Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

Chapitre XV

Progrès de la religion chrétienne. Sentiments, mœurs, nombre et condition des premiers chrétiens.

 

 

UN EXAMEN impartial, mais raisonné, des progrès et de l’établissement du christianisme, peut être regardé comme une partie très essentielle de l’histoire de l’empire romain. Tandis que la force ouverte et des principes cachés de décadence attaquent et minent à la fois ce grand corps, une religion humble et pure jette sans effort des racines dans l’esprit des hommes, croît au milieu du silence et de l’obscurité, tire de l’opposition une nouvelle vigueur, et arbore enfin sur les ruines du Capitole la bannière triomphante de la croix. Son influence ne se borne pas à la durée ni aux limites de l’empire ; après une révolution de treize ou quatorze siècles, cette religion est encore celle des nations de l’Europe qui ont surpassé tous les autres peuples de l’univers dans les arts, dans les sciences, aussi bien que dans les armes : le zèle et l’industrie des Européens ont porté le christianisme sur les rivages les plus reculés de l’Asie et de l’Afrique ; et par le moyen de leurs colonies, il a été solidement. établi depuis le Chili jusqu’au Canada, dans un monde inconnu aux anciens.

Un pareil examen serait sans doute utile et intéressant ; mais il se présente ici deux difficultés particulières. Les monuments suspects et imparfaits de l’histoire ecclésiastique nous mettent rarement en état d’écarter les nuages épais qui couvrent le berceau du christianisme. D’un autre côté, la grande loi de l’impartialité nous oblige trop souvent de révéler les imperfections de ceux des chrétiens qui, sans être inspirés, prêchèrent ou embrassèrent l’Évangile. Aux yeux d’un observateur peu attentif, leurs fautes sembleront peut-être jeter une ombre sur la foi qu’ils professaient ; mais le scandale du vrai fidèle et le triomphe imaginaire de l’impie cesseront, dès qu’ils se rappelleront, non seulement par qui, mais encore à qui la révélation divine a été donnée. Le théologien peut se livrer au plaisir de représenter la religion descendant du ciel dans tout l’éclat de sa gloire, et environnée de sa pureté primitive. Une tâche plus triste est imposée à l’historien : il doit découvrir le mélange inévitable d’erreur et de corruption qu’a dû contracter la foi dans un long séjour parmi des êtres faibles et dégénérés.

La curiosité nous porté à vouloir démêler les moyens qui ont assuré les, succès étonnants du christianisme sur les religions établies alors dans l’univers : il est facile de la satisfaire par une réponse naturelle et décisive. Sans doute cette victoire est due à l’évidence convaincante de la doctrine elle-même et à la providence invariable de son grand auteur. Mais ne sait-on pas que la raison et la vérité trouvent rarement un accueil aussi favorable parmi les hommes ? Et puisque la sagesse de la Providence daigne souvent employer nos passions et les circonstances générales où se trouve le genre humain, comme des instruments propres à l’exécution de ses vues, il peut aussi nous être permis de demander, avec toute la soumission convenable, non pas quelle fut la cause première des progrès rapides de l’Église chrétienne, mais quelles en ont été les causes secondes. Les cinq suivantes paraissent être celles qui ont favorisé son établissement de la manière la plus efficace. 1° Le zèle inflexible, et, s’il nous est permis de le dire, intolérant des chrétiens ; zèle puisé, il est vrai, dans la religion juive, mais dégagé de cet esprit étroit et insociable, qui, loin d’inviter les gentils à embrasser la loi de Moïse, les en avait détournés. 2° La doctrine d’une vie future, perfectionnée et accompagnée de tout ce qui pouvait donner du poids et de la force à cette vérité importante. 3° Le don des miracles attribué à l’Église primitive. 4° La morale pure et austère des fidèles. 5° L’union et la discipline de la république chrétienne, qui forma par degrés, dans le sein de l’empire romain, un État libre, dont la force devenait de jour en jour plus considérable.

I. Nous avons déjà fait connaître l’harmonie religieuse du monde ancien, et la facilité avec laquelle tant de nations si différentes, et même ennemies, avaient adopté, ou du moins respecté les superstitions les unes des autres[1]. Un seul peuple refusa de souscrire à cet accord universel du genre humain. Les Juifs, qui sous la domination des Assyriens et des Perses, avaient langui pendant plusieurs siècles au rang des plus vils de leurs esclaves[2], sortirent tout à coup de l’obscurité lorsqu’ils furent soumis aux successeurs d’Alexandre ; et comme leur nombre s’augmenta avec une rapidité étonnante en Orient, et dans la suite en Occident, ils excitèrent bientôt la surprise et la curiosité des autres nations[3]. Leur opiniâtreté invincible à conserver leurs cérémonies particulières, et leurs mœurs insociables, semblaient indiquer une espèce d’hommes qui professaient hardiment ou qui, déguisaient à peine une haine implacable[4] contre le reste du genre humain. Ni la violence d’Antiochus, ni les artifices d’Hérode, ni l’exemple des nations circonvoisines, ne purent jamais engager les Juifs à joindre aux institutions de Moïse la mythologie élégante des Grecs[5]. Les Romains, attachés aux maximes d’une tolérance universelle, protégèrent une superstition qu’ils méprisaient[6]. Auguste, si rempli de condescendance envers tous les sujets de son empire, daigna ordonner que l’on offrit des prières pour la prospérité de son règne dans le temple de Jérusalem[7] ; tandis que le dernier des enfants d’Abraham serait devenu un objet d’horreur à ses propres yeux et à ceux de ses frères, s’il eût rendu le même hommage au Jupiter du Capitole. La modération des vainqueurs ne fut pas capable d’apaiser les préjugés inquiets d’un peuple alarmé et scandalisé à la voie des enseignes du paganisme qui devaient nécessairement s’introduire dans une province romaine[8]. En vain Caligula voulut-il placer sa statue dans le tempe de Jérusalem ; ce projet insensé fut déjoué par la résolution unanime des habitants, qui redoutaient bien moins la mort qu’une profanation si impie[9]. Leur attachement à la loi de Moïse égalait leur aversion pour tout culte étranger. Leur zèle pieux, resserré et contrarié dans son cours, acquit la force et quelquefois l’impétuosité d’un torrent.

Cette persévérance inflexible, qui paraissait si odieuse ou si ridicule au monde ancien, prend un caractère plus auguste depuis que la Providence a daigné nous révéler l’histoire mystérieuse du peuple choisi ; mais le respect et même le scrupule avec lesquels les Juifs du second temple conservèrent les institutions de Moïse, paraîtront encore plus étonnants, si l’on compare cet attachement avec l’incrédulité opiniâtre de leurs ancêtres. Au temps où la loi avait été donnée sur le mont Sinaï, au milieu des éclats de la foudre, où les flots de l’Océan étaient devenus immobiles, où les corps célestes avaient suspendu leur cours pour favoriser les expéditions des Israélites ; au temps enfin où des récompenses et des punitions temporelles étaient les suites immédiates de leur piété ou de leur désobéissance, ils se révoltaient, sans cesse contre la majesté visible de leur divin roi ; ils plaçaient les idoles des nations dans le sanctuaire de Jéhovah ; enfin ils imitaient toutes les cérémonies fantastiques pratiquées sous les tentes des Arabes, ou dans les villes de la Phénicie[10]. A mesure que le ciel, justement irrité, retira sa protection à des ingrats, leur foi acquit un nouveau degré de vigueur et de pureté. Les contemporains de Moïse et de Josué avaient contemplé avec indifférence les miracles les plus étonnants : dans un temps moins reculé, sous le poids des calamités les plus cruelles, la foi des Juifs en ces mêmes prodiges, les préserva de la contagion universelle de l’idolâtrie ; et, ce qui est entièrement contraire à la marche générale de l’esprit humain, ce peuple singulier semble avoir cru plus fermement et avec plus de promptitude les traditions de ses premiers pères que les témoignages de ses propres sens[11].

La religion juive renfermait tout ce qui pouvait servir à sa défense ; mais elle n’était point destinée à faire des conquêtes, et probablement le nombre des prosélytes ne surpassa jamais beaucoup celui des apostats. Les promesses divines avaient été originairement faites à une seule famille ; c’était à elle qu’avait été prescrite la pratique distinctive de la circoncision. Lorsque la postérité d’Abraham eut multiplié comme les sables de la mer, la Divinité qui lui avait dicté de sa bouche un système de lois et de cérémonies, se déclara le dieu propre, et en quelque sorte national d’Israël ; et elle parut toujours extrêmement jalouse de séparer son peuple favori d’avec le reste des hommes. La conquête de la terre de Canaan fut accompagnée de tant de circonstances merveilleuses, et d’une si grande effusion de sang, que les Juifs restèrent dans un état d’inimitié irréconciliable avec tous leurs voisins. Les vainqueurs avaient reçu ordre d’exterminer quelques-unes des tribus les plus idolâtres : les faiblesses de l’humanité retardèrent rarement l’exécution des volontés de l’Être suprême. Les mariages et les alliances avec les autres nations ne leur étaient pas permis. Ils ne pouvaient recevoir les étrangers dans la congrégation ; et cette défense quelquefois perpétuelle, s’étendait presque toujours à la troisième, à la septième, ou même à la dixième génération. L’obligation de prêcher aux gentils la foi de Moïse n’avait jamais été prescrite comme un précepte de la loi, et les Juifs ne pensèrent point à s’imposer volontairement un pareil devoir. Lorsqu’il s’agissait d’admettre de nouveaux citoyens, ce peuple insociable suivait plutôt l’orgueilleuse vanité des Grecs que la politique généreuse des Romains. Les descendants d’Abraham, fiers de l’opinion qu’ils avaient seuls hérité de l’alliance, craignaient de diminuer la valeur de leur patrimoine en le  partageant trop facilement avec les étrangers de la terre. Une plus grande communication avec le genre humain étendit leurs connaissances sans guérir leurs préjugés ; et toutes les fois que le dieu d’Israël acquérait de nouveaux adorateurs, il en était bien plus redevable à l’humeur inconstante du polythéisme qu’au zèle actif de ses propres missionnaires[12]. La religion de Moïse semble avoir été instituée pour une contrée particulière, aussi bien que pour une seule nation. Si les Juifs eussent exécuté rigoureusement le précepte qui ordonnait à tous les mâles de se présenter trois fois dans l’année, devant Jéhovah, il leur eût été impossible de se répandre au-delà de la terre promise[13]. A la vérité, la destruction du temple de Jérusalem leva cet obstacle ; mais la plus grande partie de la religion mosaïque fut enveloppée dans ses ruines. Les païens avaient été étonnés pendant longtemps du bruit étrange qui s’était répandu que cet édifice ne renfermait qu’un sanctuaire vide[14]. Lorsque la nation juive eut été dispersée, ils furent en peine de découvrir quel pouvait être l’objet, quels pouvaient être les instruments d’un culte qui manquait de temples et d’autels, de prêtres et de sacrifices. Cependant les Juifs, dans l’état même d’abaissement où ils avaient été réduits, ne renoncèrent pas à des privilèges exclusifs et qui flattaient leur orgueil : loin de rechercher la société des étrangers, ils l’évitèrent soigneusement, et ils observaient alors avec une rigueur inflexible les articles de la loi qu’il était en leur pouvoir de pratiquer. Des distinctions particulières de jours, d’aliments, et une foule d’observances habituelles, quoique pénibles, combattaient trop, ouvertement les coutumes et les préjugés des autres peuples, pour ne pas exciter leur dégoût et leur aversion. La circoncision, pratique douloureuse, quelquefois même accompagnée de danger, était seule capable d’éteindre la ferveur du prosélyte[15] au moment où il se présentait à la porte de la synagogue.

Ce fut dans ces conjonctures que le christianisme parut sur la terre, armé de toute la rigueur de la loi mosaïque, et débarrassé du poids de ses fers. Le nouveau système prescrivait, aussi formellement que l’ancien, un zèle exclusif pour la vérité de la révélation et l’unité de Dieu. Tout ce que la religion apprenait alors aux hommes concernant la nature et les desseins de l’Être suprême, servait à augmenter leur vénération pour cette doctrine mystérieuse. L’autorité divine de Moïse et des prophètes était admise, et même établie comme la base la plus solide du christianisme. Depuis le commencement du monde, une suite non interrompue de prédictions avait annoncé et préparé la venue si désirée du Sauveur, quoique, pour se conformer aux idées grossières des Juifs, le Messie eût plus souvent été représenté sous la forme d’un roi et d’un conquérant que sous celle d’un prophète, d’un martyr et du fils de Dieu. Par son sacrifice expiatoire, les sacrifices imparfaits du temple furent à la fois consommés et abolis. A la loi ancienne qui consistait seulement en types et en figures, succéda un culte pur, spirituel, également adapté tous les climats et à tous les états du genre humain. On substitua à l’initiation par le sang l’initiation par l’eau. La faveur divine, au lieu de n’être accordée qu’à la postérité d’Abraham, fut universellement promise à l’homme libre et à l’esclave, au Grec et au Barbare, au Juif et au gentil. Les membres de l’Église chrétienne jouissaient pour toujours, sans partage, de tous les privilèges qui, en élevant le prosélyte jusqu’au ciel, pouvaient exalter sa dévotion, assurer son bonheur, ou même satisfaire cet orgueil secret, qui, sous l’apparence de la dévotion, s’insinue dans le cœur humain. Mais en même temps on permit à tous les hommes, on les sollicita même d’accepter une distinction glorieuse, que non seulement on leur offrait comme une faveur, mais qu’ils étaient forcés d’accepter comme une obligation. Le devoir le plus sacré d’un nouveau converti fut de communiquer à ses amis et à ses parents le trésor inestimable qu’il avait reçu, et de les prévenir des suites funestes d’un refus qui serait sévèrement puni, comme une désobéissance criminelle à la volonté d’un dieu bienfaisant, mais dont la toute puissance était redoutable.

Ce ne fut pas cependant sans peine que l’Église secoua le joug de la synagogue, et cet affranchissement exigea un temps assez long. Les Juifs convertis reconnaissaient dans la personne de Jésus le Messie annoncé par les anciens oracles ; ils le respectaient comme un divin prophète, qui avait enseigné la religion et la vertu ; mais ils restèrent opiniâtrement attachés aux cérémonies de leurs ancêtres, et ils voulurent les faire adopter aux gentils, qui augmentaient continuellement le nombre des fidèles. Ces chrétiens judaïsants semblent avoir trouvé des arguments assez plausibles dans l’origine céleste de la loi mosaïque, et dans les perfections immuables de son grand auteur. Ils prétendaient que si l’Être qui est le même dans toute l’éternité, avait eu dessein d’abolir ces rites sacrés qui avaient servi à distinguer son peuple choisi, ce second acte de sa volonté aurait été annoncé d’une manière aussi claire et aussi solennelle que le premier ; que, dans ce cas, la religion de Moïse, au lieu de ces déclarations fréquentes qui en supposent ou qui en assurent la perpétuité, aurait été représentée comme un plan provisoire destiné à subsister seulement jusqu’à ce que le Messie fût venu enseigner aux hommes une foi et un culte plus parfaits[16]. Le Messie lui-même et ses disciples qui conversèrent arec lui sur la terre, loin d’autoriser par leur exemple, les petites observances de la loi mosaïque[17], auraient annoncé à l’univers que ces cérémonies, désormais inutiles, étaient détruites, et ils n’auraient pas souffert que le christianisme restât pendant plusieurs années obscurément confondu parmi les sectes de l’Église juive. Tels furent, ce qu’il paraît, les arguments employés pour défendre la cause expirante de la loi de Moïse ; mais l’industrieuse érudition de nos théologiens a suffisamment expliqué les termes ambigus de l’Ancien Testament, et la conduite équivoque des prédicateurs apostoliques. Il fallait développer par degrés le système de l’Évangile ; il fallait user de la plus grande réserve et des ménagements les plus délicats, en prononçant une sentence de condamnation si contraire aux inclinations et aux préjugés des Juifs convertis.

L’Histoire de l’Église de Jérusalem fournit, une preuve frappante de la nécessité de ces précautions, et de l’impression profonde que la religion juive avait faite sur l’esprit de ses sectateurs. Les quinze premiers évêques de Jérusalem furent tous des Juifs circoncis et la congrégation à laquelle ils présidaient, unissait la loi de Moïse avec la doctrine de Jésus-Christ[18]. La tradition primitive d’une Église fondée quarante jours seulement après la mort du Sauveur, et gouvernée pendant presque autant d’années sous l’inspection immédiate des apôtres, devait naturellement être reçue comme le modèle de la foi orthodoxe[19]. Les Églises éloignées avaient souvent recours à l’autorité respectable de leur mère, dont elles s’empressaient de soulager les besoins par de généreuses contributions d’aumônes. Mais lorsque des sociétés nombreuses et opulentes eurent été établies dans les grandes villes de l’empire, Antioche, Alexandrie, Éphèse, Corinthe et Rome, on vit insensiblement diminuer la vénération que Jérusalem avait inspirée à toutes les colonies chrétiennes. Les Juifs convertis, ou, comme on les appela dans la suite, les nazaréens, qui avaient jeté les fondements de l’Église, se trouvèrent bien accablés par la multitude des prosélytes, qui, de toutes les différentes religions du polythéisme, accouraient en foule se ranger sous la bannière de Jésus-Christ ; et les gentils, autorisés par leur apôtre particulier à rejeter le fardeau insupportable des cérémonies mosaïques, voulurent aussi refuser à leurs frères plus scrupuleux la même tolérance qu’ils avaient d’abord humblement sollicitée pour eux-mêmes. Les nazaréens ressentirent vivement la ruine de la ville, du temple et de la religion nationale du peuple juif : en effet, quoiqu’ils eussent renoncé à la foi de leurs ancêtres, ils tenaient toujours intimement, par leurs mœurs, à des compatriotes impies, donc les malheurs, attribués par les païens au mépris de l’Être suprême, étaient, à bien plus juste titre, aux yeux des chrétiens, l’effet de la colère d’un Dieu vengeur. Après la destruction de Jérusalem, les nazaréens se retirèrent au-delà du Jourdain dans la petite ville de Pella, où cette ancienne Église languit durant plus de soixante ans dans la solitude et dans l’obscurité[20]. Ils avaient toujours la consolation de faire de pieuses visites à la cité sainte ; et ils se nourrissaient de l’espoir qu’ils seraient un jour rendus à ces demeures chéries que la religion et la nature leur avaient appris à aimer et à respecter. Mais enfin, sous le règne d’Adrien, le fanatisme désespéré des Juifs combla la mesure de leurs calamités ; et les Romains, indignés des rebellions réitérées de ce peuple, usèrent avec rigueur des droits de la victoire. L’empereur bâtit une nouvelle ville sur le mont Sion[21], il lui donna le nom d’Œlia Capitolina, lui accorda les privilèges d’une colonie ; et, décernant les châtiments les plus sévères contre tout Juif qui oserait approcher de son enceinte, il y mit en garnison une cohorte romaine pour assurer l’exécution de ses ordres. Les nazaréens ne pouvaient échapper que par une seule voie à la proscription générale. La force de la vérité fut alors secourue de l’influence des avantages temporels. Ils élurent pour leur évêque Marcus, prélat de la race des gentils, et qui tirait probablement son origine de l’Italie ou de quelque province latine[22]. A sa persuasion, la plus grande partie de la secte abandonna la loi de Moïse, qu’elle avait suivie constamment pendant plus d’un siècle. En sacrifiant ainsi leurs coutumes et leurs préjugés, les nazaréens obtinrent l’entrée libre de la colonie d’Adrien, et cimentèrent plus fermement leur union avec l’Église catholique[23].

Lorsque le nom et les honneurs de l’Église de Jérusalem eurent été rétablis sur le mont Sion, on accusa de schisme et d’hérésie les restes obscurs des nazaréens qui avaient refusé d’accompagner leur évêque latin.  Ils conservèrent toujours leur première habitation de Pella, d’où ils se répandirent dans les villages situés aux environs de Damas ; ils formèrent une petite Église à Bœrée, aujourd’hui Alep en Syrie[24]. Le nom de nazaréen parut trop honorable pour ces juifs chrétiens ; ils furent bientôt appelés ébionites[25], terme de mépris, qui marquait la pauvreté prétendue de leur esprit, aussi bien que de leur condition[26]. Peu d’années après le retour de l’Église de Jérusalem, il s’éleva une question qui devint un sujet de doute et de controverse : il s’agissait de décider si un homme qui reconnaissait sincèrement Jésus pour le Messie, mais qui persistait toujours à observer la loi de Moïse, pouvait espérer d’être sauvé. L’humanité de saint Justin martyr le faisait pencher pour l’affirmative ; et, tout en s’exprimant avec la défiance la plus réservée, il osa prononcer en faveur de ces chrétiens imparfaits, pourvu qu’ils se contentassent de pratiquer les cérémonies de Moïse, sans prétendre que l’usage dût en être général ou nécessaire[27]. Mais lorsqu’on pressa saint Justin de déclarer le sentiment de l’Église, il avoua que plusieurs chrétiens orthodoxes, non seulement privaient leurs frères judaïsants de l’espoir du salut, mais encore que, dans les devoirs ordinaires de l’amitié, de l’hospitalité et de la vie civile, ils refusaient d’avoir avec eux aucune communication[28]. L’opinion la plus rigoureuse l’emporta sur la plus douée, comme on devait naturellement s’y attendre, et les disciples de Moïse furent à jamais séparés de ceux de Jésus-Christ. Les malheureux ébionites, rejetés d’une religion comme apostats, et de l’autre comme hérétiques, se trouvèrent forcés de prendre un caractère plus décidé ; et, quoiqu’on puisse apercevoir jusque dans le quatrième siècle quelques traces de cette ancienne secte, elle se perdit insensiblement, dans la synagogue ou dans l’Église[29].

Tandis que l’Église orthodoxe tenait un juste milieu entre une vénération excessive et un mépris déplacé pour la loi de Moïse, les divers hérétiques prenaient les extrêmes opposés, et s’égaraient également dans les routes de l’erreur et de l’extravagance. La vérité reconnue de la religion juive avait persuadé aux ébionites qu’elle ne pouvait jamais être abolie ; ses imperfections prétendues donnèrent naissance à l’opinion non moins téméraire des gnostiques, qu’elle n’avait jamais été instituée par la sagesse de Dieu. Il est contre l’autorité de Moïse et des prophètes quelques objections qui se présentent trop facilement à l’esprit sceptique ; quoiqu’elles n’aient pour principes que notre ignorance sur une antiquité reculée, et la faiblesse de notre esprit incapable de se former une idée juste de l’économie divine. C’était sur ces objections que s’appuyait la vaine science des gnostiques[30] ; et qu’ils insistaient vivement. Ennemis, pour la plupart, des plaisirs des sens, ces hérétiques censuraient avec aigreur la polygamie des patriarches, les galanteries de David et le sérail de Salomon. Comment concilier, disaient-ils, la conquête de la terre de Canaan, et la destruction d’un peuple sans défiance, avec les notions communes de la justice et de l’humanité ? Lorsqu’ils jetaient ensuite les yeux sur la liste sanguinaire de meurtres, d’exécutions et de massacres qui souillent presque à chaque page les annales des Juifs, ils reconnaissaient que les Barbares de la Palestine n’avaient pas eu plus de compassion pour leurs amis et pour leurs compatriotes, que pour leurs ennemis idolâtres[31]. Passant ensuite des sectateurs de la loi à la loi elle-même, ils prétendaient qu’une religion qui consistait seulement en sacrifices sanglants, en cérémonies puériles, et dont toutes les punitions et toutes les récompenses étaient temporelles ne pouvait ni inspirer l’amour de la vertu, ni réprimer l’impétuosité des passions. Les gnostiques s’efforçaient de jeter un ridicule sur la narration de l’écrivain sacré, lorsqu’il décrit la création du monde et la chute de l’homme ; ils traitaient avec une dérision profane le repos de la Divinité après six jours de travail, la côte d’Adam, le jardin d’Éden, les arbres de la vie et de la science, le serpent parlant, le fruit défendu, et la condamnation éternelle prononcée contre le genre humain pour l’offense légère de ses premiers parents[32]. Les gnostiques osaient même représenter le Dieu d’Israël comme un être sujet à l’erreur et à la passion, capricieux dans sa faveur, implacable dans sa vengeance, bassement jaloux de son culte religieux, n’accordant ses bienfaits qu’à un seul peuple, et n’étendant point sa providence au-delà de cette vie passagère. Ils ne pouvaient apercevoir dans une pareille image aucun des traits qui caractérisent le père commun, le maître sage et tout-puissant de l’univers[33]. Ils convenaient que la religion du peuple juif était en quelque sorte, moins criminelle que l’idolâtrie des autres nations ; mais leur doctrine avait pour base la mission de Jésus-Christ. Ils enseignaient qu’il devait être adoré comme la première et la plus brillante émanation de la Divinité et qu’il avait paru sur la terre pour dissiper les différentes erreurs des hommes, et pour révéler un nouveau système de vérité et de perfection. Par une condescendance très singulière, les plus savants pères de l’Église ont eu l’imprudence d’admettre les sophismes de cette secte. Avouant que le sens littéral des divines Écritures répugne à tous les principes de la raison et de la foi, ils se croient en sûreté et invulnérables derrière le large voile de l’allégorie, qu’ils ont soin d’étendre sur toutes les parties délicates du système de Moïse[34].

On a observé d’une manière plus ingénieuse que la pureté primitive de l’Église n’avait jamais été violée par le schisme ni par l’hérésie, avant le règne de Trajan ou d’Adrien[35], cent ans environ après la mort de Jésus-Christ[36]. Disons  plutôt que, durant cette période, les disciples du Messie donnèrent à la foi et à la pratique une latitude que ne se permirent jamais les fidèles des siècles suivants. A mesure que les limités de la communion se resserrèrent insensiblement, et que le parti dominant exerça son autorité spirituelle avec plus de rigueur, quelques-uns de ses membres les plus respectables, sommés de renoncer leurs opinions particulières, n’en devinrent que plus hardis à les soutenir, à poursuivre les conséquences de leurs faux principes, et à lever ouvertement l’étendard de la révolte contre l’unité de l’Église. Les gnostiques se distinguèrent surtout par leur politesse, par leur savoir et par leur opulence. L’orgueil leur fit prendre la dénomination générale de gnostiques, qui exprimait une supériorité de connaissances : peut-être aussi ce nom leur fut-il donné ironiquement par des adversaires envieux. Cette secte, composée presque toute de familles païennes, parait avoir eu principalement pour fondateurs des habitants de la Syrie ou de l’Égypte, contrées où la chaleur du climat dispose et l’esprit et le corps à une dévotion indolente et contemplative. Les gnostiques mêlaient à la foi de Jésus-Christ plusieurs dogmes sublimes, mais obscurs, tirés de la philosophie orientale et même de la religion de Zoroastre, concernant l’éternité de la matière, l’existence de deux principes, et la hiérarchie mystérieuse du monde invisible[37]. Dès qu’ils se furent élancés dans ce vaste abîme, ils prirent pour guide une imagination désordonnée ; et comme les sentiers de l’erreur sont variés et infinis, les gnostiques, se trouvèrent imperceptiblement divisés en plus de cinquante sectes particulières[38], dont les principales paraissent avoir été les basilidiens, les valentiniens, les marcionites, et dans un temps moins reculé, les manichéens. Chacune de ces sectes pouvait se vanter d’avoir ses évêques et ses congrégations, ses docteurs et ses martyrs[39]. Au lieu des quatre Évangiles adoptés par l’Église, les hérétiques produisaient une foule d’histoires dans lesquelles ils avaient adapté à leurs doctrines respectives[40] les actions et les discours de Jésus-Christ et de ses apôtres. Le succès des gnostiques fut rapide et fort étendu[41]. Ils couvrirent l’Asie et l’Égypte, s’établirent à Rome et pénétrèrent quelquefois dans les provinces de l’Occident. Ils s’élevèrent, pour la plupart, dans le second siècle ; le troisième fut l’époque de leur splendeur. Ils furent entièrement terrassés, dans le quatrième ou dans le cinquième, par l’influence supérieure de quelques nouvelles controverses, et par l’ascendant de la puissance dominante. Quoiqu’ils troublassent sans cesse la paix de l’Église, et qu’ils en avilissent souvent la dignité, ils contribuèrent plus à favoriser qu’à retarder les progrès du christianisme. Les païens, convertis, dont les objections les plus fortes étaient contre la loi de Moïse, pouvaient être admis dans le sein de plusieurs sociétés chrétiennes, qui n’exigeaient pas de leur esprit, encore rempli de préjugés, la croyance d’une révélation intérieure ; insensiblement leur foi s’étendit et se fortifia, de sorte qu’a la fin l’Église profita des conquêtes de ses ennemis les plus invétérés[42].

A reste, quelle que put être, entre les orthodoxes, les ébionites et les gnostiques, la différence d’opinion concernant la divinité ou la nécessité de la loi de Moïse, un zèle exclusif les animait tous également ; et ils avaient pour l’idolâtrie la même horreur qui avait distingué les Juifs parmi les autres nations du monde ancien. Le philosophe, qui ne voyait dans le système du polythéisme qu’un mélange ridicule de fraude et d’erreur, pouvait librement sourire de pitié sous le masque de la dévotion, sans craindre que son mépris ou sa complaisance l’exposât au ressentiment de quelque puissance invisible, ou plutôt, selon lui, imaginaire. Mais les premiers chrétiens envisageaient avec bien plus d’effroi, et sous un jour beaucoup plus odieux, la religion du paganisme. Les fidèles et les hérétiques s’accordaient à regarder les démons comme les auteurs, les patrons et les objets de l’idolâtrie[43]. Ces esprits rebelles qui avaient été dégradés de l’état d’ange, et précipités dans le gouffre infernal, avaient toujours la permission d’errer sur la terre, de tourmenter le corps des pécheurs et de séduire leurs âmes. Les démons s’aperçurent bientôt et abusèrent du penchant naturel de l’homme à la dévotion ; détournant adroitement les mortels de l’adoration qu’ils devaient à leur Créateur ; ils usurpèrent la place et les honneurs de l’Être suprême. Le succès de leurs détestables artifices satisfit à la foi de leur vanité et leur vengeance ; ils goûtèrent la seule consolation dont ils puissent être susceptibles, l’espoir d’envelopper, l’espèce humaine dans leur crime, et dans leur misère. Il était reconnu, ou du moins on s’imaginait qu’ils s’étaient partagé entre eux les rôles les plus importants du polythéisme l’un de ces démons prenait le nom et les attributs de Jupiter ; l’autre d’Esculape, un troisième de Vénus, et un quatrième peut-être d’Apollon[44]. On ajoutait que leur longue expérience et leur nature aérienne les mettaient en état de remplir ces différents caractères avec une adresse et avec une dignité convenables. Cachés dans les temples, ils avaient institué les fêtes et les sacrifices ; ils avaient inventé les fables : les oracles étaient rendus par ces esprits infernaux, et il leur avait souvent été permis de faire des miracles. Les chrétiens, qui, par l’intervention des démons, pouvaient expliquer si facilement toutes les apparences surnaturelles, admettaient sans peine et même avec empressement les fictions les plus extravagantes de la mythologie païenne. Mais en ajoutant foi à ces fictions, le chrétien ne les envisageait qu’avec horreur. La plus petite marque de respect pour le culte national eût été à ses yeux un hommage direct rendu aux esprits infernaux, et un acte de rébellion contre la majesté de Dieu. Par une suite de cette opinion, le devoir le plus essentiel, mais en même temps le plus difficile d’un chrétien, était de se conserver pur et exempt de toute pratique d’idolâtrie. La religion des anciens peuples ne consistait pas simplement en une doctrine spéculative, professée dans des écoles ou prêchée dans les temples. Les divinités et les rites innombrables du polythéisme étaient étroitement liés à tous les détails de la vie publique ou privée : les  plaisirs, les affaires, rappelaient à chaque instant ces cérémonies, et il était presque impossible de ne pas les observer, à moins de fuir en même temps tout commerce avec les hommes, et de renoncer aux devoirs et aux amusements de la société[45]. Les actes les plus solennels de la guerre et de la paix étaient toujours préparés ou conclu par les sacrifices auxquels le magistrat, le sénateur et le soldat, ne pouvaient se dispenser de présider ou de participer[46]. Les spectacles publics formaient une partie essentielle de la dévotion riante des païens. Ils se persuadaient que leurs divinités acceptaient, comme l’offrande la plus agréable, ces jeux que le prince et le peuple célébraient dans les fêtes instituées en leur honneur[47]. Le fidèle, qui fuyait avec une pieuse horreur les abominations  du cirque ou du théâtre, se trouvait dans chaque repas exposé à des embûches infernales, toutes les fois que ses amis, invoquant les dieux propices, versaient des libations[48], et formaient des vœux pour leur bonheur réciproque. Lorsque l’épouse, enlevée d’entre les bras de ses parents, franchissait, avec une répugnance affectée, le seuil de sa nouvelle demeure[49], accompagnée de tout le cortège de l’hymen ; lorsque la pompe funèbre s’avançait lentement vers le bûcher[50], dans ces importantes occasions, le chrétien, tremblant de se rendre coupable du crime attaché a des cérémonies impies, se trouvait forcé d’abandonner les personnes qu’il chérissait le plus. Toutes les professions, tous les métiers qui contribuaient à former, ou à décorer les idoles, étaient déclarés infectés du poison de l’idolâtrie[51] : sentence sévère, puisqu’elle dévouait aux tourments éternels cette portion si considérable de la société qui exerce les arts libéraux et mécaniques. Si nous jetons les yeux sur les restes innombrables de l’antiquité, outre les images des dieux et les instruments sacrés de leur culte, nous voyons que les maisons, les habits et les meubles des païens, devaient leurs plus riches ornements aux formes élégantes et aux fictions agréables consacrées par l’imagination des Grecs[52]. C’était aussi dans cette origine impure qu’avaient pris naissance la musique, la peinture, l’éloquence et la poésie. Dans le langage des pères de l’Église, Apollon et les Muses sont les organes de l’esprit infernal ; Homère et Virgile en sont les principaux ministres ; et cette mythologie brillante qui remplit, qui anime les productions de leur génie, est destinée à célébrer la gloire des démons. La langue même de la Grèce et celle de Rome abondaient en expressions familières, mais impies, que le chrétien imprudent courait le risque de prononcer trop légèrement, ou d’entendre avec trop de patience[53].

Les tentations dangereuses, qui se tenaient de tous côtés en embuscade pour surprendre le fidèle, l’attaquaient les jours de fêtes publiques avec une violence redoublée. Ces institutions augustes avaient été disposées et arrangées, dans l’année, avec tant d’art, que la superstition prenait toujours le masque du plaisir et souvent celui de la vertu[54]. Chez les Romains, quelques-unes des fêtes les plus sacrées avaient pour objet de célébrer les calendes de janvier, en prononçant solennellement des vœux pour la félicité publique et pour le bonheur des citoyens ; de rappeler le souvenir des morts, et d’attirer les regards des dieux sur la génération présente ; de poser les bornes invariables des propriétés ; de saluer au retour du printemps, les puissances vivifiantes qui répandent la fécondité ; de perpétuer ces deux ères mémorables  de Rome, la fondation de la ville et celle de la république, et de rétablir durant la licence bienfaisante des saturnales, l’égalité primitive du genre humain. On peut juger quelle devait être l’horreur des chrétiens pour ces cérémonies impies, par la scrupuleuse délicatesse qu’ils avaient montrée dans une occasion moins alarmante. Aux jours d’allégresse publique, les anciens avaient coutume d’orner leurs portes de lampes et de branches de laurier, et de ceindre leurs têtes de guirlandes de fleurs. Cet usage innocent, qui formait un spectacle agréable, aurait pu être toléré comme une institution purement civile ; mais il se trouvait malheureusement que les portes étaient sous la protection des dieux pénates, que le laurier était consacré à l’amant de Daphné, et que ces guirlandes de fleurs, quoique souvent le symbole de la joie ou de la tristesse avaient été employées, dans leur première origine, au service de la superstition. Ceux des chrétiens qui se déterminaient à suivre, sur ce point, les coutumes de la patrie et les ordres du magistrat, éprouvaient de terribles agitations : en proie aux plus sombres alarmes, ils redoutaient les reproches de leur conscience, les censures de l’Église et l’annonce de la vengeance divine[55].

Tels étaient les soins pénibles qu’il fallait prendre, pour garantir la pureté à l’Évangile du souffle empoisonné de l’idolâtrie. Les partisans de l’ancienne religion observaient avec indifférence les rites publics ou particuliers qu’ils tenaient de l’éducation et de l’habitude ; mais toutes les fois que ces cérémonies superstitieuses se présentaient, elles fournissaient aux chrétiens une occasion de s’opposer avec force aux .anciennes erreurs, et de déclarer leurs sentiments. Ces protestations fréquentes affermissaient leur attachement à la foi ; et à mesure que leur zèle s’augmentait, ils soutenaient, avec plus d’ardeur et avec des succès plus marqués cette guerre sainte, qu’ils avaient entreprise contre l’empire des démons.

II. Les écrits de Cicéron[56] peignent des couleurs les plus vives l’ignorance, les erreurs et l’incertitude des anciens philosophes, au sujet de l’immortalité de l’âme. Ils voulaient armer leurs disciples contre la crainte de la mort ; ils leur inculquaient cette idée simple, mais triste,  que le coup fatal de notre dissolution nous délivre des calamités de la vie, et que ceux qui ont peu de temps à exister ont si peu de temps à souffrir. Rome et la Grèce renfermaient cependant un petit nombre de sages qui avaient conçu une idée plus relevée, et à certains égards, plus juste de la nature humaine, quoique dans leurs sublimes recherches, leur raison ait souvent pris pour guide leur imagination, et que leur imagination ait été dirigée par la vanité. Lorsqu’ils contemplaient avec complaisance l’étendue de leurs puissances intellectuelles ; lorsque dans les spéculations les plus profondes, ou dans les études les plus importantes, ils exerçaient les diverses facultés de la mémoire de l’imagination et du jugement ; lorsque enfin ils méditaient sur cet amour de la gloire, qui les transportait dans les siècles futurs, bien au-delà des limites de la mort et du tombeau , ils ne pouvaient consentir à se confondre avec les animaux des champs, ni se résoudre à supposer qu’un être, dont la dignité leur inspirait l’admiration la plus vive, fût réduit à une petite portion de terre et à une durée de quelques années. Pour appuyer des sentiments si favorables à l’excellence de notre espèce, ils appelèrent à leur secours la science, ou plutôt le langage de la métaphysique. Ils découvrirent bientôt que, comme aucune des propriétés de la matière ne peut s’appliquer aux opérations de l’esprit, l’âme devait être une substance différente du corps, pure, simple et spirituelle, incapable de dissolution, et susceptible d’un degré plus parfait de bonheur et de vertu, après être sortie de sa prison corporelle. Les philosophes qui marchèrent sur les traces de Platon, tirèrent de ces principes nobles et spécieux une conclusion qu’il eût été très difficile de justifier, puisque, non contents d’établir l’immortalité de l’âme, ils prétendaient prouver son éternité antérieure, et qu’ils penchaient à la regarder comme une portion de cet esprit infini, existant par lui-même, qui remplit et soutient l’univers[57]. Un système si élevé au-dessus des sens et de l’expérience de tous les hommes pouvait amuser le loisir d’un philosophe ; peut-être aussi, dans le silence de la solitude, cette doctrine consolante offrait-elle quelquefois un rayon d’espoir à la vertu découragée. Mais la faible impression qui avait été communiquée dans les écoles, se perdait bientôt au milieu du tumulte et des agitations de la vie active. Nous connaissons assez les actions, les caractères et les motifs des personnages éminents qui fleurirent du temps de Cicéron et des premiers Césars, pour être assurés que leur conduite dans cette vie ne fut jamais dirigée par aucune conviction sérieuse des punitions et des récompenses d’un état futur. Au barreau et dans le sénat de Rome, les orateurs les plus habiles, ne craignaient pas d’offenser leurs auditeurs[58] en représentant cette doctrine comme une opinion vaine et extravagante, que rejetait avec mépris tout homme dont l’esprit avait été cultivé par l’éducation.

Puisque la philosophie, malgré les efforts les plus sublimes, ne peut parvenir qu’à indiquer faiblement le désir, l’espérance, ou tout au plus la probabilité d’une vie à venir ; il n’appartient donc qu’à la révélation divine d’affirmer l’existence et de représenter l’état de ce pays invisible, destiné à recevoir les âmes des hommes après leur séparation d’avec les corps. Mais il est facile d’apercevoir dans les religions de la Grèce et de Rome plusieurs défauts inhérents, qui les rendaient incapables d’entreprendre une tâche si difficile. 1° Le système général de la mythologie ancienne ne portait sur aucune preuve solide ; et les plus sages d’entre les païens avaient déjà secoué l’autorité qu’elle avait usurpée. 2° La description des régions infernales avait été abandonnée aux peintres et aux poètes ; et leur imagination les peuplait d’un si grand nombre de fantômes et de monstres, elle distribuait les punitions et les récompenses avec si peu d’égalité, qu’une vérité auguste, la plus faite pour le coeur de l’homme, avait été insensiblement étouffée et dégradée par le mélange absurde des fictions les plus grossières[59]. 3° A peine les polythéistes les plus religieux de la Grèce et de Rome envisageaient-ils la doctrine d’un état futur comme un article fondamental de foi. La providence des dieux avait plutôt rapport aux sociétés publiques qu’aux individus et elle se développait principalement sur le théâtre visible de notre univers. Les vœux particuliers offerts devant les autels de Jupiter ou d’Apollon exprimaient le désir inquiet de leurs adorateurs pour la félicité temporelle, et marquaient en même temps leur ignorance ou leur insensibilité concernant une vie à venir[60]. La vérité importante de l’immortalité de l’âme fut annoncée avec plus de soin et avec plus de succès dans l’Inde, en Assyrie, en Égypte et dans la Gaule ; et puisque ce n’est point dans une supériorité de connaissances parmi ces Barbares que nous  pouvons trouver la raison d’une différente si sensible ; il faut l’attribuer à l’influence d’un ordre de prêtres établis dans ces contrées, et qui employaient les motifs de vertu comme des instruments d’ambition[61].

On se serait naturellement attendu qu’un principe si essentiel à la religion aurait été révélé dans les termes les plus clairs au peuple choisi de la Palestine, et qu’il aurait pu être confié en toute sûreté à la race sacerdotale d’Aaron. Il est de notre devoir d’adorer les décrets mystérieux de la Providence[62] lorsque nous voyons la doctrine de l’immortalité de l’âme omise dans la loi mosaïque[63]. Les prophètes l’annoncèrent obscurément ; et durant la longue période qui s’écoula entre la servitude chez les Égyptiens et la captivité de Babylone, les espérances aussi bien que les craintes des Juifs paraissent avoir été resserrées dans le cercle étroit de la vie présente[64]. Après que Cyrus eut permis à la nation exilée de retourner dans la terre promise, et qu’Esdras eut rétabli les anciens monuments de la religion, deux sectes célèbres, les saducéens et les pharisiens s’élevèrent à Jérusalem[65]. Les premiers qui formaient la classe la plus opulente et la plus distinguée de l’État, s’attachaient au sens littéral de la loi de Moïse, et ils rejetaient pieusement l’immortalité de l’âme comme une opinion qui n’avait point été consignée dans le livre divin, seule règle reconnue de leur foi. A l’autorité des écritures, les pharisiens ajoutaient celle de la tradition, et sous le nom de tradition ils comprenaient plusieurs dogmes spéculatifs tirés de la philosophie ou de la religion des Orientaux. Les doctrines de la fatalité ou de la prédestination, des anges et des esprits, et d’un état futur de récompenses et de punitions, étaient au nombre de- ces nouveaux articles de leur croyance. Comme les pharisiens, par l’austérité de leurs mœurs, avaient attiré dans leur parti le corps de la nation juive, sous le règne des princes et des pontifes Asmonéens, l’immortalité de l’âme devint l’opinion dominante de la synagogue. L’humeur des Juifs n’était pas capable de se contenter de cet acquiescement froid et languissant qui aurait pu satisfaire l’esprit d’un polythéiste ; dès qu’ils eurent admis l’idée d’une vie à venir, ils l’embrassèrent avec tout le zèle qui avait toujours caractérisé la nation. Au reste, leur zèle n’ajoutait rien à l’évidence ni à la probabilité de cette doctrine ; et il était encore nécessaire que le dogme de la vie et de l’immortalité, qui avait été dicté par la nature, approuvé par la raison, et adopté par la superstition, reçût de l’autorité et de l’exemple de Jésus-Christ la sanction de vérité divine.

Lorsque la promesse d’un bonheur éternel fut offerte aux hommes, sous la condition d’adopter la croyance et d’observer les préceptes de l’Évangile, il n’est pas étonnant qu’une proposition si avantageuse ait été acceptée par un grand nombre de personnes de toutes les religions, de tous les états, et de toutes les provinces de l’empire romain. Les premiers chrétiens avaient pour leur existence présente un mépris, et ils attendaient l’immortalité avec une confiance dont la foi douteuse et imparfaite des siècles modernes saurait donner qu’une bien faible idée. Dans la primitive Église, l’influence de la vérité tirait une force prodigieuse d’une opinion respectable, par son utilité et par son ancienneté, mais qui n’a pas été justifiée par le fait. On croyait universellement que la fin du monde et le royaume des cieux étaient sur le point d’arriver. L’approche de ce merveilleux événement avait été prédite par les apôtres ; leurs plus anciens disciples en avarient conservé la tradition ; et ceux qui expliquaient littéralement les paroles de Jésus-Christ lui-même, étaient obligés de croire que le Fils de l’Homme allait bientôt paraître dans les nuages, et qu’il descendrait de nouveau sur la terre avec tout l’éclat de sa gloire, avant l’extinction totale de cette génération qui avait été témoin de son humble état dans le monde, et qui pouvait attester les calamités des Juifs sous Vespasien et sous l’empereur Adrien. Dix-sept siècles révolus nous ont appris a ne pas trop presser le langage mystérieux des prophéties et de l’Apocalypse ; mais cette erreur, tant que les sages décrets de la Providence qui permis qu’elle subsistât dans l’Église, produisit les effets les plus salutaires sur la foi et sur la conduite des chrétiens, qui vivaient dans l’attente auguste de ce moment où le globe lui-même et toutes les différentes races des mortels trembleraient à l’aspect de leur divin juge[66].

L’ancienne doctrine des millénaires, qui eut tant de partisans, tenait intimement à l’opinion de la seconde venue du Messie. Comme les ouvrages de la création avaient été fais en six jours, leur état actuel était fixé à six mille ans[67], selon une tradition attribuée au prophète Élie. Par la même analogie on prétendait que cette longue période, alors presque accomplie[68], de travaux et de disputes, succèderait un joyeux sabbat de dix siècles, et que Jésus-Christ, suivi de la milice triomphante des saints et des élus échappés à la mort ; ou miraculeusement rappelés à la vie, régnerait sur la terre jusqu’au temps désigné pour la dernière et générale résurrection. Cet espoir flattait tellement l’esprit des fidèles, que la nouvelle Jérusalem, siége de ce royaume de félicité, fut bientôt ornée de toutes les peintures les plus séduisantes de l’imagination.  Dans ce séjour délicieux, où les habitants devaient conserver leurs sens et toutes les facultés de la nature humaine, un bonheur qui aurait consisté seulement dans des plaisirs purs et spirituels, aurait paru trop raffiné. Le jardin d’Éden et les amusements de la vie pastorale ne convenaient plus aux progrès que la société avait faits sous l’empire romain. Une ville fut donc bâtie, brillante d’or et de pierres précieuses ; partout aux environs la terre produisait d’elle-même avec une abondance surnaturelle ; la vigne croissait sans culture, et le peuple; heureux et innocent, jouissait de tous ces biens sans être retenu par aucune de ces lois jalouses qui distribuent si inégalement les propriétés[69]. Depuis saint Justin martyr[70] et saint Irénée, qui avait conversé familièrement avec les disciples immédiats des apôtres, jusqu’à Lactance précepteur du fils de Constantin[71], tous les pères de l’Église ont eu soin d’annoncer ce millénaire : quoique cette idée pût n’être pas universellement adoptée, elle paraît avoir été dominante parmi les chrétiens orthodoxes, et elle semble si bien adaptée aux désirs et aux craintes du genre humain, qu’elle a dû contribuer beaucoup au progrès de la religion chrétienne. Mais lorsque l’édifice de l’Église a été presque entièrement achevé, on mit de côté les instruments qui avaient servi à sa construction. La doctrine du règne de Jésus-Christ sur la terre, traitée d’abord d’allégorie profonde, parut par degrés incertaine, et inutile ; elle fut enfin rejetée, comme l’invention absurde de l’hérésie et du fanatisme[72] : une prophétie, mystérieuse, qui forme encore une partie du canon sacré, mais que l’on croyait favorable à l’opinion du moment, n’échappa qu’avec peine à la sentence de l’Église[73].

Tandis qu’on promettait aux disciples de Jésus-Christ le bonheur et la gloire d’un règne temporel, les calamités les plus terribles étaient annoncées à un monde incrédule. L’édification de la nouvelle Jérusalem devait être accompagnée de la destruction de la Babylone mystique ; et, tant que les princes qui régnèrent avant Constantin, persistèrent dans la profession de l’idolâtrie, le nom de Babylone fût appliqué à la ville et à l’empire de Rome. Tous les maux que les causes physiques et morales peuvent produire pour affliger une nation florissante, lui avaient été annoncés. Les discordes intestines, l’invasion des plus féroces Barbares accourus des extrémités du Nord, la peste et la famine, les comètes et les éclipses, les tremblements de terre et les inondations, tout présageait une révolution terrible[74]. Ces signes effrayants n’étaient que les avant-coureurs de la grande catastrophe. L’instant fatal approchait où la patrie des Scipions et des Césars devait être consumée par une flamme descendue du ciel ; où la ville aux sept collines, ses palais, ses temples et ses arcs de triomphe, devaient être bientôt ensevelis dans un lac immense de feu et de bitume ; et le monde, qui avait déjà péri par l’eau, devait éprouver une destruction plus prompte par le feu. Ce qui pouvait apporter quelque consolation à la vanité des Romains, c’est que le terme de leur empire devait être en même temps la fin de l’univers. Dans cette opinion d’un incendie général, la foi des chrétiens coïncidait heureusement avec la tradition de l’Orient, la philosophie des stoïciens, et les analogies naturelles. Le pays même où la religion plaçait l’origine et la principale scène de l’embrasement avait été singulièrement disposé par la nature pour ce grand événement. Il renfermait dans son sein de profondes cavernes, des lits de souffre et de nombreux volcans que l’Etna, le Vésuve et les îles de Lipari, représentent d’une manière très imparfaite. Aux yeux même du sceptique le plus calme et le plus intrépide, l’opinion que le système actuel de l’univers devait être détruit par le feu paraissait extrêmement probable. Le chrétien, qui fondait bien moins sa croyance sur les arguments trompeurs de la raison que sur l’autorité de la tradition et sur l’interprétation de l’Écriture, attendait avec terreur et avec confiance cette destruction totale, persuadé, qu’elle allait bientôt arriver ; et comme cette idée remplissait, perpétuellement son esprit, tous les désastres qui tombaient sur l’empire lui paraissaient autant de symptômes infaillibles de la décadence d’un monde expirant[75].

La réprobation des païens les plus sages et les plus vertueux, dont le crime était d’ignorer ou de ne pas croire la vérité divine, semble blesser la raison et l’humanité de notre siècle[76]. Mais la primitive Église, dont la foi portait sur une base bien plus ferme, livrait sans balancer aux supplices éternels la partie la plus considérable de l’espèce humaine. On pouvait se permettre une espérance charitable en faveur de Socrate ou de quelques autres sages de l’antiquité qui avaient consulté la lumière de la raison avant qu’on eût vu briller celle de l’Évangile[77] ; mais on assurait unanimement que les idolâtres qui, depuis la naissance, ou la mort de Jésus-Christ, avaient opiniâtrement persisté dans le culte des démons, ne méritaient ni ne pouvaient attendre de pardon de la justice d’un Dieu irrité. Ces sentiments rigides, qui avaient été inconnus au monde ancien, paraissent avoir répandu de l’amertume dans un système d’amour et d’harmonie. Souvent la différence des religions rompit les nœuds du sang et de l’amitié. Les fidèles qui gémissaient dans ce monde sous la puissance tyrannique des païens, s’abandonnaient quelquefois à leur ressentiment ; et trompés par les mouvements d’un orgueil spirituel, ils se plaisaient à comparer leur triomphe futur avec les tourments réservés à leurs ennemis. Vous aimez les spectacles, s’écrit sévère Tertullien : attendez le plus grand de tous les spectacles ; le jugement dernier, jugement universel de l’univers. Oh ! combien j’admirerai, combien je rirai, combien je me réjouirai, combien je triompherai, lorsque je contemplerait tant de superbes monarques et de dieux imaginaires, poussant d’affreux gémissements dans le plus profond de l’abîme, tant de magistrats, qui persécutaient le nom du Seigneur, liquéfiés dans des fournaises mille fois plus ardentes que celles où ils ont précipité les chrétiens ; tant de sages philosophes rougissant au milieu des flammes avec les disciples  qu’ils ont séduits ; tant de poètes célèbres tremblants devant le tribunal non de Minos, mais de Jésus-Christ ; tant d’acteurs tragiques élevant la voix avec bien plus de force pour exprimer leurs propres douleurs ; tant de danseurs ![78] Mais l’humanité du lecteur me pardonnera de tirer un voile sur le reste de cette description révoltante, continuée par le zélé Africain avec une recherche d’esprit remplie d’affectation et de cruauté[79].

Sans doute parmi les premiers chrétiens il y avait un grand nombre dont le caractère s’accordait mieux avec la douceur et la charité de leur profession de foi. Plusieurs d’entre eux ressentaient une compassion sincère à la vue des dangers de leurs amis et de leurs compatriotes ; et, animés d’une ardeur bienfaisante, ils s’efforçaient de les arracher à une perte inévitable. L’indifférent polythéiste, qui se trouvait tout à coup assailli par des terreurs imprévues, dont ne pouvaient le garantir ses prêtres et ses philosophes, était souvent effrayé et subjugué par la menace d’un supplice éternel. Ses alarmes aidaient aux progrès de sa foi et de sa raison ; et s’il parvenait une fois à soupçonner que la religion chrétienne pouvait bien être véritable, il devenait facile de lui persuader qu’il n’avait point de parti plus sage, ni plus prudent à embrasser.

III. Les dons surnaturels que le chrétien, disait-on, recevait même durant cette vie, devaient, en l’élevant au-dessus des autres hommes, le consoler de leurs injustices, et contribuer à convaincre les infidèles. Outre les prodiges qui, dans différentes occasions, ont pu être opérés par l’intervention immédiate de Dieu, lorsque, pour le service de la religion, il suspendait les lois de la nature, l’Église chrétienne, depuis le temps des apôtres et de leurs premiers disciples, a prétendu à une succession non interrompue de pouvoirs miraculeux[80], tels que les dons des langues, des visions et des prophéties, le pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades et de ressusciter les morts. La connaissance des langues étrangères fut souvent accordée aux contemporains de saint Irénée, quoique saint Irénée lui-même, en prêchant l’Évangile, aux natifs de la Gaule[81], se soit trouvé obligé de lutter contré les difficultés d’un dialecte barbare. L’inspiration divine, suivant la tradition, se communiquait soit par des visions, soit par des songes. Les fidèles de tout rang, de tout état, les femmes et les vieillards, les enfants aussi bien que les évêques, avaient également part à cette faveur. Lorsque leurs âmes pieuses avaient été suffisamment préparées par les prières, les jeûnes et les veilles, à recevoir l’impulsion extraordinaire, ils entraient tout à coup dans un saint transport, et, ravis en extase, ils disaient ce qui leur était inspiré, simples instruments de l’Esprit Saint, comme la flûte est l’organe de celui qui en tire des sons[82]. Nous pouvons ajouter que ces visions avaient principalement pour objet de dévoiler l’histoire future de l’Église, ou d’en régler l’administration présente. L’expulsion des démons que l’on contraignait d’abandonner le corps des malheureux qu’ils avaient eu la permission de tourmenter, était le triomphe ordinaire, mais en même temps le plus signalé de la foi ; et les anciens apologistes ne cessent de répéter qu’une pareille victoire est la preuve la plus convaincante de la vérité du christianisme. Cette cérémonie imposante avait lieu communément en public devant un grand nombre de spectateurs. Le patient était délivré par le pouvoir ou par l’habileté de l’exorciste, et l’on entendait le démon vaincu avouer que sous le nom d’un faux dieu du paganisme, il avait usurpé pendant longtemps l’adoration du genre humain[83]. Mais la guérison miraculeuse des maladies les plus, invétérées et même des maladies surnaturelles ne causera plus de surprise, si l’on se rappelle que du temps de saint Irénée, vers la fin du second siècle, la résurrection des morts ne paraissait point un événement extraordinaire ; que dans les occasions nécessaires, les longs jeûnes et les  supplications réunies de tous les fidèles du lieu, suffisaient souvent pour opérer le miracle, et que les personnes ainsi rendues aux prières de leurs frères, avaient vécu plusieurs années parmi eux[84]. Dans une période où la foi pouvait se vanter d’avoir remporté tant de victoires étonnantes sur la mort, il est difficile d’expliquer le scepticisme de ces philosophes qui rejetaient ou qui osaient tourner en ridicule la doctrine de la résurrection. Un Grec d’une naissance distinguée, défendant le parti de l’erreur contre Théophile, évêque d’Antioche, réduisit toute la dispute à un seul point, à la vérité très important. Il promit que si on pouvait lui montrer une seule personne qui eût été tirée du sein des morts, il embrasserait aussitôt la religion chrétienne. Il est assez singulier que le prélat de la première Église de l’Orient, malgré son zèle, pour la conversion de son ami n’ait pas jugé a propos d’accepter ce défi simple et raisonnable[85].

Les miracles de la primitive Église, après avoir obtenu la sanction des temps, ont été dernièrement attaqués dans un ouvrage[86] rempli de recherches curieuses, mais hardies, et qui malgré l’accueil favorable qu’il à reçu du public, paraît avoir excité un scandale général parmi les théologiens de toutes les Églises protestantes de l’Europe[87]. En hasardant notre sentiment sur cette matière, nous serons bien moins déterminé par quelques arguments particuliers que par notre manière de voir et de réfléchir, et surtout par le degré d’évidence que nous avons coutume d’exiger, quand il s’agit de prouver un évènement miraculeux. Le droit d’un historien ne l’oblige pas à s’ériger en juge de son autorité privée, dans une controverse si délicate et d’une telle importance ; mais d’un autre coté, il ne doit  pas dissimulé la difficulté qu’il éprouve à trouver une théorie qui puisse concilier l’intérêt de la religion avec celui de la raison, à faire une application convenable de cette théorie, et à tracer avec précision les limites de cette période fortunée, exempte de fraude et d’erreur, à laquelle nous croyons pouvoir assigner le don des pouvoirs surnaturels. Depuis le premier des pères jusqu’au dernier des papes il se présente une succession non interrompue d’évêques, de saints, de martyrs et de miracles ; et en même temps les progrès de la superstition ont été suivis et si imperceptibles, que nous ne savons dans quel anneau particulier la chaîne de la tradition doit être rompue. Chaque siècle atteste authentiquement les événements merveilleux qui l’ont distingué ; et son témoignage ne paraît d’abord ni moins puissant ni moins respectable que celui de la génération précédente. Si bien qu’insensiblement nous sommes conduits à ne pouvoir, sans une inconséquence avouée, refuser dans le huitième ou le douzième siècle, au vénérable Béde et à saint Bernard, le même degré de confiance que nous avons accordé si libéralement, dans le second, à saint Justin et à saint Irénée[88]. Si la vérité de quelques-uns de ces miracles est appréciée par leur utilité apparente, chaque siècle avait des incrédules à convaincre, des hérétiques à réfuter et des nations idolâtres à convertir. Il a toujours été possible de produire des motifs suffisants pour justifier l’intervention du ciel ; et cependant, puisqu’on ne peut admettre de révélation sans être persuadé de la réalité des miracles, et que, de l’aveu de tout homme raisonnable, cette puissance surnaturelle a cessé, il a donc évidemment existé quelque période où le don des miracles a été enlevé subitement, ou par degrés, à l’Église chrétienne.  Quelle qu’ait été l’époque choisie pour un pareil dessein, que cette révolution soit arrivée à la mort des apôtres, à la conversion de l’empire romain ou à l’extinction de l’hérésie arienne[89], l’insensibilité des chrétiens qui vécurent alors excitera toujours avec raison notre surprise. Ils conservèrent toujours leurs prétentions après avoir perdu leur pouvoir. La crédulité exerça les fonctions de la foi ; il fut permis au fanatisme de prendre le langage de l’inspiration, et les effets du hasard ou les prestiges de l’imposture furent attribués à des causes divines. L’exemple récent des véritables miracles aurait dû faire connaître à l’univers chrétien les voies de  la Providence, et, si nous pouvons employer une expression très imparfaite, habituer les yeux des fidèles à la manière d’un grand artiste. Si de nos jours le peintre le plus habile de l’Italie avait l’audace de décorer ses faibles copies des noms de Raphaël ou du Corrège, cette fraude insolente serait bientôt découverte, et elle exciterait la plus vive indignation.

Quelque opinion que l’on puisse avoir des miracles de la primitive Église depuis le temps des apôtres, cette docilité de caractère que l’on remarque parmi les chrétiens du second et du troisième siècle, procura quelques avantages à la cause de la vérité et de la religion. Aujourd’hui un scepticisme caché et même involontaire s’attache aux dispositions les plus religieuses. Le sentiment que l’on éprouve en admettant les vérités surnaturelles, est bien moins une croyance active qu’un acquiescement froid et passif. Accoutumés depuis longtemps à observer et à respecter l’ordre invariable de la nature, notre raison, ou du moins notre imagination, n’est pas suffisamment préparée à soutenir l’action visible de la Divinité. Mais à la naissance du christianisme le genre humain se trouvait dans une situation extrêmement différente. Les plus curieux, ou les plus crédules d’entre les païens, se déterminaient souvent à entrer dans une société qui se vantait de jouir du don des miracles. Les premiers chrétiens marchaient perpétuellement sur un terrain mystique, et leur esprit s’était formé à l’habitude de croire les événements les plus extraordinaires. Ils sentaient, ou ils se figuraient qu’assaillis de tous côtés par des démons, ils étaient sans cesse rassurés par les visions célestes, instruits par les prophéties, et miraculeusement délivrés des dangers, des maladies, de la mort même, par les supplications de l’Église. Les prodiges réels ou imaginaires dont ils se croyaient si souvent les objets, les instruments ou les spectateurs, les disposaient fort heureusement à recevoir avec la même facilité, mais avec bien plus de raison, les merveilles authentiques de l’Évangile : ainsi, des miracles qui n’excédaient pas la mesure de leur expérience, ne leur permettaient pas de douter de la vérité de ces mystères, qui, de leur propre, aveu, surpassaient les limites de leur entendement. C’est cette conviction intime des vérités surnaturelles, que l’on a tant célébrée sous le nom de foi : l’heureux état d’une âme sur laquelle elles avaient fait une impression profonde, paraissait le gage le plus assuré de la faveur divine et de la félicité future, et on le recommandait comme le premier et peut-être comme le seul mérite d’un chrétien. Selon les docteurs les plus rigides, les vertus morales qui peuvent être également pratiquées par les infidèles, ne sont d’aucune valeur ni d’aucune efficacité dans l’œuvre de notre justification.

IV. Mais dans les premiers siècles de l’Église, le chrétien démontrait sa foi par ses vertus ; et l’on avait raison de supposer que la persuasion divine, dont l’effet est d’éclairer ou de subjuguer l’intelligence, doit en même temps purifier le cœur du fidèle et diriger ses actions. Les plus anciens apologistes du christianisme, lorsqu’ils attestent l’innocence de leurs frères, et les écrivains d’un siècle moins reculé, qui célèbrent la sainteté de leurs ancêtres, représentent avec des couleurs les plus vives la réformation des mœurs que la prédication de l’Évangile opéra parmi les hommes. Comme mon intention est de remarquer seulement les causes humaines qui ont secondé l’influence de la révélation, j’exposerai légèrement deux motifs qui ont pu naturellement rendre la vie des premiers chrétiens plus pure et plus austère que celle de leurs contemporains idolâtres, ou de leurs successeurs dégénérés. L’un était le repentir de leurs fautes passées ; l’autre, le désir louable qu’ils avaient de soutenir la réputation de la société dans laquelle ils avaient été admis.

Les chrétiens ont été autrefois accusés d’attirer dans leur parti les plus grands scélérats. S’il faut en croire des imputations suggérées par l’ignorance ou par la malignité des païens, le coupable, dès qu’il éprouvait quelques remords, se déterminait aisément à laver dans les eaux du baptême, des crimes pour lesquels les temples des dieux refusaient d’accorder aucune expiation. Mais ce reproche, exposé dans son véritable jour, honore autant l’Église, qu’il a contribué à augmenter le nombre des fidèles[90]. Les apologistes du christianisme peuvent avouer, sans rougir, que la plupart des saints les plus éminents ont été avant leur baptême, les plais scandaleux des pécheurs. Ceux qui dans le monde avaient suivi, quoique d’une manière très imparfaite, les lois de la bienveillance et de l’honnêteté, se contentaient de l’opinion de leur propre droiture ; et la satisfaction calme qu’ils éprouvaient les rendait bien moins susceptibles de ces émotions soudaines de honte, de douleur et d’effroi, qui ont enfanté tant de conversions merveilleuses. Guidés par l’exemple de leur divin maître, les missionnaires de l’Évangile ne dédaignaient pas la société des hommes, et surtout des femmes, qui, accablés du poids de leurs vices, en ressentaient souvent les effets. Comme ces prosélytes passaient tout à coup du péché et de la superstition à l’espérance glorieuse de l’immortalité, ils prenaient le parti de se consacrer non seulement à l’exercice des vertus, mais encore à une vie de pénitence. Le désir de la perfection devenait la passion dominante de leur âme ; et si la raison s’arrête dans une froide modération, on sait avec quelle rapidité, avec quelle violence, nos passions nous font franchir l’espace qui se trouve entre les extrémités les plus opposées.

Lorsque les nouveaux convertis avaient été enrôlés parmi les fidèles, et admis aux sacrements de l’Église, une autre considération d’une espèce moins relevée, mais pure cependant et respectable, les empêchait de retomber dans leurs désordres passés. Toute société particulière qui s’est séparée du grand corps de la nation ou de la religion à laquelle elle appartenait, excite aussitôt une attention et une méfiance universelles. C’est surtout quand elle est composée d’un très petit nombre de personnes, que leurs vertus ou leurs vices peuvent influer sur la réputation générale de la société. Chaque membre est obligé de veiller avec la plus exacte vigilance sur sa propre conduite et sur  celle de ses frères, puisque, devant s’attendre à partager un déshonneur que quelques-uns répandraient sur tous, il espère participer à la réputation commune. Lorsque les chrétiens de Bithynie furent traduits devant le tribunal de Pline le Jeune, ils assurèrent le proconsul que, loin d’entrer dans aucune conspiration contraire aux lois de l’État, ils s’engageaient tous, par une obligation solennelle, à ne commettre aucun de ces crimes qui troublent la paix publique et particulière de la société, tels que le vol, le brigandage, l’adultère, le parjure et la fraude[91]. Cent ans après environ, Tertullien pouvait se vanter, avec un noble orgueil, qu’excepté pour la cause de la religion, on avait vu périr très peu de chrétiens[92] par la main du bourreau[93]. Leur vie sérieuse et retirée, entièrement éloignée du luxe et des plaisirs du siècle, les endurcissait à la chasteté, à la tempérance l’économie, à toute la modestie des vertus domestiques. Comme la plus grande partie d’entre eux exerçait quelque métier où quelque profession, il leur importait d’agir avec la bonne foi la plus évidente, et avec la plus scrupuleuse intégrité, pour éloigner tous les soupçons que les profanes sont trop disposés à concevoir contre les apparences de la sainteté. Le mépris du monde entretenait perpétuellement les fidèles dans des sentiments de patience, de douceur et d’humilité. Plus on les persécutait, plus ils s’attachaient les uns aux autres. Leur charité mutuelle et leur confiance généreuse n’ont point échappé aux regards des infidèles, et des amis perfides n’en ont que trop souvent abusé[94].

Ce qui doit donner une haute idée de la morale des premiers chrétiens, c’est que leurs fautes même, ou plutôt leurs erreurs, venaient d’un excès de vertu. Les évêques et les docteurs de l’Église, dont le témoignage atteste et dont l’autorité pouvait dirigés la foi, les principes et même la conduite de leurs contemporains, avaient étudié les Écritures avec moins de sagacité que de dévotion ; ils prenaient souvent dans le sens le plus littéral ces préceptes rigides, enseignés par Jésus-Christ et par ses apôtres, et que dans la suite des commentateurs prudents ont expliqués d’une manière moins stricte et plus figurée. Animés du désir d’élever la perfection de l’Évangile au-dessus de la doctrine de la philosophie, les pères ont porté dans leur zèle les devoirs de la mortification de soi-même, de la pureté et de la patience, à une hauteur où il nous est à peine possible d’atteindre, et bien moins encore de nous soutenir dans notre état présent de faiblesse et de corruption. Une doctrine si extraordinaire et si sublime ne pouvait manquer d’attirer la vénération du peuple ; mais elle n’était nullement propre à gagner le suffrage de ces philosophes mondains, qui, dans le cours de cette vie passagère, ne consultent que les mouvements de la nature et l’intérêt de la société[95].

Dans les caractères les plus vertueux et les plus honnêtes, il est facile de démêler deux penchants bien naturels : l’amour du plaisir et l’amour de l’action. Si l’amour du plaisir est épuré par l’art et par la science, s’il est embelli par les charmes de la société, et qu’il soit modifié par les justes égards qu’exigent la prudence, la santé et la réputation, il produit la plus grande partie du bonheur que l’homme goûte dans la vie privée. L’amour de l’action est un principe d’une espèce plus forte, et dont les effets ne sont pas si certains ; souvent il mène à la colère, à l’ambition, à la vengeance ; mais lorsqu’il est dirigé par un sentiment d’honnêteté et de bienfaisance, il enfante toutes les vertus ; et si ces vertus sont accompagnées de talents capables de les développer, une famille, un État ou un empire devra sa sûreté et sa prospérité au courage infatigable d’un seul homme. Nous pouvons donc attribuer à l’amour du plaisir la plupart des qualités aimables, à l’amour de l’action la plupart des qualités respectables et utiles. Un caractère sur lequel ces deux puissants mobiles agiraient de concert et dans une juste proportion, semblerait constituer l’idée la  plus parfaite de la nature humaine. L’âme insensible et inactive que l’on ne supposerait dirigée par aucun de ces principes, serait unanimement rejetée de la société, comme incapable de procurer aucun bonheur à l’individu, ou aucun avantage public au monde. Mais ce n’était pas dans ce monde que les premiers chrétiens désiraient de se rendre agréables ou utiles.

L’homme dont l’esprit a été cultivé par l’éducation, peut, dans ses moments de loisir, acquérir de nouvelles connaissances, exercer sa raison ou son imagination, et se livrer sans défiance à tout l’abandon d’une conversation agréable. Les pères cependant avaient en horreur des occupations si contraires à la sévérité de leur conduite, ou ils ne les permettaient qu’avec la plus grande réserve. Ils méprisaient toutes les connaissances qu’ils jugeaient inutiles à l’œuvre du salut, et les discours frivoles leur paraissaient un abus criminel du don de sa parole. Dans notre mode d’existence actuel, le corps est si étroitement uni avec l’âme, qu’il est de notre intérêt de jouit avec innocence et avec modération des plaisirs que peut goûter ce fidèle compagnon. Nos dévots prédécesseurs raisonnaient bien différemment : aspirant orgueilleusement à la perfection des anges, ils dédaignaient ou affectaient de dédaigner toute espèce de délices terrestres et corporelles[96]. Nos sens servent à la vérité, les uns à notre conservation, les autres à notre subsistance ; et il en est qui nous ont été donnés pour nous instruire : il était donc impossible d’en condamner l’usage ; mais l’abus commençait avec la première sensation du plaisir. Le candidat qui aspirait au ciel, se dépouillant de toute sensibilité, apprenait non seulement à résister aux attraits grossiers du goût et de l’odorat, mais encore à fermer l’oreille à la profane harmonie des sons, et à contempler avec indifférence, les productions les plus achevées de l’industrie humaine. Des habits élégants, de superbes maisons, des meubles magnifiques, étaient supposés réunir le double crime de l’orgueil et de la sensualité. Un extérieur simple, un air mortifié, convenait mieux au fidèle, qui certain de ses péchés, doutait de son salut. En condamnant le luxe, les pères sont extrêmement minutieux, et entrent dans les plus petits détails[97]. Parmi les divers articles qui excitent leur pieuse indignation, on peut compter les faux cheveux, les habits de toute espèce de couleur, excepté le blanc, les instruments de musique, les vases d’or et d’argent, les oreillers de duvet (puisque Jacob reposa sa tête sur une pierre), du pain blanc, des vins étrangers, les salutations publiques, l’usage des bains chauds, et celui de se faire la barbe, pratique, qui, selon l’expression de Tertullien, est un mensonge contre notre propre face, et une tentative impie pour perfectionner les ouvrages du Créateur[98]. Lorsque le christianisme s’introduisit dans le monde opulent et élégant, l’observation de ces lois singulières fut laissée, comme elle le serait à présent, à un petit nombre de gens qui ambitionnaient une sainteté supérieure. C’est un mérite facile autant qu’agréable pour les derniers rangs de la société, que de mépriser la pompe et les plaisirs placés par la fortune au-dessus de leur portée. La vertu des premiers chrétiens, semblable à celle des premiers citoyens de la république romaine, fut très souvent gardée par leur pauvreté et leur ignorance.

La chaste sévérité des pères, dans tout ce qui avait rapport au commerce des deux sexes, venait du même principe, de leur horreur pour toutes les voluptés qui pouvaient satisfaire les appétits sensuels de l’homme et dégrader sa nature spirituelle. Ils aimaient à croire que, si Adam eût persévéré dans son obéissance au Créateur, il aurait toujours vécu dans un état de pureté virginale, et qu’alors quelque mode de végétation, exempt d’impureté, aurait peuplé le paradis d’êtres innocents et immortels[99]. L’usage du mariage fut permis, après sa chute, à sa postérité, seulement comme un expédient nécessaire pour perpétuer l’espèce humaine, et comme un frein, toutefois imparfait, contre la licence naturelle de nos désirs. L’embarras des casuistes orthodoxes sur ce sujet intéressant décèle la perplexité d’un législateur qui ne voudrait point approuver une institution qu’il est forcé de tolérer[100]. L’énumération de lois bizarres et minutieuses dont ils avaient entouré le lit nuptial, arracherait un sourire au jeune époux, et ferait rougir la vierge modeste. Ils prétendaient unanimement qu’un premier engagement suffisait à remplir toutes les fins de la nature et de la société. Le lien sensuel du mariage, épuré par la ressemblance qu’on y voulait trouver avec l’union mystique de Jésus-Christ et de son Église, fut déclaré ne pouvoir être dissous ni par le divorce ni par la mort. Un second mariage fut flétri du nom d’adultère légal[101], et les chrétiens coupables d’une offense si scandaleuse contre la pureté évangélique, furent bientôt exclus des bonheurs et même des aumônes de l’Église. Dès que le désir eût été interprété comme un crime, et le mariage toléré comme une faiblesse, selon les mêmes principes, le célibat dut être considéré comme l’état qui approchait le plus de la perfection divine. C’était avec la plus grande difficulté que l’ancienne Rome avait pu soutenir l’institution de six vestales[102]. L’Église primitive se trouva tout à coup remplie d’une foule de personnes de l’un et de l’autre sexe, qui se dévouaient à une chasteté perpétuelle[103]. Un petit nombre, parmi lesquels nous pouvons compter le savant Origène, jugèrent plus prudent de désarmer le tentateur[104]. Quelques-uns se montraient insensibles, d’autres invincibles aux attaques de la chair. Dédaignant une fuite ignominieuse, les vierges nées sous le climat brûlant de l’Afrique ne craignaient pas de se mesurer avec l’ennemi, et de braver les plus grands dangers ; elles permettaient aux diacres et aux prêtres de partager leur lit et elles se glorifiaient d’une vertu qui échappait à tous les feux de l’impureté. Mais la nature insultée revendiquait souvent ses droits ; et cette nouvelle espèce de martyre ne servit qu’à introduire un nouveau scandale dans l’Église[105]. Parmi les chrétiens ascétiques (nom qu’ils tirèrent bientôt de ces pénibles exercices), plusieurs, moins présomptueux obtinrent probablement plus de succès. L’orgueil spirituel suppléait aux plaisirs sensuels, et en compensait la perte. La multitude même des païens se trouvait disposée à apprécier le mérite du sacrifice par sa difficulté apparente ; et c’est pour célébrer les louanges des chastes épouses de Jésus-Christ que les pères ont versé des flots impétueux d’une éloquence un peu confuse[106]. Telles sont les premières traces des principes et des institutions de la vie monastique, principes qui, dans les siècles suivants, ont contrebalancé les avantages temporels du christianisme[107].

Les chrétiens ne fuyaient pas moins les affaires que les plaisirs de ce monde. Ils ne savaient comment concilier la défense de nos personnes et de nos propriétés, avec la doctrine patiente qui prescrit le pardon illimité des injures reçues, et qui ordonné de rechercher de nouvelles insultes. Leur simplicité s’offensait de l’usage des serments, de la pompe de la magistrature, et de l’activité des débats dont se compose la vie publique. Humains et ignorants, ils ne pouvaient se persuader qu’il fût légitimement permis déverser, par le glaive de la justice ou par l’épée de la guerre, le sang de ses semblables, même lorsque les forfaits des scélérats ou les attaques de l’ennemi menaçaient la paix et la sûreté de toute la société[108]. On reconnaissait, que parmi les Juifs, sous une loi moins parfaite, des prophètes inspirés et des rois qui avaient reçu l’onction sacrée, avaient, avec l’approbation divine, exercé tous les pouvoirs que leur donnait la constitution de leur pays. Les chrétiens sentaient et avouaient que de pareilles institutions pouvaient être nécessaires dans le système présent du monde, et ils se soumettaient sans répugnance à l’autorité d’un maître idolâtre. Mais en inculquant des maximes d’obéissance passive, ils refusaient de prendre part à l’administration civile ou à la défense militaire de l’empire. On pouvait avoir quelque indulgence pour ceux qui, avant leur conversion, s’étaient déjà trouvés engagés dans ces occupations violentes et sanguinaires[109] ; mais les chrétiens à moins de renoncer à l’exercice d’un devoir plus sacré, ne pouvaient se soumettre aux fonctions de soldats, de magistrats ou de princes[110]. Cette indifférence indolente ou même criminelle pour le bien public les exposait au mépris et aux reproches des païens. On demandait aux partisans de la nouvelle secte quel serait le destin de l’empire, assailli par les Barbares, si tous les sujets adoptaient des sentiments si pusillanimes[111]. A cette question insultante les apologistes du christianisme répondaient en mots obscurs et équivoques[112]. Tranquilles dans l’attente qu’avant la conversion totale du genre humain, la guerre, le gouvernement, empire romain, le monde lui-même, ne seraient plus, ils ne voulaient pas révéler aux idolâtres cette cause secrète de leur sécurité. On peut encore observer ici que la situation des premiers chrétiens se rapportait fort heureusement à leurs scrupules religieux, et que leur aversion pour une vie active contribua plutôt à les détourner de servir l’État ou l’armée, qu’à les exclure des honneurs civils et militaires.

V. Mais l’esprit humain, quelque exalté ou quelque abattu qu’il puisse être par un enthousiasme passager, reprend par degrés son niveau naturel, et se remet sous l’empire des passions qui semblent le mieux adaptées à sa condition présente. Les premiers chrétiens étaient morts aux affaires et aux plaisirs du monde ; mais cet amour de l’action qu’ils avaient reçu de la nature, et dont la trace n’avait jamais pu être entièrement effacée, reparut bientôt, et trouva de nouveaux aliments dans le gouvernement de l’Église. Une société séparée qui attaquait la religion dominante de l’empire, était obligée d’adopter quelque forme de police intérieure, et de créer un nombre suffisant de ministres chargés,  non seulement des fonctions spirituelles, mais encore de la direction temporelle de la république chrétienne. Les soins relatifs à la sûreté de cette société, à son honneur, à son agrandissement, produisirent, même dans les âmes les plus religieuses un esprit de patriotisme semblable à celui qui enflammait les premiers Romains pour leur patrie, et quelquefois les fidèles ne furent pas plus délicats sur le choix des moyens qui pouvaient conduire à un but si désirable. Lorsqu’ils sollicitaient pour eux ou pour leurs amis les dignités de l’Église, ils déguisaient leur ambition sous le prétexte spécieux de consacrer à l’utilité générale le pouvoir et la considération que, dans cette vue seulement, il était de leur devoir de rechercher. En exerçant leurs fonctions ils avaient souvent occasion de dévoiler les erreurs de l’hérésie ou les artifices de la faction, de s’opposer aux desseins des faux frères, de les dévouer à l’opprobre qu’ils méritaient, et de les chasser du sein d’une société dont ils s’efforçaient de troubler la paix et le bonheur. On enseignait aux guides spirituels du christianisme à joindre la prudence du serpent à l’innocence de la colombe. Mais à mesure que l’habitude du commandement rendit leur conduite plus raffinée, insensiblement leurs mœurs se corrompirent. Dans l’Église aussi bien que dans le monde, ceux qui occupèrent quelque poste considérable se distinguèrent par leur éloquence et par leur fermeté, par la connaissance des hommes et par leur habileté dans les affaires. Et tandis qu’ils dérobaient aux autres, et qu’ils se cachaient peut-être à eux-mêmes les motifs secrets de leurs actions, ils retombaient trop souvent dans toutes les passions turbulentes de la vie active, auxquelles le mélange du zèle religieux imprimait un nouveau degré d’amertume et d’opiniâtreté.

Le gouvernement de l’Église a souvent été le sujet, aussi bien que le prix des disputes religieuses. Les docteurs de Rome, de Paris, d’Oxford et de Genève, perpétuellement divisés entre eux, se sont tous efforcés de réduire le modèle primitif et apostolique[113] aux systèmes respectifs de leur propre administration. Le petit nombre de ceux qui ont cherché à s’instruire, avec plus de bonne foi et d’impartialité, pensent[114] que les apôtres évitèrent de s’ériger en législateurs, et qu’ils aimèrent mieux endurer quelques scandales et quelques divisions particulières, que d’ôter aux chrétiens des âges futurs la liberté de varier les formes du gouvernement ecclésiastique, selon les changements des temps et des circonstances. La pratique de Jérusalem, d’Éphèse et de Corinthe, peut nous donner une idée du plan d’administration qui fût adopté, de leur consentement, pour l’usage des fidèles des premiers siècles. Les sociétés établies alors dans l’empire romain n’étaient unies entre elles que par les liens de la foi et de la charité. L’indépendance et l’égalité formaient la base de leur constitution intérieure. Pour suppléer au manque de discipline et au défaut de connaissances humaines, on avait recours à l’assistance des prophètes[115] : tout chrétien, sans distinction d’âge, de sexe ou de talents naturels, avait droit de remplir cette fonction sacrée ; et toutes les fois qu’il sentait l’impulsion divine, il répandait les effusions de l’Esprit Saint, au milieu de l’assemblée des fidèles. Mais souvent ces prophètes de l’Église primitive se permirent l’abus ou une fausse application de ces dons extraordinaires. Ils les déployaient mal à propos, se permettaient souvent de troubler le service de l’assemblée, enfin, entraînés par l’orgueil ou par un faux zèle, ils introduisirent particulièrement dans l’Église apostolique de Corinthe, une foule de désordres funestes[116]. Comme l’institution des prophètes devenait inutile, et même pernicieuse, leurs pouvoirs leur furent retirés et leur office fut aboli. On ne confia les fonctions publiques de la religion qu’aux ministres établis de l’Église, les évêques et les prêtres : dénominations, qui dans leur première origine, paraissent avoir désigné la même dignité et le même ordre de personnes[117]. Le nom de prêtre exprimait leur âge, ou plutôt leur gravité et leur sagesse ; le titre d’évêque marquait leur inspection sur la foi et sur les mœurs des chrétiens commis à leurs soins paternels. Dans le premier âge du christianisme, ces prêtres épiscopaux, dont le nombre était plus ou moins grand en proportion du nombre respectif des fidèles, gouvernaient chaque congrégation d’un commun accord et avec la même autorité[118].

Mais la plus parfaite égalité de liberté exige la main d’un magistrat supérieur, qui la maintienne, et l’ordre nécessaire dans les délibérations publiques crée bientôt un président, qui est au moins chargé de recueillir les voix de l’assemblée, et d’en exécuter les résolutions.  Les premiers chrétiens persuadés que les élections annuelles, ou faites seulement quand l’occasion l’exigerait, troubleraient souvent la tranquillité publique, se déterminèrent à former une magistrature perpétuelle et honorable, et à choisir parmi les prêtres le plus renommé par sa sainteté et part sa sagesse, pour remplir, durant sa vie, les devoirs de gouverneur ecclésiastique. Ce fût alors que le titre pompeux d’évêque commença de s’élever au-dessus de l’humble titre de prêtre. Tandis que le dernier de ces noms continuait à distinguer les membres de chaque sénat chrétien, l’autre  exprimait la dignité de son nouveau président[119]. Les avantages de cette forme de gouvernement épiscopal, qui fut vraisemblablement institué avant la fin du premier siècle[120], parurent si frappants, et d’une telle importance pour la grandeur future, et pour la paix présente du christianisme, qu’il fût adopté sans délai, par toutes les sociétés déjà répandues dans l’empire. Dès les premiers temps il avait acquis la sanction de l’antiquité[121] ; aujourd’hui les Églises les plus puissantes, tant de l’Orient que de l’Occident, le révèrent encore comme un établissement primitif et même divin[122]. Il est inutile d’observer que les prêtres humbles et pieux qui furent d’abord revêtus de la dignité épiscopale, ne possédaient sûrement pas, et qu’ils auraient probablement rejeté le pouvoir et la pompe qui environnent maintenant la tiare du pontife romain ou la mitre d’un prélat allemand. Mais il est facile de tracer en peu de mots les limites étroites de leur juridiction, qui, principalement spirituelle dans son origine, était quelquefois aussi temporelle[123]. Elle avait pour objet l’administration des sacrements et la discipline de l’Église ; l’inspection générale sur les cérémonies religieuses, qui, devenaient de jour en jour plus variées, se multipliaient imperceptiblement ; la consécration des ministres ecclésiastiques auxquels l’évêque assignait leurs nations respectives ; la direction des fonds de la communauté été la décision de tous les différends que les fidèles ne voulaient pas porter au tribunal d’un juge idolâtre. Pendant un espace de temps assez court, l’évêque prit l’avis des autres prêtres, et l’exercice de ses pouvoirs fut soumis au consentement et à l’approbation de l’assemblée des chrétiens. On le regardait alors comme le premier d’entre ses égaux et comme le serviteur honorable d’un peuple libre. Toutes les fois que, par sa  mort, le siège épiscopal devenait vacant, un nouveau président, tiré du collège des prêtres, était élu par le suffrage libre de la congrégation entière, dont chaque membre se croyait revêtu d’un caractère sacré et sacerdotal[124].

Telles furent la douceur et l’égalité du gouvernement des chrétiens pendant plus de cent ans après la mort des apôtres. Chaque société formait en elle-même une république séparée et indépendante ; et, quoique les plus éloignés de ces petits États entretinssent par lettres et par députés un commerce mutuel qui servait à cimenter leur union, les différentes parties du monde chrétien ne reconnaissaient point encore d’autorité suprême, ni d’assemblée législative. A mesure que le nombre des fidèles augmenta, ils s’aperçurent combien il leur serait avantageux de lier plus étroitement leurs intérêts et leurs desseins. Vers la fin du second siècle, les Églises de la Grèce et de l’Asie adoptèrent l’institution utile des synodes provinciaux[125], et l’on peut supposer qu’en formant un conseil représentatif, ils prirent pour modèle les établissements célèbres de leur pays, les amphictyons, la ligue achéenne, ou les assemblées des villes de l’Ionie. Les évêques des Églises indépendantes avaient coutume, et furent bientôt obligés par une loi, de se rendre dans la capitale de la province aux époques fixées du printemps et de l’automne[126]. Ils prenaient dans leurs délibérations l’avis d’un petit nombre de prêtres distingués et se trouvaient contenus par la présence de la multitude qui les écoutait. Leurs décrets, qui furent appelés canons, réglaient tous les points importants de la foi et de la discipline ; on devait naturellement imaginer que le Saint-Esprit verserait ses dons en abondance sur l’assemblée réunie des représentants du peuple chrétien. L’institution des synodes convenait si bien à l’ambition particulière, et à l’intérêt public, qu’en peu d’années elle fut reçue dans tout l’empire. Les conciles provinciaux, par le moyen d’une correspondance régulière, se communiquaient et approuvaient mutuellement leurs actes respectifs. L’Église catholique prit bientôt la forme et acquît toute la force d’une grande république confédérée[127].

Comme l’usage des conciles abolit insensiblement l’autorité législative des Églises particulières, les évêques, par leurs liaisons, obtinrent une portion plus considérable de puissance exécutive et arbitraire. Réunis entre eux par leurs intérêts communs, ils furent en état d’attaquer avec vigueur les droits originaires de leur clergé et de leur peuple. Les prélats du troisième siècle changèrent imperceptiblement le langage de l’exhortation en celui du commandement ; ils jetèrent les semences de leurs usurpations futures, et suppléèrent au défaut de la force et de la raison par des allégories tirées de l’Écriture sainte, et par des déclamations de rhéteurs. Ils exaltèrent l’unité et le pouvoir de l’Église, tels qu’ils étaient représentés dans l’office épiscopal dont chaque évêque possédait une portion égale et indivisible[128]. Les princes et les magistrats, répétait-on souvent, pouvaient s’enorgueillir de leurs droits à une domination terrestre et passagère ; l’autorité épiscopale est seule dérivée de Dieu ; elle s’étend sur ce monde et sur l’autre. Les évêques sont les vice-gérants de Jésus-Christ, les successeurs des apôtres, et les substituts mystiques du grand prêtre de la loi mosaïque. Leur privilège exclusif de conférer les ordres sacerdotaux ôta la liberté des élections au clergé et au peuple, à qui elles appartenaient ; et si dans l’administration de l’Église ils suivaient quelquefois l’avis des prêtres ou le désir des fidèles, ils avaient le plus grand soin de se faire un mérite de cette condescendance volontaire. Les évêques reconnaissaient l’autorité suprême qui résidait dans l’assemblée de leurs frères ; mais chacun d’eux, dans le gouvernement de son diocèse particulier, exigeait de son troupeau une obéissance aussi implicite que si cette métaphore tant employée avait été littéralement juste, et que le berger eût été d’une espèce supérieure à celle de ses brebis[129] ! Une pareille autorité cependant ne s’établit point sans quelques efforts d’un côté, et de l’autre sans quelque résistance. En plusieurs endroits, le bas clergé, animé par le zèle ou par l’intérêt, soutint avec chaleur la constitution démocratique ; mais son patriotisme reçut les dénominations odieuses de faction et de schisme, et l’autorité épiscopale acquit de rapides accroissements par les travaux de plusieurs prélats actifs; qui, semblables à saint Cyprien de Carthage, savaient concilier les artifices de l’homme d’État le plus ambitieux, avec les vertus chrétiennes les mieux adaptées au caractère d’un saint et d’un martyr[130].

Les mêmes causes, qui avaient d’abord détruit l’égalité entre les prêtres, introduisirent parmi les évêques une prééminence de rang, et de là une supériorité de juridiction. Toutes les fois que, dans le printemps et dans l’automne, ils se trouvaient rassemblés au synode provincial, la différence de réputation et de mérite personnel se faisait sensiblement remarquer parmi les membres du concile. L’éloquence et la sagesse d’un petit nombre, gouvernaient alors toute la multitude ; mais l’ordre des délibérations demandait une distinction plus régulière et moins odieuse à l’amour propre. L’office du président perpétuel dans le concile de chaque province fut conféré aux évêques de la principale ville ; et ces prélats ambitieux, décorés des titres brillants de primats et de métropolitains, se préparèrent secrètement à usurper sur les autres évêques la même autorité que ceux-ci venaient d’enlever au collège des prêtres[131]. Les métropolitains eux-mêmes se disputèrent bientôt la supériorité du rang et du pouvoir. Chacun d’eux affectait de déployer, dans les termes les plus pompeux, les avantages et les honneurs temporels de la ville à laquelle il présidait, le nombre et l’opulence des chrétiens soumis à ses soins paternels, les saints et les martyrs qui s’étaient élevés parmi eux ; et, remontant jusqu’à l’apôtre ou au disciple qui avait fondé son Église, il insistait sur la pureté avec laquelle la tradition de la foi, transmise par une suite, non interrompue d’évêques orthodoxes, avait été conservée dans son sein[132]. Toutes les raisons de supériorité, soit civile, soit ecclésiastique, faisaient naturellement prévoir, que Rome devait s’attirer le respect des provinces, et qu’elle exigerait bientôt leur obéissance. La société des fidèles dans cette ville était proportionné à la capitale de l’empire. Son Église était la plus grande, la plus nombreuse, et, par rapport à l’Occident, la plus ancienne de tous les établissements chrétiens dont la plupart avaient été formés par les travaux religieux des missionnaires de Rome. Les plus hautes prétentions d’Antioche, d’Ephèse ou de Corinthe, se bornaient à reconnaître un seul apôtre pour fondateur. Rome seule prétendait que les rives du Tibre avaient reçu un nouvel éclat par la prédication et par le martyre des deux plus grands apôtres[133]. Son évêque avait soin de réclamer l’héritage de toutes les prérogatives que l’on attribuait à la personne ou à la dignité de saint Pierre[134]. Les prélats de l’Italie et des provinces consentaient à lui accorder une primatie d’ordre et d’association (c’était avec cette précaution qu’ils s’exprimaient) dans l’aristocratie chrétienne[135]. Mais le pouvoir d’un monarque fut rejeté avec horreur, et le génie entreprenant de Rome, qui voulait soumettre toute  la terre à sa puissance spirituelle éprouva en Afrique et en Asie une résistance que, dans des siècles plus reculés, leurs habitants n’avaient point opposée à sa domination temporelle. Saint Cyprien, qui gouvernait avec autorité la plus absolue l’Église de Carthage et les synodes provinciaux, s’éleva avec vigueur et avec succès contre l’ambition du pontife romain. Ce zélé patriote eut l’art de lier sa propre cause à celle des évêques d’Orient ; et, comme Annibal, il chercha de nouveaux alliés dans le cœur de l’Asie[136]. Si cette guerre punique fut soutenue sans aucune effusion de sang, ce fut bien moins l’effet de la modération que de la faiblesse des prélats rivaux. Les invectives, les excommunications, étaient leurs seules armes, et, durant tout le cours de cette controverse, ils les lancèrent les uns contre les autres avec une fureur égale et avec une égale dévotion. La dure nécessité  de condamner la mémoire d’un pape, ou celle d’un saint ou d’un martyr, embarrasse aujourd’hui les catholiques, lorsqu’ils sont obligés de rapporter les particularités d’une dispute dans laquelle les défenseurs de la religion se laissèrent entraîner par ces passions qui se montreraient plus convenablement dans les camps ou dans le sénat[137].

Les progrès de l’autorité ecclésiastique donnèrent naissance à cette distinction remarquable de laïques et de clergé, qui avait été inconnue aux Grecs et aux Romains[138]. Sous le premier de ces noms, on comprenait le corps du peuple chrétien ; le second, selon la signification du mot, désignait la portion choisie, qui, séparée de la multitude, se consacrait au service de la religion : classe d’hommes à jamais célèbre, qui a fourni les sujets les plus importants à l’histoire moderne, quoiqu’ils n’en soient pas toujours les plus édifiants. Leurs hostilités réciproques troublèrent plus d’une fois la paix de l’Église dans son enfance ; mais leur zèle et leur activité se réunissaient pour la cause commune ; et l’amour du pouvoir qui, sous les déguisements les plus trompeurs, se glissait dans le sein des prélats et des martyrs, les animait du désir d’augmenter le nombre de leurs sujets ; et d’agrandir les bornes de l’empire chrétien. Dépourvus de toute force temporelle, pendant longtemps ils furent découragés et opprimés, plutôt que soutenus par le magistrat civil ; mais ils avaient déjà acquis, et employaient dans leur propre société, les deux plus puissants ressorts du gouvernement, les récompenses et les punitions : la pieuse libéralité des fidèles fournissait le premier ; on tirait l’autre de leurs appréhensions religieuses.

I. La communauté des biens qui avait séduit l’imagination de Platon[139], et qui subsistait en quelque sorte dans la secte austère des esséniens[140], fut adoptée durant quelque temps par la primitive Église. La ferveur des premiers prosélytes les porta d’abord à vendre ces possessions mondaines qu’ils méprisaient, à en venir déposer le prix aux pieds des apôtres et à se contenter d’une part égale dans la distribution commune[141]. Les progrès du christianisme relâchèrent, et abolirent par degrés une institution généreuse qui, entre des mains moins pures que celles des apôtres, aurait été bientôt corrompue, et exposée aux abus que pouvait amener le retour de cet intérêt personnel inhérent au cœur de l’homme. On permit aux nouveaux convertis de garder leur patrimoine, de recevoir les legs et les héritages, et d’augmenter leurs biens particuliers par toutes les voies, légitimes du commerce et de l’industrie. Au lieu d’un sacrifice absolu, les ministres de l’Évangile acceptèrent un tribut modéré ; et dans les assemblées qui se tenaient toutes les semaines, ou tous les mois, chaque fidèle, selon les besoins du moment, et selon la mesure de ses richesses et de sa piété remettait volontairement son offrande dans le trésor de la  congrégation[142]. On ne refusait aucun présent que peu considérable qu’il fût ; mais on enseignait avec soin que dans l’article des dixmes, la loi de Moïse n’avait pas cessé d’être d’obligation divine et que, puisque sous une discipline moins parfaite les Juifs avaient reçu ordre de donner la dixième partie de tout ce qu’ils possédaient, il convenait aux disciples de Jésus-Christ de se distinguer par une plus grande libéralité[143], et d’acquérir quelque mérite en se détachant des trésors superflus qui devaient bientôt périr avec le monde lui-même[144]. Il n’est pas nécessaire de remarquer que le revenu incertain et si peu assuré de chaque Église particulière devait varier en raison de la pauvreté ou de l’opulence des fidèles, selon qu’ils étaient dispersés dans d’obscurs villages, ou rassemblés dans les grandes villes de l’empire. Du temps de l’empereur Dèce, l’opinion des magistrats était que les chrétiens de Rome possédaient des richesses considérables ; que dans leur culte religieux ils se servaient de vases d’or et d’argent, et, que plusieurs de leurs prosélytes avaient vendu leurs terres et leurs maisons pour augmenter les fonds publics de la société, aux dépends, à la vérité, de leurs malheureux qui se trouvaient réduits à la mendicité, parce que leurs pères avaient été des saints[145]. En général, il faut se méfier des soupçons formés par des étrangers et par des ennemis : ici cependant ils sont colorés de preuves spécieuses et probables ; et ils semblent justifiés par les deux faits suivants, qui seuls, de tous ceux dont nous avons connaissance, parlent de sommes précises, ou peuvent nous donner des idées distinctes. Sous le régné de l’empereur Dèce, l’évêque de Carthage, dès sa première invitation aux fidèles pour les engager à racheter leurs frères de Numidie qui avaient été emmenés captifs par les Barbares du désert, tira sur le champ d’une société moins opulente que celle de Rome, cent mille sesterces, environ huit cent cinquante livres sterling[146]. Cent ans auparavant, une somme de deux cent mille sesterces avait été présentée en un seul don à l’Église romaine par un étranger du Pont, qui demanda à fixer sa résidence dans la capitale[147]. Ces offrandes, pour la plupart, consistaient en argent ; les chrétiens n’avaient ni le désir ni le pouvoir de se charger d’une acquisition un peu considérable en terres. Il avait été décidé par plusieurs lois, publiées dans le même esprit que nos règlements concernant les gens de mainmorte, que l’on ne pourrait donner ni léguer à une société formant corps dans l’État, aucun bien réel sans un privilège spécial ou sans une dispense particulière du sénat ou de l’empereur[148], et ceux-ci furent rarement disposés à favoriser une secte qui, après avoir été l’objet de leur mépris, avait enfin excité leur crainte et leurs soupçons. Cependant un fait arrivé sous le règne d’Alexandre Sévère prouve que ces règlements furent quelquefois éludés ou suspendus, et que les chrétiens eurent la permission de réclamer et de posséder une pièce de terre située dans les limites de Rome elle-même[149]. Les progrès du christianisme et les discordes civiles, de l’empire contribuèrent à tempérer la sévérité des lois ; et avant la fin du troisième siècle, plusieurs terres considérables avaient passé aux Églises opulentes de Rome, de Milan, de Carthage, d’Antioche, d’Alexandrie, et des autres grandes villes de I’Italie et des provinces.

L’évêque était l’intendant naturel de l’Église : il disposait du trésor public à sa volonté et sans être obligé de rendre compte. Ne laissant aux prêtres que leurs fonctions spirituelles, il confiait seulement à l’ordre plus subordonné des diacres la direction et la distribution du revenu ecclésiastique[150]. Si nous pouvons ajouter foi aux déclamations véhémentes de saint Cyprien, l’Afrique ne renfermait qu’un trop grand nombre de prélats qui, dans l’exercice de leurs fonctions, violaient non seulement tous les préceptes de la perfection évangélique, mais encore ceux de la morale. Quelques-uns de ces intendants infidèles dissipaient les richesses de l’Église pour satisfaire à leurs plaisirs sensuels ; d’autres les faisaient indignement servir à leur profit particulier, à des marchés frauduleux et à des usures exorbitantes[151]. Mais tant que les contributions du peuple chrétien furent libres et volontaires, l’abus de leur confiance ne pouvait  être bien fréquent ; les usages auxquels on consacrait généralement leur libéralité, honoraient la société religieuse. L’évêque et son clergé avaient une part convenable pour leur entretien. On réservait une somme suffisante pour les dépenses qu’exigeait le culte public, dont les repas de fraternité, les agapes comme on les appelait alors, constituaient une partie très agréable. Le reste était le patrimoine sacré des pauvres. On s’en remettait à la discrétion de l’évêque pour ouvrir le trésor de l’Église aux veuves, aux orphelins, aux boiteux, aux malades et aux vieillards de la communauté, pour soulager les étrangers et les pèlerins, et pour adoucir les maux des prisonniers et des captifs, surtout lorsque leurs souffrances avaient été occasionnées par un ferme attachement à la cause de la religion[152]. Un commerce généreux de charité unissait les provinces les plus éloignées, et de petites congrégations trouvaient des ressources abondantes dans les aumônes des sociétés plus opulentes, qui subvenaient avec joie aux besoins de leurs frères[153]. Cette noble institution, qui avait moins égard au mérite qu’à la misère de l’objet, contribua beaucoup aux progrès du christianisme. Ceux des païens qu’animait un sentiment d’humanité, en ridiculisant la doctrine de la nouvelle secte, rendaient justice à sa bienfaisance[154]. L’espérance d’un prompt secours contre les besoins du moment, et d’une protection pour l’avenir, attirait dans son sein charitable une foule de malheureux que la négligence des hommes aurait laissés en proie aux horreurs de la pauvreté, des maladies et de la vieillesse. On peut croire aussi que la plupart des enfants exposés au moment de leur naissance, selon la pratique inhumaine de ces temps, furent souvent sauvés, baptisés, élevés et entretenus par la piété des chrétiens et aux dépens du trésor public[155].

II. Toute société a le droit incontestable d’exclure de sa communion et de ne plus admettre à la participation de ses avantages, ceux de ses membres qui rejettent ou qui violent les règlements établis d’un consentement général. En exerçant ce pouvoir, l’Église chrétienne dirigea principalement ses censures contre les pécheurs scandaleux, et surtout, contre les personnes coupables de meurtre, de fraude et d’incontinence ; contre les auteurs ou les sectateurs de quelque opinion hérétique condamnée par le jugement de l’ordre épiscopal,, et contre ces infortunés qui, de leur propre mouvement, ou cédant à la force, s’étaient souillés après leur baptême, par quelque acte de culte rendu aux idoles. L’excommunication influait sur le temporel aussi bien que sur le spirituel. Le chrétien qui l’avait encourue était privé de toute portion dans la distribution des offrandes. Il voyait se briser tous les liens de l’amitié religieuse et particulière. Les  personnes qu’il estimait le plus, et dont il avait été le plus tendrement aimé ne l’envisageaient qu’avec horreur, comme un être souillé ; et son exclusion d’une société respectable, en imprimant à sa réputation une espèce de flétrissure, le désignait à tout le genre humain comme un objet d’aversion et de méfiance. Quelque triste, quelque pénible que la situation de ces malheureux exilés pût être en elle-même, leurs appréhensions, comme il est assez ordinaire, surpassaient de bien loin leurs souffrances. Les avantages de la communion chrétienne étaient ceux de la vie éternelle ; et les excommuniés ne pouvaient effacer de leur esprit l’idée terrible que ces gouvernements ecclésiastiques, qui avaient prononcé leur sentence de condamnation, avaient reçu des mains de la Divinité les clefs de l’enfer et du paradis. Les hérétiques, soutenus peut-être par la conscience de leurs intentions et par l’espérance flatteuse qu’ils avaient seuls découvert le véritable chemin du salut, s’efforçaient, il est vrai, de recouvrer dans leurs assemblées séparées ces avantages spirituels et temporels qu’ils ne retiraient plus de la grande société des chrétiens ; mais tous ceux qui n’avaient succombé qu’avec peine sous les efforts du vice ou de l’idolâtrie, sentaient l’état d’abaissement où ils étaient tombés ; et, tremblant sur leur sort, ils désiraient être rendus à la communion des fidèles.

Quant au traitement qu’il fallait infliger à ces pénitents, deux sentiments opposés, l’un de justice l’autre de compassion, divisèrent la primitive Église. Les casuistes les plus rigides et les plus inflexibles leur refusaient à jamais, et sans exception, la dernière même des places dans la communauté sainte, qu’ils avaient déshonorée ou abandonnée ; et, les livrant aux remords d’une  conscience coupable, ils ne leur laissaient qu’un faible rayon d’espoir, en leur insinuant que leur  contrition pendant leur vie et au moment de leur mort pourrait être acceptée par l’Être suprême[156]. Mais la partie la plus saine et la plus respectable de l’Église chrétienne[157] adopta une opinion plus douce dans la théorie aussi bien que dans la pratique. Les portes de la réconciliation et du ciel furent rarement fermées au pécheur touché de ce repentir ; on institua seulement une forme sévère et solennelle de discipline destinée à expier son crime, et dont l’appareil imposant devait en même temps empêcher les spectateurs d’imiter son exemple. Humilié par une confession publique, macéré par les jeunes, couvert d’un sac, le pénitent se tenait prosterné à l’entrée de l’assemblée. Là, il implorait les larmes aux yeux, le pardon de ses offenses, et sollicitait les prières des fidèles[158] : si la faute était très grave, des années entières de pénitence ne paraissaient pas une satisfaction proportionnée à la justice divine. Le pécheur, l’hérétique ou l’apostat, n’étaient admis de nouveau dans le sein de l’Église qu’après avoir passé par des épreuves lentes et pénible. On réservait cependant la sentence d’excommunication perpétuelle pour les crimes énormes, et surtout pour les rechutes inexcusables de ces pénitents, qui, ayant déjà éprouvé la clémence de leurs supérieurs ecclésiastiques, en avaient abusé. Les évêques, maîtres absolus de la discipline chrétienne, l’exerçait diversement,  selon les circonstances du crime ou selon le nombre des coupables. Les conciles d’Ancyre et d’Elvire furent tenus à peu prés dans le même temps, le premier en Galatie, l’autre en Espagne ; mais l’esprit de leurs canons respectifs, qui existent encore aujourd’hui semble bien différent. Le Galate qui, après son baptême, avait plus d’une fois sacrifié aux idoles, obtenait son pardon par une pénitence de sept ans; et s’il avait séduit quelques-uns de ses frères, on ajoutait seulement trois années de plus au terme de son exil. Le malheureux Espagnol au contraire, qui avait commis la même offense ne pouvait espérer de réconciliation, même à l’article de la mort. Son idolâtrie se trouve placée à la tête  d’une liste de dix-sept autres crimes, contre lesquels est prononcée une sentence non moins terrible la calomnie envers un évêque ; un prêtre ou même un diacre, était au nombre de ceux que rien ne pouvait expier[159].

Un mélange heureux de clémence et de rigueur, une sage dispensation de punitions et de récompenses, conforme aux maximes de la politique, aussi bien que de la justice,  constituaient la force de l’Église sur la terre. Les évêques, dont le soin paternel s’étendait sur le gouvernement des deux mondes, sentaient l’importance de ces prérogatives ; ils prétendaient n’être animés que du désir d’entretenir l’ordre et la paix ; et, cachant leur ambition sous ce noble prétexte, ils souffraient avec peine qu’un rival partageât l’exercice d’une discipline si nécessaire pour prévenir la désertion des troupes qui s’étaient enrôlées sous la bannière de la croix, et dont le nombre devenait de jour en jour plus considérable. Les déclamations impérieuses de saint Cyprien nous porteraient naturellement à supposer que la doctrine de l’excommunication et de la pénitence formait la partie la plus essentielle de la religion, et que les disciples de Jésus-Christ, couraient moins de dangers en négligeant d’observer les devoirs de la morale, que s’ils eussent méprisé les censures et l’autorité de leurs évêques. Tantôt nous imaginerions entendre la voix de Moïse, lorsqu’il commandait à la terre de s’ouvrir et d’engloutir dans des flammes dévorantes la race impie qui résistait au sacerdoce d’Aaron ; tantôt nous croirions voir un consul romain soutenant la majesté de la république, et déclarant sa résolution inflexible de faire exécuter les lois, dans toute leur rigueur. Si l’on souffre, impunément de pareilles irrégularités (c’est ainsi que l’évêque de Carthage blâme la douceur de son collègue), c’en est fait de la vigueur épiscopale[160] ; c’en est tait de la puissance sublime et divine qui gouverne l’Église ; c’en est fait même du christianisme. Saint Cyprien avait renoncé à ces honneurs temporels que probablement il n’aurait jamais obtenus[161] ; mais, l’acquisition d’une autorité si absolue sur les consciences et sur les esprits d’une congrégation, tout obscure, toute méprisable qu’elle parait aux yeux du monde, satisfait plus véritablement l’orgueil du coeur humain que sa possession du pouvoir le plus despotique auquel la force des armes et le droit de conquête obligent un peuple à se soumettre.

Dans le cours de cet examen important, quoique peut-être d’une nature peu attrayante, j’ai essayé de développer les causes secondes qui ont si efficacement aidé à la vérité de la religion chrétienne. Si parmi ces causes nous avons aperçu quelques ornements artificiels, quelques circonstances étrangères, ou quelque mélange d’erreur et de passion, il n’est pas étonnant que les hommes aient été si vivement affectés par des motifs conformes à leur nature imparfaite. Un zèle exclusif, l’attente immédiate d’un autre monde, le doit prétendu des miracles, la pratique d’une vertu rigide, et la constitution de la primitive Église, telles sont les causes qui ont assuré les succès du christianisme dans l’empire romain. Les chrétiens durent à la première cette valeur invincible qui dédaignait de capituler avec l’ennemi dont ils avaient juré la perte. Les trois suivantes fournirent à leur valeur les armes les plus formidables. La dernière enfin affermit leur courage par l’union, dirigea leurs armés, et donna à leurs efforts cette impétuosité irrésistible, qui a souvent rendu une petite bande de volontaires intrépides et bien disciplinés victorieuse d’une multitude confuse et indifférente sur l’événement d’une guerre dont elle ignore le sujet. Dans les différentes religions du polythéisme, quelques fanatiques errants de l’Égypte et de la Syrie, occupés à surprendre la superstition crédule de la populace, formaient peut-être le seul ordre de prêtres[162] qui tirassent toute leur existence, toute leur considération de l’état sacerdotal, et qui fussent sensiblement touchés d’un intérêt personnel pour la sûreté ou pour la prospérité de leurs divinités tutélaires. Les ministres du polythéisme à Rome et dans les principales provinces étaient pour la plupart des citoyens d’une naissance illustre et d’une fortune honnête ; ils acceptaient, comme une distinction honorable, l’office de grand-prêtre dans un temple célèbre ou dans quelque sacrifice public. Souvent ils solennisaient les jeux sacrés[163] à leurs propres dépens, et ils célébraient avec une froide indifférence les anciennes cérémonies, selon les lois et la coutume de leur patrie. Comme ils étaient livrés aux occupations ordinaires de la vie, il arrivait rarement que l’esprit ecclésiastique ou un sentiment d’intérêt animât leur zèle et leur dévotion. Bornés à leurs villes et à leurs temples respectifs, ils n’avaient entre eux aucun rapport de gouvernement ou de discipline ; et ces magistrats civils, en reconnaissant la juridiction suprême du sénat, du collège des pontifes et de l’empereur, se contentaient de la tâche facile qui leur avait été imposée de soutenir en paix et avec dignité le culte établi dans l’État. Nous avons déjà remarqué combien les sentiments religieux  du polythéiste étaient variés, vagues et incertains ; ils étaient abandonnés presque sans réserve aux opérations naturelles de son imagination superstitieuse. Les circonstances particulières de sa situation ou de sa vie déterminaient l’objet aussi bien que le degré de sa dévotion ; et, lorsqu’il prostituait ainsi son encens à une foule innombrable de dieux, il ne pouvait guère être susceptible d’une passion bien vive ou bien sincère pour quelqu’une de ces divinités.

Lorsque le christianisme parut sur la terre, ces impressions faibles et imparfaites avaient même déjà perdu une partie de leur ancien pouvoir. La raison humaine qui, abandonnée sans secours à sa propre force, est incapable de concevoir les mystères de la foi, avait déjà remporté une victoire facile sur les folies du paganisme. Quand Tertullien et Lactance voulurent en démontrer  l’extravagance ou la fausseté, ils furent obligés d’emprunter l’éloquence de Cicéron ou la plaisanterie de Lucien. La contagion du scepticisme répandu dans ses écrits s’était étendue ben au-delà du cercle de leurs lecteurs. L’incrédulité avait gagné la plus grande partie de la société, depuis le philosophe jusqu’à l’homme livré au plaisirs ou aux affaires ; depuis le noble jusqu’au plébéien ; depuis le maître jusqu’à l’esclave domestique qui servait à sa table, et qui écoutait avec plaisir la libre conversation des convives. En public, tous ces philosophes affectaient de traiter avec vénération et avec décence les institutions religieuses de leur patrie ; mais  leur mépris intérieur perçait à travers le voile léger dont ils savaient à peine se couvrir. Le peuple même, lorsqu’il voyait ses divinités rejetées et tournées en ridicule par ceux dont il avait coutume de respecter le rang et les talents, se formait des doutes et des soupçons sur la vérité de la doctrine qu’il avait adaptée avec la foi la plus implicite. La destruction des anciens préjugés laissait une portion très nombreuse du genre  humain dans une situation pénible et accablante. Un état de scepticisme et d’incertitude peut amuser quelques esprits curieux et réfléchis ; mais la pratique de la superstition est si naturelle à la multitude que, le charme rompu, elle regrette toujours la perte d’une illusion agréable. L’amour que les hommes ont généralement pour le merveilleux et pour les choses surnaturelles, la curiosité qui les porte à connaître l’avenir, leur penchant invincible à étendre leurs espérances et leurs craintes bien au-delà des bornes du monde visible, furent les principales causes qui favorisèrent l’établissement du polythéisme. La nécessité de croire presse si fortement le vulgaire qu’à la chute d’un système de mythologie on verra probablement s’élever quelque autre superstition. Des divinités, formées sur un modèle plus nouveau plus conforme au goût du siècle, auraient peut-être bientôt occupé les temples abandonnés d’Apollon et de Jupiter, si, dans ce moment décisif la sagesse de la Providence n’eut envoyé sur la terre une révélation pure et sainte, propre à inspirer l’estime et la conviction la plus raisonnable,  et orné en même temps de tout ce qui pouvait exciter la curiosité, l’étonnement et la vénération des peuples. Dans la disposition où ils se trouvaient alors dégagés presque entièrement de leurs préjugés artificiels, mais également susceptibles et avides d’un attachement religieux, un objet bien moins digne de leur culte aurait suffi pour remplir le vide de leur cœur et pour satisfaire l’ardeur inquiète de leurs passions. Si l’on veut suivre cette réflexion dans toute son étendue, loin de s’étonner des progrès rapides du christianisme, on sera peut-être surpris que ces succès n’aient pas encore été plus rapides et plus universels.

On a observé, avec vérité et avec justesse, que les conquêtes de Rome préparèrent et facilitèrent celles du christianisme. Dans le second chapitre de cet ouvrage, nous avons essayé d’expliquer comment les nations les plus civilisées de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, furent réunies sous la domination d’un même souverain, et se trouvèrent insensiblement liées entre elles par les rapports les plus intimes des lois, des mœurs et du langage. Les Juifs de la Palestine, qui avaient attendu avec une ferme confiance un libérateur temporel, parurent si insensibles aux miracles d’un divin prophète[164], que l’on ne crut pas nécessaire de publier, ou du moins de conserver aucun évangile hébreu[165]. Les histoires authentiques de la vie et des actions de Jésus-Christ furent composées en grec, à une distance considérable de Jérusalem, et après que le nombre des païens convertis eut été extrêmement multiplié[166]. Dès que ces histoires eurent été traduites en latin elles furent à la portée de tous les sujets de Rome ; excepté seulement des paysans de la Syrie et de l’Égypte, en faveur desquels on fit dans la suite des, versions particulières. Les grands chemins qui avaient été construits pour l’usage des légions, ouvraient aux missionnaires de l’Évangile une route facile depuis Damas jusqu’à Corinthe, depuis les confins de l’Italie jusqu aux extrémités de l’Espagne et de la Bretagne ; et ces conquérants spirituels ne rencontrèrent aucun des obstacles qui retardent ordinairement ou qui empêchent l’introduction d’une religion étrangère dans un pays éloigné. Tout nous porte à croire que la foi avait été prêchée dans toutes les provinces et dans toutes les grandes villes de l’empire, avant les règnes de Dioclétien et de Constantin. Mais l’établissement des différentes congrégations, le nombre des fidèles qui les composaient, et les proportions avec la multitude des idolâtrés, sont maintenant ensevelis dans l’obscurité ou déguisés par la fiction et par la déclamation. Nous allons cependant rassembler les notions incomplètes qui nous sont parvenues touchant l’accroissement du nom chrétien en Asie et dans la Grèce, en Égypte, en Italie et dans l’Occident ; nous les rapporterons sans négliger les acquisitions réelles ou imaginaires de la foi au-delà des limites, de l’empire romain.

Les riches provinces qui s’étendent de l’Euphrate, à la mer d’Ionie furent le principal théâtre sur lequel l’apôtre des gentils déploya son zèle et sa piété. Les semences de l’Évangile, qu’il avait jetées dans un sol fertile, furent cultivées avec soin par ses disciples ; et il parait que, durant les deux premiers siècles, ces contrées étaient celles qui renfermaient le corps le plus considérable de chrétiens. Parmi les sociétés établies en Syrie, il n’en existait pas de plus ancienne ni de plus illustre, que celle de Damas, de Bœrée ou Alep, et d’Antioche. L’introduction prophétique de l’Apocalypse a décrit et immortalisé les sept Églises de l’Asie, Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatire[167], Sardes, Laodicée et Philadelphie ; leurs colonies se répandirent bientôt dans ce pays si peuplé. Dès les premiers temps, les îles de Crête et de Chypre, les provinces de Thrace et de Macédoine, avaient favorablement accueilli la nouvelle religion ; bientôt les villes de Corinthe, de Sparte et d’Athènes[168], virent s’élever dans leur sein des républiques chrétiennes. Comme la fondation des Églises grecques et asiatiques remonte à une époque très reculée, elles eurent tout le temps nécessaire pour leur accroissement et pour leur multiplication ; et même les essaims de gnostiques et d’autres hérétiques qui en sortirent, servent à montrer l’état florissant de l’Église orthodoxe,  puisque la dénomination d’hérétique à toujours  été appliquée au parti le moins  nombreux. A ces témoignages rendus par les fidèles, nous pouvons ajouter l’aveu, les plaintes et les alarmes des gentils eux-mêmes. Lucien, écrivain philosophe qui avait étudié les hommes, et qui a peint leurs mœurs avec les couleurs les plus vives, nous apprend que le Pont, son pays natal, était rempli, sous le règne de Commode, d’épicuriens et de chrétiens[169]. Quatre-vingts ans après la mort de Jésus-Christ[170], l’humanité de Pline le porte à déplorer la grandeur du mal qu’il s’est en vain efforcé de déraciner. Dans cette lettre curieuse, adressée à l’empereur Trajan, il assure que les temples sont presque déserts, que les victimes sacrées trouvent à peine des acheteurs, et que la superstition a non seulement infecté les villes, mais qu’elle s’est aussi répandue dans les villages et dans les campagnes du Pont et de la Bithynie[171].

Sans vouloir peser avec une exactitude scrupuleuse les expressions et les motifs des écrivains qui ont célébré ou déploré les progrès du christianisme en Orient, tous observerons en général que l’on ne trouve rien dans leurs ouvrages qui puisse  nous donner une idée juste du véritable nombre des fidèles de ces provinces. Cependant il nous est heureusement parvenu une circonstance qui semble jeter un plus grand jour sur ce sujet obscur, mais intéressant. Sous le règne de Théodose, après que le christianisme eut brillé pendant plus de soixante ans, de l’éclat de la faveur impériale, l’ancienne et illustre Église d’Antioche consistait en cent mille habitants, dont trois mille étaient soutenus par les offrandes publiques[172]. La splendeur et la dignité de la reine de l’Orient ; la population connue de Césarée, de Séleucie et d’Alexandrie, et la perte de deux cent cinquante mille personnes qui périrent dans le tremblement de terre dont Antioche fut affligée du temps de Justin l’ancien[173], sont autant de preuves convaincantes que cette dernière ville renfermait au moins cinq cent mille habitants, et que les chrétiens, quoique extrêmement multipliés par l’autorité et par le zèle, n’en formaient pas plus de la cinquième partie. Combien la proportion sera-t-elle différente, si l’on compare l’Église persécutée avec l’Église triomphante, l’Occident avec l’Orient, des villages  obscurs avec des villes populeuses, et des contrées nouvellement converties, avec le lieu où les fidèles ont reçu pour la première fois le nom de chrétien ! Cependant, il ne faut pas le dissimuler, saint Chrysostome, à qui nous devons la connaissance d’un fait si précieux, avance dans un autre passage, que la multitude des fidèles surpassait même le nombre des Juifs et des païens[174]. Mais la solution de cette difficulté apparente est facile et se présente naturellement : l’éloquent prédicateur met en parallèle la constitution civile et ecclésiastique d’Antioche, il oppose aux chrétiens qui ont acquis le ciel par le baptême, les citoyens qui avaient le droit de partager à libéralité publique : la première liste comprenait  les esclaves, les étrangers et les enfants ; ils étaient exclus de la seconde.

Le commerce étendu d’Alexandrie et sa situation près de la Palestine facilitèrent l’introduction du christianisme dans cette ville ; la nouvelle religion fût d’abord embrassée par un grand nombre de thérapeutes ou esséniens du lac Maréotis, secte juive qui avait perdu beaucoup de son respect pour les cérémonies mosaïques. La vie austère des esséniens, leurs jeûnes et leurs excommunications, la communauté de biens, le goût du célibat, leur zèle pour le martyre, et la chaleur, non la pureté de leur foi, offraient déjà une vive image de la discipline primitive des chrétiens[175]. C’est dans l’école d’Alexandrie que la théologie chrétienne semble avoir pris une forme régulière et scientifique ; lorsque Adrien visita l’Égypte, il y trouva une Église composée de Juifs et de Grecs, et assez importante pour attirer l’attention de ce prince curieux[176]. Mais pendant longtemps les progrès du christianisme ne s’étendirent pas au-delà des limites d’une seule ville, qui était elle-même une colonie étrangère ; et jusque vers la fin du second siècle, les prédécesseurs de Démétrius ont été les seuls prélats de l’Église égyptienne. Trois évêques furent consacrés par la main de Démétrius ; Héraclas, son successeur, en porta le nombre jusqu’à vingt[177]. Les naturels du pays, peuple remarquable par une farouche inflexibilité de caractère[178], reçurent la nouvelle doctrine avec froideur et avec répugnance. Au temps même d’Origène, il était rare de trouver un Égyptien qui eût surmonté ses anciens préjugés en faveur des animaux sacrés de sa patrie[179]. A la vérité, dès que le christianisme monta sur le trône, le zèle de ces Barbares obéit à l’impulsion dominante. Les villes de l’Égypte furent remplies d’évêques et les déserts de la Thébaïde peuplés d’ermites.

Les étrangers et les habitants des Provinces affluaient sans cesse dans la vaste enceinte de Rome. Tout ce qui était singulier ou odieux, coupable ou suspect, pouvait espérer, à la faveur de l’obscurité, qu’on trouve aisément dans une immense capitale, d’éluder la vigilance des lois. Dans ce concours perpétuel de tant de nations, un ministre de la vérité ou du mensonge, le fondateur d’une association criminelle ou d’une société vertueuse, trouvait facilement les moyens d’augmenter le nombre de ses disciples ou de ses complices. Selon Tacite, les chrétiens de Rome, lors de la persécution momentanée de Néron, composaient déjà une très grande multitude[180] ; et le langage de ce grand historien est presque semblable à celui de Tite-Live, quand celui-ci rapporte l’introduction et l’abolition des cérémonies de Bacchus. Lorsque les bacchanales eurent réveillé la sévérité du sénat, on craignit pareillement qu’une très grande multitude, et pour ainsi dire, un peuple entier n’eût été initié dans ces horribles mystères. Des recherches plus exactes montrèrent bientôt que les coupables n’excédaient pas sept mille ; nombre à la vérité effrayant quand on le considère comme l’objet de la justice publique[181]. C’est avec la même modification, que nous devons interpréter les expressions vagues de Tacite, et en premier lieu de Pline, lorsque ces deux auteurs parlent avec exagération de cette foule de fanatiques séduits qui avaient abandonné le culte des dieux. L’Église de Rome était sans doute la première et la plus nombreuse de l’empire, et nous avons encore un registre très authentique qui atteste l’état de la religion dans cette ville, vers le milieu du troisième siècle, après une paix de trente-huit ans. A cette époque, le clergé était composé d’un évêque, de quarante-six prêtres, de sept diacres, d’autant de sous-diacres, de quarante-deux acolytes, et de cinquante lecteurs, exorcistes et portiers. Le nombre des veuves, des malades et des pauvres soutenus par les offrandes publiques, se montait à quinze cents[182]. D’après, la raison et d’après la proportion que nous donnent  les calculs faits sur  l’Église d’Antioche, nous devons croire que Rome renfermait environ cinquante mille chrétiens. On ne saurait fixer avec exactitude la population de cette immense capitale ; mais le calcul le plus modéré ne la réduira certainement pas à moins d’un million d’habitants, dont les chrétiens pouvaient former tout au plus la vingtième partie[183].

Les provinces occidentales paraissent avoir tiré la connaissance du christianisme de la même source qui leur avait porté le langage, les sentiments et les mœurs de Rome. Dans cette révolution bien plus importante, l’Afrique et la Gaule suivirent insensiblement l’exemple de la capitale. Cependant, malgré plusieurs occasions favorables qui pouvaient engager les missionnaires romains à visiter leurs provinces, il s’était écoulé plus d’un siècle lorsqu’ils passèrent la mer ou les Alpes[184] ; et l’on ne peut apercevoir dans ces vastes contrées aucune trace sensible de foi et de persécution avant le règne des Antonins[185]. Ces progrès lents du christianisme sous le climat froid de la Gaule, sont bien différents de l’ardeur avec laquelle la prédication de l’Évangile paraît avoir été reçue au milieu des sables brûlants de l’Afrique. Les chrétiens de cette dernière province formèrent bientôt un des corps les plus considérables de la primitive Église. Ils envoyaient des évêques dans les plus petites villes, et très souvent dans les villages les plus obscurs : cette pratique augmenta la splendeur et l’importance de leurs communautés religieuses, qui, durant le cours du troisième siècle, furent animées par le zèle de Tertullien, dirigées par les talents de saint Cyprien, et illustrées par l’éloquence du célèbre Lactance. D’un autre côté, si nous jetons les yeux sur la Gaule, nous ne voyons sous Marc-Aurèle que les faibles congrégations de Lyon et de Vienne réunies en une seule. On assure même que jusqu’au règne de l’empereur Dèce, quelques Églises éparses dans les villes d’Arles, de Narbonne, de Toulouse, de Limoges, de Clermont, de Tours et de Paris, se soutinrent seulement par la dévotion d’un petit nombre de chrétiens[186]. Le silence, il est vrai, convient bien à la dévotion ; mais, comme il est rarement compatible avec le zèle, on peut juger et s’affliger de l’état languissant et déplorable du christianisme dans les provinces qui avaient abandonné le celtique pour le latin, puisque durant les trois premiers siècles, elles ne produisirent aucun écrivain ecclésiastique. De la Gaule, contrée florissante qui l’emportait, par la supériorité du rang et par ses succès dans les lettres, sur tous les pays située en deçà des Alpes, la lumière de l’Évangile se réfléchit plus faiblement que sur l’Espagne et sur la Bretagne. S’il faut en croire les assertions véhémentes de Tertullien, ces provinces avaient déjà été éclairées des premiers rayons de la foi, lorsqu’il adressa son Apologétique aux magistrats de l’empereur Sévère[187]. Mais il ne nous est resté sur l’origine des Églises occidentales de l’Europe que des monuments obscurs et imparfaits ; et, si nous voulions rapporter l’époque, et les circonstances de leur fondation, pour suppléer au silence de l’antiquité, nous serions forcés d’avoir recours à ces légendes que l’avarice ou la superstition dicta longtemps après à des moines fainéants dans la solitude de leurs cloîtres[188]. Parmi toutes ces fictions sacrées, les aventures romanesques de l’apôtre saint Jacques méritent seules, par leur extravagance singulière, que l’on en fasse mention. Un pêcheur paisible du lac de Génésareth est transformé en valeureux chevalier : à la tête de la cavalerie espagnole, il charge les Maures dans plusieurs batailles. Les plus graves historiens ont célébré ses exploits. La châsse miraculeuse de Compostelle a déployé toute sa puissance ; et le tribunal terrible de l’inquisition, assisté de l’épée d’un ordre militaire, suffit pour éloigner toutes les objections d’une critique profane[189].

Les progrès du christianisme ne furent pas bornés à l’empire romain ; et, selon les premiers pères, qui expliquent les faits par les prophéties, la nouvelle religion, un siècle après la mort de son divin auteur, avait déjà visité toutes les parties du globe. Il n’existe pas, dit saint Justin martyr, un peuple, soit grec ou barbare, ou de toute autre race d’hommes, quelles que soient leurs dénominations ou leurs mœurs distinctives, quelle que puisse être leur ignorance des arts ou de l’agriculture, soit qu’ils habitent sous des tentes, ou qu’ils errent dans des chariots couverts, chez lesquels on n’ait offert au nom de Jésus crucifié, des prières au père et au créateur de toutes choses[190]. Cette exagération pompeuse, que même à présent il serait bien difficile de concilier avec l’état réel du genre humain, doit être regardée comme la saillie d’un écrivain pieux, mais peu exact, qui réglait sa croyance sur ses désirs. Mais ni la croyance ni le désir des pères ne sauraient altérer la vérité de l’histoire ; il sera toujours incontestable que les Barbares de la Scythie et de la Germanie, qui renversèrent la monarchie romaine, étaient plongés dans les ténèbres du paganisme, et que même en Ibérie, en Arménie et en Éthiopie, la religion n’eut des succès marqués que quand le sceptre fut entre les mains d’un empereur orthodoxe[191]. Avant cette époque, la guerre ou le commerce, pouvait bien avoir répandu une connaissance imparfaite de l’Évangile, parmi les tribus de la Calédonie[192] et parmi celles qui demeuraient sur les bords du Rhin, du Danube et de l’Euphrate[193]. Au delà du dernier de ces fleuves, Édesse se distingua dès les premiers temps, par un ferme attachement à la foi[194]. Les principes du christianisme passèrent aisément d’Edesse dans les villes grecques et syriennes, qui obéissaient aux successeurs d’Artaxerxés ; mais il parait qu’ils ne firent jamais une impression profonde sur l’esprit des Perses dont le système religieux, ouvrage d’un ordre de prêtres bien disciplinés, avait été construit avec beaucoup plus d’art et de solidité, que la mythologie incertaine de la Grèce et de Rome[195].

En jetant les yeux sur ce tableau fidèle, quoique imparfait, des progrès du christianisme, il paraîtra peut-être probable que, d’un côté la crainte, et de l’autre la dévotion, ont singulièrement exagéré le nombre des prosélytes. Selon le témoignage irréprochable d’Origène[196], la multitude des fidèles était fort peu considérable comparée à celle des idolâtres ; mais, comme on ne nous a laissé aucun monument certain, il est impossible de figer avec précision, et il serait même très difficile de déterminer par conjecture le véritable nombre des premiers chrétiens. Le calcul le plus favorable cependant qu’on puisse tirer des exemples d’Antioche et de Rome ne nous permet pas de supposer que, de tous les sujets de .l’empire, il s’en soit enrôlé plus de la vingtième partie sous la bannière de la croix avant la conversion importante de Constantin, mais la nature de leur foi, de leur zèle et de leur union, semblait les multiplier et les mêmes causes qui devaient contribuer à leur accroissement futur, servirent à rendre leur force actuelle plus apparente et plus formidable.

Dans toute société civile, tandis que les richesses, les honneurs et la science, sont le partage d’un petit nombre de personnes, le corps du peuple est condamné à l’obscurité, à l’ignorance et à la pauvreté. La religion chrétienne, qui s’adressait à tous les hommes, devait par conséquent tirés beaucoup plus de prosélytes des derniers rangs que des classes supérieures de la société. Cette circonstance simple et naturelle a été représentée sous un jour très odieux ; et les moyens de défense employés par les apologistes de la foi ne semblent pas aussi forts que les attaques de leurs adversaires. On a prétendu que la nouvelle secte était presque entièrement composée de la plus vile populace de  paysans et d’ouvriers, de femmes et d’enfants, de mendiants et surtout d’esclaves dont elle se servait quelquefois pour s’introduire dans les maisons nobles et opulentes auxquelles ils appartenaient. Ces prédicateurs obscurs (telles étaient les injustes imputations de la malignité), qui paraissent si muets en public ne sont occupés en particulier qu’à parler et à dogmatiser ; évitant avec précaution la rencontre des philosophes, ils s’attachent à  une multitude grossière et ignorante ; et ils s’insinuent dans l’esprit de ceux que l’âge, le sexe ou l’éducation ont surtout disposés à recevoir l’impression des terreurs superstitieuses[197].

Les couleurs sombres et les contours forcés de ce portrait, quoiqu’il ne soit pas tout à fait dénué de ressemblance, décèlent le pinceau d’un ennemi. Lorsque l’humble foi de Jésus-Christ se répandit dans le monde, elle fut embrassée par plusieurs personnes qui jouissaient de la considération attachée aux talents ou aux richesses. Aristide, qui adressa une apologie éloquente à l’empereur Adrien était un philosophe d’Athènes[198]. Saint Justin martyr avait cherché la vérité dans les écoles de Zénon, d’Aristote, de Pythagore et de Platon, avant le moment heureux où il fut abordé par le vieillard, ou plutôt par l’ange, qui tourna tout à coup son attention vers l’étude des prophéties des Juifs[199]. Saint Clément d’Alexandrie était très versé dans la connaissance de la langue grecque, et Tertullien dans celle de la langue latine. Jules Africain et Origène avaient embrassé presque toutes les sciences connues de leur temps ; et quoique, le style de saint Cyprien soit très différent de celui de Lactance, on croit s’apercevoir que ces deux écrivains avaient enseigné publiquement la rhétorique. L’étude même de la philosophie s’introduisit enfin parmi les chrétiens ; mais elle ne produisit pas toujours les effets les plus salutaires ; et les lettres enfantèrent aussi souvent l’hérésie que la dévotion. Ce que l’on disait des, sectateurs d’Artémon peut s’appliquer, avec une égale justesse, aux différentes sectes qui s’élevèrent contre les successeurs des apôtres. Ils osent altérer les saintes Écritures; ils osent abandonner l’ancienne règle de la foi, et former leurs opinions sur les préceptes subtils de la logique. Ils négligent la science de l’Église pour l’étude de la géométrie, et ils perdent le ciel de vue, s’occupant à mesurer la terre. Euclide est perpétuellement dans leurs mains ; Aristote et Théophraste sont les objets de leur admiration ; et les ouvrages de Galien leur inspirent une vénération extraordinaire. L’abus des arts et des sciences des gentils est la source de leurs erreurs ; ils corrompent la simplicité de l’Évangile, en y mêlant les raffinements de la raison humaine[200].

On ne peut pas dire non plus que les avantages de la naissance ou de la fortune aient toujours été séparés de la profession du christianisme. Plusieurs citoyens romains furent amenés devant le tribunal de Pline, et il découvrit bientôt que, dans la Bithynie, une foule de personnes, de tout état, avaient abandonné la religion de leurs ancêtres[201]. Ce témoignage qui ne peut être suspect est ici d’un plus grand poids que le défi téméraire de Tertullien, lorsqu’il excite à la fois les craintes et l’humanité du proconsul d’Afrique, en l’assurant que s’il persiste dans ses cruelles intentions, il doit décimer Carthage ; qu’il trouvera parmi les coupables plusieurs personnes de son rang, des sénateurs et des dames de la plus noble extraction ; et qu’il sera forcé de punir les amis et les parents de ses amis les plus intimes[202]. Il paraît cependant qu’environ quarante ans après, l’empereur Valérien ne doutait pas de la vérité d’une pareille assertion, puisque, dans un de ses rescrits, il suppose évidemment que des sénateurs, des chevaliers romains et des femmes de qualité étaient entrés dans la secte des chrétiens[203]. L’Église continua toujours à augmenter sa grandeur extérieure, à mesure qu’elle perdait de sa pureté intérieure, et sous le règne de Dioclétien, le palais, les tribunaux, l’armée même, recélaient une multitude de chrétiens, qui s’efforçaient de concilier les intérêts du monde présent avec ceux d’une vie future.

Cependant ces exceptions sont en trop petit nombre, elles ont eu lieu dans des temps trop éloignés de la naissance du christianisme pour détruire entièrement l’imputation d’ignorance et d’obscurité que l’on a jetée avec tant d’arrogance sur les premiers fidèles[204]. Au lieu de faire servir à notre défense des fictions inventées dans un âge postérieur, il sera plus prudent, de convertir l’occasion du scandale en un sujet d’édification. Des réflexions sérieuses nous apprendront que les apôtres eux-mêmes furent choisis par la Providence, au milieu des pêcheurs de la Galilée ; et que plus nous abaissons la condition temporelle des préfets chrétiens, plus nous aurons de raisons d’admirer leur mérite et leurs succès. Il nous importe surtout de ne pas oublier que le royaume des cieux a été promis aux pauvres d’esprit, et que les âmes affligées par les calamités et par le mépris du genre humain, écoutent avec transport la promesse divine d’un bonheur éternel, tandis qu’au contraire les heureux du siècle se contentent de la possession de ce monde, et que les sages, livrés à leurs doutes, ou entraînés dans des disputes inutiles, abusent d’une vaine supériorité de raison et de savoir.

Sans des réflexions si consolantes, nous gémirions sur le sort de quelques personnages illustres, qui nous auraient semblé mériter plus que le reste des hommes de recevoir le présent céleste. Les noms de Sénèque, des deux Pline, de Tacite, de Plutarque, de Galien, de l’esclave Épictète et de l’empereur Marc-Aurèle honorent le siècle où ils ont fleuri ; et leurs caractères élèvent la dignité de la nature humaine. Soit dans la vie active, soit dans la vie contemplative, ils remplirent avec gloire leurs postes respectifs ; leur jugement excellent fut perfectionné par l’étude. La philosophie avait dégagé leur esprit des préjugés de la superstition, et ils passèrent leurs jours, dans la poursuite de la vérité et dans la pratique de la vertu. Cependant (ce qui ne cause pas moins de surprise, que de douleur) tous ces sages négligèrent ou rejetèrent la perfection de la doctrine chrétienne. Leur langage ou leur silence montre également leur très profond mépris pour la secte naissante qui, de leur temps s’était répandue dans l’empire romain. Ceux d’entre eux qui ont daigné parler des chrétiens, les regardent seulement comme des enthousiastes opiniâtres et pervertis, qui exigeaient une soumission implicite à leurs dogmes mystérieux, sans pouvoir produire un seul argument capable de satisfaire un homme sensé et instruit[205].

Il est au moins douteux qu’aucun de ces philosophes ait jamais lu les apologies multipliées que les premiers chrétiens ont publiées en leur faveur et pour la défense de leur religion[206] ; mais on voit avec peine qu’une pareille cause n’ait pas été soutenue par des défenseurs plus habiles. Ils exposent, avec un esprit et une éloquence superflue, l’extravagance du polythéisme ; ils cherchent à émouvoir notre compassion en développant l’innocence et les maux de leurs frères maltraités ; mais lorsqu’ils veulent démontrer l’origine céleste du christianisme, ils insistent bien plus fortement sur les prédictions qui ont annoncé le Messie, que sur les miracles qui ont accompagné sa venue. Leur argument favori peut édifier un chrétien ou convertir un Juif, puisque l’un et l’autre reconnaissent l’autorité de ces prophéties, et qu’ils sont obligés de les étudier avec vénération et avec piété peur en trouver le sens et l’accomplissement ; mais cette manière de raisonner perd beaucoup de sa force et de son influence, dés qu’il’ s’agit de convaincre ceux qui ne comprennent ni ne respectent les institutions de Moïse et le style prophétique[207]. Entre les mains peu habiles de saint Justin martyr, et des apologistes suivants, l’esprit sublime des oracles hébreux s’évapore en types éloignés, en pensées remplies d’affectation et en froides allégories. Leur authenticité même devait paraître suspecte à un païen peu éclairé, par le mélange de pieuses impostures que, sous les noms d’Orphée, d’Hermès et des sibylles[208], on assimilait aux inspirations célestes. Cet assemblage de fraudes et de sophismes, que l’on adoptait pour appuyer la révélation, nous rappelle trop souvent la conduite peu judicieuse de ces poètes qui chargeait leurs héros invulnérables du poids inutile d’une armure, embarrassante et fragile.

Mais comment expliquer ou excuser l’indifférence profonde des païens et des philosophes à la vue de ces témoignages que le Tout-Puissant présentait, non à leur raison, mais à leurs sens ? Durant le siècle de Jésus-Christ, de ses apôtres, et de leurs premiers disciples, la doctrine qu’il prêchaient fut confirmée par une foule innombrable de prodiges : le boiteux marchait, l’aveugle voyait, le malade recouvrait la santé, les morts sortaient de leurs tombeau, les démons étaient chassés, et la nature, en faveur de l’Église, suspendait perpétuellement ses lois. Mais les sages de la Grèce et de Rome détournèrent leurs regards de ce spectacle auguste : livrés à l’étude et aux occupations ordinaires de la vie, ils ne paraissent pas avoir remarqué aucune altération dans le gouvernement physique ou moral de l’univers. Sous le règne de Tibère, toute la terre[209], ou du moins une province célèbre de l’empire romain[210], fut enveloppée pendant trois heures dans des ténèbres surnaturelles. Cet événement miraculeux, si propre à exciter la surprise, la curiosité et la dévotion du genre humain, a été passé sous silence dans un siècle fécond en historiens célèbres, et où l’on cultivait les sciences avec succès[211]. Il arriva du temps de Sénèque et de Pline l’Ancien, qui ont dû éprouver les effets immédiats de ce prodige ou en être des premiers informés. Ces deux philosophes ont, chacun dans un ouvrage plein de recherches, parlé de tous les grands phénomènes de la nature : des tremblements de terre, des météores, des comètes, des éclipses, qu’à pu recueillir leur infatigable curiosité[212] ; ils ont omis l’un et l’autre le plus grand phénomène dont l’homme ait jamais été témoin depuis la création du globe[213]. Pline consacre un chapitre particulier aux éclipses d’une nature extraordinaire, et dont la durée avait été peu commune[214] ; mais il n’y parle que de ce singulier obscurcissement que l’on remarqua dans le ciel après la mort de César, lorsque, durant plus d’une année, l’orbe du soleil parut pâle et. sans éclat. Ce temps d’obscurité, qui ne peut certainement être comparé avec les ténèbres surnaturelles de la passion, avait déjà été célébré par la plupart des poètes[215] ou des historiens de ce siècle mémorable[216].

 

 

 



[1] Cette facilité n’a pas toujours empêché l’intolérance, qui semble inhérente à l’esprit religieux lorsqu’il a l’autorité en main. La séparation de la puissance ecclésiastique et de la puissance civile paraît être le seul moyen de maintenir à la fois et la religion et la tolérance ; mais cette idée est très moderne. Les passions, qui se mêlent aux opinions, rendirent souvent les païens intolérants ou persécuteurs ; témoin les Perses, les Égyptiens, les Grecs et les Romains même.

Les Perses. Cambyse, vainqueur des Egyptiens, condamna à mort les magistrats de Memphis, parce qu’ils avaient rendu des honneurs à leur dieu Apis : il se fit amener le dieu, le frappa de son poignard, fit battre les prêtres de verges, et ordonna qu’on fît main basse sur tous les Égyptiens que l’on trouverait célébrant la fête d’Apis : il fit brûler les statues de tous les dieux. Non content de cette intolérance envoya une armée pour réduire en esclavage les Ammoniens, et mettre le feu au temple où Jupiter rendait ses oracles. Voyez Hérodote, III, c. 25 , 27-29, 37 ; trad. de M. Larcher, tome 3, p. 22 , 24, 25 , 33. — Xerxès, lors de son invasion dans la Grèce agit d’après les mêmes principes : il démolit tous les temples de la Grèce et de l’Ionie, à l’exception de celui d’Ephèse. Voyez Pausanias , VII, p. 533 et X, p. 887 ; Strabon, XIV, p. 941.

Les Égyptiens. Ils se croyaient souillés lorsqu’ils avaient bu dans la même coupe ou mangé à la même table qu’un homme d’une croyance différente de la leur. Celui qui a tué volontairement quelque animal consacré, est puni de mort ; mais, si quelqu’un a tué, même involontairement, un chat ou un ibis, il ne peut éviter le dernier supplice ; le peuple l’y traîne, et le traite d’une manière cruelle, et quelquefois sans attendre qu’il y ait eu un jugement rendu… Dans le temps même que le roi Ptolémée n’était point encore l’ami déclaré du peuple romain, qu’ils faisaient leur cour avec tout le soin possible aux étrangers qui, venaient d’Italie…, un Romain ayant tué un chat, le peuple accourut à sa maison, et ni les prières des grands que le roi leur envoya, ni la terreur du nom romain, ne furent assez fortes pour arracher cet homme au supplice, quoiqu’il eût fait cette action involontairement. Diodore de Sicile, I, 83. — Juvénal, dans la satire 15, décrit le combat sanglant que se livrèrent les Ombes et les Tentyrites, par haine religieuse. La fureur y fut portée au point que les vainqueurs y déchirèrent et dévorèrent les membres palpitants des vaincus.

Arclet adhuc Ombos et Tentyra summus utrinque

Indè furor vulgo, quod numina vicinorum

Odit uterque locus ; quum solos credat habendos

Esse deos quos ipse colis. Sat. XV, v. 35.

Les Grecs. Ne citons point ici, dit l’abbé Guenée, les villes du Péloponnèse et, leur sévérité contre l’athéisme ; les Éphésiens poursuivant Héraclite comme impie ; les Grecs armés les uns contre les autres par le zèle de religion dans la guerre des amphictyons. Ne parlons ni des affreuses cruautés que trois successeurs d’Alexandre exercèrent contre les Juifs, pour les forcer d’abandonner leur culte ; ni d’Antiochus chassant les philosophes de ses États, etc., etc. Ne cherchons point des preuves d’intolérance si loin Athènes, la polie et savante Athènes nous en fournira assez de preuves. Tout citoyen y faisait un serment public et solennel de se conformer à la religion du pays, de la défendre et de la faire respecter. Une loi expresse y punissait sévèrement tout discours contre les dieux, et un décret rigoureux ordonnait de dénoncer quiconque oserait nier leur existence. — La pratique y répondait à la sévérité de la législation. Les procédures commencées contre Protagore, la tête de Diagore mise à prix, le danger d’Alcibiade, Aristote obligé de fuir, Stilpon banni, Anaxagore échappant avec peine à la mort, Périclès lui-même, après tant de services rendus à sa patrie, et tant de gloire acquise, contraint de paraître devant les tribunaux et de s’y défendre… ; une prêtresse exécutée pour avoir introduit des dieux étrangers ; Socrate condamné et buvant la ciguë, parce qu’on lui reprochait de ne point reconnaître ceux du pays, etc. : ces faits attestent trop hautement l’intolérance sur le culte, même chez le peuple le plus humain et le plus éclairé de la Grèce, pour qu’on puisse la révoquer en doute. Lettres de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire, t. 1, p. 273.

Les Romains. Les lois de Rome n’étaient ni moins expresses ni moins sévères. L’intolérance des cultes étrangers remontait, chez les Romains, jusqu’aux lois des Douze Tables ; les défenses furent renouvelées depuis à plusieurs reprises. L’intolérance ne discontinua point sous les empereurs ; témoin les conseils de Mécène à Auguste : (Ces conseils sont si remarquables, que je crois devoir les insérer en entier.) Honorez vous-même, dit Mécène à Auguste, honorez soigneusement les dieux selon les usages de nos pères, et forcez (αναγxαζε) les autres à les honorer. Haïssez et punissez les fauteurs des religions étrangères (τους δε δη ξενίζοντας…… μισει xαι xοαλζε), non seulement à cause des dieux (qui les méprise, ne respecte personne) ; mais parce que ceux qui introduisent des dieux nouveaux, engagent une foule de gens à suivre des lois étrangères ; et que de là naissent des unions par serment, des ligues, des associations, choses dangereuses dans une monarchie. Voyez Dion Cassius, LII, c. 36, p. 689.

Les lois même que les philosophes d’Athènes et de Rome écrivirent pour des républiques imaginaires sont intolérantes. Platon ne laisse pas aux citoyens la liberté du culte, et Cicéron leur défend expressément d’avoir d’autres dieux que ceux de l’Etat. Lettres de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire, tome 1, p. 279. (Note de l’Editeur)

[2] Dùm Assyrios penes Medosque et Persas Oriens fuit, despectissima pars servientium. Tacite, Hist., V, 8.

Hérodote, qui visita l’Asie lorsqu’elle obéissait au dernier de ces peuples, parle en peu de mots des Syriens de la Palestine, qui, selon leur propre aveu, avaient tiré de l’Égypte la pratique de la circoncision.

[3] Diodore de Sicile, XL ; Dion Cassius, XXXVII, p. 121 ; Tacite, Hist., V, 1-9 ; Justin, XXXVI, 2, 3.

[4] Tradidit arcano quæcumque volumine Moses.

Non monstrare vias eadem nisi sacra colenti

Quœsitune ad fontem solos deducere verpas.

On ne trouve point précisément cette loi dans ce que nous avons des ouvrages de Moïse ; mais le sage, l’humain Maimonide, enseigne ouvertement que si un idolâtre tombe dans l’eau, un Juif ne doit point l’empêcher de mourir. Voyez Basnage., Histoire des Juifs, livre VI, c. 28.

[5] Il parut, pendant quelque temps parmi eux, une secte dans laquelle en pouvait remarquer une forte de conformité entre les dogmes des deux religions. Ces Juifs furent appelés Hérodiens, du nom d’Hérode, dont l’autorité et l’exemple les avaient entraînés ; mais leur nombre était si peu considérable, et la d’urée de cette secte fut si courte, que Josèphe ne l’a pas jugée digne de son attention. Voyez Prideaux, vol. II , p. 285.

[6] Cicéron, pro Flacco, c. 23.

[7] Philon, de Legatione. Auguste fonda un sacrifice perpétuel. Il approuva cependant le peu d’égards que Caïus, son petit-fils, marqua pour le temple de Jérusalem. Voyez Suétone, Vie d’Auguste, c. 93, et les notes de Casaubon sur ce passage.

[8] Voyez en particulier Josèphe, Antiq., XVII, 6 ; XVIII, 6, et de Bello judaico, I, 33, et II, 9.

[9] Jussi à Caio Cœsare effigiem ejus in templo loccare, arma potiùs sumpsere (Tacite, Hist., V, 9). Philon et Josèphe donnent avec beaucoup de détail, mais en style de rhéteur, le récit de ce fait, qui embarrassa extrêmement le gouverneur de la Syrie. La première fois que l’on fit cette proposition idolâtre, le roi Agrippa se trouva mal, et il ne revint de son évanouissement que le troisième jour.

[10] Au sujet de l’énumération des divinités syriennes et arabes ; on peut observer que Milton a renfermé dans cent trente vers d’une grande beauté les deux traités considérables et remplis d’érudition que Selden a composés sur cette matière obscure.

[11] Usquequo detrahet mihi populus iste ? quousque non credent mihi, in omnibus signis quœ feci coram eis ? (Nombres, c. 14, v. 11). Il serait facile, mais il serait peu convenable, de justifier par le récit de Moïse, les reproches de la Divinité.

[12] Tout ce qui a rapport aux prosélytes juifs a été traité avec beaucoup d’habileté par Basnabe , Hist. des Juifs, VI, c. 6-7.

[13] Voyez Exode, XXIV, 23 ; Deutéronome, XVI, 16 ; les commentateurs, et une note très remarquable dans l’Histoire universelle, vol. 1, p. 603, édition in folio.

[14] Lorsque Pompée, abusant du droit de conquête, entra dans le Saint des Saints, on observa avec étonnement, nulla intus deûm effigie, vacuam sedem et inania arcana. (Tacite, Hist., V, 9). C’était un dicton populaire, en parlant des Juifs, que : Nil prœter nubes et cœli numen adorans.

[15] Un prosélyte samaritain ou égyptien était obligé de subir une seconde espèce de circoncision. On peut voir dans Basnage (Hist. des Juifs, VI, c. 6) l’indifférence opiniâtre des talmudistes, au sujet de la conversion des étrangers.

[16] Ces arguments sont présentés avec beaucoup de sagacité par le Juif Orobio ; et réfutés avec la même sagacité et avec candeur par le chrétien Limborch. Voyez Amica Collatio (ouvrage qui mérite bien ce nom), ou relation de la dispute qui s’éleva entre eux.

[17] Jesus …… circumcisus erat ; cibis utebatur judaicis, vestitu simili ; purgatos scabie mittebat ad sacerdotes ; pachata et alios dies festos religiosè observabat ; si quos sanavit sabbato, ostendit non tantum ex lege, sed et excerptis sententiis, talia opera sabbato non interdicta. Grotius, de Verit. rel. Christ., V, c. 7. Peu après, (c. 12), il s’étend sur la condescendance des apôtres.

[18] Pœnè omnes Christum Deum sub legis observatione credebant. Sulpice-Sévère, II, 3 1. Voyez Eusèbe, Hist. ecclésiastique, t. IV, c. 5.

[19] Mosheim, de Rebus christianis ante Constantinum magnum, p. 153. Dans cet excellent ouvrage que j’aurai souvent occasion de citer, il traite de l’état de l’Église primitive avec bien plus d’étendue qu’il n’a été à portée de le faire dans son histoire générale.

[20] Eusèbe, III, c. 6. Le Clerc, Hist. ecclésiastique, p. 605. Durant cette absence momentanée, l’évêque et l’Eglise de Pella retinrent toujours le titre de Jérusalem. C’est ainsi que les pontifes romains résidèrent pendant soixante-dix ans à Avignon, et que les patriarches d’Alexandrie ont transféré depuis longtemps leur siége épiscopal au Caire.

[21] Dion Cassius, LXXIX. Ariston de Pella (apud Eusèbe, IV, c. 6) atteste que l’on interdit aux Juifs l’entrée de Jérusalem. Il en est parlé dans plusieurs écrivains ecclésiastiques. Quelques-uns d’entre eux cependant se sont trop empressés d’étendre cette défense à tout le pays de la Palestine.

[22] Marcus était un prélat grec. Voyez Dœderlein, Comment. de ebionœis, p. 10 (Note de l’Éditeur).

[23] Eusèbe, IV, c. 6 ; Sulpice-Sévère, II, 31. En comparant les narrations peu satisfaisantes de ces deux auteurs, Mosheim (p. 327, etc.) a donné un exposé clair des circonstances et des motifs de cette révolution.

[24] Le Clerc (Hist. ecclésiastique, p. 477, 535) paraît avoir tiré d’Eusèbe, de saint Jérôme, de saint Epiphane et de quelques autres écrivains, toutes les circonstances principales qui ont rapport aux nazaréens ou ébionites. La nature de leurs opinions les divisa bientôt en deux sectes l’une plus rigide, l’autre plus douce. Il y a quelques raisons de conjecturer que les parents de Jésus-Christ restèrent attachés, au moins comme membres, à ce dernier parti, qui était le plus modéré.

[25] Quelques écrivains se soit plu à créer un Ébion, auteur imaginaire du nom et de la secte des ébonites. Mais nous pouvons bien plus compter sur le savant Eusèbe que sur le véhément Tertullien, ou sur le crédule Épiphane. Selon Le Clerc, le mot hébreu ebjonim peut être traduit en latin par celui de pauperes. Voyez Hist. ecclésiastique, p. 477.

[26] La dénomination d’ébionites est plus ancienne. Les premiers chrétiens de Jérusalem avaient été appelés ébionites à cause de la pauvreté à laquelle les avait réduits leur bienfaisance. (Voyez Actes des Apôtres, 4, 34 ; 11, 30 ; Épître aux Galates, 2, 10 ; — aux Romains, 15, 26). Ce nom resta à ceux des Juifs chrétiens qui persistèrent dans leurs opinions, judaïsantes, et demeurèrent à Pella : ils furent accusés, dans la suite, de nier la divinité de Jésus-Christ, et, comme tels, exclus de l’Eglise. Les sociniens, qui, plus récemment, niaient ce dogme, s’appuyèrent de l’exemple des ébionites pour montrer que les premiers chrétiens n’avaient pas à ce sujet d’autre opinion que la leur. Artémon entre autres  développa cet argument dans toute sa force ; Dœderlein et d’autres théologiens modernes se sont appliqués a prouver que les ébionites étaient faussement inculpés cet égard. Commentarius de ebionœis, 1770, § 1-8 (Note de l’Editeur).

[27] Saint Justin le martyr fait une distinction, importante, que Gibbon a négligé de rappeler. Les premiers Juifs chrétiens avaient été nommés ébionites, et s’étaient retirés à Pella ; ceux que l’évêque Marcus engagea à abandonner, du moins en partie, la loi mosaïque et à revenir à Jérusalem, s’appelèrent nazaréens ; ceux qui persistèrent dans leur judaïsme conservèrent le nom d’ébionites. Ceux-ci sont les seuls que saint Justin le martyr repousse de l’Eglise et blâme avec une grande sévérité ; il montre plus d’indulgence pour les nazaréens, qui, tout en observant encore à plusieurs égards la loi de Moïse, n’obligeaient pas les païens convertis à la suivre ; tandis que les ébionites proprement dits voulaient les y contraindre : cette différence paraît avoir été la principale qui existât entre les opinions de ces deux sectes. Voyez Dœderl. précité, p. 25 (Note de l’Editeur).

[28] Voyez le curieux dialogue de saint Justin martyr avec le Juif Tryphon. La conférence qu’ils eurent ensemble se tint à Ephèse sous le règne d’Antonin le Pieux,  vingt ans environ après le retour de l’Eglise de Pella dans la ville de Jérusalem. Consultez, pour cette date, la note de l’exact Tillemont, Mém. ecclésiast., tome II, p. 51.

[29] De tous les systèmes de christianisme, celui de l’Abyssinie est le seul qui tienne encore aux rites mosaïques (Gedde, Histoire de l’Église d’Éthiopie; et dissertations de Le Grand sur la relation du P. Lobo). L’eunuque de la reine Candace peut faire naître quelques soupçons ; mais comme on nous assure (Socrate, I, 19 ; Sozomène, II, 24 ; Ludolphe, p. 28i1) que les Éthiopiens ne furent convertis que dans le quatrième siècle, il est plus raisonnable de croire qu’ils observaient le sabbat, et qu’ils avaient aussi des mets défendus, en imitation des Juifs, qui, dans un temps très reculé, étaient établis des deux côtés de la Mer Rouge. Les plus anciens Éthiopiens ont pratiqué la circoncision par des motifs de santé et de propreté, qui semblent, expliqués, dans les Recherches philosophiques sur les Américains, t. II, p. 117.

[30] Beausobre (Histoire du Manichéisme, I, 3) a rendu compte, avec la plus savante impartialité, de leurs objections, et particulièrement de celles de Faustus, l’adversaire de saint Augustin.

[31] Apud ipsos fides obstinata, misericordia in promptu : adversus omnes alios hostile odium. Tacite, Hist., V, 4. Certainement Tacite a vu les Juifs d’un œil trop favorable. La lecture de Josèphe aurait pu détruire l’antithèse.

[32] Le docteur Burnet (Archœologia, II, c. 7) a discuté les premiers chapitres de la Genèse d’un ton trop piquant et avec trop de liberté.

[33] Les plus modérés d’entre les gnostiques considéraient Jéhovah, le Créateur comme un être d’une nature mixte entre Dieu et le démon. D’autres, le confondaient avec le mauvais principe. Voyez le second siècle de l’histoire générale de Mosheim. Cet auteur expose d’une manière distincte, quoique concise, les opinions étranges qu’ils s’étaient formées sur ce sujet.

[34] Voyez Beausobre, Hist. du Manichéisme, I, c. 4. Origène et saint Augustin étaient du nombre des allégoristes.

[35] L’assertion  d’Hégésippe n’est pas si positive : il suffit de lire le passage entier tel qu’il est dans Eusèbe, pour voir comment la première partie est modifiée par la dernière. Hégésippe ajoute que jusqu’à cette époque, l’Église était restée pure et intacte comme une vierge. Ceux qui s’efforçaient de dénaturer les dogmes de l’Évangile ne travaillaient encore que dans l’obscurité. Eusèbe, III, c. 32, p. 84 (Note de l’Éditeur).

[36] Hégésippe, apud Eusèbe, III, 32 ; IV, 22. ; Clément d’Alexandrie, Stromat., VII, 17.

[37] En peignant les gnostiques de second et du troisième siècle, Mosheim est ingénieux et de bonne foi ; Le Clerc, un peu lourd, mais exact ; Beausobre est presque toujours un apologiste ; il est bien à craindre que les premiers pères de l’Église ne soient très souvent des calomniateurs.

[38] Voyez les catalogues de saint Irénée et de saint Epiphane. Il faut avouer aussi que ces écrivains étaient portés à multiplier le nombre des sectes qui s’opposaient à l’unité de l’Église.

[39] Eusèbe, IV, c. 15. Voyez dans Bayle, à l’article Marcion, un détail curieux d’une dispute sur ce sujet. Il semblerait que quelques-uns des gnostiques (les basilidiens) évitaient et même refusaient l’honneur du martyre. Leurs raisons étaient singulières et abstruses. Voyez Mosheim, p. 359.

[40] Voyez un passage très remarquable d’Origène (proem. ad Lucan). Cet infatigable écrivain, qui avait passé sa vie dans l’étude de l’Écriture sainte, en appuie l’authenticité sur l’autorité inspirée de l’Église. Il était impossible que les gnostiques pussent recevoir les Évangiles que nous avons maintenant, et dont plusieurs passages (particulièrement la résurrection de Jésus-Christ) attaquent directement leurs dogmes favoris, et sembleraient avoir été dirigés contre eux à dessein. Il est donc, en quelque sorte, singulier que saint Ignace (Epist. ad Smyrn. Patr. Apostol., tome II, p. 34) ait préféré d’employer une tradition vague et douteuse,  au lieu d’avoir recours au témoignage certain des évangélistes.

L’évêque Pearson a tenté assez heureusement d’expliquer cette singularité. Les premiers chrétiens connaissaient une foule de mots de Jésus-Christ qui ne sont point rapportés dans nos évangiles, et n’ont même jamais été écrits. Pourquoi saint Ignace, qui avait vécu avec les apôtres ou leurs disciples, ne pouvait-il pas répéter en d’autres paroles ce que raconte saint Luc, surtout, dans un moment où il n’avait peut-être pas les évangiles sous la main, étant déjà en prison ? Voy. Pearson, Vindic. ignatianœ, part. II, c. 9, p. 396, in tom. II ; Patr. apostol. ed. Coteler. Ctericus, 1724. Voyez aussi Davis’s reply, etc., p. 31 (Note de l’Éditeur).

[41] Habent apes favos ; habent ecclesias et marcionitœ. Telle est l’expression forte de Tertullien, que je suis obligé de citer de mémoire. Du temps de saint Épiphane (advers. hœreses, p. 302), les marcionites étaient très nombreux en Italie, en Syrie, en Égypte, en Arabie et dans la Perse.

[42] Saint Augustin est un exemple mémorable de ce passage, qui mène par degrés de la raison à la foi. Il fut, durant plusieurs années, engagé dans la secte des manichéens.

[43] Le sentiment unanime de l’Église primitive est très clairement expliqué par saint Justin martyr, Apolog. major, par Athénagoras, legat., c. 22, etc., et par Lactance, Institut. divin., II, 14-19.

[44] Tertullien (Apolog., c. 23) allègue la confession des démons eux-mêmes, toutes les fois qu’ils étaient tourmentés par les exorcistes chrétiens.

[45] Tertullien a écrit un traité fort sévère contre l’idolâtrie, pour précautionner ses frères contre le danger où ils étaient à chaque instant de commettre ce crime : Recogità sylvam et quantœ latinant spinœ. De Idololatriâ, c. 10.

[46] Le sénat romain s’assemblait toujours dans un temple qui dans un lieu consacré (Aulu-Gelle, XIV, 7). Avant de s’occuper d’affaires, chaque sénateur était obligé de verser du vin et de brûler de l’encens sur l’autel. Suétone, Vie d’Auguste, c. 35.

[47] Voyez Tertullien, de Spectaculis, 23. Ce réformateur rigide n’a pas plus d’indulgence pour une tragédie d’Euripide que pour un combat de gladiateurs. C’est surtout l’habillement des acteurs qui le choque : En se servant de brodequins élevés, ces impies s’efforcent d’ajouter une coudée à leur taille.

[48] On peut voir dans tous les auteurs de l’antiquité, que les anciens avaient coutume de terminer leurs repas par des libations. Socrate et Sénèque, dans leurs derniers moments, firent une belle application de cet usage : Postremo stagnum, calidæ aquœ introiit, respergens proximos servorum, additâ voce, libare se liquorem illum Jovi liberatori. Tacite, Annal., XV, 64.

[49] Voyez l’hymne élégant, mais idolâtre, que Catulle composa à l’occasion des noces de Manlius et de Julie :

Io Hymen Hymenœe io…

……………… Quis huic Deo

Compararier ausit ?

[50] Virgile, en chantant la mort de Misène et de Pallas, a décrit avec exactitude les funérailles des  anciens ; les éclaircissements donnés  par son commentateur Servius ne contribuent pas moins à faire connaître ces cérémonies. Le bûcher lui-même était un autel, le sang des victimes servait d’aliment aux flammes et tous les assistants étaient arrosés de l’eau lustrale.

[51] Tertullien, de Idololatriâ, c. 11.

Les opinions exagérées et déclamatoires de Tertullien ne doivent pas toujours être prises comme l’opinion générale des premiers chrétiens. Gibbon s’est permis assez souvent de faire envisager les idées particulières de tel ou tel père de l’Église comme inhérentes au christianisme ; ce qui n’est pas exact (Note de l’Éditeur).

[52] Voyez partout l’Antiquité de Montfaucon. Le revers même des monnaies grecques et romaines tenait souvent à l’idolâtrie. Ici, il est vrai, les scrupules des chrétiens étaient balancés par une passion plus forte.

[53] Tertullien, de Idololatriâ, c. 20-22. Si un ami païen (peut-être lorsqu’on éternuait) se servait de l’expression familière : Jupiter, vous bénisse, le chrétien était obligé de protester contre la divinité de Jupiter.

[54] Voyez l’ouvrage le plus travaillé d’Ovide, ses Fastes, qui sont restés imparfaits. Il n’a fini que les six premiers mois de l’année. La compilation de Macrobe est appelée Saturnalia ; mais c’est une petite partie du premier livre seulement qui à quelque rapport à ce titre.

[55] Tertullien a composé, un ouvrage pour défendre ou plutôt pour célébrer l’action téméraire d’un soldat chrétien, qui, en jetant sa couronne de laurier avait exposé sa personne et celle de ses frères au danger le plus imminent (*). Comme il parle des empereurs (Sévère et Caracalla), il est évident quoi qu’en veuille penser M. de Tillemont, que  Tertullien compose son traité de Coronâ longtemps avant qu’il eût adopté les erreurs des montanistes (**). Voyez Mém. ecclésiast., tome III, page 34

(*) Ce soldat n’arracha point la couronne de sa tête pour la jeter ignominieusement ; il ne la jeta même point, il se contenta de la porter à la main, tandis que les autres s’en ceignaient le front. Lauream castrensem quam cæteri in capite, hic in manu gestabat. Argum. de Coronâ, militis. Tertull., p. 100 (Note de l’Éditeur).

(**) Tertullien ne nommé point expressément les deux empereurs Sévère et Caracalla ; il parle seulement de deux empereurs et d’une longue paix dont avait joui l’Église. On convient en général que Tertullien devint montaniste vers l’an 200, son ouvrage de Coronâ militis paraît avoir été écrit au plus tôt vers l’an 202 avant la persécution de Sévère, on peut donc soutenir qu’il est postérieur au montanisme de l’auteur. Voyez Mosheim, Dissert. de Apolog. Tertull., p. 53 ; Biblioth. rais., Amsterd., t. II, p. 292 ; docteur Cavé, Hist. littér., p. 92-93 (Note de l’Éditeur).

[56] En particulier, le premier livre des Tusculanes, le Traité de la vieillesse et le Songe de Scipion, contiennent, dans le plus beau langage, tout ce que la philosophie des Grecs ou le non sens des Romains pouvait suggérer sur ce sujet obscur, mais important.

[57] La préexistence de l’âme, en tant au moins que cette doctrine est compatible avec la religion, fut adoptée par plusieurs des pères de l’Église grecque et de l’Église latine. Voy. Beausobre, Hist. du Manichéisme, VI, 4.

[58] Voyez Cicéron, pro Cluent., c. 61 ; César, apud Salluste, de Belli catol., c.  50 ; Juvénal , satire II, 149.

Esse aliquos manes, et subterranea regna        

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Nec pueri credunt, nisi qui nonditm œre lavantur

[59] Le onzième livre de l’Odyssée offre une désolante et incohérente description des régions infernales. Pindare et Virgile, ont embelli le tableau, mais  ces poètes mêmes, quoique plus corrects que leur grand modèle, sont tombés dans des inconséquences bien étranges. Voyez, Bayle, Réponses aux questions d’un provincial, part. III, c. 22.

[60] Voyez la seizième épître du premier livre d’Horace, la treizième satire de Juvénal, et la seconde satire de Perse. Ces discours populaires expriment le sentiment et le  langage de la multitude.

[61] Si nous nous bornons aux Gaulois, nous pouvons observer qu’ils confiaient, non seulement leurs vies mais leur argent même à l’assurance d’un autre monde. Vetus ille mos Gallorum occurrit (dit Valère-Maxime, II, c. 6, p. 10), quos memoriâ proditum est, pecunias mutuas, quœ his apud inferos redderentur, darc solitos. La même coutume est insinuée plus obscurément par Mela, III, c. 2. Il est presque inutile d’ajouter que les profits au commerce étaient exactement proportionnés au crédit du marchand, et que les druides tiraient de leur profession sacrée un crédit supérieur peut-être à celui qu’aurait pu prétendre toute autre classe d’hommes.

[62] L’auteur de la divine légation de Moïse donne une raison très curieuse de cette omission ; il rétorque très ingénieusement contre les incrédules les arguments qu’ils en tirent.

[63] Cette omission n’est pas tout à fait démontrée : Michaelis croit que le silence de Moïse fût-il complet, on ne pourrait en conclure qu’il ignorât ou qu’il n’admît pas le dogme de l’immortalité de l’âme : Moïse, selon lui, n’a jamais écrit comme théologien ; il ne s’est point occupé d’instruire son peuple des vérités de la foi; nous ne voyons dans ses ouvrages qu’un historien et un législateur civil ; il a plutôt réglé la discipline ecclésiastique que la croyance religieuse : même comme simple législateur humain, il ne pouvait pas ne pas avoir entendu parler souvent de l’immortalité de l’âme ; les Égyptiens, chez lesquels il avait habité quarante ans, y croyaient à leur marnière. Le récit de l’enlèvement d’Énoch, qui marcha avec Dieu et puis ne parut plus, parce que Dieu le prit, semble indiquer la notion d’une existence qui suit celle de l’homme sur la terre (Genèse, c. 5, v. 24. ). Job, que quelques savants attribuent à Moïse, offre à ce sujet des renseignements plus clairs : Après que ma peau aura été détruite, je verrai Dieu de mes yeux, je le verrai moi-même, mes yeux le verront, ce ne sera pas un autre que moi (Job, c. 19, v. 26-27). M. Pareau, professeur de théologie à Harderwyk , a fait paraître en 1807, un volume in-8° sous ce titre : Commentatio de immortalitatis ac vitœ futurœ notitiis ab antiquissimo Jobi scriptore, où il fait voir, dans le 27e chapitre de Job, des indices de la doctrine d’une vie future. Voyez Michaelis, Syntagma commentationum, p. 80 ; Coup d’œil sur l’état de la littérature et de l’histoire ancienne en Allemagne, par Ch. Villers, p. 63. — 1809.

Ces notions d’immortalité ne sont pas assez claires, assez positives, pour être à l’abri de toute objection ; ce qu’on peut dire, c’est que la succession des écrivains sacrés semble les avoir graduellement développées. On observe cette gradation dans Isaïe, David et Salomon, qui a dit : La poudre retourne dans la terre comme elle y avait, été, tandis que l’esprit retourne à Dieu qui l’avait donné (Ecclés., c. 12, v. 9). J’ajouterai ici la conjecture ingénieuse d’un théologien philosophe sur les causes qui ont pu empêcher Moïse d’enseigner spécialement à son peuple la doctrine de l’immortalité. Il croit que dans l’état de la civilisation à l’époque où vivait ce législateur, cette doctrine, rendue populaire parmi les Juifs, aurait nécessairement donné naissance à une foule de superstitions idolâtres qu’il voulait prévenir : son principal but était d’établir une théocratie solide, de faire conserver à son peuple l’idée de l’unité de Dieu, base sur laquelle devait ensuite reposer le christianisme ; tout ce qui pouvait obscurcir ou ébranler cette idée a été écarté avec soin. D’autres nations avaient étrangement abusé de leurs notions sur l’immortalité de l’âme ; Moïse voulait empêcher les abus : ainsi il défendit aux Hébreux de consulter ceux qui évoquent les esprits ou les diseurs de bonne aventure, et d’interroger les morts, comme le faisaient les Égyptiens (Deut., c. 18, v. 11). Ceux qui réfléchiront à l’état des païens et des Juifs, à la facilité avec laquelle l’idolâtrie se glissait alors partout, ne seront pas étonnés que Moïse n’ait         pas développé un dogme dont l’influence pouvait devenir plus funeste qu’utile à la nation. Voyez Orat. fest. de vitœ immort. spe, etc. auct. Ph. Alb. Stapfer, p. 12, 13, 20. Berne, 1787 (Note de l’Éditeur).

[64] Voyez Le Clerc (Prolégom. à l’Hist, ecclésiast., c. 1, sect. 8). Son autorité paraît avoir d’autant plus de poids, qu’il a fait un commentaire savant et judicieux sur les livres de l’Ancien Testament.

[65] Josèphe, Antiq., XIII, c. 10, de Bello judaico, 2, 8. Selon l’interprétation la plus naturelle des paroles de cet auteur, les saducéens n’admettaient que le Pentateuque ; mais il a plu à quelques critiques modernes d’ajouter les prophéties aux livres sacrés que cette secte reconnaissait, et de supposer qu’elle se contentait de rejeter les traditions des pharisiens. Le docteur Jortin raisonne d’après cette hypothèse, dans ses Remarques sur l’Hist. ecclésiast., vol. II, page 103.

[66] Cette attente était fondée sur le vingt-quatrième chapitre de saint Matthieu ; et sur la première épître de saint Paul aux Thessaloniciens.  Érasme lève la difficulté à l’aide de l’allégorie et de la métaphore. Le savant Grotius se permet d’insinuer que de sages motifs autorisèrent cette pieuse imposture.

Quelques théologiens modernes l’expliquent sans y voir ni allégorie ni imposture : ils disent que Jésus-Christ, après avoir annoncé la ruine de Jérusalem et du temple, parle de sa nouvelle venue et des signes qui doivent la précéder ; mais que ceux qui ont cru que ce moment était proche se sont trompés sur le sens de deux mots, erreur qui subsiste encore dans nos versions de l’Évangile selon saint Matthieu, c. 4, v. 29 et 34. Dans le verset 29 , on lit : Mais aussitôt après ces jours d’affliction, le soleil s’obscurcira, etc. Le mot grec ευθεως signifié ici tout d’un coup, brusquement, et non aussitôt, de sorte qu’il ne désigne que l’apparition subite des signes que Jésus-Christ annonce, et non la brièveté de l’intervalle qui doit les séparer des jours d’affliction dont il vient de parler. — Le verset 34 est celui-ci : Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point que tout cela n’arrive. Jésus , parlant à ses disciples, se sert de ces mots αυτη γενεα, que les traducteurs ont rendus par cette génération, mais qui veulent dire la race, la filiation de mes disciples ; c’est d’une classe d’hommes et non d’une génération qu’il veut parler. Le vrai sens est donc, selon ces érudits : Je vous dis en vérité que la race d’hommes (que vous commencez) ne passera point que tout cela n’arrive ; c’est-à-dire, que la succession des chrétiens ne cessera pas avant sa venue. Voyez le Commentaire de M. Paulus sur le Nouveau Testament, édit. de 1802, t. III, p. 445 et 455 (Note de l’Éditeur).

[67] Voyez la Théorie sacrée de Burnet, part. III, c. 5. On peut faire remonter cette tradition jusqu’à l’auteur de l’épître de saint Barnabé, qui écrivait dans le premier siècle, et qui paraît avoir été un de ces chrétiens judaïsants.

[68] L’Église primitive d’Antioche comptait près de six mille ans depuis la création du monde jusqu’à la naissance de Jésus-Christ ; Jules Africain, Lactance et l’Église grecque ont réduit ce nombre à cinq mille cinq cents : Eusèbe se contente de cinq mille deux cents années. Ces calculs étaient appuyés sur la version des Septante, qui fut universellement reçue durant les six premiers siècles. L’autorité de la Vulgate et du texte hébreu a déterminé les modernes, tant protestants que catholiques à préférer une période de quatre mille ans environ, quoique en étudiant l’antiquité profane, ils se trouvent souvent resserrés dans d’étroites limites.

[69] Une fausse interprétation d’Isaïe, de Daniel et de l’Apocalypse, a fait imaginer la plupart de ces tableaux. On peut trouver une des descriptions les plus grossières dans saint Irénée (liv. V, p. 455) disciple de Papias qui avait vu l’apôtre saint Jean.

[70] Voyez le second dialogue de saint Justin avec Tryphon, et le septième livre de Lactance. Puisque le fait n’est pas contesté, il n’est pas nécessaire de citer tous les pères intermédiaires ; cependant le lecteur curieux peut consulter Daillé, de Usu patrum, II, 4.

[71] Que saint Justin et ses frères orthodoxes aient ajouté foi à la doctrine d’un millénaire, c’est ce qui est prouvé de la manière la plus claire et la plus solennelle (Dialog. cum Tryph. Jud., p. 177-178 ; édit. Benedict.). Si, dans le commencement de cet important passage, on aperçoit quelque chose qui ait l’apparence de l’inconséquence, nous pouvons en accuser, selon que nous jugerons à propos, soit l’auteur, soit ses copistes.

[72] Dupin, Biblioth. ecclésiast., tome I, p. 223 ; tome II, p. 366 ; et Mosheim, p. 720 ; quoique le dernier de ces savants théologiens ne soit pas ici tout à fait impartial.

[73] Dans le concile de Laodicée (vers l’an 360), l’Apocalypse fut tacitement exclue des canons sacrés, par les mêmes Églises de l’Asie auxquelles elle est adressée ; et les plaintes de Sulpice-Sévère nous apprennent que leur sentence avait été ratifiée par le plus grand nombre des chrétiens de son temps. Pourquoi donc l’Apocalypse est-elle maintenant si généralement reçue par les Églises grecque, romaine et protestante ? On peut en donner les raisons suivantes : 1° les Grecs furent subjugués par l’autorité d’un imposteur, qui, dans le sixième siècle, prit le nom de Denys l’Aréopagite. 2° La crainte bien fondée que les grammairiens ne devinssent plus importants que les théologiens, engagea les pères du concile de Trente à poser le sceau de leur infaillibilité sur tous les livres de l’Écriture renfermés dans la Vulgate latine ; et heureusement l’Apocalypse se trouva du nombre (Fra Paolo, Hist. du Concile de Trente, II). 3° L’avantage qu’avaient les protestants de tourner ces prophéties mystérieuses contre le siége de Rome, leur inspira une vénération extraordinaire pour un allié si utile. Voyez les discours ingénieux et élégants de l’évêque de Litchfield sur ce sujet, qui paraissait peu susceptible d’ornements.

[74] Lactance (Institut. div., VII, 15, etc.) parle de cet affreux avenir avec beaucoup de feu et d’éloquence.

[75] Sur ce sujet, tout homme de goût lira avec plaisir la troisième partie de la théorie sacrée de Burnet. Cet auteur mêle ensemble la philosophie, l’Écriture et la tradition ; il en compose un système magnifique, et, dans la description qu’il en donne, il déploie une force d’imagination qui ne le cède pas à celle de Milton lui-même.

[76] Et cependant, quelque puisse être le langage des individus, c’est encore la doctrine publique de toutes les Églises chrétiennes ; l’Église anglicane même ne peut refuser d’admettre les conclusions que l’on doit nécessairement tirer du huitième et du dix-huitième de ses articles. Les Jansénistes, qui ont étudié avec tant de soin les ouvrages des pères, maintiennent ce sentiment avec un zèle remarquable ; et le savant M. de Tillemont ne parle jamais de la mort d’un vertueux empereur, sans prononcer sa damnation. Zwingle est peut-être le seul chef de parti qui ait adopté une opinion plus modérée, et il n’a pas moins scandalisé les luthériens que les catholiques. Voyez Bossuet, Histoire des Variations, II,. c. 19-22.

[77] Saint Justin et saint Clément d’Alexandrie conviennent que quelques-uns des philosophes furent instruits par le Logos ; confondant la double signification de ce mot qui exprime la raison humaine et le Verbe divin.

[78] Cette traduction n’est pas exacte ; la première phrase est tronquée. Tertullien dit : Ille dies nationibus insperatus, ille derisus, cum tanta séculi vetustas et tot ejus nativitates uno igne haurientur. Le texte n’offre point ces exclamations exagérées tant de magistrats, tant de sages philosophes, tant de poètes, etc. ; mais simplement des magistrats, des philosophes, des poètes etc., prœsides, philosophos, poetas, etc., Tertullien, de Spectac., c. 30.

La véhémence de Tertullien dans ce traité avait pour but d’éloigner les chrétiens des jeux séculaires donnés par l’empereur Sévère ; elle ne l’a pas empêché de se montrer ailleurs plein de bienveillance et de charité envers les infidèles : l’esprit de l’Evangile l’a emporté quelquefois sur la violence des passions humaines : Qui ergo putaveris nihil nos de salute Cæsarum curare, dit-il dans son apologie, inspice Dei voces, litteras nostras. — Scitote ex illis prœceptum esse nobis ad redundationem benignitatis étiam pro inimicis Deum orare et persecutoribus bona precari. — Sed etiam nominatim atque manifeste orate, inquit (Chritus), pro regibus et pro princibus et potestatibus, ut omnia sint tranquilla vobis. Tertullien, Apolog., c. 31 (Note de l’Éditeur).

[79] Tertullien, de Spectaculis, c. 30. Pour donner une idée du degré et autorité qu’avait acquise le zélé Africain, il suffit de rapporter le témoignage de saint Cyprien, le docteur et le guide de toutes les Églises occidentales (Voyez Pruden., hymn. XIII, 100). Toutes les fois qu’il s’appliquait à son étude journalière des écrits de Tertullien, il avait coutume de dire : Da mihi magistratum : donnez moi le maître. Saint Jérôme, de Viris illustr., c. 53.

[80] Malgré les subterfuges du docteur Middleton, il est impossible de fermer les yeux sur les traces frappantes de visions et d’inspirations que l’on trouve dans les pères apostoliques.

[81] Saint Irénée, advers. Hœres. prem., p. 3. Le docteur Middleton (Free Inquiry, p. 96, etc.) observe que, comme , cette prétention était de toutes la plus difficile a soutenir par des artifices, fut celle à laquelle on renonça le plus tôt. Cette observation convient à son hypothèse.

[82] Athénagoras, in Legatione ; saint Justin martyr, Cohort. ad gentes ; Tertullien, advers. Marcion, IV. Ces descriptions ne sont pas très différentes de celles de la fureur prophétique, pour laquelle Cicéron, (de Divinatione, II, 54) montre si peu de respect.

[83] Tertullien (Apolog., c. 23) donne hardiment un défi aux magistrats païens. De tous les miracles primitifs, le pouvoir d’exorciser est le seul auquel les protestants aient jamais prétendu.

[84] Saint Irénée, advers. Hœres., II, 56, 57 ; V, 6. M. Dodwell (Dissertat. ad Irencum, II, 42) conclut que le second siècle a été encore plus fertile en miracles que le premier.

[85] Théophile, ad Autolycum, II, p. 77.

[86] Le docteur Middleton donna son introduction en 1747 ; deux ans après, il publia sa Free Inquiry ; et avant sa mort, qui arriva en 1756, il avait préparé une défense de cet ouvrage contre ses nombreux adversaires.

[87] L’université d’Oxford conféra des degrés à ceux qui le combattirent. L’indignation de Mosheim (p. 221) peut nous faire connaître les sentiments des ministres luthériens.

[88] Il est assez singulier que saint Bernard, fondateur de Clairvaux, rapporte tant de miracles de son ami saint Malachie, et qu’il ne fasse aucune mention de ses propres miracles, que cependant ses compagnons et ses disciples ont pris soin à leur tour de célébrer. Dans toute la suite de l’histoire ecclésiastique, existe-t-il un seul exemple d’un saint qui se dise doué du don des miracles ?

[89] La conversion de Constantin est l’époque le plus communément fixée par les protestants. Les théologiens raisonnables ne sont pas disposés à admettre les miracles du quatrième siècle, tandis que les théologiens crédules ne veulent pas rejeter ceux du cinquième.

[90] Les imputations de Celsius et de Julien et la défense des pères, sont exposées avec beaucoup d’impartialité par Spanheim dans son Commentaire sur les Césars de Julien, page 468.

[91] Lettres de Pline, X, 97.

[92] Tertullien, Apolog., c. 44. Il ajoute cependant, avec une sorte d’hésitation : Aut si aliud, jam non christianus.

[93] Tertullien dit positivement aucun chrétien, nemo illic christianus : au reste, la restriction qu’il met lui-même à ces paroles, et que cite Gibbon dans la note précédente, diminue la force de cette assertion, et paraît prouver seulement qu’il n’en connaissait pas (Note de l’Éditeur).

[94] Le philosophe Peregrinus, dont la vie et la mort ont été décrites par Lucien d’une maniérer si agréable, abusa pendant longtemps de la simplicité crédule des chrétiens de l’Asie.

[95] Voyez un traite fort judicieux de Barbeyrac sur la morale des pères.

[96] Lactance, Instit. div., VI, c. 20-22.

[97] Voyez un ouvrage de saint Clément d’Alexandrie, intitulé le Pédagogue et qui contient les éléments de morale enseignés dans les plus célèbres écoles des chrétiens.

[98] Tertullien, de Sepctaculis, c. 21 ; saint Clément d’Alexandrie, Pédagogue, III, c. 8.

[99] Beausobre, Hist. critique du Manichéisme, VII, c. 3 ; Saint Justin, saint Grégoire de Nysse, saint Augustin, etc., sont fortement portés pour cette opinion.

[100] Quelques-uns des gnostiques étaient plus conséquents ; ils rejetaient l’usage du mariage.

[101] Voyez une chaîne de traditions depuis saint Justin martyr, jusqu’à saint Jérôme, dans la Morale des pères, c. IV, 6-26.          

[102] Voyez une dissertation très curieuse sur les vestales, dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, tome II, p. 161-227. Malgré les honneurs et les récompenses que l’on accordait à ces vierges ; il était difficile d’en trouver un nombre suffisant ; et la crainte de la mort la plus horrible ne pouvait pas toujours réprimer leur incontinence.

[103] Cupiditatem procreandi aut unam scimus aut nullam. Minucius-Fœlix, c. 31 ; saint Justin, Apolog. maj. ; Athénagoras, in Legat., c. 28 ; Tertullien, de Cultu fœm., II.

[104] Eusèbe, VI, 8. Avant que la réputation d’Origène eût excité l’envie et la persécution, cette action extraordinaire fut plutôt admirée que blâmée. Comme c’était en général son usage d’allégoriser l’Écriture, il est malheureux que, dans cette occasion seulement, il ait pris le sens littéral.

[105] Saint Cyprien, lett. 4, et Dodwell, dissert. Cyprianic., III. Longtemps après, on a imputé au fondateur de l’abbaye de Fontevrault quelque chose de pareil à cette entreprise téméraire. Bayle amuse ses lecteurs sur ce sujet délicat.

[106] Dupin (Biblioth. Ecclésiast., tome I, p. 195) donne un détail particulier du dialogue des dix vierges, tel qu’il a été composé par Methodius, évêque de Tyr. Les louanges données à la virginité y sont excessives.

[107] Les ascétiques, dès le second siècle, faisaient publiquement profession de mortifier leurs corps et de s’abstenir de l’usage de la chair et du vin. Mosheim, p. 310.

[108] Voyez la Morale des pères. Les mêmes principes de patience, ont été renouvelés la réforme, par les sociniens, par les anabaptistes modernes et par les quakers. Barclay, l’apologiste des quakers, s’est servi, pour défendre ses frères, de l’autorité des premiers chrétiens (p. 542-549).

[109] Tertullien, Apolog., c. 21, de Idololatriâ, c. 18. Origène, contra Celsum, V, p. 253 ; VII, p. 348 ; VIII, p. 423-428.

[110] Tertullien (de Coronâ militis) leur suggéra l’expédient de déserter (*). Ce conseil, s’il eût été généralement connu, n’aurait pas été très propre à concilier aux chrétiens la faveur des empereurs.

(*) Tertullien ne suggère point aux soldats l’expédient de déserter, il leur dit qu’ils doivent être sans cesse sur leurs gardés pour ne rien faire pendant leur service qui soit contraire à la loi de Dieu ; et se résoudre à souffrir le martyre plutôt que d’avoir une lâche complaisance, ou renoncer ouvertement au service (Apolog., c. 2, p. 127, in fine). Il ne décide point positivement que le service militaire ne soit pas permis aux chrétiens ; il finit même par dire : Putadenique licere militiam usque ad causam coronœ (Ibid., c. 11, p. 128) Plusieurs autres passages de Tertullien prouvent que l’armée était pleine de chrétiens : Hesterni sumus et vestra omnia implevinus, urbes, insulas, castella, municipia, conciliabula, CASTRA IPSA (Apol., V, c. 37, p. 30). Navigamus et nos vobiscum et militamus, etc. (Apol., c. 42, p. 34). A la vérité, Origène (Cont. Cels., VIII) paraît être d’une opinion plus rigoureuse ; mais il a renoncé souvent à ce rigorisme exagéré, peut-être nécessaire alors pour produire de grands effets, et il parle de la profession des armes comme d’une profession honorable, IV, c. 218, etc. (Note de l’Éditeur).

[111] Autant que nous en pouvons juger, d’après les fragments de la représentation d’Origène (VIII, p. 423), il paraît que Celsus, son adversaire, avait insisté sur cette objection avec beaucoup de force et de bonne foi.

[112] Le refus de prendre part aux affaires publiques n’a rien qui doive étonner de la part des premiers chrétiens ; c’était la suite naturelle de la contradiction qui existait entre leurs principes et les usages, les lois, l’activité du monde païen : comme chrétiens, ils ne pouvaient entrer au sénat, qui, selon Gibbon lui-même, s’assemblait toujours dans un temple où dans un lieu consacré, et où chaque sénateur, avant de s’asseoir, versait quelques gouttes de vin et brûlait de l’encens sur l’autel : comme chrétiens, ils ne pouvaient assister aux fêtes et aux banquets, qui se terminaient toujours par des libations, etc. Enfin, comme les divinités et les rites innombrables du polythéisme étaient étroitement liés à tous les détails de la vie publique ou privée, les chrétiens ne pouvaient y participer sans se rendre, dans leurs principes, coupables d’impiété : c’était donc bien moins par un effet de leur doctrine que par une suite de leur situation qu’ils s’éloignaient des affaires ; partout où cette situation ne leur était pas un obstacle, ils montraient autant d’activité que les païens. Proinde, dit saint Justin martyr, nos solum Deum adorantus et vobis in rebus aliis lœti inservimus. Apolog., p. 64 (Note de l’Éditeur).

[113] Le parti aristocratique, en France, aussi bien qu’en Angleterre, a maintenu avec vigueur l’origine divine du pouvoir des évêques. Mais les prêtres calvinistes ne pouvaient souffrir un supérieur, et le pontife romain refusait de reconnaître un égal. Voyez Fra Paolo.

[114] Dans l’histoire de la hiérarchie chrétienne, j’ai presque toujours suivi l’exact et savant Mosheim.

[115] Pour les prophètes de la primitive Église, voyez Mosheim, Dissertationes ad Hist. ecclesist. pertinentes, tome II, p. 132-208.

[116] Voyez les Épîtres de saint Paul et de saint Clément aux Corinthiens.

[117] Les premiers ministres établis dans l’Église furent les diacres, créés d’abord à Jérusalem au nombre de sept (Act. des ap., c. 6, v. 1-7) ils étaient chargés de la distribution des aumônes ; des femmes même eurent part à cet emploi. Après les diacres vinrent les anciens ou prêtres (πρεσβυτεροι), chargés de maintenir dans la communauté l’ordre la décence, et d’agir partout en son nom. Les évêques furent ensuite chargés de veiller sur la foi et sur l’instruction des fidèles : les apôtres eux-mêmes instituèrent plusieurs évêques. Tertullien (advers. Marc., c. 5), Clément  d’Alexandrie, et plusieurs pères des deuxième et troisième siècles, ne permettent pas d’en douter. L’égalité de rang gui régna entre ces divers fonctionnaires n’empêchait pas que leurs fonctions ne fussent distinctes, même dans l’origine ; elles le devinrent bien plus dans la suite. Voyez Planck, Histoire de la constitution de l’Église chrétienne, tome I, p. 24 (Note de l’Éditeur).

[118] Hooker, Ecclesiastical Policy, VII.

[119] Voyez saint Jérôme, ad Titum, c. 1, et epist. 85 (dans l’édition des Bénédictins, 101) ; et l’apologie travaillée de Blondel, pro sententiis Hieronymi. L’ancien état de l’évêque et  des prêtres d’Alexandrie, tel que  l’a écrit saint Jérôme, se trouve confirmé d’une manière remarquable par le patriarche Eutychius (Annal., tome I, p. 330, vers. Pocock), dont je ne saurais rejeter le témoignage, en dépit de toutes les objections du savant Pearson, dans ses Vindiciœ Ignatianœ, part. I, c. 11.

[120] Voyez l’introduction de l’Apocalypse. Les évêques, sous le nom d’anges étaient déjà établis dans sept villes de l’Asie. Et cependant l’Epître de saint Clément (probablement d’aussi ancienne date) ne nous fait découvrir aucune trace d’épiscopat, soit à Corinthe, soit à Rome.

[121] Nulla ecclesia, sine episcopo, a été un fait aussi bien qu’une maxime, depuis le temps de Tertullien et de saint Irénée.

[122] Après avoir passé les difficultés du premier siècle, nous trouvons le gouvernement épiscopal universellement établi, jusqu’à ce qu’il ait été renverse par le genre républicain des réformateurs suisses et allemands.

[123] Voyez Mosheim, premier et second siècles. Saint Ignace (ad Smyrnœos, c. 3, etc.) aime à relever la dignité épiscopale. Le Clerc (Hist. ecclésiastique, p. 569) censure rudement sa conduite. Mosheim, guidé par une critique plus saine (p. 161), soupçonne que même les petites épîtres ont été corrompues.

[124] Nonne et laici sacerdotes sumus ? Tertullien, Exhortat. ad castitat., c. 7. Comme le cœur humain est toujours le même, plusieurs des observations que M. Hume a faites sur l’enthousiasme (Essais, vol. I, p. 76, in-4°) peuvent s’appliquer même aux inspirations réelles.

[125] Les synodes ne furent pas le premier moyen que prirent les Églises isolées pour se rapprocher et faire corps. Les diocèses se formèrent d’abord de la réunion de plusieurs petites Églises de campagne avec une Église de ville : plusieurs Églises de ville venant à se réunir entre elles ou avec une Église plus considérable, donnèrent naissance aux métropoles. Les diocèses ne durent se former que vers le commencement du deuxième siècle : avant cette époque les chrétiens n’avaient pas établi assez d’Églises de campagne pour avoir besoin de cette réunion. C’est vers le milieu de ce même siècle que l’on découvre les premières traces de la constitution métropolitaine.

Les synodes provinciaux ne commencèrent que vers le milieu du troisième siècle, et ne furent pas les premiers synodes. L’histoire nous donne des notions positives sur les synodes tenus vers la fin du deuxième siècle à Ephèse, à Jérusalem, dans le Pont et à Rome, pour terminer les différends qui s’étaient élevés entre les Églises latines et les Églises d’Asie sur l’époque de la célébration de la pâque. Mais ces synodes n’étaient assujettis à aucune forme régulière, à aucun retour périodique : cette régularité ne s’établit qu’avec les synodes provinciaux, qui se formaient de la réunion des évêques d’un district soumis à un métropolitain. Planck, Hist. de la Const. de l’Église chrét., t. I, p. 90 (Note de l’Éditeur).

[126] Acta concil. Carthag., apud Cyprian., édit. Fell., p. 158. Ce concile fut composé de quatre-vingt sept évêques des provinces de Mauritanie, de Numidie et d’Afrique ; quelques prêtres et quelques diacres assistèrent à l’assemblée ; prœsente plebis maximâ parte.

[127] Aguntur prœtereà per Grœcias illas, certis in locis, concilia, etc. Tertullien, de Jejutniis, c. 13. L’écrivain africain en parle comme d’une institution. récente et étrangère. La manière dont les Églises chrétiennes se sont unies, est fort habilement expliquée par Mosheim, p. 164-170.

[128] Saint Cyprien, dans son fameux traité de Unitate Ecclesiœ, p. 75-86.

[129] Nous pouvons en appeler à toute la conduite de saint Cyprien, à sa doctrine, à ses épîtres. Le Clerc, dans une vie abrégée de ce prélat (Bibliothèque universelle, t. XII, p. 207-378), le montre à découvert avec beaucoup de liberté et d’exactitude.

[130] Si Novatus, Felicissimus etc., que l’évêque de Carthage chassa de son Église, n’étaient point les plus détestables des scélérats, il faut que le zèle de saint Cyprien l’ait emporté quelquefois sur sa véracité. On voit une relation très exacte de ces querelles obscures dans Mosheim, p. 497-512.

[131] Mosheim, p. 269, 594 ; Dupin, Antiquœ Eccles. discipl., p. 19-20.

[132] Tertullien, dans un traité particulier, a fait valoir contre les hérétiques le droit de prescription, qui était soutenu par les Églises apostoliques.

[133] La plupart des anciens auteurs rapportent que saint Pierre vint à Rome (voyez Eusèbe, II, c. 25) ; tous les catholiques le prétendent, et quelques protestants en conviennent (voyez Pearson et Dodwell , de Success. episop. roman.) ; mais ce voyage a été fortement attaqué par Spanheim (Miscellanea. sacra, III, 3). Selon le P. Hardouin, les moines du treizième siècle, qui composèrent l’Énéide, représentèrent saint Pierre sous le caractère allégorique du héros troyen.

[134] C’est en français seulement que la fameuse allusion au nom de saint Pierre est exacte : Tu es Pierre, et sur cette pierre… Cette allusion n’est pas tout à fait juste en grec, en latin, en italien, etc., et elle est absolument inintelligible dans les langues dérivées de l’allemand.

Cette allusion est exacte en syro-chaldéen, et c’est dans cette langue que Jésus-Christ l’a faite (Évangile selon saint Matthieu, c. 16, v. 17). Pierre s’appelait Céphas, et le mot cepha signifie base, fondement, rocher (Note de l’Éditeur).

[135] Saint Irénée, advers. Hœres, III, 3 ; Tertullien, de Prescript., c. 36 ; et saint Cyprien, Epistol., 27, 55, 71, 75. Le Clerc (Hist. ecclésiast., p. 764) et Mosheim (p. 258, 518) travaillent à expliquer ces passages ; mais le style vague et déclamatoire des pères paraît souvent favorable aux prétentions de Rome.   

[136] Voyez l’Épître véhémente de Eirmilien, évêque de Césarée, à Étienne, évêque de Rome. Apud Cyprian, Epist., l. 75.

[137] Il s’agissait de savoir si l’on devait rebaptiser les hérétiques. Concernant cette dispute, voyez les Épîtres de saint Cyprien, et le septième livre d’Eusèbe.

[138] Pour l’origine de ces mots, voyez Mosheim, p. 141 ; Spanheim, Hist. ecclésiastique, p. 633. La distinction de clerus et laicus était établie avant le temps de Tertullien.

[139] La communauté instituée par Platon est plus parfaite que celle que sir Thomas Morus a imaginée pour son Utopie. La communauté des femmes et celle des biens temporels peuvent être regardées comme des parties inséparables du même système.

[140] Josèphe, Antiquités, XVIII, 2 ; Philon, de Vitâ contemplativâ.

[141] Voyez les Actes des apôtres, c. 2, 4, 5, avec le Commentaire de Grotius. Mosheim, dans une dissertation particulière, attaque l’opinion  commune par des arguments très peu concluants.

[142] Saint Justin martyr, Apolog. major, c. 89 ; Tertullien, Apologet., c. 39.

[143] Saint Irénée, advers. Hœres., IV, c. 27, 34 ; Origène, in Num. hom., II ; saint Cyprien, de Unitat. Eccles. constit. apostol., II, c. 34-35, avec les notes de Cotelier. Les constitutions ecclésiastiques établissent ce précepte comme de droit divin, en déclarant que les prêtres sont autant au-dessus des rois que l’âme est au-dessus du corps. Parmi les objets sur lesquels on levait la dixme, elles comptent le blé, le vin, l’huile et la laine. Voyez sur ce sujet intéressant, Prideaux, Histoire de Dixmes, et Fra Paolo, delle Materie benefciare : deux écrivains d’un caractère très différent.

[144] La même opinion qui prévalut vers l’année 1000, produisit des effets semblables. Dans la plupart des donations, le motif est exprimé : appropinquante mundi fine. Voyez Mosheim, Histoire générale de l’Église, volume I, page 457.

[145] Tum summa cura est fratribus

(Ut sermo testatur loquax)

Offerre, fundis venditis,

Sestertiorum millia.

Addicta avorum prædia

Fœdis sub auctionibus,

Successor exhœres gemit

Sanctis egens parentibus.

Hœc occuluntur abditis

Ecclesiarum in angulis :

Et summa pietas creditur

Nudare dulces liberos.

Prudence, περι Στεφανων, Hymn. 2.

La conduite subséquente du diacre Laurent prouve seulement l’usage convenable que l’on faisait des richesses de l’Église romaine. Elles étaient sans doute très considérables : mais Fra Paolo (c. 1) paraît exagérer, lorsqu’il suppose que de fut l’avarice des successeurs de Commode, ou celle de leurs préfets du prétoire, qui porta ces princes à persécuter les chrétiens.

[146] Saint Cyprien, Epistol., 62.

[147] Tertullien, de Prœscriptione, c. 30.

[148] Dioclétien donna un rescrit qui n’est qu’une déclaration de l’ancienne loi : Collegium, si nullo speciali privilegio subnixum sit, hæreditatem capere non posse, dubium non est. Fra Paolo (c. 4) pense que ces règlements avaient été très négligés depuis le règne de Valérien.

[149] Histoire Auguste, p. 131. Le terrain avait été public, il était alors disputé entre la société des chrétiens et celle des bouchers.

[150] Constitut. apostol., II, 35.

[151] Saint Cyprien, de Lapsis, p. 99 ; Epistol., 65. L’accusation est confirmée par le dix-neuvième et par le vingtième canon du concile d’Elvire.

[152] Voyez les Apologies de saint Justin, de Tertullien, etc.

[153] Denys de Corinthe (ap. Eusèbe, IV, 23) célèbre avec reconnaissance les richesses des Romains et leur générosité envers leurs frères les plus éloignés.

[154] Voyez Lucien, in Peregrin. Julien (lettre 49) semble mortifié de ce que la charité des fidèles maintient non seulement les pauvres de leur religion, mais encore ceux des païens.

[155] Telle a été du moins, dans de pareilles circonstances, la louable conduite des missionnaires modernes. On expose tous les ans dans les rues de Pékin plus de trois mille enfants nouveau-nés. Voyez Lecomte, Mémoires sur la Chine et les Recherches sur les Chinois et les Égyptiens, I, p. 61.

[156] Les montanistes et les novatiens, qui tenaient à cette opinion avec la plus grande rigueur et la plus ferme opiniâtreté, se trouvèrent enfin eux-mêmes au nombre des hérétiques excommuniés. Voyez le savant Mosheim, qui a traité ce sujet avec beaucoup d’étendue, second et troisième siècle.

[157] Denys, apud Eusèbe, IV, 23 ; saint Cyprien, de Lapsis.

[158] Cave, Christianisme primitif, part. III, c. 5. Les admirateurs de l’antiquité regrettent la perte de cette pénitence publique.

[159] Voyez dans Dupin (Biblioth. ecclés., t. II, p. 304-313) une exposition, courte, mais raisonnée, des canons de ces conciles, qui furent tenus dans les premiers moments de tranquillité après la persécution de Dioclétien. Cette persécution avait été bien moins sévère en Espagne qu’en Galatie ; différence qui peut, en quelque sorte, expliquer le contraste des règlements établis dans ces provinces.

[160] Saint Cyprien, Epist. 69.

[161] Cette supposition paraît peu fondée ; la naissance et les talents de saint Cyprien doivent faire présumer le contraire : Thascius Cocilius Cyprianus, Carthaginensis, artis oratoriœ professione clarus, magnam sibi gloriam, opes, honores, acquisivit, epularibus œnis et largis dapibus assuetus, pretiosâ veste conspicuus, auro atque purpurâ fulgens, fascibus oblectatus et honoribus, stipatus clientium cuneis, frequentiore comitatu officii agminis honestatus, ut ipse de se loquitur in epistolâ ad Donatum. Voyez Dr Cave, Hist. litterar., tome I, p. 87 (Note de l’Éditeur).

[162] Les artifices, les mœurs et les vices des prêtres de la déesse syrienne, sont très agréablement dépeints par Apulée, dans le huitième livre de ses Métamorphoses.

[163] L’office d’asiarque était de cette espèce. Il en est fait souvent mention dans Aristide, dans les inscriptions, etc. Cette dignité était annuelle et élective. Il n’y avait que le plus vieux des citoyens qui pût désirer cet honneur : le plus opulent pouvait seul en supporter la dépense. Voyez, dans les Patres apostol.  (tome 2, p. 200), avec quelle indifférence Philippe l’asiarque se conduisit dans le martyre de saint Polycarpe. Il y avait aussi des bithyniarques, des lyciarques, etc.

[164] Cette insensibilité ne fut pas si grande que Gibbon paraît le croire. Un grand nombre de Juifs se convertirent ; huit mille furent baptisés en deux jours (Actes des Apôtres, c. 2, v. 37-40 ; c. 41, v. 4). Ils formèrent la première Église chrétienne (Note de l’Editeur).

[165] Les pères prétendaient presque unanimement, mais les critiques modernes ne sont pas disposés à croire que saint Matthieu composa un Évangile hébreu, dont il ne reste que la traduction grecque. Il paraît cependant dangereux de rejeter le témoignage des pères.

De fortes raisons paraissent confirmer ce témoignage. Papias, contemporain de l’apôtre saint Jean, dit positivement que Matthieu avait écrit les discours de Jésus-Christ en hébreu, et que chacun les interprétait comme il le pouvait. Cet hébreu était le dialecte syro-chaldaïque alors en usage à Jérusalem. Origène, saint Irénée, Eusèbe, saint Jérôme, saint Épiphane confirment ce récit : Jésus-Christ prêchait lui-même en syro-chaldaïque ; c’est ce que prouvent plusieurs mots dont il s’était servi, et que les évangélistes ont pris soin de traduire. Saint Paul, haranguant les Juifs, se servit de la même langue (Act. des apô., c. 20, v. 2 ; c. 17, v. 4 ; c. 26, v.14). Les opinions de quelques critiques prouvent peu contre des témoignages incontestables. D’ailleurs, leur principale objection est que salut Matthieu cite le vieux testament d’après la version grecque des Septante, ce qui est inexact ; car des dix citations que l’on trouve dans son Évangile, sept sont visiblement prises dans le texte hébreu, et les trois autres n’offrent rien qui en diffère ; d’ailleurs ces dernières ne sont pas des citations littérales. Saint Jérôme dit positivement, d’après une copie de cet Évangile, qu’il avait vue dans la bibliothèque de Césarée, que les citations étaient faites en hébreu (In Catal.). Des critiques plus modernes, entre autres Michaelis, ne font aucun doute sur cette question. La version grecque qui paraît avoir été faite du temps des apôtres, comme l’affirment saint Jérôme et saint Augustin, peut-être même par l’un d’eux (Note de l’Éditeur).

[166] Sous les règnes de Néron et de Domitien, et dans les villes d’Alexandrie, d’Antioche, de Rome et d’Éphèse. Voyez Mill. Prolegomena ad Novum Testament, et la grande et belle collection donnée par le docteur Lardner, vol. XV.

[167] Les alogiens (saint Épiphane, de Hœres., 51) attaquaient la vérité de l’Apocalypse parce que l’Église de Thyatire n’était pas encore fondée. Saint Épiphane, qui convient du fait se débarrasse de la difficulté par la supposition ingénieuse que saint Jean écrivait avec l’esprit de prophétie. Voyez Abauzit, Discours sur l’Apocalypse.

[168] Les Épîtres de saint Ignace et de Denys (ap. Eusèbe, IV, 23) désignent un grand nombre d’Églises dans la Grèce et en Asie. Celle d’Athènes semble avoir été une des moins florissantes.

[169] Lucien, in Alexandrô, c. 25. Le christianisme, cependant, doit avoir été répandu très inégalement dans le Pont, puisqu’au milieu du troisième siècle il n’y avait pas plus de dix-sept fidèles dans le diocèse étendu de Néo-Césarée. Voyez M. de Tillemont, Mém. ecclésiast., tome IV, p. 675. Cette particularité est tirée de saint Basile et de saint Grégoire de Nysse, qui étaient eux-mêmes natifs de Cappadoce.

[170] Selon les anciens Jésus-Christ souffrit la mort sous le consulat des deux Geminus, en l’année 29 de notre ère. Pline (selon Pagi) fût envoyé en Bithynie dans l’année 110.

[171] Lettres de Pline, X, 97.

[172] Saint Chrysostome, Opera, tome VII, p. 658, 810, édit. Savil.

[173] Jean Malala, tome II, p. 144. Il tire la même conclusion par rapport à la population d’Antioche.

[174] Saint Chrysostome, tome I, p. 592. Je dois ces passages, mais non l’introduction que j’en tire, au savant docteur Lardner. Credibility of the Gospel history, vol. XII, page 370.

[175] Basnage (Histoire des Juifs, l. 21, c. 20-23) a examiné, avec la critique la plus exacte, le curieux traité de Philon, qui fait connaître les thérapeutes. En prouvant qu’il fut composé dès le temps d’Auguste, Basnage a démontré, en dépit d’Eusèbe (II, c. 17) et d’une foule de catholiques modernes, que les thérapeutes n’étaient ni chrétiens ni moines. Il reste encore probable qu’après avoir changé de nom, ils conservèrent leurs mœurs, qu’ils adoptèrent quelques nouveaux articles de foi, et qu’ils devinrent insensiblement les fondateurs des ascétiques égyptiens.

[176] Voyez une lettre d’Adrien dans l’Histoire Auguste, p. 245.

[177] Pour la succession des évêques d’Alexandrie, voyez l’Histoire de Renaudot, p. 24, etc. Cette particularité curieuse est conservée par le patriarche  Eutychius (Annal., tome I, p. 334, vers. Potock.), et l’évidence intérieure de ce fait suffirait seule pour répondre à toutes les objections qui ont été avancées par l’évêque Pearson dans les Vendiciœ ignatianœ.

[178] Ammien Marcellin, XXII, 16.

[179] Origène, contra Celsum, I, p. 40.

[180] Ingens in multitudo : telle est l’expression de Tacite, XV, 44.

[181] Tite-Live, XXXIX, 13, 15-16. Rien ne peut surpasser l’horreur et la consternation du Sénat, lorsqu’il découvrit les bacchanales, dont la licence effrénée est décrite et peut-être exagérée par Tite-Live.

[182] Eusèbe, VI, c. 43. Le traducteur latin, M. de Valois, a jugé à propos de réduire le nombre des prêtres a quarante-quatre.

[183] Cette proportion des prêtres, et des pauvres, du reste du peuple a été d’abord établie par Burnet (Voyages en Italie, p. 168), et approuvée par Moyle (vol. II, p. 151). Ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre ce passage de saint Chrysostome, par lequel leur conjecture est presque changée en fait.

[184] Serius trans Alpes, religione Dei susceptâ. Sulpice Sévère, II. Voyez Eusèbe, V, 1 ; Tillemont, Mém. ecclés., tome II, p. 316. Selon les donatistes, dont l’assertion est confirmée par l’aveu tacite de saint Augustin, l’Afrique fut la dernière province qui reçut l’Evangile. Tillemont, Mém. ecclés., tome I, p. 754.

[185] Tum primum intra Gallias martyria visa. Sulpice Sévère, II. Ce sont les fameux martyrs de Lyon. Au sujet de l’Afrique, voyez Tertullien, ad Scapulam, c. 3. On imagine que les martyrs Scyllitains furent les premiers (Acta sincera, Ruinart, p. 34 ). Un des adversaires d’Apulée paraît avoir été chrétien. Apolog., p. 496-497, édit. Delph.

[186] Rarœ in aliquibus civitatibus Ecclesiœ paucorum christianorum devotione resurgerent. Acta sincera, p. 130. Grégoire de Tours, I, 28 ; Mosheim, 207, 449. Il y a quelque raison de croire que, dans le commencement du quatrième siècle, les diocèses étendus de Liège, de Trèves et de Cologne formaient un seul évêché, qui avait été fondé, très récemment. Voyez Mémoires de Tillemont, tome VI,  part. I, p. 43, 411.

[187] La date de l’Apologétique de Tertullien est fixée, dans une dissertation de Mosheim, à l’année 198.

[188] Dans le quinzième siècle, il y avait peu de personnes qui eussent l’envie ou le courage de mettre en question si Joseph d’Arimathie avait fondé le monastère de Glastenbury, et si saint Denys l’aréopagite préférait le séjour de Paris à celui d’Athènes.

[189] Cette étonnante métamorphose a eu lieu dans le neuvième siècle. Voyez Mariana (Histoire d’Espagne, v. 10, 13), qui, en tous sens, imite Tite-Live, et les Mélanges du docteur Geddes, où il dévoile avec tant de bonne foi la fausseté de la légende de saint Jacques, vol. II, p. 221.

[190] Saint Justin martyr, Dialog. cum Tryphon, p. 341 ; saint Irénée, advers. Hœres., I, c. 10 ; Tertullien, advers. Jud., c. 7 ; voyez Mosheim, p. 203.

[191] Voyez le quatrième siècle de l’Histone de l’Église, de Mosheim. On peut trouver dans Moïse de Chorène plusieurs circonstances, à la vérité très confuses, qui ont rapport à la conversion de l’Ibérie et de l’Arménie, II, c. 78-89.

[192] Selon Tertullien, la foi chrétienne avait pénétré dans des parties de la Bretagne inaccessibles aux armes romaines. Environ un siècle après, Ossun, fils de Fingal, disputa, dit-on, dans un âge très avancé, avec un des missionnaires étrangers, et la dispute existe encore en vers et en langue erse. Voyez la dissertation de M. Macpherson sur l’antiquité des poésies d’Ossian, p. 10.

[193] Les Goths, qui ravagèrent l’Asie sous le règne de Gallien, emmenèrent avec eux un grand nombre de captifs, dont quelques-uns étaient chrétiens, et devinrent des missionnaires. Voyez Tillemont, Mém. ecclés., tome IV, p. 44.

[194] La légende d’Abgare, toute fabuleuse qu’elle est, prouve, d’une manière décisive, que la plus grande partie des habitants d’Édesse avaient embrassé la religion chrétienne plusieurs années avant que Eusèbe écrivit son histoire. Au contraire, leurs rivaux, les citoyens de Carrhes, restèrent attachés à la cause du paganisme jusque dans le sixième siècle.

[195] Selon Bardesanes (ap. Eusèbe, prœpar. Evangil.), il y avait quelques chrétiens en Perse avant la fin du second siècle. Du temps de Constantin (voyez la lettré à Sapor, vita, l. IV, c. 13), ils formaient une Église florissante. Voyez, Beausobre, Histoire critique du Manichéisme, tome I, p. 180, et la Bibliotheca orientalis d’Assemani.

[196] Origène, contra Celsum, l. VIII, p. 424.

[197] Minucius-Felix, c. 8, avec les notes de Wower ; Celsus, ap. Origen., l. III, p. 138, 142 ; Julien, ap. Cyril., l. V I, p. 206, édit. Spanheim.

[198] Eusèbe, Hist. ecclesiast., IV, 3 ; saint Jérôme, Ep. 83.

[199] L’histoire est agréablement contée dans les dialogues de saint Justin. Tillemont (Mém. ecclés., p. 334), qui la rapporte d’après lui, est sûr que le vieillard était un ange déguisé.

[200] Eusèbe, V, 28. On peut espérer que les hérétiques seuls donnèrent lieu à ce reproche de Celsus (ap. Origen., l. II, p. 77), que les chrétiens étaient continuellement occupés à corriger et à altérer leurs Évangiles.

[201] Pline, Lettre X, 97.

[202] Tertullien, ap. Scapulam. Cependant, même dans ses figures de rhétorique, il se borne à un dixième de Carthage.

[203] Saint Cyprien, Epist. 79.

[204] Cette énumération incomplète doit être augmentée des noms de plusieurs païens convertis dès l’aurore du christianisme, et dont la conversion attendue le reproche que l’historien semble appuyer. Tels sont le proconsul Sergius-Paulus, converti à Paphos (Act. des ap., c. 13, v. 7 et 12) ; Denys, membre de l’aréopage, converti à Athènes par saint Paul, avec plusieurs autres (Act. des ap., c. 17, v. 34) ; plusieurs personnes de la cours de Néron (Ép. aux Philipp., c. 4, v. 22) ; Éraste, receveur de Corinthe (Ép. aux Rom., c. 16, v. 23) ; quelques asiarques (Act. des ap., c. 19, v. 31), etc. Quant aux philosophes, on peut ajouter Tatien, Athénagore, Théophile d’Antioche, Hégésippe, Méliton, Miltiade, Pautœnus, Ainmonius, etc. ; tous distingués par leur esprit et leur savoir (Note de l’Éditeur).

[205] Le docteur Lardner, dans son premier et dans son second volume des Témoignages juifs et païens, rassemble et éclaircit ceux de Pline le Jeune, de Tacite, de Galien, de Marc-Aurèle, et peut-être d’Epictète (car il est douteux que ce dernier philosophe ait voulu parler des chrétiens). Sénèque, Pline l’Ancien et Plutarque, ont entièrement passé sous silence la nouvelle religion.

[206] Les empereurs Adrien, Antonin, etc., lurent avec surprise les apologies de saint Justin martyr, d’Aristide, de Méliton, etc. (Voyez saint Jérôme, ad mag. orat. ; Orose, VIII, c. 13, p. 488) Eusèbe dit expressément que la cause du christianisme fut défendue devant le sénat dans un discours très élégant, par Apollonius le martyr. Cum judex multis eum precibus obsecrasset petiis setque ab illo uti coram senatu rationem fidei suœ redderet, elegantissimâ oratione pro defensione fidei pronuntiatâ, etc. Vers. lat. d’Eusèbe, V, c. 21, p. 154 (Note de l’Éditeur).

[207] Si la fameuse prophétie des soixante-dix semaines avait été alléguée à un philosophe romain, n’aurait-il pas répondu comme Cicéron : Quœ tandem ista auguratio est, annorum potius quam aut mensium aut dierum ? De Divinatione, II, 30. Remarquez avec quelle irrévérence Lucien (in Alexandro, c. 13) et son ami Celsus (ap. Origen., VII, p. 327) parlent des prophètes hébreux.

[208] Les philosophes qui se moquaient des plus anciennes prédictions des sibylles auraient facilement découvert les fraudes soit juives, soit chrétiennes, que les pères, depuis saint Justin martyr jusqu’à Lactance, ont citées d’un air si triomphant. Lorsque les vers sibyllins eurent rempli leur tâche, ils furent abandonnés ; comme l’avait été le système des millénaires. La sibylle chrétienne avait malheureusement fixé la fine de Rome pour l’année 195. A. U. C. 948.

[209] Les pères, rangés en ordre de bataille, comme ils le sont par D. Calmet (Dissertation sur la Bible, tome III, p. 295-308), paraissent couvrir toute la terre de ténèbres ; en quoi ils sont suivis par la plupart des modernes.

[210] Origène, ad Matth. (c. 27) et un petit nombre de critiques modernes, Bèze, Le Clerc, Lardner, etc., ne voudraient point étendre ces ténèbres au-delà des limites de la Judée.

[211] On a sagement abandonné aujourd’hui le passage célèbre de Phlegon. Lorsque Tertullien dit aux païens : Il est parlé du prodige in arcanis (non pas archivis) vestris, il en appelle probablement aux vers sibyllins, qui le rapportent exactement dans les termes de l’Evangile.

[212] Sénèque, Quœst. natur., I, 1, 15 ; VI, 1 ; VII, 27 ; Pline, Hist. nat., II.

[213] Le texte de l’Evangile mal compris a, selon de savants théologiens, donné lieu à cette mépris, qui a occupé et fatigué tant de laborieux commentateurs, bien qu’Origène eût déjà pris soin de la prévenir. L’expression σxοτος εγενετο (saint Matth., c. 21, v. 45) n’indique point, disent-ils, une éclipse, des ténèbres extraordinaires et complètes, mais une obscurité quelconque, occasionnée dans l’atmosphère soit par des nuages, soit par toute autre cause. Comme cet obscurcissement du soleil arrivait rarement en Palestine, où, dans le milieu d’avril, le ciel était ordinairement pur, il prit aux yeux des Juifs et des chrétiens un caractère d’importance conforme, d’ailleurs, à l’idée reçue parmi eux, que le soleil se cachant à midi, était un, présage sinistre (Voyez Amos., c. 8, v. 9 10). et Le mot σxοτος est pris souvent dans ce sens par les écrivains contemporains ; l’Apocalypse dit εσxοτισθη ο ηλίος, le soleil fut caché, en parlant d’un obscurcissement causé par la fumée et la poussière (Ap., c. 9, v. 2)). D’ailleurs, le mot hébreu ophel, qui, dans les Septante répond au mot grec σxοτος, désigne une obscurité quelconque, et les évangélistes, qui ont modelé le sens de leurs expressions sur celui des expressions des Septante, ont dû lui donner la même  latitude. Cet obscurcissement du ciel précède ordinairement les tremblements de terre (Saint Matth., c. 21, v. 51). Les auteurs païens nous en offrent une foule d’exemples, dont on donnait dans le temps une explication miraculeuse (Voyez Ovide, II, v. 33 ; XV, v. 785 ; Pline, Hist. nat., II, c. 30). Wetstein a rassemblé tous ces exemples dans son édition du Nouveau Testament, I, p. 537.

On peut donc ne pas s’étonner du silence des auteurs païens sur un phénomène qui ne s’étendit pas au-delà de Jérusalem, et qui pouvait n’avoir rien, de contraire aux lois de la nature, bien que les chrétiens et les Juifs dussent le regarder comme d’un sinistre présage. Voyez Michaëlis, Notes sur le Nouveau Testament, tome I, p. 290 ; Paulus,  Commentaire sur le Nouveau Testament, tome III, p. 762 (Note de l’Éditeur).

[214] Pline, Hist. nat., II, 30.

[215] Virgile, Géorg., I, 466 ; Tibulle, I, Élég., V, vers 75 ; Ovide, Métamorphoses, XV, 782 ; Lucain, Pharsale, I, 540. Le dernier de ces poètes place ce prodige avant la guerre civile.

[216] Voyez une lettre publique de Marc-Antoine dans les Antiquités de Josèphe, XIV, 12 ; Plutarque, Vie de César, p. 471 ; Appien, Bell. civil., IV ; Dion Cassius, XLV, p. 431 ; Julius Obsequens, c. 128. Son petit Traité est un extrait des prodiges de Tite-Live.