Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

 

 

OBSERVATI0NS GÉNÉRALES SUR LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN DANS L’OCCIDENT.

LES Grecs, lorsque leur patrie eut été réduite au rang de province romaine, attribuèrent les triomphes de la république à sa FORTUNE plutôt qu’à ses vertus : L’inconstante déesse, qui distribue et reprend si aveuglément ses faveurs, a enfin consenti, disaient d’envieux flattées, à abandonner sa roue, à quitter ses ailes, et à établir pour toujours son trône sur les bords du Tibre[1]. Un Grec plus judicieux, qui a composé philosophiquement l’histoire mémorable de son siècle, détruisit cette vaine illusion de ses compatriotes, en découvrant à leurs regards les fondements profonds et solides de la grandeur des Romains[2]. Les préceptes de l’éducation et les préjugés de la religion confirmaient la fidélité réciproque des citoyens, et leur dévouement à la patrie. La république avait également pour principe le sentiment de l’honneur, et celui de la vertu. Les citoyens brûlaient du désir de mériter les honneurs d’un triomphe ; et l’ardeur de la jeunesse romaine se convertissait en une noble émulation à la vue des portraits de ses ancêtres[3]. Les débats modérés des patriciens et des plébéiens avaient enfin établi dans la constitution une balance égale, qui réunissait la liberté des assemblées du peuple, la sage autorité d’un sénat, et la puissance exécutrice d’un magistrat suprême. Lorsque le consul déployait l’étendard de la république, chaque citoyen contractait, par serment l’obligation de combattre pour sa patrie jusqu’à ce qu’il eût accompli ses devoirs envers elle par un service militaire de dix années. Cette sage institution amenait continuellement sous les drapeaux les générations naissantes des citoyens et des soldats ; et leur nombre s’augmentait insensiblement des forces guerrières de toutes les nations de la populeuse Italie, qui, après une résistance courageuse, cédant à la valeur des Romains, embrassaient leur alliance. Le sage historien qui enflamma le courage du dernier des Scipions, et qui contempla les ruines de Carthage[4], a décrit soigneusement leur système militaire, leurs levées, leurs armes, leurs exercices, leur subordination, leurs marches, leurs campements, et leur invincible légion, si supérieure en force, et en activité à la phalange macédonienne de Philippe et d’Alexandre. C’est à ses sages institutions de paix et de guerre que Polybe attribuait le caractère et les succès d’un peuple incapable de crainte et ennemi du repos. Le vaste projet de conquête, que les nations auraient pu déconcerter en se réunissant à temps contre les Romains, fut entrepris et terminé avec succès ; et des vertus politiques, la valeur et la prudence, soutinrent le parti qui violait perpétuellement la justice et l’humanité. Les armées de la république, vaincues dans quelques batailles, mais toujours victorieuses à la fin de la guerre, s’avancèrent avec rapidité vers l’Euphrate, le Danube, le Rhin et l’Océan ; et l’or, l’argent, le cuivre, images qui ont pu servir à représenter les rois et leurs nations, furent successivement brisés sous le joug de fer de la domination romaine[5].

L’élévation d’une ville qui devint ensuite un empire mérité par sa singularité presque miraculeuse, d’exercer les réflexions d’un esprit philosophique ; mais la chute de Rome fut l’effet naturel et inévitable de l’excès de sa grandeur. Sa prospérité mûrit, pour ainsi dire, les principes de décadence qu’elle renfermait dans son sein ; les causes de destruction se multiplièrent avec l’étendue de ses conquêtes ; et dès que le temps ou les événements eurent détruit les supports artificiels qui soutenaient ce prodigieux édifice, il succomba sous son propre poids. L’histoire de sa ruine est simple et facile à concevoir. Ce n’est point la destruction de Rome, mais la durée de son empire, qui a droit de nous étonner. Les légions victorieuses, qui contractèrent dans des guerres éloignées les vices des étrangers et des mercenaires, opprimèrent d’abord la liberté de la république, et violèrent ensuite la majesté de la pourpre. Les empereurs, occupés de leur sûreté personnelle et de la tranquillité publique, eurent recours, malgré eux au funeste expédient de corrompre la discipline, qui rendait les armées aussi redoutables à leur souverain qu’aux ennemis ; le gouvernement militaire perdit de sa vigueur, les institutions partiales de Constantin l’anéantirent, et le monde romain devint la proie d’une multitude de Barbares.

On a souvent attribué la chute du gouvernement romain à la translation du siége de l’empire ; mais j’ai déjà démontré dans cette Histoire que la puissance du gouvernement fût divisée, plutôt que transférée. Tandis que les empereurs de Constantinople régnaient en Orient, l’occident eut une suite de souverains qui faisaient leur résidence en Italie, et partageaient également les provinces et les légions. Cette dangereuse innovation diminua les forces et augmenta les vices d’un double règne ; les instruments d’un système arbitraire et tyrannique se multiplièrent, et une vaine émulation de luxe, et non de mérite, s’introduisit entre les successeurs dégénérés de Théodose. L’excès du péril, qui réunit un peuple vertueux et libre, envenime les factions d’une monarchie qui penche vers sa ruine. L’inimitié des favoris d’Honorius et d’Arcadius livra la république à ses ennemis, et la cour de Constantinople vit avec différence, peut-être même avec satisfaction, l’humiliation de Rome ; les malheurs de l’Italie et la perte de l’Occident. Sous les règnes suivants, les deux empires renouvelèrent leur alliance ; mais les secours des Romains orientaux furent tardifs, suspects et inutiles ; et la différence de langage, de mœurs, d’intérêts, et même de religion, confirma le schisme national des Grecs et des Latins. L’événement justifia cependant, en quelque façon, le choix de Constantin. Durant une longue période de faiblesse, l’imprenable Byzance repoussa les armées victorieuses des Barbares, protégea les riches contrées de l’Asie, et défendit avec succès, en temps de paix comme en temps de guerre, le détroit qui joint la mer Noire à la Méditerranée. Constantinople contribua beaucoup plus à la conservation de l’Orient qu’à la ruine de l’Occident.     

Comme le principal objet de la religion est le bonheur d’une vie future, on peut remarquer sans surprise et sans scandale que l’introduction, ou au moins l’abus du christianisme, eut quelque influencé sur le déclin et sur la chute de l’empire des Romains. Le clergé prêchait avec succès la doctrine de la patience et de la pusillanimité. Les vertus actives qui soutiennent la société étaient découragées, et les derniers débris de l’esprit militaire s’ensevelissaient dans les cloîtres. On consacrait sans scrupule aux usages de la charité ou de la dévotion une grande partie des richesses du public et des particuliers ; et la paye des soldats était prodiguée à une multitude oisive des deux sexes qui n’avait d’autres vertus que celles de l’abstinence et de la chasteté. La foi, le zèle, la curiosité et les passions plus mondaines de l’ambition et de l’envie, enflammaient les discordes théologiques. L’Église et l’État furent déchirés par des factions religieuses dont les querelles étaient quelquefois sanglantes et toujours implacables. L’attention des empereurs abandonna les camps pour s’occuper des synodes. Une nouvelle espèce de tyrannie opprima le monde romain, et les sectes persécutées devinrent en secret ennemies de leur patrie. Cependant l’esprit de parti, quoique absurde et pernicieux, tend à réunir les hommes aussi bien qu’à les diviser : les évêques faisaient retentir dix-huit cents chaires des préceptes d’une soumission passive à l’autorité d’un souverain orthodoxe et légitime ; leurs fréquentes assemblées et leur continuelle correspondance maintenaient l’union des Églises éloignées, et l’alliance spirituelle des catholiques soutenait l’influence bienfaisante de l’Évangile, qu’elle resserrait à la vérité dans d’étroites limites. Un siècle servile et efféminé adopta facilement la sainte indolence de la vie monastique ; mais, si la superstition n’eût pas ouvert cet asile, les lâches Romains auraient déserté l’étendard de la république par des motifs plus condamnables. On obéit sans peine à des préceptes religieux qui encouragent et sanctifient l’inclination des prosélytes ; mais on peut suivre et admirer la véritable influence du christianisme dans les effets salutaires, quoique imparfaits, qu’il produisit sur les Barbares du Nord. Si la conversion de Constantin précipita la décadence de l’empire, sa religion victorieuse rompit du moins la violence de la chute en adoucissant la férocité des conquérants.

Cette effrayante révolution peut s’appliquer utilement à l’instruction de notre siècle : un patriote doit sans doute préférer et chercher exclusivement l’intérêt et la gloire de son pays natal ; mais il est permis à un philosophe d’étendre ses vues, et de considérer l’Europe entière comme une grande république, dont tous les habitants ont atteint à peu près au même degré de culture et de perfection. La prépondérance continuera de passer successivement d’une puissance à l’autre, et la prospérité de notre patrie ou des royaumes voisins peut alternativement s’accroître ou diminuer ; mais ces faibles, révolutions, n’influeront pas à un certain point sur le bonheur général ; elles ne détruiront point le système d’arts, de lois et de mœurs, qui distinguent si avantageusement les Européens et leurs colonies des autres nations de la terre. Les peuples sauvages sont les ennemis communs de toutes les sociétés civilisées ; nous pouvons examiner avec quelque inquiétude et quelque curiosité si l’Europe est exposée à craindre encore une répétition des calamités qui renversèrent l’empire de Rome et anéantirent ses institutions : les mêmes réflexions serviront peut-être à expliquer des causes qui contribuèrent à la ruine de ce puissant empire, et celles qui motivent aujourd’hui notre sécurité.

I. Les Romains ignoraient l’étendue de leur danger et le nombre de leurs ennemis. Au-delà du Danube et su Rhin, les pays septentrionaux de l’Europe et de l’Asie étaient remplis d’innombrables tribus de pâtres et de chasseurs, pauvres, voraces et turbulents, hardis les armes à la main, et avides de s’emparer des fruits de l’industrie. La rapide impulsion de la guerre se fit sentir dans tout le monde barbare, et les révolutions de la Chine entraînèrent celles de la Gaule et de l’Italie. Les Huns, fuyant devant un ennemi victorieux, dirigèrent leur marche vers l’Occident, et le torrent s’augmenta de la foule des captifs et des alliés. Les tribus fugitives, qui cédaient aux Huns, furent saisies à leur tour de l’esprit de conquête. Le poids accumulé d’une multitude de Barbares qui se précipitaient les uns sur les autres, fondit avec impétuosité sur l’empire romain ; à peine avaient-ils détruit les premiers, que d’autres occupaient leur place et présentaient de nouveaux assaillants. On ne peut plus voir sortir du Nord ces émigrations formidables ; et le long repos qui a été attribué au décroissement de la population, est la suite heureuse des progrès des arts et de l’agriculture. Au lieu de quelques villages placés de loin en loin parmi les bois et les marais, l’Allemagne compte aujourd’hui deux mille trois cents villes environnés de murs. Les royaumes chrétiens du Danemark, de la Suède et de la Pologne se sont élevés successivement ; les négociants hanséatiques et les chevaliers teutons ont étendu leurs colonies le long des côtes de la mer Baltique jusqu’au golfe de Finlande. Depuis le golfe de Finlande jusqu’à l’océan Oriental, la Russie prend aujourd’hui la forme d’un empire puissant et civilisé. On voit sur les bords du Volga, de l’Obi et du Lena le laboureur conduire sa charrue, le tisserand travailler à son métier, et le forgeron battre le fer sur son enclume ; les plus féroces des Tartares ont appris à craindre et à obéir. Les Barbares indépendants n’occupent plus qu’un bien petit espace ; et les restes des Kalmouks et des Uzbeks, réduits à un si petit nombre, que l’on peut, pour ainsi dire, les compter, n’ont pas le pouvoir d’inquiéter sérieusement la grande république d’Europe[6]. Cependant, cette sécurité apparente ne doit pas nous faire oublier qui du sein de quelque peuple obscur, ç peine visible sur la carte du monde, peuvent naître de nouveaux ennemis et des dangers imprévus. Les Arabes ou Sarrasins, qui étendirent leurs conquêtes depuis l’Inde jusqu’en Espagne, languissaient dans l’indigence et dans l’obscurité, lorsque Mahomet anima leurs corps sauvages du souffle de l’enthousiasme.

II. L’empire de Rome était solidement établi sur la singulière et parfaite union de toutes ses parties. Les peuples devenus ses sujets avaient renoncé à l’espoir et même au désir de l’indépendance, et se trouvaient honorés du titre de citoyens romains. Forcées de céder aux Barbares, les provinces de l’Occident se virent, avec douleur séparées de leur mère-patrie[7] ; mais elles avaient acheté cette union par la perte de la liberté nationale et de l’esprit militaire ; et, dénuées de vie et de mouvement, ces provinces asservies attendaient leur salut de troupes mercenaires et de gouverneurs dirigés par les ordres d’une cour éloignée. Le bonheur de cent millions d’individus dépendait du mérite personnel d’un ou deux hommes, peut-être de deux enfants dont l’éducation, le luxe et le despotisme, avaient corrompu le caractère et les inclinations. Ce fut sous les minorités des fils et des petits-fils de Théodose que l’empire reçut les plus profondes blessures ; et lorsque ces princes méprisables parurent avoir atteint l’âge de la virilité, ils abandonnèrent l’Église aux évêques, l’État aux eunuques, et les provinces aux Barbares. Aujourd’hui l’Europe est divisée en douze royaumes puissants, quoique inégaux, trois républiques respectables, et un grand nombre d’autres souveraineté plus petites, mais indépendantes. Les chances de talents dans les princes et les ministres sont au moins multipliées en raison du nombre des souverains : un Julien, une Sémiramis, peuvent régner dans le Nord tandis qu’Arcadius et Honorius dorment encore sur les trônes du Midi. L’influence réciproque de la crainte et de la honte arrêtèrent l’abus de la tyrannie. Les républiques ont acquis de l’ordre et de la stabilité ; les monarchies ont adopté des maximes de liberté ou au moins de modération et les mœurs générales du siècle ont introduit quelques sentiments d’honneur et le justice dans les constitutions les plus défectueuses. En temps de paix, l’émulation active de tant de rivaux accélère les progrès des sciences et de l’industrie ; en temps de guerre, des contestations passagères et peu décisives exercent les forces militaires de l’Europe. Si un conquérant sauvage sortait des déserts de la Tartane, il aurait à vaincre en différents combats les robustes paysans de la Russie, les nombreuses armées de l’Allemagne, la vaillante noblesse de France, et les intrépides citoyens de la Grande-Bretagne, qui peut-être même se réuniraient tous pour la défense commune. En supposant que les Barbares victorieux portassent l’esclavage et la désolation jusqu’à l’océan Atlantique, dix mille vaisseaux mettraient les restes de la société civilisée à l’abri de leurs poursuites, et l’Europe renaîtrait et fleurirait en Amérique, où elle a déjà fait passer ses institutions avec ses nombreuses colonies[8].

III. Le froid, la pauvreté, l’habitude des dangers et de la fatigue, entretiennent les forces et le courage des Barbares. Dans tous les siècles ils ont fait la loi aux nations paisibles et policées de la Chine, de l’Inde et de la Perse, qui négligeaient et négligent encore de suppléer à ces avantages naturels par les ressources de l’art militaire. Les nations guerrières de l’antiquité, de la Grèce, de la Macédoine et de Rome, élevaient une race de soldats, exerçaient leurs corps, disciplinaient leur courage, multipliaient leurs forces par des évolutions régulières ; et convertissaient le fer, production de leurs climats, en armes utiles pour l’attaque et pour la défense ; mais la corruption de leurs mœurs ou de leurs lois fit invisiblement disparaître cette supériorité. La politique faible de Constantin et de ses successeurs arma et instruisit la valeur indisciplinée des mercenaires barbares qui renversèrent l’empire. L’invention de la poudre a produit une grande révolution dans l’art militaire, en soumettant au pouvoir de l’homme l’air et le feu les deux plus redoutables agents de la nature. Les mathématiques, la chimie, la mécanique et l’architecture, ont appliqué leurs découvertes au service de la guerre ; et les combattants emploient aujourd’hui, pour l’attaque et la défense, les méthodes les plus savantes et les plus compliquées. Les historiens peuvent observer avec indignation que les préparatifs d’un siége établiraient et entretiendraient une colonie florissante[9] ; on n’en regardera pas moins, sans doute comme un bonheur, que la destruction d’une ville soit une entreprise difficile et dispendieuse, ou qu’un peuple industrieux fasse servir à sa défense les arts qui survivent et suppléent à la valeur militaire. Le canon et les fortifications forment une barrière impénétrable à la cavalerie des Tartares et l’Europe n’a plus à redouter une irruption de Barbares, puisqu’il serait indispensable qu’ils se civilisassent avant de pouvoir conquérir. Leurs découvertes dans la science de la guerre seraient nécessairement accompagnées, comme l’exemple de la Russie le démontre, de progrès proportionnés dans les arts paisibles et dans la politique civile ; ils mériteraient alors d’être comptés dans le nombre des nations civilisées qu’ils pourraient soumettre.

Si ces réflexions paraissaient insuffisantes, il nous resterait encore une source plus humble d’espoir ou de sécurité : les découvertes des navigateurs anciens et modernes, et l’histoire domestique ou la tradition des nations les plus éclairées, représentent l’homme sauvage comme également dépouillé de vêtement et d’imagination, privé de lois, d’arts, d’idées, et presque d’un langage qui puisse les exprimer[10]. De cette situation abjecte, peut-être l’état primitif et universel de l’homme, il est parvenu à dompter les animaux, à fertiliser la terre, à traverser l’Océan, et à mesurer les cieux. Ses progrès, dans le développement et dans l’usage de ses facultés mentales et corporelles[11], ont été irréguliers et divers ; très lents dans le principe, ils se sont étendus par degrés avec une rapidité toujours croissante ; une chute subite à souvent détruit en un instant les travaux pénibles de plusieurs siècles, et, tous les climats de la terre ont éprouvé successivement les vicissitudes de la lumière et de l’obscurité. Cependant l’expérience de quatre mille ans doit diminuer nos craintes et encourager nos espérances. Nous ne saurions déterminer à quelle hauteur le genre humain est capable de s’élever dans la route de la perfection ; mais on peut présumer raisonnablement qu’à moins d’une révolution générale qui bouleverse la face du globe, aucun des peuples qui habitent ne retombera dans sa barbarie originelle. Nous envisagerons les progrès de la société sous trois aspects : 1° Le poète et le philosophe éclairent leur pays et leur siècle par les efforts d’un seul génie ; mais ces prodiges de raison ou d’imagination sont des productions libres et rares. Le génie d’Homère, de Cicéron ou de Newton, exciteraient moins d’admiration s’ils pouvaient être crées par les ordres d’un prince ou par les leçons d’un précepteur. 2° Les avantages des lois, de la politique, du commerce, des manufactures, des sciences et des arts, sont plus solides et plus durables ; l’éducation et l’instruction peuvent rendre un grand nombre d’hommes, dans leurs différentes situations, utiles à l’intérêt de la communauté ; mais cet ordre général est l’effet du travail et de l’intelligence. Le temps peut dégrader cette machine compliquée, et la violence peut l’altérer. 3° Mais les arts les plus utiles, ou du moins les plus nécessaires, peuvent, heureusement pour le genre humain, s’exercer sans talents supérieurs et sans subordination nationale, sans le génie d’un seul ou l’union d’un grand nombre. Un village, une famille, ou même un individu ont toujours assez d’intelligence et de volonté pour perpétuer l’usage du feu[12] et des métaux ; la propagation et le service des animaux domestiques, la chasse, la pèche, les premiers principes de la navigation, la culture imparfaite du blé ou de quelque autre graine nourrissante, et la pratique simple des arts mécaniques et grossiers. L’industrie publique et le génie des particuliers pourront disparaître ; mais ces plantes solides et robustes survivront à la tempête, et puiseront des racines profondes dans le sol le plus ingrat. Un nuage épais d’ignorance éclipsa les jours brillants d’Auguste et de Trajan ; les Barbares anéantirent les lois et les palais de Rome ; mais la faux, invention ou emblème de Saturne[13], continua à abattre les moissons de l’Italie, et ces repas où les Lestrigons se nourrissaient de chair humaine[14] ne se sont jamais renouvelés sur les côtes de la Campanie.

Depuis la première découverte des arts, la erré, le commerce et le zèle religieux, ont répandu ces dons inestimables parmi les sauvages habitants de l’Ancien et du Nouveau-Monde ; ils se sont propagés, et ne seront jamais totalement perdus. Nous pouvons donc conclure, avec confiance, que depuis le commencement du monde chaque siècle a augmenté et augmente encore les richesses réelles, le bonheur, l’intelligence, et peut-être les vertus de race humaine[15].

 

AVERTISSEMENT[16].

Je viens de remplir ma promesse ; j’ai accompli le dessein que j’avais formé d’écrire l’Histoire de la Décadence, et de la Chute de l’empire romain en Occident et en Orient. Elle commence au siècle de Trajan et des Antonins, et finit à la prise de Constantinople par Mahomet II : le lecteur y verra le tableau des croisades et de l’état de Rome au moyen âge. Depuis la publication du premier volume, douze années se sont écoulées ; douze années de santé, de loisir et de persévérance, telles que je les désirais. C’est avec plaisir que je me trouve débarrassé d’un travail si long et si pénible, et ma satisfaction sera pure et complète, si la faveur du public se prolonge jusqu’à la fin de mon ouvrage.           

J’avais d’abord résolu de donner une notice sur la foule d’auteurs de tous les siècles et de toutes les fatigues, d’où j’ai tiré les matériaux de cette histoire ; et je suis encore convaincu qu’une utilité réelle ferait pardonner un si grand étalage d’érudition. Si j’ai renoncé à ce projet, qui avait obtenu l’approbation d’un maître de l’art[17], c’est parce qu’il serait très difficile de déterminer l’étendue convenable à un pareil catalogue. Une liste pure et simple des auteurs et des éditions ne me contenterait pas, et ne ferait aucun plaisir à mes lecteurs. Les événements de l’histoire de Rome et de Byzance m’ont donné lieu d’exprimer, en passant, mon jugement sur les écrivains qui les rapportent. Des recherches et une critique plus détaillées mériteraient sans doute le soin qu’elles doivent coûter ; mais elles pourraient finir par embrasser peu à peu tous ceux qui ont écrit l’histoire. Je me contenterai de renouveler ici l’assurance bien sincère que je me suis toujours efforcé de puiser dans les sources ; que le désir de m’instruire et le sentiment de mon devoir m’ont toujours excité à l’étude des originaux ; et que s’ils ont quelquefois échappé à mes recherches, j’ai indiqué avec soin les témoignages secondaires que j’étais réduit à offrir comme ma seule autorité pour un fait ou une citation.

Bientôt je reverrai Lausanne et les rives de son lac, que je connais et que je chérie dès ma première jeunesse. C’est là que, sous une administration douce, au milieu d’un beau paysage et chez un peuple affable et poli, j’ai mené une vie libre et indépendante, c’est là que j’ai joui et que j’espère jouir encore des plaisirs de la retraite et de la société : mais le nom et le caractère d’un Anglais ne cesseront de m’inspirer une sorte d’orgueil ; je suis fier d’avoir reçu le jour dans un pays libre et éclairé, et les suffrages de ma patrie me sembleront toujours la récompense la meilleure et la plus honorable de mes travaux. Si je pouvais désirer un autre protecteur que le public, je dédierais cet ouvrage à un homme d’État qui, dans une longue et orageuse administration terminée enfin par des malheurs, a eu beaucoup d’adversaires politiques et à peine un ennemi personnel ; qui a conservé, hors de place, un grand nombre d’amis fidèles et désintéressés, et qui, au milieu des infirmités[18], n’a rien perdu de la vigueur et des charmes de son esprit, ni de l’heureuse tranquillité de son incomparable caractère. Lord North doit me permettre de parler ainsi le langage de l’amitié et de la vérité ; car j’imposerais silence à la vérité et à l’amitié, s’il dispensait encore les grâces de la couronne.

La vanité, se glissant au fond de ma solitude, me persuadera peut-être que mes lecteurs désirent savoir si en terminant mon ouvrage j’ai prétendu leur dire adieu pour toujours. Je vais leur apprendre tout ce que j’en sais, et tout ce que je pourrais répondre à mon plus intime ami. Les raisons de me taire et de parler encore sont actuellement à peu près en équilibre ; et après avoir examiné mes dispositions les plus secrètes, j’ignore de quel côté penchera la balance. Je ne puis me dissimuler que six gros in-4° ont assez prouvé et peut-être lassé l’indulgence du public ; qu’un auteur heureux a plus à perdre qu’à gagner en suivant la même carrière ; que maintenant je n’ai plus, qu’à descendre dans le chemin de la vie, et que les plus estimables de mes compatriotes, les hommes que j’ambitionne d’imiter, ont abandonné les pinceaux de l’histoire vers l’âge où je me trouve. Je considère toutefois que les annales des temps anciens et des temps modernes offrent de riches et intéressants sujets ; que j’ai encore de la santé et du loisir ; que l’habitude d’écrire à pu me donner de la facilité et une sorte de talent, et que mon ardeur pour la vérité et les connaissances n’a point diminué. Un esprit actif se trouve mieux du travail que de l’indolence ; et des études dirigées par la curiosité et par le goût occuperont et amuseront les premiers mois de ma liberté. Au milieu du travail rigoureux que je m’étais imposé volontairement, de pareilles tentations m’ont quelquefois entraîné : aujourd’hui mon loisir ne sera plus contrarié, et, dans l’usage ou l’abus de l’indépendance, je n’aurai plus à craindre mes reproches ni ceux de mes amis. J’ai bien droit à une année de repos, le premier été et le premier hiver s’écouleront rapidement, et l’expérience décidera seule si je préférerai toujours la liberté et la variété de mes études à la composition d’un ouvrage régulier, qui emprisonne, il est vrai, mais qui anime l’application journalière d’un auteur. Le hasard ou le caprice peuvent influer sur mon choix ; mais telle est la dextérité de l’amour-propre, qu’il saura également donner des éloges à mon activité ou à mon repos philosophique.

Londres, Downing-Street, le 1er mai 1788.

 

POST-SCRIPTUM.

Je ferai ici deux remarques, purement de mots, que je n’ai pas eu occasion, de placer ailleurs. 1° Lorsque j’emploie ces expressions au-delà des Alpes, du Rhin, du Danube, etc., je suppose que je suis à Rome ou à Constantinople, sans examiner si cette géographie relative est d’accord avec la position locale ou mobile du lecteur ou de l’historien. 2° Dans les moins propres étrangers, et surtout d’origine orientale, la version anglaise devrait toujours présenter une copie fidèle de l’original ; mais on est contraint en bien des occasions, de se relâcher sur cette règle, qui a pour base la loi générale de l’uniformité et de la vérité ; et les habitudes d’une langue et le goût de l’interprète resserrent ou étendent les exceptions. Nos alphabets sont soutient défectueux : un son désagréable, une orthographe inusitée, blesseraient les oreilles et les yeux de nos compatriotes, et des mots notoirement corrompus se sont introduits et fixés dans nos langues vulgaires. Nous ne pouvons plus dépouiller le prophète Mohammed du nom fameux de Mahomet ; quelque corrompu qu’il puisse être. On ne reconnaîtrait plus les villes si célèbres d’Alep, de Damas et du Caire, si je les appelais Haleb, Damashk et al-Cahira. Une habitude de trois siècles a consacré la dénomination des titres et des emplois de l’empire ottoman. Des trois monosyllabes chinois Con-fu-tzee, nous avons voulu faire le respectable nom de Confucius ; il nous a même convenu d’adopter le terme de mandarin, qu’ont fabriqué les Portugais ; mais je voudrais pouvoir écrire Zoroastre ou Zerdusht, selon que je tire mes informations de la Grèce ou de la Perse. Depuis nos liaisons avec l’Inde, on o rendu à Timour le trône usurpé par Tamerlan ; nos écrivains les plus corrects ont retranché du mot Koran l’article superflu al, et ils ont échappé à une terminaison équivoque en adoptant Moslem au lieu de Musulmans au pluriel. Dans ces exemples, et dans mille autres pareils, les nuances sont quelquefois minutieuses ; et il m’est arrivé de sentir les raisons de mon choix sans pouvoir les expliquer.

 

 

 



[1] Telles sont les expressions figurées de Plutarque (Opera, t. II, p. 318, édit. Wechel.), à qui, sur l’autorité de son fils Lamprias (Fabricius, Bibl. græc., t. III, p. 341), j’attribuerai hardiment la déclamation malveillante περι της Ρωμάιων. Les mêmes opinions régiraient chez les Grecs deux cent cinquante ans avant Plutarque ; et Polybe (Hist., l. I, p. 90, édit. Gronov., Amster., 1670) annonce positivement l’intention de les réfuter.

[2] Voyez les restes inestimables du sixième livre de Polybe ; et différents autres passages de son Histoire générale, particulièrement une digression de son dix-septième livre, dans laquelle il compare la phalange et la légion.

[3] Salluste (de Bell. Jugurth.) prétend avoir entendu ces généreux sentiments exprimés par P. Scipion et Q. Maximus, morts plusieurs années avant sa naissance. Il avait lu et probablement copié Polybe, leur contemporain et leur ami.

[4] Tandis que les flammes réduisaient Carthage en cendres, Scipion répéta deux vers de l’Iliade qui peignent la destruction de Troie, et avoua à Polybe, son ami et son précepteur (Polybe, in excerpt. de Virtut. et Vit., tome II, p. 1455-1465), que, frappé des vicissitudes humaines, il les appliquait intérieurement aux calamités futures de Rome.

[5] Voyez Daniel, II, 31-40. Et le quatrième royaume aura la force et la dureté du fer, et le fer vient à bout de tout briser et de tout dompter. Le reste de la prophétie, le mélange de fer et d’argile, fut accompli, selon saint Jérôme, dans le temps où il vivait. Sicut enim in principio nihil Romano imperio fortius et durius, ita in fine rerum nihil imbecillius : quum et in bellis civilibus et advenus diversas nationes, aliarum gentium barbararum auxilio indigemus. Opera, t. V, p. 572.

[6] Les éditeurs français et anglais de l’Histoire généalogique des Tartares y ont joint une description curieuse, mais imparfaite, de l’état de ces peuples. Nous pourrions révoquer en doute l’indépendance des Kalmouks ou Eluths, puisqu’ils ont été vaincus récemment par les Chinois, qui soumirent (en 1759) la petite Bucharie, et avancèrent dans le pays de Badakhshan, près des sources de l’Oxus. (Mém. sur les Chinois, t. I, p. 325-400) Mais ces conquêtes sont précaires, et je ne m’aventurerai point à cautionner la sûreté de l’empire de la Chine.

[7] Le lecteur raisonnable jugera à quel degré cette proposition générale peut être affaiblie par la révolte des Isauriens, l’indépendance de la Bretagne et de l’Armorique, les tribus mauresques ou les Bagaudes de la Gaule et de l’Espagne.

[8] L’Amérique contient aujourd’hui environ six millions d’Européens de naissance ou d’origine, et leur nombre, au moins dans le nord, augmente continuellement. Quelles que soient les révolutions de leur système politique, ils conserveront les mœurs de l’Europe ; et nous pouvons penser avec quelque plaisir que la langue anglaise sera probablement répandue sur un continent immense et richement peuplé.

[9] On avait fait venir (pour le siége de Turin), cent quarante pièces de canon, et il est à remarquer que chaque gros canon monté revient environ à deux mille écus ; il y avait cent dix mille boulets, cent six mille cartouches d’une espèce, et trois cent mille d’une autre ; vingt et un mille bombes, vingt-sept mille sept cents grenades, quinze mille sacs à terre, trente mille instruments pour le pionnage, et douze cent mille livres de poudre : ajoutez à ces munitions le plomb, le fer, le fer-blanc, les cordages, et tout ce qui sert aux mineurs, le soufre, le salpêtre, les outils de toute espèce. Il est certain que les frais de tous ces préparatifs de destruction suffiraient pour fonder et faire fleurir la plus nombreuse colonie. Voltaire, Siècle de Louis XIV, c. 20.

[10] Il serait aussi aisé que fastidieux de produire les autorités des poètes, des philosophes et des historiens ; et je me contenterai d’en appeler au témoignage authentique et décisif de Diodore de Sicile (t. I, l. I, p. 11, 12 ; l. III, p. 184, etc., éd. Wesseling). Les Ichthyophages qui erraient de son temps sur les côtes de la Mer Rouge, ne peuvent se comparer qu’aux sauvages de la Nouvelle-Hollande. (Voyage de Dampierre, vol. I, p. 464-469.) L’imagination ou peut-être la raison peut supposer un état de pure nature fort inférieur à celui de ces sauvages, qui avaient acquis quelques arts et quelques outils.

[11] Voyez le savant et judicieux ouvrage du président Goguet, de l’Origine des Lois, des Arts et des Sciences. Il cite quelques faits, et propose des conjectures (t. I, p. 147-337, édit. in-12) sur les premiers pas de l’invention humaine, qui furent sans doute les plus difficiles.

[12] Il est certain, quoique ce fait soit extraordinaire, que plusieurs peuples ont ignoré l’usage du feu. Les ingénieux habitants d’Otahiti, qui manquent de métaux, n’ont inventé aucun ustensile de terre capable de supporter l’action du fer, et de communiquer la chaleur au liquide qu’il contient.

[13] Plutarque, Quaest. rom., t. III, p. 275 ; Macrobe, Saturnales, l. I, c. 8, p. 152, édit. de Londres. L’arrivée de Saturne dans un vaisseau peut indiquer que la côte sauvage du Latium fut originairement découverte et civilisée par les Phéniciens.

[14] Dans les neuvième et dixième livres de l’Odyssée, Homère a embelli les contes de quelques matelots timides et crédules qui transformèrent en géants monstrueux les cannibales de la Sicile et de l’Italie.

[15] L’avarice, le fanatisme et la cruauté ont trop souvent effacé le mérite des découvertes, et le commerce des nations a répandu des maladies et des préjugés. Nous devons faire une juste exception en faveur de notre siècle et de notre patrie. Les cinq grands voyages entrepris successivement par les ordres du roi actuel d’Angleterre, n’avaient d’autre but que l’amour pur et généreux des sciences et de l’humanité. Ce même prince, adaptant ses bienfaits aux différentes classes de la société, a fondé une école de peinture dans sa capitale, et a introduit dans les îles de la mer du Sud les végétaux et les animaux les plus utiles au genre humain.

[16] Les trois derniers volumes-in-4° de l’ouvrage de Gibbon parurent en 1788, ils sont précédés de l’Avertissement qu’on va lire : l’ouvrage entier formait six volumes in-4°. (Note du Traducteur.)

[17] Voyez la Préface de l’Histoire d’Amérique par le docteur Robertson.

[18] Lord North est presque aveugle.