AMMIEN MARCELLIN, SA VIE ET SON ŒUVRE

 

DEUXIÈME PARTIE. — L'ŒUVRE.

CHAPITRE IV. — LES SOURCES (géographiques).

 

 

I. — Sur le monde connu au quatrième siècle.

Le récit d'Ammien Marcellin est souvent entrecoupé de digressions géographiques, et ces digressions sont d'une telle importance, elles occupent une si grande place dans son œuvre qu'on ne saurait les négliger.

Ammien Marcellin avait fait certainement une description de tout l'univers connu de son temps, embrassant à la fois et les provinces comprises dans l'empire romain, et les peuples situés en dehors des frontières ; mais bon nombre de ces digressions ont péri avec les livres qui les contenaient. Ce travail était en effet disséminé dans l'ensemble de l'œuvre historique et amené selon que les circonstances et le récit des faits le demandaient. C'était l'histoire conçue à la façon de Timagène, que notre historien aimait, et dont Quintilien a dit qu'il renouvela l'histoire : historiam nova laude reparavit[1]. La géographie s'ajoutait à l'histoire, l'expliquait en la complétant. Tacite n'eut garde de ne pas profiter d'un tel progrès, et la plupart de ses récits de campagne sont précédés d'une description du pays où se passent les opérations. Ammien Marcellin, émule et continuateur de Tacite, adopta le même système, et cela d'une manière voulue et raisonnée. Il nous dit, au commencement de la description des Gaules : Il est bon, semble-t-il, de décrire les différentes parties et la situation des Gaules, de peur que ; parlant de choses inconnues au milieu d'un récit de combats importants, je ne ressemble à ces pilotes négligents obligés, au milieu des flots et de la tempête, de raccommoder leurs voiles et leurs cordages qu'ils auraient pu préparer à loisir[2].

La recherche des sources auxquelles l'auteur a emprunté ces descriptions géographiques a un intérêt spécial ; elle servira à déterminer la valeur de ces digressions. Ammien Marcellin a-t-il décrit le monde connu de son temps tel qu'il était au quatrième siècle, ou bien, s'en rapportant aux travaux de ses devanciers, n'a-t-il pas reproduit des descriptions déjà vieilles de deux, trois, quatre ou même cinq cents ans ? Questions de première importance pour apprécier l'autorité de ces digressions comme sources historiques et géographiques du quatrième siècle. Dans une riposte à M. Gaston Pâris, au sujet de l'origine des langues romanes, M. Granier de Cassagnac soutenait que le dialecte gaulois fut toujours parlé sous la domination romaine et que notre langue française dérive de ce dialecte bien plus que du latin. Comme preuve à l'appui de son dire, M. de Cassagnac citait deux passages d'Ammien Marcellin sur les druides[3]. Les textes par eux-mêmes ne prouvaient rien en faveur de sa thèse, mais la grossière erreur était de les entendre comme révélant l'état de la Gaule au quatrième siècle, comme si les Bardes, les Euhages et les Druides existaient encore du temps de l'historien ; comme si l'on eût encore, sous Théodose, distingué des Belges, des Celtes et des Aquitains, différents entre eux par la langue, les mœurs et les lois. Ammien Marcellin avait, en effet, copié ces textes dans les sources qu'il suivait, et nous retrouvons, mot pour mot, le premier texte dans la géographie de Strabon, qui écrivait au premier siècle de notre ère, et encore Strabon l'avait-il peut-être emprunté à Timagène, qu'il cite souvent au sujet des Gaules, ou même à Posidonius, qui vivait un siècle auparavant, et qui, le premier, avait visité et décrit notre pays[4]. On voit par cet exemple combien il est utile de rechercher les sources des digressions géographiques que l'historien a disséminées dans son œuvre, afin de ne donner aux textes que la valeur probante qu'ils ont en effet.

Il est facile de dégager de ces digressions deux éléments : l'un est le fruit des observations personnelles de l' historien, l'autre reproduit les extraits de ses nombreuses lectures : visa vel lecta, nous dit-il lui-même. Nous ne dirons rien du premier, sinon que ces renseignements fournis par l'historien se reconnaissent à première vue, se détachent aisément du contexte et sont du plus vif intérêt. Pour s'en convaincre, il suffit de relire le portrait des Perses inséré à la fin de la description de ce pays : Ils sont presque tous secs, bruns et livides ; ils ont le regard farouche, les sourcils joints et arqués, la barbe assez les cheveux longs et hérissés. On les voit toujours l'épée au côté, soit dans les repas,  soit aux jours de fête[5], etc. On trouve des passages analogues dans presque toutes les autres digressions[6]. Leur autorité est très grande, car ils sont le témoignage d'un homme grave, instruit, qui, pendant dix ans, a parcouru le monde connu d'alors, des bords du Rhin aux extrémités de l'Orient.

Le deuxième élément, fruit de la lecture des ouvrages du temps ou antérieurs, est de beaucoup le plus considérable dans ces digressions ; il est seul l'objet de cette étude. Déjà les premiers éditeurs d'Ammien Marcellin, et, avant tous, les frères de Valois au dix-septième siècle, avaient signalé et noté dans leurs commentaires de nombreux rapprochements du texte de notre historien de celui d'autres auteurs, là plupart plus anciens. Mais on s'était borné à constater ces rencontres sans les expliquer. On ne les avait point étudiées et classées, ni coordonnées dans un ensemble pour découvrir la manière de composer de l'historien. On n'avait point déduit les conséquences et porté un jugement sur la valeur historique de ces digressions. C'est à quoi se sont appliqués de nombreux philologues allemands désireux de continuer l'œuvre des frères de Valois et de rétablir le texte encore si mutilé de notre auteur[7]. Nous donnerons les résultats des recherches de deux d'entre eu les plus connus, V. Gardthausen et Th. Mommsen, dont les systèmes opposés répondent à la question suivante : Ammien Marcellin, qui reproduit souvent dans ses digressions les auteurs anciens, Ératosthène, Timagène, Strabon chez les Grecs ; César, Salluste, Tite-Live, Pline, Solin, Sextus Rufus chez les Latins, a-t-il abordé directement ces différentes sources en faisant lui-même un travail d'agencement, ou bien a-t-il trouvé ce travail déjà fait dans son ensemble par quelque géographe antérieur, et s'est-il borné à l'abréger en le résumant ? Telle est la question nettement posée et résolue en sens inverse par MM. V. Gardthausen et Th. Mommsen. Nous allons exposer l'opinion de chacun d'eux, reproduire leurs principaux arguments, après quoi nous dirons notre manière de penser.

1° — Système de M. V. Gardthausen.

L'étude comparée des digressions géographiques d'Ammien Marcellin, dit M. V. Gardthausen, nous fait découvrir un plan que l'historien a suivi dans la plupart d'entre elles. L'auteur donne d'abord l'aspect général du pays qu'il décrit, ses diverses productions, cite les noms des fleuves qui l'arrosent, des villes principales, mentionne les anciens noms et les origines de ces villes, termine en racontant comment le pays, ainsi décrit, fut incorporé à l'empire romain. S'il était encore situé en dehors des frontières de l'empire, comme la Perse, l'historien remplace ce dernier renseignement par quelques informations sur le développement historique de la contrée et en particulier sur les rapports qu'elle a pu avoir avec les Romains. Ce cadre, nous le trouvons fidèlement rempli dans les digressions des provinces de l'Orient, XIV, 8 ; des Perses, XXIII, 6 ; de la Thrace, XXVII, 4 ; et encore, dans une certaine mesure, dans la description des provinces des Gaules, XV, 10, 8-11 et 11, 6-15 ; et dans celle de l'Égypte, XXII, 15, 1-2, et XXII, 16, 1-6. Or, dit le critique allemand, ce cadre fidèlement rempli dans la plupart des digressions suppose la préexistence d'un travail important, de longue haleine, dans lequel aurait été décrit tout le monde connu, qu'Ammien Marcellin aurait eu sous la main et aurait suivi en le résumant. Ce travail ou cette géographie schématique, conçu d'après ce plan (σχήμα), aurait été une compilation de morceaux extraits des anciens géographes et méthodiquement rangés selon les dernières divisions politiques ; une sorte de manuel à l'usage des lettrés du quatrième siècle. L'auteur de ce manuel était Romain, car il s'identifie avec eux : nobiscum hœ nationes dimicaruntin ditionem veterum transiere nostrorurnsocietatique nostræ[8], etc. On a cru même retrouver son nom, et Godefroy l'a indiqué Alypius ; mais ce nom a été ensuite abandonné. On peut du moins donner par conjecture la date de la rédaction de ce manuel. Il faut la placer vers le milieu du quatrième siècle, car le diocèse d'Orient est décrit d'après les dernières réformes de Dioclétien, et Trèves est mentionnée comme étant la résidence habituelle des princes — domicilium clarum principum — ce qui effectivement n'eut lieu que sous l'empereur Constantin II, de 340 à 350. Ce manuel était conçu sur un plan très vaste, car il embrassait toutes les provinces de l'empire romain et de plus tout ce qui était connu en dehors des frontières, sur les Perses, les Scythes, les Sères, etc. La valeur devait en être fort grande et la perte n'en est que plus regrettable pour nous. Un ouvrage tel, dit M. Gardthausen, que non seulement il énumérait les villes, les fleuves, etc., mais encore donnait des renseignements sur la population de chaque province, son degré de culture, ses produits, son commerce, tant en importation qu'exportation, eût comblé une très grande lacune dans notre connaissance des anciens peuples[9].

C'est à ce manuel, ainsi décrit et reconstitué par le savant philologue, qu'Ammien Marcellin aurait eu recours pour la plupart de ses digressions géographiques. L'historien n'aurait donc connu et reproduit qu'indirectement, et grâce à cet intermédiaire, les vraies sources, les anciens géographes grecs et latins. C'est ce que prouve, dit M. V. Gardthausen, l'exacte observation de ce cadre, de ce plan schématique dans ces digressions, et, de plus, l'étude comparée des textes de l'historien et des anciens géographes ne fait que confirmer cette supposition. Ainsi, la liste des provinces de l'empire perse donnée par Ammien Marcellin, XXIII, 6, est la même que celle de Ptolémée, 6, 16. Mais d'après la grave altération des noms propres en passant du grec au latin, M. Gardthausen affirme qu'Ammien Marcellin n'a pas dû lire le texte grec, mais une version latine faite elle-même sur des manuscrits déjà altérés de Ptolémée ; il ajoute que l'historien n'aurait pas dit que trois villes seulement étaient chez les Scythes s'il eût lui-même consulté Ptolémée, puisque ce dernier en donne cinq[10]. Ces altérations, ces erreurs n'ont pu se produire que par un intermédiaire qui n'est autre que le Manuel de géographie déjà supposé.

Ammien Marcellin n'a pas davantage consulté directement les auteurs latins avec qui il a d'étroits rapports, pas même ses contemporains, tels que Rufus Festus. Il lui arrive, en effet, de donner plus de détails que Rufus[11], preuve certaine qu'il avait recours à une source antérieure et plus développée ; laquelle ne peut être encore que le Manuel de géographie esquissé plus haut, où tous deux ont puisé. Intermédiaire entre Ptolémée et Ammien Marcellin, ce Manuel est source commune pour Rufus Festus et Ammien.

Toutefois, observe M. V. Gardthausen, malgré son importance et son étendue, cette géographie schématique ne peut suffire à rendre raison de toutes les digressions de notre historien. Son plan-se retrouve à peine dans les digressions des Gaules et de l'Égypte ; il disparaît entièrement dans celles des bords de la Thrace et des rivages du Pont-Euxin. Une périégèse, dans la forme de celle de Denys, qui nous a été conservée, paraît avoir été la source de cette dernière. Elle était écrite en grec, car les mesures des distances sont données en stades, et la configuration des lieux est comparée aux lettres de l'alphabet grec. Ainsi la Propontide représente la lettre Φ (XXII, 8, 6). Elle était composée en vers, car les allusions mythologiques sont nombreuses et l'auteur s'en réfère aux poètes : Ut poetœ loquuntur (XXII, 8-13). L'historien a dû s'en rapporter directement à cette source, car il n'y a pas de raison de supposer le contraire. Mais il avait à côté de lui d'autres travaux qu'il amalgamait tant bien que mal : sa description, qui se développait d'abord d'Occident en Orient, se trouve tout d'un coup allant dans le sens contraire, d'Orient en Occident, et de plus la position de certains fleuves est intervertie[12].

Une autre source d'Ammien Marcellin, continue M. V. Gardthausen, et non moins importante, fut un recueil de morceaux choisis, phénomènes étranges ou récits merveilleux, extraits des nombreux ouvrages. de Pline et disposés chorographiquement : c'était la Chorographia Pliniana. Il existe, en effet, des rapports étroits entre le texte d'Ammien et celui de Pline et de Solin. Or, a établi M. Mommsen, dans la préface de son édition de Solin, l'œuvre de ce dernier n'est qu'un abrégé de cette Chorographia Pliniana dont on retrouve souvent les traces[13]. Ammien Marcellin a dû puiser directement à cette source, car il n'y a pas de raison de supposer le contraire, et il est probable qu'il la consultait dans toutes les digressions, insérant au fur et à mesure tout ce qu'il jugeait digne d'intérêt et propre à relever l'attention des auditeurs, puisque nous retrouvons un peu partout de ces sortes de récits[14]. Peut-être même l'historien avait-il été amené dans le courant de la composition à citer le nom de l'auteur en un passage où il est question des Huns et des Alains, mais le texte est mutilé et il est impossible de le rétablir[15].

Quant aux autres rencontres fortuites du texte d'Ammien Marcellin et d'autres auteurs anciens, tels que Salluste, Tite-Live, Tacite, etc., M. V. Gardthausen estime que l'emploi de ces sources n'a pas été direct, car ces rencontres ne se trouvent que dans les digressions géographiques, et les passages font tellement corps avec le contexte qu'on ne saurait les en distraire. On doit donc les rapporter à la même source, qui est en général le Manuel de géographie schématique. Ce serait donc l'auteur de ce Manuel, et non Ammien Marcellin, qui aurait compilé tous ces auteurs anciens. Telles sont les conclusions de M. V. Gardthausen. Elles témoignent dans le critique non moins d'érudition que de sagacité[16]. Cependant, elles n'ont pas paru tellement convaincantes qu'elles n'aient provoqué de nouvelles recherches et suscité des systèmes souvent opposés. Tel est celui de M. Th. Mommsen.

2° — Système de M. Théodore Mommsen.

M. Th. Mommsen n'a pas jugé suffisantes les raisons alléguées par M. V. Gardthausen pour imaginer et supposer l'existence de ce manuel de géographie schématique, prétendu fondement de la plupart des digressions de notre historien. Ce plan ainsi conçu, ce cadre fidèlement rempli, pense- t-il, fut l'œuvre personnelle d'Ammien Marcellin, qui l'inventa pour son usage. L'historien avait entre les mains les listes officielles des provinces de l'empire, des Notitiæ provinciarum, telles que la Notitia Galliarum, et le Dénombrement des provinces d'après le manuscrit de Vérone, et, de fait, les divisions administratives données par Ammien correspondent pour les Gaules, la Thrace, l'Orient et l'Égypte à celles de Dioclétien[17]. Cette nomenclature de provinces et de villes eût été sèche et aride surtout devant un auditoire de lettrés ; aussi l'auteur s'efforça de l'élever à la dignité de l'histoire, dont il avait grand souci, en faisant suivre chaque nom de ville ou de province des renseignements que lui-même avait puisés dans la lecture des anciens. C'est ainsi qu'il a dû lire lui-même le texte de Rufus Festus, du moins dans sa partie principale qui est l'historique de l'incorporation des provinces de l'empire, et il le reproduit presque mot pour mot[18]. Quant aux minces détails ajoutés par Ammien Marcellin, ils sont insignifiants, de pures amplifications dans le style et la manière de l'auteur. Qu'Ammien Marcellin ait dit que les Scordisques offraient leurs captifs en sacrifices à Mars et à Bellone, au lieu de Diis comme Rufus ; qu'ils buvaient le sang humain dans des crânes en ajoutant creux ; que les légions aient souvent éprouvé des revers de la part de ces peuples et qu'elles aient perdu même leur général, cum rectore, on avouera que ce sont des riens qui ne tirent pas à conséquence, et M. Th. Mommsen ne croit pas devoir recourir pour les expliquer, comme a fait M. V. Gardthausen, à une source commune antérieure. Il croit tout simplement à un emprunt direct fait par l'historien à son devancier. Rufus Festus publia en effet son livré vers 371 et le dédia à l'empereur Valens. Ammien Marcellin, homme instruit et dans une haute situation administrative, ne put l'ignorer, et il est tout naturel qu'il s'en soit servi dans les rapides notices qu'il consacrait à chacune des provinces de l'empire.

Les diverses Notitiæ provinciarum fournirent donc à l'historien un cadre naturel pour la description des provinces de l'empire. C'est aux Listes de Ptolémée qu'il dut avoir recours, faute d'autres, pour décrire les contrées situées en dehors des frontières romaines. De fait, nous retrouvons ces listes de noms dans la description de la Perse et d'une partie des rivages de la Thrace — la Sarmatie d'Europe et d'Asie, les bords de la mer Noire au nord, depuis le Phase jusqu'à Byzance[19] —. Mais ici encore, à l'inverse du système de M. V. Gardthausen, M. Th. Mommsen croit à un emprunt direct fait par l'historien au géographe grec et non à un intermédiaire latin. Pour lui, les objections de M. Gardthausen, tirées de l'altération des noms propres, sont de peu d'importance, car ces altérations ne proviennent pas de l'ignorance du grec, ce qui serait inadmissible dans Ammien Marcellin, et peuvent d'ailleurs être expliquées autrement, à savoir, par la faute des copistes[20].

Il est un autre historien-géographe grec qui fut certainement mis à contribution par Ammien Marcellin : c'est l'historien Timagène, natif d'Alexandrie, longtemps en faveur auprès d'Auguste, et, au dire de Quintilien, un des restaurateurs de l'histoire. On lui attribue une Histoire des Gaules et un Périple autour de la mer Méditerranée[21]. Il est juste de croire qu'Ammien lui emprunta une bonne part de ce qu'il dit du pays des Gaules et la première partie de la digression sur le pourtour des côtes de la Thrace et du Pont-Euxin, c'est-à-dire la description du rivage européen depuis le mont Athos jusqu'à Byzance, et du rivage asiatique depuis Alexandria-Troas jusqu'au Phase[22], le reste devant être rapporté à Ptolémée, comme nous l'avons déjà dit. On trouve encore dans la description de la Perse quelques renseignements maritimes avec évaluation des distances qui peuvent avoir été trouvés dans le Περίπλους πάσης θαλάσσης de Timagène ou dans le célèbre Itinéraire d'Ératosthène, sur les routes des portes Caspiennes à l'Inde[23]. Dans tous les cas, M. Th. Mommsen pense que l'emprunt a été direct, car l'historien cite nommément Timagène comme étant sa source dans la description des Gaules et fait l'éloge de son exactitude ; preuve qu'il le connaissait et l'avait étudié : Timagenes diligentia græcus et lingua[24].

Les deux critiques sont enfin d'accord pour constater des rapports étroits entre le texte d'Ammien Marcellin et celui de Solin, et tous deux en donnent la même explication. Solin, érudit lettré du troisième siècle environ, est l'auteur d'un recueil de récits extraordinaires disposés chorographiquement. Or, observe M. Th. Mommsen dans l'excellente préface de son édition de Solin[25], l'étude comparative des textes d'Ammien Marcellin et de Solin montre que le plus souvent les deux historiens dépendent de Pline ; toutefois, il arrive parfois que le texte d'Ammien Marcellin est plus près du texte de Pline que celui de Solin, et réciproquement — preuve qu'Ammien n'a pas suivi le texte de Solin. — Il arrive même qu'Ammien ajoute des détails qui manquent chez Pline ou chez Solin, ou même chez l'un et l'autre ; donc, Ammien n'a eu directement recours ni à l'un ni à l'autre, et M. Mommsen conclut à l'existence d'une Chorographia Pliniana, ou recueil de morceaux choisis, de récits merveilleux, étranges, extraits pour la plupart des œuvres si variées de Pline et d'autres géographes, tels que Mela, et rangés chorographiquement. Le recueil de Solin n'est qu'un abrégé de cette chorographie. C'est directement à cette source qu'Ammien Marcellin aurait emprunté la plupart des renseignements qu'il donne sur l'Égypte[26] et bon nombre de notices insérées dans presque toutes les autres digressions[27]. La démonstration de M. Th. Mommsen a paru en cet endroit tellement évidente, que M. Gardthausen n'a pu s'empêcher da l'admettre et de reconnaître que notre historien eut directement recours à l'auteur de la Chorographia Pliniana.

Ammien Marcellin avait ainsi entre les mains, à côté des Notitiæ provinciarum et des Listes de Ptolémée, qui lui fournissaient le cadre obligé de ses descriptions, une Chorographia Pliniana, ouvrage très étendu, riche en renseignements les plus variés, les plus étonnants ; et jaloux de faire montre d'érudition, de relever et d'ennoblir sa matière, il insérait ces mille prodiges à mesure que les noms géographiques se présentaient, ce qui lui était d'autant plus facile que cette Chorographia Pliniana elle-même était rangée et ordonnée d'une façon chorographique. Du reste, Ammien Marcellin ne se borna pas à l'employer dans les digressions géographiques, on trouve dans bien d'autres passages de ses livres d'histoire des récits analogues qui trahissent la même origine, par exemple sur l'interprétation des songes, sur le Castor, sur la manière d'intercaler, etc.[28]

 

Tels sont les deux systèmes imaginés par MM. Gardthausen et Mommsen pour rendre compte des sources géographiques d'Ammien Marcellin. D'accord la plupart du temps pour reconnaître la parenté de tels ou tels passages de l'historien avec ceux de Ptolémée, de Strabon, de Salluste, de Rufus Festus, de Solin, etc., les deux critiques ne diffèrent que dans l'explication de ces rapports de filiation. Là, où M. Mommsen croit à, un emprunt direct fait par l'historien, M. Gardthausen place généralement un intermédiaire, et reconstitue ainsi une sorte de Manuel, une Géographie schématique, compilation des historiens géographes anciens et source directe d'Ammien Marcellin. Que faut-il en penser ? Tout en rendant hommage aux savantes recherches de ces critiques, aux travaux desquels nous devons une bonne édition de Solin et d'Ammien Marcellin, il est permis de faire quelques restrictions.

L'existence de ce Manuel de géographie imaginé par M. Gardthausen ne paraît pas suffisamment justifiée. Une hypothèse n'a de valeur qu'autant qu'elle donne des faits une explication convenable et qu'elle est nécessaire à cette explication. Or, il n'est pas difficile de surprendre de l'effort dans les arguments de M. Gardthausen pour rejeter l'emprunt direct fait aux auteurs anciens et nous amener à admettre une source intermédiaire, sa Géographie schématique. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, M. V. Gardthausen prétend qu'Ammien Marcellin n'a pas directement puisé à l'œuvre de Salluste, parce qu'on ne trouve de ces rapprochements que dans les digressions géographiques. Si le fait était vrai et dûment constaté, on n'en pourrait pas moins répondre que l'historien n'a consulté son illustre devancier, qu'il avait sous la main, que lorsqu'il en a senti le besoin, c'est-à-dire dans ces mêmes digressions. Mais il n'en est pas ainsi, et une lecture plus attentive des deux historiens montre qu'Ammien Marcellin avait beaucoup lu l'auteur de Jugurtha et des Histoires, qu'il en avait même retenu beaucoup de mots et d'expressions que l'on retrouve, non plus dans les digressions géographiques, mais encore dans le texte général du récit[29] ; ce qui n'est pas étonnant, car Salluste était beaucoup lu et imité au quatrième siècle, à cause de sa recherche et de ses artifices du langage[30]. Cet exemple prouve que M. V. Gardthausen s'est laissé trop absorber par son idée de tout ramener à sa Géographie schématique et qu'il est dangereux de vouloir trop prouver.

Il est donc moins systématique et partant plus naturel d'admettre, avec M. Th. Mommsen, qu'Ammien Marcellin emprunta simplement le cadre de ses digressions d'une part aux diverses Notitiæ provinciarum pour les pays qui faisaient partie intégrante de l'empire, et d'autre part aux Listes de Ptolémée pour les contrées situées en dehors des frontières ; que pour orner et relever cette nomenclature un peu sèche, il ajoutait les renseignements qu'il puisait lui-même dans la lecture des anciens et notamment dans la Chorographia Pliniana ; qu'enfin, il avait recours parfois à des travaux spéciaux comme le Périple de Timagène, dans la description des côtes de la Thrace et des bords du Pont-Euxin. Ce plan était on ne peut plus facile à imaginer et il n'y a pas de témérité à croire qu'Ammien Marcellin était capable de l'inventer, au lieu d'avoir recours à un intermédiaire quelconque d'une existence problématique et nullement justifiée.

Cette recherche des sources, le critique ne doit pas la pousser trop loin, sous peine d'être dupe de ses propres idées et de se faire illusion. Il est bon de s'en tenir à des résultats généraux sans vouloir donner l'origine de chaque passage en particulier. Ammien Marcellin était un liseur infatigable et il avait sous la main bon nombre de livres aujourd'hui totalement perdus. Il serait donc bien imprudent de vouloir rendre compte de tout, de chaque ligne, de chaque mot en particulier.

Cette restriction faite, il faut avouer que cette étude des sources géographiques n'est pas une question oiseuse et sans utilité. Elle a d'abord servi à rétablir le texte altéré de notre historien. C'est en recourant aux sources probables de ces digressions qu'on a pu corriger bien des noms propres et même combler des lacunes de plusieurs mots[31]. Ce travail est facile, fertile en résultats quand les textes originaux ont été conservés, et peuvent être rapprochés de celui d'Ammien Marcellin. Mais trop souvent ces textes ne sont pas parvenus jusqu'à nous, et la correction, comme la comparaison, devient impossible. Que ne gagnerait-on pas, par exemple, à rapprocher la digression sur les rivages de la Thrace et les bords du Pont-Euxin (XXII, 8) du Périple de Timagène, source probable de l'historien ? ou encore celle des Perses, du célèbre Itinéraire d'Ératosthène ? Justement ces deux digressions sont des plus faibles, des plus embrouillées et des plus défectueuses. Que ne gagnerait-on pas enfin à pouvoir lire cette Chorographia Pliniana, qui n'était rien moins qu'un vaste répertoire, une sorte d'encyclopédie de la science historique et géographique de l'antiquité ?

Un autre résultat de cette enquête sur les sources est de nous montrer sur le vif la manière dont l'historien composait ses digressions. On le voit ayant sous les yeux les divers catalogues des provinces (notitiæ) ou les listes de Ptolémée, dressant son plan et farcissant ce cadre de tous les renseignements que lui suggéraient ses souvenirs personnels ou les fruits de ses lectures (visa vel lecta), désireux avant tout de ne pas laisser passer un nom propre sans une notice particulière. Ce travail était fait, semble-t-il, au pied levé et sans que l'historien se piquât de beaucoup de précision. C'est ainsi que, se fiant trop à sa mémoire, il va jusqu'à mettre dans la Libye deux villes que Ptolémée, sa source, avait rangées dans la Cyrénaïque[32], et qu'il paraît placer les limites des Perses et des Romains entre Zaitha et Dura, tandis que, d'après les hommes les plus compétents, c'était l'Abora, affluent de l'Euphrate, qui servait de limite[33]. Parfois, il amalgamait assez mal des sources différentes, ce qui explique le désordre qui règne dans les digressions relatives aux bords du Pont-Euxin et aux frontières de la Perse[34]. Enfin, le désir de plaire ou plutôt de faire montre d'érudition n'est pas absent de ces longues descriptions. On le devine à l'étrangeté puérile de certaines données, aux origines diverses indiquées pour la même ville, à l'appel retentissant qu'il fait aux noms, des plus grands géographes : Ératosthène, Hécatée, Timagène, etc., totiusque geographiœ assensio[35]. Ces observations nous amènent à dire comme conclusion quelle est la valeur de ces digressions.

Évidemment, il faut distinguer ce qui est d'Ammien Marcellin lui-même et ce qui provient de ses sources. Là où l'historien raconte ou décrit ce qu'il a vu, ce dont il a été témoin — et ce sont presque toujours des observations de voyageur sur les mœurs du pays qu'il visite — il est digne de foi, et, le ton d'exagération mis de côté, il mérite notre confiance, car il est homme sincère, loyal et impartial. De fait, ces récits qui témoignent des souvenirs personnels se détachent fort bien du contexte et portent tous les caractères de la vérité. Quant à la partie de ces digressions empruntée aux auteurs anciens, il ne faut évidemment leur accorder que la valeur originaire qu'elles ont. Ce serait une erreur de considérer comme un document du quatrième siècle ce qui remonte à trois, quatre ou même cinq cents ans auparavant, et de prendre une donnée d'Ératosthène ou de Timagène comme l'expression de ce qu'était le monde au temps de Julien et de Théodose. De là deux sortes d'erreurs dans notre historien, consistant : 1° à reproduire de fausses descriptions imaginées par les anciens géographes qu'il suivait, telles que celles du cours inférieur du Rhin, des bords du Pont-Euxin et des distances de la Perse ; 2° à donner comme actuellement vrais bien des renseignements, bien des faits qui ne l'étaient plus depuis longtemps, comme lorsqu'il fait régner encore à la fin du quatrième siècle les Arsacides déchus de l'empire en 226. On est en droit de s'étonner qu'un homme instruit, ayant occupé dans l'armée et la magistrature de hautes fonctions, ait commis de telles erreurs. Mais il faut remarquer qu'elles se trouvent dans les descriptions de pays situés en dehors des frontières, que les documents officiels devaient ainsi faire défaut et que l'historien dut s'en rapporter aux travaux des anciens géographes. Quoi qu'il en soit, si l'exécution a laissé beaucoup à désirer en certains endroits, on ne peut que souscrire au plan et rendre hommage aux intentions de l'historien. Il n'a pas tenu à lui que nous n'ayons disséminée dans l'ensemble de son œuvre une description de tout le monde connu de son temps, une sorte de résumé de toutes les connaissances géographiques, ethnographiques et historiques que possédait un homme bien élevé à la fin du quatrième siècle.

 

II. — En particulier sur la Gaule.

L'étude que nous venons de faire sur les sources géographiques d'Ammien Marcellin ne consigne que des résultats généraux et s'étend à toutes les digressions de ce genre. Il sera bon, croyons-nous, d'insister sur l'une d'elles, afin de mieux caractériser le système de l'historien. Nous choisissons la digression sur les Gaules : elle nous tient plus à cœur comme Français, et d'ailleurs elle est une des plus intéressantes de notre historien, soit à cause de l'abondance des documents qu'il avait sous la main, soit parce qu'il vécut longtemps lui-même dans les Gaules comme soldat et put ainsi enrichir son récit de souvenirs personnels.

Au moment de raconter les campagnes de Julien en Gaule (de 356 à 360), l'historien a cru devoir préparer et décrire le champ de bataille, et il y a consacré quatre chapitres (liv. XV, ch. 9, 11 et 12). Il y a un ordre observé : l'auteur rapporte d'abord les antiques traditions sur les premiers habitants des Gaules (aborigènes), ses poètes et ses prêtres, les bardes, les euhages et les druides (XV, 9). Il donne ensuite les frontières des Gaules, et à l'occasion des Alpes qui les séparent de l'Italie, il décrit les divers passages qui mettent en relations les habitants des deux contrées (XV, 10). Ces premières notions fournies, il expose la division des Gaules — au temps de César : Belges, Gaulois et Aquitains (XV, 11, 1-6), — la division en provinces sous Auguste : la Narbonnaise, l'Aquitaine et les deux Germanies (XV, 11, 6), — la division plus récente en treize provinces (XV, 11, 7-16) ; l'auteur clôt cette énumération par la description du cours du Rhône (XV, 11, 16-18). Le quatrième et dernier chapitre est consacré à la peinture des mœurs des Gaulois et au récit de la conquête de ce pays par les Romains après dix ans de guerre (XV, 12). Reprenons en détail ce sommaire.

Les origines. — Les premiers habitants des Gaules, dit l'historien, furent aborigènes, issus du sol, et appelés Celtes, du nom de leur roi, et Galates, du nom de la mère de ce roi. Les uns pensent qu'une colonie de Doriens, ayant suivi Hercule, vint s'établir sur les bords de l'Océan, et le témoignage des druides confirme cette opinion. On dit encore que des Troyens, après la prise d'Ilion, fuyant les Grecs, vinrent s'établir dans ces contrées alors inoccupées. Si l'on consulte les habitants eux-mêmes, les traditions et les monuments, les Gaulois descendraient du fils d'Amphitryon, Hercule. Ce dernier serait venu en Gaule et en Espagne pour punir les tyrans Géryon et Tauriscus, aurait épousé les filles des premières familles du pays et en aurait eu des enfants, dont les noms seraient restés aux régions qu'ils gouvernèrent. De Phocide vint encore une colonie qui, fuyant la cruauté d'Harpalus, aborda en Italie, et s'établit, une partie en Lucanie, à Vélia, l'autre en Gaule, à Marseille. Mais c'est assez, la multiplicité engendre le dégoût, ajoute l'historien[36]. Sans discuter tous ces récits plus ou moins fabuleux, nous pouvons en dégager le caractère général : c'est qu'ils reproduisent presque tous des traditions grecques. Hercule, le héros grec, y revient par deux fois : donc ces récits sont d'origine grecque. Ammien Marcellin nous donne même le nom de l'auteur à qui il a emprunté toutes ces légendes : c'est l'historien géographe Timagène. Scriptores veteres notitiam reliquere negotii semiplenam, sed postea Timagenes, diligentia græcus et lingua, hœc quæ diu sunt ignorata collegit ex multiplicibus libris[37].

Ce Timagène, natif d'Alexandrie, fils d'un banquier de Ptolémée Aulète, fut amené à Rome comme esclave, vers l'an 50 avant J.-C. Affranchi par Auguste, il fut longtemps en faveur auprès de ce prince, mais disgracié dans la suite, pour ses intempérances de langage. Il n'était pas moins célèbre comme avocat que comme historien. Mal en' prit au maure Codrus, surnommé Iarbitas, d'avoir voulu égaler la voix éclatante de Timagène, il se rompit un vaisseau et mourut :

Rupit Iarbitam Timagenis æmula lingua[38].

Comme historien, il a été jugé de bien diverses manières. Tite-Live, selon toute apparence, parlait de lui au IXe livre, et l'appelait le plus léger des Grecs : levissimus ex Græcis, tandis que Quintilien, dans son catalogue, le cite avec honneur comme ayant renouvelé l'art d'écrire l'histoire : intermissam historias scribendi industriam nova laude reparavit[39], sans doute, parce qu'il mêla la géographie à l'histoire, ce que Tite-Live n'approuva pas. Il écrivit beaucoup, nous dit Suidas, έγραψε πολλά. On lui attribue une histoire générale des rois qui se terminait par le récit chi principat d'Auguste, récit qu'il anéantit après sa rupture avec ce prince ; mais histoire assez importante pour que Trogue-Pompée, au témoignage de Gutschmid, l'ait reprise et résumée, ce que Justin a fait de nouveau à son tour pour Trogue-Pompée. On lui attribue encore un périple de toute la mer : Περίπλους πάσης θαλάσσης qui était écrit en cinq livres, nous dit Suidas.

Tel était l'historien à qui Ammien Marcellin emprunte ses données sur les origines des Gaules. On ne saurait en douter, puisqu'il le cite expressément et fait son éloge. Quant à savoir dans quel ouvrage de Timagène l'historien a pu trouver ces renseignements, il est difficile de le dire avec précision. M. V. Gardthausen incline à croire que Timagène avait écrit une histoire des origines des Gaules, mais M. Th. Mommsen admet avec peine que ces traditions d'un caractère fabuleux aient pu trouver place dans un ouvrage historique ; il préfère les renvoyer au périple de cet auteur. L'argument nous paraît plus spécieux que fondé. La tentative de Timagène de mêler la géographie à l'histoire, si féconde en principe, dans le fait avait mal réussi, et l'historien avait pu mêler à ses récits bien des fables et légendes mythologiques. C'est ce qui expliquerait le sévère jugement de Tite-Live. D'autre part, nous savons par Pline que Timagène donnait la hauteur des Alpes[40], ce qu'il n'aurait pu faire dans un périple. Il est donc permis de croire que Timagène avait écrit un livre sur les origines des Gaules ; ce que le texte d'Ammien Marcellin ne contredit point : collegit ex multiplicibus libris. Timagène n'est donc pas la source première ; il recueillit et compila toutes ces traditions dans les ouvrages de ses devanciers. Peut-on remonter à la source première pour juger de l'autorité de ces documents ? Strabon, qui écrivait peu après Timagène, cite très souvent Posidonius dans la description des Gaules et juge d'un grand prix ses renseignements : πιθανώτερος δ'έστιν ό Ποσειδωνίου λόγος[41]. Il est probable que Timagène avait puisé à la même source que Strabon, et, de fait, il y a d'étranges rencontres dans le texte d'Ammien Marcellin sur les Bardes, les Euhages, les Druides, avec celui de Strabon, ce qui nous induit à supposer une source commune, à savoir Posidonius. C'est donc en dernier ressort à un écrivain qui vivait près d'un siècle avant notre ère que nous devons ces traditions sur les origines des Gaules. On peut juger par là de leur autorité. Ce sont des récits fabuleux que Posidonius, en voyageur intrépide, recueillit en visitant le littoral de la Gaule Narbonnaise.

Les Passages des Alpes. — Après avoir donné ces premières notions sur les origines des Gaulois, Ammien Marcellin. trace les limites sud, nord, ouest des Gaules, et arrive à la frontière orientale, les Alpes. Il s'arrête pour en !décrire les divers passages de Gaule en Italie (XV, 10.) Le premier s'ouvre à travers les Alpes Cottiennes et fut tracé par un roi de ce pays, Cottius, dont le tombeau se voyait encore à Seguntio, de l'autre côté des Alpes (Suze). C'est le plus connu et partant le plus fréquenté. L'historien le décrit longuement, indique les stations, énumère toutes les difficultés en homme qui les a souvent affrontées (XV, 10, 2-8). Deux autres passages sont ensuite indiqués par l'auteur : l'un traverse les Alpes maritimes et longe les bords de la mer ; il est attribué à l'Hercule Thébain, qui bâtit encore le port et la citadelle de Monœcum (XV, 10, 9) ; l'autre, situé plus au nord, traverse les Alpes dites Pennines, parce qu'Annibal les franchit en cet endroit (XV, 10, 9, fin).

Cette description paraît comprendre deux parties, de source bien différente. Dans la première, l'historien décrit le passage à travers les Alpes Cottiennœ, de Virgantio à Seguntio, d'après ses propres souvenirs. Ce passage n'est donc point emprunté à un auteur ancien, il est le fruit de l'observation personnelle de l'historien. L'autre partie, consacrée au récit des passages d'Hercule et d'Annibal, doit être puisée à des sources étrangères. M. V. Gardthausen l'attribue à sa Géographie schématique, et par elle, originairement à Salluste. M. Th. Mommsen, qui rejette la Géographie schématique, attribue le récit de l'Hercule thébain au périple de Timagène (car il est question des Alpes maritimes, du port et de la citadelle de Monœcum), et ne voit dans le récit du passage d'Annibal qu'une altération de la tradition historique adoptée par Tite-Live, lequel fait passer Annibal par les Alpes Cottiennes, au premier passage décrit par Ammien Marcellin d'après ses souvenirs. On voit, ajoute M. Th. Mommsen, avec quelle maladresse Ammien Marcellin brouillait ses différentes sources[42]. Nous n'y contredisons pas ; mais la confusion, croyons-nous, était plus dans le langage que dans l'esprit de l'historien. On sait combien de discussions ont été soulevées au sujet du vrai lieu du passage d'Annibal dans les Alpes. Les uns, d'après Tite-Live, lui font remonter la Durance et le font passer au mont Genèvre, de Virgantio à Seguntio (de Briançon à Suze). C'est le passage de notre auteur par les Alpes Cottiennes. D'autres, se fondant sur le récit de Polybe, lui font remonter la Durance et l'Isère et le font passer au Petit-Saint-Bernard par la Doire-Baltée ou supérieure. C'était l'endroit le plus favorable, et il n'est pas étonnant qu'Annibal l'ait trouvé puisqu'il fut conduit par des Gaulois, habitants de ces montagnes. Polybe, qui vivait peu de temps après Annibal, se rendit sur les lieux, consulta les récits des vieillards ; sa version est donc la plus digne de foi, et de nos jours elle est adoptée par les historiens les plus sérieux[43]. Or, il ne nous paraît pas douteux qu'Ammien Marcellin n'ait eu en vue le passage d'Annibal par le Petit-Saint-Bernard, adopté par Polybe, et non le passage par le mont Genèvre, dans les Alpes Cottiennes, transmis par Tite-Live. Il vient de nous dire, en effet, que le passage par les Alpes Cottiennes était situé au milieu, le plus court et le plus fréquenté : media, compendiaria magisque celebris ; il ajoute ensuite qu'il y en a d'autres, dont l'un fut tracé à travers les Alpes maritimes, au bord de la mer, par l'Hercule thébain, et l'autre par Annibal en un endroit qui jusqu'alors n'avait point été franchi et n'était connu que des montagnards : Taurinis ducentibus accolis. Cette nouvelle voie se trouvait donc au-dessus du passage par les Alpes Cottiennes et s'en distinguait, puisque ce dernier était situé au milieu, media, entre celui tracé par Hercule et celui d'Annibal. Or, les Alpes Pennines commencent précisément au-dessus des Alpes Grées, au passage du Petit-Saint-Bernard. On voit donc que dans sa pensée Ammien Marcellin acceptait le récit de Polybe. Seulement, il appliqua à ce récit toutes les circonstances extraordinaires de la narration de Tite-Live, telles que les roches coupées à l'aide du vinaigre et des flammes, ce qui a fait croire à M. Th. Mommsen qu'il avait suivi la version de Tite-Live. Du reste, l'historien a tellement brouillé les deux récits qu'à la tin il nous montre Annibal franchissant les monts. et puis s'élançant en Italie le long de la Durance, comme si cette rivière était un affluent du Pô et non du Rhône : per Druentiam flumen... regiones occupavit etruscas[44]. Ces fautes, ces incohérences témoignent du peu de précision qu'on apportait alors aux études géographiques, de l'habitude qu'avait l'historien de citer de mémoire sans se rendre bien compte des citations, et du pédantisme littéraire à la mode qui entassait tous les récits pour faire preuve d'érudition.

Dénombrement des provinces des Gaules (XV, 11.) — Ces préliminaires donnés sur les antiques origines du pays et sur les passages des Alpes, l'historien arrive enfin à son sujet : la description même des régions comprises entre les Pyrénées, les Alpes et le Rhin. Il donne d'abord la division ethnographique des Gaules, celle que présentent tous les historiens du premier siècle avant la conquête. Les Gaulois étaient divisés en trois grandes familles : les Belges, les Celtes ou Gaulois, et les Aquitains, séparés entre eux par les cours de la Seine et de la Garonne. Les Belges, plus éloignés de toute civilisation et toujours en lutte avec les Germains, étaient les plus belliqueux ; les Aquitains, au contraire, en rapports familiers avec les Romains de la Province, étaient les plus civilisés. Ces renseignements sont évidemment empruntés aux Commentaires de César que l'historien reproduit tant bien que mal, de mémoire sans doute, et en y ajoutant quelques réflexions de son crû, par exemple, la Marne se joint à la Seine après avoir formé l'île des Parisis et la Seine se jette à la mer près du fort de Constance[45]. Ces erreurs ne prouvent pas, à notre avis, comme l'a cru M. V. Gardthausen, qu'Ammien suivait une source intermédiaire entre César et lui, mais qu'il citait par à peu près ses sources comme cela lui arrive maintes fois.

La Gaule conquise, elle fut divisée en provinces. Mais ici encore Ammien Marcellin nous donne des renseignements peu précis. Il dit que la Gaule fut ainsi divisée sous la dictature de César, ce qui est erroné. On ignore comment la Gaule fut administrée pendant les années qui suivirent la conquête. Ce ne fut que plus tard, sous le principat d'Auguste, qu'elle reçut une administration réglée. Elle fut alors partagée en quatre provinces, selon Ptolémée : la Narbonnaise, l'Aquitaine, la Celtique ou Lyonnaise et la Belgique. Ammien Marcellin rapporte cette même division, mais encore à sa manière en l'altérant : la Narbonnaise n'embrassait pas la Lyonnaise comme il le dit, car la Lyonnaise formait une province ; la Belgique elle aussi formait une seule province, comme le veut Ptolémée, ou trois, comme l'indiquent Suétone et Tacite, mais jamais deux comme le dit Ammien Marcellin[46]. Il est facile de voir par là que notre historien s'en rapportait beaucoup trop aux souvenirs de ses lectures, consultait peu ses sources et brouillait dans son esprit la division rapportée par Ptolémée et celles qui la suivirent, à peu de temps d'intervalle sans doute. Il donne enfin en troisième lieu la division des provinces de son temps. On sait que Dioclétien réorganisa l'empire et multiplia les divisions provinciales, provinciœ in frusta concisœ, dit Lactance. C'est à lui du moins qu'on attribue cette réforme administrative, commencée déjà par ses devanciers, sans doute parce qu'il l'acheva et l'étendit à tout l'empire[47]. En Gaule, on compte dès lors quinze provinces : ainsi le porte la liste des provinces retrouvée à Vérone par Mommsen et qui date de l'an 297. Le dénombrement de Rufus Festus, en 369, n'en porte que quatorze, omettant la Narbonensis IIa. Ammien Marcellin n'en donne que douze, treize au plus, en indiquant à peine les Alpes-Maritimes par quelques noms de villes.

Gaule du nord :

Germania IIa : Agrippina et Tungri.

Germania Ia : Mogontiactis, Vangiones, Nemetœ, Argentoratus.

Belgica Ia : Mediomatrici et Treviri.

Belgica IIa : Ambiani, Catelauni et Remi.

Seguani : Bisontii et Rauraci.

Lugdunensis Ia  : Lugdunus, Cabillona, Senones, Biturigœ.

Lugdunensis IIa  : Rotomagi, Turini et Tricasini.

Alpes Graiæ et Pœninæ : Aventicus.

Gaule méridionale ou Aquitaine :

Aguitanica : Burdigala, Arverni, Santones et Pictavi.

10° Novem Populi : Ausci et Vasatm.

11° Narbonensis : Elusa, Narbona et Tolosa.

12° Viennensis : Vienna, Arelate et Valentia, Massilia.

13° (Alpes maritimœ) : Salluvii, Nicœa et Antipolis.

I. 248 AMMIEN MARCELLIN.

Dans cette énumération, il est à remarquer que.la Narbonnaise et l'Aquitaine, dédoublées dans la liste de Vérone, ne le sont plus dans Ammien Marcellin, ce qui réduit de quinze à, treize le nombre des provinces. Et de plus, la liste de Polemius Silvius, qui date de 385 à 386, selon Mommsen, comme d'ailleurs la Notitia provinciarum et civitatum et la Notitia dignitatum qui sont de la fin de ce siècle, portent à dix-sept le nombre des provinces de la Gaule, partageant en quatre au lieu de deux, la Lyonnaise : Lugdunensis Ia, IIa, IIIa et Senonia[48]. Où donc Ammien Marcellin a-t-il pu prendre sa division des provinces, si incomplète, lui qui écrivait ses livres d'histoire à cette même époque, de l'an 385 à 392 environ ?

M. V. Gardthausen, fidèle à son système, croit que l'historien a trouvé dans sa géographie schématique le tableau de ces provinces, tandis que M. Th. Mommsen prétend qu'il se borna, ici comme ailleurs, à suivre les listes officielles de l'empire dans le genre de celle de Vérone. Il est permis, semble-t-il, de souscrire à l'opinion de ce dernier, à la condition d'admettre que l'historien fit ce travail avec une certaine négligence, sans se préoccuper de fournir des données rigoureusement exactes. Il est probable même qu'il s'en rapporta beaucoup trop à sa mémoire, car en pareille matière un document officiel n'eût point contenu d'erreurs. Or, dans ce dénombrement de provinces et de cités énumérées plus haut, les erreurs sont nombreuses. Les dernières subdivisions des provinces données par la liste de Polemius (Lugdunensis IIa et Senonia) sont absentes et le dédoublement des provinces d'Aquitaine et de Narbonnaise (Aquitanica IIa et Narbonnensis IIa) fourni par la liste de Vérone font défaut. La province des Alpes-Maritimes est à peine indiquée par le nom des villes qu'elle avait : Salluvii, Nicœa et Antipolis. Aventicus ne se trouvait point dans les Alpes Grées mais bien dans la Séquanaise. La cité des Bituriges était dans l'Aquitaine et non dans la première Lyonnaise ; Elusa était la métropole des Novem Populi et non une ville de la Narbonnaise[49]. L'historien faisait donc le relevé de ces villes et de ces provinces un peu à la légère, se fiant à ses souvenirs d'ancien soldat, ce que prouvent d'ailleurs les renseignements qu'il ajoute à chaque nom de ville. C'est ainsi qu'il dit de Strasbourg (Argentoratus) qu'elle est célèbre par la dernière défaite des barbares ; de Trèves, qu'elle est la résidence des empereurs ; d'Aventicus, que ses ruines prouvent encore son ancienne splendeur. Toutes ces additions ne sont d'aucune importance : elles ne supposent point une source étrangère ; elles sont. le fait d'un historien qui n'a pas voulu donner une sèche nomenclature, mais s'est contenté de faire suivre chaque nom d'une épithète banale ou du premier renseignement qui s'est présenté à son esprit.

Avant de clore nos remarques sur la division administrative des Gaules au quatrième siècle, il est bon de remarquer qu'Ammien Marcellin paraît diviser ce pays en deux grandes parties : les Gaules et l'Aquitaine. Dans la première, il compte les huit provinces du nord : Germania Ia et IIa, Belgica Ia et IIa, Sequani, Lugdunensis Ia et IIa et Alpes Graiæ et Pœninæ, et il ajoute : telles sont les provinces et les villes célèbres des Gaules : hœ provinciœ urbesque sunt splendide Galliarum. Et il continue ; dans l'Aquitaine se trouvent : l'Aquitanica, Novem Populi, Narbonensis, Viennensis, Salluvii Nicœa Antipolis (Alpes Maritimæ). La Gaule paraît ainsi divisée en deux parties distinctes : celle du Nord, avec huit provinces, et celle du Midi, avec cinq[50]. Cette distinction est d'autant plus frappante qu'Ammien Marcellin n'est pas seul à la faire a sans l'expliquer autrement. Rufus Festus dit, dans son abrégé : Sunt Galliœ cum Aquitania et Britannis provinciœ septemdecim, division qui semble, comme chez Ammien Marcellin, purement administrative.. Nous la retrouvons dans Sulpice Sévère : Sed dum cogito me hominem gallum inter Aquitanos verba facturum[51]. C'est un Celte qui paraît s'excuser de prendre la parole chez des Aquitains, ce qui supposerait une différence de langage. Que faut-il en penser ? Il est probable qu'au quatrième siècle on avait l'habitude de diviser les Gaules en Gaule du Nord et Gaule du Sud, Celtes ou Gaulois et Aquitains ; et que cette division ethnographique correspondait à une division politique en deux diocèses administrés directement, l'un par le préfet du prétoire des Gaules, l'autre par son. vicaire. Le premier résidait à Boulogne, Trèves ou Paris, selon les nécessités de la défense contre les barbares ; le second à Arles, surnommée la Rome gauloise. C'est ainsi que les différences de race, et peut-être de mœurs et de langue, se maintenaient consacrées par les divisions administratives et devaient se maintenir de longs siècles encore.

L'historien, toujours à la recherche de l'effet, termine son énumération des provinces par la description du cours du Rhône, sur lequel il serait inconvenant et même absurde de se taire, incongruum et absurdum. Il nous le montre jaillissant des Alpes Pennines, se frayant un passage à travers les eaux du lac Léman, sans se mêler à elles, arrosant la Sapaudia et le pays des Séquanes jusqu'à Lyon, où il reçoit l'Arar, et, grossi de ces eaux, courant se jeter à la mer gauloise à dix-huit milles d'Arles environ[52]. Cette description ne paraît guère empruntée à des sources anciennes, car elle est pleine de remarques qui trahissent les souvenirs personnels de l'historien. Il donne le nom populaire de l'Arar Saucona, observe que Lyon étant la première ville qu'on rencontre dans les Gaules, les distances se comptent dès lors par lieues et non plus par milles, commet enfin une erreur quand il nous, montre la Saône coulant dans la première Germanie, sans doute par réminiscence virgilienne :

Aut Ararim Parthus bibet aut Germania Tigrim[53].

C'est toujours le procédé de notre historien, consistant à dire tout ce qu'il sait sur un sujet, sans se préoccuper de beaucoup de précision.

Mœurs des Gaulois (XV, 12). — De la description des lieux, l'historien passe au portrait des personnes. Les Gaulois, dit-il, sont de haute stature ; ils ont le teint blanc, les cheveux blonds, le regard farouche. Ils aiment les querelles et sont démesurément vains. La femme ne le cède en rien au mari : difficilement, observe l'historien, un groupe d'étrangers résisteraient à un couple gaulois jouant des pieds et des mains, lançant des coups vigoureux comme une catapulte. Du reste, ils sont rangés et propres, et dans l'Aquitaine, en particulier, on ne trouverait pas un homme, une femme, quelque pauvres qu'ils soient, ayant des vêtements sales ou en lambeaux. A tout âge, le Gaulois est propre à la guerre, le vieillard comme le jeune homme, toujours prêt à supporter toutes les fatigues, à braver tous les dangers. Aussi ne trouve-t-on pas chez eux, comme en Italie, de ces lâches qui se coupent le pouce pour échapper au service militaire. En revanche, le Gaulois aime le vin, et, faute de vin, toute autre boisson enivrante ; c'est là son faible, et plus d'un d'entre eux de basse condition, les sens émoussés par l'ivresse, se livrent à des courses folles et extravagantes[54]. Tel est le portrait de nos aïeux tracé par un Grec à l'esprit fin et sagace, par un officier romain qui avait tenu garnison dans le pays. Ces Gaulois sont bien les Gaulois du quatrième siècle qu'a connus l'historien, et non plus ceux de la conquête du temps de César. Ils ont conservé leurs qualités natives : la vivacité et l'entrain, l'amour des querelles et des combats, la pétulance, la vanité et la passion du vin. Mais la civilisation romaine n'en a pas moins porté ses fruits depuis quatre siècles. Ces Gaulois ne portent plus au cou de leurs chevaux les têtes des ennemis qu'ils ont tués, et ils ne les enferment plus dans des coffres pour les montrer aux étrangers[55]. S'ils aiment encore le vin, du moins ils ne vendent plus leurs enfants pour s'en procurer[56]. La femme n'est plus l'esclave de l'homme, chargée de tous les travaux des champs[57] ; elle est son égale, se bornant aux travaux du ménage ; ses bras sont blancs et l'intérieur de sa maison est propre et luisant. Ces Gaulois n'ont plus, comme jadis, l'amour des aventures ; ils sont devenus commerçants ou laboureurs ; ils ont fondé une famille et pris racine dans le sol. Aussi Julien César eut peu de peine à provoquer une révolte parmi les légions gauloises que l'empereur Constance appelait au secours de l'Orient : les soldats s'enrôlaient à la condition de rester dans leur pays[58]. Tels étaient nos pères, les Gaulois du quatrième siècle. Ce portrait est d'autant plus intéressant qu'il n'est point emprunté, mais pris sur le vif par un homme intelligent qui a été témoin et qui a bien vu. Cette digression se termine par une allusion aux guerres que les Romains soutinrent contre les Gaulois jusqu'à la conquête définitive par César sous le consulat de Sulpicius et de Marcellus. Ce passage a été évidemment emprunté aux histoires de Salluste, et un fragment de ces récits a permis à M. V. Gardthausen de rétablir les noms des consuls que les copistes avaient omis[59].

En résumé, la digression sur les Gaules, comme les autres, nous a montré la manière de faire de l'historien dans ces diverses descriptions. Il prenait comme cadres les divisions de l'empire, amalgamait tant bien que mal les souvenirs personnels et les fruits de ses lectures, plus jaloux de dire beaucoup de choses que des choses vraies, se piquant peu de précision, mais cherchant à faire montre d'érudition : preuve certaine que son auditoire était peu instruit de ces matières et que les études géographiques, comme les autres d'ailleurs, étaient dans la plus grande décadence.

 

 

 



[1] Quintilien, X, 75.

[2] Ammien Marc., XV, 9, 1. Nous trouvons encore les descriptions suivantes :

1° Des Sarrasins, XIV, 4, 1-7 ;

2° Des provinces de l'Orient, XIV, 8, 1-15 ;

3° Du lac de Constance, XV, 4, 1-6 ;

4° Des Gaules, XV, 9-12 ;

5° De la ville d'Amida, XVIII, 9 ;

6° Des rivages de la Thrace et des bords du Pont-Euxin, XXII, 8 ;

7° De l'Égypte, XXII, 15 et 16 ;

8° De la Perse, XXXII, 6 ;

9° Des provinces de la Thrace, XXVII, 4, 1-14 ;

10° Des Huns et des Alains, XXXI, 2, 1-25.

Dans les livres perdus, l'historien avait décrit : la Mésopotamie, l'Égypte, la Bretagne, etc.

[3] Revue critique, 1873, t. I, p. 12. — Ammien Marc., XV, 9, 8 ; XV, 11, 1.

[4] Strabon, IV, 4, 4. — Gardthausen, Die geographischen Quellen, p. 547.

[5] Ammien Marc., XXIII. 6, 75-84.

[6] Ammien Marc., XIV, 4, 1-7 ; XV, 12, 1-4 ; XVIII, 9 ; XXII, 16, 23 ; XXIII, 6, 20 ; XXXI, 2, 1-11, etc.

[7] V. Gardthausen, Conjectanea Ammianea, Kilhiæ, 1869 ; Die geographischen Quellen, Leipzig, 1873. — Th. Mommsen, Ammians Geographica, Hermes, t. XVI, 4e cahier, p. 605, 1881 ; Solini Collectanea, préface, p. XV, Berlin, 1864.

[8] Ammien Marc., XXIII, 6, 9 ; XXVII, 4, II ; XV, 12, 6.

[9] V. Gardthausen, Die geographischen Quellen, p. 538.

[10] V. Gardthausen, Conjectanea Ammianea, p. 35 ; Die geographischen Quellen, p. 524. H. de Valois, Commentaires du ch. VI, du liv. XXIII.

[11] Ainsi, parlant des Scordisques, peuple primitif de.la Thrace, Ammien dit qu'ils offraient des sacrifices humains à Mars et à Bellone, Rufus ne nomme pas ces dieux ; Ammien dit qu'ils taillèrent en pièces les Romains avec leur général, cum rectore. Rufus n'ajoute pas ce détail. (V. Ammien Marc., XXVII, 4, 4 ; Rufus Festus, chap. IX, et Gardthausen, p. 529.)

[12] Ammien Marc., XXII, 8. — V. Gardthausen, Die geographischen Quellen, pp 510-547.

[13] Th. Mommsen, Solini Collectanea, préface, p. XV.

[14] Ammien Marc., XXII, 8, 44, 48 ; XXIII, 6, 21 et 37-38 ; XXXI, 2, 12-16.

[15] Ammien Marc., XXXI, 2, 12.

[16] On serait peut-être en droit de reprocher au critique allemand de n'avoir pas parlé des Commentaires des frères de Valois, dont les rapprochements lui ont servi de point de départ.

[17] Th. Mommsen, Ammians Geographica, p. 65. Le dénombrement des provinces est de l'an 297.

[18] Th. Mommsen, p. 607. Voir encore une erreur reproduite par Rufus Festus et Ammien au sujet de la conquête de Cyrène. (Ammien Marc., XXII, 16, 24 ; Valois, note p. 347.)

[19] Ammien Marc., XXIII, 6. 25, et Ptolémée, 5 et 6 ; Ammien Marc., XXII, 8, 29, 38, 39, et Ptolémée. 5. — Th. Mommsen, pp. 613, 614.

[20] Th. Mommsen, p. 613, note 1.

[21] Suidas, Lexique.

[22] Ammien Marc., XXII, 8, 2.

[23] Ammien Marc., XXIII, 6, 43, 69, 70.

[24] Ammien Marc., XV, 9, 2. — V. Gardthausen, p. 519. — Th. Mommsen, p. 626.

[25] Th. Mommsen, Solini Collectanea, préface, pp. XVII et XXIV ; idem, Ammians Geographica, p. 632. — V. Gardthausen, Die geographischen Quellen, p. 551.

[26] Ammien Marc., XXII, 14, 7 ; XXII, 15, 3-29.

[27] Ammien Marc., XIV, 8, 3 ; XXIII, 6, 37, 38, 50, 56, 67, 85-88 ; XXII, 8, 47 ; XXXI, 2, 14.

[28] Ammien Marc., XV, 3, 6 ; XXVI, 1, 12.

[29] Martinus Hertz, De Ammiani Marcellini studiis Sallustianis dissertatio, 1874. — Kritz, Salluste, Hist., III, 43, dit : Sallustium interdum imitatur Ammianus Marc. — Teuffel, Hist. de la littér. romaine, III, p. 184.

[30] Ausone, Idylle, IV, 61. Sulpice Sévère était appelé le Salluste du quatrième siècle. — Teuffel, Hist. de la litter. rom., p. 169, dit au sujet de l'histoire du prétendu Crétois Dictys-Septimus : Parmi les auteurs anciens, c'est Salluste que l'auteur imite de préférence.

[31] V. Gardthausen, Conjectaneœ Ammianeœ, Kiliæ, p. 1869.

[32] Ammien Marc, XXII, 16, 5. Ces deux villes sont Chœrecla et Neapolis.

[33] Ammien Marc., XXIII, 5, 7-15 ; XXIV, 1. 5. De ces deux passages, le premier devrait même être placé immédiatement avant le second, qui paraît en être la suite naturelle, d'après l'excellente dissertation de H. Sudhaus : De ratione quœ intercedat., p. 20, Bonnæ, 1870. — Ad. Cart., Quæstiones Ammianeœ, p. 18. — Tillemont, Histoire des empereurs, t. IV, p. 100.

[34] V. Gardthausen, Conjectanea Ammianea, pp. 12, 26.

[35] Ammien Marc., XXII, 8, 10.

[36] Ammien Marc., XV, 9, 3-8.

[37] Ammien Marc., XV, 9, 2.

[38] Horace, Épître I, 19, 13. Virgile parait avoir rappelé ce fait : Invidia rumpantur ut ilia Codro. (Églogue VII.)

[39] Quintilien, X, 75.

[40] Pline, Hist. nat., 3, 19, 132.

[41] Strabon, IV, 1, 13. Il est à remarquer que Strabon lui-même n'a été cité par aucun écrivain dans les siècles suivants ; son œuvre paraît être restée inconnue jusque dans le moyen âge. Elle est cependant la meilleure source de renseignements pour l'étude physique et ethnologique des pays connus dans l'antiquité. L'auteur laisse de côté les divisions politiques et à dessein, car, dit -il, elles sont soumises à de perpétuels changements. (IV, 1, 1.)

[42] V. Gardthausen, Die geograph. Quellen, p. 533. — Théod. Mommsen, Ammians Geographica, p. 622.

[43] V. Duruy, Hist. des Romains, t. I, p. 375.

[44] Ammien Marc., XV, 10, 44.

[45] Ammien Marc., XV, 11, 3.

[46] Suétone, Galba, 16 : Sed maxime fremebat superioris Germaniœ exercitus. — Tacite, Hist., I, 52 : Aulus Vitellus inferiorem Germaniam ingressus. — Ammien Marc., XV, 11, 6 Superiorem et inferiorem Germaniam Belgasque duce jurisdictiones iisdem rexere temporibus. — A. Desjardins, Géographie de la Gaule, t. II, pp. 171, 346, 372, où il dit pourquoi Ptolémée a omis les deux Germanies, ces deux provinces étant souvent confiées au même chef militaire pour quelque raison de concentration des troupes.

[47] Cam. Jullian, De la Réforme administrative attribuée à Dioclétien. L'auteur établit que treize provinces au moins avaient été formées dans l'empire. avant l'organisation de Dioclétien. M. A. Desjardins, tout en rendant justice au travail du savant professeur, croit néanmoins que ces changements opérés avant Dioclétien étaient peu importants ; t. III, p. 315.

[48] Bouché-Leclercq, Manuel des institutions romaines, p. 215. — A. Desjardins, t. III, pp. 461-465. Ce dernier estime que la Narbonensis IIa et l'Aquitania IIa sont omises dans Ammien Marcellin parce que ces dédoublements énoncés dans la liste de Vérone de 297 avaient dû cesser durant le milieu du quatrième siècle et furent repris à la fin puisque la liste de Polemius de 385 les porte : cette hypothèse nous paraît gratuite et peu fondée.

[49] Ammien Marc., XV, 11, 15 ; 11, 2 ; 11, 11 ; 11, 14. Les Alpes-Maritimes, observe M. A. Desjardins, étaient souvent omises comme provinces des Gaules et attribuées à l'Italie.

[50] Ammien Marc., XV, 11.

[51] Sulpice Sévère, Vie du B. Martin, liv. III.

[52] Ammien Marc., XV, 11, 16. M. Desjardins remarque avec raison qu'Ammien Marcellin donne dans ces énumérations de villes et de fleuves les vieux noms. En cela, l'historien devait se conformer aux habitudes du peuple qui n'aime pas à changer des appellations consacrées par le temps.

[53] Virgile, Églogue 432.

[54] Ammien Marc., XV, 12, 1-5. Le trait ou allusion pédante qui termine ce portrait et que nous avons omis trahit bien les mœurs littéraires du temps et le procédé de l'historien.

[55] Strabon, IV, 4, 5.

[56] Diodore de Sicile, liv. V.

[57] Strabon, XV, 4, 3.

[58] Ammien Marc., XX, 4, 10.

[59] Gardthausen, Conjectanea Ammianea, Kiliæ, p. 9.