Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE XLV

Règne de Justin le Jeune. Ambassade des Avares. Leur établissement sur les bords du Danube. Conquête de l’Italie, par les Lombards. Adoption et règne de Tibère. Règne de Maurice. État de l’Italie sous les Lombards et les exarques de Ravenne. Malheurs de Rome. Caractère et pontificat de Grégoire Ier.

 

 

DURANT les dernières années de Justinien, sa tête affaiblie, livrée à des contemplations célestes, lui fit négliger les affaires de ce monde. Ses sujets étaient fatigués d’un si long règne ; cependant les esprits capables de réflexion redoutaient le moment de sa mort, qui pouvait remplir la capitale de séditions et plonger l’empire dans une guerre civile. Ce monarque sans enfants avait sept neveux[1], fils ou petit-fils de son frère et de sa sœur, tous élevés dans la splendeur d’une extraction royale. On les avait vus dans les provinces et les armées revêtus du commandement : on connaissait leur caractère ; leurs partisans étaient pleins de zèle ; et le vieillard jaloux différant toujours de déclarer son successeur, chacun d’eux pouvait espérer de succéder à son oncle. Il mourut dans son palais après un règne de trente-huit ans ; et les amis de Justin, fils de Vigilantia[2], profitèrent de l’instant décisif. Vers le milieu de la nuit sa maison est éveillée par un assez grand nombre de gens qui frappaient à la porte ; ils demandent à entrer, et l’obtiennent en se faisant connaître pour les principaux membres du sénat. Ces députés annoncent l’important secret de la mort de l’empereur ; ils racontent, ou peut-être ils supposent que Justinien, avant d’expirer, a choisi pour son successeur celui de ses neveux qui est le plus chéri et qui a le plus de mérite, et ils supplient Justin de prévenir les désordres de la multitude, si elle s’aperçoit au point du jour qu’elle n’a point de maître. Justin, donnant à son maintien l’expression de la surprise, de la douleur et de la modestie, se rend, selon l’avis de Sophie son épouse, à l’autorité du sénat. On le conduit au palais à la hâte et en silence ; les gardes saluent leur nouveau souverain, et à l’instant même les cérémonies martiales et religieuses de son couronnement s’accomplissent. Les officiers préposés à cet emploi le revêtent des habits impériaux, des brodequins rouges, de la tunique blanche et de la robe de pourpre. Un heureux soldat, que Justin éleva au grade de tribun, passe au cou de l’empereur le collier militaire ; quatre hommes robustes l’élèvent sur un bouclier ; il s’y tient debout pour recevoir l’adoration de ses sujets et la bénédiction du patriarche, qui sanctifie leur choix en posant le diadème sur la tête d’un prince orthodoxe. L’hippodrome était déjà rempli de monde ; et dès que l’empereur, se montra sur son trône, on entendit retentir également les acclamations de la faction des Bleus et de celle des Verts. Dans les discours adressés au peuplé et au sénat, Justin promit de réformer les abus qui avaient déshonoré la vieillesse de son prédécesseur ; il professa les maximes d’une administration juste et bienfaisante, et déclara qu’aux calendes de janvier[3], dont on n’était pas éloigné, il ferait revivre dans sa personne le nom et la libéralité d’un consul romain. Il donna, en payant sur-le-champ les dettes de son oncle, un gage solide de sa bonne foi et de sa générosité : une longue file de porte-faix chargés de sacs remplis d’or s’avança au milieu de l’hippodrome, et les créanciers de Justinien, qui ne conservaient plus d’espoir, reçurent comme un don volontaire ce paiement bien juste en lui-même. En moins de trois ans, l’impératrice Sophie imita et surpassa son exemple ; elle releva de la détresse une foule de citoyens indigents, accablés sous le poids des dettes et de l’usure, genre de bienfaits justement assurés de la plus vive reconnaissance, puisqu’il fait cesser les maux les plus intolérables, mais qui expose souvent le prince trompé dans sa bonté à faire tomber ses faveurs sur le fourbe ou le prodigue[4].

Le septième jour de son règne, Justin donna audience aux ambassadeurs des Avares ; et pour frapper les Barbares d’étonnement, de respect et de terreur, on eut soin de rendre cette cérémonie très pompeuse. Depuis la porte du palais, ses cours spacieuses et ses longs portiques offraient de tous côtés les casques élevés et les boucliers dorés des gardes, qu’on voyait présenter leurs piques et leurs haches de bataille avec plus de confiance qu’ils ne l’auraient fait un jour de combat. Les officiers chargés de quelque partie du pouvoir du prince ou du service de sa personne, revêtus de leurs plus magnifiques habits, étaient placés selon l’ordre militaire et civil de la hiérarchie. Lorsqu’on leva le voile du sanctuaire, les ambassadeurs virent l’empereur d’Orient sur son trône, placé sous un dais ou dôme soutenu de quatre colonnes, et surmonté d’une figure ailée de la Victoire. Dans le premier mouvement de leur surprise, ils se soumirent à la servile adoration de la cour de Byzance ; mais du moment où ils se furent relevés, Targetius, leur chef, s’exprima avec la liberté et la fierté d’un Barbare. Il vanta, par la bouche de son interprète, la grandeur du chagan, à la clémence duquel les royaumes du Midi devaient leur existence, dont les sujets victorieux avaient traversé les rivières glacées de la Scythie, et couvraient alors les bords du Danube de leurs innombrables tentes. Justinien avait cultivé à grands frais, par des largesses annuelles, l’amitié d’un prince reconnaissant, et les ennemis de Rome avaient respecté les alliés des Avares. Les mêmes motifs de prudence devaient exciter son neveu à prendre cette libéralité pour modèle, et à acheter la paix que lui offrait un peuple invincible et sans égal dans les exercices de la guerre, dont il faisait ses délices. La réponse de l’empereur portait le même caractère de hauteur et de provocation que le discours des ambassadeurs : il fondait, disait- il, sa confiance sur la protection du Dieu des chrétiens, l’antique gloire de Rome et les triomphés récents de Justinien. L’empire, poursuivit-il, est rempli d’hommes et de chevaux, et il a des armes en assez grand nombre pour défendre ses frontières et châtier les Barbares. Vous nous offrez des secours, vous nous menacez de la guerre ; nous méprisons votre inimitié et vos secours. Les vainqueurs des Avares sollicitent notre alliance : craindrons-nous un peuple d’exilés qui prend la fuite devant eux[5] ? Mon oncle accorda des largesses à votre misère et à vos humbles supplications ; je veux vous rendre un service plus important, je vous ferai connaître votre faiblesse. Éloignez-vous de ma présence : la vie des ambassadeurs est en sûreté ; et si vous revenez me demander pardon, vous goûterez peut-être les fruits de ma bienveillance[6]. Sur le récit de ses ambassadeurs, le chagan redouta la fermeté apparente d’un empereur romain dont il ignorait le caractère et les ressources. Au lieu d’exécuter ses menaces contre l’empire d’Orient, il se porta sur les contrées pauvres et sauvages de la Germanie, soumises à la domination des Francs ; mais, après deux batailles douteuses, il consentit à se retirer, au moyen de quoi la disette de son camp fut soulagée par des convois de grains et de bétail que lui fournit le roi d’Austrasie[7]. Tant d’espérances trompées avaient abattu le courage des Avares, et leur puissance se serait évanouie au milieu des déserts du pays des Sarmates, si l’alliance d’Alboin, roi des Lombards, n’eût pas offert un nouvel objet à leur valeur, et, par un établissement solide, fixé à la fin leur fortune lassée.

Au temps où Alboin servait sous les drapeaux de son père, il rencontra au milieu d’une bataille le prince des Gépides, contre lesquels il combattait, et le perça de sa lance. Les Lombards, frappés de cet exploit, demandèrent à son père, par des acclamations unanimes, que le jeune héros qui avait partagé les dangers du combat pût assister au banquet de la victoire. Vous n’avez pas oublié, leur répondit l’inflexible Audoin, les sages coutumes de nos aïeux : quel que soit le mérite d’un prince, il ne peut s’asseoir à la table de son père sans avoir été armé de la main d’un roi étranger. Alboin se soumit avec respect aux institutions de son pays ; il choisit quarante guerriers et se rendit hardiment à la cour de Turisund, roi des Gépides, qui, soumis aux lois de l’hospitalité, embrassa et traita avec distinction le meurtrier de son fils. Au milieu du repas, où Alboin occupait la place du jeune prince qu’il avait tué, un tendre souvenir vint frapper Turisund. Incapable de commander à son indignation, il ne put s’empêcher de s’écrier en soupirant : Que cette place m’est chère ! que celui qui l’occupe m’est odieux ! Sa douleur enflamma le ressentiment national des Gépides ; et Cunimund, son dernier fils, échauffé par le vin ou par la tendresse fraternelle, sentit s’allumer dans son cœur le désir de la vengeance. Les Lombards, dit-il rudement, ont la figure et l’odeur des juments de nos plaines de Sarmatie. Allusion grossière aux bandelettes blanches dont leurs jambes étaient enveloppées. Tu peux ajouter quelque chose à cette ressemblance, s’écria audacieusement un des Lombards ; car vous savez comme ils ruent. Va reconnaître la plaine d’Asfeld, cherches-y les ossements de ton frère ; ils s’y trouvent confondus avec ceux des plus vils animaux. Les Gépides, peuple de guerriers, s’élancèrent de leurs siégés, l’intrépide Alboin et ses quarante compagnons mirent l’épée à la main. L’intervention du respectable Turisund apaisa le tumulte. Il sauva son honneur et la vie de son hôte ; et, après avoir accompli les rites solennels de l’investiture, il le renvoya couvert des armes ensanglantées de son fils, présent d’un père affligé. Alboin revint triomphant ; et les Lombards, en célébrant son incomparable valeur, ne purent refuser des éloges aux vertus d’un ennemi[8]. Il vit probablement dans cette étrange visite la fille de Cunimund, qui bientôt après monta sur le trône des Gépides. Elle s’appelait Rosamonde, nom bien convenable à la beauté, et que l’histoire ainsi que les romans ont consacré aux récits d’amour. Alboin, devenu peu après roi des Lombards, devait épouser la petite-fille de Clovis ; mais les liens de la bonne foi et de la politique cédèrent bientôt à l’espoir de posséder la belle Rosamonde, et d’insulter sa famille et sa nation. Il employa sans succès l’art de la persuasion ; mais son impatiente ardeur, à l’aide de la force et de la ruse, lui procura l’objet de ses désirs. Il prévoyait que la guerre serait la suite de cet attentat ; il la désirait ; mais les Lombards ne purent soutenir l’attaque furieuse des Gépides qu’appuyait une armée romaine. L’offre, d’épouser Rosamonde fut rejetée avec mépris ; il se vit contraint d’abandonner sa proie et de partager le déshonneur qu’il avait imprimé sur la maison de Cunimund[9].

Lorsque des injures particulières enveniment une querelle publique, les coups qui ne sont pas mortels ou décisifs ne produisent qu’une trêve de peu de durée, pendant laquelle on aiguise ses armes pour combattre de nouveau. Alboin n’ayant pas assez de force pour satisfaire son amour, son ambition et sa vengeance, implora les formidables secours du chagan ; et les raisons qu’il fit valoir montrent l’art et la politique des Barbares. S’il avait attaqué les Gépides, c’était, disait-il, dans le dessein d’anéantir un peuple que son alliance avec l’empire romain rendait l’ennemi commun des nations et l’ennemi personnel du chagan ; les Avares et les Lombards unis dans cette glorieuse querelle, la victoire était sûre et la récompense inestimable ; le Danube, l’Èbre, l’Italie et Constantinople, se trouvaient exposés sans barrière à leurs armes invincibles ; mais si le chagan hésitait ou différait de prévenir l’exécution des odieux projets des Romains, le même esprit qui avait insulté les Avares menaçait de les poursuivre jusqu’aux extrémités de la terre. Le chagan écouta avec froideur et avec dédain ces raisons spécieuses ; il retint dans son camp les ambassadeurs d’Alboin ; il prolongea la négociation, et allégua successivement son peu d’inclination et son défaut de moyens pour une si grande entreprise. Il déclara enfin le prix qu’il mettait à cette alliance ; il demanda que les Lombards lui payassent sur-le-champ la dîme de leurs troupeaux, que les dépouilles et les captifs fussent partagés également ; mais que les terres des Gépides devinssent le patrimoine des seuls Avares. Alboin, dominé par ses passions, ne balança point à souscrire à des conditions si rigoureuses ; et Justin, mécontent des Gépides dont il avait éprouvé l’ingratitude et la perfidie abandonna ce peuple incorrigible à sa destinée, et demeura tranquille spectateur de cette lutte inégale. Cunimund, réduit au désespoir, n’en était que plus actif et plus dangereux. Il apprit que les Avares se trouvaient sur son territoire ; mais, convaincu qu’après la défaite des Lombards, il repousserait aisément ces étrangers, il marcha d’abord contre l’implacable ennemi de son nom et de sa famille. L’intrépidité des Gépides ne leur valut qu’une mort honorable. Les plus braves d’entre eux demeurèrent sur le champ de bataille ; le roi des Lombards reçut avec joie la tête de Cunimund ; et pour rassasier sa haine ou suivre les barbares coutumes de son pays, il fit monter son crâne en forme de coupe[10]. Après cette victoire, aucun obstacle ne s’opposait plus aux progrès des alliés, et ils exécutèrent avec fidélité les articles de leur convention[11]. Une nouvelle colonie de Scythes s’établit sans trouver de résistance dans les belles contrées de la Valachie, de la Moldavie, de la Transylvanie, ainsi que dans la portion de la Hongrie qui est au-delà du Danube, et le règne des chagans dans la Dacie subsista avec splendeur plus de deux cent trente ans. La nation des Gépides disparut ; mais lors du partage des captifs, les esclaves qui tombèrent au pouvoir des Avares furent moins heureux que ceux qui eurent les Lombards pour maîtres : la générosité de ceux-ci adoptait un ennemi valeureux, et leur liberté se trouvait incompatible avec une tyrannie froide et réfléchie. La moitié du butin introduisit dans le camp des Lombards plus de richesses qu’ils n’en pouvaient compter par les lents et grossiers calculs de leur arithmétique. La belle Rosamonde se laissa engager ou forcer à reconnaître les droits d’un amant victorieux ; et la fille de Cunimund parut oublier des crimes qu’on pouvait imputer à ses irrésistibles charmes.

La destruction d’un puissant royaume établit la réputation d’Alboin. Au temps de Charlemagne, les Bavarois, les Saxons et les autres tribus qui parlaient la langue teutonique, chantaient encore les ballades qui rappelaient les vertus héroïques, la valeur, la générosité et la fortune du roi des Lombards[12]. Mais son ambition n’était pas satisfaite, et des bords du Danube le vainqueur des Gépides tourna les yeux vers les fertiles rivages du Pô et du Tibre. Quinze ans auparavant, ses sujets alliés de Narsès, avaient visité le beau climat de l’Italie, ses montagnes, ses rivières et ses grands chemins, étaient encore présents et familiers à leur mémoire : le bruit de leurs succès, peut-être la vue, du butin qu’ils avaient rapporté, excitaient dans la génération actuelle l’émulation et le goût des entreprises. La valeur et l’éloquence d’Alboin échauffèrent leurs désirs ; et on assure que pour parler plus puissamment à leurs sens, il fit servir dans un banquet les fruits les plus beaux et les plus exquis de ceux qui croissent spontanément dans ce jardin de l’univers. Dès qu’il eut arboré son étendard, l’entreprenante jeunesse de la Germanie et de la Scythie vint en foule grossir son armée. Les robustes paysans de la Norique et de la Pannonie avaient repris les mœurs des Barbares et les races des Gépides, des Bulgares des Sarmates et des Bavarois, peuvent se retrouver d’une manière distincte dans les différentes provinces de l’Italie[13]. Les Saxons étaient d’anciens alliés des Lombards, et vingt mille ide leurs guerriers, suivis de leurs femmes et de leurs enfants acceptèrent l’invitation d’Alboin. Leur bravoure contribua à ses succès ; mais tel était le nombre de ses troupes, qu’on s’y apercevait peu de leur présence ou de leur absence. Chacun y professait librement sa religion. Le roi des Lombards avait été élevé dans l’hérésie d’Arius ; mais on permettait aux catholiques de prier publiquement dans leurs églises pour sa conversion, tandis que les Barbares, plus opiniâtres, sacrifiaient une chèvre ou peut-être un captif aux dieux de leurs ancêtres[14]. Les Lombards et leurs alliés étaient unis par leur commun attachement pour un chef doué au plus haut degré de toutes les vertus et de tous les vices d’un héros sauvage. La vigilance d’Alboin avait préparé pour son expédition un immense magasin d’armes offensives et défensives. Tout ce que les Lombards purent emporter de leurs richesses suivait l’armée ; et, s’exilant volontairement, ils abandonnèrent joyeusement leurs terres aux Avares, d’après une promesse solennelle faite et reçue sans sourire, que s’ils échouaient dans la conquête de l’Italie, ces exilés volontaires rentreraient dans leurs anciennes possessions.

Ils n’auraient peut-être pas réussi, s’ils avaient eu à combattre Narsès ; et les vieux guerriers d’Alboin qui avaient eu part à la victoire de ce général romain sur les Goths, se seraient présentés avec répugnance contre un ennemi qu’ils redoutaient et qu’ils estimaient. Mais la faiblesse de la cour de Byzance seconda les projets des Barbares, et ce fût pour la ruine de l’Italie que l’empereur écouta une fois les plaintes de ses sujets. L’avarice souillait les vertus de Narsès, et durant les quinze années qu’il avait gouverné l’Italie, il avait accumulé, soit en or soit en argent, un trésor fort au-dessus de la fortune qui convient à un particulier. Son administration était tyrannique ou du moins odieuse au peuple ; et les députés de Rome à Constantinople énoncèrent avec liberté le mécontentement général. Ils déclarèrent hautement, au pied du trône, que leur servitude, sous les Goths, avait été plus supportable que le despotisme d’un eunuque grec ; et que si on ne se hâtait de déposer leur tyran, ils ne songeraient qu’à leur bonheur dans le choix d’un maître. L’envie et la calomnie, qui avaient triomphé depuis peu du mérite de Bélisaire, surent accroître cette crainte d’une révolte. Un nouvel exarque, Longin, remplaça le vainqueur de l’Italie ; et la lettre insultante de l’impératrice Sophie lui révéla les vils motifs qui déterminaient son rappel. Elle lui écrivit qu’il devait laisser à des hommes l’exercice des armes, et revenir dans la place qui lui convenait parmi les filles du palais, où on mettrait de nouveau une quenouille dans sa main. On dit que dans son indignation le héros, pénétré du sentiment de sa force, laissa échapper ces paroles : Mes fils seront tissus de manière qu’elle ne les débrouillera pas aisément. Au lieu d’aller se présenter comme un esclave ou comme une victime à la porte du palais de Byzance, il se retira à Naples ; d’où, si l’on s’en rapporte à l’opinion de ses contemporains, il excita les Lombards à punir l’ingratitude du prince et du peuple[15]. Mais les passions du peuple sont mobiles autant que furieuses, et les Romains ne tardèrent pas à se rappeler le mérite ou à redouter la colère de leur général victorieux. Ils employèrent la médiation du pape, qui, étant allé trouver Narsès à Naples, lui fit agréer leur repentir ; il adoucit la sévérité de son maintien, la fierté de son langage, et consentit à fixer sa résidence au Capitole ; mais quoiqu’il eût atteint le dernier terme de la vieillesse[16], sa mort, arrivée bientôt après, pût être regardée comme prématurée ; car son génie seul pouvait réparer la fatale erreur des derniers temps de sa vie. La réalité où le bruit d’une conspiration désarma et désunit les Italiens. Les soldats avaient été irrités de la disgrâce de leur général, et ils déplorèrent sa perte. Ils ne connaissaient pas leur nouvel exarque ; et Longin ignorait aussi l’état de l’armée et celui de la province. L’année précédente, la peste et la famine avaient désolé l’Italie ; et le peuple mécontent attribuait les calamités de la nature aux crimes ou à l’imprudence de ses administrateurs[17].

Quels que fussent les motifs de sa sécurité, Alboin comptait bien ne pas trouver une armée romaine devant lui, et cette espérance ne fut pas trompée. Lorsqu’il fut au sommet des Alpes Juliennes, il regarda avec avidité et avec mépris ces fertiles plaines auxquelles ses victoires ont donné le nom de Lombardie. Il plaça un commandant fidèle et une troupe choisie au Forum Julii, le Frioul de la géographie moderne, pour garder les défilés des montagnes. Il ne voulut point se hasarder contre les forces de Pavie, et il écouta les prières des Trévisans : suivi de cette multitude, retardée dans sa marche par un lourd bagage, il vint occuper le palais et la ville de Vérone ; et six mois après son départ de la Pannonie, il investit avec toute son armée Milan qui renaissait de ses cendres. La terreur le précédait ; il trouvait déserts les cantons où il portait ses pas, ou bien il en faisait une effrayante solitude ; et les pusillanimes Italiens le jugeaient invincible, sans vouloir s’en assurer par leur expérience. On les voyait dans leur effroi se réfugier au milieu des lacs, des rochers et des marais, avec quelques débris de leurs richesses, et ils différaient ainsi le moment de leur servitude. Paulin, patriarche d’Aquilée retira ses trésors sacrés et profanes dans l’île de Grado[18] ; et ses successeurs furent adoptés par la naissante république de Venise, qui s’enrichissait sans cesse des calamités publiques. Honorat remplissait le siège de saint Ambroise ; il avait eu la simplicité de souscrire à la trompeuse capitulation qu’on lui proposa ; et la perfidie d’Alboin força bientôt l’archevêque, le clergé et les nobles de Milan, à chercher un asile dans les remparts moins accessibles de la ville de Gênes. Le courage des habitants était soutenu par leur situation sur le rivage de la mer, qui leur donnait la facilité de recevoir des vivres, l’espoir d’être secourus, et les moyens de prendre la fuite ; mais des collines de Trente aux portes de Ravenne et de Rome, les Lombards s’approprièrent l’intérieur de l’Italie, sans livrer une bataille et sans former un siège. La soumission du peuple engagea le Barbare à revêtir le caractère de légitime souverain ; et l’exarque, hors d’état de résister, se vit réduit à la triste fonction d’aller annoncer à l’empereur Justin la perte rapide et irréparable de ses provinces et de ses villes[19]. Une place que les Goths avaient fortifiée avec soin arrêta les progrès du conquérant ; et tandis que des détachements de Lombards subjuguaient le reste de l’Italie, le camp du roi demeura plus de trois ans devant la porte occidentale de Ticicum ou Pavie. Cette valeur, qui obtient l’estime d’un ennemi civilisé, provoque la fureur d’un sauvage ; et Alboin fit l’épouvantable serment de confondre dans un massacre général les âges, les sexes et les dignités. La famine lui permit enfin d’accomplir ce vœu sanguinaire ; mais en passant sous la porte de Pavie, son cheval fit un faux pas, et tomba sans qu’on pût le relever. La compassion ou la piété déterminèrent un de ceux qui accompagnaient Alboin, à interpréter cet événement comme un indice miraculeux de la colère du ciel. Alboin s’arrêta et s’adoucit ; il remit son épée dans le fourreau, vint tranquillement se reposer dans le palais de Théodoric, et annonça à la multitude tremblante qu’elle vivrait pour obéir. Le roi des Lombards, charmé de la position de cette ville, que la longueur du siége avait rendue plus chère à son orgueil, dédaigna l’antique gloire de Milan ; et Pavie fut, durant quelques générations, la capitale du royaume d’Italie[20].

Le règne d’Alboin fut brillant et de peu de durée ; et avant d’avoir pu régler ses nouvelles conquêtes, ce prince périt victime d’une trahison domestique et de la vengeance de sa femme. Il célébrait une orgie avec ses compagnons d’armes dans un palais près de Vérone, qui n’avait pas été bâti pour les Barbares ; l’ivresse était la récompense de la valeur, et le roi fut entraîné par le plaisir de la table, ou par la vanité, à passer la mesure ordinaire de son intempérance. Après avoir vidé des coupes sans nombre de vin de Rhétie ou de Falerne ; il demanda le crâne de Cunimund, l’ornement le plus noble et le plus précieux de son échansonnerie. Les chefs lombards, qui se trouvaient à sa table, poussèrent d’horribles acclamations de joie, en voyant cette coupe de la victoire. Remplissez-la de nouveau ; remplissez-la jusqu’au bord, s’écria le vainqueur inhumain ; portez-la ensuite à la reine, et priez-la de ma part de se réjouir avec son père. Rosamonde, prête à suffoquer de douleur et de rage, eut cependant la force de répondre : Que la volonté de mon seigneur soit faite, et, touchant la coupe de ses lèvres, prononça au fond de son cœur le serment de laver cette injure dans le sang d’Alboin. Si elle n’eût pas été déjà coupable comme femme, on pourrait accorder quelque indulgence au ressentiment qu’elle dut éprouver en qualité de fille ; mais, implacable dans sa haine ou inconstante dans ses amours, la reine d’Italie avait prodigué ses faveurs à un de ses sujets ; et Helmichis, le porte armes du roi, fut le ministre secret de sa vengeance comme de ses plaisirs. Il ne pouvait plus combattre par des raisons de fidélité ou de reconnaissance le projet d’assassiner son prince ; mais il trembla en songeant au danger qu’il allait courir et au crime qu’on lui demandait, en se rappelant la force incomparable et l’intrépidité de ce guerrier, qu’il avait accompagné si souvent sur le champ de bataille. A force de sollicitations, il obtint qu’on lui donnerait pour second un des plus intrépides champions de l’armée des Lombards ; on s’adressa au brave Pérédée, mais on ne put en tirer qu’une promesse de garder le secret sur cet attentat. Le moyen de .séduction qu’employa Rosamonde, annonce à quel point d’effronterie elle portait le mépris de l’honneur et même de l’amour. Elle prit la place d’une de ses femmes qu’aimait Pérédée, et sut, au moyen de quelques prétextes, expliquer d’une manière plausible, l’obscurité et le silence de leur entrevue, jusqu’au moment où elle put lui dire qu’il sortait des bras de la reine des Lombards, et que sa mort ou celle d’Alboin devait être la suite d’un pareil adultère, Dans cette alternative, il aima mieux devenir le complice que la victime de Rosamonde[21], également incapable de crainte et de remords : elle attendait un moment favorable, et elle le trouva bientôt. Le roi, chargé de vin, sortit de table et alla sommeiller comme il avait coutume de le faire, après midi. L’infidèle épouse, paraissant s’occuper de la santé et du corps du prince, ordonna de fermer les portes du palais et d’éloigner l’es armes ; elle renvoya les gens de service, et après avoir endormi Alboïn en lui prodiguant les plus tendres caresses, elle ouvrit la porte de la chambre où il était, et pressa les conspirateurs d’exécuter sur-le-champ une promesse qu’ils ne remplissaient qu’à regret. A la première alarme, le guerrier s’élança de son lit ; il voulut tirer son épée, mais Rosamonde avait eu soin de l’enchaîner au fourreau ; et une petite escabelle, la seule arme qu’il trouva sous sa main, ne put le défendre longtemps contre le glaive des meurtriers. La fille de Cunimund sourit à sa chute : on l’enterra sous l’escalier du palais ; et longtemps après sa mort, la postérité des Lombards révéra le tombeau et la mémoire de leur chef victorieux.

L’ambitieuse Rosamonde aspirait à régner sous le nom de son amant : la ville et le palais de Vérone redoutaient son pouvoir, et une troupe dévoilée de Gépides, ses compatriotes, se disposait à applaudir à la vengeance et à seconder les désirs de leur souveraine ; mais les chefs lombards, qui dans les premiers moments de la consternation et du désordre avaient pris la fuite, commençaient à retrouver leur courage et à réunir leurs forces ; et la nation, au lieu d’obéir à cette perfide épouse, demanda à grands cris le châtiment de la coupable Rosamonde et des assassins du roi. Elle se réfugia chez les ennemis de son pays, et les vues intéressées de l’exarque assurèrent son appui à une criminelle qui méritait l’exécration du monde entier : elle descendit l’Adige et le Pô avec sa fille, héritière du trône des Lombards, avec ses deux amants, ses fidèles Gépides, et les dépouilles du palais de Vérone : un vaisseau grec la porta dans le havre de Ravenne. Longin sentit le pouvoir des charmes et des trésors de la veuve d’Alboin : la position et la conduite de cette femme autorisaient toutes les prétentions, et elle s’empressa de satisfaire la passion d’un ministre que, malgré le déclin de l’empire, on respectait à l’égal des rois. Elle lui sacrifia sans peine la vie d’un amant jaloux, et Helmichis, en sortant du bain, reçut de la main de sa maîtresse le breuvage mortel. Le goût de la liqueur, ses prompts effets, sa connaissance du caractère de Rosamonde, lui apprirent bientôt que le poison coulait dans ses veines ; mettant alors le poignard sur la gorge de Rosamonde, il la força à boire le reste de la coupe, et expira peu de minutes après, avec la joie de penser qu’elle ne recueillerait pas les fruits de ce dernier attentat. La fille d’Alboin et de Rosamonde fut embarquée pour Constantinople avec les dépouilles les plus précieuses des Lombards. La force étonnante de Pérédée devint l’amusement et bientôt la terreur de la cour impériale. Sa cécité et sa vengeance rappelèrent ensuite d’une manière imparfaite les aventures de Samson. Les libres suffrages de l’assemblée de Pavie élevèrent à la royauté Cléphon, l’un des plus nobles généraux d’Alboin mais dix-huit mois ne s’étaient pas écoulés, qu’un second meurtre souilla le trône des Lombards ; Cléphon fut assassiné par un de ses domestiques. Il y eut un interrègne de plus de dix ans durant la minorité de son fils Autharis, et une aristocratie de trente tyrans divisa et opprima l’Italie[22].

Le neveu de Justinien, en montant sur le trône, avait annoncé une nouvelle époque de bonheur et de gloire ; mais la honte au dehors[23], la misère au dedans, ont marqué les annales de son règne. Du côté de l’occident, il perdit l’Italie, il vit ravager l’Afrique, et n’arrêta point les conquêtes des Perses. L’injustice dominait dans la capitale et les provinces ; les riches tremblaient pour leur fortune, les pauvres pour leur sûreté ; les magistrats ordinaires étaient ignorants ou corrompus ; les remèdes apportés quelquefois à tant de maux paraissent avoir été arbitraires et violents, et la couronne ne se trouvait plus sur la tête d’un législateur et d’un conquérant qui imposât silence aux plaintes du peuple. Un historien peut appuyer comme une vérité sérieuse ou comme un préjugé salutaire l’opinion qui impute aux princes les calamités de leur temps ; mais, pour être de bonne foi, il faut dire que Justin parait avoir eu des intentions pures et bienfaisantes, et qu’il aurait pu porter le sceptre avec honneur, sans une maladie qui diminua les forces de sa tête, le priva de l’usage de ses pieds, et le retint dans son palais il ne fut instruit ni des plaintes du peuple ni des vices de son gouvernement. S’apercevant, mais trop tard, de son impuissance, il abdiqua la couronne ; et, dans le choix d’un digne successeur, montra quelques lueurs de discernement et même de magnanimité. Le seul fils qu’il eût eu de l’impératrice Sophie était mort en bas âge ; Arabia, leur fille, avait épousé Baduarius[24], d’abord surintendant du palais, et ensuite général des armées d’Italie, qui essaya vainement de faire confirmer les droits de son mariage par ceux de l’adoption. Aussi longtemps que l’empire avait été l’objet de ses désirs, Justin avait vu d’un œil de jalousie et de haine ses frères et ses cousins rivaux de ses espérances : il ne pouvait compter sur leur reconnaissance pour le don de la pourpre, qu’ils auraient reçu comme une restitution plutôt que comme un bienfait. L’un de ces compétiteurs avait d’abord été exilé ; et on lui avait ensuite donné la mort. L’empereur s’était porté, envers un autre à de si cruelles insultes, qu’il devait craindre son ressentiment ou mépriser sa patience. Cette animosité domestique donna lieu à la généreuse résolution de chercher un successeur, non dans sa famille, mais dans la république, et l’adroite Sophie recommanda Tibère[25], fidèle capitaine des gardes du prince, qui pouvait chérir les vertus de cet officier et veiller à sa fortune avec cette affection qu’on a pour les objets de son choix. La cérémonie de son élévation au rang de César ou d’Auguste se fit dans le portique du palais, en présente du patriarche et du sénat. Justin, rassembla alors le peu de forces qui lui restaient, et l’opinion populaire, qui attribua son discours à l’inspiration divine, indique assez quelle idée on avait de l’empereur dans son temps, et quelle idée nous devons avoir du temps[26]. Vous voyez, dit-il à Tibère, les marques du pouvoir souverain. Vous allez les recevoir, non de ma main, mais de celle de Dieu. Rendez-les honorables, et elles vous honoreront. Respectez l’impératrice votre mère : vous étiez hier son serviteur, et vous êtes aujourd’hui son fils. Ne prenez pas plaisir à verser le sang des hommes ; abstenez-vous de la vengeance ; évitez les actions qui ont attiré sur moi la haine publique, et au lieu d’imiter votre prédécesseur, profitez de son expérience. Homme, j’ai dû pécher ; pécheur, j’ai été puni sévèrement, même dès cette vie : mais ces serviteurs (en montrant ses ministres), qui ont abusé de ma confiance et échauffé mes passions, paraîtront avec moi devant le tribunal de Jésus-Christ. L’éclat du diadème m’a ébloui : soyez modeste et sage ; n’oubliez pas ce que vous avez été, et songez toujours à ce que vous êtes. Vous avez sous les yeux vos esclaves et vos enfants : en prenant l’autorité, prenez la tendresse d’un père. Aimez votre peuple à l’égal de vous-même ; cultivez l’affection et maintenez la discipline de l’armée ; protégez la fortune des riches, et soulagez la misère du pauvre[27]. L’assemblée en silence ne put applaudir que par ses larmes aux conseils de l’empereur, et fut touchée de son repentir. Tibère reçut le diadème à genoux ; et Justin, que son abdication semble rendre digne du trône, adressa au nouveau monarque les paroles que voici : Je vivrai si vous y consentez ; si vous l’ordonnez, je dois mourir. Puisse le Dieu du ciel, et de la terre inspirer à votre cœur, tout ce que j’ai négligé ou oublié ! Justin passa les quatre dernières années de sa vie dans une obscurité paisible ; sa conscience cessa d’être tourmentée par le souvenir de ces devoirs qu’il était incapable de remplir, et son choix fut justifié par le respect filial et la reconnaissance de Tibère.

Tibère était parmi les Romains de son temps le plus remarquable, par l’élévation de sa taille et les agréments de sa figure : indépendamment de ses vertus[28], sa beauté put contribuer à lui valoir la bienveillance de Sophie, et la veuve de Justin crut pouvoir espérer, en l’épousant, de conserver sous le règne d’un plus jeune époux le rang et le crédit dont elle avait joui ; mais si l’ambition de Tibère l’avait porté à flatter, par sa dissimulation, les désirs de sa protectrice, il n’était plus en son pouvoir de satisfaire à l’espoir qu’elle avait conçu ou à la promesse qu’il lui avait faite. Les factions de l’hippodrome demandèrent avec impatience une impératrice, et le peuple, ainsi que Sophie, entendit avec surprise proclamer en cette qualité Anastasie, l’épouse secrète mais légitime de l’empereur. Il accorda à Sophie tout ce qui pouvait calmer, sa douleur : les honneurs d’impératrice, un magnifique palais et une nombreuse maison, prouvèrent l’affection de son fils adoptif. Dans les occasions importantes, il allait consulter la femme de son bienfaiteur ; mais l’ambition de celle-ci dédaigna le vain simulacre de la royauté ; et le respectueux titre de mère, que lui donnait l’empereur, irritait, au lieu de l’adoucir, une femme qui se croyait insultée. Tandis qu’elle recevait, avec un de ces sourires si familiers dans les cours, les témoignages, du respect et de la confiance de Tibère, elle se liguait secrètement contre lui avec d’anciens ennemis, et Justinien, fils de Germanus, devint l’instrument de sa vengeance. L’orgueil de la maison régnante voyait avec peine un étranger sur le trône ; le jeune fils de Germanus jouissait de la faveur populaire et la méritait ; une faction tumultueuse avait prononcé son nom après la mort de Justin, et la soumission qu’il avait montrée alors, en offrant sa tête avec un trésor de soixante mille livres sterling, pouvait être regardée comme une preuve de son crime ou du moins de sa frayeur. Justinien avait reçu le pardon de l’empereur et le commandement de l’armée d’Orient. Le monarque de Perse prit la fuite devant lui, et les acclamations qui accompagnèrent son triomphe le déclarèrent digne de la pourpre. Son adroite protectrice choisit le mois des vendanges, époque de l’année où Tibère goûtait dans une solitude champêtre les plaisirs d’un sujet. Instruit, des projets de Sophie, celui-ci revînt à Constantinople, où sa présence et sa fermeté étouffèrent la conspiration. Il ôta à l’impératrice douairière la pompe et les honneurs dont elle avait abusé ; il la priva de son cortège, il intercepta ses lettres et la mit sous la garde d’un surveillant fidèle ; mais aux yeux de cet excellent prince, les services de Justinien n’aggravèrent point son crime : après lui avoir fait quelques reproches pleins de douceur, il lui pardonna sa trahison et son ingratitude, et chacun fut alors persuadé qu’il songeait à former une double alliance avec le nival de son trône. Selon une fable qui courut dans le temps, la voix d’un ange révéla à l’empereur qu’il triompherait toujours de ses ennemis domestiques ; mais Tibère comptait davantage sur l’innocence et la générosité de son propre cœur.

Il ajouta à l’odieux nom de Tibère le surnom plus populaire de Constantin, et imita toutes les vertus des Antonins. Après avoir raconté les vices ou les extravagances d’un si grand nombre d’empereurs, il est doux de s’arrêter un moment sur un prince distingué par son humanité, sa justice, sa tempérance et la force de son âme ; de contempler un souverain affable dans son palais, religieux au pied des autels, impartial dans ses fonctions de juge, et vainqueur, du moins par ses généraux, dans la guerre de Perse ; mais une multitude de captifs dont il prit des soins extrêmes, et qu’il renvoya dans leur patrie avec la charité d’un héros chrétien, après les avoir rachetés de ses soldats et de ses officiers, fut le trophée le plus glorieux de sa victoire. Le mérite ou l’infortune de ses sujets excitaient toujours sa bienfaisance ; et ses largesses, qu’il calculait d’après sa dignité, surpassaient communément leurs désirs. Cette maxime dangereuse dans un dépositaire de la fortune publique, était contrebalancée toutefois par un principe d’humanité et d’équité qui lui faisait regarder comme la plus vile des richesses l’or qu’on tire des larmes des sujets. Dès qu’ils avaient souffert par une calamité de la nature ou par les ravages de la guerre, il se hâtait de leur remettre les arrérages des tributs, ou de les affranchir d’impôts. Si de lâches ministres venaient lui proposer ces ressources dix fois surpassées par les extorsions auxquelles elles donnent lieu, il les rejetait, d’un air sévère, et ses sages lois excitèrent les éloges et les regrets des temps postérieurs. Constantinople croyait que l’empereur avait découvert un trésor : une noble économie et le mépris de toutes les dépenses vaines et superflues formaient son trésor. Les sujets de l’empire d’Orient auraient goûté le bonheur, si ce roi patriote, le plus beau présent que le ciel puisse faire au monde, fût toujours resté sur la terre ; mais dès la quatrième année après la mort de Justin, Tibère fut attaqué d’une maladie mortelle, qui lui laissa à peine le temps de rendre le diadème au plus digne de ses concitoyens, ainsi qu’il l’avait reçu. Il choisit Maurice dans la foule ; jugement plus précieux en lui-même que la pourpre. Il lui donna sa fille et l’empire, en présence du patriarche et du sénat qu’il avait appelés à son lit de mort ; il y ajouta des conseils par la voix du questeur, et sa dernière espérance fût que les vertus de son fils et de son successeur élèveraient à sa mémoire le plus noble monument dont elle pût être honorée. Elle fut environnée de l’affliction publique comme d’un encens précieux ; mais la douleur la plus sincère s’évapore au milieu du tumulte d’un nouveau règne, et les yeux et les acclamations de l’univers se tournèrent bientôt vers le nouvel astre qui commençait à paraître.

La famille de Maurice était originaire de l’ancienne Rome[29] ; mais son père et sa mère habitaient Arabissus dans la Cappadoce, et ils eurent le rare bonheur de voir et de partager la fortune de leur auguste fils. Il avait passé sa jeunesse dans le métier des armes : ayant obtenu le commandement d’une nouvelle légion de douze mille confédérés que Tibère venait de lever ; il se signala par sa valeur et sa conduite dans la guerre de Perse, et revint à Constantinople, où l’héritage de l’empire devint la juste réordonner de son mérite. Il monta sur le trône à l’âge de quarante-trois ans, et il en régna plus de vingt sur l’empire et sur lui-même[30] : chassant de son cœur le tumulte démocratique des passion, et y établissant, selon l’expression recherchée d’Evagrius, l’aristocratie parfaite de la raison et de la vertu. Au reste, le témoignage d’un sujet inspire des soupçons, quoiqu’il déclare que ses éloges n’arriveront jamais à l’oreille de son souverain[31] ; et quelques fautes semblent placer Maurice au-dessous de son prédécesseur, dont la vertu fût si pure. Son maintien froid et réservé pouvait être attribué à l’arrogance, sa justice n’était pas toujours exempte de cruauté, sa clémence de faiblesse, et son économie rigoureuse l’exposa trop souvent au reproche d’avarice ; mais les vœux raisonnables d’un monarque absolu doivent tendre au bonheur du peuple. Maurice était doué du discernement et du courage nécessaires pour les accomplir, et son administration fut dirigée par les principes et l’exemple de Tibère. La pusillanimité des Grecs avait établi une séparation si absolue entre les fonctions de roi et celles de général, qu’un soldat arrivé à la pourpre par son mérite se montrait rarement, ou ne se montrait jamais à la tête de ses armées ; cependant l’empereur Maurice eut la gloire de rétablir le roi de Perse sur le trône : ses lieutenants firent contre les Avares du Danube une guerre dont les succès furent douteux, et il jeta un œil de compassion, d’inutile compassion, sur l’abjection et la détresse de ses provinces d’Italie.

L’Italie exposait continuellement sa misère aux empereurs ; elle leur demandait sans cesse des secours qui les forçaient à l’humiliant aveu de leur faiblesse. La dignité de Rome expirait, et on ne la trouvait plus que dans la liberté et l’énergie de ses plaintes. Si vous n’êtes pas en état, disait-elle, de nous délivrer du glaive des Lombards, sauvez-nous du moins des maux de la famine. Tibère lui pardonna ses reproches, et la soulagea dans sa détresse : des blés de l’Égypte arrivèrent à l’embouchure du Tibre ; et le peuple romain, au lieu du nom de Camille invoquant celui de saint Pierre, repoussa les Barbares qui vinrent attaquer ses murs ; mais ces secours furent passagers et le danger était continuel et pressant. Le clergé et le sénat rassemblèrent une somme de six mille marcs d’or qui composaient les débris de leur antique richesse, et le patricien Pamphronius vint déposer ce présent et les plaintes de la ville au pied du trône de Byzance. La guerre de Perse occupait l’attention de la cour et les forces de l’Orient ; mais la justice de Tibère employa ces six mille marcs d’or à la défense de Rome : il dit à Pamphronius, en le renvoyant, que le meilleur avis qu’il pût lui donner, c’était de corrompre les chefs lombards, ou d’acheter le secours des rois de France. Malgré ce faible expédient, la détresse de l’Italie continua ; Rome fut assiégée de nouveau, et les troupes d’un simple duc de Spolette pillèrent et envahirent le faubourg de Classe, situé à trois milles de Ravenne. Maurice reçut une seconde députation de prêtres et de sénateurs ; le pontife de Rome retraçait avec énergie dans ses lettres les devoirs et les menaces de la religion, et le diacre Grégoire, son envoyé, était autorisé à parler au nom de Dieu et du nom des hommes. L’empereur adopta, mais avec plus de succès, les mesures de son prédécesseur : on détermina plusieurs chefs des Barbares à embrasser la cause des Romains, et l’un d’eux, d’un caractère doux et fidèle, vécut depuis cette époque et mourut au service de l’exarque : on livra aux Francs les défilés des Alpes, et le pape les excita à violer sans scrupule leur serment et leur foi envers des infidèles. Le don de cinquante mille pièces d’or engagea Childebert, arrière-petit-fils de Clovis, à envahir l’Italie ; mais le plaisir avec lequel il avait admiré plusieurs pièces de la monnaie de Byzance au poids d’une livre, lui fit stipuler que pour rendre le présent plus digne de lui on y mêlerait un certain nombre de ces respectables médailles. Les ducs des Lombards avaient provoqué par des incursions fréquentes leurs voisins, les redoutables habitants des Gaules. Du moment où ils eurent à craindre de justes représailles, ils renoncèrent à leur indépendance, source de faiblesse et de désordre ; ils reconnurent unanimement les avantages du gouvernement monarchique, tels que l’union, le secret et la vigueur, et ils se soumirent à Autharis, fils de Cléphon, qui avait déjà la réputation d’un habile guerrier, Les vainqueurs de l’Italie, rangés sous l’étendard de leur nouveau roi, soutinrent trois invasions successives, dont l’une était dirigée par Childebert, le dernier des princes mérovingiens qui ait passé les Alpes. La première fut déconcertée par les haines jalouses des Francs et des Allemands. Lors de la seconde, ils furent vaincus dans une bataille sanglante, avec plus de perte et de déshonneur qu’ils n’en avaient éprouvé depuis la fondation de leur monarchie. Enflammés par la vengeance, ils revinrent une troisième fois, avec un redoublement de forces, et Autharis céda à la fureur de ce torrent. Les troupes et les trésors des Lombards furent distribués dans les villes murées, situées entre les Alpes et l’Apennin. Une nation moins sensible au danger qu’à la fatigue et aux délais, murmura bientôt contre l’imprudence de ses vingt chefs ; et le soleil ardent de l’Italie frappa de maladie ces corps habitués à d’autres climats, et qui avaient déjà souffert des alternatives de l’intempérance et de la famine ; mais les forces qui ne suffisaient pas pour conquérir le pays étaient plus que suffisantes pour le ravager, et les naturels épouvantés ne pouvaient distinguer leurs ennemis et leurs libérateurs. Si la jonction des troupes du roi mérovingien et des troupes impériales s’était effectuée aux environs de Milan, elles auraient peut-être renversé le trône des Lombards ; mais les Francs attendirent six jours le signal d’un village en flammes, dont on était convenu, et les Grecs s’amusèrent à réduire Modène et Parme, qu’on leur enleva après la retraite de leurs alliés. Le triomphe d’Autharis établit son droit à la possession de l’Italie. Il soumit, malgré sa résistance, une île du lac de Côme au pied des Alpes Rhétiennes, et s’empara des trésors qu’on y avait cachés. A l’extrémité de la Calabre, il toucha de sa lance une colonne placée près de Reggio, sur le bord de la mer[32], et déclara que cette ancienne borne serait à jamais celle de son royaume[33].

Le royaume des Lombards et l’exarchat de Ravenne divisèrent inégalement l’Italie durant une période de deux siècles. Justinien réunit les offices et les professions que la jalousie de Constantin avait séparée et dix-huit exarques furent successivement revêtus, au déclin de l’empire, de toute l’autorité civile, militaire et même ecclésiastique, que conservait le prince qui régnait à Byzance. Le pays soumis à leur juridiction immédiate, consacré depuis sous le nom de patrimoine de Saint-Pierre, embrassait la Romagne actuelle, les marais, ou les vallées de Ferrare et de Commachio[34], cinq villes maritimes, depuis Rimini jusqu’à Ancône, et cinq autres villes de l’intérieur, entre la mer Adriatique et les collines de l’Apennin. Les trois provinces de Rome, de Venise et de Naples, séparées du palais de Ravenne par des terres ennemies, reconnaissaient, soit dans la paix, soit dans la guerre, la suprématie de l’exarque. Il paraît que le duché de Rome comprenait les pays que, dans les quatre premiers, siècles après sa fondation, Rome avait conquis dans l’Étrurie, le pays des Sabins et le Latium : on en peut clairement indiquer les limites le long de la côte de Civita-Vecchia à Terracine ; et en suivant le cours du Tibre, depuis Ameria et Narni jusqu’au port d’Ostie. Cette multitude d’îles, répandues de Grado à Chiozza formaient l’empire naissant de Venise ; mais les Lombards, qui voyaient avec une fureur impuissante une nouvelle capitale s’élever au milieu de la mer, renversèrent les villes que cette république possédait sur le continent. La puissance des ducs de Naples était resserrée par la baie et les îles adjacentes, par le territoire de Capoue, occupé par les ennemis, et par la colonie romaine d’Amalfi[35], dont les industrieux citoyens, par l’invention de la boussole, ont découvert à nos regards toute la face du globe. Les trois îles de Sardaigne, de Corse et de Sicile, obéissaient encore à l’empire ; et l’acquisition de la Calabre ultérieure repoussa la borne des États d’Autharis de Reggio jusqu’à l’isthme de Cosenza. Les farouches montagnards de la Sardaigne conservaient la liberté et la religion de leurs aïeux ; mais les cultivateurs de la Sicile étaient enchaînés à leur sol fertile. Rome gémissait sous le sceptre de fer des exarques, et un Grec, peut-être un eunuque, insultait impunément aux ruines du Capitole. Mais Naples, acquit bientôt le privilège de nommer ses ducs[36] ; le commerce amena l’indépendance d’Amalfi, et l’affection volontaire de Venise pour les empereurs fut enfin ennoblie par une alliance sur le pied d’égalité. L’exarchat occupe très peu d’espace sur la carte de l’Italie ; mais les richesses, l’industrie et la population, y refluaient alors en abondance. Les plus fidèles et les plus précieux des sujets de l’empire avaient fui le joug des Barbares ; et ces nouveaux habitants de Ravenne déployaient, dans les différents quartiers de cette ville, les bannières de Pavie et de Vérone, de Milan et de Padoue. Les Lombards possédaient le reste de l’Italie ; et depuis Pavie, la résidence du prince, leur royaume se prolongeait à l’orient, au nord et à l’occident, jusqu’aux frontières du pays des Avares, des Bavarois et des Francs de l’Austrasie et de la Bourgogne. Il forme aujourd’hui la terre ferme de la république de Venise, le Tyrol, le Milanais, le Piémont, la côte de Gênes, les duchés de Mantoue, de Parme et de Modène, le grand duché de Toscane, et une portion considérable de l’État de l’Église, depuis Péouse jusqu’à la mer Adriatique. Les ducs et enfin les princes de Bénévent survécurent à la monarchie et perpétuèrent le nom des Lombards. De Capoue à Tarente, ils donnèrent des lois plus de cinq cents ans à la plus grande partie du royaume actuel de Naples[37].

Les changements d’idiome qui surviennent dans un pays subjugué par la conquête, sont les meilleurs indices qu’on puisse suivre sur la proportion des vainqueurs et des vaincus. Il paraît d’après cette règle que les Lombards de l’Italie et les Visigoths de l’Espagne étaient moins nombreux que les Francs ou les Bourguignons ; et les vainqueurs de la Gaule doivent le céder à leur tour à la multitude de Saxons et d’Angles qui anéantirent presque l’idiome de la Bretagne. Le mélange des nations a formé peu à peu l’italien moderne ; et le peu de discernement des Barbares, dans l’emploi délicat des déclinaisons et des conjugaisons, les réduisit à l’usage des articles et des verbes auxiliaires ; un assez grand nombre de nouvelles idées ont été exprimées par des termes teutoniques, mais le principal fond des mots techniques et familiers vient du latin[38] ; et si nous connaissions assez le dialecte rustique, le dialecte ancien de l’Italie et les divers dialectes de ses différentes villes municipales, nous remonterions à l’origine d’une foule de mots qu’aurait peut-être rejetés la pureté classique des auteurs de Rome. Une armée nombreuse ne forme qu’une petite nation, et la puissance des Lombards fût bientôt diminuée par la retraite de vingt mille Saxons, qui, méprisant une situation dépendante, retournèrent dans leur patrie[39] à travers un grand nombre de périlleuses aventures. Le camp d’Alboin était d’une étendue formidable ; mais une ville contiendrait aisément le camp le plus étendu, et, répandus dans une vaste contrée, les guerriers qui le composent ne peuvent être que clairsemés sur toute la surface du pays. Lorsque Alboin descendit des Alpes, il établit son neveu duc de Frioul, et lui donna le commandement de la province et du peuple ; mais le sage Gisulf n’accepta ce dangereux emploi que sous la condition qu’on lui permettrait de choisir parmi les nobles Lombards un nombre de familles[40] suffisant pour former une colonie de soldats et de sujets. Dans le progrès de la conquête, on ne put accorder la même liberté aux ducs de Brescia ou de Bergame, de Pavie ou de Turin, de Spolette bu de Bénévent ; mais chacun de ceux-ci et chacun de leurs collègues établit dans son district une bande de compagnons qui venaient se ranger sous son drapeau durant la guerre, et qui ressortissaient à son tribunal durant la paix. Cette dépendance était libre et honorable : en rendant ce qu’ils avaient reçu, ils pouvaient se retirer avec leurs familles dans le district d’un autre duc ; mais leur absence du royaume passait pour une désertion militaire, et elle était punie de mort[41]. La postérité des premiers conquérants s’attacha par de profondes racines à ce sol que l’intérêt et l’honneur l’obligeaient à défendre. Un Lombard naissait soldat de son roi et de son duc ; et les assemblées civiles de la nation arboraient des drapeaux et prenaient le titre d’armée régulière. Les provinces conquises fournissaient à la solde et aux récompenses de cette armée, et l’injustice et la rapine présidèrent à la distribution des terres, qui n’eut lieu qu’après la mort d’Alboin. Un grand nombre de riches Italiens furent égorgés ou bannis ; les autres furent partagés comme tributaires entre les étrangers, et on leur imposa, sous le nom d’hospitalité, l’obligation de payer aux Lombards le tiers des productions de la terre. En moins de soixante-dix ans on adopta, sur les propriétés un système de redevance beaucoup plus simple et plus solide[42]. Le Lombard, abusant de la force, dépouillait et chassait le propriétaire romain ; ou bien celui-ci, pour se racheter du tribut du tiers des productions, cédait, par une transaction un peu plus équitable, une certaine quantité de terres. Sous ces maîtres étrangers, les blés, les vins et les olives, étaient cultivés par des esclaves ou par les naturels, tous les jours moins habiles dans les travaux de l’agriculture ; mais la paresse des Barbares s’accommodait mieux des soins d’une vie pastorale. Ils rétablirent et améliorèrent dans les riches pâturages de la Vénétie la race des chevaux qui avaient autrefois rendu cette province célèbre[43] ; et les Italiens virent avec étonnement la propagation d’une nouvelle race de bœufs et de buffles[44]. La dépopulation de la Lombardie et l’augmentation des forêts ouvrirent une vaste carrière aux plaisirs de la chasse[45]. L’industrie des Grecs et des Romains[46] ne s’était pas étendue jusqu’à cet art merveilleux qui rend les oiseaux dociles à la voix et obéissants à l’ordre de leur maître. La Scandinavie et la Scythie ont toujours produit les faucons les plus hardis et les plus faciles à apprivoiser[47]. Les habitants de ces deux contrées, toujours à cheval et parcourant les campagnes, savaient les élever et les dresser. Les Barbares introduisirent dans les provinces romaines cet amusement favori de nos aïeux ; et selon les lois de l’Italie, l’épée et le faucon ont dans la main d’un noble Lombard, la même dignité et la même importance[48].

L’effet du climat et de l’exemple se fit si rapidement sentir, que les Lombards de la quatrième génération regardaient avec curiosité et avec effroi les portraits de leurs sauvages ancêtres[49]. Leur tête était rasée par-derrière ; mais une chevelure en désordre tombait sur leurs yeux et sur leur bouche, et une longue barbe indiquait le nom et les habitudes de la nation. Ils portaient, comme les Anglo-Saxons, de larges vêtements de toile ornés, à leur manière, de larges bandes de différentes couleurs. Une longue chaussure et des sandales ouvertes couvraient leurs jambes et leurs pieds ; et, même au milieu de la paix, leur fidèle épée se trouvait toujours suspendue à leur ceinture. Mais cet étrange costume et cet air effrayant cachaient souvent un naturel doux et généreux ; et, dès que la fureur des combats s’était calmée, l’humanité du vainqueur étonnait quelquefois les captifs et les sujets. Il faut attribuer leurs vices à la colère à l’ignorance et à l’ivrognerie : et leurs vertus méritent d’autant plus d’éloges, qu’ils n’étaient ni assujettis à l’hypocrisie des mœurs sociales, ni gênés par la contrainte des lois et de l’éducation. Je ne craindrais point de m’écarter de mon sujet, s’il était en mon pouvoir de décrire la vie privée des conquérants de l’Italie, et je raconterai avec plaisir une aventure amoureuse d’Autharis, où respire tout l’esprit romanesque -de la chevalerie[50]. Après la mort d’une princesse mérovingienne qu’il devait épouser, il demanda la main de la fille du roi de Bavière, et celui-ci, Garibald, consentit à s’allier au monarque de l’Italie. Impatienté de la lenteur de la négociation, le bouillant Autharis partit en secret et se rendit à la cour de Bavière, à la suite de ses ambassadeurs. Au milieu d’une audience publique, il s’avança jusqu’au pied du trône, et dit à Garibald que l’ambassadeur des Lombards était ministre d’État, mais que lui seul avait l’amitié d’Autharis, qui l’avait chargé de la délicate commission de lui rendre un compte fidèle des charmes de celle qu’il devait épouser. Theudelinde reçut ordre de se soumettre à cet important examen. Ravi à son aspect, après un moment de silence, il la salua reine d’Italie ; et la supplia d’offrir au premier de ses nouveaux sujets une coupe remplie de vin, selon la coutume de la nation. Elle le fit d’après un ordre de son père : Autharis redit la coupe à son tour ; en la rendant à la princesse, il lui toucha secrètement la main, et porta ensuite ses doigts sur ses lèvres. Le soir, Theudelinde raconta à sa nourrice la familiarité indiscrète de l’étranger. La vieille la rassura : elle lui dit que cette hardiesse ne pouvait venir que du roi son mari, qui par sa beauté et son courage semblait digne de son amour. Les ambassadeurs partirent ; mais dès qu’ils furent sur la frontière de l’Italie, Autharis, s’élevant sur ses étriers, lança sa hache de bataille contre un arbre, avec une force et une dextérité merveilleuses : Voilà, dit-il aux Bavarois étonnés, les coups que porte le roi des Lombards. Les approches d’une armée française forcèrent Garibald et sa fille à se réfugier sur les terres de leur allié, et le mariage se consomma dans le palais de Vérone. Autharis mourut une année après ; mais les vertus de Theudelinde[51] l’avaient rendue chère à la nation, qui lui permit de donner avec sa main le sceptre et le royaume d’Italie.

Ce fait et d’autres pareils[52] démontrent que les Lombards avaient le droit d’élire leur souverain, et assez de bon sens pour ne pas user trop souvent de ce dangereux privilège. Leur revenu public venait des productions de la terre et des émoluments de la justice. Lorsque les ducs indépendants permirent à Autharis de monter sur le trône de son père, ils attachèrent à la couronne la moitié de leurs domaines respectifs. Les plus fiers d’entre les nobles aspiraient aux honneurs de la servitude auprès de la personne de leur prince : celui-ci récompensait précairement la fidélité de ses vassaux par des pensions et des bénéfices, et travaillait à expier les maux de la guerre par de magnifiques fondations d’églises et de monastères. Il exerçait les fonctions de juge durant la paix, celles de général pendant la guerre, et n’usurpa jamais les pouvoirs d’un législateur absolu. Il convoquait les assemblées nationales dans le palais de Pavie, ou, ce qui est plus vraisemblable, dans les champs voisins de cette ville : les personnages les plus éminents par leur extraction et leurs dignités, formaient son grand conseil ; mais la validité et l’exécution des décrets de ce sénat dépendaient de l’approbation du fidèle peuple et de l’armée fortunée des Lombards. Quatre-vingts ans environ après la conquête de l’Italie, on écrivit en latin teutonique[53] leurs coutumes traditionnelles ; elles furent ratifiées par le consentement du prince et du peuple ; on établit de nouveaux règlements plus analogues à la situation où ils se trouvaient alors ; les plus sages des successeurs de Rotharis imitèrent son exemple, et des différents codes des Barbares, celui des Lombards a été jugé le moins imparfait[54]. Assurés par leur courage de la possession de leur liberté, de pareils législateurs ne songeaient guère, dans leur imprévoyante simplicité, à balancer les pouvoirs d’une constitution ou à discuter la difficile théorie des gouvernements ; ils condamnaient à des peines capitales les crimes qui menaçaient la vie du roi ou la sûreté de l’État, mais ils s’occupèrent surtout du soin de défendre là personne et la propriété des sujets. Selon l’étrange jurisprudence de ces temps-là ; le crime du sang pouvait être racheté par une amende ; au reste, le prix de neuf cents pièces d’or exigées pour le meurtre d’un simple citoyen, est une preuve de l’importance qu’on attachait à la vie d’un homme. On calculait avec des soins scrupuleux et presque ridicules les injures moins graves, une blessure, une fracture, un coup ou un mot insultant, et le législateur favorisait l’ignoble usage de renoncer, pour de l’argent, à l’honneur et à la vengeance. L’ignorance des Lombards, soit avant, soit après leur conversion au christianisme, faisait chez eux du crime de sorcellerie un objet de croyance absolue et de haine générale. Cependant les législateurs du dix-septième siècle auraient pu trouver leur devoir et leur condamnation dans les sages lois de Rotharis, qui, tournant en dérision des superstitions absurdes, protégeait les malheureuses victimes de la cruauté populaire ou juridique[55]. On trouve de même dans Luitprand des idées de législation supérieures à celles de son siècle et de son pays ; car il condamnait, en la tolérant, la coupable mais trop ancienne coutume des duels[56] ; et il observait, d’après son expérience, qu’un agresseur injuste et heureux avait souvent triomphé de la cause la plus juste. Tout le mérite de lois des Lombards appartient entièrement à la raison naturelle de ce peuple, qui n’admit jamais les évêques d’Italie dans son conseil de législation. La suite de ses rois se fit remarquer par des talents et des vertus les troubles dont se composent ses annales laissent briller des intervalles de paix, d’ordre et de bonheur intérieur ; les Italiens jouirent d’un gouvernement plus modéré et plus équitable qu’aucun des autres royaumes qui s’établirent sur les ruines de l’empire d’Occident[57].

Au milieu des hostilités des Lombards, et sous le despotisme des Grecs, la condition de Rome[58], vers la fin du sixième siècle, avait atteint le dernier degré de l’humiliation. Le siège de l’empire transféré à Constantinople, et la perte successive des provinces, avaient tari la source de la fortune publique et de la richesse des individus : cet arbre élevé à l’ombre duquel s’étaient reposées les nations de la terre, n’offrait plus ni feuilles ni branches, et son tronc desséché approchait de la dissolution. Les courriers qui portaient les ordres de l’administration et les messagers de la victoire ne se rencontraient plus sur la voie Appienne ou sur la voie Flaminienne. On éprouvait souvent les funestes effets de l’approche des Lombards, et on les craignait toujours. Les paisibles habitants d’une grande capitale, qui parcourent sans inquiétude les jardins dont elle est environnée, se formeront difficilement une idée de la détresse des Romains : c’était en tremblant qu’ils fermaient et ouvraient leurs portes ; du haut des murs, ils voyaient les flammes qui dévoraient leurs maisons des champs ; ils entendaient les lamentations de leurs compatriotes, accouplés comme des chiens, qu’on menait en esclavage au-delà de la mer et des montagnes. Ces continuelles alarmes devaient anéantir les plaisirs et interrompre les travaux de la vie champêtre. Bientôt la campagne de Rome ne fut plus qu’un affreux désert où l’on ne trouvait qu’un sol stérile, des eaux impures et une atmosphère empestée. La curiosité et l’ambition n’amenaient plus les peuples dans la capitale du monde ; et si le hasard ou la nécessité y conduisait les pas errants d’un étranger, il ne contemplait qu’avec horreur cette vaste solitude, et se sentait prêt à demander, où est le sénat ? où donc est le peuple ? Dans une année excessivement pluvieuse, le Tibre sortit de son lit, et se précipita avec une violence irrésistible dans les vallées des sept collines. La stagnation des eaux produisit unie maladie pestilentielle ; et la contagion fut si rapide, que quatre-vingts personnes expirèrent en une heure, au milieu d’une procession solennelle destinée à implorer la miséricorde divine[59]. Une société où le mariage est encouragé et l’industrie en honneur, répare bientôt les malheurs qu’ont causés la peste ou la guerre ; mais la plus grande partie des Romains se trouvant condamnée à la misère et au célibat, la dépopulation demeura constante et visible, et la sombre imagination des enthousiastes put y voir l’approche de la fin du monde[60]. Cependant le nombre des citoyens excédait encore la mesure des subsistances : les récoltes de la Sicile ou de l’Égypte leur fournissaient des vivres qui manquaient souvent, et la multiplicité des disettes de grains montre l’inattention de l’empereur pour ces provinces éloignées. Les édifices de Rome n’annonçaient pas moins la décadence et la misère ; les inondations, les orages et les tremblements de terre, renversaient aisément ces fabriques tombant en ruines ; et les moines, qui avaient eu soin de s’établir dans les positions les plus avantageuses, triomphaient bassement de la destruction des monuments de l’antiquité. On croit communément que le pape Grégoire Ier attaqua les temples et mutila les statues ; que ce Barbare fit brûler la bibliothèque Palatine, et que l’histoire de Tite-Live fut en particulier l’objet de son absurde et funeste fanatisme. Ses écrits montrent assez sa haine implacable pour les ouvrages du génie des anciens ; et il réprouve, avec la plus grande sévérité, le profane savoir d’un évêque qui enseignait l’art de la grammaire, étudiait les poètes latins, et chantait d’une même voix les louanges de Jupiter et celles de Jésus Christ[61] ; mais les témoignages que nous ayons de sa fureur destructive sont incertains et d’une date bien plus moderne : c’est la succession des siècles qui a détruit le temple de la Paix et le théâtre de Marcellus, et une proscription formelle aurait multiplié les copies de Virgile, ou de Tite-Live dans les pays qui ne reconnaissaient pas ce dictateur ecclésiastique[62].

Rome, ainsi que Thèbes, Babylone, ou Carthage, aurait été effacée de dessus la terre, si cette cité n’avait pas été animée d’un principe de vie qui la fit renaître aux honneurs et à la puissance. Il se répandit une vague tradition, que deux apôtres juifs, l’un faiseur de tentes et l’autre pêcheur, avaient été jadis mis à mort dans le cirque de Néron ; et cinq siècles après l’époque de cette exécution, on révéra leurs reliques, vraies ou supposées, comme le palladium de Rome chrétienne. Les pèlerins de l’Orient et de l’Occident venaient se prosterner au pied des autels qui les contenaient ; mais leur châsse était défendue par des miracles et par un sentiment de terreur : ce n’était pas sans crainte que les pieux catholiques approchaient ces objets de leur culte. On ne touchait pas impunément les corps des deux saints, il était dangereux de les regarder : ceux même qui, déterminés par les motifs les plus purs, osaient troubler le repos de leur sanctuaire, se trouvaient épouvantés par des visions ou frappés de mort subite. On rejeta avec horreur la demande peu raisonnable d’une impératrice qui voulait priver les Romains de leur trésor sacré, la tête de saint Paul ; et le pape assura, probablement avec une grande vérité, que la toile sanctifiée par le voisinage au corps du saint ou les particules de ses chaînes, qu’il était quelquefois aisé et quelquefois impossible d’obtenir, partageaient également le don des miracles[63] ; mais le pouvoir aussi bien que la vertu de ces apôtres respiraient avec énergie dans l’âme de leurs successeurs ; et Grégoire, le premier et le plus grand du nom, occupait sous le règne de Maurice la chaire de saint Pierre[64]. Son grand-père Félix avait aussi porté la tiare, et les évêques se trouvant déjà astreints à la loi du célibat, sa consécration dut être postérieure à la mort de sa femme. Gordien, père de Grégoire, et Sylvia, sa mère, étaient des plus nobles familles du sénat, et on les mettait au nombre des personnes les plus pieuses de l’Église de Rome : il comptait des saintes et des vierges parmi ses parentes ; et sa figure ainsi que celles de son père et de sa mère, subsista plus de trois siècles dans un tableau de famille qu’il donna au monastère de saint André[65]. Le dessin et le coloris de ce portrait ont prouvé que les Italiens du sixième siècle cultivaient avec quelque succès l’art de la peinture, mais les Épîtres de saint Grégoire, regardé comme, le premier érudit du siècle, ses sermons et ses dialogues, ne peuvent donner qu’une bien misérable idée de leur goût et de leur littérature[66]. Sa naissance et ses lumières l’avaient élevé à l’emploi de préfet de la ville, et il eut le mérite de renoncer à la pompe et aux vanités de ce monde. Il employa son riche patrimoine à la fondation de sept couvents[67], un à Rome[68] et six en Sicile ; et il ne formait d’autre vœu que celui de mener une vie obscure glorieuse seulement dans l’éternité. Cependant sa dévotion, quelque sincère qu’elle pût être, l’avait conduit dans la route la plus propre à remplir les vues d’un ambitieux et rusé politique. Les talents de Grégoire et l’éclat de sa retraite le rendirent cher et utile à l’Église : il fallait bien qu’il obéît aux ordres qu’on lui donnait, car une obéissance implicite a toujours été recommandée comme le premier devoir d’un moine. Aussitôt qu’il eut été revêtu du diaconat, il alla résider à la cour de Byzance en qualité de nonce ou de ministre du saint-siège, et il y prit, au nom de saint Pierre, un ton d’indépendance et de dignité que le plus illustre laïque de l’empire n’aurait pu prendre sans crime et sans danger. Il revint ensuite à Rome, chargé d’un surcroît de réputation ; et après un court intervalle donné à l’exercice des vertus monastiques, les suffrages unanimes du clergé, du sénat et du peuple, l’arrachèrent du cloître pour l’élever sur le trône pontifical. Lui seul s’opposait ou semblait s’opposer à son élévation : il supplia Maurice de ne pas confirmer le choix des Romains, et cette humble supplication ne put servir qu’à le relever davantage encore aux yeux de l’empereur et dans l’opinion publique. Lorsque la fatale confirmation du prince arriva, il détermina des marchands à l’enfermer dans un panier, et à le conduire au-delà des portes de Rome : il se tint caché plusieurs jours au milieu des bois et des montagnes, jusqu’à ce qu’il fût découvert, dit-on, à la lueur d’un flambeau céleste.

Le pontificat de Grégoire le Grand, qui dura treize ans six mois et dix jours, est tune des époques les plus édifiantes de l’Église. Ses vertus et même ses fautes, une réunion singulière de simplicité et d’astuce, d’orgueil et d’humilité, de bon sens et de superstition, convenaient beaucoup à sa position et à l’esprit de son temps. Il s’éleva contre le titre anti-chrétien d’évêque universel que se donnait le patriarche de Constantinople, son rival. Le successeur de saint Pierre était trop fier pour le lui laisser, et trop faible pour le prendre lui-même. Il n’exerça sa juridiction qu’en qualité d’évêque de Rome, de primat d’Italie et d’apôtre de l’Occident. Il prêcha souvent, et son éloquence grossière, mais pathétique, enflammait les passions de son auditoire. Il interprétait et appliquait le langage des prophètes juifs ; et tournait vers l’espoir et la crainte d’une autre vie l’esprit du peuple abattu par le malheur. Il détermina d’une manière fixe la liturgie romaine[69], la division des paroisses, le calendrier des fêtes, l’ordre des processions, le service des prêtres et des diacres, la variété et le changement des habits sacerdotaux. Il officia jusqu’au dernier jour de sa vie dans le canon de la messe, qui durait plus de trois heures. Le chant qu’il introduisit, et qu’on appela chant Grégorien[70], conserva la musique vocale et instrumentale du théâtre ; et les voix rauques des Barbares essayèrent vainement d’imiter la mélodie de l’école romaine[71]. L’expérience lui avait appris l’efficacité des cérémonies pompeuses et solennelles pour soulager les détresses, affermir la foi, adoucir la férocité et dissiper le sombre enthousiasme du vulgaire ; et il leur pardonna volontiers de favoriser l’empire des prêtres et de la superstition. Les évêques de l’Italie et des îles adjacentes reconnaissaient le pontife de Rome pour leur métropolitain particulier. L’existence, l’union ou la translation des évêchés, dépendaient de lui, et ses heureuses incursions dans les provinces de la Grèce, de l’Espagne et de la Gaule, autorisèrent à quelques égards les prétentions plus élevées de ses successeurs : il interposa son autorité pour empêcher, les abus des élections populaires ; il conserva la pureté de la foi et de la discipline, et de son siège apostolique veilla avec soin à ce qu’elles se conservassent chez les pasteurs soumis à sa suprématie. Les ariens de l’Italie et de l’Espagne se réunirent, sous son pontificat, à l’Église catholique, et la Bretagne conquise n’a pas attaché autant de gloire au nom de César qu’à celui de Grégoire le Grand. Au lieu de six légions, quarante moines s’embarquèrent pour cette île, et on le vit regretter que ses austères devoirs ne, lui permissent pas de partager les dangers de la guerre spirituelle qu’ils allaient entreprendre. En moins de deux ans il annonça à l’évêque d’Alexandrie que ses missionnaires avaient baptisé le roi de Kent et dix mille Anglo-Saxons, et cela, ainsi que la primitive Église, sans autre secours que celui des armes spirituelles et surnaturelles. La crédulité ou là prudence de Grégoire était toujours disposée à confirmer la vérité de la religion par des apparitions, des miracles et des résurrections[72] ; et la postérité a payé à sa mémoire le tribut qu’il accordait facilement à la vertu de ses contemporains, ou à celle des générations qui l’avaient précédé. Les papes oint libéralement distribué les honneurs du ciel ; mais Grégoire est le dernier pontife de Rome qu’ils aient osé inscrire sur le calendrier des saints.

Le malheur des temps augmenta peu à peu le pouvoir temporel des papes ; et les évêques de Rome, qui, depuis saint Grégoire, ont inondé de sang l’Europe et l’Asie, étaient alors réduits à exercer leur pouvoir en qualité de ministres de paix et de charité. 1° L’Église de Rome, ainsi que je l’ai observé ailleurs, possédait de riches domaines en Italie, en Sicile et dans les provinces les, plus éloignées, et ses agents, qui étaient ordinairement des sous-diacres, avaient acquis une juridiction civile et même criminelle sur ses vassaux et ses colons. Le successeur de saint Pierre administrait son patrimoine avec les soins d’un propriétaire vigilant et modéré[73]. Les épîtres de saint Grégoire sont remplies des plus salutaires recommandations, telles que celles d’éviter les procès douteux ou vexatoires, de maintenir l’intégrité des poids et des mesures, d’accorder tous les délais raisonnables, et de réduire la capitation des esclaves de la glèbe, qui, au moyen d’une somme fixée arbitrairement, achetaient le droit de se marier[74]. Le revenu ou les productions de ces domaines arrivaient à l’embouchure du Tibre, aux risques et aux frais du pape : il usait de ses richesses en fidèle intendant de l’Église et des pauvres, et consacrait à leurs besoins les inépuisables ressources qu’il trouvait dans son abstinence et son économie. On a gardé durant plus de trois siècles, dans le palais de Latran, le compte volumineux de ses recettes et de ses dépenses, comme modèle de l’économie chrétienne. Aux quatre grandes fêtes de l’année, il distribuait des largesses au clergé, à ses domestiques, aux monastères, aux églises, aux cimetières, aux aumôneries et aux hôpitaux de Rome, ainsi qu’au reste du diocèse. Le premier jour de chaque mois, il faisait distribuer aux pauvres, selon la saison, des portions réglées de blé, de vin, de fromage, de végétaux, d’huile, de poisson, de provisions fraîches, des habits et de l’argent ; et outre ces distributions, ses trésoriers recevaient sans cesse de lui des ordres pour subvenir extraordinairement aux besoins de l’indigence et du mérite. Des libéralités de tous les jours, de toutes les heures, venaient au secours des malades et des pauvres, des étrangers et des pèlerins ; et le pontife ne se permettait un repas frugal qu’après, rivoir envoyé des plats de sa table à quelques infortunés dignes de compassion. La misère des temps avait réduit des nobles et des matrones à recevoir sans rougir les aumônes de l’Église. Il logeait et nourrissait trois mille vierges ; et plusieurs évêques d’Italie, échappés aux mains des Barbares, vinrent demander l’hospitalité au Vatican. Saint Grégoire mérita le surnom de père de son pays ; et telle était l’extrême sensibilité de sa conscience, qu’il s’interdit plusieurs jours les l’onctions sacerdotales, parce qu’un mendiant était mort dans la rue. 2° Les malheurs de Rome remettaient entre les mains du pontife les soins de l’administration et les affaires de la guerre ; et peut-être ne savait-il pas bien lui-même si la piété ou l’ambition le déterminait à exercer l’autorité de son souverain absent. Il tira l’empereur de sa léthargie ; il exposa les crimes ou l’incapacité de l’exarque et de ses ministres ; il se plaignit de ce qu’on avait fait sortir de Rome les vétérans pour les envoyer à la défense de Spolette ; il excita les Italiens à défendre leurs villes et leurs autels ; et, dans un moment de crise, il consentit à nommer des tribuns et à diriger les opérations des troupes de la province. Mais les scrupules de l’humanité et de la religion tempéraient son esprit martial ; il déclara odieuse et tyrannique toute espèce d’impôts, même ceux qu’on employait à la guerre d’Italie ; et il protégeait en même temps, contre les édits de l’empereur, la pieuse lâcheté des soldats qui abandonnaient leurs drapeaux pour embrasser la vie monastique. Si nous l’en croyons, il avait en son pouvoir les moyens d’exterminer les Lombards par leurs factions domestiques, sans y laisser un roi, un duc ou un comté qui pût soustraire cette malheureuse nation a la vengeance de ses ennemis. En qualité d’évêque chrétien, il aima mieux travailler à la paix : sa médiation apaisa le tumulte des armes ; mais il connaissait trop bien l’artifice des Grecs et les passions des Lombards, pour garantir l’exécution de la trêve, Trompé dans l’espoir qu’il avait conçu d’un traité général et permanent, il osa sauver son pays sans l’aveu de l’empereur ou de l’exarque. L’éloquence et les largesses de ce pontife, respecté des hérétiques et des Barbares, détournèrent le glaive des Lombards suspendu sur Rome. Ce fut par des reproches et des insultes que la cour de Byzance récompensa les services de saint Grégoire ; mais il trouva dans l’affection d’un peuple reconnaissant la plus douce récompense que puisse obtenir un citoyen et le meilleur titre de l’autorité d’un prince[75].

 

 

 



[1] Voyez ce qui a rapport à la famille de Justin et de Justinien, dans les Familiæ byzantinæ de Ducange (p. 89-101). Ludwig (in Vit. Justiniani, p. 131) et Heineccius (Hist. jur. rom., p. 374), pleins d’un respect superstitieux pour le prince à qui on doit ces lois qu’ils étudiaient tous les jours, ont depuis développé la généalogie de leur empereur favori.

[2] Dans le récit de l’avènement au trône de Justin, j’ai traduit en prose simple et concise les huit cents vers des deux premiers livres de Corippe, de Laidibus Justini (Appendix Hist. byzant., p. 401-416, Rome, 1777).

[3] On est étonné que Pagi (Criticci in Annal. Baron., t. II, p. 639), sur la foi de quelques chroniques, ait voulu contredire le texte clair et décisif de Corippe (Vicina dona, l. II, 354 ; Vicina dies, l. IV), et ne placer le consulat de Justin qu’à A. D. 567.

[4] Théophane, Chronograph., p. 205. Il est inutile d’alléguer le témoignage de Cedrenus et de Zonare, lorsqu’ils ne sont que compilateurs.

[5] Corippe, l. III, 390. Il s’agit incontestablement des Turcs vainqueurs des Avares ; mais le mot scultor ne parait pas avoir de sens et le seul manuscrit existant de Corippe, d’après lequel on a publié la première édition de cet écrivain (1581, apud Plantin), ne se trouve plus. Le dernier éditeur, Foggini de Rome, a conjecturé que ce mot devait être corrigé, par celui de soldan ; mais les raisons qu’allègue Ducange (Joinville, Dissertat., 16, p. 238-240) pour prouver que les Turcs et les Persans ont employé ce titre de très bonne heure, sont faibles ou équivoques ; et je suis plus disposé en faveur de d’Herbelot (Bibl. orient., p. 825), qui donne à ce mot une origine arabe et chaldéenne, et qui le fait commencer au onzième siècle, époque où le calife de Bagdad l’accorda à Mahmud, prince de Gazna et vainqueur de l’Inde.

[6] Comparez sur ces discours caractéristiques les vers de Corippe (l. III, 251-401) avec la prose de Ménandre (Excerpt. legat., p. 102, 103). Leur diversité prouve qu’ils ne se sont pas copiés l’un l’autre, et leur ressemblance, qu’ils ont puisé à la même source.

[7] Voyez sur la guerre des Avares contre les Austrasiens, Menandre (Execrpt. legat., p. 110), saint Grégoire de Tours (Hist. Franc., l. IV, c. 29) et Paul Diacre (de Gest. Lanbob., l. II, c. 10).

[8] Paul Warnefrid, diacre de Frioul (de Gest. Langob., l. I, c. 23, 24). Ses tableaux des mœurs nationales, quoique grossièrement esquissés, sont plus animés et plus fidèles que ceux de Bède ou de saint Grégoire de Tours.

[9] Cette histoire est racontée en détail par un imposteur (Théophylacte Simocatta, l. VI, c. 10) ; mais cet imposteur a eu l’adresse d’établir ses fictions sur des faits publics et notoires.

[10] Il parait, d’après les remarques de Strabon, de Pline et d’Ammien Marcellin, que c’était un usage commun chez les tribus des Scythes. (Muratori, Script. rer. italicar., t. I, p. 424.) Les chevelures de l’Amérique septentrionale sont aussi des trophées de valeur ; les Lombards conservèrent plus de deux siècles le crâne de Cunimund ; et Paul lui-même fut du festin où le duc Ratchis fit paraître cette coupe destinée aux grandes solennités (l. II, c. 28).

[11] Paul, l. I, c. 27 ; Ménandre, in Excerpt. legat., p. 110, 111.

[12] Ut hactenus etiam tam apud Bajoariorum gentem quam et Saxonum sed et alios ejusdem linguœ homines..... in eorum carminibus celebretur. (Paul., l. I, c. 27.) Il mourut A. D. 799. (Muratori, in Prœfat., t. I, p. 397.) Ces chansons des Germains, dont quelques-unes pouvaient remonter au temps de Tacite (de Morib. Germ., c. 2), furent compilées et transcrites par ordre de Charlemagne. Barbara et antiquissima carmina, quibus veterum regum actus et bella canebantur, scripsit memoriæque mandavit. (Éginhard, in. Vit. Car. Magn., c. 29, p. 130, 131.) Les poèmes dont Goldast fait l’éloge (Animad. ad Éginhard, p. 207), paraissent être des romans modernes, qui ne sont dignes que du mépris.

[13] Paul (l. II, c. 6-26) parle des autres nations. Muratori (Antich. Ital., c. 5, Dissert. I, p. 4) a découvert à trois milles de Modène le village des Bavarois.

[14] Grégoire le Romain (Dialog., l. III, c. 27, 28, apud Baron., Annal. ecclés., A. D. 579, n° 10) suppose qu’ils adoraient aussi la chèvre. Je ne connais qu’une religion où le dieu soit en même temps la victime.

[15] Les reproches que le diacre Paul (l. II, c. 5) fait à Narsès, peuvent être sans fondement ; mais les meilleurs critiques rejettent la faible apologie qu’a publiée le cardinal Baronius (Annal. ecclés., A. D. 567, n° 8-12). J’indiquerai parmi ces critiques Pagi (tom. II, p. 639, 640), Muratori (Annal. d’Ital., t. V, p. 160-163), et les derniers éditeurs, Horace Blancus (Script. rer. Italic., t. I, p. 427, 428) et Philippe Argelatus (Sigon., Opera, t. II, p. 11, 12), Il est clair que le Narsès qui assista au couronnement de Justin (Corippe, l. III, 221) était une autre personne du même nom.

[16] Paul (l. II, c. 11), Anastase (in Vit. Johan., III, p. 43), Agnellus (Liber pontifical. Raven. in Script. rer. Ital., part. I, p. 114-124), font mention de la mort de Narsès. Mais je ne puis croire, avec Agnellus, que ce général fût âgé de quatre-vingt-quinze ans. Est-il probable que l’âge de quatre-vingts ans ait été l’époque de ses exploits ?

[17] Paul Diacre expose dans le dernier chapitre de son premier livre et les sept premiers chapitres du second, les desseins de Narsès et des Lombards, relativement à l’invasion de l’Italie.

[18] L’île de Grado fut appelée, d’après cette transaction, la Nouvelle Aquilée. (Chron. venet., p. 3.) Le patriarche de Grado ne tarda pas à devenir le premier citoyen de la république (p. 9, etc.) ; mais son siège ne fut transféré à Venise qu’en 1450. Il est maintenant chargé de titres et d’honneurs. Mais le génie de l’Eglise s’est abaissé devant celui de l’Etat, et le gouvernement de Venise catholique est presbytérien à la rigueur. Thomassin, Discipl. de l’Église, t. I, 156, 157, 161-165 ; Amelot de La Houssaye, Gouvernement de Venise, t. I, p. 256-261.

[19] Paul a donné une description de l’Italie d’après les dix-huit régions qu’elle contenait alors (l. II, c. 14-24). La Dissertatio chorographica de Italia medii ævi, par le père Beretti, religieux bénédictin et professeur royal à Pavie, a été consultée avec fruit.

[20] Voyez sur la conquête de l’Italie, les matériaux rassemblés par Paul (l. II, c. 14, 25, 26, 27), le récit éloquent de Sigonius (t. II, de Regno Italiæ, 1. I, p. 13-19), et les Discussions exactes et critiques de Muratori (Annali d’Italia, t. V, p. 164-180).

[21] Le lecteur se rappellera l’histoire de la femme de Candaule et le meurtre de cet époux, qu’Hérodote raconte d’une manière si agréable au premier livre de son histoire. Le choix de Gygès peut servir d’une sorte d’excuse à Pérédée ; et ce moyen, d’adoucir une idée odieuse a été suivi par les meilleurs écrivains de l’antiquité. Grævius, ad Cireron. Orat. pro Milone, c. 10.

[22] Voyez l’Histoire de Paul, l. II, c. 28-32. J’ai tiré quelques détails intéressants du Liber ponticalis d’Agnellus, in Script. rer. Ital., t. II, p. 124, Muratori est le plus sûr de tous les guides sur la chronologie.

[23] Les auteurs originaux pour le règne de Justin le Jeune, sont Evagrius (Hist. ecclés., l. V, c. 1-12), Théophane (Chronograph., p. 204-210), Zonure (t. II, l. XIV, p. 70-42), Cedrenus (in Compend., p. 388-392).

[24] Dispositorque novus sacra : Baduarius aulæ ;

Successor soceri mox factus cura palatti. CORIPPUS.

Baduarius est compté parmi les descendants et les alliés de la maison de Justinien. Une famille noble de Venise (la casa Badoero) a bâti des églises et donné des ducs à la république dès le neuvième siècle ; et si sa généalogie est bien prouvée, il n’y a plus de rois en Europe qui puissent en produire une aussi ancienne et aussi illustre. Ducange, Fam. Byzant., p. 99 ; Amelot de La Houssaye, Gouvern. de Venise, t. II, p. 555.

[25] Les éloges accordés aux princes avant leur élévation au trône, sont les plus purs et les plus imposants. Corippe avait loué Tibère dans le temps de l’élévation de Justin au trône (l. I, p. 212-222). Au reste, un capitaine des gardes pouvait exciter la flatterie d’un Africain exilé.

[26] Evagrius (l. V, c. 13) a ajouté le reproche de Justin à ses ministres. Il suppose que ce discours fut prononcé lors de la cérémonie où Tibère obtint le rang de César. C’est par le vague de leurs expressions, plutôt que par une véritable méprise, que Théophane et quelques autres ont donné lieu de penser qu’il fallait le rapporter à l’époque où Tibère fut revêtu du titre d’Auguste, c’est-à-dire immédiatement avant la mort de Justin.

[27] Théophylacte Simocatta (l. III, c. 11) déclare qu’il transmet à la postérité la harangue de Justin telle que ce prince la prononça, et sans vouloir corriger les fautes de langage et de rhétorique. Ce frivole sophiste n’aurait peut-être pas été en état d’en faire une pareille.

[28] Voyez sur le caractère et, le règne de Tibère, Evagrius (l. V, 23), Théophylacte (l. III, c 2, etc.), Théophane (in Chron., p. 210-213), Zonare (t. II, l. XIV, p. 72), Cedrenus (p. 392), Paul Warnefrid (de Gestis Longobard., l. III, c. 11, 12). Le diacre du Forum Julii parait avoir eu connaissance de quelques faits curieux et authentiques.

[29] Il est assez singulier que Paul (l. III, c. 15) le donne pour le premier empereur grec, primus ex Græcorum genere in imperio constitutus. Il est vrai que ses prédécesseurs immédiats étaient nés dans les provinces latines de l’Europe : il faut peut-être lire dans le texte de Paul in Græcorum imperio ; ce qui appliquerait l’expression à l’empereur plutôt qu’au prince.

[30] Voyez sur le caractère et le règne de Maurice, les cinquième et sixième livres d’Evagrius, et en particulier le livre VI, c. 1 ; les huit livres de l’histoire prolixe et ampoulée de Théophylacte Simocatta ; Théophane, p. 213, etc. ; Zonare, t. II, l. XIV, p.73 ; Cedrenus, p. 394.

[31] Evagrius composa son histoire la douzième année du règne de Maurice ; et il avait été si sagement indiscret, que l’empereur connut et récompensa ses opinions (l. VI, c. 24).

[32] Les géographes anciens parlent souvent de la columna rhegina, placée dans la partie la plus étroite du phare de Messine, à cent stades de la ville de Reggio. Voyez Cluvier (Ital. antiq., l. II, p. 1295) ; Lucas Holsten (Annotat. ad Cluvier, p. 301) ; Wesseling (Itiner., p. 106).

[33] Les historiens grecs ne donnent que de faibles lumières sur les guerres d’Italie. (Ménandre, in Excerpt. legat., p. 124-126 ; Théophylacte, l. III, c. 4.) Les Latins sont plus satisfaisants, et surtout Paul Warnefrid (l. III, c. 13-34), qui avait lu, les histoires antérieures de Secundus et de saint Grégoire de Tours. Baronius rapporte quelques lettres des papes, etc., et on trouve les époques fixées dans la chronologie exacte de Pagi et de Muratori.

[34] Zacagni et Fontanini, défenseurs de la cause des papes, ont pu réclamer a juste titre la vallée et les marais de Commachio comme une partie de l’exarchat ; mais dans leur ambition ils ont voulu y comprendre Modène, Reggio, Parme et Plaisance, et ils ont obscurci une question de géographie, déjà douteuse et obscure par elle-même. Muratori lui-même, en qualité de serviteur de la maison d’Este, n’est pas exempt de partialité et de prévention.

[35] Voyez Brenckmann, Dissert. prima de republica Amalphitana, p. 1-42, ad calcem Hist. Pandect. Florent.

[36] Gregor. Magn., l. III, epist. 23, 25, 26, 27.

[37] J’ai décrit l’état de l’Italie d’après l’excellente dissertation de Beretti. Giannone (Istoria civile, t. I, p. 374-387) a suivi dans la géographie du royaume de Naples le savant Camillo Pellegrini. Lorsque l’empire eût perdu la Calabre proprement dite, la vanité des Grecs substitua à l’ignoble dénomination de Bruttium, celle de Calabre ; et il paraît que cette altération eut lieu avant le règne de Charlemagne. Eginhard, p. 75.

[38] Maffei (Verona illust., part. I, p. 310-321) et Muratori (Antich. Ital., t. II, Dissert. 32, 33, p. 71-365) ont soutenu les prétentions de la langue latine ; le premier avec enthousiasme, et le second avec modération ; et dans cette discussion ils ont déployé l’un et l’autre du savoir, de l’esprit et de l’exactitude.

[39] Paul, de Gest. Langobard., l. III, c. 5, 6, 7.

[40] Paul, l. II, c. 9. Il donne à ces familles ou à ces générations le nom teutonique de Faras, qu’on trouve aussi dans les lois des Lombards. Le modeste diacre n’était pas insensible à la noblesse de sa race. Voyez l. IV, c. 39.

[41] Comparez le n° 3 et le n° 177 des lois de Rotharis.

[42] Paul, l. II, c. 31, 32 ; l. III, c. 16. Les lois de Rotharis, publiées A. D. 643, n’offrent aucun vestige de ce tribut du tiers des productions ; mais elles présentent plusieurs détails curieux sur l’état de l’Italie et les mœurs des Lombards.

[43] Les haras de Denys de Syracuse, et les victoires qu’il remporta si souvent aux jeux olympiques, avaient répandu chez les Grecs la réputation des chevaux de la Vénétie ; mais leur race ne subsistait plus au temps de Strabon (l. V, p. 325). Gisulf obtint de son oncle generosarum equarum greges. (Paul, l. II, c. 9.) Les Lombards introduisirent ensuite en Italie caballi sylvatici, des chevaux sauvages. Paul, l. IV, c. 1.

[44] Tunc (A. D. 596) primum, BUBALI in Italiam delati Italiœ populis miracula fuere. (Paul Warnefrid, l. IV, c. 11.) Les buffles, qui semblent originaires de l’Afrique et de l’Inde, sont inconnus en Europe, si l’on excepte l’Italie ; où il y en a beaucoup et où ils sont d’une grande utilité : les anciens n’avaient aucune idée de ces animaux, moins qu’Aristote (Hist. anim., l. II, c. 1, p. 58 ; Paris, 1783), ne les ait voulu décrire sous le nom du bœuf sauvage d’Arachosie (V. Buffon, Hist. nat., t. XI, et Suppl., t. VI ; Hist. gén. des Voyages, t. I, p. 7, 481 ; II, 105 ; III, 291 ; IV, 234, 461 ; V, 193 ; VI, 491 ; VII, 400 ; X, 666 ; Pennant’s Quadrupèdes, p. 24 ; Dictionn. d’Hist. nat., par Valmont de Bomare, t. II, p. 74.) Au reste, je ne dois pas dissimuler que Paul, d’après une erreur vulgaire, a pu donner le nom de bubalus à l’aurochs ou taureau sauvage de l’ancienne Germanie.

[45] Voyez la vingt et unième Dissertation de Muratori.

[46] Cela est prouvé par le silence des auteurs qui traitent de la chasse et de l’histoire des animaux. Aristote (Hist. animal., l. IX, c. 36, t. I, p. 586, et les Notes de M. Camus, son dernier éditeur, t. II, p. 3,4), Pline (Hist. nat., l. X, c. 10), Ælien (de Nat. animal., l. II, c. 42), et peut-être Homère (Odyssée, XXII, 302-306), parlent avec étonnement d’une ligue tacite et à une chasse commune entre les faucons et les chasseurs de la Thrace.

[47] En particulier le gerfaut ou le gyrfalcon, qui est de la grandeur d’un petit aigle. Voyez la description animée qu’en fait M. de Buffon, Hist. nat., t. XVI, p. 239, etc.

[48] Script. rer. ital., t. I, part. II, p. 129. Il s’agit ici de la 16e loi de l’empereur Louis le Débonnaire. Des fauconniers et des chasseurs faisaient partie de la maison de Charlemagne son père. (Mém. sur l’anc. Chevalerie, par M. de Saint-Palaye, t. III, p. 175.) Les lois de Rotharis parlent de l’art de la fauconnerie à une époque antérieure (n° 322) ; et dès le cinquième siècle, Sidonius Apollinaris le comptait parmi les talents du Gaulois Avitus (202-207).

[49] L’épitaphe de Droctulf (Paul, l. III, c. 29) peut être appliquée à plusieurs de ses compatriotes.

Terribilis visu facies, sed carda benignus,

Longaque robusto pectore barba fuit.

On voit encore aujourd’hui les portraits des anciens Lombards, à douze milles de Milan, dans le palais de Monza, qui fut bâti ou réparé par la reine Theudelinde (liv. IV, 22, 23).

[50] Paul (l. III, c. 29, 34) raconte l’histoire d’Autharis et de Theudelinde ; et le moindre fragment des anciennes annales de la Bavière, excitant les infatigables recherches du comte du Buat, cet auteur a soin d’en parler. Histoire des Peuples de l’Europe, tom. XI, p. 595-635 ; tom. XII, p. 1-53.

[51] Giannone (Istoria civile di Napoli) t. I, p. 263) relève avec raison l’impertinence de Boccace (Giorn. III, Nov. 2), qui, sans aucun titre, sans aucun prétexte, et contre toute vérité, met la pieuse reine Theudelinde dans les bras d’un muletier.

[52] Paul, l. III, c. 16. On peut consulter sur l’état du royaume d’Italie, les premières Dissertations de Muratori et le premier volume de l’histoire de Giannone.

[53] L’édition la plus exacte des lois des Lombards se trouve dans les Scr. rer. ital., t. I, part. II, p. 1-181. Elle a été collationnée sur le plus ancien manuscrit, et éclairée par les notes critiques de Muratori.

[54] Montesquieu (Esprit ces Lois, l. XXVIII, c. 1) : Les lois des Bourguignons sont assez judicieuses : celles de Rotharis et des autres princes lombards le sont encore plus.

[55] Voyez les lois de Rotharis, n° 379, p. 47. Striga y désigne une sorcière. Ce mot est de la latinité la plus pure. Horace, Epod. V, 2o ; Pétrone, c 134. Un passage de ce dernier auteur, Quœ striges comederunt nervos tuos ? semble prouver que ce préjugé était né en Italie plutôt que chez les Barbares.

[56] Quia incerti sumus de judicio Dei, et multos audivimus per pugnam sine justa causa, suam causam perdere. Sed propter consuetudinern gentem nostram Langobardorum legem impiam vetare non possumus. Voyez p. 74, n° 65 des Lois de Luitprand, promulguées A. D. 724.

[57] Lisez l’histoire de Paul Warnefrid, et en particulier, le livre III, c. 16. Baronius ne convient pas de ce fait, qui semble contredire les invectives du pape Grégoire le Grand ; mais Muratori (Annali d’Italia, t. V, p. 217), ose insinuer que le saint peut avoir exagéré les fautes imputées à des ariens et à des ennemis.

[58] Baronius a transcrit dans ses Annales (A. D. 590, n° 16 ; A. D. 595, n° 2, etc.) les passages des Homélies de saint Grégoire, qui peignent l’état misérable de la ville et de la campagne de Rome.

[59] Un diacre que saint Grégoire de Tours avait envoyé à Rome pour y chercher des reliques, décrit l’inondation et la peste. L’ingénieux député embellit son récit, et enrichit la rivière d’un grand dragon accompagné d’une suite de petits serpents. S. Grég. de Tours, l. X, c. 1.

[60] Saint Grégoire de Rome (Dialog., l. II, c. 15) rapporte, une prédiction mémorable de saint Benoît. Roma à gentilibus non exterminabitur, sed tempestatibus, coruscis turbinibus ac terræ motu in semeptisa marcescet. Cette prophétie rentre dans le domaine de l’histoire en attestant le fait d’après lequel on l’a fabriquée.

[61] Quia in uno se ore cum Jovis laudibus, Christi laudes non capiunt, et quam grave nefandumque sit episcopis canere, quod nec laico religioso conveniat ipse considera (l. IX, epist. 4). Les écrits de saint Grégoire attestent qu’il n’avait pas à se reprocher le goût et la littérature des auteurs classiques.

[62] Bayle, Dictionnaire critique, tom. II, p. 598, 599. Dans un très bon article sur Grégoire Ier, il cite Platine sur la destruction des bâtiments et des statues, reprochée à Grégoire Ier ; sur la bibliothèque Palatine il cite Jean de Salisbury (de Nugis curialium, l. II, c. 26) ; et sur Tite-Live il cite Antoninus de Florence : le plus ancien de ces trois témoins vivait au douzième siècle.

[63] Saint Grégoire, l. III, epist. 24, indict. 12, etc. Les Épîtres de saint Grégoire et le huitième volume des Annales de Baronius, apprendront aux lecteurs pieux quelles particules des chaînes de saint Paul, amalgamées avec de l’or, sous une forme de clef ou de croix, furent répandues dans la Bretagne, la Gaule, l’Espagne, à Constantinople et en Égypte. Le saint ouvrier qui conduisait l’opération a pu être parfaitement éclairé sur des miracles qu’il était en son pouvoir de faire ou d’empêcher, ce qui doit diminuer, aux dépens de la véracité de saint Grégoire, l’idée que nous pourrions avoir de sa superstition.

[64] Outre les Épîtres de saint Grégoire qui ont été mises en ordre par Dupin (Bibl. ecclés., t. V, p. 103-126), nous avons trois Vies de ce pape. Les deux premières ont été écrites au huitième et au neuvième siècle (de Triplici Vita S. Gregor. Préface du 4e volume de l’édition des bénédictins) par les diacres Paul (p. 1-18) et Jean (p. 19-188) : elles sont authentiques ; mais les faits qu’on y trouve sont incertains. La troisième est une longue et pénible compilation des bénédictins éditeurs (p. 199-305). Les Annales de Baronius offrent aussi une histoire très détaillée, mais très partiale, des actions de saint Grégoire. Le bon sens de Fleury (Hist., ecclés., t. VIII) tempère ses préjugés ultramontains, et Pagi et Muratori ont rectifié ses dates.

[65] Le diacre Jean parle de ce portrait qu’il avait vu (l. IV, c. 83, 84), et sa description est éclaircie par Angelo Rocca, antiquaire romain. (Saint Grégoire, Opera, t. IV, p. 312-326.) Ce dernier auteur dit qu’on conserve dans quelques vieilles églises de Rome (p. 321-323) des mosaïques des papes du septième siècle. Les murs où l’on voyait autrefois le tableau de la famille de saint Grégoire, offrent aujourd’hui le martyre de saint André, dans lequel le génie du Dominiquin a lutté contre le génie du Guide.

[66] Disciplinis vero liberalibus, hoc est grammatica, rethorica, dialectica, ita a puero est institutes, ut quamvis eo tempore florerent adhuc Romæ studia litterarum, tamen nulli in urbe ipsa secundus putaretur. Paul Diacre, in Vita S. Gregor., c. 2.

[67] Les bénédictins (in Vit. sanct. Greg., liv. I, p. 165-208) s’efforcent de prouver que saint Grégoire adopta pour ses monastères la règle de leur ordre ; mais, comme on a avoué que le fait paraissait douteux, il est clair que la prétention de ces puissants moines est tout à fait fausse. Voyez Butler, Lives of the Saints, vol. III, page 145 ; ouvrage de mérite, dont le bon sens et le savoir appartiennent à l’auteur, tandis que les préjugés qu’on y trouve sont ceux de sa profession.

[68] Monasterium gregorianum in ejusdem beati Gregorii cedibus ad clivum Scauri prope ecclesiam SS. Johannis et Pauli in honorem S. Andræ. (Jean, in vit. S. Greg., liv. I, c. 6 ; saint Grégoire, l. VII, epist. 13.) Cette maison et ce monastère étaient situés sur le flanc du mont Cœlius., qui fait face au mont Palatin. On y trouve aujourd’hui les Camaldules. Saint Grégoire triomphe, et saint André s’est retiré dans une petite chapelle. Nardini, Roma antica, l. III, c. 6, p. 100 ; Descrizzione di Roma, t. I, p. 442, 446.

[69] Le Pater noster est composée de cinq ou six lignes. Le sacramentarius et l’antiphonarius de saint Grégoire remplissent 880 pages in-fol. (t. III, part. I, p. 1-880) ; toutefois ils ne forment qu’une partie de l’Ordo romanus que Mabillon a développé, et qui a été abrégé par Fleury (Hist. ecclés., t. VIII, p. 139-152).

[70] L’abbé Dubos (Réflexions sur la poésie et la peinture, t. III, p. 174, 175) observe que la simplicité du chant ambrosien n’employait que quatre tons, et que l’harmonie plus parfaite de celui de saint Grégoire comprenait les huit tons ou les quinze cordes de l’ancienne musique. Il ajoute (p. 332) que les connaisseurs admirent la préface et plusieurs morceaux de l’office grégorien.

[71] Jean le Diacre (in Vit. S. Greg., l. II, c. 7) nous fait connaître le mépris que montrèrent de bonne heure les Italiens pour le chant des ultramontains. Sous le règne de Charlemagne, les Francs convenaient, un peu malgré eux, de la justesse de ce reproche. Muratori, Dissert. 25.

[72] Un critique français (P. Gussainv., Op., tom. II, p. 105-112) a prouvé que saint Grégoire pouvait réclamer comme sienne toute l’absurdité des Dialogues. Dupin (t. V, p. 138) ne pense pas que personne veuille garantir la vérité de tous ces miracles ; je serais curieux de savoir combien il en adoptait.

[73] Baronius ne veut donner aucun détail sur ces domaines de l’Eglise, de peur, sans doute, de montrer qu’ils étaient composés de fermes et non pas de royaumes. Les écrivains français, les bénédictins (t. IV, l. III, p. 272, etc.), et Fleury (t. VII, p. 29, etc.), ne craignent pas d’entrer dans ces modestes mais utiles détails ; et l’humanité de ce dernier insiste sur les vertus sociales de saint Grégoire.

[74] Je suis bien tenté de croire que cette amende pécuniaire sur le mariage des vilains a produit le droit fameux et souvent fabuleux de cuissage, de marquette, etc. Peut-être que, dans ces temps grossiers, une belle épousée se livrait à son jeune maître, de l’aveu de son mari, pour s’affranchir de la dette ; et cet accord mutuel aura pu servir d’exemple pour autoriser quelques actes de tyrannie locaux et non pas légaux.

[75] Sigonius développe très bien le gouvernement temporel de Grégoire Ier. Voyez le premier livre de Regno Italiæ, t. II du recueil de ses ouvrages, p. 44-75.