Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

Chapitre XXI

Persécutions des hérétiques. Schisme des donatistes. Secte des ariens. Saint Athanase. Troubles de l’Église sous Constantin et ses fils. Le paganisme toléré.

 

 

LA RECONNAISSANCE du clergé a consacré la mémoire d’un prince qui a favorisé ses passions et ses intérêts. Les ecclésiastiques durent à Constantin la sûreté, la richesse, les honneurs et la vengeance. La défense de l’orthodoxie fut considérée sous son règne comme le devoir le plus important et le plus sacré du magistrat civil. L’édit de Milan, ou la grande charte de tolérance, avait assuré à tous les sujets de l’empire romain la liberté ; de se choisir une religion et de la professer publiquement. Mais ils ne jouirent pas longtemps de ce privilège inestimable. L’empereur, en recevant la connaissance de la vérité, se pénétra des maximes de la persécution, et le triomphe du Christianisme, devint, pour les sectes qui se séparaient de l’Église catholique, le premier signal de l’oppression : Constantin se persuada facilement que les hérétiques qui prétendaient discuter ses opinions, et résister à ses volontés, se rendaient coupables de là plus criminelle comme de la plus absurde obstination, et qu’un peu de sévérité serait un bienfait si elle pouvait sauver ces infortunés du danger de la damnation éternelle. L’empereur commença par exclure tous les ministres ou prédicateurs des religions hétérodoxes des récompenses et des privilèges qu’il accordait libéralement au clergé orthodoxe. Mais comme il eût été possible que ces sectes subsistassent encore sous le poids de la défaveur du prince, la conquête de l’Orient fut immédiatement suivie d’un édit qui ordonna leur totale destruction[1]. Après un préambule plein de reproches et d’expressions violentes, Constantin défend absolument les assemblées des hérétiques et confisque toutes les propriétés de leurs communautés, au profit, soit du fisc, soit de l’Église catholique. Il paraît que cette sévérité était tombée principalement sur les disciples de Paul de Samosate, sur les montanistes de Phrygie, parmi lesquels se soutenait sans interruption une suite de prophètes enthousiastes, sur les novatiens qui rejetaient rigoureusement. L’efficacité temporelle du repentir, sur les marcionites et les valentiniens, auxquels s’étaient insensiblement ralliés tous les gnostiques de l’Égypte et de l’Asie, et peut-être sur les manichéens, qui avaient nouvellement apporté de la Perse un système où les dogmes des Orientaux se mêlaient avec art à ceux du christianisme[2]. On a suivit avec ardeur et avec succès le projet d’anéantir le nom, ou du moins d’arrêter les progrès de ces hérésies détestées. Quelques-unes des lois pénales portées contre les sectaires furent copiées des édits de Dioclétien contre les chrétiens, et cette façon de convertir fut approuvée par les évêques qui avaient gémi sous l’oppression et réclamé alors les droits de l’humanité. On peut cependant juger, d’après deux circonstances qui eurent lieu alors, que l’esprit de Constantin n’était pas entièrement perverti par le fanatisme. Avant de condamner les manichéens et les sectes qui en dépendaient, il fit examiner avec le plus grand soin leurs préceptes religieux ; et se méfiant, selon toute apparence, de ses conseillers ecclésiastiques, il chargea de cette commission délicate un magistrat civil dont les lumières et la modération avaient mérité son estime, et dont le caractère vénal lui était probablement inconnu[3]. L’empereur, bientôt convaincu qu’il avait injustement proscrit la foi orthodoxe et la morale pure des novatiens qui différaient de l’Église dans quelques articles de discipline, peut-être peu essentiels au salut, les exempta, par un édit particulier, des peines de la loi générale[4]. Il leur permit de bâtir une église à Constantinople, honora les miracles de leurs saints, invita l’évêque Acesius au concile de Nicée, et se permit seulement, sur la rigidité de sa doctrine, ces railleries douces et familières qui, de la bouche d’un souverain, sont reçues avec éloge et reconnaissance[5].

Les plaintes et les accusations mutuelles dont le trône de Constantin fut assailli dès que la mort de Maxence eut soumis l’Afrique à son autorité, étaient peu propres à édifier un prosélyte incertain. Il apprit avec étonnement que les provinces de ce vaste pays, depuis les confins de Cyrène jusqu’aux colonnes d’Hercule, étaient déchirées par des dissensions religieuses[6]. Cette discorde venait d’une double élection dans l’Église de Carthage, considérée par son rang et par ses richesses, comme le second siége ecclésiastique de l’Occident. On avait nommé deux primats d’Afrique, Cécilien et Majorin. Depuis la mort du dernier, sa place était occupée par Donat, dont les talents supérieurs et les vertus apparentes étaient le plus ferme soutien de son parti. L’avantage que Cécilien aurait pu tirer de la priorité de son ordination, disparaissait par la précipitation illégale ou au moins inconvenante avec laquelle on l’avait élu sans attendre l’arrivée des évêques de Numidie. L’autorité de ces évêques, qui, au nombre de soixante dix, condamnèrent Cécilien et consacrèrent Majorin, se trouve aussi affaiblie par l’indigne réputation d’une partie de ces prélats, par des intrigues de femmes, des marchés sacrilèges, et par les procédés tumultueux qu’on reproche à ce concile de Numidie[7]. Les évêques des deux factions soutenaient avec un égal emportement que leurs adversaires avaient perdu tous leurs droits, et s’étaient publiquement déshonorés en livrant les saintes Écritures aux officiers de Dioclétien. Leurs reproches mutuels et l’histoire de cette négociation obscure donnent lieu de croire que la dernière persécution avait aigri le zèle des chrétiens d’Afrique sans réformer leurs mœurs. Cette Église divisée n’était plus capable de porter un jugement impartial. On discuta successivement la cause dans cinq tribunaux formés par le choix de l’empereur ; et l’affaire dura plus de trois ans depuis le premier appel jusqu’au jugement définitif. La recherche sévère que firent le substitut du préteur et le proconsul d’Afrique, le rapport des deux évêques visiteurs qu’on avait envoyés à Carthage, les décrets des conciles d’Arles et de Rome, et le jugement suprême de Constantin dans son sacré consistoire, furent tous en faveur de Cécilien. Les chefs du clergé et les magistrats civils le reconnurent unanimement pour le véritable et légitime primat de l’Afrique. On mit ses évêques suffragants en possession des honneurs et des revenus de l’Église, et ce ne fut pas sans peine que Constantin se borna à exiler les chefs de la faction des donatistes. On peut présumer de l’attention avec laquelle leur cause fut examinée, que les lois de l’équité présidèrent au jugement. Il est possible aussi que, comme les prélats le prétendirent, Osius, favori de l’empereur, ait abusé de son influence sur son maître en trompant sa crédulité. Il est possible que le mensonge et la corruption aient fait condamner l’innocent ou aggraver la condamnation du coupable. Au reste, si une injustice de cette espèce eût terminé une dispute dangereuse, on pourrait la classer parmi les inconvénients attachés à une administration arbitraire, auxquels la postérité ne prend point de part.

Cependant cet évènement, qui paraît à peine digne d’une place dans l’histoire, fut la source d’un schisme qui désola, durant plus de trois siècles, la province d’Afrique, et n’y fut anéanti qu’avec le christianisme même. Les donatistes, enflammés du zèle inflexible du fanatisme et de la liberté, refusèrent d’obéir aux usurpateurs dont ils rejetaient l’élection et l’autorité spirituelle. Exclus de la société civile et religieuse de tout le genre humain, ils excommunièrent audacieusement le genre humain, qui embrassait la cause impie de Cécilien et celle des traîtres dont il avait reçu sa prétendue ordination. Ils assuraient avec confiance, et avec une sorte de triomphe, que la succession apostolique était interrompue, que la criminelle contagion du schisme enveloppait tous les évêques de l’Europe et de l’Asie, que les prérogatives de l’Église catholique n’appartenaient plus qu’au petit nombre de fidèles africains qui seuls avaient conservé la pureté de leurs préceptes et de leur discipline. A cette théorie sévère ils joignirent les pratiques les moins charitables. Tous les prosélytes qui leur venaient même des provinces les plus reculées de l’orient recevaient une seconde fois le baptême et l’ordination[8]. Les donatistes regardaient ces sacrements comme nuls lorsqu’ils avaient été administrés par des hérétiques ou des schismatiques. Ils assujettissaient les évêques, les jeunes filles et même les enfants à une pénitence publique, avant de les admettre à leur communion. S’ils obtenaient une église occupée précédemment par leurs adversaires les catholiques, ils purifiaient ce profane édifice avec autant de soin qu’un temple souillé par le culte des idoles. On lavait le pavé, on abattait les murs, et l’on brûlait l’autel ordinairement construit en bois. On fondait les vases sacrés, et les saintes hosties étaient jetées aux chiens avec toutes les cérémonies ignominieuses qui devaient enflammer et perpétuer l’animosité des factions religieuses[9]. Malgré cette aversion irréconciliable, les adhérents des deux partis, confondus et divisés dans toutes les villes de l’Afrique, conservaient le même extérieur, le même langage, le même zèle, le même culte et la même doctrine. Proscrits par les chefs de l’Église et du gouvernement civil, les donatistes se maintinrent cependant en nombre supérieur dans quelques provinces, particulièrement en Numidie ; et quatre cents évêques reconnaissaient l’autorité de leur primat. Mais l’invincible esprit de secte dévorait les entrailles de la secte même, et l’Église schismatique était déchirée par des dissensions intestines. Le quart des évêques donatistes suivait la doctrine indépendante des maximianistes. Le sentier étroit et solitaire que leur avaient marqué leurs premiers conducteurs les éloignait de plus en plus du genre humain ; et la petite secte à peine connue sous le nom de rogatiens, affirmait avec assurance que si le Christ descendait du ciel pour juger les humains, il ne reconnaîtrait la pureté de sa doctrine que dans quelques villages obscurs de la Mauritanie césarienne[10].

Le schisme des donatistes fut renfermé dans l’Afrique. Mais le mal causé par les opinions des trinitaires se répandit successivement dans tout le monde chrétien. La source du schisme des premiers fut une querelle occasionnée par l’abus de la liberté ; et le système mystérieux des trinitaires prit naissance dans l’abus de la philosophie. Depuis le siècle de Constantin jusqu’à celui de Clovis et de Théodoric, les disputes théologiques de l’arianisme se trouvèrent tellement mêlées dans toutes les affaires temporelles, soit des Romains, soit des Barbares, qu’il doit être permis à l’historien d’écarter respectueusement le voile qui couvre le sanctuaire pour jeter un coup d’œil sur la marche de la raison, de la foi, des erreurs et des passions, depuis l’école de Platon jusqu’au déclin et à la chute de l’empire.

Le génie de Platon, éclairé par ses propres méditations ou par les connaissances traditionnelles des prêtres de l’Égypte[11], avaient essayé de découvrir la nature mystérieuse de la Divinité. Quand il eut élevé ses pensées jusqu’à la contemplation sublime d’un être préexistant par lui-même, et cause nécessaire de l’univers, le philosophe athénien ne put concevoir comment la simple unité de son essence pouvait admettre la variété infinie d’idées distinctes et successives qui composent l’ensemble du monde intellectuel ; comment un être purement immatériel avait pu exécuter ce plan admirable, et assujettir à des formes la sauvage indépendance du chaos. La vaine espérance de vaincre les difficultés qui accableront toujours la faiblesse de l’esprit humain, a pu conduire Platon à considérer la nature divine sous les trois différentes modifications de la première cause, de la raison ou logos ; et de l’âme ou esprit de l’univers. Son imagination poétique personnifia et anima ces abstractions métaphysiques, et il représenta, dans son système, les trois principes archiques ou originels comme trois dieux étroitement unis l’un à l’autre par une génération mystérieuse et ineffable. Il considéra particulièrement le logos sous les termes moins inabordables de Fils du Père éternel, de créateur et de conservateur de l’univers. Telle était, selon toutes les apparences, la doctrine secrète que l’on enseignait furtivement dans les jardins de l’académie[12] ; et, si l’on en croit les disciples plus modernes de Platon, une étude et une application assidue de trente années suffisait à peine pour acquérir la parfaite intelligence de cette doctrine[13].

Les victoires des Macédoniens avaient répandu dans l’Égypte et dans l’Asie le langage et les sciences de la Grèce, et le système théologique de Platon, peut-être perfectionné s’enseignait avec moins de réserve dans la célèbre école d’Alexandrie[14]. Sous la protection des Ptolémées, une nombreuse colonie de Juifs s’était fixée dans leur nouvelle capitale[15]. Tandis que le corps de cette nation se contentait d’accomplir les cérémonies légales, et s’occupait d’un commerce lucratif, quelques Hébreux, d’un génie plus élevé, se livraient à la contemplation religieuse et philosophique[16]. Ils étudièrent avec soin et embrassèrent avec ardeur le système théologique du philosophe d’Athènes ; mais leur orgueil national aurait été offensé par l’aveu de leur pauvreté ; et ils se parèrent audacieusement des riches trésors qu’ils dérobaient à leurs maîtres, les Égyptiens, comme d’un héritage sacré qu’ils tenaient de leurs ancêtres. Un siècle avant la naissance de Jésus-Christ, les Juifs d’Alexandrie publièrent un traité de philosophie, dans lequel on reconnaît aisément le style et les préceptes de l’école platonicienne ; et il fut unanimement reçu comme une production originale et une émanation précieuse de la sagesse que le ciel avait inspiré à Salomon[17]. On trouve le même mélange de la foi mosaïque et de la philosophie des Grecs[18] dans les Œuvres de Philon que ce philosophe composa en grande partie sous le règne d’Auguste[19]. L’âme matérielle de l’univers[20] pouvait offenser la piété des Hébreux : mais il faisait du logos le Jéhovah de Moïse et des patriarches ; et le fils de Dieu fût envoyé sur la terre sous une forme visible, et même sous une figure humaine, pour s’y occuper de ces soins de détail qui paraissent incompatibles avec la nature et les attributs de l’auteur de toutes choses[21].

L’éloquence de Platon, le nom de Salomon, l’autorité de l’école d’Alexandrie, le consentement des Juifs et des Grecs, ne suffisaient point pour établir la vérité d’une doctrine mystérieuse qui séduisait l’esprit, mais qui révoltait la raison. Un apôtre ou un prophète inspiré par la Divinité pouvait seul exercer un empire légitime sur la foi du genre humain ; et la théologie de Platon aurait toujours été confondue avec les visions philosophiques de l’académie, du portique et du lycée, si le nom et les attributs divins du logos n’avaient pas été confirmés par la plume céleste du dernier[22] et du plus sublime des évangélistes[23]. Sous le règne de Nerva, la révélation chrétienne apprit à l’univers étonné que le logos, qui était de toute éternité avec Dieu, qui était Dieu lui-même, qui avait créé toutes choses, et pour qui tout avait été fait, s’était incarné dans la personne de Jésus de Nazareth ; qu’il était né d’une vierge, et avait souffert la mort sur une croix. Outre le dessein général de donner une base perpétuelle aux divins honneurs du Christ, les plus anciens et les plus respectables des écrivains ecclésiastiques conviennent que le théologien évangélique avait particulièrement l’intention de réfuter les deux hérésies opposées qui troublaient la paix de la primitive Église[24]. 1° La foi des ébonites[25], et peut être celle des nazaréens[26], était grossière et imparfaite. Ils révéraient Jésus comme le plus grand des prophètes, doué d’une puissance et d’une vertu surnaturelles. Ils appliquaient à sa personne et à son règne futur toutes les prédictions des oracles hébreux qui annoncent le règne spirituel et éternel du messie[27]. Quelques-uns d’entre eux admettaient qu’il était né d’une vierge ; mais ils rejetaient avec obstination l’existence précédente, et les perfections divines du logos ou fils de Dieu, qui sont définies si clairement dans l’Évangile de saint Jean. Environ cinquante ans après, les ébionites, dont saint Justin martyr a rapporté les erreurs avec moins de sévérité qu’elles ne paraissent le mériter[28], ne composaient qu’une très faible partie du peuple chrétien. 2° Les gnostiques, connus sous la dénomination de docètes, donnaient dans l’excès contraire. Ils reconnaissaient la nature divine du Christ, et ne croyaient point à sa nature humaine[29]. Élevés dans l’école de Platon, accoutumés à l’idée sublime du logos, ils concevaient aisément que le plus pur des æones ou substances émanées de la Divinité pouvait prendre la forme et l’apparence d’un mortel[30] ; mais ils prétendaient que les imperfections de la matière étaient incompatibles avec la pureté d’une substance céleste. Le sang du Christ fumait encore sur le Calvaire, que déjà les docètes inventaient des hypothèses impies et extravagantes ; ils publiaient qu’au lieu d’être sorti du sein d’une vierge[31], Jésus était descendu sur les bords du Jourdain sous la forme d’un homme fait ; qu’il avait fasciné la vue de ses ennemis et même de ses disciples, que les satellites de Pilate avaient épuisé leur impuissante fureur sur un fantôme. qui sembla mourir sur la croix et sortir trois jours après du séjour des morts[32].

La sanction divine qu’un apôtre avait donnée au principe fondamental de la Théologie de Platon, encouragea les savants prosélytes des second et troisième siècles à étudier et à admirer les écrits du sage d’Athènes, qui avait prédit d’une manière si merveilleuse une des plus étonnantes découvertes de la révélation chrétienne. Le nom respectable de Platon servit également aux orthodoxes[33], qui l’employaient pour soutenir la vérité, et aux hérétiques, qui en abusaient pour défendre l’erreur[34]. L’autorité d’habiles commentateurs et la science de la dialectique furent employées à justifier les conséquences éloignées qu’on pouvait tirer de ces opinions et à suppléer au silence discret des écrivains sacrés. On agita dans les écoles philosophiques et chrétiennes d’Alexandrie les grandes et subtiles questions relatives à la nature, la génération, la distinction et à l’égalité des trois divines personnes de la mystérieuse Triade ou Trinité[35]. L’avide curiosité travaillait avec ardeur à découvrir les secrets de l’abîme, et l’orgueil des professeurs et de leurs disciples se contentait d’une science de mots. Mais le plus savant des théologiens de la chrétienté, le grand saint Athanase lui-même avoue ingénument[36] que, quand il se fatiguait l’esprit à méditer, sur la divinité du logos, il sentait ses vains et pénibles efforts repoussés par une résistance invincible ; que plus il réfléchissait, moins il comprenait, et que plus il écrivait, moins il se trouvait en état d’exprimer ses idées. Dans cette recherche, nous sommes forcés à chaque pas de sentir et d’avouer la disproportion immense qui existe entre l’objet et les bornes de l’intelligence humaine. Nous pouvons bien parvenir à abstraire dans nôtre pensée ces notions du temps, de l’espace et de la matière, si étroitement liées à toutes les perceptions de nos connaissances expérimentales. Mais lorsque nous prétendons raisonner sur une substance infinie, ou sur une génération spirituelle, aussitôt que d’une idée négative nous voulons déduire quelques conclusions positives, nous retombons dans l’obscurité, dans l’incertitude et dans des contradictions inévitables. Comme ces difficultés naissent de la nature du sujet, elles accablent également sous leur inébranlable poids le philosophe et le théologien ; mais nous observerons deux circonstances essentielles et particulières, qui distinguent la doctrine catholique des opinions de l’école platonicienne.

I. Une société choisie de philosophes, dont l’éducation libérale avait éveillé la curiosité, pouvait méditer en silence discuter paisiblement, dans les jardins d’Athènes ou dans la bibliothèque d’Alexandrie, les questions abstraites de la métaphysique. Ces spéculations élevées, qui ne pouvaient ni convaincre l’esprit, ni agiter les passions des platoniciens eux-mêmes, n’étaient considérées, qu’avec la plus froide indifférence par les gens oisifs, par les hommes occupés, et même par ceux qui se livraient à l’étude[37]. Mais lorsque, la révélation eut fait du logos un article de foi, dès qu’il devint l’objet de l’espoir et du culte des chrétiens, les prosélytes de ce système mystérieux se multiplièrent rapidement dans toutes les provinces de l’empire romain. Les personnes qui, par leur âge, leur sexe ou leurs occupations, étaient le moins capables de juger, celles qui n’avaient aucune habitude des méditations abstraites, aspirèrent à contempler l’essence de la nature divine : et Tertullien[38] se glorifie avec emphase de ce qu’un artisan chrétien peut répondre, sans hésiter à des questions qui auraient embarrassé tous les sages de la Grèce. Quand il s’agit de sujets si éloignés de notre portée, la différence de l’homme du génie le plus sublime à l’homme le plus borné, doit être considérée comme infiniment petite. On pourrait toutefois calculer les degrés de la faiblesse par ceux de l’obstination et de la suffisance dogmatique. Au lieu de continuer à traiter ces questions comme un amusement propre à remplir les moments d’oisiveté on les regarda comme la plus sérieuse affaire de cette vie, et comme une préparation indispensable pour la vie à venir. Une théologie à laquelle il était important de croire, dont on ne pouvait douter sans impiété, et qu’il pouvait même être dangereux de ne pas bien comprendre, devint le sujet familier des méditations et des conversations du peuple. Le zèle ardent de la dévotion enflamma la froide indifférence de la philosophie, et les métaphores mêmes du langage usité servirent à corrompre le jugement et à tromper l’expérience. Les chrétiens, tout en abhorrant le mode impur de génération admis dans la mythologie des Grecs[39], raisonnaient cependant d’après l’analogie établie entre le Père et son fils. La qualité de fils semblait nécessiter une soumission perpétuelle envers l’auteur volontaire de son existence[40]. Mais comme l’acte de la génération est supposé dans le sens le. plus métaphysique et le plus abstrait, transmettre tous les avantages d’une nature égale[41] ; ils n’osaient point fixer des bornes au pouvoir ou à l’existence du fils d’un père éternel et tout puissant. Les chrétiens de Bithynie déclarèrent devant le tribunal de Pline, quatre-vingts ans après la mort de Jésus-Christ, qu’ils l’invoquaient comme un Dieu ; et les différentes sectes qui prennent la dénomination de ses disciples[42], ont perpétué ses honneurs divins dans tous les siècles et dans tous les pays. Leur tendre respect pour la mémoire du Christ, et l’horreur qu’ils ressentaient pour le culte d’un être créé, leur auraient fait adopter la divinité égale et absolue du logos, si l’essor rapide qui les portait vers le trône du ciel n’eût été imperceptiblement réprimé par la crainte de violer l’unité et la suprématie du père du Christ et de l’univers. On peut remarquer dans les ouvrages des célèbres théologiens qui ont écrit vers la fin du siècle apostolique et avant la controverse arienne, l’incertitude et la perplexité des chrétiens dans le choix de ces deux opinions. Les orthodoxes et les hérétiques réclament, avec une confiance égale, l’autorité de ces écrivains ; et les critiques les plus judicieux ont avoué que, si ces docteurs ont été assez heureux pour posséder les vérités de la foi catholique, ils ont eu aussi le tort d’exprimer leurs sentiments en termes vagues, inexacts, et quelquefois contradictoires[43].

II. La dévotion des individus fut la première différence qui distingua les chrétiens des platoniciens ; la seconde fut dans l’autorité de l’Église. Les disciples de la philosophie soutenaient leurs droits à la liberté intellectuelle, et leur respect pour les sentiments, de leurs maîtres était un tribut volontaire qu’ils offraient à une raison supérieure. Mais les chrétiens formaient une société nombreuse et disciplinée. Leurs lois et leurs magistrats exerçaient une juridiction sévère sur les pensées des fidèles. On fixa leur imagination flottante par des symboles et par des professions de foi[44]. La liberté particulière du jugement fût soumise aux décisions des synodes généraux. L’autorité des théologiens se régla sur leur rang ecclésiastique ; et les évêques, successeurs des apôtres, infligeaient les censures de l’Église à ceux qui s’écartaient de la foi orthodoxe. Mais dans un siècle de controverse religieuse, la contrainte ajoute une nouvelle force à l’activité de l’imagination, et des motifs d’ambition ou d’avarice animaient quelquefois le zèle ou l’obstination d’un esprit rebellé. Un argument métaphysique devenait la cause ou le prétexte d’une contestation politique. Les subtilités de l’école platonicienne servaient de signes de ralliement aux factions populaires, et l’aigreur de la dispute augmentait la distance qui séparait les opinions respectives. Tant que les hérésies obscures de Praxeas et de Sabellius s’efforcèrent de confondre le père avec le fils[45], on doit excuser les orthodoxes d’avoir tenu plus rigoureusement à la distinction qu’à l’égalité des personnes divines ; mais lorsque la chaleur de la controverse fût calmée, et que les Églises de Rome, d’Afrique et d’Égypte, ne craignirent plus les progrès des sabelliens, les opinions théologiques prirent un cours plus tranquille, mais plus invariable, vers l’extrémité contraire, et les docteurs les plus orthodoxes se permirent des expressions et des définitions qu’ils avaient condamnées dans la bouche des sectaires[46]. Lorsque l’édit de tolérance eut rendu aux chrétiens la paix et le loisir, la controverse des trinitaires se ranima dans l’ancienne présidence de l’école platonicienne, la savante riche et tumultueuse ville d’Alexandrie ; et la flamme de la discorde religieuse se communiqua rapidement des écoles au clergé, au peuple, à la province et dans tout l’Orient. On agita les questions abstraites de l’éternité du logos, dans les conférences ecclésiastiques et dans les sermons. Le zèle d’Arius et celui de ses adversaires rendirent bientôt publiques ses opinions hétérodoxes[47]. Ses antagonistes les plus violents rendaient hommage à son érudition et à la pureté de ses mœurs. Ce célèbre ecclésiastique s’était présenté, dans une élection, pour obtenir l’épiscopat, et il y avait renoncé peut-être par générosité[48] : son concurrent Alexandre devint son juge. On plaida la cause devant lui, et, après avoir paru hésiter quelque temps, le sénat prononça la sentence finale comme un article de foi essentielle[49]. L’indocile Arius osa résister à l’autorité de son évêque irrité, et fut banni de la communion de l’Église ; mais son orgueil se soutint par la faveur d’un parti nombreux. Il comptait au nombre de ses partisans déclarés deux évêques de l’Égypte, sept prêtres, douze diacres, et, ce qui paraîtra peut-être incroyable, sept cents vierges. La majeure partie des évêques d’Asie paraissait favoriser ses opinions. Ils avaient à leur tête Eusèbe de Césarée, le plus savant des prélats chrétiens, et Eusèbe de Nicomédie, qui avait acquis une grande réputation comme homme d’État, sans avoir rien perdu de celle d’un saint. Les synodes de la Palestine et de la Bithynie furent opposés aux synodes de l’Égypte. Cette dispute théologique attira l’attention du prince et celle du peuple, et fut soumise, au bout de six ans[50], à l’autorité suprême du concile général de Nicée.

Lorsqu’on eut imprudemment exposé les mystères de la foi chrétienne aux discussions du public, on pût reconnaître que l’intelligence humaine, était capable de se former trois systèmes différents, sur la nature de la divine Trinité ; on prononça qu’aucun des trois n’était absolument exempt, d’erreur et d’hérésie[51]. 1° Selon la première hypothèse, soutenue par Arius et par ses disciples, le logos était une production dépendante et spontanée, créée de rien par la volonté du père éternel, le fils, par lequel toutes choses ont été faites[52], avait été engendré avant tous les mondes, et les plus longues périodes astronomiques n’étaient qu’une seconde si on les comparait à la durée de son existence ; cette durée n’était cependant pas infinie[53], et des temps avaient précédé l’ineffable génération du logos. Le père tout-puissant avait transmis à ce fils unique sa vaste intelligence, son esprit, et l’avait empreint de tout l’éclat de sa gloire. Image visible de la perfection invisible, il voyait au-dessous de lui, à une distance incommensurable, les trônes des archanges. Il ne brillait cependant que d’une lumière réfléchie et, comme les fils des empereurs romains décorés du titre de César ou d’Auguste[54], il gouvernait le monde en obéissant aux volontés de son père et son maître. 2° Dans la seconde hypothèse le logos possédait toutes les imperfections inhérentes et incommunicables que la religion et la philosophie attribuent au Dieu suprême. Trois esprits ou substances distinctes et infinies, trois êtres égaux et éternels composaient l’essence divine[55] et il y aurait eu contradiction ; si un des trois avait pu un instant ne pas exister ou bien avait dû cesser d’être[56]. Les partisans d’un système qui semblait établir trois divinités indépendantes, s’efforçaient de conserver l’unité d’une première cause si visible dans le dessein et dans l’ordre de l’univers, par l’accord perpétuel de leur administration et la conformité nécessaire de leurs volontés. On peut apercevoir une faible image de cette unité d’action dans la société des hommes et même des animaux. Les causes qui troublent leur harmonie viennent de l’inégalité ou de l’imperfection de leurs facultés. Mais la toute puissance, guidée par une sagesse et une bonté infinis, ne peut manquer de choisir les mêmes pour accomplir les mêmes fins. 3° Trois êtres, tirant d’eux-mêmes la nécessité de leur existence et possédant nécessairement tous les attributs divins dans le degré le plus parfait ; éternels en durée, infinis en espace, intimement présents l’un pour l’autre et pour tout l’univers, impriment dans l’imagination étonnée l’idée d’un seul et même être[57], qui, dans l’ordre de la grâce et celui de la nature, peut se manifester sous différentes formes et être considéré sous différents aspects. Par cette hypothèse, une trinité réelle et substantielle est réduite à une trinité de noms et de modifications abstraites, qui n’existent que dans l’esprit de celui qui les conçoit. Le logos n’est plus une personne, mais un attribut, et ce n’est que dans un sens figuré que l’épithète de fils peut être appliquée à la sagesse éternelle qui était avec Dieu depuis le commencement, et par laquelle, mais non pas par qui, toutes choses ont été faites. L’incarnation du logos n’est plus qu’une simple inspiration de la sagesse divine, qui inspirait l’âme et dirigeait toutes les actions du mortel Jésus. Après avoir ainsi parcouru tout le cercle théologique, on s’aperçoit avec surprise que le système des sabelliens finit où celui des ébionites commence, et, que ce mystère incompréhensible, qui nous oblige à l’adorer, échappe à la curiosité de nos recherches[58].

En supposant les évêques du concile de Nicée[59] en liberté d’obéir aux mouvements de leur conscience, Arius et ses partisans ne pouvaient se flatter d’obtenir la majorité des suffrages en faveur d’une hypothèse si directement contraire aux deux opinions le plus généralement adoptées dans le monde catholique. Les ariens sentirent le danger de leur situation et se revêtirent prudemment de ces vertus modestes rarement pratiquées ou même recommandées dans la fureur des discussions civiles ou religieuses, si ce n’est par le parti le plus faible. Ils prêchaient la modération et l’exercice de la charité chrétienne ; ils appuyaient sur la nature incompréhensible de la question ; et rejetant tous les termes ou les définitions qui ne se trouvaient pas dans les saintes Écritures, ils offraient de satisfaire leurs antagonistes par de très fortes concessions, sans cependant renoncer tout à fait à leurs principes. La faction victorieuse recevait leurs propositions, avec une méfiance hautaine, et tâchait de découvrir quelque article de différence inadmissible qui pût constater l’hérésie et les suites dangereuses de l’arianisme. On lut publiquement, et on déchira avec mépris une lettre dans laquelle Eusèbe de Nicomédie, le protecteur des ariens, avouait ingénument que l’admission de l’homoousion ou consubstantiel, expression familière aux platoniciens, était incompatible avec leur système de théologie. Les évêques qui faisaient la loi dans le concile, saisirent avidement cette heureuse occasion ; et, suivant l’énergique expression de saint Ambroise[60], le glaive que l’hérésie avait elle-même tiré du fourreau, leur servit pour abattre la tête de ce monstre détesté. La consubstantialité du Père et du fils fut établie par le concile de Nicée ; et elle a été unanimement reçue comme un article fondamental de la foi chrétienne par le consentement des Églises grecques, latines, orientales et protestantes. Mais si le même mot n’eût pas servi également à rendre les hérétiques odieux et à unir les catholiques, il n’aurait pas rempli le bût de la majesté du concile qui l’avait adopté comme un article de foi. Cette majorité était divisée en deux partis, dont l’un penchait pour les opinions des trithéistes, et d’autre pour celles des sabelliens. Mais comme ces deux extrêmes semblaient taper ou la religion naturelle ou la révélation, ils convinrent mutuellement de mitiger la rigueur de leurs principes et de désavouer les conséquences justes, mais odieuses, que leurs adversaires pouvaient en tirer. L’intérêt de la cause commune les engagea à unir leurs forces et à celer leurs différends ; les conseils d’une tolérance salutaire calmèrent leur animosité et leurs disputes furent suspendues par le moyen du mystérieux homoousion, que les deux partis avaient la liberté d’expliquer conformément à leurs opinions particulières. L’interprétation des sabelliens, qui avait obligé, cinquante ans auparavant, le concile d’Antioche[61] à proscrire l’usage de cette expression fameuse, la rendait précieuse à ceux d’entre les théologiens qui inclinaient secrètement pour une trinité purement de nom ; mais les saints les plus célébrés du temps d’Arius, l’intrépide Athanase, le savant Grégoire de Nazianze, et les autres piliers de l’Église qui défendaient avec talent et avec succès la doctrine de Nicée, semblaient regarder le nom de substance comme le synonyme de nature, et ils essayaient d’en expliquer la signification en affirmant que trois hommes étaient consubstantiels ou homoousiens puisqu’ils étaient de la même espèce[62]. Cette égalité distincte fut tempérée d’une part par la connexion interne et par la pénétration spirituelle qui unit, indissolublement les personnes divines[63] ; et de l’autre, par la prééminence du père, qui l’on reconnaissait en tant qu’elle était compatible avec l’indépendance du fils[64]. Telles étaient les bornes dans lesquelles pouvait se mouvoir en toute sûreté le fil incertain et presque invisible de l’orthodoxie. De quelque côté qu’on en sortît, les hérétiques et les démons, placés en embuscade, guettaient, pour les saisir et les dévorer au passage, ceux qui avaient le malheur de s’égarer. Mais comme les degrés de haine théologique dépendent beaucoup plus des motifs de rivalité que de l’importance de la question, les hérétiques qui refusaient au fils quelques attributs, étaient plus odieux et plus sévèrement traités que ceux qui niaient son existence. Saint Athanase passa sa vie à combattre l’extravagance impie des ariens[65] ; mais il défendit pendant vingt ans le sabellianisme de Marcellus d’Ancyre ; et après qu’il eut été forcé d’abandonner son parti, il ne parla jamais qu’avec un sourire équivoque des erreurs légères de son respectable ami[66].

L’autorité d’un concile général, auquel les ariens furent eux-mêmes forcés de se soumettre, imprima sur les bannières du parti orthodoxe le caractère mystérieux du mot homoousion, qui contribua, nonobstant quelques débats obscurs, et quelques combats nocturnes, à maintenir et à perpétuer l’uniformise de la foi, ou du moins de son langage. Les consubstantialistes, à qui leur succès a obtenu le titre de catholiques, se glorifiaient de l’invariable simplicité de leur symbole ; ils insultaient aux variations continuelles de leurs adversaires, privés d’une règle de foi incontestable. La sincérité ou les artifices des chefs ariens, la crainte des lois ou celle des peuples, leur vénération pour le Christ, leur haine pour saint Athanase, toutes les causes sacrées et profanes qui déterminent ou dérangent les projets d’une faction religieuse, introduisirent parmi les sectaires un esprit de discorde et d’inconstance qui donna naissance, en peu d’années, à dix-huit différents systèmes de religion[67], et vengea l’autorité de l’Église qu’ils avaient bravée. L’ardent saint Hilaire[68], que la rigueur de sa propre situation disposait plutôt à dissimuler les erreurs du clergé d’Orient qu’à les exagérer, déclare que dans la vaste étendue des dix provinces de l’Asie, dans laquelle il était exilé on ne trouvait qu’un très petit nombre de prélats qui conservassent la connaissance du vrai Dieu[69]. Les persécutions qu’il avait éprouvées, les désordres dont il était le témoin et la victime calmèrent momentanément ses passions irascibles ; et dans le discours suivant, dont je vais transcrire quelques lignes, l’évêque de Poitiers se laisse aller, sans y pendre garde, au ton d’un philosophe chrétien. C’est, dit saint Hilaire, une chose aussi déplorable que dangereuse, qu’il y ait autant de professions de foi que d’opinions parmi les hommes, autant de doctrines que d’inclinations, et autant de sources de blasphèmes qu’il y a de péchés parmi nous, parce que nous faisons arbitrairement des symboles que nous expliquons arbitrairement. L’homoousion est successivement rejeté, reçu et expliqué dans différents conciles. La ressemblance totale ou partielle du père et du fils dévient, dans ces temps malheureux, un sujet de dispute. Chaque année, chaque mois nous inventons de nouveaux symboles pour expliquer des mystères invisibles. Nous nous repentons de ce que nous avons fait, nous défendons ceux qui se repentent, nous anathématisons ceux que nous avons défendus, nous condamnons la doctrine des autres parmi nous, ou notre doctrine chez les autres ; et en nous déchirant avec une fureur réciproque, nous avons travaillé à notre ruine mutuelle[70].

On n’attend pas de moi, on trouverait peut-être mauvais que j’enflasse cette digression théologique par un examen minutieux des dix-huit symboles ou confessions de foi différentes dont les auteurs ont presque tous désavoué le nom odieux de l’arianisme dans lequel ils avaient pris naissance. On peut prendre plaisir à tracer la forme et la végétation d’une plante bizarre, mais une description fastidieuse de feuilles sans fleurs, de branches sans fruits, épuiserait bientôt la patience sans satisfaire la curiosité. Je citerai cependant une des questions qui s’éleva dans la controverse arienne, parce qu’elle produisit et servit à distinguer trois sectes qui n’étaient unies ensemble que par leur aversion commune pour l’homoousion du concile de Nicée. 1° Leur demandait-on si le fils était semblable au père, les hérétiques qui suivaient les principes d’Arius, et même les disciples de la philosophie, répondaient négativement sans hésiter, et faisaient une grande différence, entré le Créateur et la plus parfaite de ses créatures. Ce raisonnement, facile à comprendre, fut soutenu par Ætius[71], que le zèle de ses adversaires a surnommé l’athée. Son génie actif et entreprenant lui avait fait essayer de tous les métiers. Il avait été successivement esclave ou du moins journalier, chaudronnier, ambulant, orfèvre, médecin, maître d’école, théologien, et enfin l’apôtre d’une nouvelle Église qui se multiplia par l’habileté de son disciple Eunomus[72]. Armé des textes de la sainte Écriture et des syllogismes captieux de la logique d’Aristote, le subtil Ætius avait acquis la réputation d’un argumentateur invincible, qu’il était impossible de convaincre ou d’embarrasser. Ce talent lui valut l’amitié des évêques ariens ; mais ils furent obligés d’abandonner et même de persécuter un allié dangereux, dont les arguments adroits et serrés rendaient leur cause odieuse au peuple et offensaient les plus dévots de leurs prosélytes. 2° La toute-puissance du Créateur suggéra l’idée spécieuse et respectueuse de parité entre le père et le fils, et la foi devait adopter humblement ce que la raison ne pouvait se dispenser d’admettre, qu’un Dieu suprême avait sans doute la puissance de communiquer ses perfections infinies, et de créer un être, semblable à lui[73]. Les ariens étaient puissamment soutenus par l’autorité et les talents de leurs chefs, qui avaient remplacé Eusèbe, et qui occupaient les principaux siéges de l’Orient ; ils détestaient hautement, et peut-être avec quelque affectation, l’impiété d’Ætius ; ils faisaient profession de croire, ou sans réserve, ou conformément aux saintes Écritures, que le fils était très différent de toutes les autres créatures et qu’il était semblable au père seulement ; mais ils niaient qu’il fût ou de la même ou d’une semblable substance. Ils déclaraient quelquefois hardiment leur séparation sur ce point, et dans d’autres occasions, ils bataillaient sur le mot substance, qui semble renfermer une notion complète ou du moins distincte de la nature de la Divinité. 3° La secte qui soutenait la doctrine d’une substance semblable était la plus nombreuse, au moins dans les provinces de l’Asie ; et s’il est vrai que les chefs des deux partis se soient trouvés assemblés au concile de Séleucie[74], leur opinion aurait prévalu par une majorité de cent cinq évêques contre quarante-trois. Le mot grec que l’on choisit pour exprimer cette mystérieuse ressemblance a une si grande affinité avec le symbole orthodoxe, que les profanes de tous les siècles ont tourné en ridicule les querelles violentes dont une seule diphtongue avait été la source entre les homoousiens et les homoiousiens. Comme il arrive souvent que les sons et les caractères qui ont ensemble le plus de rapport, servent à représenter les idées les plus opposées, l’observation paraîtrait ridicule si l’on pouvait découvrir quelque différence réelle et sensible entre la doctrine de ceux qu’on appelait improprement semi ariens, et la doctrine des catholiques. L’évêque de Poitiers, qui, dans la Phrygie où il était exilé, travaillait sagement à concilier les deux partis, cherche à prouver que, par une interprétation pieuse et fidèle[75], on peut réduire l’homoiousion au sens de consubstantiel. Il avoue cependant que ce mot a quelque chose d’obscur et de suspect ; et, comme si l’obscurité était l’essence des querelles théologiques, les semi ariens, qui, touchaient aux portes de l’Église, furent ceux qui les assaillirent avec la plus implacable fureur.

Les provinces de l’Égypte et de l’Asie, qui avaient adopté la langue et les mœurs des Grecs, étaient infectées du poison de la controverse sur l’arianisme. L’étude familière du système de Platon, un penchant naturel pour la discussion, un idiome harmonieux et abondant, étaient pour le peuple et le clergé de l’Orient une source inépuisable de mots, de distinctions ; et, dans la chaleur de la dispute, ils oubliaient également le doute recommandé par la philosophie et la soumission exigée par la religion. Les peuples de l’Occident étaient d’un caractère moins curieux. Des objets invisibles avaient moins de prise sur leurs passions ; ils exerçaient plus rarement leur imagination dans l’art dangereux de la dispute ; et telle était l’heureuse ignorance de l’Église gallicane, que plus de trente ans après le premier concile général, saint Hilaire lui-même n’avait point encore connaissance du symbole de Nicée[76]. Les Latins n’avaient reçu les lumières de la science divine que par le moyen faible, obscur et douteux, d’une traduction. La pauvreté et l’inflexibilité naturelles de leur langue manquaient souvent d’équivalents pour les termes grecs et pour les mots techniques de la philosophie platonicienne[77], qui avaient été consacrés par l’Évangile ou par l’Église à exprimer les mystères de la foi chrétienne. Un seul mot défectueux aurait pu introduire dans la théologie latine une longue suite d’erreurs et de perplexités[78]. Mais comme les provinces occidentales avaient eu le bonheur de puiser leur religion dans une source orthodoxe, elles conservèrent avec constance la doctrine qu’elles avaient reçue avec docilité ; elles avaient été munies, par les soins, paternels du pontife romain, du préservatif efficace de l’homoousion avant que la contagion de l’arianisme se fût étendue jusqu’à leurs frontières. Leurs caractères et leurs sentiments se firent connaître dans le synode mémorable de Rimini ; plus nombreux que le concile de Nicée, puisqu’il rassembla plus de quatre cents évêques d’Italie, d’Afrique, d’Espagne, des Gaules, de la Bretagne et de l’Illyrie. Après les premiers débats, le parti arien se trouva composé de quatre-vingts évêques, quoique tous affectassent d’anathématiser le nom et la mémoire d’Arius. L’infériorité de ce nombre était compensée par les avantages de l’adresse, de l’expérience et de la conduite. Ursace et Valens, deux prélats d’Illyrie, dirigeaient la minorité ; ils avaient passé leur vie dans les conciles et dans les intrigues des cours et s’étaient formés sous le savant Eusèbe dans les guerres religieuses de l’Orient. A force d’arguments et de négociations, ils embarrassèrent, étourdirent et trompèrent l’honnête simplicité des évêques latins, qui se laissèrent enlever le palladium de la foi plus par ruse et par importunité que par violence. On empêcha le concile de Rimini de se séparer jusqu’à ce que ses membres eussent signé une profession de foi captieuse dans laquelle on inséra, en place de l’homoousion, quelques expressions susceptibles d’une interprétation hérétique. Ce fut dans cette occasion que, selon saint Jérôme, l’univers s’étonna de se trouver arien[79]. Mais les évêques des provinces latines, à peine arrivés dans leurs diocèses, s’aperçurent de leur erreur, se repentirent de leur faiblesse, et désavouèrent avec horreur leur ignominieuse capitulation. L’homoousion, dont les fondements n’avaient été qu’ébranlés, se trouva plus solidement établi que jamais dans toutes les Églises de l’Occident[80].

Tels furent la naissance, les progrès et les révolutions des disputes théologiques qui troublèrent la paix de la chrétienté sous les règnes de Constantin et de ses fils. Mais comme ces princes prétendaient étendre leur despotisme sur les opinions comme sur la fortune et sur la vie de leurs sujets, le poids de leur suffrage entraînait souvent la balance ecclésiastique, et les prérogatives du roi du ciel étaient fixées, changées ou modifiées dans le cabinet d’un roi de la terre.

Quoique le funeste esprit de discorde qui avait pénétré dans toutes les provinces de l’Orient eût troublé le triomphe de Constantin, il vit d’abord l’objet de la dispute avec une froide indifférence. Ignorant encore que les querelles théologiques fussent si difficiles à apaiser, il écrivit avec douceur aux deux antagonistes, Alexandre et Arius[81] ; et il paraît avoir plutôt écouté dans sa lettre la raison indépendante d’un politique ou d’un soldat, que les principes ou les suggestions de ses conseillers ecclésiastiques. Constantin attribue l’origine de cette controverse à une dispute subtile et frivole sur un point incompréhensible de la loi. Il blâme également l’indiscrétion du prélat qui a élevé la question, et l’imprudence du prêtre qui a voulu la résoudre. Il s’afflige que des chrétiens qui adorent le même Dieu, qui ont la même religion et la même doctrine, puissent être divisés par des distinctions de si peu d’importance ; et il recommande sérieusement au clergé d’Alexandrie l’exemple des philosophes de la Grèce, qui soutenaient leurs arguments sans colère, et conservaient la liberté des opinions sans manquer aux devoirs de l’amitié. L’indifférence dédaigneuse du souverain aurait peut-être anéanti la dispute, si le torrent populaire avait été moins rapide et moins impétueux, ou si Constantin lui-même avait pu conserver cette froideur prudente au milieu du fanatisme et des factions. Mais ses ministres ecclésiastiques trouvèrent bientôt le moyen d’égarer en lui l’impartialité du magistrat, et de réveiller le zèle du prosélyte. Il fut irrité des insultes faites à ses statues ; il s’alarma de la grandeur réelle et encore plus de la grandeur imaginaire d’un mal qui faisait de si rapides progrès ; et du moment où il rassembla trois cents évêques dans les murs d’un même palais, il éteignit tout espoir de réunion et de tolérance. La présence du monarque augmentait l’importance des débats, son attention multipliait les arguments, il s’exposait lui-même avec une intrépidité patiente qui animait la valeur des combattants. On a fort exalté l’éloquence et la sagacité de Constantin[82]. Cependant un général romain dont la religion était encore douteuse, et dont l’esprit n’était éclairé ni par l’étude ni par l’inspiration ; était peu capable sans doute de discuter en langue grecque une question métaphysique, ou un article de foi. Mais le crédit d’Osius, son favori, qui paraît avoir présidé au concile de Nicée, peut avoir disposé Constantin en faveur du parti orthodoxe, et l’avoir animé contre les hérétiques ; le soin qu’on prit de lui insinuer à propos que ce même Eusèbe de Nicomédie, qui se déclarait alors leur protecteur, avait précédemment favorisé l’usurpateur durant la guerre civile, dut encore l’exaspérer contre eux[83]. Constantin ratifia le symbole de Nicée, et cette déclaration positive que ceux qui résisteraient au jugement divin du concile pouvaient se préparer à l’exil, étouffa sur le champ les murmures d’un petit nombre d’opposants. De dix-sept évêques qui protestaient, le nombre fut immédiatement réduit à deux. Eusèbe de Césarée donna un consentement équivoque à l’homoousion[84], et la conduite faible et incertaine d’Eusèbe de Nicomédie ne servit qu’à retarder d’environ trois mois sa disgrâce et son exil[85]. On bannit l’impie Arius dans le fond de l’Illyrie, et ses disciples furent flétris par la loi de la dénomination odieuse de porphyriens. On brûla publiquement ses écrits, et il fut défendu, sous peine de la vie, d’en conserver. Enfin l’empereur s’était pénétré de l’esprit de la controverse, et le style de ses édits, pleins de sarcasmes et d’invectives, avait pour but d’inspirer à ses sujets la haine qu’il ressentait contre les ennemis du christ[86].

Mais, comme si la conduite de Constantin eût été l’effet de sa colère plutôt que de ses principes, trois ans s’étaient à peine écoulés depuis le concile de Nicée, qu’il laissa apercevoir quelques symptômes de pitié, et même d’indulgence, pour la secte proscrite que protégeait en secret celle de ses sœurs qu’il aimait le plus ; il rappela les exilés ; et Eusèbe de Nicomédie, reprenant bientôt son ascendant sur l’esprit de Constantin, fut remis en possession du siège épiscopal dont il avait été ignominieusement chassé. Arius lui-même reçut à la cour les honneurs et les respects que l’on doit à l’innocence opprimée. Le synode de Jérusalem approuva sa doctrine, et l’empereur parut empressé de réparer son injustice, en le faisant admettre par un ordre absolu, à la communion publique dans la cathédrale de Constantinople. Arius mourut le jour même où il devait jouir de son triomphe. Les étonnantes et horribles circonstances de sa mort ont donné à penser que les saints orthodoxes avaient contribué par des moyens plus efficaces que leurs prières, à délivrer l’Église du plus formidable de ses ennemis[87]. D’après différentes accusations, saint Athanase d’Alexandrie, Eustache à Antioche et Paul de Constantinople, les principaux chefs du parti catholique, furent jugés et déposés sur les sentences de plusieurs conciles. Constantin les relégua dans les provinces les plus éloignées de sa cour ; et le premier des empereurs chrétiens, dans ses derniers moments, reçut le sacrement du baptême des mains de l’évêque arien de Nicomédie. On ne peut justifier le gouvernement ecclésiastique de Constantin, du reproché de faiblesse et de légèreté ; mais le monarque crédule et peu au fait des stratagèmes de l’esprit de parti, peut s’être laissé séduire par les protestations modestes et trompeuses des hérétiques, dont il ne comprit jamais parfaitement les opinions. Tandis qu’il protégeait Arius et qu’il persécutait saint Athanase, il n’en regardait pas moins le concile de Nicée comme, le rempart de la foi chrétienne et la gloire particulière de son règne[88].

Les fils de Constantin ont sans doute été admis dès leur enfance au nombre des catéchumènes ; mais ils différèrent leur baptême, à l’exemple de leur père, et prétendirent prononcer, comme lui, leur jugement sur les mystères dans lesquels ils n’avaient jamais été régulièrement initiés[89]. Le sentiment de Constance, qui hérita des provinces de l’Orient, et qui réunit enfin tout l’empire sous un seul maître, décida, en quelque façon, du sort des trinitaires. Le prêtre ou évêque arien qui avait dérobé pour lui le testament de Constantin, profita de l’heureuse occasion qui l’avait introduit dans la familiarité d’un prince dont les domestiques favoris dirigeaient les conseils. Les eunuques et les esclaves répandaient le poison spirituel dans le palais ; les femmes de l’impératrice le communiquaient aux gardes, et l’empereur le recevait de l’impératrice, elle-même[90]. Le penchant que Constance avait toujours témoigné pour la faction d’Eusèbe, fut cultivé avec succès par l’habileté des chefs de ce parti ; et la victoire que l’empereur remporta sur Magnence lui donna une nouvelle disposition et de nouvelles facilités pour faire servir son pouvoir à protéger l’arianisme. Tandis que les deux armées combattaient dans la plaine de Mursa et que le sort des rivaux dépendait de la victoire, le fils de Constantin, prosterné au pied des autels dans l’église des Martyrs, était en proie aux plus vives inquiétudes. Son consolateur spirituel, Valens, évêque arien du diocèse, prenait des précautions pour s’assurer sa faveur, en lui annonçant le premier son triomphe, ou en lui ménageant les moyens de fuir s’il était vaincu. Une chaîne secrète de messagers agiles et sûrs lui rendait compte à chaque instant des vicissitudes du combat ; et, tandis que l’empereur tremblait au milieu de ses pâles et mornes courtisans, l’évêque lui annonça que les légions de la Gaule étaient vaincues ; et laissa entendre, avec quelque présence d’esprit, qu’un ange lui avait révélé ce glorieux événement. Le monarque reconnaissant attribua le succès de la journée aux mérites et à l’intercession de l’évêque de Mursa, dont la foi avait mérité que le ciel se déclarât pour lui par cette marque signalée et miraculeuse de son approbation[91]. Les ariens, qui regardaient la victoire de Constance comme la leur propre, mirent sa gloire au-dessus de celle de son père[92]. Cyrille, évêque de Jérusalem, donna, immédiatement après la bataille, la description d’une croix céleste, environnée d’un brillant arc-en-ciel. Il prétendit qu’au jour de la Pentecôte, environ à la troisième heure, cette croix avait paru, au-dessus de la montagne des Olives, la grande édification des pèlerins et du peuple de la sainte cité[93]. On augmenta peu à peu l’étendue de ce météore. L’historien arien n’a pas craint d’affirmer que les deux armées l’avaient aperçue des plaines de la Pannonie, et que l’usurpateur de la Gaule, qu’il traite à dessein d’idolâtre, avait pris la fuite devant ce signe protecteur de l’orthodoxie chrétienne[94].

Le sentiment d’un judicieux étranger qui a considéré impartialement les progrès de la discorde civile et religieuse, mérite ici notre attention. Quelques lignes d’Ammien, qui servait dans les armées de Constance, et qui avait étudié le caractère de l’empereur, nous instruiront plus que des pages. d’invectives scolastiques. Constance, dit cet historien modéré, a défiguré, par les rêveries de la superstition, la religion chrétienne, qui, en elle-même, est claire et simple. Au lieu d’employer son autorité à réconcilier les deux partis, il a encouragé et propagé, par des disputes de mots, les différends qu’avait excités sa vaine curiosité. Les grands chemins étaient constamment couverts d’une troupe d’évêques qui galopaient d’une province à une autre, pour se rendre à des assemblées qu’on appelle synodes, et ces orgueilleux prélats épuisaient l’établissement des postes par les courses rapides et multipliées qu’ils faisaient pour réduire toute la secte à leur opinion particulière[95]. La connaissance détachée que nous avons des événements de l’histoire ecclésiastique sous le règne de Constance, fournirait un ample commentaire à ce passage remarquable, qui justifie les inquiétudes trop fondées de saint Athanase. Il craignait, disait-ils, que l’activité turbulente d’un clergé parcourant tout l’empire en quête de la véritable foi, n’excitât le rire et le mépris des infidèles[96]. Dés que l’empereur se vit délivré des terreurs de la guerre civile, il consacra son loisir, dans ses quartiers d’hiver à Arles, à Milan, à Sirmium et Constantinople, aux passe-temps ou aux travaux de la controverse. Le glaive du magistrat et même du tyran appuya les arguments du théologien ; et comme Constance a condamné les décrets orthodoxes du concile de Nicée, il est généralement reconnu que son ignorance et son incapacité égalaient sa présomption[97]. Les eunuques, les femmes et les évêques qui gouvernaient cet esprit faible et vain, lui avaient inspiré une aversion invincible pour l’homoousion, mais sa conscience timide s’effrayait de l’impiété d’Ætius. La dangereuse faveur du malheureux Gallus avait aggravé le crime de cet athée, qu’on accusait même d’avoir contribué, par des suggestions et des sophismes, à faire massacrer à Antioche les ministres impériaux. L’esprit de Constance, incapable de se laisser fixer par la foi ou modérer par la prudence, égaré dans un abîme obscur, se précipitait aveuglément dans l’extrémité opposée à celle qui l’épouvantait. Il embrassait et condamnait successivement les mêmes opinons ; tantôt il exilait, et tantôt il rappelait les chefs des factions arienne et semi arienne[98]. Durant la saison des affaires et des fêtes publiques il passait les jours et même les nuits à choisir des mots et à peser des syllabes pour en composer les articles incertains de sa foi, qu’il méditait jusque dans son sommeil ; et l’on recevait ses songes incohérents comme des visions célestes. Constance acceptait avec complaisance le titre pompeux d’évêque des évêques, que lui conféraient des ecclésiastiques qui oubliaient les intérêts de leur ordre pour ceux de leurs passions. Le projet d’établir une uniformité de doctrine, pour laquelle il assembla tant de conciles dans les Gaules, dans l’Italie, dans l’Asie et dans l’Illyrie, fut sans cessé déconcerté par sa propre inconstance, par les dissensions des ariens, et par la résistance des catholiques. Il résolut enfin, par un dernier effort qu’il pensait devoir être décisif, d’assembler un concile général dont il dicterait impérieusement les décrets. Le terrible tremblement de terre de Nicomédie, la difficulté de trouver un lieu convenable ; et peut-être des motifs secrets de politique, firent changer les arrangements. Les évêques de l’Orient récurent ordre de s’assembler à Séleucie en Isaurie, et ceux de l’Occident tinrent leurs séances à Rimini, sur la côte de la mer Adriatique. Au lieu de ne demander à chaque province que deux ou trois députés, l’empereur convoqua le corps entier des évêques. Après quatre jours de débats violents, le concile d’Orient se sépara sans rien décider. Celui d’Occident continua pendant sept mois. Taurus préfet prétorien, avait ordre de ne laisser partir les prélats que quand ils auraient unanimement adopté la même opinion ; il était autorisé à exiler quinze des plus indociles, et avait la promesse du consulat en cas qu’il fit réussir cette difficile entreprise. Ses sollicitations et ses menaces, l’autorité du souverain, les sophismes de Valens et d’Ursace, le malaise, le froid, la faim, l’ennui profond d’un exil sans terme, arrachèrent enfin à la répugnance des évêques de Rimini le consentement qui leur était demandé (an 360). Les députés de l’Orient et de l’Occident se rendirent à Constantinople dans le palais de l’empereur, et il eut la satisfaction de donner à l’univers une profession de foi qui établissait la ressemblance sans exprimer la consubstantialité du fils de Dieu[99]. Mais le triomphé de l’arianisme avait été précédé de l’éloignement du clergé orthodoxe, qu’on ne put ni corrompre ni intimider ; et la persécution injuste et inutile du grand saint Athanase déshonora le règne de Constance.

On a rarement occasion de remarquer, soit dans la vie active, soit dans la vie spéculative, les effets que peut produire, et les obstacles que peut surmonter le génie l’un seul homme quand il s’applique invariablement à un seul objet. Le nom immortel d’Athanase[100] sera toujours étroitement lié à la doctrine catholique de la Trinité, à la défense de laquelle il consacra tous les moments de sa vie et toutes les facultés de son être. Élevé dans la maison d’Alexandre, il s’était vigoureusement opposé à l’hérésie arienne dès ses commencements. Il avait rempli pendant la vieillesse de ce prélat, les importantes fonctions de son secrétaire et les vertus naissantes du jeune diacre frappèrent, les pères du concile de Nicée de surprise et de respect. Un danger public fait souvent oublier les misérables prétentions de l’âge et du rang ; et, cinq mois après son retour de Nicée, le diacre Athanase obtint le siége archiépiscopal d’Alexandrie. Il l’occupa pendant quarante-six ans, et cette longue administration se passa en combats contre l’arianisme. Banni cinq fois de son siège, il consuma vingt ans de sa vie dans l’exil et dans les dangers ; et presque toutes les provinces de l’empire furent successivement témoins de son mérite et des persécutions qu’il souffrit pour la cause de l’homoousion, dont il considérait la défense comme le seul plaisir, la seule affaire, le premier devoir et la gloire de sa vie. Au milieu des orages de la persécution, l’archevêque d’Alexandrie se montra patient dans ses travaux, jaloux de sa réputation, indifférent pour les dangers ; et, quoique atteint de la contagion du fanatisme, saint Athanase déploya une supériorité de caractère et de talents qui le rendait plus digne que les fils dégénérés de Constantin, de gouverner une grande monarchie. Eusèbe de Césarée avait une érudition plus profonde et plus étendue ; l’éloquence sans art d’Athanase ne pouvait se comparer au style élégant d’un Grégoire et d’un Basile ; mais lorsqu’il était appelé à défendre sa conduite ou ses sentiments, il écrivait et parlait, sans préparation, avec une véhémence et une clarté qui entraînaient la persuasion. L’Église orthodoxe l’a toujours considéré comme un de ses plus sages professeurs de théologie, et il avait la réputation d’être versé dans deux sciences profanes, moins convenables à un prélat, dans la jurisprudence[101] et dans la divination[102]. Ses partisans attribuèrent à l’inspiration divine, et ses ennemis imputèrent à une magie infernale quelques conjectures justes qu’il fit sur l’avenir, et dont, en raisonnant avec impartialité, on aurait dû faire honneur à son expérience et à son jugement.

Mais comme le primat d’Égypte eut continuellement à combattre les passions et les préjugés des hommes de tous les états, depuis le moine jusqu’à l’empereur, la connaissance du cœur humain fut sa première étude et la plus importante de ses acquisitions. Il conservait, au milieu des différents aspects d’un théâtre continuellement changeant, un coup d’œil toujours également juste et sûr, et ne manquait jamais de saisir ces moments décisifs dont les génies médiocres ne sentent le prix que quand ils les ont irrévocablement perdus. L’archevêque d’Alexandrie savait distinguer quand il fallait déployer la hardiesse du commandement, ou suivre les voies de l’insinuation, combien de temps il pouvait combattre l’autorité, et quand il était prudent de fuir la persécution. Tandis qu’il dirigeait les foudres de l’Église contre l’hérésie et la rébellion, il conservait au milieu des siens la douceur indulgente et flexible d’un prudent chef de parti. L’élection d’Athanase n’a point échappé aux reproches de précipitation et d’irrégularité[103] ; mais la décence de sa conduite le rendit cher au peuple et au clergé. Les habitants d’Alexandrie voulaient prendre les armes pour la défense de leur éloquent et généreux prélat. L’attachement invariable de son clergé lui servit de soutien ou du moins de consolation dans ses malheurs ; et les cent évêques de l’Égypte défendirent toujours sa cause avec intrépidité. Ainsi qu’auraient pu le lui prescrire l’orgueil et la politique, Athanase visitait son diocèse, depuis les bouches du Nil jusqu’aux confins de l’Éthiopie : il conversait familièrement avec les derniers du peuple, et saluait avec humilité les ermites et les saints du désert[104]. Ce n’était pas seulement dans les assemblées ecclésiastiques, parmi ceux dont le rapprochaient une éducation et des habitudes semblables, qu’Athanase faisait sentir l’ascendant de son génie : il se présentait dans la cour des princes avec une aisance ferme et respectueuse ; et, dans les vicissitudes de sa bonne et de sa mauvaise fortune, il ne perdit jamais ni la confiance de ses amis ni l’estime de ses adversaires.

Dans sa jeunesse, le primat d’Égypte résista à Constantin le Grand, qui lui avait ordonné plusieurs fois d’admettre Arius à la communion catholique[105]. L’empereur respecta d’inflexible opposition d’Athanase, et semblait disposé à la lui pardonner : la faction qui le regardait comme son plus formidable ennemi, fut forcée de dissimuler sa haine, et de préparer de loin une attaque indirecte. On répandit des soupçons et des bruits calomnieux ; on représenta l’archevêque comme un tyran orgueilleux ; on l’accusa hautement d’avoir violé le traité conclu dans le concile de Nicée avec les disciples schismatiques de Mélèce[106]. Saint Athanase avait ouvertement désapprouvé cette paix ignominieuse ; et l’empereur se laissa persuader que le primât abusait de son autorité civile et ecclésiastique, pour persécuter des sectaires qui lui étaient odieux ; qu’il avait brisé d’une main sacrilège un calice dans une de leurs églises de Maræotis ; qu’il avait fait fouetter ou mettre en prison six de leurs évêques, et qu’il avait poussé la cruauté jusqu’à assassiner ou mutiler de sa propre main Arsène, autre prélat du même parti[107]. Ces accusations attaquaient l’honneur et la vie d’Athanase ; Constantin les remit à son frère Dalmatius le Censeur, qui résidait à Antioche. On assembla successivement des synodes à Tyr et à Césarée, et les évêques de l’Orient eurent ordre de juger le primat avant de procéder à la consécration de la nouvelle église de la Résurrection à Jérusalem. Athanase pouvait être sûr de sa propre innocence ; mais, persuadé que la haine qui avait dicté l’accusation, dicterait aussi les procédures et la sentence, il récusa prudemment le tribunal de ses ennemis, méprisa les ajournements du synode de Césarée, et après de longs délais, habilement concertés, ne se soumit enfin qu’à l’ordre absolu de l’empereur, qui menaçait de punir sa désobéissance s’il refusait de comparaître devant le concile de Tyr[108] (an 325), Athanase, avant de quitter Alexandrie, à la tête de cinquante prélats d’Égypte, s’était sagement assuré le secours des mélétiens ; et Arsène lui-même, la prétendue victime et l’ami secret du primat, était caché dans son cortège. Eusèbe de Césarée déploya dans le concile de Tyr, qu’il dirigeait, moins de prudence et plus de passion qu’on n’aurait dû en attendre de ses lumières et de son expérience. Sa nombreuse faction faisait retentir la salle des noms d’homicide et de tyran, et les clameurs étaient encouragées par la patience apparente d’Athanase, qui attendait en silence le moment de répondre d’une manière décisive en faisant paraître au milieu de l’assemblée Arsène plein de vie et sans blessure. Il ne pouvait pas répondre d’une manière si évidente et si victorieuse aux autres accusations : cependant l’archevêque était en état de prouver que dans le village où on l’accusait d’avoir brisé un calice, il n’avait jamais existé ni église, ni autels, ni calice. Les ariens, résolus de trouver leur ennemi coupable, et de le condamner, essayèrent cependant de déguiser leur injustice sous une apparence de formalités judiciaires. Le synode chargea six évêques de faire des informations sur les lieux ; et cette mesuré, à laquelle s’opposèrent rigoureusement les évêques d’Égypte, ouvrit le champ à de nouvelles scènes de violences et de parjures[109]. Lorsque les députes furent revenus d’Alexandrie, la majorité du concile prononça contre Athanase une sentence définitive d’exil et de dégradation. Après avoir dicté un décret plein de fiel, de fureur et de perfidie, qu’ils présentèrent à l’empereur, et qu’ils publièrent dans l’église catholique, les prélats reprirent le maintien dévot qui convenait au pèlerinage du Saint-Sépulcre[110].

Mais Athanase, loin de se soumettre à l’injuste arrêt de ses juges, n’avait pas même voulu y donner quelque poids par sa présence ; et, sans attendre sa sentence, l’intrépide primat, résolu d’apprendre, par une dangereuse expérience, si le trône était inaccessible à la voix de la vérité, se jeta dans une barque prête à partir pour la ville impériale. Craignant que l’empereur ne refusât ou n’éludât une audience s’il la lui demandait, il tint son arrivée secrète ; et, épiant le moment où Constantin, revenant d’une maison de campagne voisine rentrait à cheval dans la ville, l’archevêque, au milieu de la principale rue de Constantinople, se présenta hardiment devant son souverain irrité. Surpris et indigné de cette étrange apparition, Constantin donna ordre à ses gardes d’éloigner, l’importun ; mais un respect involontaire arrêta son ressentiment, et la hauteur du monarque se sentit subjuguée par le courage et l’éloquence d’un évêque qui réclamait sa justice et réveillait sa conscience[111]. Constantin écouta les plaintes d’Athanase avec une attention impartiale et même bienveillante : il fit sommer les juges de lui rendre compte de leurs procédés ; et les artifices de la faction d’Eusèbe auraient été confondus, si une adroite calomnie ne fût venue aggraver les charges portées contre le primat, en y ajoutant la supposition d’un crime impardonnable. On l’accusa du coupable projet de retenir à Alexandrie la flotte chargée de grains pour l’approvisionnement de Constantinople[112]. L’empereur jugea qu’il était prudent d’assurer la paix de l’Égypte par l’absence d’un chef factieux ; niais il refusa de nommer à son archevêché ; et la sentence qu’il prononça, après avoir hésité longtemps, fût plutôt un ostracisme jaloux qu’un exil ignominieux (an 336). Athanase passa vingt-huit mois dans la province reculée de la Gaule, mais à la cour hospitalière de Trèves. La mort de Constantin changea la face des affaires. L’indulgence d’un nouveau règne rétablit Athanase sur son siège archiépiscopal (an 338), et l’honorable édit que donna à cette occasion le jeune Constantin, exprime un sentiment profond de l’innocence, et du mérite de l’hôte respectable qu’il avait reçu dans sa cour[113].

La mort de ce prince exposa le primat d’Égypte à une seconde persécution ; et le faible Constance, souverain de l’Orient, devint bientôt le complice secret du parti d’Eusèbe. Quatre-vingt dix évêques de cette secte, ou plutôt de cette faction, s’assemblèrent à Antioche, sous le prétexte spécieux de dédier la cathédrale. Ils composèrent une profession de foi en termes obscurs, mêlés d’une teinte de semi arianisme, et vingt-cinq canons qui servent encore de règle à la discipline des Grecs orthodoxes[114]. On décida, avec une apparence d’équité, qu’un évêque dépossédé par un synode ne pouvait être remis en possession de son évêché que par un second synode composé du même nombre d’ecclésiastiques ; et on appliqua immédiatement cette loi à la cause d’Athanase. Le concile d’Antioche prononça ou plutôt confirma sa dégradation : un étranger, nommé Grégoire, prit possession de son archevêché ; et Philagrius, préfet d’Égypte[115], eut ordre de soutenir l’autorité du nouveau primat de toute la puissance civile et militaire de la province. Victime de la conspiration des prélats de l’Asie, Athanase se retira d’Alexandrie (an 341) ; et pendant trois ans, exilé et suppliant[116], il assiégea le trône pontifical du Vatican. Par son ardente assiduité à s’instruire dans la langue latine ; il se mit bientôt en état de négocier avec le clergé d’Occident[117]. L’orgueilleux Jules se laissa séduire par ses flatteries délicates, et diriger par ses conseils. Athanase persuada au pontife romain que la gloire de son siège était intéressée à recevoir son appel. Son innocence fut unanimement reconnue dans un concile composé de cinquante évêques d’Italie. Au bout de trois ans, le primat fugitif revint à Milan, à la sollicitation de Constans, qui conservait au milieu de ses dérèglements un zèle sincère pour la foi orthodoxe. L’or vint à l’appui de l’équité[118], et les ministres de Constans, conseillèrent à leur souverain de convoquer une assemblée ecclésiastique qui pût agir comme représentant l’Église catholique (an 346). Quatre-vingt-quatorze évêques de l’Occident et soixante-seize de l’Orient se trouvèrent ensemble à Sardica, sur les confins des deux empires, mais dans les États du protecteur d’Athanase. Leurs débats firent bientôt place à des mesures hostiles. Les évêques d’Orient, se croyant en danger, cherchèrent précipitamment leur sûreté à Philippopolis dans la Thrace, et les deux conciles foudroyèrent réciproquement leurs ennemis qu’ils appelaient pieusement les ennemis du vrai Dieu. Leurs décrets furent publiés et ratifiés dans leurs provinces respectives. Athanase était en même temps révéré comme un saint dans l’Occident, et abhorré comme un scélérat dans l’Orient[119]. Le concile de Sardica découvrit les premiers symptômes de schisme et de discorde entre les Églises grecque et latine, séparées d’abord par une dissidence. accidentelle dans leurs opinions religieuses, et ensuite par la différence permanente de leur langage.

Durant son second exil en Occident, Athanase fut souvent admis en présence de l’empereur dans les différentes villes de Capoue, Lodi, Milan, Vérone, Padoue, Aquilée et Trèves. L’évêque du diocèse l’accompagnait ordinairement dans ces entrevues, et le grand-maître des offices restait toujours devant le voile ou rideau qui masquait l’appartement du souverain. Le primat en appelle à ces témoins respectables de sa constante modération dans ces entretiens[120]. La prudence devait suffire pour lui faire conserver le respect et ce ton de douceur qui convient à un sujet et à un évêque. Dans ces conversations familières avec le monarque de l’Occident, Athanase se bornait sans doute à déplorer l’aveuglement de Constance ; mais, ne ménageant ni les eunuques ni les prélats ariens, qu’il chargeait hardiment de la division de l’Église et du danger auquel la foi catholique se trouvait exposée, il excitait Constans à imiter le zèle et à mériter la gloire de son père. L’empereur déclara qu’il était résolu d’employer les forces militaires et les trésors de l’Europe à soutenir la foi orthodoxe, et fit savoir à son frère Constance, dans une lettre courte et impérative, que s’il ne consentait pas à remettre immédiatement Athanase en possession de sa place et de ses droits, il irait lui-même, suivi d’une flotte et d’une armée, l’installer sur son siége archiépiscopal d’Alexandrie[121]. Mais la condescendance de Constance prévint cette guerre religieuse qui eût fait horreur à la nature, et l’empereur d’Orient daigna faire des avancés de réconciliation à un de ses sujets qu’il avait injustement persécuté. Athanase, usant d’une noble fierté, ne se rendit qu’après trois lettres consécutives de son souverain. Elles étaient remplies de protestations d’estime, d’assurances de protection et de bienveillance, et l’invitaient à se rendre dans son archevêché. Constance ajoutait l’humiliante précaution de faire attester par ses ministres la sincérité de ses intentions ; il la manifesta d’une manière plus éclatante par les ordres positifs qui furent envoyés en Égypte pour rappeler tous les amis et les adhérents d’Athanase, leur rendre leurs privilèges, publier leur innocence, et faire disparaître des registres publics les arrêts illégaux arrachés par le crédit de la faction d’Eusèbe. Après avoir obtenu toutes les sûretés et toutes les satisfactions que pouvaient demander la justice et l’honneur, l’archevêque traversa lentement les provinces de la Thrace, de l’Asie et de la Syrie, et reçut dans sa route, de la bassesse des évêques orientaux, des hommages qui excitaient son mépris sans tromper sa pénétration[122]. Il vit à Antioche l’empereur Constance, reçut avec une assurance modeste les embrassements et les protestations de son maître, et éluda la proposition d’accorder une église particulière aux ariens d’Alexandrie, en demandant une égale tolérance pour ceux de son parti dans les autres villes de l’empire. Cette réponse aurait pu paraître juste et modérée dans la bouche d’un prince indépendant. L’entrée de l’archevêque dans sa capitale fut une procession triomphale. Son absence et ses malheurs l’avaient rendu cher aux habitants d’Alexandrie. L’autorité qu’il exerçait avec rigueur se trouva plus solidement établie, et sa gloire se répandit dans tout le monde chrétien, depuis l’Éthiopie jusque dans la Bretagne[123].

Mais le sujet qui force son souverain à dissimuler ne doit pas compter sur une réconciliation sincère et durable. La mort tragique de Constans priva bientôt Athanase d’un protecteur puissant et généreux. La guerre civile entre l’assassin et le dernier frère de Constans déchira pendant trois ans l’empire, et donna quelques instants de repos à l’Église catholique. Les deux rivaux ménagèrent l’amitié d’un prélat qui, par son autorité personnelle, pouvait fixer la résolution incertaine d’une province importante. Il donna audience aux ambassadeurs de Magnence, avec lequel on l’accusa depuis d’avoir conservé une correspondance secrète[124], et Constance assura le vénérable Athanase, son père chéri, que, malgré les faux bruits débités par leurs ennemis communs, il avait hérité des sentiments aussi bien que des États de son frère[125]. La reconnaissance et l’humanité auraient pu sans doute disposer l’archevêque à déplorer la fin prématurée de Constans, et à détester le crime de Magnence ; mais comme Athanase était convaincu que les craintes de Constance étaient son unique sauvegarde, cette idée refroidissait peut-être un peu la ferveur des prières qu’il adressait au ciel pour le succès de la cause la plus juste. En effet, Athanase dut bientôt attendre sa ruine, non plus des complots et de la haine obscure de quelques évêques superstitieux ou irrités, abusant de l’autorité d’un maître crédule, mais des efforts de l’empereur, qui, laissant éclater un ressentiment longtemps contenu, déclara la résolution de venger ses injures personnelles[126] ; et le premier hiver qu’il passa à Arles, après sa victoire, fut employé à assurer son triomphe sur un ennemi plus odieux que le tyran qu’il venait de vaincre.

Si le caprice du souverain eût exigé la mort du citoyen le plus illustre et le plus vertueux de la république, la violence ouverte de ses satellites et la perfide complaisance des magistrats se seraient empressées à l’envi de le satisfaire. Les précautions, les lenteurs avec lesquelles il fut obligé de procéder à la condamnation et au châtiment d’un évêque aimé du peuple, les difficultés qu’il y trouva, apprirent à l’univers que les privilèges de l’Église avaient déjà ranimé dans le gouvernement romain, le sentiment de l’ordre et de la liberté. La sentence prononcée par le synode de Tyr, et souscrite par la majorité des évêques d’Orient, n’avait pas été formellement annulée, et l’autorité qu’Athanase exerçait dans son diocèse, quoique dégradé par ses confrères, pouvait être regardée comme illégale et même criminelle. Mais Constance voulut d’abord ôter au primat la ressource puissante qu’il avait trouvée dans l’attachement du clergé d’Occident, et s’assurer le consentement des évêques latins, avant de hasarder l’exécution de la sentence. Deux années se passèrent en négociations ecclésiastiques ; la cause de l’empereur contre un de ses sujets fut solennellement débattue dans le synode d’Arles et, peu de temps après, dans le concile de Milan[127], en présence de trois cents évêques. Leur probité se laissa séduire peu à peu par les arguments de la faction arienne, par les artifices des eunuques et par les pressantes sollicitations d’un souverain qui sacrifiait sa dignité à sa vengeance, et manifestait ses propres passions en dirigeant celles du clergé. Il employa avec succès la corruption, le plus sûr indice d’une liberté constitutionnelle, des présents, des honneurs et des privilèges, furent le prix offert et accepté des suffrages des évêques[128], et il représenta adroitement l’expulsion du primat, comme le seul moyen de pacifier et de réunir l’Église catholique. Les amis d’Athanase ne manquèrent cependant ni à leur chef, ni à la cause qu’ils avaient embrassée. Avec une véhémence que la sainteté de leur caractère rendait moins dangereuse, ils défendirent la cause de la justice et de la religion, dans les débats publics et dans leurs conférences particulières avec l’empereur. Ils lui déclarèrent que ni l’espoir de sa faveur ni la crainte de sa colère ne les feraient consentir à condamner un confrère absent, innocent et respectable[129]. Ils affirmaient, avec une apparence de raison, que le décret illégal du concile de Tyr était annulé depuis longtemps par les édits de l’empereur lui-même, par la réinstallation honorable de l’archevêque d’Alexandrie, et par la rétractation ou le silence de ses plus bruyants adversaires. Ils alléguaient que son innocence avait été unanimement attestée par tous les évêques de l’Égypte, et reconnue dans les conciles de Rome et de Sardica[130], par la sentence impartiale de l’Église latine ; et ils déploraient la destinée rigoureuse d’Athanase, qui, après avoir joui si longtemps de sa dignité, d’une grande réputation et de la confiance apparente de son souverain, se trouvait exposé de nouveau à se justifier d’accusations fausses et extravagantes. Leurs raisons paraissaient justes et leur conduite était respectable ; mais dans ce débat long et opiniâtre, qui fixait tous les yeux de l’empire sur un seul évêque, les deux factions ecclésiastiques étaient réciproquement disposées à sacrifier la justice et la vérité à leur principal objet, qui était d’écarter ou de soutenir l’intrépide défenseur du symbole de Nicée. Les ariens jugeaient prudent de déguiser encore, sous un langage ambigu, leurs vrais sentiments et leurs projets réels ; mais les évêques orthodoxes, soutenus de la faveur du peuple et du décret d’un concile général, insistèrent dans toutes les occasions, et particulièrement à Milan, sur la tache d’hérésie dont leurs adversaires devaient nécessairement se laver avant d’être reçus à juger la conduite de saint Athanase[131].

Mais la voix de la raison, en supposant qu’elle fût du côté d’Athanase, fut réduite au silence par les clameurs d’une majorité factieuse et vénale ; et les conciles d’Arles et de Milan ne se séparèrent qu’après avoir solennellement condamné et déposé l’archevêque d’Alexandrie par la double sentence du clergé d’Orient et de celui d’Occident. On requit les évêques opposants de la souscrire et de s’uni en une seule communion religieuse avec les chefs suspects de leurs adversaires. Des messagers d’État portaient une formule de consentement aux évêques absents et l’empereur, sous le prétexte d’exécuter les décrets de l’Église catholique, bannissait immédiatement ceux qui refusaient de soumettre leur opinion particulière à la sagesse inspirée des conciles d’Arles et de Milan. Parmi ces évêques confesseurs qui subirent l’honorable peine de l’exil, on distingue particulièrement Liberius de Rome, Osius de Cordoue, Paulin de Trèves, Denys de Milan, Eusèbe de Vercelles, Lucifer de Cagliari et Hilaire de Poitiers. Le rang distingué de Liberius, qui gouvernait la capitale de l’empire, le mérite personnel et la longue expérience du vénérable Osius, l’ancien favori du grand Constantin, et le père de la foi de Nicée, plaçaient ces évêques à la tête de l’Église latine, et leur exemple, soit de résistance ou de soumission, pouvait entraîner une foule de prélats. Mais toutes les tentatives de l’empereur pour séduire ou pour intimider les évêques de Rome et de Cordoue furent longtemps inutiles. L’Espagnol déclara qu’il était prêt à souffrir sous Constance ce qu’il avait éprouvé soixante ans avant sous son grand-père Maximien. Le Romain soutint, en présence de son souverain, l’innocence d’Athanase, et la liberté de sa propre conscience. Lorsqu’on l’exila à Bérée dans la Thrace, il renvoya une somme considérable d’argent qui lui avait été offerte pour fournir aux besoins de son voyage, et se permit d’insulter la cour de Milan, en observant que l’empereur et ses eunuques pourraient avoir besoin de cet or pour acheter des soldats et des évêques[132]. La fermeté d’Osius et de Liberius ne tint cependant pas contre la gêne et les incommodités de leur exil. Le pontife romain acheta son retour par des concessions criminelles, qu’il expia ensuite par un juste repentir. On employa successivement la persuasion et la violence pour arracher la signature de l’évêque de Cordoue, vieillard centenaire, dont les forces étaient épuisées, et dont le grand âge avait probablement affaibli les facultés intellectuelles. Quelques membres de l’Église orthodoxe, irrités du triomphe insultant des ariens, ont jugé avec une sévérité cruelle la réputation ou plutôt la mémoire d’un vieillard infortuné à qui le christianisme même avait de si grandes obligations[133].

La faiblesse de Liberius et d’Osius donna encore plus d’éclat à la fermeté des évêques qui restèrent fidèles à la cause d’Athanase et de leur conscience. L’ingénieuse malveillance de leurs ennemis, pour les priver des consolations et des conseils qu’ils pouvaient recevoir les uns des autres avait dispersé ces illustres exilés dans les provinces les plus éloignées. En les séparant les uns des autre, on avait eu soin de les placer dans les cantons les plus inhabitables de ce grand empire[134]. Mais ils éprouvèrent bientôt que les déserts de la Libye et les recoins les plus barbares de la Cappadoce étaient moins inhospitaliers que ces villes dans lesquelles un évêque arien pouvait satisfaire impunément les ressentiments envenimés de sa haine théologique[135]. Ils trouvaient leur consolation dans la droiture de leur conduite, dans leur indépendance, dans les applaudissements, les visites, les lettres, les aumônes libérales de leurs partisans[136], et dans les dissensions qui ne tardèrent pas à diviser les adversaires de la foi de Nicée. Telles étaient les capricieuses délicatesses de la dévotion de Constance ; et sa facilité à s’offenser de la plus légère déviation de la règle de foi qu’il avait imaginée, qu’il persécutait avec un zèle égal ceux qui affirmaient la consubstantialité, ceux qui croyaient à la parité de substance et ceux qui niaient la similitude du père et du fils. Il eût été possible que trois évêques dégradés et bannis pour des opinions contraires, se rencontrassent dans le même lieu d’exil, et chacun d’eux, selon son caractère, aurait pris en pitié ou tourné en ridicule l’aveugle enthousiasme de ses adversaires, qui se condamnaient dans ce monde à des souffrances dont ils ne recevaient pas la récompense dans l’autre.

La disgrâce et l’exil des évêques orthodoxes de l’Occident n’étaient que les moyens préparatoires de la chute d’Athanase[137]. Vingt-six mois s’étaient écoulés durant lesquels la cour impériale avait mis en usage toutes sortes d’artifices, pour l’éloigner d’Alexandrie et le priver des secours qu’il recevait de la libéralité des citoyens. Mais quand le primat d’Égypte, abandonné et condamné par le clergé latin, se trouva dépourvu de tout secours étranger, Constance fit partir deux de ses secrétaires chargés verbalement d’annoncer le bannissement d’Athanase, et de le faire exécuter. Comme la justice de cette sentence était publiquement reconnue par tout le parti, l’empereur ne pouvait avoir d’autre motif pour ne pas donner ses ordres par écrit que la crainte de l’évènement, et le danger auquel la seconde ville de l’empire et une de ses plus florissantes provinces pouvaient se trouver opposées, si le peuple s’obstinait à défendre par la force des armes l’innocence de son père spirituel.  Cette excessive précaution fournit au primat un prétexte spécieux pour nier respectueusement la vérité d’un ordre qu’il ne pouvait accorder avec l’équité, non plus qu’avec les précédentes déclarations de son bienveillant souverain. Les magistrats ne purent lui persuader de quitter la ville ; et, se trouvant trop faibles pour l’y contraindre, ils firent une convention avec les chefs du peuple, par laquelle il fût stipulé que toute hostilité serait suspendue jusqu’au moment où l’empereur ferait connaître plus évidemment sa volonté. Cette apparence de modération plongea les catholiques dans une fausse et fatale sécurité, tandis que, selon des ordres secrets, les légions de la Haute Égypte et de la Libye s’avançaient à grandes journées, pour assiéger ou surprendre une capitale accoutumée aux séditions et enflammée de l’enthousiasme religieux[138]. La position d’Alexandrie entre la mer et le lac Maréotis facilitait l’approche et l’entrée des troupes, et elles se trouvèrent introduites dans la ville avant qu’on eût pu faire aucun mouvement pour fermer les portes ou pour occuper les postes susceptibles de défense. Environ à minuit, vingt-trois jours après la signature de la convention, Syrianus, duc d’Égypte, à la tête de cinq mille soldats armés et préparés comme pour un assaut, investit inopinément l’élise de Saint-Théonas, où l’archevêque, avec une partie de son clergé, célébrait, en présence du peuple, des dévotions nocturnes. Les portes de l’édifice sacré cédèrent à l’impétuosité de cette attaque, qui fut suivie de tout ce que présentent de plus horrible le tumulte et le carnage ; mais les cadavres des morts et les fragments d’armes brisées demeurés entre les mains des catholiques, prouvèrent incontestablement, le lendemain, que l’entreprise devait être considérée comme une irruption faite avec succès, plutôt que comme une conquête définitive. Les autres églises de la ville furent profanées par les mêmes violences ; et durant quatre mois, au moins, Alexandrie fût en proie aux insultes d’une armée licencieuse, excitée par les ecclésiastiques du parti opposé. Un grand nombre de fidèles perdirent la vie, et purent mériter le nom de martyrs, s’ils n’ont pas provoqué leur sort, ou s’il n’a pas été vengé. Des évêques et des prêtres essuyèrent les traitements les plus ignominieux. Des vierges consacrées furent dépouillées, fustigées et violées. Les maisons des riches citoyens furent pillées, et, sous le masque du zèle religieux, la débauche, la cupidité, la haine et la vengeance, exercèrent leurs fureurs avec impunité, et même avec éloge. Les païens d’Alexandrie, qui formaient encore un parti nombreux et mécontent, consentirent sans peine à abandonner un évêque qu’ils estimaient et redoutaient également. L’espérance de quelques grâces particulières, et la crainte d’être enveloppés dans le châtiment de la révolte, les engagèrent à promettre de soutenir le successeur désigné d’Athanase, le fameux George de Cappadoce. L’usurpateur, après avoir été consacré dans le synode arien, fut placé sur le siège archiépiscopal par le bras de Sébastien, nommé comte d’Égypte pour exécuter cette expédition. Dans l’exercice comme dans l’acquisition de  sa puissance, George méprisa les lois de la religion, de la justice et de l’humanité ; les scènes de scandale et de violence qui avaient eu lieu dans la capitale se répétèrent dans plus de quatre-vingt-dix villes épiscopales de l’Égypte. Constance, encouragé par ce succès, se hasarda enfin à approuver la conduite de ses ministres. Il fit publier une lettre pleine de violence, dans laquelle, après s’être félicité d’avoir délivré Alexandrie d’un tyran dangereux qui séduisait le peuple par la magie de son éloquence, il exalte les vertus et la piété du très vénérable George, le nouvel évêque, et aspire, comme patron et bienfaiteur de la ville, à surpasser la gloire et la renommée d’Alexandre. Mais il déclare l’inébranlable résolution de poursuivre par le fer et le feu les adhérents d’Athanase, ce maudit qui a suffisamment constaté ses forfaits en se dérobant à la justice et à la mort ignominieuse qu’il a si souvent méritée[139].

Saint Athanase s’était mis à l’abri du danger le plus pressant ; et les aventures de cet homme extraordinaire méritent de fixer un instant notre attention. Dans la nuit fatale où Syrianus, à la tête de ses troupes, avait investi l’église de saint Athanase, l’archevêque, assis sur son siége, y attendait la mort avec une dignité calme et inébranlable. Tandis que des cris de rage et de terreur interrompaient les cérémonies de la dévotion publique, Athanase encourageait son clergé tremblant à exprimer sa pieuse confiance par le chant d’un psaume de David qui célèbre le triomphe du Dieu d’Israël sur le tyran impie de l’Égypte. Les portes furent enfin brisées, une grêle de traits vint fondre sur le peuple[140]. Les soldats s’élancèrent l’épée à la main jusque dans le sanctuaire. Leurs armes, frappées de la lumière des cierges qui brûlaient autour de l’autel, réfléchissaient une effrayante clarté. Les prêtres pressaient l’archevêque de sauver une vie qui leur était si précieuse ; mais le courageux prélat refusa de quitter son siège avant qu’ils se fussent tous mis en sûreté. Le tumulte et l’obscurité de la nuit favorisèrent sa fuite. Perçant avec peines une foule effrayée qui l’écrasait, jeté à terre, foulé aux pieds, et quelque temps privé de sentiment, il retrouva promptement son indomptable courage, et sut tromper l’ardente recherche des soldats, à qui leurs chefs ariens avaient persuadé que la tête d’Athanase serait le présent le plus agréable à l’empereur. Depuis ce moment, le primat de l’Égypte disparut aux yeux de ses ennemis et resta six ans couvert d’une obscurité impénétrable[141].

La puissance despotique de son implacable ennemi s’étendait dans tout le monde romain, et le monarque furieux écrivit une lettre pressante aux princes chrétiens d’Éthiopie, pour fermer à Athanase les parties les plus reculées de la terre. Des comtes, des préfets, des tribuns et des armées entières furent successivement employés à poursuivre un évêque fugitif ; et de nombreux édits animèrent la vigilante activité des officiers civils et militaires. On promit de fortes récompenses à ceux qui livrerait Athanase mort ou vif, et l’on menaça des châtiments les plus sévères ceux qui protégeraient l’ennemi public[142]. Mais les déserts de la Thébaïde étaient alors peuplés d’une race de fanatiques sauvages et dévoués, qui respectaient plus les ordres de leur abbé que ceux de l’empereur. Les nombreux disciples d’Antoine et de Pachôme reçurent Athanase comme leur père. Ils admiraient la patience et l’humilité avec lesquelles le primat suivait strictement les règles austères de leur institution, et ils recueillaient toutes ses paroles comme les émanations de la sagesse divine. Les dangers qu’il courait pour défendre l’innocence et la vérité, leur paraissaient plus méritoires que les prières, les veilles, et les jeûnes[143]. Les monastères de l’Égypte étaient situés dans des cantons déserts et isolés, sur les sommets des montagnes et dans les îles du Nil, et le son connu de la trompette sacrée de Tabenne rassemblait en un instant des milliers de moines robustes et déterminés, autrefois cultivateurs, pour la plupart, des pays circonvoisins. Lorsque des forces militaires, auxquelles il leur était impossible de résister, entraient dans leurs retraites obscures, ils tendaient la tête en silence au fer de leurs bourreaux ; et, fidèles au caractère de leur nation, ils bravaient les tortures et la mort, sans se laisser arracher le secret qu’ils avaient résolu de point trahir[144]. L’archevêque d’Alexandrie était confondu dans une multitude d’hommes, vêtus de la même manière, soumis à là même discipline, déterminés à le défendre au péril de leur vie. Quand le danger devenait trop pressant, les moines le transportaient rapidement d’une retraite dans une autre, et, il parvint à ces formidables déserts que la sombre et crédule superstition a peuplés de démons et de monstres féroces. Athanase fait obligé de se cacher jusqu’à la mort de Constance, et passa la plus grande partie de ce temps parmi les moines qui  lui servirent, avec la plus exacte fidélité, de gardes, de secrétaires et de messagers. Mais dès que l’activité des poursuites fut un peu ralentie, l’envie d’entretenir une liaison plus intime avec le parti catholique le ramena dans Alexandrie, où il confia sa personne à la discrétion de ses amis et de ses adhérents. Ses différentes aventures fourniraient la matière d’un roman intéressant. Il resta caché une fois dans une citerne qui était à sec, et dont il venait à peine de sortir lorsque le secret de cette retraite fut trahi par une fille esclave[145]. Athanase choisit une fois un asile encore plus extraordinaire, la maison d’une vierge, âgée au plus de vingt ans, et célèbre dans toute la ville par sa beauté. A minuit, comme elle le raconta plusieurs années après, elle aperçut avec surprise l’archevêque vêtu très négligemment, qui s’avançait vers elle avec précipitation. Il la supplia de lui accorder l’hospitalité, qu’une vision céleste, l’avait averti devenir chercher dans sa maison. La pieuse vierge accepta, et conserva soigneusement le dépôt sacré que le ciel daignait confier à sa prudence et à son courage. Sans en faire part à qui que ce fût, elle conduisit Athanase dans sa chambre la plus secrète, et veilla sur la sûreté du prélat avec la tendresse d’une amie et l’exactitude d’une esclave. Tant que le danger dura, elle lui fournit des vivres et des livres, lui lava les pieds, lui servit de secrétaire, et sut adroitement cacher aux yeux perçants du soupçon un commerce familier et solitaire entre un saint dont le caractère exigeait la chasteté la plus pure et une jeune fille dont les charmes pouvaient exciter les plus dangereuses émotions[146]. Durant six années d’exil et de persécution, Athanase rendit plusieurs visites à sa belle et fidèle compagne ; et la déclaration formelle qu’il fait lui-même, d’avoir vu les conciles de Rimini et de Séleucie, nous oblige à croire que dans le temps de leur convocation, il se trouvait en secret au lieu où ils furent rassemblés[147]. L’avantage de négocier en personne avec ses amis, d’observer et de fomenter les divisions de ses adversaires, peut justifier, dans un politique habile, l’audacieuse entreprise d’Athanase. Alexandrie, l’entrepôt du commerce et de la navigation, entretenait des relations avec tous les ports de la Méditerranée. Du fond de sa retraite inaccessible, l’intrépide primat faisait sans cesse une guerre offensive au protecteur des ariens ; et ses écrits publiés à propos, diligemment répandus et lus avec avidité, contribuaient à réunir et animer le parti orthodoxe. Dans les apologies publiques qu’il adressait à l’empereur, il affectait quelquefois de préconiser la modération, tandis que, se livrant lui-même en secret aux plus violentes invectives, il représentait Constance comme un prince faible et corrompu, le bourreau de sa famille, le tyran de la république, et l’antéchrist de l’Église. Au faîte de la prospérité, le monarque victorieux qui avait puni l’audace de Gallus et éteint la révolte de Sylvanus, qui avait arraché le diadème du front de Vetranio et vaincu en bataille rangée la formidable armée de Magnence, recevait d’une main invisible des blessures qu’il ne pouvait ni guérir ni venger ; et le fils de Constantin fut le premier des princes chrétiens qui éprouvât la force de ces principes qui, en matière de religion, résistent aux plus puissants efforts de l’autorité civile[148].

La persécution de saint Athanase et de tant d’évêques respectables qui ont souffert pour la cause de la vérité, ou du moins pour les sentiments de leur conscience, enflammait de colère et d’indignation tous les chrétiens qui m’étaient pas aveuglément dévoués à la faction de l’arianisme. Les fidèles regrettaient la perte de leurs saints pasteurs, dont le bannissement était ordinairement suivi de l’intrusion d’un étranger dans la chaire pontificale[149]. Ils se plaignaient hautement de ce qu’on avait violé les droits d’élection, et de ce qu’on les obligeait d’obéir à des usurpateurs mercenaires, dont la personne leur édit inconnue et les principes suspects. Les catholiques avaient deux moyens de prouver qu’ils ne participaient pas à l’hérésie de leur chef ecclésiastique, en faisant une opposition publique, ou en se séparant absolument de sa communion. Antioche donna l’exemple du premier, et le succès en répandit l’usage dans toute la chrétienté. La doxologie ou hymne sacrée qui célèbre la gloire de la sainte Trinité, est susceptible de beaucoup d’inflexions très délicates ; mais très importantes, et la substance d’un symbole orthodoxe ou hérétique peut s’exprimer par la différence d’une particule copulative ou disjonctive. Flavius et Diodore, deux laïques dévots, actifs et très attachés à la foi de Nicée, introduisirent des réponses alternatives et une psalmodie plus régulière[150]. Sous leur conduite, un essaim de moines sortit du désert voisin ; des troupes de chanteurs bien instruits remplirent la cathédrale d’Antioche. La gloire DU PÈRE, DU FILS ET DU SAINT-ESPRIT fut célébrée par un chœur général de voix triomphantes[151] ; et les catholiques insultèrent, par la pureté de leur doctrine, l’évêque arien qui avait usurpé le siège du vénérable Eustathe. Le même zèle qui inspirait ces chants engagea les membres les plus scrupuleux de l’Église orthodoxe à former des assemblées particulières, qui furent gouvernées par des prêtres jusqu’à ce que la mort de leur pasteur exilé permit d’en élire et d’en consacrer un autre[152]. Les révolutions de la cour multipliaient le nombre des prétendants, et sous le règne de Constance, deux, trois ou quatre évêques se disputèrent souvent le gouvernement spirituel d’hune ville. Ils exerçaient leur juridiction religieuse sur leurs partisans, perdaient et regagnaient alternativement les possessions temporelles de l’Église. L’abus du christianisme fit naître dans l’empire romain de nouveaux sujets de tyrannie et de sédition. Les violences des factions religieuses rompirent tous les liens de la société civile ; et le citoyen obscur qui pouvait regarder avec indifférence la chute ou l’élévation des empereurs, imaginait et éprouvait que sa vie et sa fortune se trouvaient liées avec les intérêts du chef ecclésiastique et qu’il avait choisi. L’exemple des deux capitales, Rome et Constantinople, peut servir à nous donner une idée de l’état de l’empire, et du .caractère des hommes sous le régner des fils de Constantin.

I. Les pontifes romains, aussi longtemps qu’ils se tinrent à leur rang et conservèrent leurs principes, furent gardés par le zèle et l’attachement d’un grand peuple, et purent rejeter avec dédain les prières, les menaces et les offres d’un prince hérétique. Quand les eunuques eurent secrètement ordonné l’exil de Liberius les craintes fondées d’une révolte les obligèrent à n’entreprendre l’exécution de cette sentence qu’avec les plus grandes précautions. On investit la ville de tous côtés, et le préfet reçut ordre de se saisir de l’évêque par force ou par adresse. Il obéit. Liberius, avec bien de la peine, fut enlevé précipitamment à minuit, et éloigner des Romains avant que la fureur eût succédé à leur consternation. Dès qu’ils eurent appris que leur évêque était relégué au fond de la Thrace, on convoqua une assemblée générale, et le clergé de Rome engagea, par un serment public et solennel, à ne jamais abandonner le parti de son évêque, et à ne jamais reconnaître Félix, qui, par l’influence des eunuques, avait été irrégulièrement élu et consacré dans l’enceinte d’un palais profane. Au bout de deux ans, cette pieuse obstination subsistait encore dans toute sa force ; et lorsque Constance visita Rome, les sollicitations du peuple l’assaillirent de tous côtés. Les Romans, conservaient encore, pour tout reste de leur ancienne liberté, le droit de traiter avec leurs empereurs dans les termes d’une familiarité insolente. Les femmes d’un grand nombre de sénateurs et de citoyens distingués, après avoir pressé leurs maris d’intercéder en faveur de Liberius, pensèrent que cette commission serait moins dangereuse entre leurs mains, et peut-être mieux accueillie de leur part. Constance reçut avec politesse ces députés femelles, dont les habits à la parure magnifiques attestaient le rang et l’opulence. Il fut frappé de la ferme résolution qu’elles annoncèrent de suivre leur vénérable pasteur jusqu’à l’extrémité de la terre, et il consentit que les deux évêques Liberius et Félix, gouvernassent en paix chacun leur congrégation. Mais des idées de tolérance étaient si opposées à la pratique et même aux inclinations de ces temps, que lorsqu’on lut publiquement la réponse de Constance dans le cirque de Rome, ce projet d’accommodement raisonnable n’excita que le mépris, et fut rejeté unanimement. Cette véhémence de passion qu’avaient coutume de manifester, au moment décisif, les spectateurs d’une course de chevaux, se trouvait maintenant dirigée vers des objets bien différents. Le cirque retentit des cris répétés de : Un Dieu, un Christ, un évêque. Le zèle du peuple romain pour la cause de Liberius ne s’en tint pas à des paroles. La dangereuse et sanglante sédition qui éclata peu de temps après le départ de Constance, détermina ce prince à recevoir favorablement la soumission du prélat, et à lui rendre sans partage le gouvernement de la capitale. Après une résistance faible et inutile, le rival de Liberius fut expulsé de la ville avec le consentement de l’empereur et parla forcé du parti, opposé. Les partisans de Félix furent inhumainement égorgés dans les rues, dans les places publiques, dans les bains, dans les églises même ; et Rome, au retour d’un évêque chrétien, présenta de nouveau l’horrible spectacle des massacres de Marius et des proscriptions de Sylla[153].

II. Quoique les chrétiens se fussent rapidement multipliés sous le gouvernement de la race flavienne, Rome, Alexandrie et les autres grandes villes de l’empire contenaient encore une nombreuse et puissante faction d’infidèles, qui enviaient la prospérité de l’Église chrétienne, et se moquaient publiquement sur leurs théâtres des questions théologiques. Constantinople jouissait seule de l’avantage d’être née, dans le sein de l’Église, et de n’avoir jamais été souillée par le culte des idoles ; tous ses habitants avaient fortement embrassé les opinions, les vertus et les passions qui distinguaient les chrétiens de ce siècle de tout le reste de l’univers. Après la mort d’Alexandre, Paul et Macedonius se disputèrent le siége épiscopal. Ils en étaient dignes l’un et l’autre par leur zèle et par leurs talents ; et si Macedonius l’emportait par la pureté des mœurs, son concurrent avait sur lui l’avantage d’une élection antérieure et d’une doctrine plus orthodoxe. L’inviolable attachement à la foi de Nicée, qui l’a placé au rang des saints et des martyrs, l’exposa au ressentiment des ariens. Dans l’espace de quatorze ans, il fut cinq fois chassé de son siège, et réinstallé plus souvent par la révolte du peuple que par la permission du souverain. La mort de Paul pouvait seule assurer à Macedonius la possession tranquille de son évêché. On traîna l’infortuné Paul, accablé sous le poids des chaînes, depuis les déserts sablonneux de la Mésopotamie jusqu’aux plus affreuses habitations du mont Taurus[154]. On le tint enfermé dans un donjon obscur, où il resta six jours sans subsistance, et fut enfin étranglé par l’ordre de Philippe, un des principaux ministres de Constance[155]. La première fois que le sang coula dans la nouvelle capitale, ce fut pour des démêlés ecclésiastiques ; et un grand nombre de citoyens des deux partis perdirent la vie dans des émeutes violentes et opiniâtres. Hermogènes, maître général de la cavalerie, avait été chargé de mettre à exécution la sentence qui condamnait Paul au bannissement ; cette commission lui devint fatale. Les catholiques accoururent à la défense de leur évêque ; ils réduisirent en cendres le palais d’Hermogènes ; traînèrent par les talons ce premier officier militaire de l’empire dans toutes les rues de Constantinople ; et, lorsqu’il eut perdu la vie, son corps inanimé demeura exposé à tous les outrages d’une populace en fureur[156]. Le malheur d’Hermogènes servit de leçon à Philippe, préfet du prétoire, et lui apprit à se conduire avec plus de circonspection dams la même entreprise. Il fit demander Paul, dans les termes les plus honorables, une entrevue amicale dans les bains de Zeuxippe, qui communiquaient au palais et à la mer. Entraîné dans un vaisseau qui attendait au bas dé l’escalier du jardin, tout prêt à mettre à la voile, le prélat était déjà en route pour Thessalonique, et le peuple ignorait encore ce projet sacrilège. Il vit bientôt, avec autant de surprise que d’indignation, les portes du palais s’ouvrir, et l’usurpateur Macedonius assis à côté du préfet, dans un char élevé, en sortir accompagné d’un nombreux cortège de gardes, l’épée nue à la main. Cette procession militaire s’avançait vers la cathédrale ; les catholiques et les ariens se précipitèrent en foule pour s’en emparer. Cette sanglante émeute coûta la vie à trois mille cent cinquante habitants de Constantinople ; et Macedonius, soutenu par des troupes régulières, remporta la victoire, mais son gouvernement fut continuellement troublé par des séditions et des clameurs. Des objets qui n’avaient aucun rapport au fond de la dispute, suffisaient pour nourrir et enflammer la discorde. La chapelle dans laquelle on avait déposé le corps de Constantin le Grand tombait en ruines ; le prélat fit transporter les vénérables restes de l’empereur dans l’église de Saint-Acace. Cette pieuse et sage précaution passa pour une profanation odieuse aux yeux du parti qui suivait la doctrine de l’homoousion. Les deux factions prirent les armes ; le terrain consacré servit de champ de bataille, et un historien ecclésiastique a observé comme un fait réel, et non pas par figure de rhétorique, que la fontaine située en face de l’église fut remplie du sang qui en débordait et coulait dans les cours et dans les portiques des environs. L’historien qui n’imputerait ces fureurs qu’aux principes religieux, annoncerait bien peu de connaissance du cœur humain : il faut avouer cependant que le motif qui aveuglait le zèle, et le prétexte qui déguisait le dérèglement des passions, éteignaient le remords qui, en toute autre occasion, aurait succédé aux transports furieux des chrétiens de Constantinople[157].

Constance, dont les inclinations cruelles et despotiques n’attendaient pas toujours, pour se montrer, le crime ou la résistance, fut justement irrité du tumulte de sa capitale et de l’audace d’une faction qui insultait la religion et l’autorité de son souverain. Ce fut sur elle que tombèrent les peines de mort, d’exil, de confiscation ; et les Grecs révèrent encore la mémoire de deux clercs, d’un lecteur et d’un sous diacre qui, accusés du meurtre d’Hermogènes, eurent la tête tranchée aux portes de Constantinople. Par un édit contre les catholiques, qu’on n’a pas crû digne de tenir une place dans le Code de Théodose, Constance condamna tous ceux qui refuseraient de communier des mains d’un évêque arien et particulièrement de Macedonius, à perdre les privilèges d’ecclésiastiques et les droits de chrétiens. On les chassa de leurs églises, et on leur défendit sévèrement de s’assembler dans la ville. Le soin de faire exécuter cette loi injuste dans la Thrace et dans l’Asie-Mineure, fut confié au zèle de Macedonius. Les ministres de la puissance civile et militaire eurent ordre de lui obéir, et les horribles cruautés que ce tyran semi-arien exerça sous le prétexte de soutenir la foi homoiousienne, déshonorèrent le règne de Constance dont elles dépassèrent les ordres. On administrait de force les sacrements à ceux qui s’en défendaient, et qui abhorraient les principes de Macedonius. On arrachait les femmes et les enfants des bras de leurs parents et de leurs amis, pour leur conférer le baptême. On tenait la bouche ouverte aux communiants avec des baillons, et on leur enfonçait le pain consacré dans le gosier. On brûlait le sein des jeunes-vierges avec des coquilles d’œufs rougies au feu, ou bien on le serrait inhumainement entre deux planches aiguës et pesantes[158]. Le ferme attachement des novatiens de Constantinople et des environs pour la doctrine homoousienne, leur mérita d’être confondus avec les catholiques. Macedonius, informé qu’un canton considérable de la Paphlagonie[159] était presque entièrement habité par ces sectaires, résolut de les convertir ou de les exterminer ; et comme il comptait peu, dans cette occasion, sur l’influence d’une mission ecclésiastique, il fit marcher contre les rebelles un corps de quatre mille légionnaires, et leur ordonna de soumettre tout le territoire à son obéissance spirituelle. Les paysans novatiens, animés par le désespoir et la terreur religieuse, marchèrent hardiment contre ceux qui venaient envahir leur pays, et une multitude d’hommes sans discipline, et sans autres armes que des haches et des pelles, vengèrent la mort d’un grand nombre de leurs compatriotes par le massacre de quatre mille soldats, dont un très petit nombre sauvèrent leur vie par une fuite ignominieuse. Le successeur de Constance a peint d’une manière énergique et concise une partie des malheurs dont les querelles théologiques affligèrent l’empire, et principalement les provinces orientales, sous le règne d’un prince esclave de ses propres passions et de celles de ses eunuques : On emprisonnait, on persécutait et l’on bannissait les citoyens ; on a égorgé, particulièrement à Cyzique et à Samosate, des troupes entières de ceux qu’on appelle hérétiques : en Paphlagonie, en Bithynie, en Galatie, et dans beaucoup d’autres provinces, on voyait des villes et des villages entiers sans habitants et tout à fait déserts[160].

Tandis que la fureur des disputes de l’arianisme déchirait le cœur de l’empire, des ennemis particuliers désolaient les provinces de l’Afrique, sous le nom de circoncellions. Ces fanatiques féroces étaient à la fois la force et la honte du parti des donatistes[161]. L’exécution sévère des lois de Constantin avait excitée l’esprit de mécontentement et de révolte ;  et la haine mutuelle, première cause de la séparation, s’était envenimée par les efforts assidus de son fils Constans pour opérer la réunion de l’Église. Les moyens de force et de corruption employés par les commissaires impériaux, Paul et Macaire, fournissaient aux schismatiques le prétexte d’un contraste odieux entre les maximes des apôtres et la conduite de leurs prétendus successeurs[162]. Les villages de Numidie et de Mauritanie étaient peuplés d’une race d’hommes féroces, peu soumis à l’autorité des lois romaines et imparfaitement convertis à la foi chrétienne, mais enflammés d’un zèle aveugle et d’un enthousiasme violent pour la cause de leurs prédicateurs donatistes. Ils voyaient avec indignation leurs évêques exilés, leurs églises démolies et leurs assemblées interrompues. Les vexations des officiers de justice, soutenues le plus souvent par une garde militaire, étaient quelquefois repoussées avec violence ; et la mort de plusieurs ecclésiastiques en possession de la faveur populaire qui furent massacrés dans des émeutes, enflammait ces féroces prosélytes du désir de venger leurs martyrs. Les ministres de la persécution succombaient souvent victimes de leur propre imprudence et de leur cruauté, et le crime d’un tumulte accidentel précipitait les coupables dans le désespoir et dans la révolte. Chassés des villages où ils avaient pris naissance, les paysans donatistes s’assemblèrent en troupes formidables sur les confins des déserts de Gétulie. Ils abandonnèrent volontiers les travaux d’une vie pénible pour se livrer à l’oisiveté et au brigandage qu’ils exerçaient au nom de la religion, et que leurs docteurs condamnaient faiblement. Les chefs des circoncellions prenaient le titre de capitaines des saints. Peu fournis de lances et d’épées, ils se servaient ordinairement d’une forte massue qu’ils appelaient une israélite ; et leur cri de guerre bien connu, loué soit Dieu, répandait la consternation dans toutes les provinces désarmées de l’Afrique. Le manque de subsistances fut le prétexte de leurs premières déprédations ; mais leurs dévastations excédèrent bientôt leurs besoins ; et, s’abandonnant à la débauche et à la cupidité, ils incendièrent les villages après les avoir pillés, et régnèrent en tyrans sur toute la campagne. L’agriculture et l’administration de la justice étaient interrompues : comme les circoncellions prétendaient rétablir l’égalité primitive du genre humain et réformer les abus de la société civile, ils offraient un asile aux esclaves et aux débiteurs qui accouraient en foule sous leurs drapeaux sacrés. Lorsqu’on ne leur résistait pas, ils se contentaient ordinairement de piller ; mais la moindre opposition était suivie de violences et de meurtres, et ils firent souffrir les tortures les plus affreuses à quelques prêtres catholiques qui avaient voulu signaler imprudemment leur zèle. Les circoncellions n’avaient pas toujours affaire à des ennemis désarmés ; ils attaquèrent souvent et mirent quelquefois en fuite les troupes militaires de la province. A la sanglante affaire de Bagai, ils tombèrent avec impétuosité, mais sans succès, au milieu d’une plaine, sur  un détachement de la cavalerie impériale. On traitait en bêtes féroces les donatistes pris les armes à la main, et ils le méritèrent bientôt par leurs forfaits ; on les faisait périr par l’épée, par la hache ou par le feu. Ils mouraient sans pousser un murmure, et leurs sanglantes représailles, en aggravant et multipliant les horreurs de la révolte, ne laissaient point d’espoir de réconciliation. Au commencement de notre siècle, on a vu se renouveler les scènes d’horreur de la guerre des circoncellions, dans la persécution, l’intrépidité, les crimes et l’enthousiasme des camisards ; et si les fanatiques du Languedoc surpassèrent ceux de la Numidie en talents militaires, les Africains soutinrent leur féroce indépendance avec plus de courage et de fermeté[163].

De tels désordres sont les effets naturels de la tyrannie religieuse ; mais la fureur des donatistes était enflammée par une frénésie d’une espèce extraordinaire, et dont il n’y a jamais eu d’exemple dans aucun temps et dans aucun pays ; s’il est vrai qu’ils l’aient poussée au degré d’extravagance qu’on leur attribue. Une partie de ces fanatiques détestaient la vie et désiraient vivement de recevoir le martyre. Il leur importait peu par quel supplice ou par quelles mains ils périssaient, pourvu que leur mort fût sanctifiée par l’intention de se dévouer à la gloire de la vraie foi, et à l’espérance d’un bonheur éternel[164]. Ils allaient quelquefois insulter les païens au milieu de leurs fêtes et jusque dans leurs temples, dans l’espérance d’exciter les plus zélés idolâtres à venger l’honneur de leurs divinités. D’autres se précipitaient dans les lieux où se rendait la justice, et forçaient les juges effrayés à ordonner leur prompte exécution. Ils arrêtaient souvent les voyageurs sur les grands chemins, et les forçaient à leur infliger le martyre, en leur promettant une récompense s’ils consentaient à les immoler, et en les menaçant de leur donner la mort s’ils leur refusaient ce singulier service. Lorsque toutes ces ressources leur manquaient, ils annonçaient un jour où, en présence de leurs amis et de leurs parents, ils se précipiteraient du haut d’un rocher ; et on montrait plusieurs précipices devenus fameux par le nombre de ces suicides religieux. Dans la conduite furieuse de ces enthousiastes, admirés par un parti comme les martyrs de la foi, et abhorrés par l’autre comme les victimes de Satan, un philosophe impartial découvre aisément l’influence ou l’abus de l’inflexibilité d’esprit puisée dans le caractère et les principes de la nation juive.

Le simple récit des divisions intestines qui troublèrent a paix de l’Église et déshonorèrent son triomphe, confirmera la remarque d’un historien païen, et justifiera les plaintes d’un respectable évêque. L’expérience avait convaincu Ammien que les chrétiens, dans leurs mutuelles animosités, surpassaient en fureur les bêtes féroces que doit le plus redouter l’homme[165] ; et saint Grégoire de Nazianze se plaint pathétiquement de ce que le royaume de Dieu, en proie à la discorde, présente l’image du chaos[166], d’une tempête nocturne, ou même de l’enfer. Les fougueux écrivains de ce temps, dont la partialité ne reconnaît que des vertus à leurs partisans et charge leurs adversaires de tous les crimes, semblent, dans leurs récits, peindre la guerre des anges contre les démons ; mais notre raison plus calme rejette également l’idée de ces prodiges de sainteté et de ces monstres de vice : nous demeurerons persuadés, en la consultant, que les factions qui s’accusaient mutuellement d’hérésie, et prétendaient chacune être la seule orthodoxe, ont également, ou dit moins indistinctement, déployé des vices et des vertus. Elles avaient été élevées dans la même religion, dans la même société civile, dans les mêmes craintes et les mêmes espérances pour cette vie et pour celle qui doit la suivre. De quelque côté que fût l’erreur, elle pouvait être innocente dans les deux opinions. La foi pouvait être sincère et la pratique vertueuse ou corrompue. Les passions des deux partis étaient excitées par les mêmes objets ; ils pouvaient alternativement abuser de la faveur de la cour ou de celle du peuple. Les opinions métaphysiques des disciples d’Arius ou de saint Athanase ne changeaient pas leur caractère moral, et étaient également animés par l’esprit d’intolérance que le fanatisme a su tirer des maximes pures et simples de l’Évangile.

L’auteur moderne d’une histoire, qu’avec une juste confiance il a honoré du titre de politique et philosophique[167], accuse Montesquieu d’une réserve timide, parce qu’au nombre des causes qui ont entraîné la décadence de l’empire, il n’a pas compris une loi de Constantin qui supprimait absolument le culte des païens, et laissait une grande partie de ses peuples sans prêtres, sans temples, et sans religion publique. Le zèle de cet écrivain philosophe pour les droits de l’humanité, l’a fait acquiescée au témoignage équivoque des ecclésiastiques qui ont trop légèrement attribué à leur héros favori le mérite d’une persécution générale[168]. Au lieu de donner foi à une loi imaginaire, qui, si elle eût existé, se placerait avec orgueil en tête des codes impériaux, nous pouvons nous en rapporter à la lettre originale de Constantin, que cet empereur adressait aux sectateurs de l’ancienne religion dans un temps où il ne déguisait plus sa conversion, et où son trône était affermi par la chute de tous ses rivaux. Il invite et exhorte dans les termes les. plus pressants tous les sujets de l’empire romain à imiter l’exemple de leur souverain ; mais il déclare que ceux dont l’aveuglement résistera à la lumière céleste jouiront en paix de leurs temples et du culte de leurs dieux imaginaires. La suppression totale des cérémonies du paganisme est formellement démentie par l’empereur lui-même, qui motive sagement sa modération sur ce qu’il croit devoir accorder à l’empire invincible de l’habitude, des préjugés et de la superstition[169]. Sans violer sa promesse, sans alarmer les païens, le monarque adroit minait lentement et avec précaution le bizarre et ruineux édifice du polythéisme ; quoique son zèle pour la foi chrétienne fût sans doute le motif secret de la sévérité qu’il exerçait dans des occasions particulières, il avait soin de la colorer d’un prétexte plausible de justice et d’utilité publique ; et il attaquait secrètement les fondements de l’ancienne religion sous le prétexte d’en réformer les abus. A l’exemple de ses plus sages prédécesseurs, il condamna à des peines rigoureuses l’art impie de la divination, qui donnait des espérances illusoires et encourageait quelquefois les entreprises criminelles d’hommes inquiets ou mécontents de leur état. Il condamna à un silence ignominieux les oracles, dont on avait reconnu publiquement la fraude et la fausseté, et supprima les prêtres effémines du Nil. Constantin remplit les devoirs d’un censeur romain, quand il fit démolir les temples de Phénicie, dans lesquels on pratiquait dévotement, en plein jour, toutes les espèces de prostitution en l’honneur de Vénus[170]. La ville impériale de Constantinople s’éleva, en quelque façon, aux dépens des temples de la Grèce et de l’Asie, et s’embellit de leurs riches dépouillés : on confisqua leurs possessions, et des mains irrévérentes et grossières transportèrent les statues des dieux et des héros chez un peuple auquel, déchues des honneurs du culte, elles n’offrirent plus que des objets de curiosité. L’or et l’argent rentrèrent dans la circulation ; et les magistrats, les évêques, et les eunuques, saisirent l’heureuse occasion de satisfaire à la fois leur zèle, leur avarice et leur vengeance. Mais ces déprédations n’attaquaient qu’une très petite partie du mondé romain, et les provinces étaient accoutumées depuis longtemps à supporter ces rapines sacrilèges de la part des princes et des proconsuls, auxquels on ne pouvait soupçonner le dessein de détruire la religion qu’ils professaient[171].

Les fils de Constantin suivirent, avec plus de zèle et moins de discrétion les traces de leur père et multiplièrent les prétextes de vexation, et de rapine[172]. Dans leurs procédés les plus illégaux, les chrétiens étaient toujours sûrs de l’indulgence ; le moindre doute servait de preuve contre les païens ; et l’on célébra la démolition de leurs temples comme un des événements les plus heureux du règne de Constance et de Constans[173]. Nous trouvons le nom de Constance à la tête d’une loi concise qui semblait devoir rendre superflue toute défense subséquente. Nous ordonnons expressément que dans toutes les villes et lieux de notre empire tous les temples soient immédiatement fermés et gardés avec soin ; afin qu’aucun de nos sujets n’ait l’occasion de s’y rendre coupable nous leur ordonnons également à tous de s’abstenir de sacrifices ; et si quelqu’un d’eux continuait à en faire malgré notre défense, nous voulons qu’il périsse par le glaive et que ses biens soient confisqués au profil du public. Nous condamnons aux mêmes peines les gouverneurs des provinces qui négligeront de punir les criminels[174]. Mais nous avons de fortes raisons pour croire que ce formidable édit n’a point été publié, ou du moins qu’il n’a pas eu d’exécution. Des faits connus et des monuments de cuivre et de marbre qui existent encore, prouvent que durant tout le règne des fils de Constantin la religion païenne eut son culte public. On laissa subsister un grand nombre de temples dans les villes et dans les campagnes de l’Orient et de l’Occident ; et la multitude dévote pût encore jouir de la pompe des sacrifices, des fêtes et des processions, sous la protection ou par l’indulgence du gouvernement civil. Quatre ans après la date supposée de ce sanglant édit, Constance visita les temples de Rome ; et un auteur païen célèbre la conduite décente du souverain dans cette occasion, comme un exemple digne d’être imité par ses successeurs. Cet empereur, dit Symmaque, respecta les privilèges des vestales. Il conféra les dignités sacerdotales aux nobles de Rome, accorda les sommes ordinaires pour les frais des fêtes et des sacrifices publics : et, quoiqu’il eût embrassé une nouvelle religion, il n’entreprit jamais de priver les sujets de l’empire du culte sacré de leurs ancêtres[175]. Le sénat conservait l’usage de consacrer, par des décrets publiés, la mémoire divine des empereurs ; et Constantin lui-même fut associé, après sa mort, aux dieux qu’il avait désavoués et insultés durant sa vie. Sept empereurs chrétiens occupèrent sans difficulté le titre, les décorations et les privilèges de l’office de grand pontife, institué par Numa, et adopté par Auguste. Ces princes eurent une autorité plus absolue sur la religion qu’ils avaient abandonnée que sur celle qu’ils professaient[176].

Les divisions des chrétiens suspendirent la ruine du paganisme[177]. Les princes et les évêques, effrayés crimes et des révoltes de leur parti, poussaient moins vigoureusement leur sainte guerre contre les infidèles. Les principes d’intolérance établis alors eussent pu justifier la destruction de l’idolâtrie[178], mais les sectes ennemies, qui dominaient alternativement à la cour, craignaient toujours d’aliéner et de pousser à bout une faction encore puissante, quoique affaiblie. Tous les motifs de mode, de raison et d’intérêt combattaient alors en faveur du christianisme ; mais deux ou trois générations s’écoulèrent sans que leur influence victorieuse se fit généralement sentir. Un peuple nombreux, plus attaché à ses anciennes habitudes qu’à des opinions spéculatives révérait encore une religion depuis si longtemps établie et si récemment encore dominante dans tout l’empire romain. Constantin et Constance distribuèrent indifféremment à tous leurs sujets les honneurs civils et militaires, et parmi ceux qui professaient le polythéisme, il se trouvait beaucoup d’hommes savants, riches et courageux. Les superstitions du sénateur et du paysan, du poète et du philosophe, avaient une source différente ; mais ils se réunissaient tous avec une égale dévotion dans les temples de leurs dieux. Le triomphe insultant d’une secte proscrite enflamma peu à peu leur zèle et leur espoir se ranima par la confiance bien fondée que l’héritier présomptif de l’empire, le jeune et vaillant héros qui avait délivré la Gaule des Barbares, avait secrètement embrassé la religion de ses ancêtres.

 

 

 



[1] Eusèbe, in Vit. Constant., III, c. 63, 64, 65, 66.

[2] Après avoir comparé les opinions de Tillemont, de Beausobre, Lardner, etc., je suis convaincu que la secte de Manès ne se propagea pas même en Perse avant l’année 270. Il est étonnant qu’une hérésie philosophique et étrangère ait pénétré si rapidement dans les provinces d’Afrique. Cependant il est difficile de rejeter l’édit de Dioclétien contre les manichéens. On peut le trouver dans Baronius, Annal. ecclés., A. D. 287.

[3] Constantinus enim, cum limatiuis superstitionum quæreret sectas, manichœorum et similium, etc.. (Ammien, XV, 15.) Strategius, à qui cette commission valût le surnom de Musonien, était chrétien de la secte d’Arius. Il fut employé en qualité de comte au concile de Sardica. Libanius fait l’éloge de sa douceur et de sa prudence. Valois, ad locum Ammian.

[4] Cod. Theod., XVI, tit. 5, leg. 2. Comme la loi générale n’est point insérée dans le Code Théodosien, il est probable que dans l’année 438 les sectes qui avaient été condamnées étaient éteintes.

[5] Sozomène, I, c. 22 ; Socrate, I, c. 10. Ces historiens ont été soupçonnés, sans aucun motif, à ce qu’il me semble, d’être attachés à la doctrine des novatiens. L’empereur dit à l’évêque : Acesius, prenez une échelle, et montez tout seul au ciel. La plupart des sectes chrétiennes ont emprunté tour à tour l’échelle à Acesius.

[6] Les meilleurs matériaux relativement à cette partie de l’histoire ecclésiastique se trouvent dans l’édition d’Optat de Milève, publiée à Paris, en 1700, par M. Dupin, qui l’a enrichie de notes critiques, de discussions géographiques, d’actes authentiques, et d’un abrégé exact de toute cette controverse. M. de Tillemont a rempli la plus grande partie d’un de ses volumes de l’histoire des donatistes (t. VI, part. I), et je lui suis redevable d’une ample collection de passages de saint Augustin relativement à ces hérétiques.

[7] Schisma igitur illo tempore çonfusœ mulieris iracundia peperit ; ambitus nutrivit ; avaritia roboravit. (Optat, I, c. 19.) Le langage de Purpurius est celui d’un frénétique furieux : Dicitur te necasse filios sororis tuæ duos. Purpurius repondit : Putas me terreri a te... Occidi, et occido eos qui contra me faciunt. (Acta concil. Cirtensis, ad calc. Optat, p. 274.) Lorsque Cécilien fut invité à une assemblée d’évêques, Purpurius dit à ses confrères, ou plutôt à ses complices : Qu’il vienne ici recevoir l’imposition de nos mains, et, pour punition, nous lui casserons la tête en guise de pénitence. Optat., I, c. 19.

[8] Les conciles d’Arles, de Nicée et de Trente, confirmèrent la pratique sage et modérée de l’Eglise de Rome. Les donatistes toutefois eurent l’avantage, de maintenir le sentiment de saint Cyprien et d’une grande partie de la primitive Église. Vincentius-Lirinensis, (p. 332, ap. Tillemont, Mém. ecclésiastiques, t. VI, p. 138) a expliqué pourquoi les donatistes brûlent dans les enfers, tandis que saint. Cyprien est, dans le ciel avec Jésus-Christ.

[9] Voyez le sixième livre d’Optat de Milève, p. 91-100.

[10] Tillemont, Mém. ecclés., t. VI, part I, p. 253. Il plaisanté sur leur cruauté partiale. Tillemont a beaucoup de vénération pour saint Augustin, le grand docteur du système.

[11] Plato Egyptum peragravit, ut a sacerdotibus barbaris numeros et cœlestia acciperet. (Cicéron, de Finibus, v. 25.) Les Égyptiens conservaient peut-être encore la tradition de la religion des patriarches. Josèphe a persuadé à plusieurs pères de l’Église que Platon avait tiré des Juifs une grande partie de ses connaissances ; mais on ne peut guère considérer cette opinion avec l’obscurité et l’insociabilité du peuple juif, dont les Écritures ne furent accessibles à la curiosité des Grecs que plus de cent ans après la mort de Platon. Voyez Marsham, Canon. Chron., p. 144 ; Le Clerc, Épist. critic., VII, p. 177-194.

[12] Les modernes que j’ai pris pour guides dans la connaissance du système de Platon, sont Cudworth (Système intellectuel., p. 568-620) ; Basnage (Hist. des Juifs, IV, p. 53-86), ; Le Clerc (Épist. crit., VII, p. 194-209), et Brucker (Hist. philosoph., t. I, p. 675-706). Comme leur érudition était égale, et leur intention différente, un observateur attentif peut tirer quelques lumières de leurs disputes, et regarder comme constants les faits dont ils conviennent unanimement.

[13] Cet exposé de la doctrine de Platon me paraît contraire au véritable sens des écrits de ce philosophe. La brillante imagination qu’il a portée dans ses recherchés métaphysiques, son style plein d’allégories et de figures, ont pu induire en erreur des interprètes qui ne cherchaient pas dans l’ensemble de ses ouvrages et au-delà des images dont se servait l’écrivain, le fond des idées du philosophe. Il n’y a point à mon avis de Trinité dans Platon ; il n’a établi aucune génération mystérieuse entré les trois prétendus principes qu’on lui fait distinguer. Enfin, il n’a jamais conçu que comme des attributs de la Divinité ou de la matière, les idées dont on prétend qu’il a fait des substances, des êtres réels.

Selon Platon Dieu et la matière existent de toute éternité. Avant la création du monde la matière avait en elle un principe de mouvement., mais sans but et sans lois c’est ce principe que Platon appelle l’âme irraisonnable du monde (αλογος ψυχη) parce que, dans sa doctrine, tout principe spontané et originaire de mouvement s’appelle âme. Dieu voulut imprimer la forme à cette matière, c’est-à-dire, 1° travailler la matière et en former des corps ; 2° régler son mouvement et l’assujettir à un but, à des lois. La Divinité ne pouvait agir, dans cette opération, que d’agrès les idées existantes dans son intelligence : leur réunion la remplissait, et forma le type idéal du monde. C’est ce monde idéal, cette intelligence divine, existante avec Dieu de toute éternité, et appelée par Platon νους ou λογος, dont on attribue la personnification, la substantialisation ; tandis qu’il suffit d’un examen attentif pour se convaincre qu’il ne lui à jamais donné d’existence hors de la Divinité, et qu’il ne considérait le logos que comme l’ensemble des idées de Dieu, l’entendement divin dans ses rapports avec le monde. L’opinion contraire est inconciliable avec toute sa philosophie : ainsi il dit (Timœus, p. 348, édit. bip.) qu’à l’idée de la Divinité est essentiellement unie celle d’une intelligence, d’un logos ; il aurait donc admis un double logos, l’un inhérent à la Divinité comme attribut, l’autre existant hors d’elle comme substance. Il affirme (Timœus, p. 316, 337, 348 ; Sophista, t. II, p. 265, 266) que l’intelligence principe d’ordre (νους ou λογος), ne peut exister que comme attribut d’une âme (ψυχη), principe de mouvement et de vie dont la nature nous est inconnue. Comment eût-il pu, d’après cela, regarder le logos comme une substance douée d’une existence indépendante ? Ailleurs il- l’explique par ces deux mots επιστημη, science, et διανοια, intelligence, qui désignent des  attributs de la Divinité. (Sophist., tome II, page 299.) Enfin il résulte de plusieurs passages, entre autres du Philor., tome IV, page 247-248, que Platon n’a jamais prêté aux mots noûs, logos, que l’un de ces deux sens le résultat de l’action de la Divinité, c’est-à-dire l’ordre, l’ensemble des lois qui gouvernent le monde ; et c’est ici l’âme raisonnable du monde (λογιστιxη ψυχη), ou la cause même du résultat ; c’est-à-dire l’intelligence divine. Quand il sépare Dieu, le type idéal du monde, et la matière, c’est pour expliquer comment, dans son système, Dieu a procédé lors de la création pour unir le principe d’ordre qu’il avait en lui, sa propre intelligence, le logos, au principe de mouvement, à l’âme irraisonnable, alogos psuchè, qui était dans la matière, quand il parle de la place qu’occupe le monde idéal (τοπος νοητος), c’est pour désigner l’entendement divin qui en est la cause.

Enfin, on ne trouve nulle part dans ses écrits une véritable personnification des êtres prétendus dont on a dit qu’il formait une Trinité ; et si cette personnification existait elle s’appliquerait également à plusieurs autres idées, dont on pourrait former plusieurs Trinités différentes.

Du reste, cette erreur dans laquelle sont tombés la plupart des interprètes de Platon, tant anciens que modernes, était assez naturelle. Outre les piéges que leur tendait son style figuré, outre la nécessité d’embrasser en entier le système de osés idées, et de ne pas expliquer les passages isolément, la nature même de sa doctrine pouvait y conduire. Lorsque Platon parut l’incertitude des connaissances humaines et les tromperies continuelles des sens étaient reconnues, et donnaient lieu à un scepticisme, général. Socrate avait voulu mettre la morale à l’abri de ce scepticisme ; Platon tenta d’en sauver la métaphysique en cherchant dans l’entendement humain la source de la certitude que les sens ne peuvent fournir. Il inventa le système des idées innées, dont l’ensemble formait, selon lui, le monde idéal, et affirma que ces idées étaient les véritables attributs attachés non seulement à nos représentations des objets, mais encore à la nature des objets eux-mêmes ; nature que nous pouvions connaître d’après elles. Il donnait donc à ces idées une existence positive comme attributs ; ses commentateurs pouvaient aisément leur donner une existence réelle comme substances d’autant que les termes dont il se servait pour les désigner, αυτο το xαλον, αύτο το αγαθον (la beauté elle-même, la bonté elle-même), se prêtaient à cette substantialisation (hypostasis.) (Note de l’Editeur.)

[14] Brucker., Hist. philosoph., tome I, page 1349-1357. L’école d’Alexandrie est célébrée par Strabon (XVII) et par Ammien XXII, 6).

[15] Josèphe, Antiquités, ; VII, c. 1, 3 ; Basnage, Hist. des Juifs, VII, c. 7.

[16] Relativement à l’origine de la philosophie juive, voyez Eusèbe, Prœparat. evangel., 8, 9, 10. Philon prétend que les Thérapeutes étudiaient la philosophie, et Brucker a prouvé (Hist. Philosoph., t. II, p. 787) qu’ils donnaient la préférence à celle de Platon.

[17] Voyez Calmet, Dissertations sur la Bible, t. II, p. 277. Plusieurs des pères de l’Église ont reçu le Livre de la Sagesse de Salomon comme un ouvragé de ce monarque ; et, quoique rejeté par les protestants, faute d’un original hébreu, il a obtenu, avec le reste de la Vulgate, la sanction du concile de Trente.

[18] La philosophie de Platon n’était pas la seule source de celle qu’on professait à l’école d’Alexandrie. Cette ville, où se réunirent des lettrés grecs, juifs, égyptiens fut le théâtre d’un bizarre amalgame des systèmes de ces trois peuples les Grecs y apportèrent un platonisme déjà altéré ; les juifs, qui avaient pris à Babylone un grand nombre d’idées orientales, et dont les opinions théologiques ou philosophiques avaient subi de grands changements par ces communications, s’efforcèrent de concilier le platonisme avec leur nouvelle doctrine, et le défigurèrent entièrement ; enfin les Égyptiens, qui ne voulaient pas abandonner des idées pour lesquelles les Grecs eux-mêmes avaient du respect, travaillèrent de leur côté à les arranger avec celles de leurs voisins. C’est dans l’Ecclésiastique et dans le livre de la Sagesse que se fait sentir l’influence de la philosophie orientale, plutôt que celle du platonisme : on trouvé dans ces livres et dans ceux des derniers prophètes, comme Ézéchiel, des idées que les Juifs n’avaient pas avant la captivité de Babylone, dont on ne saurait trouver le germe dans Platon, et qui viennent visiblement des Orientaux. Ainsi Dieu présenté sous l’image de la lumière, et le principe du mal sous celui des ténèbres, l’histoire des bons et des mauvais anges, le paradis et l’enfer, etc. sont des dogmes dont l’origine, ou tout au moins la détermination positive, ne saurait être rapporté qu’à la philosophie orientale. Platon croyait la matière éternelle, les Orientaux et les Juifs la regardaient comme une création de Dieu, seul éternel. Il est impossible d’expliquer la philosophie de l’école d’Alexandrie par le seul mélange de la théologie judaïque et de la philosophie grecque ; la philosophie orientale, quelque peu connue qu’elle soit, s’y fait reconnaître à chaque instant : ainsi, selon le Zend-Avesta c’est par la parole (honover), plus ancienne que le monde qu’Ormuzd à créé toutes choses. Cette parole est le logos de Philon, bien différent, par conséquent, de celui de Platon. J’ai fait voir que Platon n’avait jamais personnifié le logos du type idéal du monde ; Philon hasarda cette personnification. La Divinité, selon lui, a un double logos ; le premier (λογος ενδιαθετος) est le type idéal du monde, le monde idéal, c’est le premier né de la Divinité ; le second (λογος προφοριxος) est la parole même de Dieu, personnifiée sous l’image d’un être agissant pour créer le monde sensible et le rendre semblable au monde idéal ; c’est le second fils de Dieu. Poussant jusqu’au bout ses rêveries, Philon alla jusqu’à personnifier de nouveau le monde idéal sous l’image d’un homme céleste (ουρανιος ανθρωπος), type primitif de l’homme, et le monde sensible sous l’image d’un autre homme, moins parfait que l’homme céleste. Certaines idées de la philosophie orientale ont pu donner lieu à cet étrange abus de l’allégorie, qu’il suffit de rapporter pour faire voir quelles altérations avait déjà subies alors le platonisme, et quelle en était la source : encore Philon est-il de tous les Juifs d’Alexandrie celui dont le platonisme est le plus pur. (Voyez Buhle, Introd. à l’Hist. de la philosophie moderne, en allemand, p. 590 et suiv. ; Michaëlis, Introd. au Nouveau Testament, en allemand, part. II, page 973.) C’est de ce mélange d’orientalisme, de platonisme et de judaïsme, que sortit le gnosticisme, qui a produit tant d’extravagances théologiques et philosophiques, et où les idées orientales les dominent évidemment. (Note de l’Éditeur.)

[19] Le Clerc (Épîtres critiques, VIII, pages 211-228) a prouvé, d’une manière victorieuse, le platonisme de Philon, si fameux, qu’il était passé en proverbe. Basnage (Hist. des Juifs, IV, ch. 5) a démontré clairement que les œuvres théologiques de Philon furent composées avant la mort et très probablement avant la naissance de Jésus-Christ. Dans ce temps d’obscurité les connaissances de Philon sont plus étonnantes que ses erreurs. Bull., Defens. fid. nicen., s. I, c. I, p. 12.

[20] Mens agitat molem, et magno se corpori miscet.

En outre de cette âme matérielle, Cudworth a découvert (p. 562) dans Amelius, Porphyre, Plotin, et, selon lui, dans Platon lui-même, une âme spirituelle, supérieure, upercosmienne, de l’univers ; mais Brucker, Basnage et Le Clerc, prétendent que cette double âme est une invention oiseuse des derniers platoniciens.

[21] Petau, Dogmata theologica, t. II, l. VIII, c. 2, p. 791 ; Bull., Defens. fid. nicen., s. I, c. I, p. 8, 13. Cette opinion fut adoptée dans la théologie chrétienne, jusqu’au moment où les ariens en abusèrent. Tertullien (advers. Praxeam, c. 16) contient un passage remarquable et dangereux. Après avoir mis en opposition, d’une manière aussi indiscrète qu’ingénieuse, la nature de Dieu et les actions de Jéhovah, il conclut : Scilicet ut hœc de Filio Dei non credenda fuisse, si non scripta essent, fortasse non credenda de Patre, licet scripta.

[22] Les platoniciens admiraient le commencement de l’Évangile de saint Jean, comme contenant une imitation exacte de leurs principes. (Saint Augustin, de Civit. Dei, X, 29. ; Amelius, apud Cyril., advers. Julian, VIII, p. 283.) Mais dans les troisième et quatrième siècles, les platoniciens d’Alexandrie ont pu perfectionner leur Trinité par l’étude de la théologie chrétienne.

[23] Une courte discussion sur le sens dans lequel saint Jean a pris le mot logos prouvera qu’il ne l’a point emprunté de la philosophie de Platon.

L’évangéliste se sert de ce mot sans explication préalable, comme d’un terme que ses contemporains connaissaient déjà et devaient comprendre. Pour savoir le sens qu’il lui prête, il faut donc chercher quel était celui qu’on lui prêtait de son temps : on en trouve deux ; l’un était attaché au mot logos par les Juifs de la Palestine ; l’autre par l’école d’Alexandrie, spécialement par Philon. Les Juifs avaient craint de tout temps de prononcer le nom même de Jéhovah ; ils avaient contracté l’habitude de désigner Dieu par quelqu’un de ses attributs : ils l’appelaient tantôt la sagesse, tantôt la parole : Des cieux ont été faits par la parole de l’Éternel (Ps. 33, v. 6). Accoutumés aux allégories, ils s’adressaient souvent à cet attribut de la Divinité comme à un être réel. Salomon fait dire à la sagesse : J’appartiens à l’Éternel, j’ai présidé dans ses conseils, j’étais avant tous ses ouvrages ; de toute ancienneté, j’ai été établie souveraine longtemps avant que la terre fut créée, etc. (Prov., c. 8, v. 22 sqq.) Le séjour en Perse ne fit qu’augmenter le penchant à des allégories soutenues. On trouve dans l’Ecclésiastique du Siracide et dans le livre de la Sagesse des descriptions allégoriques de la Sagesse, comme celle-ci : Je sors de la bouche du Très Haut, et j’ai couvert la terre comme d’une nuée... Seule, j’aie dessiné les bornés du ciel et creusé les abîmes de la mer.... Le Créateur m’a créée avant les siècles, et je subsisterai pendant tous les siècles.... Celui qui se nourrira de mes fruits n’aura plus faim ; celui qui s’abreuvera à ma source n’aura plus soif. (Ecclésiastique, c. 24, v. 3, 5, 9 et 20 ; voyez aussi le livre de la Sagesse de Salomon, c. 7 et 9.) On voit d’après cela que les Juifs entendaient par les mots hébreux et chaldaïques qui signifiaient sagesse, parole, et qui furent traduits en grec par ceux de σοφια, λογος, un simple attribut de la Divinité qu’ils personnifiaient allégoriquement, mais dont ils ne faisaient point un être réel, particulier, hors de Dieu.

L’école d’Alexandrie, au contraire, et Philon entre autres, mêlant les idées grecques aux idées judaïques et orientales, et se livrant à un penchant vers le mysticisme, personnifia le logos, et le représenta (voyez la note 18) comme un être particulier, créé de Dieu, et intermédiaire entre Dieu et les hommes ; c’est le second logos de Philon (λογος προφοριxος), celui qui agit lors de la naissance du monde, seul de son espèce (μονογενης), créateur du monde sensible (xοσμος αισθηπτος), que Dieu forma d’après le monde idéal (xοσμος νοητος) qu’il avait en lui, et qui était le premier logos (ο ανωτατω), le premier né (ο πρεσβυτερος νιος) de la Divinité. Le logos, pris dans ce sens, était donc un être créé, mais antérieur à la création de monde, voisin de Dieu et chargé de ses relations avec les hommes.

Quel est celui de ces deux sens que saint Jean a eu l’intention de prêter au mot logos dans le premier chapitre de son Evangile et dans tout ce qu’il a écrit ?

Saint Jean était un Juif né et élevé en Palestine ; il ne connaissait point, ou du moins très peu, la philosophie des Grecs et celle des Juifs grécisants : il devait donc naturellement attacher au mot logos le sens qu’y attachaient les Juifs de la Palestine. Que l’on compare en effet les attributs qu’il prête au logos avec ceux qui lui sont prêtés dans les Proverbes, dans la Sagesse de Salomon, dans l’Ecclésiastique, on verra que ce sont les mêmes : La parole était dans le monde, et le monde a été fait par elle ; elle était la vie et la lumière des hommes, etc. (Évangile selon saint Jean, c. I, v. 4 et 10, etc.) Il est impossible de ne pas reconnaître dans ce chapitre les idées que les Juifs se faisaient du logos allégorisé. L’évangéliste personnifie ensuite réellement ce que ses prédécesseurs n’avaient personnifié que poétiquement, car il affirme que la parole est devenue chair (v. 14) ; c’est pour le prouver qu’il écrivait. Examinées de près, les idées qu’il donne du logos ne sauraient s’accorder avec celles qu’en avaient Philon et l’école d’Alexandrie ; elles répondent au contraire à celles des Juifs de la Palestine. Peut-être, saint Jean, se servant d’un mot connu pour expliquer une doctrine qui ne l’était pas, en a-t-il altéré un peu le sens : c’est cette altération que l’on croit découvrir en rapprochant les divers passages de ses écrits.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les Juifs de la Palestine, qui ne voyaient pas cette altération, ne devaient trouver rien d’étrange dans ce que disait saint Jean du logos ; au moins le comprenaient-ils sans peine ; tandis que les philosophes grecs et les Juifs grécisants, de leur côté, y portaient des préventions et des idées faciles à concilier avec celles de l’évangéliste qui ne les contredisait pas expressément. Cette circonstance a dû beaucoup favoriser les progrès du christianisme ; aussi les pères de l’Église des deux premiers siècles et au-delà, formés presque tous à l’école d’Alexandrie prêtaient-ils au logos de saint Jean un sens assez semblable à celui dans lequel l’avait pris Philon. Leur doctrine se rapprochait beaucoup de celle qu’au quatrième siècle le concile de Nicée condamne dans la personne d’Arius. (Note de l’Éditeur.)

[24] Voyez Beausobre, Hist. critique du Manichéisme, tome I, p. 337. L’Évangile selon saint Jean est supposé avoir été publié environ soixante-dix ans après la mort de Jésus-Christ.

[25] Mosheim (p. 331) et Le Clerc (Hist. ecclés., p. 535) expliquent clairement les sentiments des ébionites. Les critiques attribuent à un de ces sectaires les Clémentines publiées par les pères apostoliques.

[26] Les polémistes opiniâtres comme Bull (Judicium. Eccles. cathol., c. 2) insistent sur l’orthodoxie des nazaréens, qui paraît moins pure et moins certaine aux yeux de Mosheim, p. 330.

[27] L’obscurité et les souffrances de Jésus ont toujours été le grand argument des Juifs. Deus contrariis coloribus Messiam depinxerat ; futurus erat rex, Judex, pastor, etc. Voyez Limborch et Orobio, amica Collat., p. 8, 19, 53, 76, 192, 234. Cette objection a obligé les chrétiens à élever leurs yeux vers un royaume spirituel et éternel.

[28] Saint Justin martyr, Dialog. cum Tryphonte, p. 143, 144. Voyez Le Clerc, Hist. ecclés., p. 615 ; Bull et Grabe son éditeur (Judicium Eccles. catholic., c. 7, et l’Appendice), essaient de défigurer les sentiments ou les paroles de saint Justin ; mais leur correction, qui fait violence au texte, a été rejetée même de l’édition des bénédictins.

[29] La plupart des docètes rejetaient la véritable divinité de Jésus-Christ aussi bien que sa nature humaine : ils étaient du nombre des gnostiques, dont quelques philosophes, au parti desquels se range Gibbon, ont voulu faire dériver les opinions de celles de Platon. Ces philosophes ne réfléchissaient pas que le platonisme avait subi des altérations continuelles, et que celles qui lui donnaient quelques rapports avec les idées des gnostiques, étaient postérieures à la naissance reconnue des sectes comprises sous ce nom. Mosheim a prouvé (dans ses Instit. histor. Eccles. major., sec. I, p. 136 sqq., et p. 339 sqq.), que la philosophie orientale, combinée avec la philosophie cabalistique des Juifs, avait donné naissance au gnosticisme. Les rapports qui existent entre cette doctrine et les monuments qui nous restent de celle des Orientaux, comme les Chaldéens et les Perses, sont évidents, et ont été la source des erreurs des gnostiques chrétiens qui ont voulu concilier leurs anciennes idées avec leur nouvelle croyance. C’est à cause de cela qu’en niant la nature humaine du Christ, ils niaient aussi son union intime avec Dieu, et ne le prenaient que pour une des substances (æones) créées de Dieu. Comme ils croyaient à l’éternité de la matière, et la regardaient, comme le principe du mal, par opposition à la Divinité, cause première et principe du bien, ils ne voulaient pas admettre qu’une des substances pures, un des æones issus de Dieu, se fût, en participant à la nature matérielle, allié au principe du mal, et tel était le motif qui leur faisait rejeter l’humanité réelle de Jésus-Christ. Voyez Ch. G. F. Walsh, Hist. des hérésies, en allemand, t. I, p. 217 sqq. ; Brucker, Hist. crit. Philos., tome II, page 639 (Note de l’Éditeur.)

[30] Les ariens reprochaient au parti orthodoxe d’avoir pris ses sentiments sur la Trinité, des valentiniens et des marcionites. Voyez Beausobre, Hist. du Manichéisme, III, c. 5, 7.

[31] Non dignum est utero credere Deum, ei Deum Christum... Non dignum est ut tanta majestas per sordes, et squalores mulieris transire credatur. Les gnostiques tenaient pour l’impureté de la matière et du mariage ; et ils étaient scandalisés des grossières interprétations des pères et de Saint Augustin lui-même. Voyez Beausobre, t. II, p. 523.

[32] Apostolis adhuc in sœculo superstitibus apud Judœam Christi sanguine recente, et phantasma corpus Domini asserebatur. Cotelier pense (Patres apostol., t. II, p. 24) que ceux qui refusent de croire que les docètes parurent du temps des apôtres peuvent aussi nier qu’il fait jour à midi. Ces docètes, qui formaient un parti considérable parmi les gnostiques, étaient ainsi appelés, parce qu’ils prétendaient que le corps de Jésus-Christ n’en avait eu que l’apparence(*).

(*) Le nom de docètes ne fut donné à ces sectaires que dans le cours du deuxième siècle : ce nom ne désignait pas une secte proprement dite, il s’appliquait à toutes les sectes qui enseignaient la non réalité du corps matériel de Jésus-Christ : de ce nombre étaient les valentiniens, les basilidiens, les ophites, les marcionites, contre qui Tertullien écrivit son livre de Carne Christi, et, d’autres gnostiques. A la vérité Clément d’Alexandrie (III, stromat., c. 13, p. 552) fait une mention expresse d’une secte de docètes, et nomme même comme un de ses chefs un certain Cassianus ; mais tout nous porte à croire que ce n’était point là une secte particulière. Philastrius (de Hœres, c. 31) reproche à Saturninus d’être un docète. Irénée (adversus Hœreses., c. 23) fait le même reproche à Basilide. Épiphane et Philastrius, qui ont traité avec détail de chaque hérésie particulière, ne nomment point spécialement celle des docètes : l’évêque d’Antioche Sérapion (Eusèbe, Hist. ecclés., VI, c. 12) et Clément d’Alexandrie (VII, stromat., p. 900) paraissent être les premiers qui se soient servis de ce nom générique, et on ne le retrouve dans aucun monument antérieur, quoique l’erreur qu’il indique existât déjà du temps des apôtres. Voyez Ch.-G.-Fr. Walch, Hist. des hérésies, t. I, p. 233 ; Tillemont, Mém. pour servir à l’Hist. ecclés., t. II, p. 50 ; Buddæus, de Eccl. apostol., c. 5, § 7. (Note de l’Éditeur.)

[33] On peut trouver dans La Motte Le Vayer (tome V, p. 135, etc., édit. 1757) et dans Basnage (Hist. des Juifs, t. IV, p. 29-79, etc.) des preuves du respect que les chrétiens avaient pour la personne de Platon et pour sa doctrine.

[34] Doleo bona fide, Platonem omnium hœreticorum condimentarium factum. Tertullien, de Anima, c. 23. Petau, Dogm. theolog., t. III, proleg. 2) prouve que ce reproche était général. Beausobre (t. I, l. III, c. 9, 10) a présenté les erreurs des gnostiques comme une conséquence des principes de Platon et, comme dans l’école d’Alexandrie, ces principes se trouvaient mélangés avec la philosophie orientale (Brucker, t. X, p. 1356), le sentiment de Beausobre peut se concilier avec l’opinion de Mosheim (Hist. générale de l’Église, vol I, p. 37).

[35] Théophile, évêque d’Antioche, fut le premier qui employa le mot Triade, Trinité : ce terme abstrait, qui était déjà familier dans les écoles de la philosophie, ne doit avoir été introduit dans la théologie des chrétiens que passé le milieu du second siècle.

[36] Saint Athanase, t. I, page 808. Ses expressions sont infiniment énergiques ; et, comme il écrivait à des moines, rien ne l’obligeait à affecter un langage raisonnable.

[37] Nous devions espérer de trouver la Trinité théologique de Platon dans un traité qui prétend expliquer les opinions des anciens philosophes, relativement à la nature des dieux ; mais Cicéron avoue naïvement que, quoiqu’il ait traduit le Timée, il n’a jamais pu comprendre ce dialogue mystérieux. Voyez saint Jérôme ; Préf. ad l. XII, in Isaïam, t. V, p. 154.

[38] Tertullien, in Apolog., c. 46. Voyez Bayle, son Dictionnaire au mot Simonide ; ses remarques sur la présomption de Tertullien sont profondes et intéressantes.

[39] Lactance, IV, 8. Cependant la probole ou prolatio que les ecclésiastiques les plus orthodoxes empruntaient sans scrupule des valentiniens, et qu’ils expliquaient par la comparaison d’une fontaine ou d’une source, du soleil et de ses rayons, etc., ou ne signifiait rien, ou favorisait l’idée matérielle de la génération divine. Voyez Beausobré, t. I, l. III, c 7, p. 548.

[40] Plusieurs des premiers écrivains ont avoué franchement que le fils devait son existence à la volonté du père. (Voyez Clarke, Trinité de l’Écriture, p.280-287.) D’un autre côté, saint Athanase et ses disciples ne semblent point disposés à accorder ce qu’ils craignent de nier. Les théologiens se tirèrent de cette difficulté par la distinction de deux volontés, l’une précédente et l’autre concomitante. (Pétau, Dogm. théolog., t. II, l. VI, c. 8, p587-603).

[41] Voyez Pétau, Dogm. théolog., t. II, l. II, c. 10, p. 159.

[42] Carmenque Christo, quasi Deo dicere secum invicem. Pline, Lettres, X, 97. Le sens de Deus, Θεος, Elohim dans les langues plus anciennes, est soigneusement examiné par Le Clerc (Ars critica, p. 150-156) ; et le socinien Emlyn soutient avec force la pratique d’adorer une créature douée de toute excellence. Voyez son Trinité, p. 29-36, 51-145.

[43] Voyez Daillé, de Usu patrum ; et Le Clerc, Biblioth. univer., t. X, p. 409. L’immense, ouvrage du père Pétau sur la Trinité (Dogm. théolog., t. II) à été composé dans l’intention de décrier la foi des pères opposés au concile de Nicée C’est du moins l’effet qu’il produit, et la savante défense de l’évêque Bull a pu en effacer l’impression.

[44] La rédaction des symboles les plus anciens laissait une grande latitude. Voyez Bull (Judicium Eccles. cathol.) qui tâche d’empêcher Episcopius de tirer parti de cette observation.

[45] Mosheim (p. 425, 680-714) explique clairement les hérésies de Praxeas, Sabellius, etc. Praxeas, qui vint à Rome à la fin du second siècle, abusa quelque temps de la bonhomie de l’évêque ; et fut réfuté par Tertullien.

[46] Socrate reconnaît que le désir de soutenir une opinion absolument opposée au sentiment de Sabellius, donna naissance à l’hérésie d’Arius.

[47] Saint Épiphane (tome I, Hæres., l. XIX, 3, p. 729) donne une peinture très intéressante de la personne et des mœurs d’Arius, du nombre et du caractère de ses premiers disciples ; l’on ne peut que regretter qu’il ait si promptement abandonné le personnage d’historien pour celui de controversiste.

[48] Voyez Philostorgius, l. I, c. 3, et le Commentaire de Godefroy. Cependant l’autorité de Philostorgius est affaiblie aux yeux des orthodoxes par ses opinions ariennes, et à ceux des critiques judicieux par sa partialité, ses préjugés et son innocence.

[49] Sozomène (l. I, c. 15) prétend qu’Alexandre ne prit aucune part au commencement de la controverse, dont il n’avait pas mérite connaissance ; et Socrate (l. I, c. 5) assure au contraire que la vaine subtilité de ses spéculations théologiques fut ce qui donna naissance à cette dispute. Le docteur Jortin,  dans ses remarques sur l’histoire ecclésiastique, a blâmé la conduite d’Alexandre avec sa liberté ordinaire.

[50] Le feu de l’arianisme a pu couver quelque temps en secret ; mais il y a lieu de croire qu’il fit explosion dès l’année 319. Tillemont, Mém. ecclés., t. VII, p. 774-780.

[51] Quid credidit ? Certè, aut tria nomina audiens ires Deos esse credidit, et idolatra effectus est ; aut in tribus vocabulis trinominem eredens Deum ; in Sabellii hœresim incurrit : aut edoctus ab arianis, unum esse verum Deum patrem, filium et spiritum sanctum credidit creaturas. Aut extra hœc quid credere potuerit nescio (Saint Jérôme, advers. Luciferianos.) Saint Jérôme réserve pour le dernier le système orthodoxe, qui est plus compliqué et plus difficile.

[52] Comme la doctrine absolue d’une création faite de rien s’introduisit peu à peu parmi les chrétiens (Beausobre, t. II, p. 165-215), la dignité de l’ouvrier s’accrut naturellement en raison de celle de l’ouvrage.

[53] La Métaphysique du docteur Clarke (Trinité de l’Écriture, p. 276-280) a su s’accommoder à l’idée d’une génération éternelle provenant d’une cause infinie.

[54] Plusieurs des premiers pères employèrent cette comparaison profane et absurde, particulièrement Athénagore, dans son apologie à l’empereur Marc-Aurèle et à son fils ; et Bull lui-même la cite sans la blâmer. (Voyez Defens. fid. nicen., c. 3 ; n° 5 ; n° 4.)

[55] Voyez Cudworth, Système intellectuel, p. 559-579. Cette dangereuse hypothèse fut soutenue par les deux Grégoire, de Nyse et de Nazianze, par saint Cyrille d’Alexandrie, et, par saint Jean de Damas, etc. Voyez Cudworth, p. 603 ; Le Clerc, Bibliothèque univers., t. XVIII, p. 97-105.

[56] Saint Augustin semble envier la liberté des philosophes. Liberis verbis loquuntur philosophi.... Nos autem non dicimus duo veltria principia, duos vel tres Deos. (De Civit. Dei, X, 23.)

[57] Boëce qui était fort versé dans la philosophie de Platon et d’Aristote, explique l’unité de la Trinité par la non différence des trois personnes. Voyez les remarques judicieuses de Le Clerc,  Bibliothèque choisie, t. XVI, p. 225.

[58] Les sabelliens se révoltaient contre cette conclusion, conduits alors dans un autre abîme, ils se trouvaient confesser que le père était né d’une vierge, qu’il avait souffert sur la croix, ce qui leur valut de la part de leurs adversaires le surnom odieux de patri-passians. Voyez les Satires de Tertullien contre Praxeas, et les Réflexions modérées de Mosheim, p. 423-681 ; et Beausobre, t. I, l. III, c. 6, p. 533.

[59] Les anciens rapportent les transactions du concile de Nicée d’une manière non seulement partiale, mais très imparfaite. On ne retrouve point de tableaux, tels qu’en aurait fait Fra Paolo ; mais on peut voir dans Tillemont (Mém. ecclés., t. VI, p. 669-759) et dans Le Clerc (Bibliothèque univers., t. X, p. 453-454) les ébauches grossières qu’en ont tracées la bigoterie et la raison.

[60] Nous sommes redevables à saint Ambroise (de Fide, l. III, c. ult.) de la connaissance de cette anecdote curieuse. Hoc verbum posuerunt patres, quod viderunt adversariis esse formidini ; ut tanquam evaginato ab ipsis gladio, ipsum nefandæ caput hœrescos amputarent.

[61] Voyez Bull, Defens fid. nicen., sect. II, c. 1, p. 25-36. Il pense que son devoir l’oblige à concilier les deux synodes orthodoxes.

[62] Selon Aristote, les étoiles étaient homoousiennes l’une à l’autre. Pétau a prouvé qu’homoousien signifie d’une même substance en genre. C’est aussi l’opinion de Curcellæus, Cudworth, Le Clerc, etc. ; et vouloir lé prouver serait actum agere. Cette remarque judicieuse est du docteur Jortin (vol. II, p. 212) qui examine la controverse arienne avec autant de candeur que d’érudition et de sagacité.

[63] Voyez Pétau, Dog. theolog., t. II, l. IV, c. 16, p. 453, etc. ; Cudworth, p. 559 ; Bull, sect. IV, p. 285-290, éd. Grab. La Περιχωρησις ou Circumincessio est peut-être l’endroit le plus profond et le plus obscur de l’abîme théologique.

[64] La troisième section de la défense de Bull pour la foi de Nicée, que quelques-uns de ses antagonistes traitent de galimatias, et d’autres d’hérésie, est consacrée à la suprématie du père.

[65] Saint Athanase et ses disciples avaient coutume de saluer les ariens du nom d’ariomanites.

[66] Saint Épiphane, t. I, Hœres., l. XXII, c. 4, p. 837. Voyez les aventures de Marcellus dans Tillemont, Mém. ecclés., t. VII, p. 890-899. Eusèbe répondit par trois livres qui existent encore, à son ouvrage en un seul livre, sur l’unité de Dieu. Après un examen long et soigné, Pétau (t. II, l. I, c. 14, p. 78) a prononcé à regret la condamnation de Marcellus.

[67] Saint Athanase, dans son Épître relative aux synodes de Séleucie et de Rimini (t. I, p. 886-905), a donné une ample liste de symboles ariens, qui a été augmentée et perfectionnée par les travaux de l’infatigable Tillemont, Mém. ecclés., t. VI, p. 477.

[68] Érasme a tracé avec beaucoup de justesse et de liberté le caractère de saint Hilaire. Les bénédictins se sont occupés, dans leur édition, à réviser le texte, à composer les annales de sa vie, et à justifier ses sentiments et sa conduite.

[69] Absque episcopo Eleusio et paucis cum eo, ex majore parte Asianæ decem provinciæ, inter quas consisto vere Deum nesciunt. Atque utinam penitus nescirent ! cum procliviore enim venia ignorarent, quam obtrectarent. (S. Hilaire, de Synodis, sive de fine Orientalium, c. 63, p. 1186, édit. benedict.) Dans le célèbre Parallèle entre l’Athéisme et la Superstition, on surprend, quelquefois l’évêque de Poitiers en conformité d’opinions philosophiques avec Bayle et Plutarque.

[70] Hilarius ad Constantium, l. II, c. 4, 5, p. 1227-1228. Ce passage remarquable a mérité l’attention de Locke, qui l’a transcrit (vol. III, p. 470) dans son nouveau modèle de Souvenirs.

[71] Dans Philostorgius (l. III, c. 15) le caractère et les aventures d’Ætius paraissent fort singuliers, quoique adoucis par une main amie. L’éditeur Godefroy (p. 153), qui était plus attaché à son sentiment qu’à son auteur, à rassemblé toutes les circonstances odieuses conservées ou inventées par ses ennemis.

[72] Au jugement d’un homme qui faisait cas de ces deux sectaires, Ætius avait une tête plus forte, et Eunome plus d’art et d’érudition (Philostorgius, l. VIII, c. 18). La Confession et l’Apologie d’Eunome est du très petit nombre des ouvrages hérétiques qui ont échappé. (Fabricius, Bibliothèque græc., t. VIII, p. 258-305.)

[73] Cependant selon Estius et Bull, il y a un pouvoir, celui de la création, que Dieu ne peut communiquer à une créature. Estius, qui fixe si hardiment les limites de la toute-puissance, était Hollandais de naissance et théologien de son métier. (Dupin, Bibl. ecclés., t. t. XVII, p. 45.)

[74] Sabinus (ap. Socrat., l. II, c. 39) a rapporté les actes de ce synode arien ; saint Athanase et saint Hilaire en ont expliqué les divisions, Baronius et Tillemont ont soigneusement rassemblé toutes les autres circonstances qui y sont relatives.

[75] Fideli et pia intelligentia... De Synod., c. 77, p. 1193. Dans ses courtes remarques apologétiques (publiées pour la première fois par les bénédictins, d’après un manuscrit de Chartres), il observe qu’il se servait de cette expression mesurée, qui intelligerem et impiam (p. 1206 ; voyez p. 1146). Philostorgius, qui voyait les mêmes objets sous un autre jour, incline à oublier la différence de l’importante diphtongue. (Voyez VIII, 17 ; et Godefroy, p. 352.)

[76] Testor Deum cœli atque terræ mecum neutrum audissem, semper tamen utrunque sensisse :.. Regeneratus pridem et in episcopatu aliquantis per manens, fidem Nicenam nunquam nisi exulaturus audivi. (Saint Hilaire, de Synodis, c. 96, p. 1205.) Les bénédictins sont persuadés qu’il gouverna le diocèse de Poitiers plusieurs années avant son exil.

[77] Sénèque (epist. 58) se plaint de ce que le το ον des platoniciens (le ens des scolastiques plus hardis) ne pouvait s’exprimer par un mot latin.

[78] La préférence que le quatrième concile de Latran donna à la fin à une unité numérique sur l’unité générique, fut favorisée par l’idiome latin. Voyez Pétau, t. II, l. IV, c. 13 ; p. 424. Τρίας semble donner l’idée de substance, et trinitas celle de qualité.

[79] Ingemuit totus orbis, et arianum se esse miratus est. Saint Jérôme, advers. Lucifer., t. I, p. 145.

[80] Sulpice-Sévère (Hist. sacra, l. II, p. 419-430, éd. Lugd. Bat., 1647) raconte en style éloquent l’histoire du concile de Rimini. On la trouve aussi dans le Dialogue de saint Jérôme contre les lucifériens. Le dessein de ce dernier est d’excuser la conduite des évêques latins, qui se laissèrent tromper et s’en repentirent.

[81] Eusèbe, in Vit. Constant., l. II, c. 64-72. Baronius est fort offensé des principes de tolérance et d’indifférence religieuse contenus dans cette épître ; Tillemont n’en est pas moins scandalisé. Ils supposent que l’empereur avait autour de lui quelque conseiller pervers, ou Satan ou Eusèbe. Voyez les Remarques de Jortin, t. II, p. 183.

[82] Eusèbe, in Vit. Constant., l. III, c. 13.

[83] Théodoret (l. I, c. 20) a conservé une lettre de Constantin au peuple de Nicomédie, dans laquelle le monarque se déclare publiquement l’accusateur d’un de ses sujets. Il appelle Eusèbe ο τής τυραννιxης ωμοτητος συμμυστης, et se plaint de sa conduite hostile pendant la guerre civile.

[84] Voyez dans Socrate (l. I, c. 8), ou plutôt dans Théodoret (l. I, c. 12.), une lettre originale d’Eusèbe dé Césarée, dans laquelle il tâche de se justifier d’avoir acquiescé à l’homoousion. Le caractère d’Eusèbe a toujours été très problématique ; mais ceux qui ont lu la seconde lettre critique de Le Clerc (Ars critica, t. III, p. 30-69) doivent avoir fort mauvaise opinion de l’orthodoxie et de la sincérité de l’évêque de Césarée.

[85] Saint Athanase, t. I, p. 727 ; Philostorgius, l. I, c . 10, et les Commentaires de Godefroy, p. 41.

[86] Socrate, l. I, c. 9. Dans les lettres, circulaires qu’il adressa aux différentes villes, Constantin employa contre les Hérétiques les armes du ridicule et de la raillerie.

[87] Nous tenons cette histoire de saint Athanase, tome I, p. 670. Il laisse, apercevoir un peu de répugnance à jeter de l’odieux sur la mémoire des morts. Il est possible qu’il ait exagéré ; mais la correspondance continuelle entre Alexandrie et Constantinople ne lui aurait guère permis d’inventer. Ceux qui, croyant au récit littéral de la mort d’Arius, disent que ses boyaux lui sortirent du corps avec ses excréments, n’ont d’autre alternative que celle du miracle ou poison.

[88] On peut suivre le changement graduel des sentiments ou du moins de la conduite de Constantin dans Eusèbe, in Vit. Const., l. III, c. 23 ; l. IV, c. 41 ; dans Socrate, l. I, c. 23-39 ; Sozomène, l. II, c. 16-34 ; Théodoret, l. I, c. 14-34 ; et Philostorgius, l. II, c. 1-17. Mais le premier de ces écrivains était trop près de la scène de l’action, et les autres en étaient trop éloignés. Il est assez extraordinaire que la continuation de l’histoire de l’Église ait été abandonnée à deux laïques et à un hérétique.

[89] Quia etiam tum catechumenus sacramentum fidei merito videretur potuisse nescire. Sulpice Sévère., Hist. sacra, l. II, p. 410.

[90] Socrate, l. II, c. 2 ; Sozomène, l. III, c. 18 ; saint Athanase, t. I, p. 813-834. Il observe que les eunuques sont naturellement les ennemis du fils. Comparez les Remarques de Jortin sur l’Histoire ecclésiastique, vol. IV, p. 3, avec une certaine généalogie que l’on trouve dans Candide, c. 4, et qui finit avec un des premiers compagnons de Christophe Colomb.

[91] Sulpice-Sévère, in Hist. sacra, l. II, p. 405, 406.

[92] Cyrille (ap. Baron., A. D. 353, n° 26) observe que sous le règne de Constantin la croix avait été trouvée dans les entrailles de la terre, mais qu’elle parut sous le règne dé Constance au milieu des airs. Cette opposition prouve évidemment que Cyrille ignorait l’étonnant miracle auquel on attribue la conversion de Constantin ; et cette ignorance est d’autant plus surprenante, qu’il n’y avait que douze ans que ce prince était mort, lorsque Cyrille fut sacré évêque de Jérusalem par le successeur immédiat d’Eusèbe de Césarée. Voyez Tillemont, Mém. ecclés., t. VIII, p. 715.

[93] Il n’est pas aisé de déterminer jusqu’à quel point l’imagination de Cyrille peut avoir été secondée par l’apparition d’un cercle solaire.

[94] Philostorgius (l. III, c. 26) est suivi par l’auteur de la Chronique d’Alexandrie, par Cedrenus et par Nicéphore. Voyez Godefroy, Dissertat., p. 188. Ils ne pouvaient pas refuser un miracle même de la main d’un ennemi.

[95] Un passage si curieux mérite d’être transcrit. Christianam religionem absolutam et simplicem, anili superstitione confundens ; in qua scrutenda perplexius, quam componenda graviis excitaret dissidia plurima ; quæ progressa fusitis aluit concertatione verborum, ut catervis antistitum jumentis publicis ultro citroque discurrentibus, per synodos, quas appellant, dum ritum omnem ad suum trahere conantur (Valois lit conatur), rei vehiculariæ concideret nervos. Ammien, XXI, 16.

[96] Saint Athanase, t. I, p. 870.

[97] Socrate, l. II, c. 45-47 ; Sozomène, l. IV, c. 12-30 ; Théodoret, l. II, c. 18-32 ; Philostorgius, l. IV, c. 1-5.

[98] Sozomène, l. IV, c. 23 ; saint Athanase, t. I, p. 831. Tillemont (Mém. ecclés., t. VII, p. 947) a tiré des traités détachés de Lucifer de Cagliari différents exemples du fanatisme impérieux de Constance. Le seul titre de ces traités respire le zèle et inspire la terreur : Moriendum pro Dei filio ; De regibus apostaticis ; De non conveniendo cum hœretico ; De non parcendo in Deum delinquentibus.

[99] Sulpice Sévère, Histor. Sacra, l. II, p. 418-430. Les historiens grecs étaient fort mal instruits des affaires de l’Occident.

[100] Nous pouvons, regretter que saint Grégoire de Nazianze ait composé le panégyrique et non pas la vie de saint Athanase ; mais nous pouvons tirer des matériaux authentiques de ses propres épures et de ses apologies, t. I, p. 670-951. Je n’imiterai pas l’exemple de Socrate (l. II, c. 1) qui publia la première édition de son Histoire sans consulter les écrits le saint Athanase. Cependant Socrate même, Sozomène, écrivain beaucoup plus actif dans ses recherches, et le savant Théodoret, lient la vie de saint Athanase à l’histoire ecclésiastique. Par les soins de Tillemont (t. VIII), et les éditeurs bénédictains, les faits ont été recueillis, et toutes les difficultés examinées.

[101] Sulpice Sévère (Hist. sacra, l. II, p. 396) le traite de chicaneur, de jurisconsulte. On ne découvre ce caractère ni dans la vie ni dans les écrits de saint Athanase.

[102] Dicebatur enim fatidicarum sortium fidem quœve augurales portenderent alites scientissime callens aliquoties prœdixisse futural. (Ammien, XV, 7.) Sozomène raconte une prophétie, ou plutôt une plaisanterie (l. IV, c. 10), qui prouve évidemment, si les corbeaux parlent latin, que saint Athanase comprenait le langage des corbeaux.

[103] Dans les conciles tenus contre saint Athanase, on relève légèrement l’irrégularité de son ordination. Voyez Philostorgius, l. II, c. 11 ; et Godefroy, p. 71. Mais on ne peut guère supposer que l’assemblée des évêques de l’Égypte ait attesté solennellement une fausseté reconnue. Saint Athanase, t. I, p. 726.

[104] Voyez l’Histoire des Pères du Désert, publiée par Rosweide ; et Tillemont (Mém. ecclés., t. VII), dans les vies de saint Antoine, saint Pachôme, etc. Saint Athanase, lui-même, qui ne dédaigna pas d’écrire la vie de son ami saint Antoine, a soigneusement observé que ce saint moine avait souvent annoncé et déploré les désordres de l’hérésie arienne.

[105] Constantin, dans les commencements, menaça de paroles ; mais dans ses lettres, il avait recours à la prière. Insensiblement elles prirent le ton menaçant. Mais en même temps qu’il exigeait que l’Église fût ouverte à tous, il évitait de spécifier le nom odieux d’Arius. Saint Athanase, en politique habile, indique soigneusement ces nuances (t. I, p. 788), qui lui fournirent quelques moyens d’excuse et de délai.

[106] Les mélétieins d’Égypte, de même que les donatistes d’Afrique, prirent naissance dans une querelle épiscopale, produite par l’esprit de persécution. Je n’ai pas le loisir de suivre une controverse obscure qui semble avoir été défigurée par la partialité de saint Athanase et l’ignorance de saint Épiphane. Voyez l’Histoire générale de l’Église, par Mosheim, vol. I, p. 201 (trad. angl.).

[107] Sozomène (l. II, c. 25) détaille la manière dont les six évêques furent traités. Mais saint Athanase, si abondant sur le sujet d’Arsène et du calice, ne fait pas la moindre réponse à cette grave accusation.

[108] Saint Athanase, t. I, p. 788 ; Socrate, l. I, c. 28 ; Sozomène, l. II, c. 25. L’empereur, dans sa lettre de convocation (Eusèbe, in Vit. Constant., l. IV, c. 42), semble juger d’avance quelques membres du clergé ; et il était plus que probable que les évêques du synode appliqueraient ces reproches à saint Athanase.

[109] Voyez particulièrement la seconde apologie de saint Athanase, tome I, p. 763-808 ; et ses Épîtres aux moines, p. 808-866. Elles sont appuyées sur des documents originaux et authentiques. Elles inspireraient cependant plus de confiance s’il s’y montrait moins innocent, et ses ennemis moins absurdes.

[110] Eusèbe, in Vit. Constant., l. IV, c. 41-47.

[111] Saint Athanase, t. I, p. 804. Dans une église dédiée à saint Athanase, le tableau de cette circonstance de sa vie aurait été plus intéressant que la plupart des miracles et des martyres.

[112] Saint Athanase, t. I, p. 729. Eunape (in Vit. Sophist., p. 36-37, édit. Çommelin) a raconté un singulier trait de la crédulité et de la cruauté de Constantin dans une circonstance semblable. L’éloquent Sopater, philosophe syrien, était aimé de l’empereur ; mais il eut, le malheur de déplaire à Ablavius, préfet du prétoire. La flotte chargée de grains, faute d’un vent du midi, ne put arriver, et le peuple de Constantinople murmura. Sopater eut la tête tranchée, pour avoir, disait la sentence, arrêté les vents par une puissance magique. Suidas ajoute que Constantin voulait prouver par cette exécution qu’il avait absolument renoncé à la superstition des gentils.

[113] En revenant, il vit deux fois Constance à Viminiacum et à Césarée en Cappadoce. (Saint Athanase, t. I, p. 676.) Tillemont prétend que Constantin le présenta à ses deux frères dans la Pannonie. (Mém. ecclés., t. VIII, p. 69.)

[114] Voyez Beveridge, Pandectes, t. I, p. 429-452, et t. II, Notes, p. 182 ; Tillemont, Mém. ecclés., t. VI, p. 310-324. Saint Hilaire de Poitiers a parlé de ce synode d’Antioche d’une manière beaucoup trop favorable et trop respectueuse. Il y compte quatre-vingt-dix-sept évêques.

[115] Saint Grégoire de Nazianze fait un grand éloge (t. I, orat. 21, p. 390, 391) de ce magistrat si odieux à  saint Athanase :

Sœpe premente Deo fert Deus alter opem.

J’aime à trouver, pour l’honneur du genre humain, quelques bonnes qualités chez les hommes que la faction opposée représentait comme des tyrans et des monstres.

[116] Valois (Observ. ad calcem, t. II ; Hist. ecclés., l. I, c. 1-5) et Tillemont (Mém. ecclés., t. VIII, p.674 ; etc.) ont discuté avec soin les doutes chronologiques qui obscurcissent la question de la résidence de saint Athanase à Rome. J’ai suivi l’hypothèse de Valois, qui n’admet qu’un seul voyage après l’intrusion de Grégoire.

[117] Je ne puis résister à l’envie de transcrire une observation judicieuse de Wetstein (Prolegomen N. T., p. 19). Si tamen Historiam ecclesiasticam velimus, consulere, patebit jam inde a seculo quarto, cum, ortis controversiis, Ecclesiœ Grœciœ doctores in duas partes seinderentur, ingenio, eloquentia, numero tantum non œquales, eam partem quœ vincere cupiebat Romam confugisse,, majestatemque pontificis comiter coluisse, eoque pacto oppréssis per pontificem et episcopos latinos adversariis prœvaluisse, atque orthodoxiam in conciliis stabilivisse. Eam ob causam Athanasius, non sine comitatu, Romam petiit, pluresque annos ibi hœsit.

[118] Philostorgius, l. III, c. 12. En supposant que saint Athanase ait employé des moyens de séduction en faveur de la religion, on pourrait justifier ou au moins excuser sa conduite par l’exemple de Caton et de Sidney, dont le premier est accusé d’avoir payé, et l’autre d’avoir été payé pour défendre la liberté publique.

[119] Le canon qui accorde l’appel aux pontifes romains, a presque élevé le synode de Sardica au rang des conciles généraux, et on a confondu, ou par adresse ou par ignorance, ses actes avec ceux du concile de Nicée. Voyez Tillemont, tome VIII, p. 689 ; et le Traité de Geddes, vol. II, P.419-460.

[120] Comme saint Athanase répandait secrètement des invectives contre Constance (voyez l’Épître aux moines), tandis qu’il l’assurait personnellement de son profond respect, nous pourrions raisonnablement nous défier des protestations de l’archevêque, t. I, p. 677.

[121] Malgré le silence de saint Athanase et la fausseté manifeste de la lettre insérée par Socrate, ces menaces se trouvent constatées par le témoignage de Lucifer de Cagliari et de Constance lui-même. Voyez Tillemont, t. VIII, p. 693.

[122] J’ai toujours eu des doutes sur la rétractation d’Ursace et de Valens (saint Athanase, t. I, p. 776) ; leurs épîtres à Julius, évêque de Rome, et à saint Athanase, ont une tournure et un style si différents, qu’elles ne peuvent sortir de la même source : l’une parle le langage de criminels qui confessent leur crime et leur infamie, et l’autre celui d’ennemis qui demandent à se réconcilier sous des conditions honorables.

[123] Les circonstances de ce second retour peuvent se tirer de saint Athanase lui-même, t. I, p. 769, 822, 843, Socrate, l. II, c. 18 ; Sozomène, l. III, c. 19 ; Théodoret, l. II, c. II, 12 ; Philostorgius, l. III, c. 10.

[124] Saint Athanase (t. I, p. 677, 678) défend son innocence par des plaintes pathétiques, des assertions solennelles et des arguments spécieux. Il convient qu’on a forgé des lettres en son nom ; mais il demande qu’on questionne ses secrétaires et ceux du tyran, et que l’on constate si les uns les ont écrites, et si les autres les ont reçues.

[125] Saint Athanase, tome I, p. 825-844.

[126] Saint Athanase, tome I, p. 861 ; Théodoret, l. II, c. 16 . L’empereur déclara qu’il avait plus à cœur de dompter saint Athanase, qu’il n’avait désiré de vaincre Magnence ou Sylvanus.

[127] Les écrivains grecs ont raconté avec si peu de clarté ou de fidélité les affaires du concile de Milan, que nous sommes fort heureux d’avoir pour ressource quelques lettres d’Eusèbe, tirées par Baronius des archives de l’Église de Vercelles, et une ancienne vie de Denys de Milan, publiée par Bollandus. Voyez Baronius, A. D. 355 ; et Tillemont, t. VII, p. 1415.

[128] Les honneurs, les présents et les fêtes qui séduisaient tant de prélats, sont mentionnés avec indignation par les évêques dont la probité ou la fierté n’avait point succombé à ces tentations. Nous combattrons, disait saint Hilaire, évêque de Poitiers, contre Constance l’antéchrist, qui caresse le ventre au lieu de flageller les épaules, qui non dorsa cœdit, sed ventrem palpat. (S. Hil., contra Constant., c. 5, p. 1240.)

[129] Ammien, qui n’avait qu’une connaissance très obscure et très superficielle de l’histoire ecclésiastique, dit quelque chose de cette opposition (XV, 7) : Liberius.... perseveranter renitebatur, nec visum hominem, nec auditum damnare nefas ultimum sœpe exclamans ; aperte scilicet recalcitrans imperatoris arbitrio. Id enim ille, Athanasio semper infestus, etc.

[130] Ou plutôt par le parti orthodoxe du concile de Sardica. Si les évêques avaient donné de bonne foi leurs suffrages, la division se serait trouvée de quatre-vingt-quatorze à soixante-seize. M. de Tillemont (t. VIII, p. 1147-1158) est étonné, avec raison, qu’une si faible majorité ait procédé avec tant de vigueur contre ses adversaires dont le principal fut immédiatement déposé.

[131] Sulpice Sévère, Hist. sacra, l. II, p. 412.

[132] Ammien (XV, 7) parle de l’exil de Liberius. Voyez Théodoret, l. II, c. 16 ; saint Athanase, t. I, p. 834-837 ; saint Hilaire, Fragment, I.

[133] Tillemont (tome VIII, p. 524-561) a recueilli la vie d’Osius. C’est avec des expressions également extravagantes qu’il commence par l’exalter et finit par le condamner. Dans leurs lamentations sur la chute de l’évêque de Cordoue, il faut distinguer la prudence de saint Athanase dit zèle aveugle et indiscret de saint Hilaire.

[134] Les confesseurs de l’Occident furent successivement bannis dans les déserts de l’Arabie et de la Thébaïde, entre les rochers du mont Taurus et dans les cantons les plus sauvages de la Phrygie, occupés par les impies montanistes. Ætius l’hérétique ayant été trop bien reçu à Mopsueste en Cilicie, où il était exilé, Acace le fit transporter à Amblada, dont les environs, habités par des sauvages, étaient en proie aux horreurs de la guerre et de la peste. Philostorgius, l. V, c. 2.

[135] Voyez le traitement cruel qu’éprouva Eusèbe, et son étrange obstination, dans ses propres lettres, publiées par Baronius, A. D. 356, n° 92-102.

[136] Cœterum exules satis constat, totius orbis studiis celebratos, pecuniasque cis in sumptum affatim congestas, legationibus quoque eos plebis catholicœ ex omnibus fere provinciis frequentatos. Sulpice Sévère, Hist. sacra, p. 414 ; saint Athanase, t. I, p. 836-480.

[137] On peut trouver dans les ouvrages de saint Athanase lui-même d’amples matériaux pour l’histoire de cette nouvelle persécution. Voyez l’Apologie très bien faite qu’il adressa à Constance, t. I, p, 673 ; la première Apologie de sa fuite, p. 701 ; sa prolixe Épître aux solitaires, p. 808, et l’original des protestations des Alexandrins contre les violences commises par Syrianus, p. 866. Sozomène (l. IV, c. 9) a inséré dans son récit deux ou trois circonstances lumineuses et importantes.

[138] Saint Athanase avait mandé récemment saint Antoine et quelques moines choisis de son couvent ; ils descendirent de leurs montagnes, annoncèrent aux Alexandrins la sainteté d’Athanase, et furent honorablement reconduits par l’archevêque jusqu’à la porte de la ville. Saint Athanase, t. II, p. 491, 492. Voyez aussi Rufin, III, 164, in. Vit. Patr., p. 524.

[139] Saint Athanase, t. I, p. 694. A travers le ressentiment de l’empereur ou de ses secrétaires ariens, on voit percer la crainte et l’estime que leur inspirait saint Athanase.

[140] Ces détails sont curieux, parce qu’ils sont transcrits littéralement, et tirés des protestations qui furent présentées publiquement, trois jours après, par les catholiques d’Alexandrie. Voyez saint Athanase, t. I, p. 867.

[141] Les jansénistes ont souvent comparé saint. Athanase et Arnauld, et se sont étendes avec satisfaction sur la foi, le zèle, le mérite et l’exil de ces célèbres docteurs. L’abbé de La Bletterie a très adroitement conduit ce parallèle. (Vie de Jovien, t. I, p. 130.)

[142] Hinc jam toto orbe profugus Athanasius ; nec ullus et tutus ad latendum supererat locus. Tribuni, præfecti, comites, exercitus, quoque, ad pervestigandum eum moventur edictis imperiatibus : prœmia delatoribus proponuntur, si quis eum vivum, si id minus, caput certe Athanasii detulisset. Rufin, l. I, c. 16.

[143] Saint Grégoire de Nazianze, orat. 21, p. 384, 385. Voyez Tillemont, Mém. ecclés., t. VII, p. 176-410, 820-880.

[144] Et nulla tormentorum vis inveniri adhuc potuit, quæ obdurato illius tractus latroni invito clicere potuit, ut nomen proprium dicat. Ammien, XVII, 16, et Valois, ad. locum.

[145] Rufin, l. I, c. 8 ; Sozomène, l. IV, c. 10. Cette histoire et la suivante paraîtront impossibles si nous supposons que saint Athanase habita toujours l’asile qu’il avait ou choisi ou accepté par hasard.

[146] Palladius, Hist. Lausiac., c. 136, in. Vit. Patrum, page 776. L’auteur de cette histoire avait conversé avec cette demoiselle, qui se rappelait encore avec plaisir, dans sa vieillesse, cette pieuse et honorable intimité. Je ne puis partager la délicatesse de Baronius, de Valois, de Tillemont, etc., qui rejettent cette anecdote comme indigne de la gravité de l’histoire ecclésiastique.

[147] Saint Athanase, t. I, p. 869. Je crois avec Tillemont (t. VIII, p. 1197) que ces expressions annoncent qu’il visita les synodes, sans doute, secrètement.

[148] L’Épître de saint Athanase aux moines est remplie de reproches dont le public doit sentir la vérité (vol. I, p. 834-856) ; et, par égard pour ses lecteurs, il se sert de la comparaison de Pharaon, d’Achab et de Belshassar, etc. La hardiesse de saint Hilaire l’exposait à moins de dangers, s’il est vrai qu’il publia ses invectives dans la Gaule, après la révolte de Julien ; mais Lucifer envoya ses libelles à Constance, et semblait rechercher l’honneur du martyre. Voyez Tillemont, t. VII, p. 905.

[149] Saint Athanase (t. I, p. 811), blâme en général cette pratique, dont il cite ensuite un exemple (p. 861) dans la prétendue élection de Félix : trois eunuques représentaient le peuple romain, et trois prélats qui suivaient la cour firent les fonctions des évêques des provinces.

[150] Thomassin (Discipline de l’Église, t. I, l. II, c. 72, 73, p. 966-984) a rassemblé des faits curieux relatifs à l’origine et aux progrès du chant des églises dans l’Orient et dans l’Occident.

[151] Philostorgius, l. III, c. 13. Godefroy a examiné ce sujet avec beaucoup d’exactitude (page 147, etc.). Il y avait trois formules hétérodoxes : Au Père par le Fils, et dans le Saint-Esprit ; ... au Père et au Fils dans le Saint-Esprit ; ... au Père dans le Fils et le Saint-Esprit.

[152] Après l’exil d’Eustathe, sous le règne de Constantin, le parti le plus rigide des orthodoxes se sépara des autres, et forma enfin un schisme qui dura quatre-vingts ans. (Voyez Tillemont, Mém. ecclés., tome VII, p. 1137-1158 ; t. VIII, p. 573-632, 1314-1332) Dans beaucoup d’églises, les ariens et les homoousiens, qui rejetaient réciproquement la communion les uns des autres, continuèrent cependant quelque temps à prier ensemble. Philostorgius, l. III, c. 14.

[153] Voyez, pour la révolution ecclésiastique de Rome, Ammien, XV, 7 ; saint Athanase, t. I, p. 843-861 ; Sozomène, l. IV, c. 15 ; Théodoret, l. II, c. 17 ; Sulpice-Sévère, Hist. Sacra, l. II, p. 413 ; saint Jérôme Chronique ; Marcellin et Faustin, Libell., p. 3, 4 ; Tillemont, Mém. ecclés., t. VI, p. 336.

[154] Cucusus fut son dernier séjour ; il y trouva la mort et la fin de ses souffrances. La position de cette ville solitaire, sur les confins de la Cappadoce, de la Cilicie et de la petite Arménie, a occasionné quelques doutes géographiques, mais la voie romaine de Césarée à Anazarbe nous donne la position certaine. Voyez Cellarius, Géographie, t. II, p. 213 ; Wesseling, ad Itiner., p. 179, 703.

[155] Saint Athanase (t. I, p. 703, 813, 814) affirme que Paul fut assassiné, et en appelle non seulement à l’opinion publique, mais au témoignage irrécusable de Philagre, un des persécuteurs ariens. Cependant il avoue que les hérétiques prétendirent que l’évêque de Constantinople était mort de maladie. Socrate (l. II, c. 26) copie servilement saint Athanase ; mais Sozomène, d’un esprit plus indépendant (l. IV, c. 2), ose laisser percer quelques doutes.

[156] Ammien (XIV, 10) nous renvoie à son propre récit de cet événement tragique ; mais nous n’avons plus cette partie de son histoire.

[157] Voyez Socrate, l. II, c. 6, 7, 12, 13, 15, 16, 26, 27, 38 ; et Sozomène, l. III, c. 3, 4, 7, 9 ; l. IV, c. 11, 21. Les actes de saint Paul de Constantinople, dont Photius a fait un extrait (Phot., Biblioth., p. 1419-1430), sont une assez mauvaise copie de ces historiens. Mais un Grec moderne, qui a pu écrire la vie d’un saint sans y ajouter des fables et des miracles, mérite quelques éloges.

[158] Socrate, l. II, c. 27, 38 ; Sozomène, l. IV, c. 21. Macedonius eut pour principaux aides, dans les travaux de la persécution, les deux évêques de Nicomédie et de Cyzique, dont on estimait généralement les vertus, et surtout la charité. Je ne puis m’empêcher de rappeler au lecteur que la différence de l’homoousion à l’homoiousion est presque imperceptible, même aux yeux de la plus fine théologie.

[159] Nous ignorons la position exacte de Mantinium. En parlant de ces quatre troupes de légionnaires, Socrate, Sozomène et l’auteur des Actes de saint Paul, se servent des termes vagues de αριθμοι, φαλαγγες, ταγματα, que Nicéphore traduit, avec beaucoup de raison, par milliers. Valois, ad Socrat., l. II, c. 38.

[160] Julien, Epist., l. II, p. 436, édit. Spanheim.

[161] Voyez Optat de Milève, III, 4 et l’Hist. des Donatistes par Dupin, avec les pièces originales à la fin de l’édition. Les détails que saint Augustin donne sur la fureur des circoncellions contre les autres et contre eux-mêmes ont été recueillis par Tillemont. (Mém. ecclés., t. VI, p. 147-165) ; et il a souvent rapporté sans dessein les insultes qui enflammaient la colère de ces fanatiques.

[162] Il est assez amusant de comparer le langage des différentes factions, quand elles parlent du même homme ou des mêmes événements. Gratus, évêque de Carthage, commence ainsi les acclamations d’un synode orthodoxe : Gratias Deo omnipotenti et Christo Jesu.... qui imeravit religiosissimo Constanti imperatori, ut votum gereret unitatis, et mitteret ministros sancti operis, famulos Dei, Paulum et Macarium. Monument. Vet. ad calcem Optati, p. 313. Ecce subito (dit l’auteur donatiste de la passion Marculus) de Constantis regis tyrannica domo.... pollutum macarianæ, persecutionis murmur increpuit ; et duabus bestiis ad Africam missis, eodem scilicet Macario et Paulo, execrandum prorsus ac dirum Ecclesiœ certamen indictum est ; ut populus christianus ad unionem cum traditoribus faciendam ; nudatis militum gladiis et draconum prœsentibus signis, et tubarum vocibus cogeretur. Monument., p. 304.

[163] L’Histoire des Camisards (en trois volumes in-12, Villefranche, 1750) est exacte et impartiale. On a quelque peine à découvrir la religion de l’auteur.

[164] Les donatistes alléguaient pour justifier leurs suicides, l’exempte de Razias, qui est rapporté dans le quatorzième chapitre du deuxième livre des Macchabées.

[165] Nullas infestas hominibus bestias, ut sunt sibi ferales plerique christianorum expertus. Ammien, XXII, 5.

[166] Saint Grégoire de Nazianze, orat. I, p. 33. Voyez Tillemont, t. VI, p. 501, édit. in-4°.

[167] Histoire politique et philosophique des établissements des Européens dans les Deux Indes, t. I, p. 9.

[168] Selon Eusèbe (in Vit. Const., l. II, c. 45), l’empereur défendit dans les villes et dans les campagnes les pratiques abominables de l’idolâtrie. Socrate (l. I, c. 17) et Sozomène (l. II, c. 4, 5) ont représenté la conduite de Constantin avec la vérité qui convient à l’histoire ; mais elle a été fort négligée par Théodoret., l. V, c. 21, et par Orose, VIII, 28. Tum deinde, dit le dernier, primus Constantinus justo ordine et pio vicem vertit edicto ; siquidem statuit citra ullam hominum cœdem, paganorum templa claudi.

[169] Voyez Eusèbe, in Vit. Constant, l. II, c. 56-60. Dans le sermon que l’empereur prononça devant l’assemblée des saints, lorsque sa dévotion fut confirmée par les années, il déclare aux idolâtres (c. 11) qu’il leur permet d’offrir leurs sacrifices et d’exercer librement toutes les pratiques de leur religion.

[170] Voyez Eusèbe, in Vit. Constant., l. III, c. 54-58 ; et l. IV, c. 23, 25. Ces actes d’autorité peuvent se comparer à la suppression des Bacchanales, et à la démolition du temple d’Isis par les magistrats de Rome païenne.

[171] Eusèbe, in Vit. Constant., l. III, c. 54 ; et Libanius, Orat. pro templis, p. 9, 10, édit. Godefroy. Ils racontent tous deux le pieux sacrilège de Constantin, qu’ils voyaient sous un jour fort différent. Le dernier déclare positivement qu’il se saisit de l’argent et des richesses sacrées ; mais, qu’il ne toucha point au culte des temples, qui furent à la vérité appauvris ; mais où l’on ne célébrait pas moins les cérémonies ordinaires de l’ancienne religion. Témoignages juifs et païens. Lardner, vol. IV, p. 140.

[172] Ammien parle de quelques eunuques de cour qui furent spoliis templorum pasti. Libanius dit (Orat pro temp., p. 23) que l’empereur faisait souvent présent d’un temple comme il aurait pu faire d’un chien, d’un cheval, d’un esclave ou d’une coupe d’or ; mais, le pieux philosophe a grand soin d’observer que ces favoris sacrilèges finissaient presque toujours malheureusement.

[173] Voyez Godefroy, Code Theod., t. VI, p. 26 ; Liban., Orat. parental., c. 10, in Fabric., Biblio. Grœc., t. VII, page 235.

[174] Placuit omnibus locis atque urbibus universis claudi protinus templa, et accessu vetitis omnibus licentiam delinquendi perditis abnegari. Volumus etiam cunctos a sacrificus abstinere. Quod siquis aliquid forte hujusmodi perpetraverit, gladio sternatur : facultates etiam perempti fisco décernimus vindicari : et similiter adfligi rectores provinciarum, si facinora vindicare neflexerint. (Cod. Theod., XVI, tit. 10, leg. 4). On a découvert une contradiction chronologique dans la date de cette loi extravagante, la seule peut-être qui ait jamais puni la négligence des magistrats par la mort et la confiscation de leurs biens. M. de La Bastie (Mém. de l’Acad., tome XV, p. 98) conjecture, avec une apparence de raison, que cette loi prétendue n’était réellement qu’un projet de loi, qui fut trouvé parmi les papiers de Constantin, et inséré depuis comme un heureux modèle, dans le Code de Théodose.

[175] Symmaque, epist. X, 54.

[176] La quatrième dissertation de M. de La Bastie, sur le souverain pontificat des empereurs romains, dans les Mém. de l’Acad., XV, 75-144, est très savante et très judicieuse. Elle présente l’état du paganisme depuis Constantin jusqu’à Gratien, et prouve que durant cette période il jouit du bienfait de la tolérance. L’assertion de Zozime, que Gratien, fut le premier qui refusa la robe pontificale, est prouvée démonstrativement ; et les murmures de la bigoterie à ce sujet sont presque réduits au silence.

[177] Comme je me suis servi librement, par anticipation, des mots de païens et de paganisme, je vais donner au lecteur un exposé des révolutions singulières qu’ont éprouvées dans leur signification des expressions si connues. 1° Παγη en dialecte dorique, familier aux Italiens, signifiait une fontaine ; et les campagnards du voisinage qui visitaient la fontaine en tiraient la dénomination générale de pagus et pagani. (Festus sub. vocc, et Servius ad Virgil. Georgic., II, 382.) 2° Par une extension du mot, païen et campagnard devinrent presque synonymes. (Pline, Hist. nat., XXVIII, 5.) On donna ce nom au bas peuple des campagnes, et il a été changé dans celui de paysans par les nations modernes de l’Europe. 3° L’augmentation excessive de l’ordre militaire amena la nécessité d’une dénomination corrélative (Essais de Hume, vol. I, p. 555.), et tous ceux qui ne s’enrôlaient point au service du prince étaient désignés par l’épithète dédaigneuse de païens (Tacite, Hist., III, 24, 43, 77 ; Juvénal, Satyres, XVI ; Tertullien, de Pallio, c. 4.) 4° Les chrétiens étaient les soldats de Jésus-Christ ; leurs adversaires, qui refusaient le sacrement ou le serment militaire du baptême pouvaient mériter la dénomination métaphorique de païens ; et cette expression populaire de reproche fut introduite, dès le règne de Valentinien, A. D. 365, dans les lois impériales (Cod. Theod., XVI, tit. II, leg. 48), et dans les écrits théologiques. 5° Les villes de l’empire furent peu à peu remplies de chrétiens. L’ancienne religion du temps de Prudence (adversus Symmachum, I, ad fin., et Orose, in Præfat hist.) se retirait et languissait dans les villages. Le mot de païen, avec sa nouvelle signification, retourna à sa première origine ; et les païens devinrent des paysans. 6° Depuis l’extinction du culte de Jupiter et de sa famille, on a donné le nom de païens à tous les idolâtres ou polythéistes anciens et modernes. 7° Les chrétiens latins le donnèrent sans scrupule à leurs ennemis mortels les mahométans, et ainsi les unitaires les plus purs n’échappèrent point au reproche injuste de paganisme et d’idolâtrie. Voyez Gérard-Vossius, Etymologicon linguœ latinœ, dans ses ouvrages, tome I, page 420 ; Commentaire de Godefroy sur le Code de Théodose, t. VI, p. 250 ; et Ducange, Mediœ et infimœ latinitatis Glossar.

[178] Dans le langage pur de l’Ionie et d’Athènes, ειδωλον et λατρεια étaient des mots anciens et familiers. Le premier signifiait une ressemblance, une apparition (Odyssée d’Homère, XI, 601), une représentation, une image inventée par l’art ou par l’imagination. Le second désignait toute espèce de service ou d’esclavage. Les Juifs de l’Égypte qui traduisirent les écritures hébraïques, restreignirent l’usage de ces mots (Exode, XX, 4, 5) au culte religieux d’une image. L’idiome particulier des hellénistes ou juifs grecs a été adopté par les historiens ecclésiastiques et sacrés ; et le reproche d’idolâtrie (ειδωλολατρεια) s’est attaché à cette sorte de superstition matérielle et grossière que certaines sectes de chrétiens ne devraient pas trop se presser d’imputer aux polythéistes de la Grèce et de Rome.