Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE XL

Avènement de Justin l’Ancien. Règne de Justinien. I. L’impératrice Théodora. II. Factions du cirque, et sédition de Constantinople. III. Commerce et manufactures de soie. IV. Finances et, impôts. V. Édifices de Justinien. Église de Sainte-Sophie. Fortifications et frontières de l’empire d’Orient. VI. Abolition des écoles d’Athènes et du consulat de Rome.

 

 

JUSTINIEN naquit[1] près des ruines de Sardica, aujourd’hui Sophia, d’une famille obscure[2] de ces Barbares[3] du pays inculte et sauvage auquel on a donné successivement les noms de Dardanie, de Dacie et de Bulgarie. Il dut sa fortune, à l’esprit aventurier de son oncle Justin, qui, avec deux autres paysans de son village, abandonna pour la profession militaires, l’emploi plus utile de cultivateur et de berger[4]. Ces trois jeunes gens n’emportant dans leurs havresacs qu’une mince provision de biscuit, suivirent à pied la grande route de Constantinople, et leur force et leur stature les firent admettre bientôt parmi les gardes de l’empereur Léon. Sous les deux règnes suivants, l’heureux Justin parvint à la fortune et aux honneurs : s’il échappa à quelques dangers qui menaçaient sa vie, et lorsqu’il fut sur le trône, on ne manqua pas d’imputer cette délivrance à l’ange gardien, qui veille sur le sort des rois. Ses longs et estimables services dans les guerres d’Isaurie et de Perse n’auraient pas sauvé son nom de l’oubli ; mais ils justifient les dignités militaires qu’il obtint successivement dans le cours de cinquante années, il devint tribun, comte, général, sénateur, et il commandait les gardes au moment de crise où mourait l’empereur Anastase. La famille de celui-ci, qu’il avait élevée et enrichie, fut exclue de la couronne, et l’eunuque Amantius, qui régnait au palais, ayant résolu de placer le diadème sur la tête de la plus soumise de ses créatures, imagina d’acheter les gardes en leur distribuant des sommes considérables, et chargea leur commandant de ce dépôt ; mais le perfide Justin fit valoir pour lui ces arguments irrésistibles, et aucun compétiteur n’osant se présenter, le paysan de la Dacie fut revêtu de la pourpre, de l’aveu unanime des soldats, qui connaissaient sa bravoure et sa douceur ; du clergé et du peuplez qui le croyaient orthodoxe, et des habitants des provinces, qui se soumettaient aveuglément aux volonté de la capitale. Justin, qu’on appelle l’Ancien, pour le distinguer d’un autre empereur de la même famille et du même nom, monta sur le trône de Byzance à l’âge de soixante-huit ans ; et s’il eût été abandonné à lui-même, chaque instant d’un règne de neuf années aurait appris à ses sujets qu’ils avaient bien mal choisi. Son ignorance égalait celle de Théodoric ; et il est assez singulier que dans un siècle qui n’était pas dépourvu de science, il se trouvât deux monarques qui ne sussent pas lire. Mais le génie de Justin était bien inférieur à celui du roi des Goths : son expérience de l’art de la guerre ne le mettait pas en état de gouverner un empire ; et quoiqu’il eût de la valeur, le sentiment de sa faiblesse le disposait à l’incertitude, à la défiance et à la crainte ; mais les affaires de l’administration étaient conduites avec soin et avec fidélité par le questeur Proclus[5] ; et le vieil empereur se fit un appui des talents et de l’ambition de son neveu Justinien, qu’il adopta après l’avoir tiré de sa solitude rustique de la Dacie, et l’avoir fait élever à Constantinople comme l’héritier de sa fortune particulière, et ensuite comme l’héritier de l’empire.

Après avoir trompé Amantius, il fallait bien lui ôter la vie. On y réussit sans peine en l’accusant d’une conspiration réelle ou fausse ; et pour aggraver ses crimes, on eut soin d’informer les juges qu’il était secrètement attaché à l’hérésie de Manès[6] : Amantius perdit la tête ; trois de ses compagnons, les premiers domestiques du palais, furent punis de mort ou exilés, et l’infortuné à qui l’eunuque avait voulu donner la couronne, fut mis dans un cachot, assommé à coups de pierre, et jeté ignominieusement dans la mer sans sépulture. La perte de Vitalien présenta plus de difficultés et de périls. Ce chef goth avait obtenu la faveur populaire par la guerre civile qu’il ne craignit pas de soutenir contre Anastase pour la défense des orthodoxes ; et ayant obtenu un traité avantageux, il continuait à se tenir dans le voisinage de Constantinople, à la tête d’une armée victorieuse de Barbares. Séduit par de frivoles serments, il se laissa persuader de quitter cette situation avantageuse, et de se hasarder dans les murs de la capitale. On eût l’adresse d’exciter contre lui les habitants et surtout la faction des Bleus, et même de lui faire un crime de son zèle pour la religion. L’empereur et son neveu l’accueillirent comme le fidèle champion de l’Église et de l’État ; ils lui donnèrent d’un air reconnaissant les titres de consul et de général ; mais le septième mois de son consulat, il fut percé de dix sept coups à la table du prince[7] ; et Justinien, qui hérita de sa dépouille, fut accusé, par l’opinion publique du meurtre d’un homme de la même communion que lui, auquel il avait récemment engagé sa foi en participant avec lui aux saints mystères[8]. Après la chute de son rival, Justinien fut élevé, sans l’avoir mérité par aucun service militaire, au grade de maître général des armées d’Orient, à la tête desquelles il devait, en cette qualité, marcher contre les ennemis de l’État ; mais en courant après la gloire, Justinien s’exposait à perdre, par son absence, l’empire que lui donnaient sur son oncle l’âge et la faiblesse de celui-ci ; et au lieu de mériter l’applaudissement de ses compatriotes[9] par des victoires contre les Scythes et les Perses ; ce guerrier prudent sollicita leur faveur dans les églises, dans le cirque et dans le sénat de Constantinople. Les catholiques étaient attachés au neveu de Justin, qui, entre les hérésies de Nestorius et d’Eutychès, gardait l’étroit sentier tracé par l’inflexible et intolérante croyance des orthodoxes[10]. Les premiers jours du nouveau règne, on le dit exciter et flatter l’exaltation du peuple contre la mémoire du dernier empereur. Après un schisme de trente-quatre ans, il parvint à calmer l’orgueil et la colore du pontife de Rome, et à inspirer aux Latins une opinion favorable de son respect pour le siége  apostolique. Les différents sièges des Églises de l’Orient furent occupés par des évêques catholiques dévorés à ses intérêts ; il gagna le clergé et les moines par des largesses, et l’on instruisit le peuple à prier pour son futur souverain, l’espoir et l’appui de la véritable religion. Justinien étala sa magnificence dans les spectacles qu’il donna au peuple, objet non moins important aux yeux de la multitude que le symbole de Nicée et de Chalcédoine. Les dépenses de son consulat furent évaluées à deux cent quatre-vingt-huit mille pièces d’or, vingt lions et trente léopards parurent en une seule fois dans l’amphithéâtre ; et les conducteurs de char qui avaient remporté le prix aux jeux du cirque, reçurent en outre, de lui, un don extraordinaire de chevaux richement harnachés. En même temps qu’il favorisait les goûts du peuple de Constantinople et prêtait l’oreille aux requêtes des rois étrangers, il cultivait avec soin l’affection du sénat. Ce nom toujours respectable semblait autoriser les sénateurs à déclarer le vœu de la nation, et à régler la succession au trône impérial. Le faible Anastase avait laissé la vigueur du gouvernement se perdre dans une sorte d’aristocratie, et les officiers militaires qui obtenaient le rang de sénateur, continuaient à marcher escortés de leur garde particulière, composée d’une troupe de vétérans dont les armes ou les acclamations pouvaient, dans un tumulte populaire, disposer du diadème de l’Orient. On prodigua les trésors de l’État pour acheter les sénateurs, et d’une voix unanime ils prièrent l’empereur de vouloir bien adopter Justinien pour son collègue ; mais cette requête, qui avertissait trop clairement Justin de sa fin prochaine, fut mal reçue d’un vieux monarque ombrageux par caractère, et jaloux de conserver un pouvoir qu’il ne pouvait plus exercer ; retenant sa pourpre des deux mains, il leur conseilla, puisque le choix d’un candidat était si lucratif, de porter leurs vues sur un homme plus âgé. Malgré ce reproche, le sénat ne procéda pas moins à décorer Justinien du titre royal de nobilissimus ; et soit par attachement pour son neveu, soit par des motifs de crainte l’empereur, ratifia le décret. La faiblesse d’esprit et de corps, où le réduisit bientôt une blessure incurable qu’il avait à la cuisse, ne lui permit plus de tenir les rênes de l’empire. Il manda le patriarche et les sénateurs, et, en leur présence, il plaça le diadème sur la tête de Justinien, qui du palais fut conduit au cirque, où il reçut les bruyantes et joyeuses félicitations du peuple. Justin vécut encore quatre mois ; mais depuis cette cérémonie on le regarda comme mort pour l’empire qui reconnut pour souverain légitime de l’Orient, Justinien, alors dans la quarante-cinquième année de son âge[11].

Le règne de Justinien depuis son élévation jusqu’à sa mort a été de trente-huit ans, sept mois et treize jours. Le secrétaire de Bélisaire, le rhéteur Procope, que ses talents élevèrent au rang de sénateur et de préfet de Constantinople, a raconté avec soin les événements de ce règne, qui par leur nombre, leur variété et leur importance, méritent toute notre attention. Procope[12], tour à tour, courageux ou servile, enivré de la faveur ou aigri par la disgrâce, composa successivement l’histoire, le panégyrique et la satire de son temps. Les huit livres qui concernent la guerre des Perses, des Goths et des Vandales[13], auxquels servent de suite les cinq livres d’Agathias sont dignes d’estime, et ils offrent une imitation heureuse et soignée des écrivains attiques, ou du moins des écrivains asiatiques de l’ancienne Grèce. Il dit ce qu’il a vu et ce qu’il a entendu, et s’exprime sur les diverses matières qu’il traite avec le ton libre et sûr d’un soldat, d’un homme d’État et d’un voyageur. Son style cherche toujours et atteint souvent la force ou l’élégance : ses réflexions, trop nombreuses, surtout dans les harangues, offrent une riche moisson de connaissances en politique ; et l’historien, excité par la noble ambition de charmer et d’instruire la postérité, semble dédaigner les préjugés du peuple et la flatterie des cours. Les contemporains de Procope lurent ses écrits[14], et leur donnèrent des éloges[15]. Il les déposa respectueusement au pied du trône ; mais l’orgueil de l’empereur dut être blessé d’y voir louer un héros qui éclipsait toujours la gloire de son oisif souverain. L’esprit et la crainte d’un esclave subjuguèrent la noble dignité d’un homme indépendant ; et pour obtenir son pardon et mériter une récompense le secrétaire de Bélisaire publia les six livres des Édifices impériaux. Il avait eu l’habileté de choisir un sujet  brillant, dans lequel il pouvait faire ressortir le génie, la magnificence et la piété d’un prince qui, en qualité de conquérant et de législateur, avait surpassé les vertus puériles de Thémistocle et de Cyrus[16]. L’adulateur, trompé dans ses espérances, se laissa peut-être aller au plaisir d’une vengeance secrète, et un coup d’œil de faveur put le déterminer à suspendre ou à supprimer un libelle[17], où le Cyrus romain est plus qu’un odieux et méprisable tyran ; où Justinien et sa femme Théodora ont sérieusement représentés comme des démons qui ont pris une forme humaine pour détruire le genre humain[18]. Ces honteuses variations ternissent sans doute la réputation de Procope, et nuisent à la confiance qu’il pourrait inspirer ; toutefois, lorsqu’on a mis à l’écart ce que lui dicte sa malignité, on trouve que le fond de ses anecdotes, et même les faits les plus honteux dont il avait laissé entrevoir quelques-uns dans son histoire publique, ont appuyés sur la vraisemblance ou sur les témoignages authentiques et contemporains[19]. A l’aide de ces différents matériaux, je vais décrire le règne de Justinien, qui mérite d’occuper d’un grand espace. Je détaillerai dans ce chapitre l’élévation et le caractère de Théodora, les factions du cirque, et la paisible administration du souvenir de l’Orient. Je raconterai dans les trois chapitres suivants les guerres qui achevèrent la conquête de l’Afrique et de l’Italie, et je dirai les victoires de Bélisaire et de Narsès, sans dissimuler la vanité de leurs triomphes, ou les qualités guerrières  des héros de la Perse et de la nation des Goths. Je traiterai ensuite de la jurisprudence établie par Justinien, de ses opinions théologiques, des controverses et des sectes qui divisent encore l’Église d’Orient, et du code de lois romaines que suivent ou respectent les nations modernes de l’Europe.

 

I. Justinien une fois élevé sur le trône, le premier acte de son autorité fut de la partager avec la femme qu’il aimait, la fameuse Théodora[20], dont l’étrange fortune ne peut être regardée comme le triomphe de la vertu des femmes. Sous le règne d’Anastase, le soin des bêtes farouches qu’entretenait la faction des Verts à Constantinople, était confié à Acacius, originaire de l’île de Chypre, et qu’on surnomma le maître des ours après sa mort, cet honorable emploi sortit de sa famille malgré la vigilance de sa veuve, qui avait eu soin de se ménager un second mari à qui elle voulait procurer l’emploi du premier. Acacius laissa trois filles, Comito[21], Théodora et Anastasie : l’aînée n’avait pas plus de sept ans. Leur mère imagina de faire paraître un jour de fête solennelle, ces jeunes orphelines en habit de suppliantes, au milieu de l’amphithéâtre. La faction des Verts les reçut avec mépris, celle des Bleus avec compassion ; et cette insulte, qui blessa profondément le cœur de Théodora, influa beaucoup par la suite sur l’administration de l’empire. Les trois sœurs, lorsque l’âge eut développé leur beauté, furent successivement dévouées aux plaisirs publics et particuliers du peuple de Byzance, et Théodora, après avoir paru sur le théâtre à la suite de Comito, en habit d’esclave et portant sur sa tête un siège pliant, eut enfin la permission de travailler pour son propre compte. Elle ne dansait point, elle ne chantait pas, elle ne jouait point de la flûte ; et ses talents se bornaient à l’art de la pantomime ; elle excellait dans les rôles bouffons, et dès qu’elle enflait ses joues, et que, prenant un ton et des gestes comiques, elle se plaignait des coups qu’elle avait reçus des éclats de rire et des applaudissements remplissaient le théâtre de Constantinople. Sa beauté[22] obtenait des éloges plus flatteurs et donnait des plaisirs plus vifs. Ses traits avaient de la délicatesse et de la régularité ; son teint un peu pâle, était cependant aminé d’une légère nuance d’incarnat ; la vivacité de ses yeux exprimait sur-le-champ toutes les sensations ; ses mouvements aisés développaient les grâces d’une fille élégante, quoique peu élevée ; et l’amour ou l’adulation pouvait défier le pinceau du peintre et celui du poète de rendre l’incomparable perfection de ses formes. Mais tous ces charmes étaient avilis par sa facilité à les exposer en plein théâtre, et à les prostituer indistinctement à la multitude des citoyens et des étrangers de tous les rangs et de toutes les professions. L’heureux soupirant a qui elle avait promis une nuit de délices, était souvent chassé de son lit par un favori plus robuste et plus riche ; et lorsqu’elle paraissait dans les rues, ceux qui voulaient éviter le scandale ou la tentation, avaient soin de fuir sa rencontre. L’historien satirique n’a pas rougi[23] de décrire les scènes de nudité qu’elle osa offrir en plein théâtre[24]. Après avoir épuisé tout ce que l’art peut ajouter aux plaisirs sensuels[25], elle murmurait encore de la parcimonie de la nature[26] ; mais il faut jeter, sur ses murmures, sur ses plaisirs et sur ses raffinements, le voile du langage réservé aux érudits. Au milieu de ces honteux et méprisables triomphes, elle quitta la capitale pour accompagner Ecebole, Tyrien, qui venait d’obtenir le gouvernement de la Pentapole d’Afrique. Cette union dura peu, Ecebole éloigna bientôt une concubine infidèle ou trop dispendieuse. Arrivée à Alexandrie, elle s’y trouva réduite à une extrême misère ; et dans sa route laborieuse vers Constantinople, la belle Cypriote fit sur son passage jouir de ses attraits toutes les villes de l’Orient, auxquelles elle se montra digne d’avoir reçu le jour dans l’île favorite de Vénus. Le libertinage de Théodora et d’odieuses précautions la garantirent du danger qu’elle aurait pu craindre. Elle devint cependant mère une fois, mais une seule fois. L’enfant, sauvé par son père, et élevé sous ses yeux en Arabie, apprit de lui, à sa mort, qu’il était fils d’une impératrice. Plein d’ambitieuses espérances et ne soupçonnant aucun danger, le jeune homme se hâta d’arriver à la cour, et il fut admis en présence de sa mère. Comme on ne le revit plus, même après la mort de Théodora, ce fut avec justice que la femme de Justinien fut exposée à l’affreux soupçon d’avoir étouffé, par un crime un secret si contraire sa gloire impériale.

Ce fut dans cet état de profonde abjection que d’après un songe ou quelque rêve de son imagination, elle conçut l’idée flatteuse qu’elle deviendrait l’épouse d’un puissant monarque : occupée de sa grandeur prochaine, elle quitta la Paphlagonie et revint à Constantinople. Elle prit, en habile comédienne, le maintien de la décence ; habile à filer la laine, elle vécut honnêtement de son travail ; elle affecta de mener une vie chaste et retirée dans une petite maison, dont elle fit ensuite un magnifique temple[27]. Sa beauté, aidée de l’artifice ou du hasard, attira et captiva Justinien, alors patrice, qui exerçait déjà un empire absolu sous le nom de son oncle. Elle parvint peut-être à le tromper sur le prix de ses faveurs, qu’elle avait prodiguées si souvent aux hommes des classes les plus viles ; peut-être enflamma-t-elle, d’abord par de modestes refus et ensuite par des caresses voluptueuses, les désirs d’un amant que son tempérament ou sa dévotion avait habitué à de longues veilles et à la plus sévère tempérance. Lorsque les premiers transports de Justinien furent calmés, Théodora sut conserver, par son caractère et son esprit, l’ascendant qu’elle avait acquis par ses charmes. Il se plut à relever et à enrichir l’objet de ses amours ; il répandit à ses pieds les trésors de l’Orient ; et le neveu de Justin, déterminé peut-être par des scrupules religieux, résolut de donner à sa concubine le caractère sacré de son épouse. Mais les lois de Rome défendaient, expressément le mariage d’un sénateur avec une femme déshonorée, par une extraction servile ou par la profession du théâtre. L’impératrice Lupicina ou Euphemia, née d’une famille de Barbares, de mœurs grossières, mais d’une vertu sans tache, ne voulait point d’une prostituée pour sa nièce ; Vigilantia elle-même, la mère de Justinien, remplie de frayeurs superstitieuses quoiqu’elle convint de l’esprit et de la beauté de Théodora, craignait que la légèreté et l’arrogance de cette artificieuse maîtresse ne corrompissent la piété ou ne troublassent le bonheur de son fils. L’inébranlable constance de Justinien triompha de ces obstacles. Il attendit patiemment la mort de l’impératrice ; il méprisa les larmes de se mère, qui ne tarda pas à en mourir de douleur ; et on publia, au nom de l’empereur Justin, une loi qui abolissait la sévère jurisprudence de l’antiquité. On laissait  la possibilité d’un glorieux repentir (ce sont les termes de l’édit) aux femmes infortunées qui avaient prostitué leurs personnes sur le théâtre ; et on leur permettait de contracter une union légale avec les plus illustres des Romains[28]. Cet édit d’indulgence fut bientôt suivi du mariage solennel de Justinien et de Théodora, dont la dignité s’éleva dans la proportion de celle de son amant ; et dès que Justin eut revêtu son neveu de la pourpre, le patriarche de Constantinople plaça le diadème sur les têtes de l’empereur et de l’impératrice de l’Orient. Les honneurs que la sévérité des mœurs romaines avait pu accorder aux femmes des princes ne suffisaient pas à l’ambition de Théodora, ni à la passion de son mari. Il la plaça sur le trône avec le rang d’un collègue son égal et indépendant de lui, et dans le serment de fidélité qu’on exigea des gouverneurs des provinces, le nom de Théodora fut uni à celui de Justinien[29]. L’Orient se prosterna devant le génie et la fortune de la fille d’Acacius, et la prostituée qui, en présence d’une foule innombrable de spectateurs, avait souillé le théâtre de Constantinople, fut, dans cette même ville, adorée comme une reine par de graves magistrats, des évêques orthodoxes, des généraux victorieux et des monarques captifs[30].

Ceux qui croient que la perte de la chasteté déprave entièrement le caractère d’une femme, prêteront une oreille avide à toutes ces invectives de la jalousie des individus ou du ressentiment populaire, qui, dissimulant les vertus de Théodora, ont exagéré ses vices et jugé sans pitié les  dérèglements  dans lesquels le soin et peut-être le goût avaient jeté la jeune courtisane. Elle refusa souvent, par un sentiment de pudeur ou de mépris, le servile hommage de la multitude ; elle s’éloignait du grand jour de la capitale qu’elle ne pouvait plus souffrir ; et elle passait la plus grande partie de l’année dans des palais et des jardins agréablement situés sur la côte de la Propontide et du Bosphore. Elle dévouait ses heures de loisir aux soins de sa beauté, soins prudents autant qu’agréables, aux plaisirs du bain et de la table et au sommeil qui prenait le matin et le soir une grande partie de son temps. Des favorites et des eunuques, dont elle satisfaisait les passions aux dépens de la justice, occupaient l’intérieur de son appartement. Les plus illustres personnages de l’État se pressaient à sa porte dans une antichambre sombre et renfermée ; et lorsque enfin, après une longue et ennuyeuse attente, ils étaient admis à baiser ses pieds, ils éprouvaient, selon qu’elle était plus ou moins mal disposée, l’arrogance silencieuse d’une impératrice ou la légèreté capricieuse d’une comédienne. Si son avarice accumula des trésors immenses, on peut l’en excuser par l’idée des dangers auxquels l’eût exposée la perte de son époux, qui ne laissait pas pour elle d’alternative entre le trône et la mort. La crainte et l’ambition l’irritèrent peut-être contre deux généraux qui, durant une maladie de l’empereur, déclarèrent indiscrètement qu’ils n’étaient pas disposés à se soumettre au choix de la capitale ; mais le reproche de cruauté, qui au reste ne s’accorde point avec les vices plus doux de ses premières années, a imprimé sur sa mémoire une tache ineffaçable. Ses nombreux espions observaient et rapportaient avec zèle toutes les actions, toutes les paroles et tous les regards contraires à sa dignité. Ceux qu’ils accusaient étaient jetés dans ses prisons particulières[31], inaccessibles à la justice ; et l’on disait qu’insensible à la voix de la prière et sans être émue de compassion, elle assistait à la torture ou à la fustigation de ses victimes[32]. Quelques-unes de ses victimes infortunées expièrent dans des cachots malsains ; d’autres après  avoir perdu leur raison, leur fortune ou l’usage de leurs membres, furent rendus à la lumière pour être un vivant témoignage de la vengeance de Théodora, qui s’étendait pour l’ordinaire sur les enfants de ceux qu’elle avait soupçonnés ou opprimés ; et lorsqu’elle avait prononcé la mort ou l’exil d’un évêque ou d’un sénateur, elle les livrait à un satellite de confiance, dont l’activité à exécuter sa commission était aiguillonnée par ces mots qu’il entendait de la propre bouche de l’impératrice : Si vous n’exécutez pas mes ordres, je le jure par celui qui vit à jamais, vous serez écorché[33].

Si l’hérésie n’eut pas souillé la foi de Théodora, sa dévotion exemplaire aurait pu expier, dans l’esprit des contemporains, son orgueil, son avarice et sa cruauté ; mais si elle employa son crédit à calmer la fureur intolérante de l’empereur, le siècle actuel lui tiendra compte de sa religion, et aura beaucoup d’indulgence pour ses erreurs théologiques[34]. Le nom de Théodora se trouve dans tous les établissements de piété ou de charité que fit Justinien ; et on peut attribuer l’institution la plus bienfaisante de son règne à la compassion de l’impératrice pour les compagnes de son premier état, que le libertinage ou la misère, avaient jetées dans la prostitution. Un palais de la côte asiatique du Bosphore devint un couvent spacieux et magnifique ; et elle y pourvût d’une manière libérale à la subsistance de cinq cents femmes qu’elle tira des rues et des mauvais lieux de Constantinople. On les y renferma à perpétuité, et la reconnaissance de la plupart d’entre elles pour la généreuse bienfaitrice qui les avait arrachées à la misère et au péché, fit oublier le désespoir de quelques-unes qui se précipitèrent dans la mer[35]. Justinien lui-même vantait la prudence de Théodora, et il attribuait ses lois aux sages conseils de sa respectable épouse, qu’il regardait comme un présent de la Divinité[36]. Elle déploya son courage au milieu du tumulte du peuple et des terreurs de la cour. Sa chasteté après son mariage parait incontestable, car ses plus implacables ennemis ne lui adressent pas le moindre reproche sur cet objet ; et quoique la fille d’Acacius pût être rassasiée d’amour, on doit cependant quelques éloges à la fermeté de caractère qui lui fit sacrifier ses plaisirs ou ses habitudes au sentiment plus fort de son devoir ou de son intérêt. Malgré ses vœux et ses prières, elle n’eut jamais de fils légitime ; et elle vit mourir en bas âge sa fille, seul fruit de son union avec Justinien[37]. Son empire, cependant, sur l’esprit de l’empereur fut toujours absolu ; elle conserva par son habileté ou par son mérite toute l’affection de son époux ; et leurs brouilleries apparentes devinrent  funestes dans tous les temps aux courtisans, qui les crurent sincères. Les débauches de sa jeunesse avaient peut-être altéré son tempérament ; mais sa santé fut toujours délicate, et ses médecins lui ordonnèrent les bains chauds de Pythie. Le préfet au prétoire, le grand trésorier, plusieurs comtes et patriciens, et un brillant cortège de quatre mille personnes, la suivirent dans ce voyage. On répara les grands chemins à son approche ; on éleva un palais pour la recevoir. En traversant la Bithynie, elle distribua des aumônes considérables aux églises, aux monastères et aux hôpitaux, à condition qu’ils imploreraient le ciel pour le rétablissement de sa santé[38]. Enfin elle mourut d’un cancer[39], la vingt-quatrième année de son mariage et la vingt-deuxième de son règne ; et Justinien, qui, à la place, d’une comédienne prostituée, aurait pu choisir la plus pure et la plus noble femme de l’Orient, pleura sa perte comme irréparable[40].

 

II. On peut remarquer une différence essentielle dans les jeux de l’antiquité. Les plus qualifiés des Grecs y jouaient un rôle, et les Romains n’y paraissaient que comme spectateurs. Le stade olympique était ouvert à la fortune, au mérite et à l’ambition ; et si les candidats comptaient assez sur leur habileté et sur leur savoir, ils pouvaient marcher sur les traces de Diomède et de Ménélas, et conduire eux-mêmes leurs chevaux dans la carrière[41]. Dix, vingt, quarante chars s’élançaient au même instant ; le vainqueur obtenait une couronne de laurier, et des vers lyriques, plus durables que les monuments de marbre et d’airain, célébraient sa gloire, celle de sa famille et de son pays. Mais à Rome, le sénateur ou même le citoyen qui se respectait, aurait rougi de montrer dans le cirque sa personne ou ses chevaux. Les jeux se donnaient aux frais de la république, des magistrats ou des empereurs ; mais on abandonnait les rênes des coursiers à des mains serviles ; et si les profits d’un conducteur de char, chéri du peuple, excédaient quelquefois ceux d’un avocat, on doit les regarder comme une suite de l’extravagance publique, et le riche salaire d’une profession déshonorée. Le prix ne se disputa d’abord qu’entre deux chars ; le conducteur du premier était vêtu de blanc, et le second de rouge. On y ajouta ensuite deux autres chars, dont les livrées étaient un vert clair et un bleu de ciel ; et les courses se répétant vingt-cinq fois, cent chars contribuaient le même jour à la pompe du cirque. Les quatre factions ne tardèrent pas à obtenir la sanction de la loi, et on leur supposa une origine mystérieuse. On dit que les quatre couleurs, adoptées sans dessein, venaient des divers aspects qu’offre la nature dans les quatre saisons ; qu’elles représentaient les feux de la canicule, les neiges de l’hiver, les teintes foncées de l’automne et l’agréable verdure du printemps[42]. D’autres les faisaient venir des éléments et non des saisons, ils voulaient que la lutte du vert et du bleu figurât la lutte de la terre et de l’océan ; que leurs victoires respectives annonçassent une récolte abondante ou une navigation heureuse : et ainsi les mutuelles hostilités des cultivateurs et des marins étaient à quelques égards, moins absurdes que l’aveugle fureur du peuple de Rome, qui dévouait sa vie et sa fortune à la couleur qu’il adoptait. Les princes les plus sages dédaignèrent et favorisèrent cette folie ; mais les noms de Caligula, de Néron, de Vitellius, de Verus, de Commode, de Caracalla et d’Élagabale, furent inscrits sur la liste, soit des Bleus, soit des Verts : ils fréquentaient les étables de leur faction, applaudissaient à ses favoris, châtiaient ses antagonistes, et méritèrent l’estime de la populace par leur penchant ou leur affectation à adopter ses goûts et ses habitudes. Tant que durèrent les spectacles à Rome, des querelles sanguinaires et tumultueuses troublèrent les fêtes publiques, et Théodoric, entraîné par la justice ou par l’affection, interposa son autorité en faveur des Verts contre la violence d’un consul et d’un patrice dévoués aux Bleus[43].

Constantinople adopta les folies de l’ancienne Rome sans adopter ses vertus ; et les factions qui avaient agité le cirque, troublèrent l’Hippodrome avec une nouvelle fureur sous le règne d’Anastase, le fanatisme de religion accrut cette frénésie populaire ; et les Verts, qui avaient en trahison caché des pierres et des poignards dans des paniers de fruits, massacrèrent, au milieu d’une fête solennelle, trois mille personnes de la faction des Bleus[44]. La contagion se répandit de la capitale dans les provinces et les villes de l’Orient et deux couleurs adoptées pour l’amusement du public, donnèrent lieu à deux factions puissantes et irréconciliables, qui ébranlèrent les fondements d’un gouvernement affaibli[45]. Les dissensions populaires, fondées sur les intérêts les plus sérieux, sur les prétextes les plus saints ont, rarement égalé l’obstination de cette discorde, qui bouleversa des familles ; divisa les amis et les frères, et excita les femmes, quoiqu’on ne les vît guère dans le cirque, à épouser les inclinations de leurs amants, ou à contrarier les inclinaisons de leurs maris. On foula aux pieds toutes les lois divines et humaines ; et tant que l’une des factions était victorieuse, ses aveugles partisans paraissaient ne pas s’embarrasser de la misère individuelle ou des malheurs publics. On vit à Antioche et à Constantinople la licence de la démocratie sans la liberté de cette forme de gouvernement et pour arriver aux dignités civiles ou ecclésiastiques, l’appui de l’une des deux factions devint nécessaire. On imputa aux Verts un attachement secret à la famille ou à la secte d’Anastase. Les Bleus soutenaient avec fanatisme la cause de l’orthodoxie et de Justinien[46] ; et l’empereur reconnaissant protégea près de cinq années les désordres d’une faction dont les émeutes, dirigées à propos, intimidaient le palais, le sénat et les villes de l’Orient. Ceux-ci, enorgueillis de la faveur du prince, affectèrent, pour inspirer la terreur, un vêtement particulier, et dans la forme de celui des Barbares ; ils adoptèrent la longue chevelure, les larges habits et les manches serrées des Huns ; une démarché fière et une voix bruyante. Le jour, ils cachaient leurs poignards à deux tranchants ; mais on les trouvait, la nuit, armés, et en troupes nombreuses, prêtes à toute espèce de violence et de rapines. Ces brigands dépouillaient et souvent assassinaient les Verts, et même les citoyens paisibles ; et il était dangereux de porter des boutons et des ceintures d’or, ou de se montrer, après le coucher du soleil, dans les rues de la paisible capitale de l’Orient. Leur audace, accrue par l’impunité, osa pénétrer dans les maisons des particuliers ; ils devenaient incendiaires, pour faciliter leur attaque ou cacher leurs crimes, aucun lieu ne mettait à l’abri de leurs insultes ; le sang innocent était versé sans scrupule pour satisfaire leur avarice ou leur vengeance ; des meurtres atroces souillaient les églises et les autels, et les assassins se vantaient de leur adresse à donner la mort d’un seul coup de leur poignard. La jeunesse dissolue de Constantinople se rangea du parti auquel était permis le désordre. Les lois gardaient le silence, les liens de la société civile étaient relâchés : on forçait les créanciers à rendre leurs titres ; les juges à révoquer leurs arrêts, les maîtres à affranchir leurs esclaves, les pères à fournir aux profusions de leurs enfants, et de nobles matrones à se prostituer à leurs domestiques : on enlevait des bras de leurs parents de jeunes garçons d’une figure agréable : on attentait à la pudeur des femmes sous les yeux de leurs maris, et quelques-unes se tuèrent pour échapper à l’infamie[47]. Les Verts, persécutés par leurs ennemis  et abandonnés par les magistrats, se crurent permis de pourvoir eux-mêmes à leur  propre défense, et peut-être d’user de représailles ; mais ceux qui survécurent au combat furent traînés sur un échafaud ; d’autres se réfugièrent dans les bois et les cavernes,  d’où ils ne sortaient que pour vivre aux dépens de cette société qui, les avait chassés de son sein. Ceux des ministres de la justice qui se montrèrent assez courageux, pour punir les crimes et braver le ressentiment des Bleus furent les victimes de l’imprudence de leur zèle. Un préfet de Constantinople chercha un asile à Jérusalem ; un comte de l’Orient fut ignominieusement battu de verges, et un gouverneur de Cilicie fut pendu, par ordre de Théodora, sur le tombeau de deux assassins qu’il avait condamnés pour le meurtre d’un de ses valets et un attentat contre sa propre vie[48]. Un ambitieux peut se flatter de trouver, dans les désordres publics le fondement de son élévation ; mais il est de l’intérêt autant que du devoir d’un souverain de maintenir l’autorité des lois. Le premier édit de Justinien, renouvelé souvent et exécuté quelquefois, annonce une ferme résolution de soutenir les innocents et de châtier les  coupables sans aucune distinction de titres ou de couleurs ; mais les affections secrètes, les habitudes et les craintes de l’empereur firent toujours pencher du côté des Bleus la balance  de la justice. Après une apparence de combat, son équité se soumit sans répugnance à l’implacable ressentiment de Théodora, et l’impératrice n’oublia ou ne pardonna jamais les insultes qu’avait reçues la comédienne. Justin le jeune annonça, en montant sur le trône, qu’il rendrait à tous justice impartiale et rigoureuse ; il condamna d’une manière indirecte la partialité du règne précédent. Bleus, disait-il, souvenez-vous que Justinien n’est plus ; Verts, il existe toujours[49].

Une sédition qui réduisit en cendres presque toute la ville de Constantinople, n’avait eu d’autre cause que la haine mutuelle et la réconciliation momentanée des deux factions. La cinquième année de son règne, Justinien célébra la fête des ides de janvier : les clameurs des Verts mécontents ne cessaient de troubler les jeux. L’empereur, jusqu’à la vingt-deuxième course, sut se contenir dans une silencieuse gravité. A la fin, n’étant plus maître de son impatience, il commença par quelques mots dits avec violence, et par l’organe d’un crieur, le plus singulier dialogue[50] qui ait jamais  eu lieu entre un prince et ses sujets. Les premiers cris furent irrespectueux et modestes : les chefs accusèrent d’oppression les ministres subalternes, et souhaitèrent à l’empereur une longue vie et des victoires. Insolents, s’écria Justinien, soyez patients et attentifs ; juifs, samaritains et manichéens, gardez le silence. Les Verts essayèrent encore d’exciter sa compassion : Nous sommes pauvres, s’écrièrent-ils, nous sommes innocents, nous sommes opprimés, nous n’osons nous montrer dans les rues ; une persécution générale accable notre parti et notre couleur ; nous consentons à mourir, empereur, mais nous voulons mourir par vos ordres et à vôtre service. Mais les invectives violentes et partiales continuaient à sortir de la bouche de l’empereur, dégradant à leurs yeux la majesté de la pourpre, ils abjurèrent leur serment de fidélité envers un prince qui refusait la justice à son peuple, ils regrettèrent que le père de Justinien eût reçu le jour ; ils chargèrent son fils des noms insultants d’homicide, d’âne, et de tyran perfide. Méprisez-vous la vie ? s’écria le monarque indigné. A ces mots, des Bleus se levèrent avec fureur ; l’Hippodrome retentit de leurs voix menaçantes ; et leurs adversaires, abandonnant une lutte inégale, remplirent les rues de Constantinople de terreur et de désespoir. Dans cet instant de crise, sept assassins des deux factions, condamnés par le préfet, étaient promenés dans les rues de la ville, pour être conduits ensuite dans le faubourg de Péra où on devait les exécuter. Quatre d’entre eux furent décapités sur-le-champ : on en pendit un cinquième ; mais la corde qui attachait au gibet les deux autres, rompit, et ils tombèrent à terre. La populace applaudit à leur délivrance ; les moines de Saint-Conon sortirent d’un couvent voisin, et les plaçant dans un bateau, les conduisirent dans le sanctuaire de leur église[51]. L’un de ces criminel appartenant aux Verts, et l’autre aux Bleus, la cruauté du tyran ou l’ingratitude du protecteur irrita également les deux factions, qui se réunirent momentanément pour mettre les deux victimes en sûreté et satisfaire leur vengeance. Le préfet voulut arrêter ce torrent séditieux ; on réduisit son palais en cendres, on massacra ses officiers et ses gardes, on força les prisons et on rendit la liberté à des  scélérats qui n’en pouvaient user que pour la ruine de la société. Des troupes envoyées au secours du magistrat civil eurent à combattre une multitude d’hommes armés dont le nombre et l’audace augmentaient d’un moment à l’autre ; et les Hérules, les plus farouches des Barbares à la solde de l’empire, renversèrent les prêtres et les reliques qu’une imprudente piété avait fait intervenir pour séparer les combattants. Le peuple, irrité par ce sacrilège, se battit avec fureur pour la cause de Dieu : les femmes, placées aux fenêtres et sur les toits, lançaient des pierres sur la tête des soldats ; ceux-ci jetaient contre les maisons des tisons enflammés, et l’incendie allumé, soit par les mains des citoyens, soit par celles des étrangers, s’étendit sans obstacle sur toute la ville. Le feu dévora la cathédrale appelée Sainte-Sophie, les bains de Zeuxippe, une partie du palais, depuis la première entrée jusqu’à l’autel de Mars, et le long portique, depuis le palais jusqu’au Forum de Constantin. Un grand hôpital fut réduit en cendres avec tous les malades ; une multitude d’églises et de beaux édifices furent entièrement détruits, et une quantité considérable d’or et d’argent se trouva réduite en fusion ou devint la proie des voleurs. Les citoyens les plus riches et les plus prudents, fuyant cette scène d’horreur et de désolation, traversèrent le Bosphore et gagnèrent la côte d’Asie : durant cinq jours Constantinople fut abandonnée aux factions dont le mot de ralliement, Nika (sois vainqueur), est devenu le nom de cette mémorable sédition[52].

Tant que la discorde avait régné parmi les factions, les Bleus triomphants et les Verts découragés avaient paru voir les désordres de l’État avec la même indifférence. Elles se réunirent pour censurer la mauvaise administration de la justice et des finances, et les deux ministres qui répondaient des opérations du gouvernement. L’artificieux Tribonien et l’avide Jean de Cappadoce, furent dénoncés hautement comme les auteurs de la misère publique. On aurait dédaigné les paisibles murmures du peuple ; mais on les écouta avec attention au moment où les flammes consumèrent la ville. L’empereur renvoya sur-le-champ le questeur et le préfet, qui furent remplacés par deux sénateurs d’une intégrité sans reproche. Après ce sacrifice fait à l’opinion publique, Justinien se rendit à l’Hippodrome pour y avoués ses erreurs et recevoir des marques du repentir de ses sujets reconnaissants : mais voyant que ces serments, quoique prononcés sur les saints Évangiles, laissaient encore de la défiance, la frayeur le saisit, et il gagna précipitamment la citadelle du palais. Alors on attribua l’opiniâtreté de l’émeute à une conspiration secrète dirigée par des vues ambitieuses : on crut que les insurgeants, surtout les Verts, avaient reçu des armes et de l’argent d’Hypatius et de Pompée, qui ne pouvaient ni oublier avec honneur ni se souvenir sans crainte qu’ils étaient neveux de l’empereur Anastase. Le monarque, capricieux et inquiet, leur ayant montré de la confiance et les ayant ensuite disgraciés pour leur pardonner bientôt,  ils s’étaient présentés en fidèles serviteurs au pied du trône ; où ils furent détenus en otages durant les cinq jours de l’émeute. Les craintes de Justinien l’emportèrent à la fin sur sa prudence ; et ne voyant plus Hypatius et Pompée que comme des espions et peut-être comme des assassins, il leur ordonna sévèrement de sortir du palais. Après lui avoir représenté vainement que l’obéissance pouvait les conduire à un crime involontaire, ils se retirèrent dans leurs maisons. Le matin du sixième jour, Hypatius se vit environné, et saisi par le peuple qui, sans égard pour sa vertueuse résistance et les larmes de sa femme, transporta son nouveau favori au Forum de Constantin, où, au défaut d’une couronne, on plaça sur sa tête un riche collier. Si l’usurpateur, qui se fit ensuite un mérite de ses délais, eût alors adopté l’avis du sénat et pressé la fureur de la multitude, l’irrésistible effort de ses partisans aurait détrôné Justinien. Le palais de Byzance jouissait d’une libre communication avec la mer : des navires attendaient au bas de l’escalier des jardins, et l’on avait résolu secrètement de conduire l’empereur, sa famille et ses trésors, dans un lieu sûr, à quelque distance de la capitale.

Justinien était perdu, si cette femme prostituée qu’il avait élevée du théâtre sur le trône, n’eût pas en ce moment oublié la timidité de son sexe comme elle en avait abjuré les vertus. Dans un conseil où assistait Bélisaire, la seule Théodora montra le courage d’un héros ; seule, sans craindre de s’exposer par la suite à la haine de l’empereur, elle pouvait le sauver du danger imminent auquel l’exposaient ses indignes frayeurs. Quand il ne resterait, lui dit-elle, d’autre expédient que la fuite, je dédaignerais encore de fuir. Nous sommes tous, en naissant, condamnés à la mort ; mais, ceux qui ont porté la couronne ne doivent jamais survivre à la perte de leur dignité, et de leur empire. Je prie le ciel qu’on ne me voie pas un seul jour sans mon diadème et sans la pourpre : que la lumière du jour cesse pour moi lorsqu’on cessera de me saluer du nom de reine. César, si vous êtes déterminé à prendre la fuite, vous possédez des trésors ; voilà la mer, et vous avez des vaisseaux ; mais craignez que l’amour de la vie ne vous expose à un exil misérable et à une mort ignominieuse. Pour moi j’adopte cette maxime de l’antiquité, que le trône est un glorieux sépulcre. La fermeté d’une femme rendit à Justinien et à son conseil le courage de délibérer et d’agir ; et le courage découvre bientôt des ressources dans les situations les plus désespérées. On adopta un moyen aisé et décisif ; on fit revivre l’animosité des factions : les Bleus, s’étonnèrent de la criminelle folie qui, sur une légère injure, les avait entraînés à conspirer avec leurs implacables ennemis, contre un bienfaiteur généreux et affectionné ; ils proclamèrent de nouveau le nom de Justinien, et les Verts furent laissés seuls dans l’Hippodrome, avec leur nouvel empereur. La fidélité des gardes était incertaine ; mais Justinien avait d’ailleurs trois mille vétérans formés, dans les guerres de la Perse et d’Illyrie, à la valeur et à la discipline. Ils se séparèrent en deux divisions, sous les ordres de Bélisaire et de Mundus, sortirent en silence du palais, se firent un chemin à travers des passages obscurs, au milieu des flammes mourantes et des édifices qui s’écroulaient, et parurent au même instant aux deux portes de l’Hippodrome. Dans cet espace resserré, une multitude effrayée et en désordre ne pouvait résister à une attaque régulière ; les Bleus voulurent signaler leur repentir ; ils ne firent ni distinction, ni quartier et on calcule que le massacre de cette journée s’éleva à plus de trente mille personnes. Hypatius, arraché de son trône, et son frère Pompée, furent conduits aux pieds de l’empereur : ils implorèrent sa clémence, mais leur crime était manifeste, leur innocence douteuse, et Justinien avait été trop effrayé pour pardonner. Le lendemain, les deux neveux d’Anastase, et dix-huit de leurs complices patriciens ou consulaires furent exécutés secrètement par les soldats ; on jeta leurs corps dans la mer, leurs palais furent rasés et leurs bien confisqués. Un arrêt condamna, plusieurs années, l’Hippodrome à un lugubre silence ; mais avec le rétablissement des jeux[53], on vit recommencer les mêmes désordres ; et les factions des Bleus et des Verts continuèrent à troubler le repos du souverain et la tranquillité de l’empire d’Orient.

 

III. Rome était redevenue barbare ; mais l’empire comprenait toujours les nations qu’elle avait conquises au-delà de la mer Adriatique jusqu’aux frontières de l’Éthiopie et de la Perse. Justinien donnait des lois à soixante-quatre provinces et à neuf cent trente-cinq villes[54] ; ses domaines jouissaient de tous les avantages du sol, de la situation et du climat, et les arts n’avaient cessé d’étendre leurs progrès le long des côtes de la Méditerranée et des bords du Nil de l’ancienne Troie à la Thèbes d’Égypte. L’abondance de l’Égypte avait fourni des secours à Abraham[55]. Ce même pays, compris dans une étroite étendue de terrain fort peuplée, pouvait encore, sous le règne de Justinien, envoyer à Constantinople[56] deux cent soixante mille quarters de blé ; et la capitale de l’Orient était approvisionnée par  les manufactures de Sidon, célébrées quinze siècles auparavant par Homère[57]. Loin que deux mille récoltes eussent épuisé la force de la végétation, elle se renouvelait et acquérait une nouvelle vigueur par une savante culture, par de fertiles engrais et par des repos bien ménagés. La race des animaux domestiques était très nombreuse ; les générations successives avaient accumulé les plantations, les édifices et tous ces ouvrages de luxe ou ces instruments de travail, dont la durée excède le terme de la vie humaine. La tradition conservait et l’expérience simplifiait la pratique des arts mécaniques ; la division du travail et la facilité des échanges enrichissaient la société, et un millier de mains travaillaient pour le logement, les habits et la table de chaque Romain. On a pieusement attribué aux dieux l’invention du métier de tisserand et de la quenouille ; mais dans tous ces siècles l’homme, pour se couvrir et se parer, a exercé son industrie sur des productions animales et végétales, sur les poils, sur les peaux, sur la laine, sur le lin, sur le coton et enfin sur la soie. On avait appris à les imprégner de couleurs durables, et d’habiles pinceaux ajoutaient un nouveau prix aux étoffes qui sortaient des mains du fabricant. On suivait la fantaisie et la mode dans le choix de ces couleurs qui imitent la beauté de la nature[58]. Mais la pourpre foncée qu’on tirait d’un coquillage était réservée à la personne sacrée de l’empereur, à l’usage du palais[59], et les sujets ambitieux qui osaient usurper cette prérogative du trône encouraient la peine du crime de lèse-majesté[60].

Je n’ai pas besoin d’apprendre à mes lecteurs que la soie sort en un long fil des intestins d’une chenille[61], qui en compose le tombeau doré d’où elle s’élance ensuite sous la forme d’un papillon. Jusqu’au règne de Justinien, on ne connu pas, hors de la Chine, les vers à soie qui se nourrissent des feuilles du mûrier blanc ; les chenilles du pin, du chêne et du frêne étaient communes dans les forêts de l’Asie et de l’Europe ; mais leur éducation étant plus difficile et la production de leur soie plus incertaine, on les négligeait partout, excepté dans la petite île de Céos, près de la côte de l’Attique. On y formait de leur fil une gaze légère ; et ces gazes, inventées par une femme pour l’usage de son sexe, furent longtemps admirées dans l’Orient et à Rome. Quoique les vêtements des Mèdes et des Assyriens donnent lieu à des conjectures sur cet objet, Virgile est le premier qui ait indiqué expressément la douce laine qu’on tirait des arbres des Seres ou des Chinois[62] ; et la connaissance d’un insecte précieux, le premier ouvrier du luxe des nations, rectifia peu à peu cette erreur bien naturelle et moins étonnante que la vérité. Les plus graves d’entre les Romains se plaignaient, sous le règne de Tibère, de l’usage des étoffes de soie ; et Pline a condamné, en style recherché, mais énergique, cette soif de l’or qui mène l’homme jusqu’aux extrémités de la terre pour exposer aux yeux du public des vêtements qui ne vêtissent pas et des matrones nues quoique habillées[63]. Un vêtement qui laissait voir le contour des formes ou la couleur de la peau, satisfaisait la vanité ou excitait les désirs. Les Phéniciennes effilaient quelquefois le tissu serré des étoffes de la Chine ; elles donnaient ensuite aux fils une contexture plus lâche ; elles y mêlaient du lin et multipliaient ainsi les matières précieuses[64]. Deux siècles après le temps de Pline, l’usage des étoffes composées ou mélangées de soie était encore réservé aux femmes ; mais les riches citoyens de Rome et des provinces imitèrent peu à peu l’exemple d’Élagabale, le premier qui, par ces habits effémines, avait la dignité impériale et la qualité d’homme. Aurélien se plaignait de ce qu’une livre de soie coûtait à Rome douze onces d’or ; mais les fabriques s’accrurent avec les consommations, et l’augmentation des fabriques en diminua le prix. Si le hasard ou le monopole portèrent quelquefois la valeur des soies au-dessus du prix que nous venons d’indiquer, les manufacturiers de Tyr et de Béryte se virent aussi bien souvent obligés par les mêmes causes de se contenter du neuvième de ce prix extravagant[65]. Il fallut qu’une loi prescrivit la différence qui devait se trouver entre l’habillement des comédiennes et celui des sénateurs ; et les sujets de Justinien, consommaient la plus grande partie des soies qu’ils tiraient de la Chine : ils connaissaient mieux encore un coquillage de la Méditerranée, appelé la pinne marine. La belle laine ou les fils de soie qui attachent aux rochers le coquillage d’où se tire la perle, n’est guère employée aujourd’hui qu’à des ouvrages de curiosité ; et un empereur romain donna aux satrapes d’Arménie une robe composée de cette singulière matière[66].

Une marchandise qui renferme un grand prix dans un petit volume, supporte les frais d’un transport par terre, et les caravanes traversaient en ; deux cent quarante-trois jours toute l’Asie, de la mer de la Chine à la côte de Syrie. Les négociants de la Perse se rendaient aux foires d’Arménie et de Nisibis[67], et livraient la soie aux romains : mais ce commerce, que gênaient, en temps de paix, l’avarice et la jalousie, se trouvait absolument interrompu par  les longues guerres que se livraient les monarchies rivales. Le grand roi comptait fièrement la Sogdiane et la Sérique parmi les provinces de son empire ; mais l’Oxus était la borne de ses domaines, et les utiles échanges que faisaient ses sujets avec les Sogdoites dépendaient de la volonté de leurs vainqueurs,  les Huns blancs et les Turcs, qui donnèrent successivement des lois à ce peuple industrieux. Cependant la domination de ces sauvages conquérants ne put anéantir l’agriculture et le commerce dans un  pays qui passe pour l’un des quatre jardins de l’Asie. Les villes de Samarcande et de Bochara sont bien situées pour le commerce de ces diverses productions, et leurs négociants achetaient des Chinois[68] les soies écrues ou manufacturées, qu’ils conduisaient en Perse pour l’usage de l’empire romain. L’orgueilleuse capitale de la Chine recevait les caravanes des Sogdiens comme des ambassades de royaumes tributaires ; et lorsque ces caravanes revenaient saines et sauves dans leur patrie, un bénéfice exorbitant les récompensait de ce hasardeux voyage ; mais la route difficile et périlleuse de Samarcande à la première ville du Chensi, ne pouvait se faire en moins de soixante, quatre-vingts ou cent jours. Dès qu’elles avaient passé le Jaxartes, elles entraient dans le désert ; et les hordes vagabondes qu’on y trouve, à moins qu’elles ne fussent contenues par des armées et des garnisons, ont toujours regardé comme un gain légitime le butin qu’elles faisaient sur les citoyens et les voyageurs. Afin d’échapper aux voleurs tartares et aux tyrans de la Perse, les marchands de soie se portaient plus au sud ; ils traversaient les montagnes du Thibet, descendaient le Gange ou l’Indus, et attendaient patiemment dans les ports du Guzerate et de la côte de Malabar, les vaisseaux que l’Occident y envoyait tous les ans[69]. Les dangers du désert paraissaient moins à craindre que la fatigue, la faim et la perte de temps qu’occasionnait cette route. On la prenait rarement : le seul Européen qui ait suivi ce chemin, peu fréquenté, s’applaudit de sa diligence, sur ce que neuf mois après son départ de Pékin, il arriva à l’embouchure de l’Indus. L’Océan offrait cependant une libre communication aux différents peuples de la terre : du grand fleuve au tropique du Cancer, les empereurs du Nord avaient subjugué et civilisé les provinces de la Chine. Au commencement de l’ère chrétienne,  on y voyait une grande population, une foule de villes, et une multitude innombrable de mûriers et de vers à soie ; et si les Chinois, avec leur connaissance de la boussole, avaient possédé le génie des Grecs et des Phéniciens, ils auraient étendu leurs découvertes sur tout l’hémisphère méridional. Il ne m’appartient pas d’examiner leurs voyages éloignés au golfe de Perse ou au cap de Bonne-Espérance, et je ne suis point disposé à les croire ; mais les travaux et les succès de leurs ancêtres égalèrent peut-être ceux de la génération actuelle ; et leur navigation a pu s’étendre des îles du Japon au détroit de Malacca, que l’on peut appeler les colonnes de l’Hercule oriental[70]. Ils pouvaient, sans perdre de vue la terre, cingler le long de la côte jusqu’à l’extrémité du promontoire d’Achin, où abordent chaque année dix ou douze vaisseaux chargés des productions, des ouvrages et même des ouvriers de la Chine. L’île de Sumatra et la péninsule opposée sont légèrement indiquées par d’anciens auteurs comme les régions de l’or et de l’argent[71] ; et les villes commerçantes nommées dans la géographie de Ptolémée, font assez connaître que les mines seules ne composaient pas la richesse des peuples de l’Orient. La distance directe entre Sumatra et Ceylan est d’environ trois cents lieues. Les navigateurs chinois et indiens suivaient le vol des oiseaux et les vents périodiques ; ils traversaient l’Océan sans danger sur des bâtiments carrés, dont les bordages étaient réunis, non pas avec du fer, mais avec de la grosse filasse de coco. Deux princes ennemis partageaient l’empire de Ceylan, qui a porté le nom de Serendib ou de Taprobane : l’un possédait les montagnes, les éléphants et les brillantes escarboucles ; l’autre jouissait des richesses plus solides de l’industrie domestique, du commerce étranger, et du havre très étendu de Trinquemale, d’où partaient les flottes de l’Orient, et où abordaient celles de l’Occident. Les Indiens et les Chinois qui faisaient le commerce de la soie, et qui avaient recueilli dans leurs voyages l’aloès, les clous de girofle, la muscade et le bois de sandal, entretenaient dans cette île, située à une égale distance de leur patrie respective, un commerce avantageux avec les habitants du golfe Persique. Les peuples du grand roi exaltaient sans contradiction son pouvoir et sa magnificence ; et le Romain qui confondit leur vanité en mettant à côté de leur misérable monnaie une belle médaille d’or de l’empereur Anastase, s’était rendu à Ceylan, en qualité de simple passager sur un navire éthiopien[72].

La soie étant devenue un objet de première nécessité, Justinien s’indigna de voir les Perses maîtres sur terre et sur mer du monopôle de cet article important, et une nation idolâtre et ennemie s’enrichir aux dépens de son peuple. Sous un gouvernement actif, le commerce de l’Égypte et la navigation de la mer Rouge, tombés avec la prospérité de l’empire se seraient rétablis, et les navires romains seraient allés acheter de la soie dans les ports de Ceylan, de Malacca, et même de la Chine. L’empereur n’eut pas de si grandes idées, il demanda les secours de ses alliés chrétiens, les Éthiopiens de l’Abyssinie, qui avaient acquis depuis peu l’art de la navigation, l’esprit du commerce, et le port d’Adulis[73], où l’on apercevait encore les trophées d’un conquérant grec. En longeant la côte d’Afrique pour chercher de l’or, des émeraudes et des aromates, ils s’avancèrent jusqu’à l’équateur ; mais ils eurent la sagesse d’éviter la concurrence inégale que leur  proposait Justinien ; ils sentirent que les Persans, plus voisins des marchés de l’Inde, avaient trop d’avantages, et l’empereur supportait patiemment cette contrariété,  lorsqu’un événement inattendu vint combler ses vœux. On avait prêché l’Évangile aux Indiens ; un évêque gouvernait déjà sur la côte de Malabar les chrétiens de saint Thomas ; on trouvait aucune église à Ceylan, et les missionnaires suivaient les pas du commerce jusqu’à l’extrémité de l’Asie[74]. Deux moines persans avaient fait un long séjour à la Chine, peut-être à Nankin, résidence d’un monarque livré aux superstitions étrangères, et qui recevait  alors une ambassade de l’île de Ceylan. Au milieu de leurs pieux travaux, ils examinèrent d’un œil curieux le vêtement ordinaire des Chinois, les manufactures de soie et les myriades de vers à soie, dont l’éducation, soit sur les arbres, soit dans les maisons, avait été confiée jadis aux soins des reines[75]. Ils découvrirent bientôt qu’il était impossible de transporter un insecte d’une si courte vie, mais que ses œufs pourraient en multiplier la race dans un climat éloigné. La religion ou l’intérêt fit plus d’impression sur les moisies persans que l’amour de leur patrie. Arrivés à Constantinople après un long voyage, ils communiquèrent leur projet à l’empereur, et les dons et les promesses de Justinien, les excitèrent à suivre leur entreprise. Les historiens de ce prince ont : mieux aimé raconter en détail une campagne au pied du mont Caucase, que les travaux de ces missionnaires du commerce qui retournèrent à la Chine, trompèrent un peuple jaloux, et après avoir caché dans une canne des œufs de vers à soie, rapportèrent en triomphe ces dépouilles de l’Orient. Ils dirigèrent l’opération par laquelle, dans la saison convenable, on fit éclore les œufs au moyen de la chaleur du fumier ; on nourrit les vers avec des feuilles de mûrier ; ils vécurent et travaillèrent sous un climat étranger : on conserva un assez grand nombre de chrysalides pour en propager la race ; et on planta des arbres qui devaient fournir à la subsistance des nouvelles générations. L’expérience et la réflexion corrigèrent les erreurs qui avaient accompagné une première tentative ; et les ambassadeurs, de la Sogdiane avouèrent, sous le règne suivant, que les Romains n’étaient point inférieurs aux Chinois dans l’art d’élever les vers et de travailler les soies[76] ; deux points sur lesquels l’industrie de l’Europe moderne à surpassé la Chine et Constantinople. Je ne suis pas insensible aux plaisirs d’un luxe délicat ; cependant je songe avec quelque tristesse, que si au lieu de nous apporter au sixième siècle les vers à soie ; on nous eût donné l’art de l’imprimerie, que les Chinois, connaissaient déjà à cette époque, on eût conservé les comédies de Ménandre, et les décades entières de Tite-Live. Des connaissances plus étendues sur les diverses parties du globe auraient du moins perfectionné la théorie des sciences ; mais les chrétiens travaillaient à tirer des textes de l’Écriture, leurs connaissances géographiques, et l’étude de la nature était regardée comme la preuve la plus certaine d’incrédulité : la foi des orthodoxes bornait le monde habitable, à l’une des zones tempérées, et représentait la terre comme une surface oblongue, dont la longueur occupait quatre cents jours de voyage, la largeur deux cents, et qui était environnée de la mer, et couverte de cristal solide du firmament[77].

 

IV. Le malheur des temps et la mauvaise administration de Justinien mécontentaient ses sujets. L’Europe était inondée de Barbares, et l’Asie de moines : la pauvreté de l’Occident décourageait le commerce et les manufactures de l’Orient. Les inutiles serviteurs de l’Église, de l’État et de l’armée, consumaient les fruits du travail sans rien ajouter à la richesse de la nation ; et les capitaux, fixes ou circulants qui composent cette richesse, décrurent avec rapidité. L’économie d’Anastase avait soulagé la misère publique, et ce sage empereur avait accumulé un immense trésor dans le temps même où il affranchissait son peuple des taxes les plus odieuses et les plus oppressives. On le félicita de toutes parts sur l’abolition de l’or d’affliction, taxé personnelle levée sur l’industrie du pauvre[78], et qui parait cependant avoir été plus insupportable par sa forme que par sa nature, puisque dix mille ouvriers de la florissante ville d’Édesse ne payèrent, en quatre ans que cent quarante livres d’or[79] ; mais la générosité d’Anastase fut accompagnée d’une telle réserve dans les dépenses, que, durant un règne de vingt sept ans, il économisa sur ses revenus annuels treize millions sterling ; ou trois cent vingt mille livres d’or[80]. Le neveu de Justin négligea son exemple, et dissipa ce trésor. Des aumônes et des bâtiments, des guerres d’ambition et des traités ignominieux, absorbèrent tant de richesses. Bientôt ses dépenses furent au-dessus de ses revenus : il mit en usage toutes sortes de moyens pour arracher au peuple cet or qu’il répandait, d’une main prodigue, des frontières de la Perse aux confins de la France[81]. Son règne offrit des vicissitudes ou plutôt un combat perpétuel de rapacité et d’avarice, de splendeur et de pauvreté, tant qu’il vécut, on pensa qu’il avait des trésors cachés[82] ; et il légua à son successeur le paiement de ses dettes[83]. La voix du peuple et celle de la postérité se sont élevées justement contre un semblable caractère ; mais le mécontentement public est crédule ; la méchanceté, qui travaille dans l’ombre, est audacieuse, et l’amant de la vérité lira avec défiante les anecdotes, d’ailleurs instructives, de Procope. L’historien secret ne montre que les vices de Justinien et malignité de son pinceau en renforce encore la teinte. Il donne à des actions équivoques les motifs les plus odieux ; il confond l’erreur et le crime, le hasard et le dessein prémédité, les lois et les abus ; il présente avec adresse un moment d’injustice, comme la maxime générale d’un règne de trente-deux ans : il impute à l’empereur seul les fautes de ses officiers, les désordres de son siècle et la corruption de ses sujets ; enfin il attribue jusqu’aux fléaux de nature, les pestes, les tremblements de terre et les inondations, au prince des démons, qui s’était méchamment revêtu de la figure de Justinien[84].

Après cet avertissement, je ferai connaître en peu de mots la cupidité et les rapines de Justinien sous différents rapports. 1° Il était si prodigue, qu’il ne pouvait être libéral. Lorsqu’on admettait au service du palais les officiers civils et militaires, on leur accordait un rang peu élevé et une faible solde ; ils arrivaient par droit d’ancienneté à des places tranquilles et lucratives. Les pensions Annuelles montaient à quatre cent mille livres sterling ; Justinien en avait cependant supprimé les plus honorables, et ses courtisans avides ou indigents déplorèrent cette économie domestique comme le dernier outrage de l’empire. Les postes, les salaires des médecins de l’empire, et les frais des lanternes dans les lieux qu’on éclairait la nuit, étaient des objets d’un intérêt plus général ; et les villes qui reprochèrent, avec raison, d’avoir usurpé les revenus des municipalités destinés à ces établissements utiles. Il se permettait des injustices, même envers des soldats ; et tel était l’affaiblissement de l’esprit militaire, que ces injustices demeuraient impunies. Il leur refusa les cinq pièces d’or qu’on avait coutume de leur distribuer tous les cinq ans ; il réduisit les vétérans à mendier leur pain, et laissa, dans les guerres de Perse et d’Italie, se dissiper ses armées trop mal payées. 2° Ses prédécesseurs avaient toujours abandonné, dans quelque circonstance heureuse  de leur règne, ce que les contribuables redevaient au trésor public ; ils  avaient eu l’adresse de se faire un mérite d’une remise devenue nécessaire. Justinien, dans l’espace de trente-deux ans, n’a jamais accordé la même grâce et plusieurs de ses sujets ont abandonné des terre dont la valeur ne suffisait pas aux demandes du fisc. Anastase avait affranchi d’impôts, durant sept ans, les villes qui souffraient des incursions de l’ennemi ; sous Justinien, des provinces entières ont été ravagées, par les Persans, les Arabes, les Huns et les Esclavons, et ses ridicules exemptions se sont bornées à une année de décharge accordée aux places occupées par l’ennemi. Tel est le langage de l’historien secret, qui, nie expressément que la Palestine ait obtenu aucun décharge après la révolte des Samaritains C’est une odieuse fausseté, démentie par les actes authentiques qui attestent que par l’intercession de saint Sabas, il fut accordé à cette malheureuse province un secours de treize centenaires d’or (la valeur de cinquante-deux mille livres sterling)[85]. 3° Procope ne s’est pas arrêté à nous expliquer ce système d’impôt, qui produisit, si on l’en croit, l’effet d’une grêle qui dévaste la terre, d’une peste qui en dévore les habitants ; mais nous deviendrions complices de ses malveillantes intentions, si nous imputions à Justinien seul le vieux principe rigoureux, il est vrai, que le canton doit dédommager l’État de la perte des hommes et de la propriété des individus. L’annona, ou la fourniture de blé pour la consommation de l’armée et de la capitale, était un tribut accablant et arbitraire, exigé dans une proportion peut-être décuple des facultés du fermier l’illégalité des poids et des mesures, et la fatigue et la dépense du transport de ces blés, qu’il fallait conduire au loin, aggravaient la misère des cultivateurs. Dans un temps de disette, la Thrace, la Bithynie et la Phrygie, provinces adjacentes, étaient sujettes à une réquisition extraordinaire ; et les propriétaires, après un voyage fatigant et une navigation périlleuse, recevaient un si faible dédommagement, qu’ils auraient mieux aimé livrer les blés pour rien à la porte de leur grenier. Ces précautions sembleraient annoncer des soins attentifs pour le bonheur de la capitale Constantinople, toutefois, ne put échapper à l’avide tyrannie de Justinien. Jusqu’à lui, les détroits du Bosphore et de l’Hellespont avaient été ouverts au commerce ; rien n’était défendu que l’exportation des armes chez les Barbares. A chaque porte de la ville fut établi un préteur, ministre de la cupidité impériale ; on exigea des droits considérables des navires et de leurs marchandises ; on fit retomber cette exaction sur le malheureux consommateur : une disette produite par des manœuvres et le prix exorbitant du marché accablèrent le pauvre ; et un peuple accoutumé à vivre de la libéralité de son prince, eut quelquefois à se plaindre du manque d’eau et de pain[86]. Le préfet du prétoire payait chaque année à l’empereur cent vingt mille livres sterling pour le tribut sur l’air, qui n’était établi par aucune loi, et qui n’avait pas un objet bien déterminé ; et on abandonnait à la discrétion de ce puissant magistrat les moyens de recouvrer cette somme. 4° Cet impôt lui-même était moins insupportable que les monopoles qui arrêtaient l’industrie, et qui, pour l’appât d’un honteux et faible bénéfice, établissaient un impôt arbitraire sur les besoins et le luxe des sujets de Justinien. Dès que le trésor impérial (je transcris les Anecdotes) se fut approprié la vente exclusive de la soie, un peuple entier, les manufacturiers de Tyr et de Béryte, fut réduit à la dernière misère ; les uns moururent de faim, les autres se réfugièrent dans la Perse. Il est possible qu’une province ait souffert du déclin de ses manufactures, mais relativement à la soie, le partial Procope oublie entièrement l’inestimable et durable avantage que procura à l’empire la curiosité de Justinien. On doit aussi jugé, avec un esprit dépouillé de préventions, l’augmentation du septième qu’ajouta ce prince au prix ordinaire de la monnaie de cuivre. Cette altération, dont les motifs furent peut-être sages, paraît avoir été du moins innocente, puisqu’on ne changea point le titre et qu’on n’augmenta point la valeur de la monnaie d’or[87], qui était la mesure légale des paiements publics et particuliers. 5° L’ample juridiction qu’obtinrent les fermiers du revenu pour remplir  leurs engagements, se présenté sous un jour plus odieux ; il semblait qu’ils eussent acheté de l’empereur la fortune et la vie de leurs concitoyens. En même temps on trafiquait ouvertement au palais des emplois et des dignités, par la permission ou du moins avec la connivence de Justinien et de Théodora. On y dédaignait les droits du mérite et même ceux de la faveur ; il y avait lieu de croire que l’audacieux intrigant qui faisait, de la magistrature une affaire de finances, trouvait dans l’exercice de ses fonctions, un moyen de se dédommager de son infamie, de ses travaux et des risques qu’il courait, enfin des dettes qu’il avait contractées et des intérêts considérables qu’il payait. Un sentiment de honte et les funestes effets d’un si détestable trafic réveillèrent enfin la vertu de Justinien ; il essaya par la religion du serment, par des peines sévères, de ramener l’intégrité dans les affaires de son gouvernement[88] ; mais après une année de parjures sans nombre, son édit fut suspendu ; et la corruption, désormais sans frein, triompha insolemment de l’impuissance des lois. 6° Eulalius, comte des domestiques, nomma dans son testament l’empereur son seul héritier, à condition que le prince acquitterait les dettes et les legs ; qu’il pourvoirait d’une manière honnête  la subsistance des trois filles du testateur, et qu’à l’époque de leur mariage il leur donnerait à chacune une dot de dix livres d’or ; mais un incendie consuma la brillante fortune d’Eulalius, et, à l’inventaire, ses biens se trouvèrent ne monter qu’à cinq cent soixante-quatre pièces d’or. Un trait de l’histoire grecque indigna à l’empereur les honorables obligations qu’il avait à remplir. Il réprima les murmures de ses insensibles trésoriers, applaudit à la confiance de son ami, paya les legs et les dettes, fit élever les trois filles sous les yeux de Théodora, et doubla la dot qu’avait demandée la tendresse de leur père[89]. L’humanité du prince (car les princes ne peuvent être généreux) mérite quelques éloges ; toutefois, dans cet acte de vertu on découvre cette funeste habitude de supplanter les héritiers nommés par la nature ou par la loi, que Procope impute au règne de Justinien. Il cite, à l’appui de son accusation, des noms illustres et des exemples scandaleux : on n’épargna ni les veuves ni les orphelins et les agents du palais pratiquaient d’une manière bien avantageuse pour eux l’art de solliciter, d’extorquer ou de supposer des testaments. Cette basse et dangereuse tyrannie viole la sûreté domestique : en pareille occasion un monarque avide sera disposé à hâter le moment de la succession, à regarder la fortune comme la preuve d’un crime, et à passer du droit de succéder au pouvoir de confisquer. 7° Parmi les différents moyens de rapines, il est permis à un philosophe d’indiquer la donation qu’on faisait aux orthodoxes des richesses des païens et des hérétiques ; mais au temps de Justinien ce saint pillage n’était désapprouvé que par les sectaires victimes de son avide orthodoxie[90].

La honte de ces désordres doit retomber, en dernière analyse, sur l’empereur lui-même ; mais cependant le tort et le profit des mesures de ce genre  appartient en général aux ministres de Justinien, qu’on ne choisissait guère pour leurs vertus ; et qui ne devaient pas toujours leur élévation à leurs talents[91]. Nous examinerons, lorsque nous parlerons de la réforme des lois romaines, le mérite du questeur Tribonien ; maïs c’est au préfet du prétoire qu’était soumise l’administration de l’empire d’Orient ; et le tableau des vices reconnus de Jean de Cappadoce[92], qu’on trouve dans l’histoire publique de Procope, justifie ce qu’il en raconte dans ses Anecdotes. Il n’avait pas puisé ses lumières dans les écoles ; et son style était à peine supportable ; mais il avait une sagacité naturelle, qui suggérait les plus sages conseils, et qui trouvait des expédients dans les situations les plus désespérées. La corruption de son cœur égalait la vigueur de son esprit. Quoiqu’on le suppose secrètement attaché aux superstitions du paganisme et de la magie, il paraissait insensible à la crainte de Dieu ou aux reproches des humains : des milliers d’individus condamnés à la mort, des millions réduits à la pauvreté, des villes ruinées, des provinces désolées, tels étaient les fondements de la fortune qu’entassait son ambition.  Depuis l’aurore jusqu’au moment du dîner, il travaillait sans relâche à augmenter aux dépens de l’empire, et cette fortune et celle de son maître. Il se livrait le reste du jour à des plaisirs sensuels et obscènes, et la crainte perpétuelle des assassins ou celle de la justice, venait le troubler au milieu du silence de la nuit. Ses talents, peut-être ses vices, lui méritèrent la constante amitié de son maître. Justinien céda malgré lui à la fureur de ses sujets. Le premier signal de la victoire fut le rétablissement de leur ennemi, dont l’administration tyrannique leur fit éprouver, durant plus de dix années, que le malheur avait excité à la vengeance plutôt qu’instruit à la modération. Les murmures du peuple ne servirent qu’à fortifier la résolution du prince ; mais le préfet, enorgueilli par la faveur, excita la colère de Théodora ; il dédaigna le pouvoir de l’impératrice, devant laquelle tout pliait, et essaya de semer la discorde entre Justinien et son épouse chérie. Théodora fût réduite à dissimuler, à attendre une occasion favorable, et à mener une intrigue adroite, dans laquelle Jean de Cappadoce devait se perdre lui-même. Dans un moment où Bélisaire, s’il n’eût pas été un héros, eût pu se trouver poussé à devenir rebelle, sa femme Antonina, qui jouissait en secret de la confiance de l’impératrice, communiqua le mécontentement supposé de son mari à Euphémie, fille du préfet ; cette jeune fille crédule en averti son père, et celui-ci, qui aurait dû connaître la valeur des serments et des promesses, se laissa persuader d’accepter, de la femme de Bélisaire, un rendez-vous de nuit dont on pouvait faire un crime de trahison. Des gardes et des eunuques placés en embuscade, par ordre de Théodora, se précipitèrent, le glaive à la main,  sur le ministre coupable qu’ils voulaient arrêter ou punir de mort. La fidélité  des gens de sa suite le délivra ; mais au lieu d’en appeler à un souverain qui l’aimait et qui l’avait prévenu en particulier des dangers qu’il pouvait courir, il se réfugia lâchement dans une église. Le favori de Justinien fut sacrifié à la tendresse conjugale ou à la tranquillité domestique. Le préfet, obligé d’entrer dans les ordres, dut renoncer à ses ambitieuses espérances. Au reste, l’amitié de l’empereur allégea sa disgrâce ; et dans son exil peu rigoureux à Cyzique, il conserva une grande portion de ses richesses. Une vengeance si imparfaite ne pouvait satisfaire la haine inflexible de Théodora. Elle l’accusa du meurtre de l’évêque de Cyzique, son ancien ennemi ; et Jean de Cappadoce, qui avait mérité mille morts, fut condamné en cette occasion pour un crime dont il n’était pas coupable. Un ministre qu’on avait vu autrefois revêtu des dignités de consul et de patricien, fut ignominieusement battu de verges comme le dernier des malfaiteurs ; il ne lui resta de toute sa fortune qu’un manteau déchiré ; on le conduisit dans une barque à Antinopolis, lieu de son bannissement, dans la Haute-Égypte ; et le préfet de l’Orient mendia son pain au milieu des villes que son nom seul avait jadis fait trembler. L’ingénieuse cruauté de Théodora prolongea et menaça sa vie durant un exil de sept années ; et lorsque la mort de cette implacable ennemie permit à l’empereur de rappeler un serviteur qu’il avait abandonné malgré lui, l’ambition de Jean de Cappadoce fut forcée de se borner aux humbles fonctions de la prêtrise. Ses successeurs apprirent aux sujets de Justinien que l’art d’opprimer les peuples peut toujours trouver dans l’industrie et l’expérience des moyens de se perfectionner. Les supercheries d’un banquier syrien s’introduisirent dans l’administration des finances, et le questeur, le trésorier public et le trésorier privé, les gouverneurs des provinces et les principaux magistrats de l’empire d’Orient eurent soin d’imiter le préfet[93].

 

V. C’est avec le sang et les trésors du peuple que Justinien éleva tous les édifices dont parlé Procope : cependant ces pompeux bâtiments semblaient annoncer la prospérité de l’empire, et déployaient l’habileté de leurs architectes. On cultivait, sous la protection des empereurs, la théorie et la pratique des arts qui dépendent de mathématiques et de la mécanique. Proclus et Anthemius rivalisaient de gloire avec Archimède, et si les miracles de leur génie nous avaient été racontés par des spectateurs plus intelligents, cette partie de l’histoire pourrait étendre les spéculations du philosophe, au lieu d’excités sa défiance. C’est une tradition reçue que les miroirs d’Archimède réduisirent en cendres la flotte romaine dans le port de Syracuse[94], et on assure que Proclus employa le même moyen pour détruire dans le port de Constantinople les vaisseaux des Goths, et protéger Anastase, son bienfaiteur, contre l’entreprise audacieuse de Vitalien[95]. Il plaça sur les murs de la ville une machine composée d’un miroir hexagone d’airain poli, avec d’autres polygones mobiles et plus petits, qui recevaient et réfléchissaient les rayons du soleil à son passage au méridien ; et une flamme dévorante s’élançait à une distance peut-être de deux cents pieds[96]. Le silence des historiens les plus authentiques laisse des doutes sur la vérité de ces deux faits extraordinaires, et l’usage des miroirs ardents n’a jamais été adopté dans l’attaque ou la défense des places[97] ; mais les expériences admirables d’un philosophe français, en ont fait voir la possibilité[98] ; et, dès qu’ils sont possibles, j’aime mieux croire à la découverte des plus grands mathématiciens de l’antiquité, que d’attribuer le mérite de cette fiction aux vaines imaginations d’un moine ou d’un sophiste. Une autre version dit que Proclus brûla les vaisseaux des Goths avec du soufre[99]. Dans une imagination moderne, le nom de soufre mène tout de suite à l’idée de la poudre à canon, et les talents mystérieux d’Anthemius[100], disciple de Proclus, semblent fortifier ce soupçon. Un citoyen de Tralles, ville d’Asie, avait cinq fils qui se distinguèrent tous dans leurs professions respectives. Olympius se rendit fameux dans la connaissance et la pratique des lois romaines ; Dioscorus et Alexandre devinrent d’habiles médecins ; mais le premier employa ses talents en faveur de ses concitoyens : son frère, plus ambitieux, vint chercher à Rome la gloire et la fortune. La réputation du grammairien, Métrodore, et d’Anthemius, grand mathématicien et grand architecte, parvint aux oreilles de Justinien, qui les appela à Constantinople ; et tandis que l’un enseignait l’éloquence aux jeunes gens de la capitale, l’autre remplissait la capitale et les provinces des monuments de son art. Celui-ci eut avec Zénon, son voisin, touchant les murs ou les fenêtres de leurs maisons qui étaient contiguës, une dispute de peu d’importance, où son adversaire le vainquit par le talent de la parole ; mais le mécanicien trouva à son tour, dans son art, pour triompher de l’orateur, des moyens malicieux, mais inconnus, que l’on peut comprendre, malgré l’obscurité avec laquelle les raconte l’ignorant Agathias. Il disposa, au milieu d’une chambre basse, plusieurs vases d’eau dont il avait recouvert l’ouverture d’un large tube de cuir, qui allait en s’étrécissant et avait été adroitement conduit entre les solives et les poutres de la maison de son voisin. Il alluma ensuite du feu sous les vases, et la vapeur de l’eau bouillante monta dans les tubes ; les efforts de l’air captif ébranlèrent la maison de Zénon : la famille de celui-ci, saisie d’épouvante, s’étonna sans doute que le reste de la ville n’eût pas senti un tremblement de terre qu’elle avait éprouvé. Un autre jour, Zénon donnant à dîner à ses amis, leurs yeux furent tout à coup éblouis d’un intolérable éclat de lumière réfléchi par les miroirs d’Anthemius. Il fit éclater en petites particules de matière sonore dont le bruit les remplit d’effroi ; et l’orateur déclara au sénat, en style tragique, qu’un simple mortel devait céder à la puissance d’un adversaire qui ébranlait la terne avec le trident de Neptune et qui imitait les éclairs et la foudre de Jupiter. Justinien, dont le goût pour l’architecture était devenu une passion dispendieuse et funeste, excita et employa le génie d’Anthemius et celui d’Isidore de Milet, son collègue. Les deux architectes soumettaient à l’empereur leurs plans et les difficultés qu’ils y voyaient, et ils avouaient modestement que leurs pénibles méditations n’approchaient pas des lumières subites et de la céleste inspiration d’un prince qui tournait toutes ses vues vers le bonheur de ses sujets, la gloire de son règne et le salut de son âme[101].

Le feu avait détruit deux fois la principale église de Constantinople, dédiée par le fondateur de cette ville à sainte Sophie ou à l’éternelle sagesse. Le premier incendie arriva après l’exil de saint Jean Chrysostome, et le second durant la Nika ou l’émeute des Bleus et des Verts. Dès que la sédition fût apaisée, la populace chrétienne déplora son audace sacrilège ; mais elle se serait réjouie de ces malheurs, si elle eût prévu l’éclat du nouveau temple que fit commencer. Justinien quarante jours après et dont sa piété poursuivit les travaux avec ardeur[102]. On en leva les ruines ; on disposa un plan plus étendu ; et comme il fallait acheter quelques terrains, le monarque, entraîné par son impatience et par les frayeurs de sa conscience,  les paya un prix exorbitant. Anthemius en présenta les dessins, et pour les exécuter, on employa dix mille ouvriers, qui tous les soirs recevaient leur salaire en belle monnaie d’argent. L’empereur lui-même, revêtu d’une tunique de lin, surveillait chaque jour leurs travaux et excitait leur activité par sa familiarité, par son zèle et par ses récompenses. La nouvelle cathédrale de Sainte-Sophie fut consacrée par le patriarche, cinq ans onze mois et dix jours après qu’on en eut posé la première pierre ; et au milieu de cette fête solennelle, Justinien s’écria avec une pieuse vanité : Gloire à Dieu qui m’a jugé digne d’achever un si grand ouvrage ! Ô Salomon je t’ai vaincu[103]. Mais vingt ans ne s’étaient pas écoulés, qu’un tremblement de terre, qui renversa la partie orientale de la coupole, humilia bientôt l’orgueil du Salomon romain. Sa persévérance répara ce désastre et la trente-sixième année de son règne, il fit pour la seconde fois, la dédicace d’un temple qui, après douze siècles, offre encore un monument imposant de sa gloire. L’architecture de Sainte-Sophie, devenue la principale mosquée de Constantinople, a été imitée par les sultans turcs, et cet édifice continue à exciter l’enthousiasme des Grecs et la curiosité plus raisonnable des voyageurs européens. L’œil est blessé de l’aspect irrégulier de ses demi-dômes et de ses combles obliques ; la façade occidentale, du côté de la principale avenue, manque de simplicité et de magnificence, et plusieurs cathédrales latines ont une beaucoup plus grande dimension ; mais l’architecte qui éleva le premier une coupole dans les airs, mérite des éloges pour cette conception hardie et la manière savante dont il l’a exécutée. Le dôme, éclairé par vingt-quatre fenêtres, forme une si petite courbe, que sa profondeur n’excède pas un sixième de son diamètre : ce diamètre est de cent quinze pieds, et le point le plus élevé du centre, où le croissant a supplanté la croix, offre une limiteur perpendiculaire de cent quatre-vingts pieds au-dessus du pavé. Le cercle en maçonnerie, qui porte la coupole, repose légèrement sur quatre arceaux, soutenus par quatre gros pilastres qu’accompagnent au nord et au sud quatre colonnes de granit égyptien. L’édifice représente une croix grecque inscrite dans un rectangle ; sa largeur exacte est de deux cent quarante-trois pieds, et on peut estimer à deux cent soixante-neuf sa plus grande longueur depuis le sanctuaire, placé à l’Orient, jusqu’aux neuf portes occidentales qui donnent dans le vestibule, et du vestibule dans le narthex ou portique extérieur. C’est sous ce portique que se tenaient avec humilité les pénitents. Les fidèles occupaient la nef ou le corps de l’église ; mais on avait soin de séparer les deux sexes, et les galeries supérieures et inférieures offraient à la dévotion des femmes un asile moins exposé aux regards. Au-delà des pilastres du nord et du sud, une balustrade, terminée de l’un et de l’autre côté par le cône de l’empereur et par celui du patriarche séparait la nef du chœur ; et le clergé et les chantres occupaient l’espace intermédiaire qui se trouvait ensuite jusqu’aux marches de l’autel. L’autel, nom auquel les oreilles chrétiennes se familiarisèrent peu à peu, était dans une niche qu’on voit à la partie orientale. Ce sanctuaire communiquait par plusieurs portes à la sacristie, au vestiaire, au baptistère, et au bâtiment contigu qui servait à la pompe du culte ou à l’usage particulier des ministres de l’église. Justinien, se souvenant des malheurs passés, voulut sagement que dans le nouvel édifice on n’employât point de bois, si ce n’est pour les portes ; on choisit avec soin les matériaux des différentes parties, selon qu’ils étaient destinés à leur donner de la force, de la légèreté ou de la splendeur. Les pilastres qui soutiennent la coupole furent composés de gros blocs de pierres de taille, coupées en formes carrées ou triangulaires, munies de cercles de fer et cimentées avec du plomb mêlé à de la chaux vive ; mais on sut, par la légèreté des matériaux, diminuer le poids du dôme, bâti de pierre ponce qui flotte sur l’eau, ou de briques de l’île de Rhodes, cinq fois moins pesantes que l’espèce ordinaire. Le corps de l’édifice est en briques ; mais une couverture de marbre cache ces matériaux grossiers, et l’intérieur la coupole, les deux grands demi-dômes et les six petits, les murs, les cent colonnes et le pavé, enchantent même les yeux des Barbares, par un riche assortiment de diverses couleurs. Un poète qui avait vu Sainte-Sophie dans tout son éclat[104], indique les couleurs, les nuances et les veines de dix ou douze marbres, jaspes et porphyres, mêlés et contrastés comme ils eussent pu l’être par un habile peintre. Ce triomphe du Christ fut orné des dernières dépouilles du paganisme ; mais la plus grande partie de ces matériaux précieux, venaient des carrières de l’Asie-Mineure, des îles et du continent de la Grèce, de l’Égypte, de l’Afrique et de la Gaule. La piété d’une matrone romaine offrit huit colonnes de porphyre, qu’Aurélien avait placées dans le temple du Soleil ; huit autres de marbre vert furent fournies par le zèle ambitieux de magistrats d’Éphèse ; toutes sont admirables pour la hauteur et les proportions, mais leurs chapiteaux fantastiques n’appartiennent à aucun ordre d’architecture. L’église fit remplie d’un grand nombre d’ornements et de figures en mosaïques finies avec soin, et on exposa imprudemment à la superstition des Grecs les images du Christ, de la Vierge, des saints et des anges, qu’a dégradées depuis le fanatisme des Turcs. On distribua les métaux précieux en feuilles légères ou en masses solides, selon la sainteté de chaque objet. La balustrade du chœur, les chapiteaux des colonnes, les ornements des portes et des galeries, étaient de bronze doré. L’éclat resplendissant de la coupole éblouissait les yeux, le sanctuaire contenait quarante mille livres pesant d’argent, et les vases sacrés et les décorations de l’autel étaient de l’or le plus pur, enrichi de pierreries d’une valeur inestimable. L’église ne s’élevait pas encore de deux coudées au-dessus de terre, qu’on y avait déjà dépensé quarante-cinq mille deux cents livres pesant ; et la dépense totale se monta à trois cent vingt mille livres. Le lecteur peut, selon son opinion, appliquer ce calcul à des livres d’or ou des livres d’argent ; mais l’évaluation la plus modérée lui donnera toujours un million sterling. Un temple magnifique est un noble monument du goût et de la religion nationale ; et l’enthousiaste qui arrivait sous le dôme de Sainte-Sophie, pouvait être tenta d’y voir la résidence ou l’ouvrage de la Divinité ; mais combien cet ouvrage est grossier, que le travail en est de peu de valeur, si on le compare à la formation du plus vil des insectes qui se traînent sur la surface du temple !

Cette description si détaillée d’un édifice, que le temps a respecté, atteste sa réalité, et peut faire pardonner la relation de cette foule de travaux que Justinien a fait exécuter soit dans la capitale, soit dans les provinces, mais avec moins de solidité et sur de plus petites dimensions[105]. Il dédia, dans la seule ville de Constantinople et ses faubourgs, vingt-cinq églises en l’honneur du Christ, de la Vierge et des saints ; il orna de marbre et d’or la plupart de ces églises, et il eut soin de les placer dans des quartiers fréquentés, parmi de beaux arbres, au bord de la mer ou sur quelqu’une des hauteurs qui dominent les côtes de l’Europe et de l’Asie. L’église des Saints Apôtres, à Constantinople, et celle de Saint-Jean, à Éphèse paraissent avoir été bâties sur le même modèle : leurs dômes cherchaient à imiter les coupoles de Sainte-Sophie ; mais l’autel se trouvait placé avec plus de goût au centre du dôme, au point de jonction de quatre beaux portiques qui dessinaient plus exactement la forme de la croix des Grecs. La Vierge de Jérusalem put se glorifier du magnifique temple que lui éleva la piété de l’empereur sur un terrain ingrat, qui n’offrait à l’architecture ni le sol ni les matériaux nécessaires. Il fallut, pour établir le niveau élever à la hauteur d’une montagne une partie assez considérable d’une profonde vallée. Les pierres furent taillées dans une carrière voisine ; chaque bloc remplissait un chariot traîné par quarante des bœufs les plus forts, et il fallut élargir les chemins pour le transport de ces masses énormes. Le Liban fournit, pour la charpente de l’église, ses cèdres les plus élevés ; un marbre rouge, qu’on découvrit à peu de distance, fournit de belles colonnes, et deux de ces colonnes, qui soutenaient le portique extérieur, passaient pour les plus grosses du monde entier. La pieuse munificence de l’empereur se répandit sur la Terre-Sainte ; et si la raison condamne les monastères construits ou réparés par Justinien, la charité lui doit des éloges sur les puits qu’il fit creuser, et les hôpitaux qu’il fonda pour le soulagement des pèlerins fatigués. Il accorda peu de faveur aux Égyptiens schismatiques ; mais dans la Syrie et en Afrique, il répara quelques-uns des maux causés par les guerres et les tremblements de terre. Carthage et Antioche, renaissances de leurs ruines, durent révérer le nom de leur bienfaiteur[106]. Presque tous les saints du calendrier obtinrent les honneurs d’une église ; presque toutes les villes de l’empire furent utilement ornées de ponts, d’hôpitaux et d’aqueducs ; mais, la sévère libéralité du prince ne voulut point favoriser dans ses sujets le luxe des bains et des théâtres. Tandis que Justinien travaillait pour le public ; il n’oubliait ni sa dignité ni sa commodité. Le palais de Byzance, endommagé par l’incendie, fut réparé avec une somptuosité nouvelle ; et le vestibule ou la grande salle appelée Chalce au d’airain, à cause de ses portes ou à causé de son toit, peut donner une idée de l’édifice entier. De grosses colonnes soutenaient le dôme d’un rectangle spacieux, dont le pavé et les murs étaient revêtus de marbre de diverses couleurs : on y voyait le vert émeraude de la Laconie, le rouge de feu et la pierre blanche de Phrygie, coupés de veines d’un vert de mer : les mosaïques du dôme et des parois représentaient des triomphes sur les Africains et les peuples d’Italie. Durant l’été, Justinien, et surtout Théodora, habitaient sur la côte asiatique  de la Propontide, et à peu de distance de Chalcédoine, le riche palais et les jardins d’Hérée[107]. Les poètes du temps ont célébré, dans la description de ce palais, l’heureuse et rare alliance des beautés de la nature et de l’art ; et le doux accord des nymphes, des bocages ; mais la foule de ceux qui suivaient la cour se plaignaient de l’incommodité de leur logement[108] ; et les nymphes étaient trop souvent effrayées par le fameux Porphyrio, baleine de dix coudées de large et de trente de longueur, qui fut mise à l’embouchure du Sangarius, après avoir infesté plus d’un demi-siècle les mers de Constantinople[109].

Justinien multiplia les fortifications d’Europe et d’Asie ; mais la description de ces timides et vaines précautions découvre à un œil philosophique la faiblesse de l’empire[110]. De Belgrade à l’Euxin, et du confluent de la Save à l’embouchure du Danube, une chaîne de plus de quatre-vingts places fortes s’étendait le long des rives de ce grand fleuve. De simples corps de garde furent convertis en citadelles spacieuses ; on remplit de colons et de soldats, des murailles que les ingénieurs resserraient ou étendaient selon la nature du terrain : une citadelle protégeait les ruines du pont de Trajan[111], et plusieurs postes garnis de troupes affectaient de répandre au-delà du Danube l’orgueil du nom romain ; mais ce nom n’était plus accompagné de la terreur. Les Barbares,  dans leurs incursions annuelles, passaient et repassaient avec dédain devant ces inutiles boulevards ; et les  habitants de la frontière, au lieu de vivre sans inquiétude sous la protection des forces de l’État, se voyaient réduits à garder avec une continuelle vigilance leurs habitations particulières. Justinien repeupla les anciennes villes : on se hâta beaucoup trop peut-être de regarder comme imprenables, ou de célébrer comme populeuse celles qu’il venait de fonder, et le plus vain des monarques eut soin de marquer sa reconnaissante vénération pour le fortuné district où il avait reçu le jour. Il fit de l’obscur village de Tauresium la ville de Justiniana prima, résidence d’un archevêque, et d’un préfet qui étendait sa juridiction sur les sept belliqueuses provinces de l’Illyrie[112] et sous le nom corrompu de Giustendil, ville située environ, à vingt milles au sud de Sophia, elle est encore aujourd’hui la résidence d’un sangiak turc[113]. On éleva en peu de temps, pour l’usage des compatriotes de l’empereur, un palais, un aqueduc et une cathédrale ; les édifices publics et particuliers répondirent à l’importance d’une ville royale ; et la force des murs résista pendant la vie de Justinien aux attaques mal habiles des Huns et des Esclavons. Les innombrables châteaux qui semblaient couvrir toute la surface du pays, dans les provinces de la Dacie, de l’Épire, de la Thessalie, de la Macédoine et de la Thrace, retardèrent quelquefois leurs progrès ou trompèrent leurs espérances de butin. Six cents de ces forts furent construits ou réparés par Justinien ; mais il y a lieu de croire que la plus grande partie n’était qu’une tour, de pierre ou de brique, placée au milieu d’une aire carrée ou circulaire, qu’environnaient un mur et un fossé, et qui, dans un moment de danger, offrait une sorte d’asile aux paysans et au bétail des villages voisins[114]. Toutefois ces ouvrages, qui épuisaient le trésor public, ne pouvaient dissiper les justes craintes de l’empereur et de ses sujets d’Europe. On mit en sûreté les bains chauds d’Anchialus en Thrace, où des eaux salutaires attiraient un grand concours ; mais la cavalerie des Scythes fourrageait les riches pâturages de Thessalonique. La délicieuse vallée de Tempé, à trois cents milles du Danube, était sans cesse épouvantée du son de la trompette[115] ; et les lieux ouverts, quelques éloignés ou quelques isolés qu’ils fussent, ne pouvaient jouir en sûreté des douceurs de la paix. Justinien renforça avec soin le défilé des Thermopyles, qui, en paraissant protéger la liberté de la Grèce, l’avait si souvent livrée. Une forte muraille, qui commençait au bord de la mer, et se prolongea t à travers les forêts et les vallées jusqu’au sommet des montagnes de Thessalie, en ferma toutes les entrées ; ce rempart, qui n’avait pour défense qu’une troupe de paysans levés à la hâte, reçût une garnison de deux mille soldats : on y établit, pour leur usage, des magasins de blé et des réservoirs d’eau ; et, par une précaution qui inspirait la lâcheté en paraissant la prévoir, on eut soin de préparer des forteresses pour les recevoir en cas de retraite. On répara les murs de Corinthe renversés par un tremblement de terre, ainsi que les boulevards d’Athènes et de Platée qui tombaient en ruines. L’aspect de tant de forteresses à emporter péniblement l’une après l’autre découragea les Barbares ; et les fortifications de l’isthme de Corinthe couvrirent les villes ouvertes du Péloponnèse. A l’extrémité de l’Europe, une autre péninsule, la Chersonèse de Thrace, se projette dans la mer à trois journées de chemin ; la pointe de cette péninsule et les côtes adjacentes de l’Asie forment, en se rapprochant, le détroit de l’Hellespont. Des bois élevés, de beaux pâturages et des terres propres à l’agriculture, remplissaient les intervalles qui se trouvaient entre onze villes populeuses, et l’isthme dans toute sa longueur de trente-sept stades avait été fortifié par un général spartiate, neuf siècles avant le règne de Justinien[116]. Dans un temps de liberté et de valeur, la plus faible muraille empêchait une surprise ; et Procope semble ne pas sentir cette supériorité des anciens, lorsqu’il donne des éloges à la solide construction et au double parapet d’un rempart dont les longs bras se prolongeaient des deux côtés dans la mer, mais qu’on aurait trouvé trop faible pour garder la Chersonèse, si chaque ville, et entre autres Sestos et Gallipoli, n’avait eu ses fortifications particulières. La longue muraille, ainsi qu’elle fut pompeusement appelée, était un ouvrage aussi honteux par son objet qu’important par son exécution. Les richesses d’une capitale se répandent sur les environs ; et les voluptueux jardins et les belles maisons de campagne des sénateurs et des riches citoyens ornaient ce territoire de Constantinople, le véritable paradis terrestre ; mais ces richesses ne servirent qu’à attirer les avides Barbares. Les plus nobles des Romains furent arrachés du sein de leur paisible indolence et menés en captivité chez les Scythes. Leur souverain put voir de son palais les flammes qu’un insolent ennemi répandait jusqu’aux portes de la ville impériale. Anastase fut contraint d’établir à quarante milles de Byzance sa dernière frontière. Cette longue muraille, conduite, durant un espace de soixante milles de la Propontide à l’Euxin, annonça l’impuissance de ses armes ; et comme le danger devenait plus imminent, l’infatigable prudence de Justinien y ajouta de nouvelles fortifications[117].

L’Asie-Mineure, après la soumission des Isauriens, se trouva sans ennemis et sans fortifications[118]. Ces Barbares audacieux qui avaient refusé de se soumettre à Gallien, conservaient depuis deux cent trente ans leur indépendance et leur goût pour  le pillage. Les princes des plus heureux ne crurent pas pouvoir forcer les montagnes de l’Isaurie et craignirent le désespoir des habitants ; quelquefois on calmait avec des présents leur valeur féroce ; d’autres fois on la réprimait par la crainte ; et trois légions, sous les ordres d’un comte militaire se trouvaient ignominieusement cantonnées au centre des provinces de l’empire[119] ; mais dès que la vigilance des empereurs se relâchait ou se tournait sur d’autres points, des escadrons armés à la légère descendaient des montagnes, et venaient s’emparer des richesses de l’Asie-Mineure. Quoique les Isauriens ne fussent remarquables ni par leur taille ni par leur bravoure, le besoin leur donnait de l’audace, et l’expérience les formait à une guerre de pillage. Ils fondaient rapidement et sans bruit sur les villages et les villes sans défense ; quelques-unes de leurs hordes arrivaient jusqu’à l’Hellespont, à l’Euxin, aux portes de Tarse, d’Antioche, de Damas[120] ; et avant que les troupes romaines eussent reçu l’ordre de les repousser ou avant que la province envahie eût fait le calcul de ses pertes, le butin se trouvait en sûreté dans leurs montagnes inaccessibles. Leur rébellion et leur brigandage les privaient des droits que s’accordent entre elles les nations ennemies ; et un édit du prince instruisit les magistrats que c’était un acte de justice et de piété de condamner ou de punir un Isaurien même le jour de Pâques[121]. Si on les condamnait à la servitude domestique, ils soutenaient de leur épée ou de leur poignard la querelle particulière de leurs maîtres, et il fallut, pour la tranquillité publique, défendre le service de ces esclaves dangereux. Tracalissæus ou Zénon, leur compatriote, ayant obtenu la couronne, appela près de lui une troupe fidèle et redoutable d’Isauriens qui insultèrent la cour et la ville, et il leur paya un tribut annuel de cinq mille livres d’or. Entraînés par l’espoir de la fortune, ils abandonnèrent leurs montagnes ; le luxe énerva leur âme et leur corps ; et à mesure qu’ils se mêlèrent aux peuplades civilisées, ils se dégoûtèrent de leur liberté qu’accompagnaient la pauvreté et la solitude. Après la mort de Zénon, Anastase, son successeur, révoqua leurs pensions ; il les exposa à la vengeance du peuple, il les chassa de Constantinople, et se disposa à soutenir une guerre qui ne leur laissait d’autre alternative que celle de la victoire ou de la servitude. Un frère du dernier empereur ayant usurpé le titre d’Auguste, les armes, le trésor et les magasins rassemblés par Zénon furent employés pour défendre sa cause : les soldats nés dans l’Isaurie devaient former la moindre partie des cent cinquante mille Barbares qui combattirent sous sa bannière ; et, ce qu’on n’avait pas vu jusqu’alors, un évêque se trouva au nombre de ces guerriers. La valeur et la discipline des Goths triomphèrent dans les plaines de la Phrygie, de cette troupe désordonnée ; mais une guerre de six ans (492-498) épuisa presque le courage de l’empereur[122]. Les Isauriens se réfugièrent dans leurs montagnes ; ils virent successivement leurs forteresses assiégées et détruites ; on intercepta leurs communications avec la mer : les plus braves d’entre leurs chefs tombèrent dans les combats ; les autres, avant de périr par la main du bourreau, furent traînés chargés de chaînes à travers l’Hippodrome. Une colonie de jeunes Isauriens fut transplantée dans la Thrace, et le reste se soumit au gouvernement romain. Toutefois quelques générations s’écoulèrent avant que leur caractère pût se plier à l’esclavage. Leurs cavaliers et leurs archers remplissaient les grosses bourgades du mont Taunus ; ils résistaient à l’imposition des tributs ; mais ils recrutaient les armées de Justinien, qui autorisa à ses magistrats civils, le proconsul de Cappadoce, le comte d’Isaurie, les préteurs de Lycaonie et de Pisidie, à réprimer par la force la fréquence des viols et des assassinats[123].

Si nous portons nos regards du tropique à l’embouchure du Tanaïs ; nous remarquerons d’un côté les précautions de Justinien pour contenir les sauvages de l’Éthiopie[124], et de l’autre, les longues murailles qu’il éleva dans la Crimée, afin de protéger la colonie de trois mille Goths pasteurs ou guerriers qui l’habitaient[125]. De cette péninsule à Trébisonde, des forts, des trait à d’alliance, et la même religion, mettaient en sûreté la côte orientale de l’Euxin ; et la possession de la Lazica, la Colchide des anciens et la Mingrélie de la géographie moderne, ne tarda pas à devenir l’objet d’une guerre importante. Trébisonde, où des romanciers ont placé ensuite un empire imaginaire, dut à la libéralité de Justinien une église, un aqueduc, et un château dont les fossés sont taillés dans le roc. De cette ville maritime, on peut suivre une frontière de cinq cents milles jusqu’à la forteresse de Circesium, le dernier poste des romains sur l’Euphrate[126]. Immédiatement au-dessus de Trébisonde, le pays offre au sud, sur un espace de cinq journées de chemin, de sombres forêts et des montagnes escarpées, moins hautes, mais aussi sauvages que les Alpes et les Pyrénées. Dans ce climat rigoureux, où les neiges fondent rapidement, les fruits sont tardifs et sans saveur, le miel même y est un poison[127]. Le cultivateur le plus industrieux ne pouvait tirer parti que de quelques vallées, et la chair et le lait des troupeaux y fournissaient à quelques tribus de pasteurs une misérable subsistance. Les Chalybes, dont le nom et le caractère indiquent la qualité ferrugineuse du sol qu’ils habitaient, sous les noms divers[128], de Chaldéens et de Zaniens s’étaient, maintenus depuis le temps de Cyrus dans un état perpétuel de guerre et de brigandage. A. l’époque du règne de Justinien, ils reconnurent le dieu et l’empereur des Romains ; et, pour contenir l’ambition du monarque de Perse[129], on bâtit sept forteresses dans les parties de cette contrée les plus accessibles. Les montagnes des Chalybes renferment la principale source de l’Euphrate, qui semble couler vers l’occident et l’Euxin ; le fleuve, tournant au sud-ouest, se rend sous les murs de Satala et de Mélitène, qui furent réparés par Justinien pour servir de boulevards à la Petite-Arménie ; il s’approche insensiblement de la Méditerranée jusqu’à ce qu’enfin, repoussé par le mont Taurus[130], il replie au sud-est son cours long et tortueux jusqu’à son embouchure dans le golfe Persique. Parmi les villes romaines situées au-delà de l’Euphrate, on en distingue deux nouvelles qui tirèrent leur nom de Théodose et de quelques martyrs ; et deux capitales, Amida et Édesse, célèbres à toutes les époques de l’histoire. Justinien proportionna leur force aux dangers de leur position. Un fossé et une palissade suffisaient souvent contre les invasions malhabiles de la cavalerie des Scythes ; mais il fallait d’autres ouvrages pour soutenir un siége régulier contre les armes et les trésors du grand roi. Ses savants ingénieurs connaissaient l’art de diriger de profondes mines et d’élever une plate-forme à la hauteur des remparts ; il renversait avec ses machines de guerre les plus robustes créneaux ; et quelquefois faisait marcher à l’assaut une ligne de tours mobiles, portées sur des éléphants. Dans les grandes villes de l’Orient, le désavantage du terrain, peut-être de la position, était compensé par le zèle du peuple, qui aidait la garnison à défendre son pays et sa religion ; et la promesse qu’Édesse ne serait jamais prise, attribuée faussement au Fils de Dieu, remplissait les citoyens d’une confiance valeureuse, et glaçait par l’incertitude et la crainte le courage des assiégeants[131]. On fortifia avec soin les villes intérieures de l’Arménie et de la Mésopotamie ; et tous les postes placés de manière à commander quelques passages soit sur terre, soit de rivière furent garnis de forts, solidement bâtis en pierre ou élevés plus à la hâte avec de la terre et de la brique. Justinien examinait toutes les positions, et ses dangereuses précautions purent attirer quelquefois la guerre dans quelques vallées écartées dont les paisibles habitants, unis entre eux par le commerce et l’alliance des familles, ignoraient la discorde et les querelles des deux États. A l’ouest de l’Euphrate, un désert sablonneux se prolonge jusqu’à la mer Rouge dans un espace de plus de six cents milles. La nature avait opposé de chaque côté cette solitude aux ambitieuses entreprises de deux empires rivaux. Avant Mahomet, les Arabes ne furent redoutables qu’en qualité de voleurs, et, au lieu de l’orgueilleuse sécurité qu’inspirait la paix, on négligea les fortifications de la Syrie, c’est-à-dire de la partie de l’empire qui donnait le plus de facilité à l’ennemi.

Une trêve qui dura plus de quatre-vingts ans avait suspendu l’inimitié des deux nations, ou du moins les effets de cette inimitié. Un ambassadeur de Zénon accompagna le téméraire et infortuné Perozes dans son expédition contre les Nephtalites, ou les Huns blancs, qui avaient étendu leurs conquêtes de la mer Caspienne au centre de l’Inde, dont le roi s’asseyait sur un trône enrichi d’émeraudes[132], et dont la cavalerie était soutenue par une ligne de deux mille éléphants[133]. Les Persans, par un stratagème militaire de leurs ennemis, furent surpris deux fois dans une position qui rendit leur valeur inutile et leur fuite impossible. Les Huns renvoyèrent le grand roi, après l’avoir contraint d’adorer la majesté d’un prince barbare ; et la subtilité des mages, qui conseillèrent à Perozes de diriger son intention vers le soleil levant, diminua peu la honte de cette humiliation. Le successeur de Cyrus entraîné par la colère, oublia le danger et la reconnaissance ; et ayant renouvela l’attaque avec fureur, il y perdit la vie et son armée[134]. La mort de Perozes livra la Perse à ses ennemis étrangers et domestiques, et douze années de troubles s’écoulèrent avant que Cabades ou Kobad, son fils, pût former des projets d’ambition ou de vengeance. L’inhumaine parcimonie d’Anastase fut le motif ou le prétexte d’une guerre contre les Romains[135]. Les Huns et les Arabes marchèrent sous l’étendard de la Perse ; les fortifications des villes de l’Arménie et de la Mésopotamie étaient alors ou non achevées ou tombaient en ruines. L’empereur remercia le gouverneur et les habitants de Martyropolis, qui avaient rendu en peu de jours une ville qu’on ne pouvait défendre avec succès, et l’incendie de Théodosiopolis put justifié leur prudence. Amida soutint un siège long et meurtrier. Cabades, qui attaquait depuis trois mois, avait perdu cinquante mille soldats sans aucun espoir de réussir ; et les mages semblaient tirer vainement un augure favorable de l’indécence des femmes, qui, du haut des remparts, exposaient aux yeux des assaillants leurs charmes les plus secrets. A la fin cependant, les Perses escaladèrent silencieusement, au milieu de la nuit, une tour qui n’était gardée que par quelques moines accablés de sommeil et des suites de l’intempérance qui avait suivi les offices d’un jour de fête. A la pointe du jour, on appliqua les échelles, la présence de Cabades, ses ordres absolus, et son épée, dont il menaçait les lâches, forcèrent les Persans à vaincre ; et avant que son glaive fût rentré dans le fourreau, quatre-vingt mille personnes expièrent le sang que lui avait coûté cette entreprise. La guerre dura encore trois ans, et cette, malheureuse frontière éprouva tout ce qu’ont de plus affreux les calamités de la guerre. L’or d’Anastase fut offert trop tard, le nombre de ses soldats fut rendu inutile par le nombre de ses généraux ; le pays devint une solitude où les vivants et les morts étaient abandonnés aux bêtes farouches. La résistance d’Édesse et le défaut de butin disposèrent à la paix l’esprit de Cabades : il vendit ses conquêtes un prix exorbitant ; et la même limite, marquée seulement par le carnage et la dévastation, continua à séparer les deux empires. Anastase, voulant prévenir le retour de ces malheurs, résolut de fonder une nouvelle colonie si forte, qu’elle fût en état de braver la puissance des Perses, et de la prolonger si loin vers l’Assyrie, que la garnison pût mettre la province à couvert, en faisant du pays ennemi le théâtre de la guerre. D’après ce dessein, il peupla et embellit la ville de Dara[136], située à quatorze milles de Nisibis et à quatre journées du Tibre. Justinien perfectionna les ouvrages élevés à la hâte sous le règne d’Anastase ; et sans nous arrêter sur des places moins importantes, les fortifications de Dara peuvent nous donner une idée de l’architecture militaire de ce siècle. La place était environnée de deux murs, et les cinquante pas d’intervalle de l’un à l’autre offraient une retraite au bétail des assiégés. On admirait la force et la beauté du mur intérieur ; il s’élevait à soixante pieds et les tours avaient cent pieds de hauteur. Les meurtrières, par où la garnison jetait les armes de trait sur l’ennemi, étaient petites, mais nombreuses ; les soldats se trouvaient postés le long du rempart sous le couvert d’une double galerie, et l’on voyait au sommet des tours une troisième plate-forme spacieuse et sûre. Il parait que le mur extérieur avait moins d’élévation, m’ais plus de solidité ; et chaque tour était protégée par un boulevard quadrangulaire. Le terrain dur et rocailleux résistait aux instruments des mineurs ; et au sud-est, où il était plus facile à entamer, un nouvel ouvrage qui s’avançait en forme de demi-lune ; retardait leur approche. Une rivière remplissait les douves et les triples fossés ; et les plus ingénieux travaux avaient été employés pour donner de l’eau à la ville, l’ôter aux assiégeants, et prévenir le dégât d’un débordement naturel ou d’une inondation opérée à dessein. Durant plus de soixante années, Dara remplit l’objet que s’était proposé son fondateur et elle ne cessa d’exciter l’inquiétude des Perses, qui présentaient la construction de cette forteresse comme une infraction au traité de paix conclu entre les deux empires.

Entre l’Euxin et la mer Caspienne, les branches du Caucase traversent dans toutes les directions la Colchide, l’Ibérie et l’Albanie ; et la géographie des anciens et des modernes a souvent confondu les deux entrées ou portes principales qui ouvrent le pays du nord au sud. Le nom de portes Caspiennesd’Albanie convient proprement à Derbend[137], qui occupe la croupe d’une étroite colline entre les montagnes et la mer. La ville, si nous en croyons une tradition du pays, a été fondée par les Grecs, et les rois de Perse fortifièrent ce passage dangereux pour l’ennemi, en y ajoutant un môle, de doubles murailles et des portes de fer. Les portes d’Ibérie[138] se trouvent au milieu du Caucase ; c’est un passage étroit de six milles de longueur, qui, du côté, septentrional de l’Ibérie ou de la Géorgie, débouche dans la plaine qui se prolonge jusqu’au Tanaïs et au Volga. Une  forteresse, ouvrage d’Alexandre, ou d’un de ses successeurs, dominait ce passage important ; elle avait passé, par droit de conquête ou de succession, à un prince des Huns qui proposa de la céder à l’empereur, et qui en demandait un prix modéré ; mais, tandis qu’Anastase délibérait, tandis qu’il calculait les frais et la distance, un rival plus vigilant survint, et Cabades s’empara de ce défilé du Caucase. Les portes de l’Albanie et de l’Ibérie fermaient aux cavaliers scythes les chemins les plus courts et les moins difficiles ; et le rempart de Gog et de Magog, ce long mur qui excita la curiosité d’un calife arabe[139] et d’un conquérant russe[140], couvrait entièrement le front des montagnes. D’après une description moderne, des pierres de sept pieds d’épaisseur, sur une longueur ou une hauteur de vingt et un, et réunies sans fer et sans ciment, forment un mur qui se prolonge à plus de trois cents milles des côtes de Derbend, par-dessus les collines et à travers les vallées du Daghestan et de la Géorgie. Sans supposer une vision, on peut croire que la politique de Cabades le porta à entreprendre ce grand ouvrage sans supposer un miracle, on peut imaginer qu’il fut achevé par son fils, si redoutable aux Romains sous le nom de Chosroês, et si cher aux Orientaux sous celui de Nushirwan. Le monarque persan tenait en ses mains les clefs de la paix et de la terre ; mais il stipula, dans tous les traités, que Justinien contribuerait aux dépenses d’une barrière commune, qui mettrait les deux empires l’abri des incursions des Scythes[141].

 

VI. Justinien supprima les écoles d’Athènes et le consulat de Rome, qui avaient produit tant de sages et tant de héros. Ces deux institutions ne jouissaient plus de leur antique gloire cependant on peut, à juste titre, réprouver l’avarice et la méfiance du prince qui détruisit ces antiques et respectables ruines.

Lorsque les Athéniens eurent triomphé des Perses, ils adoptèrent la philosophie de l’Ionie et la rhétorique de la Sicile ; et ces études devinrent le patrimoine d’une cité où le nombre des habitants mâles ne se montait qu’à trente mille, et qui a offert, dans l’espace d’une génération, le génie de plusieurs siècles et de plusieurs millions d’hommes. Le sentiment que nous avons de la dignité de la nature humaine s’exalte à ce simple souvenir, qu’Isocrate[142] vivait dans la société de Platon et de Xénophon ; qu’il assista peut-être avec l’historien Thucydide aux premières représentations de l’Œdipe de Sophocle et de l’Iphigénie d’Euripide ; qu’Eschine et Démosthènes, ses élèves se disputèrent la couronne du patriotisme devant Aristote, le maître de Théophraste, qui donnait des leçons dans Athènes en même temps que les fondateurs de la secte des stoïciens et de celle d’Épicure[143]. Une si belle éducation prodiguée aux jeunes gens de l’Attique se communiquait sans  jalousie aux  cités rivales : Théophraste avait deux mille disciples[144] ; les écoles de rhétorique durent être encore plus nombreuses que celles de philosophie ; et les élèves, se succédant avec rapidité, répandaient la gloire de leurs maîtres partout où l’on connaissait la langue et le nom des Grecs. Alexandre étendit leur réputation par ses victoires ; les arts d’Athènes survécurent à sa liberté et à son empire ; et les colons que les Macédoniens établirent en Égypte et en Asie, entreprirent souvent de longs pèlerinages pour venir sur les bords de l’Ilissus adorer les muses dans leur temple favori. Les conquérants latins écoutaient avec docilité les leçons de leurs sujets et de leurs captifs ; les noms de Cicéron et d’Horace se trouvaient sur la liste des écoles d’Athènes ; et lorsque la domination romaine fut bien affermie, les naturels de l’Italie, de l’Afrique et de la Bretagne, s’entretenaient dans les bocages de l’Académie avec les Orientaux, leurs condisciples.

Les études de la philosophie et de l’éloquence conviennent à un état populaire, qui excite la liberté des recherches, et ne se soumet qu’à la force de la persuasion. Dans les républiques de l’a Grèce et de Rome, le patriotisme et l’ambition n’avaient pas de moyen plus puissant que l’art de la parole : les écoles de rhétorique étaient le séminaire des hommes d’État et des législateurs. A l’époque où l’on ne permit plus les discussions publiques, l’orateur pouvait, dans la noble profession d’avocat, plaider la cause de l’innocence et de la justice ; il pouvait abuser de ses talents dans le commerce plus utile des panégyriques ; et les mêmes réglés dictaient encore les vaines déclamations du sophiste, et les beautés plus pures des compositions historiques. Les systèmes qui avaient la prétention de développer la nature de Dieu, celle de l’homme et de l’univers amusaient la curiosité de l’étudiant en philosophie ; et selon la disposition de son esprit, il se livrait au doute avec les sceptiques, il tranchait les questions avec les stoïciens, il élevait ses idées avec Platon, ou il s’asservissait à la dialectique rigoureuse d’Aristote. L’orgueil de ces sectes rivales indiquait un point de bonheur et de perfection morale qu’il était impossible d’atteindre ; mais les efforts pour y  parvenir étaient glorieux et utiles : les disciples de Zénon et, même ceux d’Epicure savaient agir’ et supporter la douleur. La mort de Pétrone, ainsi que celle de Sénèque, servit à humilier un tyran, par la découverte de son impuissance. Les murs d’Athènes ne pouvaient emprisonner la lumière. Ses incomparables écrivains s’adressaient à tous es hommes ; des maîtres allaient instruire l’Italie et l’Asie. Béryte, dans des temps postérieurs, se dévouait à l’étude des lois ; on cultivait l’astronomie et la médecine dans le musée d’Alexandrie ; mais depuis la guerre du Péloponnèse jusqu’au règne de Justinien, pour l’étude de la rhétorique et de la philosophie, les écoles d’Athènes conservèrent leur supériorité. Athènes, située sur un sol stérile, devait ses avantages à un air pur, à une libre navigation, et à la possession des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Le commerce ou les affaires de l’administration troublaient rarement cette retraite sacrée ; et les derniers des Athéniens se faisaient remarquer par la vivacité de leur esprit, par la pureté de leur goût et de leur langage, par leurs mœurs sociales et par quelques restes, au moins dans leurs discours, de la magnanimité de leurs aïeux. L’académie des platoniciens, le lycée des péripatéticiens, le portique des stoïciens, et le jardin des disciples d’Épicure, situés dans les faubourgs de la ville, étaient plantés d’arbres et ornés de statues : les philosophes, au lieu d’être enfermés dans un cloître, faisaient entendre leurs leçons dans des promenades agréables et spacieuses, qui, selon les différentes heures du jour, étaient consacrées aux exercices du corps ou à ceux de l’esprit. Le génie des fondateurs respirait encore dans ces lieux sacrés. Le désir de succéder aux maîtres de la raison humaine excitait une généreuse émulation ; et les libres suffrages d’un peuple éclairé fixaient à chaque mutation le mérite des candidats. Les professeurs athéniens étaient payés par leurs disciples ; il paraît que le prix variait d’une mine à un talent, selon l’habileté du maître et la fortune de l’élève ; et Isocrate lui-même, qui se moquait de la cupidité des sophistes, exigeait environ trente livres sterling de chacun de ses cent disciples. Le salaire de l’industrie est juste et noble ; cependant ce même Isocrate versa des larmes lorsqu’il le reçut pour la première fois. Le stoïcien pouvait rougir de recevoir un salaire pour prêcher le mépris de l’argent ; et je serais fâché de découvrir qu’Aristote ou Platon eussent assez dégénéré de Socrate, leur maître, pour vendre la science à prix d’or : mais les lois avaient autorisé les écoles de philosophie d’Athènes à recevoir quelques donations et quelques legs de terres et de maisons. Épicure avait laissé à ses disciples les jardins qu’il avait achetés quatre-vingts mines ou deux cent cinquante livres sterling ; il leur transmit de plus un fonds qui suffisait à leur frugale nourriture et aux fêtes qu’ils célébraient tous les mois[145]. Le patrimoine de Platon forma le fonds d’un revenu annuel qui, d’abord de trois pièces d’or, s’accroissant peu à peu, fut de mille au bout de huit siècles[146]. Les plus sages et les plus vertueux des princes romains protégèrent les écoles d’Athènes. La bibliothèque que fonda Adrien fut placée dans un portique orné de tableaux, de statues, d’un plafond d’albâtre, et soutenu par cent colonnes de marbre phrygien. La générosité des Antonins assigna des scalaires publics aux maîtres des sciences ; et tous les professeurs de politique, de rhétorique, de philosophie platonicienne, péripatéticienne, stoïcienne et épicurienne, recevaient un traitement annuel de dix mille drachmes ou de plus de trois cents livres sterling[147]. Après la mort de Marc-Aurèle, on supprima et on rétablit, on diminua et on étendit ces libéralités, ainsi que les privilèges des professeurs : on retrouve sous les successeurs de Constantin quelque vestige de la magnificence impériale sur ce point ; mais les choix arbitraires des empereurs purent, en tombant sur d’indignes sujets, faire regrettée aux philosophes d’Athènes les temps de leur indépendance et de leur pauvreté[148]. Il faut remarquer que la faveur impartiale des Antonins se répandit également sur quatre sectes rivales, qu’ils regardaient comme aussi utiles, ou du moins comme aussi innocentes, les une que les autres. Socrate, la gloire d’Athènes, avait été pour elle, par sa mort, un sujet de blâme ; et les premières leçons d’Épicure scandalisèrent tellement les pieuses oreilles des Athéniens ; que par son exil et celui de ses adversaires, ils mirent fin aux vaines disputes sur la nature des dieux : mais ils révoquèrent leur décret l’année suivante ; ils rétablirent la liberté des écoles, et l’expérience leur apprit par la suite que la diversité des systèmes théologiques n’affecte point le caractère moral des philosophes[149].

Les  armes des Goths furent moins funestes aux écoles d’Athènes que l’établissement d’une nouvelle  religion, dont les ministres tranchaient toutes les questions par un article de foi, et condamnaient l’infidèle ou le sceptique à des flammes éternelles.  De nombreux et pénibles volumes de controverse prouvèrent la faiblesse, de l’esprit et la corruption du cœur ; ils instituèrent la raison humaine dans la personne des sages de l’antiquité, et ils proscrivirent les recherches philosophiques, si peu convenables à la doctrine ou dit moins au caractère d’un humble croyant. La secte des platoniciens, que Platon aurait rougi de reconnaître, survécut seule à cette condamnation, et mêla à la sublime théorie de son maître des pratiques superstitieuses et l’usage de la magie ; et, demeurés seuls au milieu du monde chrétien, les platoniciens se livraient à une secrète aversion pour le gouvernement soit civil, soit ecclésiastique, dont la rigueur menaçait toujours leurs têtes. Environ un siècle après la mort de Julien[150], on permit à Proclus[151] de monter dans la chaire de l’Académie ; et telle fut son activité, que souvent dans la même journée il prononçait cinq leçons et composait sept cents vers. Son esprit pénétrant analysa les questions les plus abstraites de la morale et de la métaphysique, et il osa proposer dix-huit arguments contre la doctrine des chrétiens sur la création du monde ; mais, dans les intervalles de ses études, il conversait personnellement avec Pan, Esculape et Minerve, aux mystères desquels il était secrètement initié, et dont il adorait les statues renversées, persuadé qu’un philosophe, citoyen de l’univers, doit être lui-même le prêtre de ses dieux. Sa mort lui fut annoncée par une éclipse de soleil, et sa vie, ainsi que celle d’Isidore, son élève[152], compilée par deux de leurs savants disciples, offre un tableau déplorable de la seconde enfance de la raison humaine ; mais ce qu’on appelait avec complaisance la chaîne d’or de la succession platonique se prolongea encore l’espace de quarante-quatre ans, depuis la mort de Proclus jusqu’à l’édit de Justinien[153], qui imposa un silence éternel aux écoles d’Athènes, et remplit de douleur et d’indignation le petit nombre de ceux qui demeuraient attachés à la science et à la superstition des Grecs. Sept philosophes que réunissait l’amitié, Diogène et Hermias, Eulalius et Priscien, Damascius, Isidore et Simplicius, qui n’adoptaient pas la religion de leur souverain, prirent la résolution de chercher dans une terre étrangère la liberté qu’on leur ôtait dans leur patrie. Ils avaient ouï dire et ils avaient la simplicité de croire que la république de Platon, se trouvait sous le gouvernement despotique de la Perse, et qu’un roi patriote y régnait sur la plus fortunée et la plus vertueuse des nations. Ils ne tardèrent pas à voir que la Perse ressemblait à toutes les contrées du monde ; que Chosroes, malgré la philosophie qu’il affectait, était vain, cruel et ambitieux ; que le fanatisme et l’esprit d’intolérance dominaient parmi les mages ; que les nobles étaient orgueilleux, les courtisans serviles, et les magistrats injustes ; que le coupable échappait quelquefois, et qu’on opprimait souvent l’innocent. Ainsi désabusés, ils se montrèrent peu équitables sur les vertus réelles des Perses : la pluralité des femmes et des concubines ; les mariages incestueux et la coutume d’exposer les morts aux chiens et aux vautours, au lieu de les cacher dans la terre ou de les consumer par le feu les scandalisèrent plus peut-être qu’il ne convenait à leur profession. Leur retour précipité annonça leur repentir, et ils déclarèrent hautement qu’ils aimaient mieux mourir sur la frontière de l’empire que de jouir de la fortune, des richesses à la cour d’un Barbare. Ce voyage cependant leur valût un bienfait qui honore beaucoup Chosroês. Il exigea que les sept sages qui étaient venus visiter sa cour fussent affranchis des lois pénales publiées par Justinien contre ses sujets païens ; et ce puissant médiateur veilla avec soin, au maintien de ce privilège, qu’il avait expressément stipulé dans un traité de paix[154]. Simplicius et ses compagnons finirent leur vie dans la paix et l’obscurité : ils ne laissèrent point de disciples et ils terminèrent la longue liste des  philosophes grecs, qu’on peut citer ; malgré leurs défauts, comme les plus sages et les plus vertueux de leurs contemporains. Nous avons les écrits de Simplicius ; ses Commentaires physiques et métaphysiques sur Aristote ont perdu de leur réputation ; mais son Interprétation morale d’Epictète se conserve dans la bibliothèque des nations comme un livre classique, admirablement propre, par la juste confiance qu’il inspire dans la nature de Dieu et de l’homme ; à diriger la volonté, à purifier le cœur et à affermir l’entendement.

C’est à peu près vers le temps où Pythagore imagina la dénomination de philosophe, que le premier Brutus fondait à Rome le consulat avec la liberté. Nous avons indiqué, selon que l’occasion s’en est présentée dans le cours de cette histoire, les révolutions de la dignité de consul, qui, après avoir donné de si grands pouvoirs, ne présenta plus que l’ombre de l’autorité et finit par n’être qu’un vain nom. Le peuple avait choisi les premiers magistrats de la république destinés à exercer au sénat et dans le camp, durant la paix ou durant la guerre, cette autorité transférée depuis aux empereurs. Le souvenir d’un si beau titre en imposa longtemps aux Romains et  aux Barbares ; et le consulat de Théodoric paraît à un historien goth, le comble de la gloire et de la grandeur[155]. Le roi d’Italie félicite lui-même ces favoris annuels de la fortune qui jouissent de l’éclat du trône sans en avoir les soucis. Dix siècles s’étaient écoulés, depuis Brutus ; et les souverains de Rome et de Constantinople créaient encore deux consuls, uniquement pour donner une date à l’année et une fête au peuple ; mais les dépenses de cette fête, où l’opulence et la vanité des titulaires les portaient toujours à vouloir surpasser, leurs prédécesseurs, parvinrent insensiblement à la somme énorme de quatre-vingt mille livres sterling : les plus sages parmi les sénateurs refaisaient un honneur inutile, acheté de la ruine de leur famille ; et il me semble qu’on peut expliquer ainsi les lacunes multipliées : qu’on trouve dans la dernière période des fastes consulaires. Les prédécesseurs de Justinien avaient aide du trésor public les candidats les moins opulents ; ce prince avare aima mieux leur recommander l’économie et faire des règlements, sur les frais de l’inauguration[156]. Son édit réduisit à sept les courses de chevaux et de chars, les combats d’athlètes et de bêtes sauvages, les concerts et les pantomimes du théâtre ; il eut soin de substituer de petites pièces d’argent aux médailles d’or, qui, répandues jusqu’alors avec profusion au milieu de la populace, avaient toujours excité le tumulte et l’ivrognerie. Malgré ces précautions et l’exemple de l’empereur ; la succession des consuls finit la seizième année du règne de Justinien, dont le caractère despotique dut voir avec plaisir la paisible extinction d’un titre qui avertissait les Romains de leur ancienne liberté[157]. Mais le souvenir du consulat annuel vivait toujours dans l’esprit des peuples ; ils se flattaient de le voir promptement rétabli ; ils applaudirent à la condescendante populaire de plusieurs princes qui prirent successivement le nom de consul la première année de leur règne ; et ce ne fut que trois siècles, après la mort de Justinien, que ce simulacre de dignité, supprimé par l’usage, put être aboli par la loi[158]. On abandonna la méthode imparfaite de distinguer chaque année du nom d’un magistrat, et l’on établit une ère permanente : les Grecs comptèrent depuis la création du monde, selon la version des Septime[159] ; et la naissance de Jésus-Christ fut, depuis le siècle de Charlemagne[160], l’ère adoptée par les Latins.

 

 

 



[1] Il reste quelques difficultés sur l’époque de sa naissance (Ludwig, in. Vit. Justiniani, p. 125) ; mais on est sûr qu’il naquit dans le district de Bederiane, et dans le village de Tauresium, auquel il donna son nom par la suite. D’Anville, Hist. de l’Acad., etc., t. XXXI, p. 287-292.

[2] Les noms goths de ces paysans de la Dardanie sont presque anglais ; le nom de Justinien était la traduction de celui d’Uprauda ; en anglais Upright, qu’il avait porté d’abord. Son père Sabatius (en langue græco-barbare, Stipes) s’appelait dans son village Istock (Stock) ; on adoucit le mot de Bigleniza, nom de sa mère, et on en fit Vigilantia.

[3] Ludwig (p. 127-135) essaie de justifier l’adoption du nom Anicien par Justinien et Théodora, et de l’attacher à une famille d’où vient la maison d’Autriche.

[4] Voyez les Anecdotes de Procope (c. 6), avec les notes de N. Alemannus. Le satirique ne se serait pas servi des expressions vagues et décentes de γεωργος, de βουκολος et de συφορβος, employées par Zonare. Au reste, pourquoi ces noms ont-ils quelque chose d’avilissant, et quel est le baron allemand qui ne serait pas fier de descendre d’Eumée dont parle Homère dans l’Odyssée ?

[5] Procope (Persic., l. I, c. 11) donne des éloges à ses vertus. Le questeur Proclus était l’ami de Justinien, et il eut soin d’empêcher que l’empereur ne fît une seconde adoption.

[6] Manichéen signifie Eutychéen ; on le voit par les acclamations forcenées des habitants de Constantinople et de Tyr, les six premiers jours seulement après la mort d’Anastase. Ceux-ci furent cause de la mort d’Amantius, les autres y applaudirent (Baronius, A.  D. 518, part II, n° 15). Fleury parle d’après les conciles, Hist. ecclés., t. VII, p. 200-205 ; t. V, p. 182-207.

[7] Le comte du Buat (t. IX, p. 54-81) explique très bien la puissance, le caractère et les intentions de Vitalien. Il était arrière-petit-fils d’Aspar, prince héréditaire de la Scythie mineure, et, comte des Goths confédérés de la Thrace. Les Bessi, sur lesquels il avait de l’influence, sont les Goths minores de Jornandès, c. 51.

[8] Justiniam patricii factione dicitur intefectus fuisse. Victor Tunnunensis, Chron. in Thes. temp., Scaliger, part. II, p. 7. Procope (Anecd., c. 7) l’appelle un tyran ; mais il avoue l’αδελφοπιστια, qui est bien expliquée par Alemannus.

[9] Dans sa première jeunesse, plane adolescens, il avait passé quelque temps à la cour de Théodoric en qualité d’otage. Alemannus (ad Procope, Anecdot., 9, p. 34 de la 1re édition) cite sur ce fait curieux une histoire manuscrite de Justinien, qu’avait composée Théophile, son précepteur. Ludwig (p. 143) voudrait bien faire de Justinien un guerrier.

[10] Nous dirons plus bas comment, Justinien se conduisit relativement aux affaires ecclésiastiques. Voyez Baronius (A. D. 518, 521) et le long article de Justinien dans l’Index du septième volume de ses Annales.

[11] On trouve le règne de Justin l’Ancien dans les trois Chroniques de Marcellin, de Victor et de Jean Malalas, t. II, p. 130-150, dont le dernier vécut (quoi qu’en dise Hody, Prolegom, n° 14, 39, édit. d’Oxford) peu de temps après Justinien (Jortin’s Remarks., etc., vol. IV, p. 383) ; dans l’Histoire ecclésiastique d’Evagrius (l. IV, c. 1, 2, 3, 9) ; et dans les Experta de Théodorus (Lector, n° 371) ; dans Cedrenus, p.362-366 ; et dans Zonare, l. XIV, p. 51-61.

[12] Voyez le caractère des écrits de Procope et d’Agathias, dans La Mothe-le-Vayer (t. VIII, p. 144-174), dans Vossius (de Historicis græcis, l. II, c. 22), et dans Fabricius (Bibl. græc., l. V, c. 5, t. VI, p. 248-278). L’incertitude qui nous reste sur leurs opinions religieuses fait honneur à leur impartialité à cet égard. Ils laissent cependant apercevoir de temps en temps des opinions assez conformes et un secret attachement au paganisme et à la philosophie.

[13] Dans les sept premiers livres, deux, de la guerre des Perses, deux de la guerre des Vandales et trois de la guerre des Goths, Procope a tiré d’Appien la division des provinces et des guerres. Quoique le huitième livre ait pour titre de la Guerre des Goths, c’est un supplément général qui contient toutes sortes de matières jusqu’à l’année 553. Agathias prend l’histoire à cette époque, et raconte les faits jusqu’en 559. Pagi, Critica, A. D. 579, n° 5.

[14] La destinée littéraire de Procope a été assez malheureuse : 1° Léonard d’Arezzo déroba et publia sous son nom les livres de Bello Gothico. (Fulginii, 1470. Venet. 1471, apud Janson Maittaire, Annals typograph., t. I, édit. poster., p. 290, 304, 279-299. Voyez Vossius (de Hist. nat., l. III, c. 5), et la faible défense du Giornale dei letterati de Venise, t. XIX, p. 207.) 2° Ses ouvrages ont été mutilés par les premiers traducteurs latins, Christopher Personnzi (Giornale, tome XIX, p. 340-348) et Raphaël de Volaterra (Huet, de Claris Interpretibus, p. 166), qui ne consultèrent pas même les manuscrits de la bibliothèque du Vatican, dont ils étaient gardiens. (Aleman., in Præfat. Anecdot.) 3° Le texte grec n’a été imprimé qu’en 1607 par Hoeschel d’Augsbourg. (Dictionnaire de Bayle, t. II, p. 782.) 4° L’édition appelée de Paris, et mal exécutée, a été faite en 1663, par Claude Maltret, jésuite de Toulouse, qui se trouvait éloigné des presses du Louvre et du manuscrit du Vatican, dont il tira néanmoins quelques passages. Les Commentaires qu’il avait promis n’ont jamais paru. L’Agathias de Leyde (1514) a été réimprimé par l’éditeur de Paris avec la version latine de Bonaventure Vulcanius, savant interprète. Huet, p. 176.

[15] Agathias, in Præfat., p 7, 8, l. IV, p. 137 ; Evagrius, l. IV, c. 12.  Voyez aussi Photius, Cod. 63, p. 65.

[16] Κυρου παιδεια (dit-il, Præfat. ad libr. de Ædificiis, περι κτισματων), n’est pas autre chose que Κυρου παιδια ; c’est un misérable jeu de mots. Procope affecte dans ces cinq livres le langage d’un chrétien aussi bien que celui d’un courtisan.

[17] Procope se découvre lui-même (Præfat. ad Anecdot., c. 1, 2, 5) ; et Suidas (t. III, p. 186, édit. de Kuster), compte les Anecdotes pour le neuvième livre. Le silence d’Evagrius est une faible objection. Baronius (A. D. 548, n° 24) regrette la perte de cette histoire secrète. Elle était alors dans la bibliothèque du Vatican, dont il avait l’intendance, et elle fut publiée, pour la première fois  seize ans après sa mort, avec des Notes savantes, mais partiales, de Nicolas Alemannus (Lugd., 1623).

[18] On y dit que Justinien était un âne ; qu’il ressemblait en tout à Domitien (Anecdot., c. 8) ; que les amants de Théodora furent chassés de son lit par des démons leurs rivaux ; qu’on avait prédit son mariage avec un grand démon ; qu’un moine vit un jour sur le trône le prince des démons à la place de Justinien ; que les domestiques qui veillaient dans son appartement y aperçurent un visage sans traits marqués, un corps sans tête, qui marchait, etc. Procope déclare qu’il croyait, ainsi que ses amis, à tous ces contes diaboliques (c. 12).

[19] Montesquieu (Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, c. 20) adopte ces anecdotes, et il les trouve d’accord, 1° avec la faiblesse de l’empire, 2° avec l’instabilité des lois de Justinien.

[20] Voyez, touchant la vie et les mœurs de l’impératrice Théodora, les Anecdotes, et surtout les c. 1, 5-9, 10-15, 16, 17, avec les savantes notes d’Alemannus, auxquelles je renvoie toujours, lors même que je ne les indique pas.

[21] Comito épousa par la suite Sittas, duc d’Arménie. Il pourrait se faire que Sittas fût le père, ou du moins que Comito fut la mère de l’impératrice Sophie. Les deux nerveux de Théodora, dont parlent quelques auteurs, étaient peut-être fils d’Anastasie. Aleman., p 30, 31.

[22] On plaça sa statue sur une colonne de porphyre au milieu de Constantinople. Voyez Procope  (de Ædificiis, l. I, c. 11) qui fait son portrait dans les Anecdotes, c. 10. Aleman. (p. 47), d’après une mosaïque de Ravenne en cité un chargé de perles et de bijoux, et cependant assez beau.

[23] Alemannus a supprimé un fragment un peu trop libre des Anecdotes (c. 9) qui se trouvait dans le manuscrit du Vatican, et les éditions de Paris et de Venise l’ont omis également. La Mothe-le-Vayer (t. VIII, p. 155) est le premier qui ait indiqué ce passage curieux et authentique (Jortin’s Remarks., vol. 4, p. 366) qu’on lui envoya de Rome, et qu’on a publié depuis dans le Menagiana (t. III, p. 255-259), avec une traduction latine.

[24] Après avoir dit qu’elle portait une ceinture étroite (car on ne pouvait pas se montrer sur le théâtre dans un état de nudité complète), Procope ajoute : elle se couchait sur le sol et se renversait en arrière ; des garçons de théâtre, ....., jetaient des grains d'orge par-dessus sa ceinture ; et des oies, dressées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec ; celle-ci ne se relevait pas, en rougissant de sa position ; elle s'y complaisait au contraire, et semblait s'en applaudir comme d'un amusement ordinaire. J’ai entendu dire qu’un savant prélat, qui ne vit plus, aurait beaucoup à citer ce passage dans la conversation.

[25] Théodora surpassait la Crispa d’Ausone (epigr. 71), qui imitait le capitalis luxus des femmes de Nole. (Voyez Quintilien, Instit., VIII, 6 et Torrentius, ad Horat. Sermon., l. I, sat. 2, v. 101.) Elle fit un fameux souper, où environnée de trente esclaves, elle accorda ses faveurs à dix jeunes gens. Sa charité était universelle.

Et lassata viris, necdum satiata recessit.

[26] Après avoir travaillé des trois ouvertures créées par la Nature, elle lui reprocha de n'en avoir pas placé une autre au sein, afin qu'on pût y trouver une nouvelle source de plaisir. Elle désirait un quatrième autel où elle pût offrir au dieu d’amour un sacrifice de plus.

[27] Anonym., de Antiq., C. P., l. III, 132 ; in Banduri imperium Orient., t. I, p. 48. Ludwig (p. 154) observé judicieusement que Théodora, devenue impératrice, n’aurait pas voulu immortaliser un mauvais lieu ; et je suppose qu’elle bâtit le temple sur les fondements de la maison plus décente quelle habita à son retour de la Paphlagonie.

[28] L’ancienne loi se trouve dans le Code de Justinien, l. V, tit. 5, leg. 7, tit. 27, leg.  1, à la date des années 336 et 454. Dans le nouvel édit publié l’an 521 ou 522, on eut la maladresse d’abolir seulement la clause des mulieres scenicæ, libertinæ tabernariæ. Voyez les Novelles 89 et 117, et un Rescript grec de Justinien aux évêques. Aleman., p. 41.

[29] Je jure par le Père, et par la vierge Marie, par les quatre Évangiles, quæ in manibus tenco, et par les saints archanges Michel et Gabriel, puram conscientiam germamumque servitium le servaturum, sacratissimis DDNN. Justiniano et Theodoræ conjugi ejus. Novell., 8, tit. 3. Ce serment les liait-il envers Théodora devenue veuve ? Communes tituli et triumphi, etc., Aleman., p. 47, 48.

[30] Let greatness own her, and she’s mean no more, etc.

Sans le télescope critique de Warburton il m’aurait été impossible de trouver dans cette peinture générale du vice triomphant aucune allusion personnelle à Théodora.

[31] Ses prisons désignées comme un labyrinthe, un Tartare (Anecdot., c. 4) étaient sous le palais. L’obscurité est favorable à la cruauté, mais elle donne lieu aussi aux calomnies et aux fables.

[32] Saturninus, qui avait osé dire que sa femme, favorite de l’impératrice, ne s’était pas trouvée ατρητος (intacte), la première nuit de son mariage (Anecdot., c 17), éprouva une fustigation moins cruelle.

[33] Anastasius, de vitis Pont. Roman. in Vigilio, p. 40.

[34] Ludwig, p. 161-166. Je me plais à me conformer à ses charitables intentions ; il a d’ailleurs peu de charité dans le caractère.

[35] Comparez les Anecdotes, c  17, avec le livre des Édifices, l. I, c. 9. Combien le même fait peut être différemment raconté ! Jean Malalas (t. II, p. 174, 175) observé qu’en cette occasion, ou dans une occasion pareille, elle habilla et racheta les filles qu’elle avait tirées des mauvais lieux à cinq aurei par tête.

[36] Novell. VIII, 1. L’empereur fait ici allusion au nom de Théodora. Les ennemis de l’impératrice lisaient Dæmonodora. Aleman., p. 66.

[37] Saint Sabas refusa de prier pour qu’il naquît un fils à Théodora, dans la crainte de voir renaître dans ce fils un hérétique pire qu’Anastase lui-même. S. Cyril, in Vit. S Sabœ, apud Aleman., p. 70-109.

[38] Jean Malalas, t. II, p. 174 ; Théophane, p. 58 ; Procope, de Ædif., l. V, c. 3.

[39] Théodora, Chalcedonensis synodi inimiea, canceris plagâ toto corpore perfusa, vitam prodigiose, finivit. (Victor Tunnunensis, in Chronic.) Un orthodoxe n’a point de pitié en pareille occasion. Alemannus (p. I 2, r 3) ne voit dans l’ευσεβως εκοιμηθη de  Théophane que des expressions polies qui ne supposent ni piété ni repentir. Cependant deux ans après la mort de Théodora, Paul Silentiarius (in Prœm., V, 58-62) la célébra comme une sainte.

[40] Comme elle persécuta les papes et rejeta les décrets d’un concile, Baronius épuise contre elle les noms d’Ève, de Dalila, d’Hérodias, etc., après quoi  il a recours au dictionnaire infernal, civis infernialumna dœmonumsatanico agitata spirituœstro percita diabolico, etc. A. D. 548, n° 4.

[41] Le vingt-troisième livre de l’Iliade nous offre un tableau vivant des courses de chars chez les Grecs, des mœurs, des passions et du courage de ceux qui se présentaient dans la carrière. La dissertation de West sur les jeux olympiques (sect. 12-17), donne sur ce point des détails curieux et authentiques.

[42] Les Albati, les Russati, les Prasini et les Veneti, représentent les quatre saisons, selon Cassiodore (Var., III, 51), qui emploie beaucoup d’esprit et d’éloquence pour expliquer ce prétendu mystère. Les trois premiers mots peuvent être rendus par les Blancs, les Rouges et les Verts. Celui de Venetus équivaut, dit-on, à Cæruleus, qui a des acceptions diverses et qui est vague. Il signifie proprement la couleur du ciel réfléchie dans la mer ; mais la nécessité et l’usage obligent d’employer ici le mot de bleu comme un terme équivalent. Voyez Robert Étienne, sub voce, et Speince’s Polymetis, p. 228.

[43] Voyez Onuphrius Panvinius, de Ludis circensibus, l. I, c. 10 ; la dix-septième note de l’histoire des Germains, par Mascou et Aleman., ad c. 7.

[44] Marcellin, in Chron., p 47. Au lieu du mot vulgaire veneta, il emploie les termes plus relevés de cœculæ et de cœrealis. Baronius (A. D. 501, n° 4, 5, 6) croit que les Bleus étaient orthodoxes, tandis que Tillemont s’irrite contre cette supposition, et ne peut concevoir que des hommes tués dans un spectacle soient des martyrs. Hist. des Empereurs, t. IV, p. 554.

[45] Voyez Procope, Persic., l. I, c. 24. L’historien public n’est pas plus favorable que l’historien secret, lorsqu’il a écrit les vices des factions et du gouvernement. Alemannus (page 26) cité un beau passage de saint Grégoire de Nazianze, qui prouve combien le mal était invétéré.

[46] La partialité de Justinien pour les Bleus (Anecdot., c. 7) est attestée par Evagrius (Hist. ecclés., l. IV, c. 32) ; par Jean Malalas (t. II, p. 138, 139), particulièrement à l’égard d’Antioche ; et par Théophane (p. 142).

[47] Une femme, dit Procope, qui fut enlevée et presque violée par un Bleu, se précipita dans le Bosphore. Les évêques de la seconde Syrie (Aleman., p. 26) racontent avec douleur un suicide du même genre, que l’on peut appeler, comme on voudra, la gloire ou le crime de la chasteté. Ils nomment l’héroïne.

[48] Le témoignage suspect de Procope (Anecdotes, c. 17) est appuyé de celui d’Evagrius, auteur moins partial, qui confirme le fait et qui dit les noms. Jean Malalas (tome II, page 139) raconte la mort tragique du préfet de Constantinople.

[49] Voyez Jean Malalas, t. IV, p. 147. Il avoue que Justinien était attaché aux Bleus. Procope (Anecdotes, c. 10) voit peut-être avec trop de raffinement et un esprit trop soupçonneux, la discorde apparente de l’empereur et de Théodora. Lisez Aleman., Prœfat., p. 6.

[50] Ce dialogue, conservé par Théophane, retrace le langage populaire ainsi que les mœurs de Constantinople au sixième siècle. Le grec est entremêlé de mots barbares dont Ducange ne peut pas toujours indiquer le sens ou l’étymologie.

[51] Voyez cette église et ce monastère dans Ducange, C. P. Christiana, l. IV, p. 182.

[52] Ce rétif de la sédition Nika est tiré de Marcellin (in Chron.) ; de Procope (Persic., l. I, c. 26) ; de Jean Malalas (t.  II, p. 213-218) ; de la Chronique de Paschal (p. 333-340) ; de Théophane (Chronograph., p. 154-158) ; et de Zonare, l. XIV, p. 61, 63.

[53] Marcellin dit vaguement innumeris populis in circo trucidatis. Procope compte qu’on immola trente mille victimes. Théophane dit qu’on en égorgea trente-cinq mille ; ce nombre a augmenté depuis jusqu’à quarante sous la plume de Zonare. Tel est le progrès ordinaire de l’exagération.

[54] Hiéroclès, contemporain de Justinien, composa son Συνδεχμος (Itineraria, p. 631), ou revue des provinces et des villes de l’Orient, avant l’année 535. Wesseling, in Præfat., et Not., ad p. 623, etc.

[55] Voyez le Livre de la Genèse, XII, 20, et les détails sur l’administration de Joseph. Les annales des Grecs et des Hébreux sont d’accord sur les arts et l’abondance de l’Égypte à des époques très reculées ; mais cette antiquité suppose une longue suite d’améliorations ; et Warburton, presque réduit aux abois par la chronologie des Hébreux, réclame à haute voix pour celle des Samaritains. Div. Legat., vol. III, p. 29, etc.

[56] Huit millions de modii romains, outre une contribution de quatre-vingt mille aurei pour les frais de transport par eau : on affranchit l’Égypte de ce dernier impôt. Voyez le treizième édit de Justinien. L’accord des deux textes grecs et des textes latins détermine ces deux quantités.

[57] Iliade d’Homère, VI 289. Ces voiles, πεπλοι παρποικιλοι, étaient l’ouvrage des femmes de Sidon ; mais ce passage fait plus d’honneur aux manufactures qu’à la navigation de la Phénicie, d’où l’on avait transporté les étoffes à Troie sur des navires phrygiens.

[58] Voyez dans Ovide (de Arte amandi, III, 269) une description poétique des douze couleurs, tirées des fleurs, des éléments, etc. Au reste, il est presque impossible d’exprimer avec des mots les nuances délicates et variées de l’art et de la nature.

[59] La découverte de la cochenille, etc., a donné à nos couleurs une grande supériorité sur celle des anciens. Leur pourpre royale avait une odeur très forte et une teinte aussi foncée que le sang de bœuf. Obscuritas rubens, dit Cassiodore (Var. I, 2), nigredo sanguinea. Le président Goguet (Origine des Lois et des Arts, part II, l. II, c. 2, p. 184-215) procurera de l’amusement et de la satisfaction aux lecteurs. Je ne crois pas que son livre soit aussi connu, du moins dans la Grande-Bretagne, qu’il mérite de l’être.

[60] Nous avons eu occasion de donner, sur ce point, plusieurs preuves historiques, et nous pourrions en rapporter beaucoup d’autres ; mais les actes arbitraires du despotisme s’appuyaient sur les dispositions générales d’une loi modérée. (Cod. Théod., l. X, tit. 21, leg. 3 ; Cod. Justin., l. XI, tit. 8, leg. 5.) Par une distinction honteuse, et une restriction nécessaire, on permit aux mimœ et aux danseuses de porter des habits couleur de pourpre. Cod. Théod., l. XV, tit. 7, leg. 11.

[61] Le ver à soie tient une place distinguée dans l’histoire des insectes, bien plus merveilleuse que les métamorphoses d’Ovide. Le bomby de l’île de Céos, tel que le décrit Pline (Hist. nat., XI, 26, 27, avec les notes des deux savants jésuites Hardouin et Brotier) se rapproche d’une espèce de chenille qu’on trouve à la Chine. (Mémoires sur les Chinois, t. II, p. 575-598.) Mais Théophraste et Pline ne connaissaient ni notre ver à soie ni le mûrier blanc.

[62] Géorgiques, II, 121. Serica quando venerint in usum planissime non scio : suspicor tamen in Julii Cæsaris œvo, nam ante non invenio, dit Juste Lipse (Excursus I ad Tacit. Annal., II, 32). Voyez Dion Cassius (l. 43, p. 358, édit. Reimar), et Pausanias (l. IV, p.519) le premier qui décrive, quoique d’une manière bizarre, l’insecte des Chinois.

[63] Pline, l. VI, p. 20, XI, 21. Varron et Publius Syrius avaient déjà fait de la toga vitrea, du ventus textilis et de la nebula linea, l’objet de leurs satires. Horat., Sermon., 1, 2, 101, avec les Notes de Torrentius et de Dacier.

[64] Voyez sur le tissu, les couleurs, les noms et l’usage des étoffes de soie, demi-soie et lin, dont on fit usage dans l’antiquité, les recherches profondes, diffuses et obscures, du grand Saumaise (in Hist. Auguste, p. 127, 309, 310, 339, 341, 342, 344, 388-391, 395, 513). Il n’avait aucune idée des marchandises les plus communes de Dijon ou de Leyde.

[65] Flavius Vopiscus, in Aurelian, c. 45, in Hist. Auguste, p 244. Voyez Saumaise, ad Hist. August., p. 392 ; et Plinian Exercit in Solinum, p. 694, 695. Les Anecdotes de Procope (c. 25) indiquent d’une manière imparfaite le prix de la soie au temps de Justinien.

[66] Procope, de Ædif., l. III, c. 1. On trouve la pinne marine près de Smyrne, en Sicile, en Corse et à Minorque.  On fit présent au pape Benoît XIV d’une paire de gants fabriqués avec des fils de ce coquillage.

[67] Procope, Persic., l. I, c. 20 ; l. II, c. 25 ; Gothic., l. IV, c. 17. Menander, in Excerpt. legat., p. 107. Isidore de Charax (in Stathmis Parthicis, p. 7, 8, in Hudson, Geogr. Minor., t. II) a indiqué les routes, et Ammien Marcellin (l. XXIII, c. 6, p. 400) a donné le nombre des provinces de l’empire des Parthes ou des Persans.

[68] L’aveugle admiration des jésuites confond les diverses époques de l’histoire des Chinois. M. de Guignes a soin de les distinguer (Hist. des Huns, t. I, part. I, dans les tables, et part. II, dans la géographie, Mém. de l’Acad. des inscript., t. XXXII, XXXVI, XLII, XLIII). Il a découvert les progrès insensibles de la vérité des annales, et l’étendue de la monarchie jusqu’à l’ère chrétienne. Il a recherché les liaisons des Chinois avec les nations de l’Occident ; mais ces liaisons étaient faibles, précaires, et il reste de l’obscurité sur ce point. Les Romains ne soupçonnèrent jamais que l’empire de la Chine fût presque aussi étendu que le leur.

[69] Les chemins qu’on suivait pour venir de la Chine dans la Perse et l’Indoustan, se trouvent dans les Relations de Hackluyt et de Thevenot (les ambassadeurs de Sharokh, Antoine Jenkinson, le père Greuber, etc.). Voyez aussi Hanway’s Travels, vol. I, p 345-357. Le gouverneur de nos établissements dans le Bengale, a fait partir dernièrement des voyageurs qui ont cherché une communication par le Thibet.

[70] Voyez, touchant la navigation des Chinois à Malacca et à Achin, et peut-être à Ceylan, Renaudot, sur les deux voyageurs musulmans, p. 8-11, 13-17, 141-157) ; Dampierre, vol. II, p. 36, l’Hist. philos. des Deux-Indes, t. I, p. 98 ; et l’Hist. génér. des Voyages, t. VI, p. 201.

[71] D’Anville (Antiquité géograph. de l’Inde, surtout p. 161-198) a mis en lumière les connaissances ou plutôt l’ignorance de Strabon, Pline, Ptolémée, Arrien, Martien, etc., sur les pays situés à l’est du cap Comorin. Le commercé et les conquêtes des Européens ont enrichi la géographie de l’Inde ; et les excellentes cartes et les très bons mémoires du major Rennel, ont jeté beaucoup de jour sur cette partie du monde. S’il étend ses recherches, et s’il continue à porter dans osés travaux la même critique et la même sagacité, il remplacera et même il surpassera le premier des géographes modernes.

[72] La Taprobane de Pline (VI, 24), de Solin (c. 53) et de Saumaise (Plinianæ exercitationes, p. 78 1, 782), et de la plupart des anciens qui confondent souvent les îles de Ceylan et de Sumatra, est décrite avec plus de clarté par Cosmas Indicopleustes ; mais ce topographe chrétien a lui-même exagéré ses dimensions. Les détails qu’il donne sur le commerce de l’Inde et de la Chine sont curieux (l. II, p. 138, l. XI, p. 337, 338, édit. de Montfaucon).

[73] Voyez Procope, Persic., l. II, c. 20. Cosmas donne des détails intéressants sur le port et l’inscription d’Adulis (Topograph. Christ., l. II, p. 138, 140-143), et sur le commerce des Axumites le long de la côte de Barbarie ou de Zingi (p. 138, 1 39) et jusqu’à la Taprobane (l. XI, page 329).

[74] Voyez sur les missions chrétiennes de l’Inde, Cosmas (l. III, p. 178, 179, l. XI, p. 337) ; consultez aussi Assem. (Bibl. orient., l. IV, p. 413-548).

[75] On peur voir dans du Halde (Descript. génér. de la Chine, t. II, p. 165, 205-223) des détails sur l’invention, les manufactures et l’usage général de la soie. La province de Ghekian est celle qui fournit la plus grande quantité de la meilleure soie.

[76] Procope (l. VIII, Goth., V, c. 17) ; Théophane, Byzant. apud Phot. (Cod. 84, p. 38) ; Zonare (tom. II, l. XIV, p. 69). Pagi (t. II, p. 602) dit que cette mémorable importation eut lieu l’an 552, Menander (in Excerpt. legat., page 107) parle de l’admiration des Sogdoites ; et Théophylacte Simocatta (l. VII, c. 9) décrit, d’une manière confuse, les deux royaumes rivaux de la Chine où se faisait la soie.

[77] Cosmas, surnommé Indicopleustes ou le Navigateur indien, fit son voyage vers l’an 522, et composa à Alexandrie, entre l’année 535 et l’année 547, sa Topographie chrétienne (Montfaucon, Prœfat., c. 1), où il réfute l’opinion impie de ceux qui pensaient que la terre est un globe. Photius avait lu cet ouvrage (Cod. 36, p. 9, 10), où l’on trouve les préjugés d’un moine et les lumières d’un marchand. Melchisedec Thevenot (Relations curieuses, part. I) a donné en français et en grec la partie la plus précieuse du voyage de Cosmas ; et le père Montfaucon a publié depuis le voyage entier (Nova Collectio patrum, Paris, 1707, 2 vol. in-fol., t. II, p. 113-346) ; mais cet éditeur théologien a été sans doute un peu honteux de n’avoir pas aperçu que Cosmas était nestorien ; ce qu’a découvert La Croze (Christianisme des Indes, t. I, p. 40-56).

[78] Evagrius (l. III, c. 39, 40) parle sur ce point avec détail et reconnaissance ; mais il montre de l’humeur de ce que Zosime à calomnié le grand Constantin. Anastase fit rassembler avec soin et a dessein tous les faits relatifs à cet impôt ; les pères, pour le payer, avaient été obligés quelquefois de prostituer leurs filles. (Zozime, II, c. 38, p. 165, 166, Leipzig, 1784.) Timothée de Gaza composa sur un de ces événements une tragédie (Suidas, t. III, p. 475) qui contribua à la révocation de l’impôt. (Cedrenus, p. 35) : heureux effet, s’il est véritable, des leçons du théâtre !

[79] Voyez Josué Stylites dans la Bibl. orient. d’Asseman., tome I, page 268. La Chronique d’Édesse indique légèrement cette taxe.

[80] Procope (Anecdotes, c. 19) fixe cette somme d’après le rapport des trésoriers eux-mêmes. Tibère avait un trésor de vicies ter millies ; mais son empire était bien plus étendu que celui d’Anastase.

[81] Evagrius (l. IV, c. 30), qui faisait partie de la génération suivante, est modéré et parait bien instruit. Zonare (l. XIV, c. 61), qui vivait au douzième siècle, avait lu les écrivains antérieurs avec soin, et se montre exempt de préjugés. Cependant leurs couleurs sont presque aussi noires que celles des Anecdotes.

[82] Procope (Anecdotes, c. 30) rapporte les conjectures des oisifs de son temps. La mort de Justinien, dit l’historien secret, dévoilera ses richesses ou sa pauvreté.

[83] Voyez Corippus, de Laudibus Justini Augusti, l. II, 260, etc., 384, etc. On apporta à force de bras des centenaires d’or dans l’Hippodrome.

[84] Voyez les Anecdotes (c. 11-14, 18, 20-30) qui offrent un grand nombre de faits et un plus grand nombre de plaintes.

[85] Saint Sabas obtint un centenaire pour Scythopolis, capitale de la seconde Palestine, et douze autres, pour le reste de la province. Aléman. (p. 59) a fait connaître avec candeur ce fait tiré d’une vie manuscrite de saint Sabas, composée par son disciple Cyrille, qui se trouvait dans la bibliothèque du Vatican, et qui a été publiée, depuis par Cotelier.

[86] Jean Malalas (t. II, p. 232) parle du défaut de pain, et Zonare (l. XIV, p. 63) dit que Justinien ou ses serviteurs enlevèrent les tuyaux de plomb des aqueducs.

[87] Après  cette opération de Justinien, l’aureus ou la sixième partie d’une once d’or, qui avait valu jusqu’alors deux cent dix folles ou onces de cuivre, n’en valut plus que cent quatre-vingts. Les espèces de cuivre se trouvant au-dessous du prix du marché, auraient bientôt produit une disette de petite monnaie. Aujourd’hui douze pence d’Angleterre en cuivre ne valent réellement que sept pence (Voyez Smith, Recherches sur la richesse des nations, vol. I, p. 49 de l’original.) Quant  à la monnaie d’or de Justinien, voyez Evagrius, l. IV, c. 30.

[88] Le serment était conçu dans les termes les plus effrayants (Novell., 8, tit. 3). On se dévouait a quicquid habent telorum armamentaria cœli,  à partager l’infamie de Judas, à subir la lèpre de Giezi, les terreurs de Caïn et de plus toutes les peines temporelles.

[89] Lucien (in Toxare, c. 22, 23, t. II, p. 530) raconte un trait d’amitié pareil, et même plus généreux, à Eudamidas de Corinthe. Fontenelle a fait sur ce sujet une comédie faible, mais ingénieuse.

[90] Jean Malalas, t. II, p 101, 102, 103.

[91] Un de ces ministres, Anatolius, périt dans un tremblement de terre ; preuve indubitable contre lui ! Les plaintes et les cris du peuple, que rapporte Agathias (liv. V, p. 146, 147) s’accordent avec les accusations de Procope dans les Anecdotes. L’aliena pecunia reddenda de Corripus (liv. II, 381, etc.) fait peu d’honneur à la mémoire de Justinien.

[92] Voyez l’histoire et le caractère de Jean de Cappadoce dans Procope, Persic., l. I, c. 24, 25, l. II, c. 30 ; Vandal., l. I, c. 13 ; Anecdotes, c. 2, 17, 22. L’accord qui se trouve sur ce point entre l’Histoire et les Anecdotes porte un coup mortel à la réputation du préfet.

[93] La chronologie de Procope est inexacte et obscure ; mais je découvre, à l’aide de Pagi, que Jean de Cappadoce fut nommé préfet du prétoire de l’Orient en 530 ; qu’il fut déposé au mois de janvier 533, qu’il rentra dans le ministère avant le mois de juin 533 ; qu’il futé banni en 541, et rappelé d’exil entre le mois de juin 548 et le  mois d’avril 549. Aleman. (p. 96- 97) donne la listé de ses dix successeurs ; succession rapide, et qu’on vit en quelques années d’un seul règne.

[94] Lucien (in Hippias, c. 2) et Galien (l. III, de Temperamentis, t. II, p 81, édit de Bâle) indiquent dans le second siècle cet incendie. Dix siècles après, cet incendie est donné comme un dispositif par Zonare (l. IX, p. 424), d’après le témoignage de Dion Cassius, par Tzetzes (Chiliad., II, 119, etc.), par Eustathe (ad Iliade E., p. 338 ) ; et par le scholiaste de Lucien. Voyez Fabricius (Bibl. græc., l. III, c. 22, t. II, p : 551, 552), a qui je dois plus ou moins quelques-unes de ces citations.

[95] Zonare (l. XIV, p. 55) assure le fait, sans alléguer aucun témoignage.

[96] Tzetzes décrit le mécanisme de ces miroirs ardents ; ses connaissances venaient peut-être d’un traité mathématique d’Anthemius, qu’il avait lu avec des gens peu savants. Ce Traité περι παραδοξων μηχαμηματων, a été dernièrement publié, traduit et éclairci par M. Dupuys, académicien érudit et versé dans les sciences mathématiques, Mém. de l’Acad. des Inscrip., t. XLII, p. 392-451.

[97] On juge qu’on ne les employa pas au siège de Syracuse, d’après le silence de Polybe, de Plutarque et de Tite-Live ; au siège de Constantinople, d’après le silence de Marcellin et de tous les contemporains du sixième siècle.

[98] L’immortel Buffon, sans connaître les écrits de Tzetzes ou d’Anthemius, a imaginé et exécuté un châssis de miroirs ardents, avec lesquels il enflammait des planches à deux cents pieds. (Supplém. à l’Hist. nat., t. I, p. 399-483, édit. in-4°) Quels miracles eût opérés son génie en faveur du service public, s’il eût eu, pour l’aider, l’or du souverain et le soleil ardent de Constantinople ou de Syracuse !

[99] Jean Malalas (t. II, p. 120-124) raconte le fait ; mais il paraît confondre les noms ou les personnes de Proclus et de Marinus.

[100] Agathias, l. V, p. 149-152. Procope (de Ædific., l. I, c. 1) et Paulus Silentiarius (part. I, page 134, etc.) donnent de grands éloges aux talents d’Anthemius comme architecte.

[101] Voyez Procope, de Ædific., l. I, c. 1, 2 ; l. II, c.3. Il rapporte plusieurs songes qui s’accordent si bien, qu’il faut douter de la véracité de Justinien ou de celle de son architecte. Dans une de leurs visions, ils conçurent l’un et l’autre le même plan pour arrêter une inondation à Dara. Une carrière de pierres, placée près de Jérusalem, fût révélée à l’empereur (l. V, c. 6). On obligea, par un miracle, un ange à se charger de la garde continuelle de Sainte-Sophie. Anonyme, de Antiq., C. P., l. IV, p. 70.

[102] Parmi la foule des anciens et des modernes qui ont célébré la magnifique église de Sainte-Sophie, je distinguerai et je suivrai, 1° quatre spectateurs et historiens originaux, Procope (de Ædifciis, l. I, c. 1), Agathias (l. V, p. 152, 153), Paul Silentiarius, dans un poème de mille vingt-six hexamètres (ad calcem Annœ Comnen. Alexiad.), et Evagrius (l. IV, c. 31) ; 2° deux légendaires grecs d’une période plus récente, George Codinus (de Origin., C. P., p. 64-74), et l’écrivain anonyme de Banduri (Imp. orient., t. I, l. IV, p. 65-80) ; 3° le grand antiquaire de Byzance, Ducange (Comment. ad Paul. Silent., p. 525-598, et C. P. Christ., l. III, p. 5-78) ; 4° deux voyageurs français, l’un Pierre Gyllius (de Topograph., C. P., l. II, c. 3, 4) du seizième siècle ; l’autre, Grelot (Voyage de C. P., p. 95-164, Paris, 1680, in-4°) a donné des plans et des vues de l’extérieur et de l’intérieur de Sainte-Sophie ; et quoique ses plans soient sur une échelle plus petite, ils paraissent plus corrects que ceux de Ducange. J’ai adopté et réduit les mesures de Grelot ; mais aucun chrétien ne pouvant aujourd’hui monter sur le dôme, j’ai tiré sa hauteur d’Evagrius, comparé avec Gyllius, Greaves et le géographe oriental.

[103] Le temple de Salomon était environné de cours, de portiques, etc. ; mais cette célèbre maison de Dieu n’avait que cinquante-cinq pieds de hauteur, trente-six deux pieds de largeur, cent dix de longueur (si nous supposons la coudée égyptienne ou hébraïque de vingt-deux pouces). Prideaux (Connection, vol. I, p., 144, in-fol.) observe avec raison qu’une petite église de paroisse est aussi grande ; mais peu de sanctuaires peuvent être évalués à 4 ou 5 millions sterling.

[104] Paul Silentiarius, décrit en style obscur et poétique les pierres et les marbres de toute espèce qu’on employa dans la construction de Sainte-Sophie (part. II, p. 129, 433, etc.). 1° Le marbre de Carystie, pâle avec des veines ferrugineuses ; 2° le phrygien, de deux espèces, toutes deux de couleur de rose, l’une avec une teinté plus blanche, et l’autre pourpre avec des fleurs, d’argent ; 3° le porphyre d’Égypte à petites étoiles ; 4° le marbre vert de Laconie ; 5° le carien, qu’on tirait du mont Iessis, et qui a des veines obliques, blanches et rouges ; 6° le lydien, pâle à fleurs rouges ; 7° l’africain ou le mauritanien, couleur d’or ou de safran ; 8° le celtique, noir à veines blanches ; 9° le bosphorique, blanc à bordures noires. Sans compter le marbre de Proconnèse qui formait le pavé, et des marbres de Thessalie et du pays des Molosses, etc., dont les couleurs sont moins distinctes.

[105] Voici la division des six livres des Édifices de Procope : le premier parle des édifices de Constantinople ; le second comprend la Mésopotamie et la Syrie ; le troisième l’Arménie et l’Euxin, le quatrième l’Europe, le cinquième l’Asie-Mineure et la Palestine, et le sixième l’Égypte et l’Afrique. L’Italie fut oubliée par l’empereur, ou par l’historien qui publia cet ouvrage d’adulation avant l’année 555, époque où l’Italie passa définitivement sous l’autorité de Justinien.

[106] Après le tremblement de ferre qui bouleversa Antioche, Justinien donna quarante-cinq centenaires d’or (cent quatre-vingt mille livres sterling) pour réparer cette ville. Jean Malalas, t. II, p. 146-149.

[107] Voyez, sur l’Hérée, palais de Théodora, Gyllius (de Bosphoro Thracio, l. III, c. XI) ; Aleman. (not. ad Anecdot., p. 80, 81), qui cite plusieurs épigrammes de l’Anthologie ; et Ducange, C. P. Christ., liv. IV, chap. 13, p. 175, 176.

[108] Comparez, dans les Édifices (l. I, c. 11) et dans les Anecdotes (c. 8, 15), les différents styles de l’adulation et de la malveillance. Lorsqu’on a ôté l’enluminure ou la boue, l’objet paraît le même.

[109] Procope, l. VIII, 29. Cette baleine venait, selon toute apparence, de fort loin ; car la Méditerranée n’engendre pas cette espèce de cétacé. Balenæ quoque in nostra maria penetrant. (Pline, Hist. nat., IX, 2.) Entre le cercle polaire et le tropique, les cétacés de l’Océan ont jusqu’à cinquante, quatre-vingts ou cent pieds. Hist. des Voyages, t. XV, p. 289 ; Pennant, British Zoology., vol. III, p. 35.

[110] Montesquieu (t. III, p. 503, Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, c. 20) observe que l’empire de Justinien fut comme la France, du temps des Normands, qui ne fut jamais si faible que lorsque tous ses villages furent fortifiés.

[111] Procope assure (l. IV, c. 6) que les ruines du Pont arrêtaient le cours du Danube. Si l’architecte Apollodore nous eût laissé une description de ses travaux, son ouvrage ferait disparaître les merveilles fabuleuses de Dion Cassius (l. XLVIII, p. 1129). Le pont de Trajan avait vingt ou vingt-deux piles en pierre, avec des arches en bois ; la rivière n’est pas profonde en cet endroit, le courant, n’y est pas impétueux ; l’intervalle d’un bord à l’autre n’est pas, selon Reimar (ad Dion, d’après Marsigli), de plus de quatre cent quarante-trois toises ; et selon d’Anville (Géogr. anc., t. I, p. 305), de plus de cinq cent quinze.

[112] Les deux Dacies, la Mediterranea, et la Ripensis, sur la Dardanie, la Prævalitana, la seconde Mœsie et la seconde Macédoine. Voyez Justinien (Novell. II), qui parle de ses châteaux d’au-delà du Danube, et des homines semper bellicis sudoribus inhœrentes.

[113] Voyez d’Anville (Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XXXI, pages 289, 290) ; Rycaut (État présent de l’émp. ottom., pages 97, 316) ; Marsigli (Stato militare del imperio ottomano, page 130). Le sangiak de Giustendil est un des vingt qui dépendent du béglerbey de Romélie. On trouve, dans son district quarante-huit zaïms, et cinq cent quatre-vingt-huit timariots.

[114] On peut comparer ces fortifications aux châteaux de la Mingrélie (Chardin, Voyages en Perse, t. I, p. 60-131) ; et en effet elles leur ressemblent beaucoup.

[115] La vallée de Tempé est située le long du Pénée, entre l’Ossa et l’Olympe. Elle n’a que cinq milles de longueur, et en quelques endroits sa largeur n’est pas de plus de cent vingt pieds. Pline décrit avec élégance sa belle verdure et ses charmes (Hist. nat., l. IV, 15) ; et Ælien en fait, une autre description plus diffuse (Hist. Varior., l. III, c. 1).

[116] Xénophon, Hellenic., l. III, c. 2. Après une longue et ennuyeuse conversation avec les déclamateurs byzantins, qu’il est agréable de retrouver la vérité, la simplicité et l’élégance d’un écrivain attique !

[117] Voyez dans Evagrius (liv. IV, c. 38) une description de la longue muraille. Excepté les détails sur Anchialus (liv. III, c. 7), tout cet article est tiré du quatrième lire des Édifices.

[118] Voyez ce que j’ai dit des Isauriens (t. II, c. 10). J’ai quelquefois indiqué, et le plus souvent j’ai négligé les incursions précipitées de ces peuples, qui n’ont eu aucune suite importante.

[119] Trébellius Pollion (in Hist. Aug., p. 104), qui vivait sous Dioclétien ou sous Constantin. Voyez aussi Pancirole (ad Notit. imper. orient., c. 115, 141), et le Code Théodosien (l. IX, tit. 35, leg. 37), avec une note très étendue où Godefroy a rassemblé différentes autorités (tome III, pages 256, 257).

[120] Voyez jusqu’où s’étendirent leurs incursions, dans Philostorgius (Hist. ecclés., l. XI, c. 8), avec les savantes Dissertations de Godefroy.

[121] Cod. Justin., l. IX, tit. 12, leg. 10. Il prononce des peines sévères, une amène de cent livres d’or, la dégradation et même la mort. La tranquillité publique put servir de prétexte ; mais Zénon voulut se réserver la valeur et le service des Isauriens.

[122] La guerre d’Isaurie et le triomphe d’Anastase sont racontés en peu de mots et d’une manière obscure par Jean Malalas (t. II, p.106, 107) ; par Evagrius (l. III, c. 35) ; pas Théophane (p. 118-120), et dans la Chronique de Marcellin.

[123] Fortes ea regio, dit Justinien, viros habete nec in ullo differt ab Isauria. Cependant Procope (Persic, l. I, c. 18) indique une différence essentielle dans le caractère militaire de ces deux peuples ; mais dans les premiers temps les habitants de la Lycaonie et de la Pisidie avaient défendu leur liberté contre le grand roi. (Xénophon, Retraite des dix mille, l. III, c. 2.) Justinien emploie une érudition fausse et ridicule sur l’ancien empire des Pisidiens, et sur Lycaon, qui, après avoir fait le voyage de Rome (longtemps avant Enée), donna son nom et des habitants à la Lycaonie. Novell. 24, 25, 27, 30.

[124] Voyez Procope, Persic., l. I, c. 19. L’autel de la Concorde nationale, du sacrifice annuel et des serments, que Dioclétien avait fait élever dans l’île Eléphantine, fut démoli par Justinien, qui en cette occasion montra moins de politique que de zèle pour la religion.

[125] Procope, de Ædificiis, l. III, c. 7 ; Hist., l. VIII, c. 3, 4. Ces Goths, sans ambition, avaient refusé de suivre l’étendard de Théodoric. On trouvait encore des restes et le nom de cette peuplade au quinzième et au seizième siècle, entre Gaffa et le détroit d’Azof. (D’Anville, Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XXX, p. 240). Ils méritaient bien la curiosité de la Busbec (p. 321-326) ; mais ils ne reparaissent pas dans la description plus récente des Missions du Levant (t. I), et dans les écrits de M. Tott et de M. de Peyssonel.

[126] Voyez sur la géographie et les édifices de la frontière de l’Arménie, Procope, Persic. et Ædific., l. II, c. 4-7 ; l. III, c. 2-7.

[127] Tournefort décrit cette contrée (Voyage au Levant, t III, lettres 17, 18). Ce savant botaniste ne tarda pas  découvrir la plante qui empoisonne le miel. (Voyez Pline, XXI, 44, 45). Il observe que les soldats de Lucullus durent en effet se plaindre du froid, puisque la neige tombe quelquefois au mois de juin, même dans la plaine d’Erzeroum, et qu’on n’y achève guère la récolte avant le mois de septembre. Les collines de l’Arménie ne sont pas au quarantième degré de latitude ; mais on sait qu’en Suisse, quelques heures de marche portent le voyageur du climat de Languedoc à celui de la Norvège ; et on a établi en principe général que sous la ligne une élévation de deux mille quatre cents toises équivaux au froid du cercle polaire. Ramond, Observations sur le voyage de Coxe dans la Suisse, t. II, p. 104.

[128] L’identité bu la proximité des Chalybes et des Chaldéens est indiquée dans Strabon (l. XII, p. 825, 826) ; dans Cellarius (Géogr. antiq., t. III, p. 202-204) ; dans Fréret (Mém. de l’Acad. des Inscript., tome IV, p. 594) ; Xénophon suppose dans son roman (Cyropédie, l. III) que c’étaient les Barbares qu’il avait combattus lors de sa fameuse retraite. Retraite des dix mille, l. IV.

[129] Procope, Persic., l. I, c. 15, de Ædific., l. III, c. 6.

[130] Ni Taurus obstet, nostra maria venturus. (Pomponius Mela, III, 8.) Pline, qui est tout à la fois poète et naturaliste (V, 20), personnifie le fleuve et la montagne, et décrit leur combat. Voyez le cours du Tigre et de l’Euphrate, dans l’excellent Traité de M. d’Anville.

[131] Procope (Persic., l. II, c. 12) raconte cette histoire avec le ton moitié septique, moitié superstitieux, d’Hérodote. La promesse ne se trouve pas dans le premier mensonge d’Eusèbe, mais elle date au moins de l’année 400 ; et on fabriqua bientôt un troisième mensonge, la Veronica, sur les deux premiers. (Evagrius, l. IV, c. 27.) Comme Édesse a été prise, Tillemont doit nécessairement nier cette promesse. Mém. ecclés., t I, p. 362, 383, 617.

[132] Ces émeraudes avaient été vendues par les marchands d’Adulis, qui faisaient le commerce de l’Inde. (Cosmas, Topograph. christ., l. XI, p. 339.) Dans l’évaluation des pierres précieuses, l’émeraude de Scythie était la première, celle de la Bactriane la seconde et celle d’Éthiopie la troisième. (Hilll’s Theophrastus, p 61, etc., 92.) On ne peut dire précisément où se trouvent les mines d’émeraudes ni comment la nature les produit ; et il n’est pas sûr que nous possédions aucune des douze espèces que connaissaient les anciens. (Goguet, Origine des Lois, etc., part. II, l. II, c. 2, art. 3.) Les Huns acquirent ou du moins Perozes perdit la plus belle perle du monde, sur laquelle Procope raconte une histoire ridicule.

[133] Les Indo-Scythes régnèrent depuis le temps d’Auguste (Diogène, Perieget. 1088, avec le Commentaire d’Eustathe, dans Hudson, Géogr. minor, t. IV) jusqu’à celui de Justin l’aîné. (Cosmas, Topogr. Christ., l. XI, p. 338, 339.) Voyez sur leur origine et leurs conquêtes, d’Anville, sur l’Inde, p. 18, 45, 69, 85, 89.) Ils possédaient au deuxième siècle Larice ou Guzerafe.

[134] Voyez la mort de Phirouz ou Perozes et ses suites, dans Procope (Persic., l. I, c. 3-6), qu’on peut comparer avec les Fragments de l’histoire orientale (d’Herbelot, Biblioth. orient., p. 351 ; et Texeira, Hist. de Perse, traduite ou abrégée par Stevens, l. I, c. 32, p. 132-138). Assemannus (Biblioth. Orien., p. 396-427) fixe très bien la chronologie.

[135] Les détails de la guerre de Perse, sous les règnes d’Anastase et de Justin, sont épars dans Procope (Persic., l. I, c. 7, 8, 9) ; dans Théophane (in Chronograph., p. 124-127) ; dans Evagrius (l. III, c. 37) ; dans Marcellin (in Chron., p. 47) ; et dans Josué Stylite (ap. Assem., t. I, p. 272-281).

[136] Procope (Persic., l. I, c. 10 ; l. II, c. 13 ; de Ædific., III, c. 5) décrit Dara longuement et avec exactitude. Voyez sa situation dans d’Anville (l’Euphrate et le Tibre, p. 53, 54, 55) ; mais cet écrivain parait doubler l’intervalle entre Dara et Nisibis.

[137] Voyez sur la ville et le défilé de Derbend, d’Herbelot, Bibl. orient., p. 157, 291, 807 ; Petis de La Croix, Hist. de Gengiskan, l. IV, c. 9 ; Hist. généalogique des Tatars, t. I, p. 120 ; Olearius, Voyage en Perse, p. 1039-1040 ; et Corneille Le Bruyn, Voyages, t. I, p. 146, 147. On peut comparer la vue qu’il en donne avec le plan d’Olearius, à qui la muraille parut être de coquillages et de graviers durcis par le temps.

[138] Procope, un peu confus en cet endroit, les appelle toujours portes Caspiennes (Persic., l. I, c. 10), et le défilé porte aujourd’hui le nom Tatar-topa, les portes Tartares. D’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 119-120.

[139] Les portes du mont Caucase et un bruit vague sur la muraille de la Chine semblent avoir donné lieu à ce qu’on a dit de ce rempart de Gog et de Magog, qu’un calife du neuvième siècle alla sérieusement reconnaître. Géograph. Nubiensis, p. 267-270, Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XXXI, p. 210-219.

[140] Voyez une savante Dissertation de Baier (de Muro Caucaseo, in. Comment. Acad. Petropol., ann. 1726, t. I, p. 425-463) ; mais on n’y trouve ni carte ni plan. Lorsque le czar Pierre Ier s’empara de Derbend en 1722, on mesura la muraille, et on trouva trois mille deux cent quatre-vingt-cinq orgygiæ ou brasses de Russie, chacune de sept pieds, en tout un peu plus de quatre milles.

[141] Voyez les Fortifications et le Traité de Chosroês ou de Nushirwan, dans Procope (Persic., l. I, c. 16, 22 ; l. II), et dans d’Herbelot, p. 682.

[142] Isocrate vécut depuis la quatre-vingt-sixième olympiade 1, jusqu’à la cent dixième 3, ante Christum, 436-338. Voyez Denys d’Halicarnasse (tome II, p. 149-150, édit. de Huds.) ; Plutarque ou un anonyme (in Vitæ X. oratorum, p. 1538-1543, édit. H. Etienne ; Phot., Cod. 259, page 1453.

[143] La Fortuna attica, de Meursius (c. 8, p 59-73, in t. I, Opp.) donne en peu de mots de grands détails sur les écoles d’Athènes, voyez sur l’état et les arts de cette ville le premier livre de Pausanias, et un petit Traité de Dicéarque (dans le second volume des Géographes d’Hudson), qui écrivait vers la cent dix-septième olympiade. Dissert. de Dodwell, sect. IV.

[144] Diogène Laërce (de Vit. philosoph., liv. V, Segment 37, page 289).

[145] Voyez le Testament d’Épicure dans Diogène Laërce (l. X, segm. 16-20, p. 611, 612). Une seule épître (Cicero, ad Familiar., XIII, 1) fait connaître l’injustice de l’Aréopage, la fidélité des épicuriens, la politesse habile de Cicéron, et le mélange d’estime et de mépris qu’avaient les Sénateurs romains pour la philosophie et les philosophes de la Grèce.

[146] Damascius, in Vit. Isidor., apud Phot. (Cod. 242, page 1054).

[147] Voyez Lucien (in Eunech., t. II, p. 350-359, édit. de Reitz) ; Philostrate (in Vit. Sophist., l. II, c. 2) ; et Dion Cassius ou Xiphilin (l. LXXI, p. 1195), avec les remarques des éditeurs Dusoul ; Olearius, Reimar, et par-dessus tous, de Saumaise (ad Hist. Aug., p. 72). Un philosophe judicieux, M. Smith (de la Richesse des Nations, tome II, p. 340-374) préfère les contributions libres des élèves aux salaires fixes assignés à un professeur.

[148] Brucker, Hist. crit. de la philos., t. II, p. 310, etc.

[149] La naissance d’Epicure est fixée à l’année 342 avant J.-C. (Bayle), olympiade cent neuvième 3. Il ouvrit ses écoles à Athènes, la troisième année de la cent dix-huitième olympiade, trois cent six ans avant l’ère du christianisme. La loi d’intolérance que j’ai citée dans le texte (Athénée, l. XIII, p. 610 ; Diogène Laërce, l. V, 38, p. 290 ; Julius Pollux, IX, 5), fut publiée la même année ou l’année suivante. (Sigonius Opp., t. V, p. 62 ; Ménage, ad Diog. Laër., p. 204 ; Corsini, Fasti attici, t. IV, p. 67-68). Théophraste, chef des péripatéticiens et disciple d’Aristote, fut enveloppé dans ce même exil.

[150] Cette époque n’est point arbitraire. Les païens comptaient leurs malheurs de la fin du règne de leur héros. Proclus, dont la naissance est marquée par son horoscope (A. D. 412, février 8, à C. P.), mourut cent vingt-quatre ans απο Ιουλιανου βασιλεως, A. D. 488. Marin, in Vit. Procli, c. 36.

[151] Fabricius publia à Hambourg, en 1700, et ad calc. Bibl. lat., Londres, 1703, la Vie de Proclus, par Marin. Voyez Suidas, t. III, p. 185, 186 ; Fabricius, Bibl. græc., l. V, c. 26, p. 449-552 ; et Brucker, Hist. crit. de la philosophie, t. II, p. 319-326.

[152] La vie d’Isidore a été composée par Damascius, ap. Photium ; Cod. 242, p. 1028-1076. Voyez le dernier âge des philosophes païens, dans Brucker, t. II, p. 341-351.

[153] Jean Malalas (t. II, p. 187, sur Decio Cos. Sol.), et une Chronique anonyme de la Bibliothèque du Vatican (apud Aleman., page 106), rapportent la suppression des écoles d’Athènes.

[154] Agathias (l. II, p. 69, 70, 71) raconte ce fait curieux. Chosroes monta sur le trône l’an 531, et il fit sa première paix avec les Romains l’an 533 ; c’est la date la plus compatible avec sa réputation naissante, et la vieillesse d’Isidore. Asseman., Bibl. orient., t. III, p. 404 ; Pagi, t. II, p. 543-550.

[155] Cassiodore, Variar., VI, I ; Jornandès, c. 57, p. 696, édit. Grot. Quod summum bonum primum que in mundo decus edicitur.

[156] Voyez les règlements de Justinien (Novell. 105) ; datés de Constantinople le 5 juillet ; et adressés à Strategius, trésorier de l’empire.

[157] Procope, in Anedoct., c. 26 ; Aleman., p. 106. Selon les calculs de Marcellin, de Victor, de Marius, etc., l’histoire sécrète fut composée la dix-huitième année après le consulat de Basilius ; et le consulat, paraissait à Procope définitivement aboli.

[158] Il le fut par Léon le Philosophe (Novell. 94, A. D. 886-911). Voyez Pagi (Dissert. Hypat., p. 325-362 ; et Ducange, Gloss. græc., p. 1635, 1636). Le titre même de consul était avili : Consularus codicilli vilescunt, dit l’empereur lui-même.

[159] Selon, Julius Afrianus, etc., le monde fût créé le 1er septembre, cinq mille cinq cent huit ans, trois mois et vingt-cinq jours avant la naissance de Jésus-Christ (voyez Pezron, Antiquité des Temps défendue, p. 20-28) ; et les Grecs, les chrétiens de l’Orient et rhème les dusses ; jusqu’au règne de Pierre ont adopté cette ère. Cette période, quoique arbitraire, est nette et commode. Des sept mille deux cent quatre-vingt-seize ans qu’elle suppose écoulés depuis la création, on trouve trois mille années d’ignorance et de ténèbres, deux mille fabuleuses ou incertaines, mille de l’histoire ancienne qui commencé à l’empire de Perse et aux républiques d’Athènes et de Rome ; mille depuis la chute de l’empire romain en Occident jusqu’à la découverte de l’Amérique ; et les deux cent quatre-vingt-seize autres offrent trois siècles de l’état moderne de l’Europe et du genre humain. Je regrette cette chronologie, bien préférable à notre méthode confuse, qui compte les années antérieures et les années postérieures à l’ère chrétienne.

[160] L’ère de la création du monde a prévalu en Orient depuis le sixième concile général, A. D. 681. L’ère chrétienne des peuples de l’Occident fut inventée dans le sixième siècle ; l’autorité et les ouvrages du vénérable Bède le propagèrent dans le huitième ; mais elle n’est devenue légale et populaire qu’au dixième. Voyez l’Art de vérifier les dates, Dissert. prélimin., p. 3, 12. Dictionn. diplom., tome I, p. 329-337, composé par une société laborieuse de bénédictins.