armée, avoue que la paix fut honteuse, mais nécessaire, et saint Grégoire de Nazianze nous dit que sans ce traité il ne serait pas même revenu un porte-feu. Pourquoi donc, une fois le danger passé, réclamer contre cette paix, accuser Jovien de faiblesse et le condamner hardiment ? On comprend ces récriminations dans la bouche du rhéteur emphatique Libanius, discourant au profit de la gloire de Julien pour jeter du discrédit sur les empereurs chrétiens ; mais comment les retrouvons-nous dans les pages d'un Ammien Marcellin, si bien informé et si consciencieux ? L'historien se contredit d'une page à l'autre. Après avoir regardé comme une faveur céleste les négociations offertes par les Perses, il ose dire ensuite que les Romains auraient pu, dans les quatre-jours employés à négocier, atteindre la Corduène et échapper à l'ennemi, comme si une armée, harcelée à tous moments, pouvait fournir de telles marches forcées. Il affirme qu'il eût dix fois mieux valu combattre que d'accorder une seule de ces conditions onéreuses, mais que l'entourage de Jovien le décida à signer la paix pour prévenir une révolte présumée de Procope, laissé en Mésopotamie à la tête d'une armée intacte, et s'assurer ainsi le pouvoir souverain dont il était revêtu, alors que de fait et d'après toutes les circonstances le malheureux Jovien était dans la nécessité ou de se rendre à toutes les propositions de Sapor, ou de se livrer avec l'armée à une mort certaine. Avouons que l'historien écrivant ces pages plus de vingt ans après les événements n'avait plus un souvenir aussi présent du danger encouru, ou plutôt que, dominé par son ardent patriotisme, il ne considérait plus que le prix auquel avait été acheté ce retour désastreux.

Une remarque faite à cette occasion par la plupart des historiens païens de ce temps est que jamais, depuis la fondation de Rome, consul ou empereur ne s'était permis de concéder à l'ennemi vainqueur une parcelle de l'empire. La remarque était fausse du moins en partie, car on pouvait répondre aux historiens Rufus Festus, Eutrope et Zosime que Tibère avait jugé bon d'abandonner les conquêtes de Drusus, qu'Hadrien renonça aux pays conquis par Trajan et laissa l'Arménie reprendre son indépendance, qu'Aurélien abandonna la Dacie pour mieux assurer la défense de l'empire, et que Dioclétien lui-même restreignit les frontières de l'Égypte en deçà de l'Éthiopie. Il est vrai que ces princes firent ces abandons de plein gré, tandis que Jovien y fut contraint par la nécessité. Mais cette nécessité elle-même n'est-elle pas la meilleure excuse de ce prince ? Il est étrange qu'Ammien Marcellin ait donné, comme ses contemporains, dans ces déclamations exagérées[9]. L'historien oubliait encore une fois à quelles extrémités se trouvait réduite l'armée et il ne songeait qu'aux pertes des provinces et à la gloire de Rome si gravement entamée. C'est toi, ô Fortune de l'empire, qu'il faut accuser, s'écrie-t-il ensuite, toi qui, dans cette affreuse tourmente, as arraché le gouvernail à un pilote expérimenté pour le remettre à un jeune homme encore novice, nullement préparé à cette œuvre par les services rendus et les dignités obtenues, partant en dehors de tout blâme comme de toute louange[10]. Prudentes et sages paroles qui contredisent les accusations précédentes ; mais saint Grégoire de Nazianze a raison d'ajouter que la responsabilité du désastre revient à l'imprudence de Julien bien plus qu'à la faiblesse de Jovien, son successeur, car il lui laissait en mourant les conséquences de ses fautes sans les ressources de son génie.

Ces oublis, ces défaillances sont rares dans les récits d'Ammien Marcellin. Encore même est-il bon de remarquer que, poussé par son invincible amour de la vérité, il se contredit dans ces occasions et répare dans la page suivante ce qu'il a dit d'excessif dans la précédente. La vérité, semble-t-il, ne se dégage que mieux de cette lutte des sentiments qui partagent l'âme de l'écrivain. Lucien, dans son Traité de la manière d'écrire l'histoire, et Fénelon, dans sa Lettre à l'Académie, demandent que l'historien soit sans patrie, άπολις, c'est-à-dire qu'il n'ait de prédilection pour aucun pays, pas même pour le sien. Cette impartialité absolue est une chimère ou un défaut. On ne saurait louer Froissart d'avoir été tour à tour également favorable aux Français et aux Anglais. On l'en a blâmé avec raison, et l'on désirerait que, juste à l'égard de Talbot, l'historien-chroniqueur aimât davantage le brave Duguesclin. Le sentiment de l'honneur militaire et l'amour de sa patrie, contenus dans les justes limites, ne peuvent que colorer le récit de notre historien et lui donner cette vie qui est le charme et l'intérêt de toute œuvre. Mais encore alors faut-il que l'historien patriote reste juste et impartial : c'est là le point difficile. On ne saurait donc faire un reproche à Ammien Marcellin de son patriotisme ; mais la critique moderne doit en tenir compte dans la juste appréciation des faits.

 

III. — Partialité inconsciente dans les questions religieuses.

Ammien Marcellin était Romain et, comme tel, pénétré d'un grand patriotisme. Ce sentiment put être cause de réticences voulues, de déclamations outrées, mais n'altéra pas en général le sens de l'historien et son admirable impartialité. De plus, Ammien Marcellin n'était ni païen ni chrétien ; c'était un indiffèrent, un politique étranger de fait à toute religion. Mais cet indifférent était un admirateur de Julien : n'était-il pas à craindre, qu'indulgent pour ce dernier, l'historien ne fût sévère ou partial à l'égard des empereurs chrétiens ? Ce politique était le compatriote et l'ami de Libanius ; il était en relations avec les Symmaque et les Prétextat, tous pontifes de l'hellénisme, rivaux et compétiteurs des hauts fonctionnaires chrétiens : ne pouvait-il pas arriver que l'historien se fît l'écho de mesquines rivalités et de faux dénigrements ? Tout autant de questions qu'il est bon d'étudier pour reconnaître jusqu'où s'étend l'impartialité de l'historien.

Nous savons d'abord, et nous l'avons établi en étudiant quelle fut la religion de notre auteur, qu'Ammien -Marcellin, homme politique, professe en principe l'indifférence en matière religieuse. Il ne veut pas qu'on persécute personne en raison de son culte, il fait l'éloge de la religion chrétienne dont il vante la perfection et la simplicité, il blâme l'intempérance de Julien dans les choses sacrées et approuve hautement la conduite de Valentinien qui s'appliqua à tenir la balance égale entre les deux cultes. Mais après ces professions de foi officielles, après ces éloges voulus et de convention, semble-t-il, l'historien n'en reste pas moins, à son insu peut-être, païen dans sa manière de juger les personnes et de comprendre les faits. Son récit ne peut dès lors en porter que de profondes atteintes, être par conséquent, en certains points, incomplet ou partial.

Ainsi, le jugement porté par Ammien Marcellin sur saint Athanase est bien fait tout d'abord pour nous surprendre. L'évêque d'Alexandrie, si connu par ses longs débats avec les princes de son temps, est presque ignoré de notre historien. A peine est-il mentionné incidemment comme un homme excellant dans l'art de prédire l'avenir, comme un ambitieux qui ne sait se contenir dans les limites de sa charge[11]. C'est là tout ce que les bruits de la renommée lui ont appris sur un des hommes les plus remarquables du quatrième siècle : ut prodidere rumores assidui. C'est le jugement d'un homme du monde complètement étranger aux luttes qui déchiraient l'Église. Par contre, l'historien connaît et expose fort bien les causes de l'exil du pape Libère. Il approuve sa résistance aux injonctions de l'empereur Constance, et il le félicite de n'avoir pas voulu condamner l'évêque d'Alexandrie sans l'avoir entendu[12]. On reconnaît dans ces paroles les préoccupations d'un ancien magistrat. Il est facile d'ailleurs d'expliquer ces différences de jugement. Ammien Marcellin, écrivant son histoire vers 388, à Rome, était en relations avec tous les hauts personnages de l'aristocratie païenne. Il a donc pu se rendre compte par eux de tous les faits relatifs au pape Libère. Quant au patriarche d'Alexandrie, Athanase, il était déjà mort depuis plus de vingt ans, et Rome était bien loin de la première ville de l'Orient. L'historien, nullement initié à tous ces débats, dut s'en remettre aux vagues rumeurs qui circulaient dans la société païenne de Rome ou consignées dans les Actes diurnaux de l'époque.

Il n'y a chez lui que de l'ignorance, semble-t-il, à l'endroit de saint Athanase ; il y a de la malveillance, de l'esprit de parti à l'égard du pape saint Damase et en général des évêques de Rome. On sait combien ce pape, élu malgré le schisme d'Ursin, et non moins éclairé que zélé, s'appliqua, avec le concours du prêtre Jérôme, à restaurer les lettres chrétiennes, à donner au culte l'éclat officiel et public qui lui convenait, à réformer les nombreux abus introduits dans l'Église à la suite du pouvoir et de la prospérité[13]. L'esprit et la portée de ces réformes sont tout à fait méconnus par notre historien ; l'action de ce pape sur la société de son temps est fort mal comprise. Pour Ammien Marcellin, le pape Damase, comme tous les évêques de Rome, n'est. qu'un vulgaire ambitieux, captant les bonnes grâces et les dons des matrones romaines, déployant un luxe ridicule dans ses chars et ses habits, et rivalisant avec les princes dans l'art de donner de somptueux festins[14]. Évidemment, l'historien s'est fait ici le porte-voix du dépit et des rancunes de l'aristocratie païenne, des Symmaque et des Prétextat. Quoique, dans leurs rapports officiels, ils fussent pleins de déférence pour le pontife romain, ces préfets n'en voyaient pas moins avec ombrage croître et grandir un pouvoir si nouveau et lui gardaient dans l'intimité un vif esprit d'opposition. Ammien Marcellin, moins aveuglé par ses préjugés et mieux informé, aurait fait la part des abus inhérents à toute chose humaine et reconnu dans le pape. Damase un homme non moins vertueux que savant.

Cet esprit d'injustice et de partialité se retrouve encore, semble-t-il, dans le récit d'affaires politiques, où la religion avait quelque part. Tel est, en particulier, l'exposé des sourdes intrigues qui agitèrent l'Arménie et l'Ibérie pendant le règne de Valens. Ces provinces, que la paix signée en Perse entre Jovien et Sapor avait déclarées neutres, étaient livrées aux luttes incessantes de deux partis : les chrétiens et les païens. Les premiers, favorables aux Romains, étaient appuyés par l'empereur ; les autres étaient de connivence avec Sapor et soutenus par lui. C'est là du moins ce qui se dégage des récits fabuleux de Moïse de Korène et de quelques lettres de saint Basile. L'évêque métropolitain de Césarée se servait de sa haine influence pour développer la religion chrétienne dans ces contrées qui lui étaient canoniquement soumises. Ammien Marcellin paraît n'avoir rien compris au rôle joué par les officiers de l'empire dans ces aventures qui eurent un tragique dénouement : le meurtre du roi d'Arménie, Para ou Tiridate. L'historien ne voit partout que sourdes menées, perfides intrigues, et, quand le jeune roi succombe, frappé à la table du général romain Trajan, il s'indigne, proteste et crie à la violation du droit des gens et de l'hospitalité[15]. Assurément, hors le cas de légitime défense, rien ne peut excuser le meurtre, et l'indignation de notre historien ne paraît que trop justifiée. D'un autre côté, étant connue sa manière de juger dans des circonstances analogues, en raison de son ardent patriotisme et de ses préoccupations de l'intérêt d'État, un tel esprit de justice ne laisse pas de nous surprendre. L'empereur Valentinien, ayant traité avec les Saxons, les fait saisir dans un défilé et les massacre tous jusqu'au dernier, malgré la foi jurée, et Ammien Marcellin applaudit[16]. Withicab, prince des Alamans, plein de valeur et redoutable, ne peut être vaincu en bataille ni surpris par la fraude. On arme et on paie un assassin, et le prince périt (le la main d'un de ses familiers. Ammien Marcellin applaudit encore et cite le fait comme un des plus habiles de la sagesse de Valentinien : clam, quia non potuit aperte, confodit[17]. Pourquoi notre historien, si justement sévère d'une part, l'est-il si peu d'une autre ? Ne serait-il pas encore ici l'écho des dénigrements passionnés des hommes d'État païens, qui auraient sans hésitation approuvé de tels procédés en Arménie, s'ils eussent été employés par eux et au profit de leur religion ? Ce qui nous inclinerait à le croire, c'est le portrait odieux que l'historien fait du général Terentius, qui fut le principal auteur de cette politique : consarcinabant in hunc (Para) etiamtum adultum, crimina quœdam apud Valentem exaggerantes male sollertes homines, dispendiis scepe communibus pasti, inter quos erat Terentius dux demisse ambulans semperque submœstus, sed, quoad vixerat, acer dissentionum instinctor[18]. Ces hommes enrichis à la faveur des désastres publics, selon le langage usité des païens de ce temps, sont bien des chrétiens ; et ce Terentius, perfide instigateur de toutes les dissensions, était l'ami et le confident de saint Basile, le catholique sincère et indépendant que Théodoret représente demandant à l'empereur arien, Valens, le droit pour les catholiques d'avoir au moins une église à Constantinople[19]. Évidemment, ce portrait si odieux est chargé. Ammien Marcellin s'est laissé tromper' par les informations des Prétextat et des Symmaque, hostiles aux fonctionnaires chrétiens.

Il suffit d'ailleurs de relire les pages de notre auteur pour se convaincre que le rôle joué par Terentius est facile à expliquer. C'est Terentius qui ramena dans sa patrie envahie, Para, le jeune roi d'Arménie, fuyant devant les armes de Sapor, le replaça sur son trône et le soutint énergiquement. Il ne l'abandonna dans la suite et même ne chercha à le perdre que lorsqu'il vit Para, travaillé et changé par Sapor, mettre à mort ses conseillers les plus dévoués, Cylace et Artabane. Le, général romain craignit dès lors que l'Arménie n'échappât à l'influence romaine et ne passât sous la domination des Perses. Il y avisa en faisant mettre à mort l'imprudent qui n'avait pas compris où étaient ses véritables intérêts. Cette solution était un crime, mais elle était dans les mœurs politiques de ce temps. Quand un empire ne compte plus sur sa force, il a recours i l'assassinat. Toutes ces intrigues étaient donc conçues dans un but beaucoup moins religieux que politique, et il est étonnant qu'Ammien Marcellin ne l'ait pas compris. L'Arménie, qui était par sa situation le boulevard de l'empire contre les entreprises des Perses, était en grande partie chrétienne et dévouée aux Romains. Défendre les intérêts religieux des Arméniens et s'assurer leur alliance était donc faire œuvre de bonne politique et défendre la cause de la civilisation. Mais Terentius, le principal agent de cette politique, était chrétien. Il ne fut pas compris ou du moins secondé par les hommes d'État païens. Ammien Marcellin, ami des Libanius et des Symmaque, ne vit pas ou ne voulut pas voir l'intérêt qu'avait l'empire dans toutes ces intrigues. Ses préjugés l'ont encore une fois aveuglé : ils l'ont empêché de comprendre les événements et l'ont rendu injuste à l'égard des personnes[20].

S'il fallait encore une preuve de cette tendance d'esprit dans notre historien, nous la trouverions dans les jugements contradictoires qu'il porte sur le préfet Probus. C'était un des plus hauts représentants de l'aristocratie romaine, devenu, par son mariage avec l'héritière des Anicius, le plus riche citoyen de l'empire, le chef et le représentant politique des chrétiens. Ammien Marcellin parle souvent de lui avec une sorte d'ironie qui trahit du dépit. Les jugements qu'il porte à plusieurs reprises sur son administration ne sont pas moins difficiles à expliquer. Ce patricien vindicatif et morose, poussé aux plus hautes charges par les brigues d'une clientèle insatiable, — entendez par là les chrétiens, — n'aurait jamais de lui-même commandé une action mauvaise à un des siens, mais il n'en défendait pas moins avec la dernière énergie le client ou l'esclave de sa maison qui avait fait un crime. Ce magistrat de l'empire, qui ruinait ses administrés afin de remplir le trésor obéré de Valentinien et de faire ainsi sa cour au prince, n'en était pas moins en lutte ouverte avec lui, surveillé et traqué par l'empereur, qui ajoutait plus de foi aux dénonciations d'un sophiste païen qu'aux protestations de dévouement de son ministre. Assurément, il se peut que l'administration du préfet Probus en Illyrie ait laissé à désirer, que même elle ait été parfois dure et oppressive. Quelques lettres de saint Jérôme le donneraient aussi à entendre. Tous les gouverneurs des provinces en étaient du reste plus ou moins réduits à ce rôle odieux d'exacteurs, car les nécessités de l'empire étaient immenses et le trésor impérial toujours vide. Probus n'eut probablement que le tort de se conformer trop rigoureusement aux instructions mêmes de Valentinien dans le recouvrement des impôts. Mais, si l'on considère que les accusations portées par Ammien Marcellin sont vagues, embarrassées, que ses jugements sont presque contradictoires, qu'il y a du dépit dans les plaintes qu'il soulève contre Probus et du respect dans le ton avec lequel il parle de sa haute situation par sa naissance et ses richesses, on avouera que l'historien a été partial, qu'il a du moins reproduit les amers sarcasmes dont l'aristocratie païenne de Rome poursuivait un transfuge de l'hellénisme, chef tout-puissant des chrétiens dans l'empire[21].

Il en est, en général, ainsi de tous les incidents, de toutes les questions où la religion entrait comme élément. Ils sont négligés, omis, ignorés ou relégués inter minutias historiœ, selon la théorie de l'auteur, ou bien à peine mentionnés par le point où ils touchent à la politique ; encore même sont-ils dans ce cas mal compris, mal interprétés. La sincérité de l'historien ne nous paraît pas douteuse, mais ses préjugés, quelque mitigés et atténués qu'ils fussent, ne lui dérobèrent pas moins parfois la vue de la vérité et portèrent atteinte à son impartialité naturelle. Sa bonne foi paraît avoir été en particulier surprise par les renseignements puisés dans l'entourage officiel et païen qu'il fréquentait. Ce sont les Symmaque et les Prétextat, et non Ammien Marcellin, qui se prononcent sur les personnages et fonctionnaires chrétiens. Aussi ces jugements sont-ils presque toujours inspirés pare une sorte de malveillance qui, sans être odieuse et passionnée, comme celle des sectaires Eunape et Zosime, n'en révèle pas moins les malsaines rivalités des grandes familles patriciennes de Rome. Il ne faut les recevoir que sous conditions et après les avoir contrôlés par les informations d'auteurs chrétiens et contemporains. C'est là un des points les plus importants où le sens critique et l'impartialité native de notre historien ont été pris en défaut.

 

IV. — L'empereur Julien d'après Ammien Marcellin.

C'est en étudiant en particulier le règne de Julien que ces observations se présentent à l'esprit et qu'il est bon de faire ses réserves. Sans doute, il faut savoir gré à l'historien d'avoir maintes fois reconnu les fautes d'un prince

aimait et admirait comme soldat. Mais ces aveux sont faits à demi et ces protestations sont timides. Dans le fait, Ammien Marcellin donne peu de renseignements et son récit est à cet égard très incomplet. A peine soulève-t-il le voile jeté par les païens sur les fautes de leur héros et violemment déchiré par les auteurs chrétiens. On dirait de courtes révélations arrachées avec peine à l'âme attristée d'un ami. C'est Julien proclamé Auguste par les légions réunies dans la cité des Parisii et leur résistant en public, tandis qu'il fait répandre en secret dans les rangs de l'armée des libelles injurieux pour les exciter[22]. Et quand il a accepté l'empire, toujours malgré lui, il envoie une missive pleine de dignité à son cousin l'empereur Constance pour l'en informer ; mais cet envoi officiel est accompagné de lettres secrètes et offensantes que l'auteur par décence ne saurait reproduire, — évidemment ce n'était pas en vue de se ménager avec le prince un plus facile accord[23]. C'est encore Julien, seul maître de l'empire, qui exerce des représailles injustes contre certains des anciens partisans de Constance ou du moins les tolère sans les réprimer ; qui commet la dignité impériale parmi les sophistes accourus à la cour, les charlatans de toutes sortes et les prêtresses de Bacchus ; qui use à l'égard des chrétiens de perfidie et de violence, exagère les réformes du palais, ruine les membres de la curie d'Antioche par amour d'une vaine popularité et se laisse misérablement duper devant Ctésiphon par un transfuge de l'armée des Perses[24], etc. Tout cela est indiqué par Ammien Marcellin, mais incidemment, à mots couverts et comme à regret. En revanche, l'historien si réservé dans le blâme est intarissable dans la louange. Invincible dans les combats et administrateur intègre, Julien relève les Gaules, restaure l'empire, met l'ordre dans les finances et rétablit la discipline dans l'armée. Il eût à jamais anéanti la puissance des Perses si les dieux jaloux ne l'eussent envié à la terre. Soldat et philosophe, il est comparable à Trajan par ses victoires, à Marc- Aurèle par sa sagesse. L'antiquité n'a guère de héros qui puisse lui être égalé[25], etc.

C'est que, comme l'a dit Chateaubriand, Ammien Marcellin a vu Julien en beau. Il a vu le jeune étudiant. d'Athènes, improvisé César, se faisant une armée à force d'énergie, chassant les barbares et rétablissant l'ordre et la paix. Il l'a vu plus tard empereur et maître du monde, s'appliquant à corriger les abus, à resserrer les liens d'une administration usée, et recevant, comme jadis Auguste, les députations des peuples alliés et vaincus. Ce spectacle a doublement flatté son patriotisme de soldat et de romain, et le souvenir lui en est resté d'autant plus vif que ces jours de triomphe avaient été plus éphémères. Plus tard, l'historien se retrouva dans ce milieu de fonctionnaires païens — que les princes chrétiens n'écartèrent jamais des honneurs — et pour qui Julien resta comme un héros, un demi-dieu. Il prit ainsi l'habitude de ne considérer dans ce prince que ce qui était brillant et digne d'éloge, ouvrant à peine les yeux sur les fautes et les erreurs pour faire quelques restrictions et se donner les apparences de l'impartialité. Il passe notamment sous silence les nombreuses iniquités commises dans les provinces avec l'appui moral et tacite du prince ; alors que les païens triomphants se livraient à de sanglantes réactions contre les Galiléens. L'historien ne donne à ce sujet que, deux indications : les cruelles poursuites exercées contre les chrétiens d'Antioche au sujet de l'incendie du temple de Daphné et le massacre d'un arien, Georges, évêque d'Alexandrie, par la populace païenne de cette ville[26]. Or, ces violences étaient journalières, surtout dans les villes si mobiles et si irascibles de l'Orient. Les innombrables témoignages des auteurs chrétiens, orthodoxes ou dissidents, en font foi, et, au besoin, le violent sentiment de répulsion et de haine qui s'attacha pour toujours au souvenir de Julien l'Apostat serait un invincible argument, une évidente démonstration. En vain le dernier et savant historien des Romains, M. Duruy, objectera qu'Ammien Marcellin ne parlant pas de ces désordres, il est probable qu'ils furent de beaucoup moindres qu'on ne l'a dit[27]. L'objection tombe d'elle-même, car le témoignage de l'historien en pareil cas est incomplet ou partial. L'ancien officier des gardes du prince ignorait la plupart de ces crimes et de ces vexations que Julien présent, par décence ou esprit politique, n'aurait pu tolérer. Il voyait les choses du cabinet du prince, a dit M. de Broglie — et c'est fort juste. Combien plus vraisemblable est le témoignage de l'historien ecclésiastique Socrate ! Les gouverneurs de provinces, dit-il, voulant tirer profit et avantage de la superstition de l'empereur, firent plus de mal aux chrétiens qu'il n'était ordonné : ils exigèrent d'eux de plus grandes sommes qu'ils n'en devaient et exercèrent sur quelques-uns des violences[28]. A ce point de vue, l'histoire d'Ammien Marcellin, qui a en général une valeur documentaire si grande, est fautive et incomplète.

Toutefois, il faut tenir compte à l'historien de ces restrictions arrachées à sa bonne foi. Ces protestations, quelque timides qu'elles soient, donnent la mesure de sa sincérité et n'en ont que plus de poids pour nous aider à porter un jugement sur le caractère et l'esprit de Julien. Le critique indépendant peut aujourd'hui relever un à un ces aveux, les rapprocher des formelles accusations des Pères et historiens ecclésiastiques, reconstituer ainsi la physionomie si fuyante du dernier restaurateur du paganisme. Les renseignements puisés à ces deux sources si différentes, loin de se contredire, s'expliquent et se complètent mutuellement. Il n'y a pas de peine à ajouter foi aux intrigues et aux perfides menées que Julien déploya dans sa lutte contre le christianisme quand Ammien Marcellin nous montre ce prince devenu maître de l'empire, réunissant les évêques dissidents et les engageant à s'en tenir ferme-meut chacun à son opinion, afin de les diviser, ajoute l'historien, et par là de les rendre impuissants[29]. On n'est pas étonné de lire dans les pages des historiens ecclésiastiques plusieurs récits de jugements iniques rendus par ce prince à l'égard des chrétiens, tel que celui de la mort de saint Basile à Ancyre, d'après Sozomène, quand le grave historien avoue qu'on avait observé que Julien interrompait son interrogatoire pour demander brusquement aux accusés et aux plaideurs de quelle religion ils étaient : In disceptando aliquotiens erat intempestivus quid quisque jurgantium coleret tempore alieno interrogans[30]. L'on comprend même que saint Grégoire de Nazianze ait pu nous montrer, par une figure de rhétorique, les flots de l'Oronte rougis par le sang des chrétiens, puisqu'Ammien Marcellin confesse que Julien, ivre de colère à la suite de l'incendie du temple de Daphné, ordonna de fermer la grande église d'Antioche et livra les suspects à toutes sortes de tortures[31]. On se représente enfin la violente hypocrisie dont ce prince usa à l'égard des chrétiens, persécution plus odieuse que celle des Décius et des Dioclétien, qui avait du moins le mérite d'être franche et ouverte, quand on voit notre historien protester par deux fois, avec indignation, contre la mesure prise par Julien à l'égard des maîtres chrétiens : Illud autem erat inclemens, obruendum perenni silentio, quod arcebat docere magistros rhetoricos et grammaticos ritus christiani cultores[32]. Il n'est pas jusqu'au portrait physique de ce prince tracé par saint Grégoire de Nazianze qui ne soit d'accord avec celui qu'a laissé l'historien. Les traits sont exactement les mêmes : taille peu élevée, épaules hautes et larges, nez droit, yeux très vifs, bouche grande et lèvre pendante, agitation fébrile du corps, etc. Seule, la lumière qui éclaire la physionomie est bien différente. Si le saint a vu Julien en laid en ne considérant que le persécuteur apostat, Ammien Marcellin l'a certainement vu en beau en admirant avant tout le soldat et le général[33]. Soyons plus justes : corrigeons et complétons l'un par l'autre. Encore même ce qui restera pour toujours attaché au nom de ce prince, c'est moins le souvenir de sa gloire militaire et de ses réformes administratives que celui de son essai de restauration du paganisme ; car c'est vraiment par là que l'histoire de son règne touche à celle de l'humanité. Il fut un soldat courageux, un général vigilant ; mais bien d'autres avant lui le furent au même degré et plus que lui. Son mérite comme administrateur est encore moindre : ses réformes deviennent excessives, mesquines, entachées d'un vain désir de popularité[34]. Ce qu'il fut avant tout, c'est un sophiste, un Hellène couronné, possédé jusqu'à l'obsession de l'idée de refouler le culte di Galiléen pour imposer au monde l'adoration des dieux de la Grèce. C'est cette idée qui, puisée à Éphèse dans les incantations magiques de Maxime et de Chrysanthe, nourrie à Athènes dans les discussions des écoles, soutient le jeune César dans son gouvernement des Gaules, inspire toute sa politique quand il est devenu maître du monde, le jette enfin dans la plus aventureuse des expéditions pour s'arracher aux inextricables embarras que sa passion. lui a suscités. Or, il est facile aujourd'hui de porter un jugement sur cette tentative avortée et sur son auteur. Cette tentative fut d'abord une erreur dans l'esprit de Julien : on le vit bien après la mort de ce prince. Le monde, un instant troublé et arrêté, secoua les oripeaux dont on l'avait inutilement chargé et reprit sans détour sa marche vers l'avenir. Ce fut surtout une faute, car le prince qui osa l'entreprendre apporta à cette œuvre toutes les ressources d'un esprit fin et délié, tous les déguisements d'une nature longtemps façonnée à l'hypocrisie, toute la violence d'un sectaire. A ce point de vue, les renseignements fournis par les orateurs et les historiens ecclésiastiques, quelque exagérés qu'ils paraissent et que même ils soient dans certains cas, sont plus vrais que les réticences étudiées des historiens païens. Ils trahissent fort bien l'état des esprits de leur temps et les résultats de la politique inaugurée par celui qu'ils devaient flétrir à jamais du surnom d'Apostat. On a beau vouloir, de nos jours, revenir sur le passé et réviser les jugements déjà portés ; on a beau mettre en relief la gloire militaire de Julien, ses réformes dans l'administration des Gaules et plus tard de l'empire ; on a beau essayer de voir de la fierté et de l'indépendance d'esprit dans sa lutte contre la religion chrétienne, il n'en restera pas moins que Julien fut avant tout un dévot fanatique, un païen sectaire. Les faits sont là : un témoignage d'Ammien Marcellin, son admirateur attristé, suffit pour le prouver : On l'appelait le Victimaire, et on le blâmait avec raison, car on le voyait apportant les choses sacrées à la place des prêtres, et offrant des sacrifices entouré d'un cortège de femmes[35].

Ces aveux ont échappé avec peine à la plume discrète de l'historien : ils n'en prouvent que mieux son admirable impartialité. Nous la reconnaissons volontiers, mais avec les réserves qui se dégagent des observations déjà faites. En résumé, l'histoire d'Ammien Marcellin est en général le récit d'un homme instruit, compétent, sincère et bien informé ; mais il est parfois dominé par son ardent patriotisme, et il s'est fait, à son insu sans doute, le complice des récriminations des païens contre les chrétiens. Son récit est partant incomplet et même partial. S'il peut et doit même être pris comme base dans une histoire générale du quatrième siècle, il n'en demande pas moins à être complété, expliqué et contrôlé par les témoignages des auteurs chrétiens du même temps.

 

 

 



[1] Ammien Marc., XXVI, 1, 1.

[2] Ammien Marc., XXVIII, 1, 2.

[3] Gibbon, Hist. de la décadence de l'empire rom., t. V, p. 199.

[4] De Broglie, L'Église et l'Empire romain au quatrième siècle, t. IV, pp. 226, 358, 398, notes.

[5] V. Duruy, Histoire des Romains, t. VII, pp. 231 et 330.

[6] Remarquons aussi qu'Ammien Marcellin, bien que favorable à Julien, avoue sans détour que la retraite de l'armée romaine en Perse fut ordonnée et commencée par ce prince. Zosime, au contraire, rapporte que l'armée ne se retira qu'après l'élection de Jovien. (Ammien Marc., XXIV, 8, 2. Zosime, III, 30.)

[7] Ammien Marc., XXV, 3, 6. — Libanius, Orat., 10a.— S. Grégoire de Naz., Orat., Va. — Sozomène, VI, 1.

[8] Ammien Marc., XXVII, 1 et 2. — Eunape, Fragmenta historicor. græc., IV. — Zosime, IV, 9.

[9] Ammien Marc., XXV, 9.

[10] Ammien Marc., XXV, 9, 7.

[11] Ammien Marc., XV, 7, 7. Du reste, les chrétiens eux mêmes croyaient qu'Athanase lisait dans l'avenir, tant il excellait à déjouer toutes les intrigues de ses ennemis. — V. Sozomène, IV, 9. — Nicéphore, IX, 35.

[12] Ammien Marc., XV, 7, 8.

[13] Am. Thierry, S. Jérôme, pp. 84, 86, 95, 472. — De Broglie, L'Église et l'Empire romain au quatrième siècle, t. VI, p. 260.

[14] Ammien Marc., XXVII, 3, 14.

[15] Ammien Marc., XXVIII, 3, 7.

[16] Ammien Marc., XXVIII, 5, 5.

[17] Ammien Marc., XXVII, 10, 3 ; XXX, 7, 7.

[18] Ammien Marc., XXXI, 1, 2.

[19] Théodoret, II, 28.

[20] Ammien Marc., XXX, 1 et 2.

[21] Ammien Marc., XXVII, 11, 1 ; XXX, 5, 4-10 ; XXVIII, 1, 31, où il fait son éloge. — S. Paulin, dans la Vie de S. Ambroise, rapporte que deux Perses passèrent à Rome pour voir Probus, tant étaient grandes son influence et sa réputation.

[22] Ammien Marc., XX, 4, 10.

[23] Ammien Marc., XX, 8, 18. Il est étrange après ces aveux de voir M. V. Duruy écrire ces lignes : Julien espérait que Constance ratifierait le vœu de l'armée et que la guerre civile pourrait être évitée. Il lui adressa un récit véridique de ce qui s'était passé. Sa lettre était ferme et digne. Il promettait de lui rester fidèle, d'accepter de sa main un préfet du prétoire et de lui envoyer quelque secours militaire, etc., t. VII, p. 319. M. Duruy ne tient aucun compte des lettres secrètes envoyées par Julien. Cependant, il ne les ignore pas, car il en parle dans une petite note.

[24] Ammien Marc., XXII, 3, 7 ; XXII, 12, 6 et 7 ; XXII, 5, 3 ; XXII, 10, 7 ; XXII, 13, 2 ; XXII, 9, 12 ; XXIV, 7, 5 ; XXV, 4, 18, 19 et 20.

[25] Ammien Marc., XVI, 1, 4 ; XVI, 5 ; XXV, 4, 1 et passim.

[26] Ammien Marc., XXII, 13, 9 ; XXII, 11, 3.

[27] V. Duruy, Histoire des Romains, t. VII, p. 352.

[28] Socrate, III, 14.

[29] Ammien Marc., XXII, 5, 3.

[30] Ammien Marc., XXII, 10, 2. Sans doute, l'historien ajoute que Julien ne prononçait pas moins le jugement selon la justice et que jamais il ne condamna quelqu'un en raison de la religion qu'il suivait ; mais en cela il se trompait, car Julien condamnait alors le chrétien au nom de la majesté de l'empire outragée (Sozomène, V, 11), et d'ailleurs, l'historien lui-même se contredit quelques lignes plus bas, avouant les erreurs de jugement de Julien, XXII, 10, 6.

[31] Ammien Marc., XXII, 13, 2.

[32] Ammien Marc., XXII, 10, 7 ; XXV, 4, 20.

[33] Ammien Marc., XXV, 4, 22. — S. Grégoire de Naz., Orat., IV.

[34] Ammien Marc., XXII, 9, 12 ; XXII, 14, 1 ; XXV, 4, 18.

[35] Ammien Marc., XXII, 14, 3, et XXII, 12, 6 ; XXV, 4, 17. En revanche, il serait facile d'opposer à la conduite hypocrite et violente de Julien envers les chrétiens la politique de tolérance des empereurs chrétiens à l'égard du paganisme. Constantin resta fidèle toute sa vie à l'édit de Milan qu'il avait porté, et Théodose lui-même, dont les édits abolirent le culte officiel du paganisme, fut plein de déférence pour les personnes. Il garda dans son entourage et à la tête des armées des païens illustres. Quant à Constance, Valens et Valentinien, dont parle Ammien Marcellin, le premier comme le second respectèrent le culte dos dieux et ne firent la guerre qu'aux catholiques orthodoxes et aux païens accusés des crimes de sorcellerie et de magie. Le philosophe Démétrius Cythrax, accusé d'avoir interrogé les devins, est laissé libre dès qu'il a démontré que depuis son enfance il sacrifiait aux dieux et qu'il consultait l'oracle, non par ambition, mais pour se rendre la divinité favorable. (Ammien Marc., XIX, 12, 12.) Et Valentinien eut pour règle de conduite durant toute sa vie de tenir une balance égale entre les deux cultes, comme le dit expressément l'historien : Ammien Marc., XXX, 9, 5.