Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE LXX

Caractère et couronnement de Pétrarque. Rétablissement de la liberté et du gouvernement de Rome par le tribun Rienzi. Ses vertus et ses vices ; son expulsion et sa mort. Les papes quittent Avignon et retournent à Rome. Grand schisme d’Occident. Réunion de I’Église latine. Derniers efforts de la liberté romaine. Statuts de Rome. Formation définitive de l’État ecclésiastique.

 

 

LES modernes ne voient dans Pétrarque[1] que le chantre italien de Laure et de l’amour. L’Italie, dans ce chantre harmonieux, admire ou plutôt adore le père de sa poésie lyrique ; et l’enthousiasme ou l’affectation de la sensibilité amoureuse répète ses chants, ou du moins son nom. Quelle que puisse être l’opinion d’un étranger, il n’a qu’une connaissance superficielle de la langue italienne, et il doit s’en rapporter sur ce point au jugement d’une nation éclairée. Toutefois j’ose espérer ou je présume, que les Italiens nie comparent pas des sonnets et des élégies, dont la marche est toujours uniforme et ennuyeuse, aux sublimes compositions de leurs poètes épiques, à l’originalité sauvage du Dante, aux beautés régulières du Tasse, ou à l’inépuisable variété de l’inimitable Arioste. Je suis encore moins propre à juger du mérite de l’amant ; et je m’intéresse peu à une passion métaphysique pour une maîtresse si aérienne qu’on a contesté son existence[2], pour une femme si féconde[3] qu’elle mit au monde onze enfants légitimes[4], tandis que son amoureux Céladon soupirait et chantait ses douleurs auprès de la fontaine de Vaucluse[5]. Dans l’opinion de Pétrarque et celle des plus graves de ses contemporains, son amour était un péché et les vers italiens un amusement frivole. Il dut à des vers et à des morceaux de philosophie et d’éloquence écrits en latin, sa réputation, qui ne tarda pas à remplir la France et l’Italie : ses amis et ses disciples se multiplièrent dans chaque ville ; et si le gros volume de ses œuvres[6] dort maintenant en paix, notre reconnaissance doit des éloges à l’homme qui par ses préceptes et par son exemple, fit revivre le goût et l’étude des auteurs du siècle d’Auguste. Pétrarque aspira dès ses premières années à la couronne poétique. Celui qui avait obtenu dans les trois facultés les honneurs académiques, recevait le rang suprême de maître ou de docteur en poésie[7] ; et le titre de poète lauréat, que la coutume, plutôt que la vanité, perpétue à la cour d’Angleterre[8], a été inventé par les Césars de la Germanie. Dans les combats de musique de l’antiquité, le vainqueur obtenait un prix[9], on croyait que Virgile et Horace avaient été couronnés au Capitole : cette idée échauffa Pétrarque, qui voulut obtenir les mêmes horreurs[10], et le laurier[11] tira pour lui un nouvel attrait de la ressemblance de son nom avec celui de Laure. Ces deux objets de ses désirs augmentèrent de prix par la difficulté ; et si la vertu ou la prudence de Laure fut inflexible[12], il subjugua du moins la nymphe de la poésie et put se vanter de son triomphe. Sa vanité n’était pas du genre le plus délicat ; puisqu’il s’est plu à célébrer le succès de ses travaux : son nom était devenu populaire ; ses amis le servaient avec chaleur ; il surmonta enfin, par la dextérité du mérite patient, les oppositions publiques ou secrètes de la jalousie et du préjugé. A l’âge de trente-six ans, on le sollicita d’accepter ce qui faisait l’objet de ses désirs : il était alors dans la solitude de Vaucluse ; et le jour où il reçut cette invitation solennelle de la part du sénat de Rome, il en reçut une semblable de l’université de Paris. Sans doute il n’appartenait pas au savoir d’une école de théologie et à l’ignorance d’une ville livrée au désordre, d’accorder cette couronne immortelle, quoique idéale, que décernent au génie les hommages du public et de la postérité ; mais Pétrarque a eut soin d’écarter cette fâcheuse réflexion et, après quelques moments d’incertitude et de joie, il se décida pour les honneurs que lui offrait la métropole du monde.

La cérémonie de son couronnement[13] fut célébrée au Capitole, par le suprême magistrat de la république, son protecteur et son ami. On y vit douze jeunes patriciens en habit écarlate, et six représentants des plus illustres familles, en robes vertes, avec des guirlandes de fleurs. Le sénateur comte d’Anguillara, allié des Colonnes, monta sur son trône, environné des princes et des nobles ; et Pétrarque, appelé par un héraut, se leva. Après avoir fait un discours sur un texte de Virgile, et formé à trois reprises des vœux pour la prospérité de Rome s’agenouilla devant le trône, et le sénateur, en lui mettant une couronne de laurier sur la tête, l’accompagna de ce mot plus précieux : C’est la récompense du mérite. Le peuple s’écria : Longue vie au Capitole et au poète ! Pétrarque répandit par un sonnet à la gloire de Rome, effusion du génie et de la reconnaissance. Le cortége se rendit au Vatican, et le poète déposa devant la châsse de saint Pierre la couronne profane qu’il venait d’obtenir. Le diplôme[14] qu’on offrait à Pétrarque lui accordait le titre et les privilèges de poète lauréat qui ne subsistaient plus depuis treize siècles : on l’autorisait à porter à son choix une couronne de laurier, de lierre ou de myrte, à prendre l’habit de poète, à enseigner, disputer, interpréter, composer dans tous les lieux et sur tous les sujets de littérature. Le sénat et le peuple ratifièrent cette grâce, et on y ajouta le caractère de citoyen de Rome, comme une récompense de son zèle pour la gloire de cette ville. Cette distinction était honorable, et il la méritait. Il avait puisé dans les écrits de Cicéron et de Tite-Live les idées de ces patriotes des beaux temps de la république : son imagination ardente donnait à toutes les idées la chaleur du sentiment, et faisait de tout sentiment une passion. La vue des sept collines et de leurs ruines majestueuses fortifia ces vives impressions. Il aima un pays qui, après l’avoir couronné, l’adoptait pour un de ses enfants. La pauvreté et l’abaissement de Rome excitèrent l’indignation et la pitié de ce fils reconnaissant ; il dissimula les fautes de ses concitoyens ; il applaudissait avec enthousiasme aux derniers héros et aux dernières matrones de la république ; et, entraîné par le souvenir du passé et des espérances sur l’avenir, il se plaisait à oublier la misère du temps où il vivait, Rome était toujours à ses yeux la maîtresse légitime du monde : le pape et l’empereur, son évêque et son général, avaient abandonné leur poste, par une honteuse retraite sur les bords du Rhône et du Danube ; mais la république, en reprenant ses vertus, pouvait rétablir sa liberté et sa domination. Tandis que l’enthousiasme et l’éloquence[15] le livraient ainsi à leurs brillantes chimères, une révolution qui parut prête à les réaliser vint étonner Pétrarque, l’Italie et l’Europe. Je vais parler de l’élévation et de la chute du tribun Rienzi[16] : le sujet a de l’intérêt, les matériaux sont en grand nombre, et le coup d’œil d’un barde patriote[17] animera quelquefois le récit détaillé, mais simple, du Florentin[18] et surtout du Romain[19] qui ont traité ce morceau d’histoire.

Dans un quartier de la ville, qui n’était habité que par des artisans et des Juifs ; le mariage d’un cabaretier et d’une blanchisseuse produisit le libérateur de Rome[20]. Nicolas Rienzi Gabrini ne pouvait recevoir d’une pareille famille ni dignité ni fortune ; mais elle s’imposa des privations pour lui donner une éducation libérale, cause de sa gloire et de sa fin prématurée. Le jeune plébéien étudia l’histoire et l’éloquence, les écrits de Cicéron, de Sénèque, de Tite-Live, de César et de Valère Maxime, et son génie s’éleva au-dessus de ses égaux et de ses contemporains. Il étudiait avec une ardeur infatigable les manuscrits et les marbres de l’antiquité ; il aimait à expliquer ce qu’il savait dans la langue vulgaire de son pays, et se laissait souvent entraîner à s’écrier : Où sont aujourd’hui ces romains, leurs vertus, leur justice et leur puissance ? pourquoi n’ai-je pas reçu le jour dans ces temps heureux ?[21]  Lorsque la république envoya à la cour d’Avignon une ambassade composée des trois ordres de l’État, l’esprit et l’éloquence de Rienzi le firent nommer parmi les treize députés des communes. Il eut l’honneur de haranguer le pape Clément VI, et le plaisir de converser avec Pétrarque, esprit analogue au sien ; mais l’humiliation et la pauvreté arrêtaient ses désirs ambitieux et le patriote romain était réduit : à un seul vêtement et aux aumônes de l’hôpital. La justice rendue à son mérite, ou le sourire de la faveur, le tira enfin de cet état de misère ; il obtint l’emploi de notaire apostolique, qui lui procura un salaire journalier de cinq florins d’or, des liaisons plus honorables et plus étendues, et le droit de faire contraster l’intégrité de ses paroles et de ses actions avec les vices alors dominants dans l’État. Son éloquence rapide et persuasive faisait, une grande impression sur la multitude, toujours disposée à l’envie et à la censure. La mort de son frère, tué par des assassins qu’on n’avait pas punis, lui donnait une nouvelle ardeur, et il était impossible d’excuser ou d’exagérer les malheurs publics. La tranquillité et la justice, objets de toutes les sociétés civiles, étaient intérieurement bannies de Rome. Des citoyens[22] jaloux, qui auraient enduré toutes les injures relatives à leurs personnes ou à leurs propriétés, étaient profondément blessés du déshonneur de leurs femmes et de leurs filles ; ils étaient opprimés également par l’arrogance des nobles et la corruption des magistrats ; et, selon les emblèmes allégoriques reproduits de diverses manières sur les tableaux que Rienzi exposait dans les rues et dans les églises, la seule différence qui se trouvât entre les chiens et les serpents, était l’abus qu’ils faisaient les uns des armes, et les autres des lois. Tandis que la foule attirée par ces tableaux les regardait avec curiosité, l’orateur, plein de hardiesse et toujours préparé, en développait le sens, en appliquait la satire ; il allumait les passions des spectateurs, et annonçait un espoir éloigné de délivrance et de soulagement. Les privilèges de Rome, sa souveraineté à jamais durable sur ses princes et sur ses provinces, étaient, soit en public, soit en particulier, l’objet de ses discours ; et un monument de servitude devint entre ses mains un titre et un aiguillon de liberté. Le décret du sénat, qui, accordait les plus grandes prérogatives à l’empereur Vespasien, avait été inscrit sur une table de cuivre qu’on voyait encore dans le chœur de l’église de Saint-Jean de Latran[23]. Il invita un grand nombre de nobles et de plébéiens à la lecture solennelle de ce décret, et fit élever un théâtre pour les recevoir. Rienzi arriva couvert d’un habit qui avait de la magnificence et quelque chose de mystérieux ; il expliqua l’inscription, il la traduisit en langue vulgaire ; il la commenta[24], et s’étendit avec éloquence et avec chaleur sur l’antique gloire du sénat et du peuple, d’où dérivait toute espèce de pouvoir légal. L’indolente ignorance des nobles ne leur permit pas d’apercevoir le but sérieux de ces singulières représentations : ils maltraitèrent quelquefois de paroles, et même de coups, le plébéien qui s’érigeait en réformateur ; mais ils lui permirent souvent d’amuser de ses menaces et de ses prédictions les personnes qui se rassemblaient au palais Colonne, et le moderne Brutus[25] se cachait sous le masque de la folie et le rôle d’un bouffon. Tandis qu’il se livrait à leur mépris, le rétablissement du bon état, son expression favorite, était regardé par le peuple comme un événement désirable possible, et enfin même comme un événement prochain tous les plébéiens étaient disposés à applaudir au libérateur qui leur était promis, et quelques-uns eurent le courage de le seconder.

Une prophétie ou plutôt une sommation affichée à la porte de l’église Saint-George, fut le premier aveu public de ses desseins ; et une assemblée de cent citoyens, réunis la nuit sur le mont Aventin, fut le premier pas vers leur exécution. Après avoir exigé des conspirateurs un serment de garder le secret et de le secourir ; il leur fit voir l’importance et la facilité de l’entreprise ; leur montra les nobles désunis et sans ressource, forts seulement de la crainte qu’inspirait leur puissance imaginaire ; le pouvoir et le droit réunis dans les mains du peuple ; les revenus de la chambre apostolique suffisants pour alléger la misère publique, et le pape lui-même ayant intérêt d’approuver leur victoire sur les ennemis du gouvernement et de la liberté. Après avoir assuré à sa première déclaration l’appui d’une troupe fidèle, il ordonna, au son des trompettes, que chacun eût à se trouver sans armes, la nuit du lendemain devant l’église Saint-Ange ; afin de pourvoir au rétablissement du bon état. Il employa cette nuit à faire célébrer trente messes du Saint-Esprit ; à la pointe du jour il sortit de l’église, tête nue, armé de pied en cap, et ayant autour de lui les cent conjurés. Le vicaire du pape, simple évêque d’Orviète, qu’on avait déterminé à jouer un rôle dans cette singulière cérémonie, marchait à la droite de Rienzi, devant lequel on portait trois étendards, emblèmes des desseins des conjurés. Le premier, qu’on nommait la bannière de la liberté, représentait Rome assise sur deux lions, et tenant d’une main une palme, et de l’autre un globe ; sur celui de la justice, on voyait saint Paul, l’épée nue à la main ; et sur le troisième, saint Pierre avec les clefs de la concorde et de la paix. Rienzi était encouragé par les applaudissements d’une foule innombrable qui comprenait peu de chose à tout cet appareil ; mais qui formait de grandes espérances. La procession se rendit lentement du château Saint-Ange au Capitole. Le sentiment de son triomphe fut troublé par de secrètes émotions qu’il s’efforça de supprimer : il monta sans obstacle et avec une apparente confiance dans la citadelle de la république ; et du haut du balcon il harangua le peuple, qui confirma ses actes, et ses lois de la manière la plus flatteuse. Les nobles, comme s’ils eussent été dépourvus d’armes et de moyens de prendre un parti, demeuraient consternés et en silence, témoins de cette étrange révolution ; on avait eu soin de choisir le moment où Étienne Colonne, le plus redoutable d’entre eux, ne se trouvait pas à Rome. A la première rumeur il revint dans son palais ; il affecta de mépriser cette émeute populaire, et déclara au député de Rienzi que, lorsqu’il en aurait le loisir, il jetterait par les fenêtres du Capitole le fou qui l’avait chargé d’une si belle commission. La grande cloche sonna aussitôt l’alarme ; le soulèvement fut si rapide et le danger devint si pressant, qu’Étienne Colonne gagna avec précipitation le faubourg Saint-Laurent, d’où, après un moment de repos, il continua de s’éloigner avec la même diligence, jusqu’à ce qu’il se trouvât en sûreté dans son château de Palestrine, regrettant son imprudence de n’avoir pas étouffé la première étincelle de ce terrible incendie. On publia au Capitole un ordre général et péremptoire, qui enjoignait à tous les nobles de se retirer paisiblement dans leurs domaines : ils obéirent, et leur départ assura la tranquillité de Rome, qui ne renferma plus que des citoyens libres et obéissants.

Mais une soumission volontaire disparaît avec les premiers transports de l’enthousiasme. Rienzi reconnut l’importance de justifier son usurpation par des formes régulières et un titre légal. S’il l’eut voulu, le peuple reconnaissant, et, enivré de l’exercice du pouvoir, aurait accumulé sur sa tête les titres de sénateur et de consul, de roi et d’empereur : il préféra l’antique et modeste nom de tribun ; la protection des communes formait l’essence de ce titre sacré, et le peuple ignorait que le tribunat n’avait jamais donné de part à la puissance législative ou au pouvoir exécutif de la république. Ce fut sous ce nom de tribun que Rienzi publia, de l’aveu des Romains, les règlements les plus salutaires pour le rétablissement et le maintien du bon état. Conformément aux vœux de l’honnêteté et de l’inexpérience, une loi ordonna de terminer en quinze jours tous les procès civils. Le danger dis .parjures multipliés justifie peut-être une autre loi qui infligeait au crime de fausse accusation la peine qu’aurait subie l’accusé. Le législateur peut se voir forcé, par les désordres du temps, à punir de mort tous les homicides, et à ordonner, pour toutes les injures, la peine du talion. Comme on ne pouvait espérer une bonne administration de la justice qu’après avoir aboli la tyrannie des nobles, on déclara que personne, excepté le suprême magistrat, n’aurait la possession ou le commandement des portes, des ponts ou des tours de l’État ; qu’on n’introduirait aucune garnison particulière dans les villes ou châteaux du territoire de Rome ; qu’aucun particulier ne pourrait ni porter d’armés, ni fortifier son habitation, soit dans la ville, soit dans la campagne ; que les barons répondraient, de la sûreté des grands chemins et de la libre circulation des denrées, et que la protection accordée aux malfaiteurs et aux voleurs serait punie d’une amende de mille marcs d’argent. Mais ces règlements eussent été impuissants et ridicules si l’autorité civile n’eût pas été soutenue par des farces capables de  contenir la licence des nobles. Au premier moment d’alarme, la cloche du Capitole pouvait rassembler plus de vingt mille volontaires ; mais le tribun et les lois avaient besoin d’une force plus régulière et plus stable. Dans chacun des ports de la côte, on plaça un vaisseau chargé de protéger le commerce. Les treize quartiers de la ville levèrent, habillèrent et payèrent à leurs frais une milice permanente de trois cent soixante cavaliers et de treize cents fantassins, et on retrouve l’esprit des républiques dans le don de cent florins qu’on assigna, comme un témoignage de reconnaissance, aux héritiers des soldats qui perdraient la vie au service de la république. Rienzi employa sans crainte de sacrilège les revenus de la chambre apostolique aux frais de la défense de l’État, à l’établissement des greniers publics, au soulagement des veuves, des orphelins et des couvents pauvres. L’impôt sur les feux, l’impôt sur le sel et les douanes, produisaient chacun cent mille florins par année[26] ; les abus étaient bien criants, si, comme on le dit, la judicieuse économie du tribun tripla en quatre ou cinq mois le revenu de la contribution sur le sel. Après avoir ainsi rétabli les forces et les finances de la république, Rienzi manda les nobles qui, dans leurs châteaux solitaires, continuaient à jouir de l’indépendante ; il leur enjoignit de se trouver au Capitole, et de venir prêter le serment de fidélité au nouveau gouvernement et de soumission aux lois du bon état. Craignant pour, leur sûreté, mais sentant qu’un refus aurait encore plus de danger que l’obéissance, les princes et les barons revinrent à Rome et rentrèrent dans leurs maisons comme de simples et paisibles citoyens. Les Colonnes et les Ursins, les Savelli et les Frangipani, se virent confondus devant le tribunal d’un plébéien, de ce vil bouffon dont ils s’étaient moqués si souvent ; et leur humiliation était augmentée par un dépit qu’ils s’efforçaient en vain de déguiser. Le même serment fut prononcé tour à tour par les diverses classes de la société, par le clergé et par les citoyens aisés, par les juges et les notaires, par les marchands et les artisans ; l’ardeur et la sincérité du zèle se montraient davantage à mesure qu’on descendait vers les dernières classes. Tous juraient de vivre et de mourir au sein de la république et de l’Église, dont on lia adroitement les intérêts en associant, pour la forme, l’évêque d’Orviète, vicaire du pape, à l’office de tribun. Rienzi se vantait d’avoir affranchi le trône et le patrimoine de saint Pierre d’une aristocratie de rebelles ; et Clément VI, qui se réjouissait de la chute des nobles, affectait de croire aux démonstrations d’attachement que lui donnait le réformateur, de reconnaître ses services, et de confirmer le pouvoir dont il avait été revêtu par le peuple. Un zèle très vif pour la pureté de la foi animait les discours et peut-être le cœur de Rienzi ; il insinua que le Saint-Esprit l’avait chargé d’une mission surnaturelle, imposa de fortes peines pécuniaires à ceux qui ne rempliraient pas le devoir annuel de la confession et de la communion, et s’appliqua rigoureusement à maintenir le bien-être spirituel et temporel de son peuple fidèle[27].

Jamais peut-être le pouvoir du caractère d’un seul homme ne s’est montré avec autant d’énergie, que dans la révolution soudaine, quoique passagère, opérée par le tribun Rienzi. Il soumit un repaire de bandits à la discipline d’une armée ou d’un couvent : il écoutait avec patience ; il rendait une prompte justice ; il était inexorable dans ses châtiments ; le pauvre et l’étranger l’abordaient sans peine, et ni la naissance, ni la dignité, ni les immunités de l’Église, ne pouvaient sauver le coupable ou ses complices. Il abolit dans Rome les maisons privilégiées et tous ces asiles qui arrêtaient les officiers de la justice, et il employa aux fortifications du Capitole le fer et le bois de leurs barricades. Le vieux père des Colonnes, qui avait reçu un criminel dans son palais, subit la double honte d’avoir voulu le sauver et de ne s’en pas trouver le pouvoir. On avait volé prés de Capranica une mule et une jarre d’huile ; le seigneur du canton, qui était de la famille des Ursins, fut condamné à payer la valeur de la mule et de l’huile, et de plus à une amende de cinq cents florins pour avoir mal gardé la route. La personne des barons n’était pas plus à l’abri des lois que leurs maisons ou leurs terres ; et, soit par hasard, soit à dessein, Rienzi traitait avec la même rigueur les chefs des factions opposées. Pierre Agapet Colonne, qui avait été sénateur de Rome, fut arrêté dans la rue pour une injustice ou pour une dette ; et Martin des Ursins, qui, entre autres actes de violence et de rapines, avait pillé un navire naufragé à l’embouchure du Tibre, satisfit enfin par sa mort à la justice de son pays[28]. Son nom, la pourpre de deux oncles cardinaux, son mariage récent, et une maladie mortelle, n’ébranlèrent pas  l’inflexible tribun, qui voulait faire un exemple, et qui avait choisi sa victime. Les officiers publics arrachèrent Martin de son palais et de son lit nuptial : son procès fut court, et l’évidence de ses crimes incontestable ; la cloche du Capitole assembla le peuple ; le coupable, dépouillé de son manteau, à genoux et les mains liées derrière le dos, entendit son arrêt de mort, et, après lui avoir laissé quelques moments pour sa confession, on le mena au gibet. Dès ce moment tous les criminels perdirent l’espoir d’échapper au châtiment, et les scélérats, les fauteurs de désordres, les oisifs, purifièrent bientôt par leur fuite la ville et le territoire de Rome. Alors, dit Fortifiocca, les forêts se réjouirent de n’être plus infestées de brigands, les bœufs reprirent les travaux du labourage ; les pèlerins revinrent dans les églises ; les grands chemins et les hôtelleries se remplirent de voyageurs ; le commerce, l’abondance et la bonne foi, reparurent dans les marchés, et l’on put laisser une bourse d’or en sûreté sur la route publique. Lorsque les sujets n’ont pas à craindre pour leur vie et leur propriété, l’industrie et les richesses qui en sont la récompense reparaissent bientôt d’elles-mêmes : Rome était toujours la métropole du monde chrétien ; et les étrangers qui avaient joui de l’heureuse administration du tribun, publièrent dans tous les pays sa gloire et sa fortune.

Animé par le succès de ses desseins, Rienzi conçut une idée plus vaste encore, mais peut-être chimérique. Il voulait former des divers États de l’Italie, soit principautés, soit villes libres, une république fédérative où Rome tiendrait comme autrefois, et à juste titre, le premier rang. Il n’était pas moins éloquent dans ses écrits que dans ses discours. Des messagers rapides et fidèles furent chargés de ses nombreuses lettres : à pied, un bâton blanc à la main, ils traversaient les bois et les montagnes ; leur personne avait dans les contrées ennemies le caractère sacré des ambassadeurs ; soit, flatterie ou vérité, ils rapportèrent à leur retour qu’ils avaient trouvé les grands chemins bordés d’une multitude, à genoux, implorant le ciel pour le succès de leur voyage. Si les passions avaient pu écouter la raison ; si l’intérêt public avait pu triompher de l’intérêt particulier, l’Italie confédérée, et gouvernée par un tribunal suprême, se serait guérie des maux que lui causaient ses discordes intestines, et aurait fermé les Alpes aux Barbares du Nord. Mais l’époque favorable à cette réunion était passée ; et si Venise, Florence, Sienne, Pérouse et quelques villes inférieures, offrirent au bon état la vie et la fortune de leurs sujets, les tyrans de la Lombardie et de la Toscane devaient mépriser ou détester le plébéien qui venait d’établir une constitution libre. Leur réponse cependant, ainsi que celle des antres cantons de l’Italie, était remplie de témoignages d’amitié et de considération pour le tribun : Rienzi reçut bientôt après les ambassadeurs des princes et des républiques ; et au milieu de ce concours d’étrangers et dans toutes les relations de plaisir ou d’affaires, ce notaire plébéien savait montrer la politesse ou familière ou majestueuse qui convient à un souverain[29]. L’époque la plus glorieuse de son règne fût le moment où Louis, roi de Hongrie, invoqua sa justice contre sa belle-sœur, Jeanne, reine de Naples, qui avait étranglé son mari[30]. Le procès de Jeanne fut plaidé à Rome d’une manière solennelle ; mais, après avoir entendu de part et d’autre les avocats[31], il eut la sagesse de renvoyer à une autre époque la décision de cette grande, affaire, que l’épée du Hongrois, ne tarda pas à terminer. Au-delà des Alpes, et surtout à Avignon, la révolution excitait la curiosité, la surprise et les applaudissements. Pétrarque avait vécu dans l’intimité de Rienzi ; peut-être l’avait-il secrètement excité par ses conseils ; les écrits qu’il publia à cette époque respirent toute l’ardeur du patriotisme et de la joie : son respect pour le pape, sa reconnaissance pour les Colonnes, disparurent auprès des devoirs plus sacrés de citoyen. Le poète lauréat du Capitole approuve la révolution, applaudit au héros, et, à travers quelques craintes et quelques avis, présente à la république les plus brillantes espérances d’une grandeur éternelle et toujours croissante[32].

Tandis que Pétrarque s’abandonnait à ses visions prophétiques, la réputation et le pouvoir de son héros déclinaient avec rapidité ; le peuple, qui avait vu d’un œil d’admiration l’ascension du météore, commençait à remarquer les irrégularités de sa marche, et les ombres qui ternissaient souvent son éclat. Plus éloquent que judicieux, plus entreprenant que résolu, Rienzi ne tenait pas ses talents asservis à l’empire de la raison ; il exagérait toujours dans une proportion décuple les objets de crainte et d’espoir, et la prudence qui n’aurait pas suffi pour élever son trône, ne s’occupa point à le soutenir. Au faite des grandeurs, ses bonnes dualités prirent insensiblement le caractère des vices qui touchent à chaque vertu ; sa justice dégénéra en cruauté, sa libéralité en profusion, et le désir de la réputation devint en lui une ostentation et une vanité puérile. Il aurait dû savoir que les premiers tribuns, si forts et si sacrés dans l’opinion publique, ne se distinguaient ni par le ton, ni par le vêtement, ni par le maintien, d’un plébéien ordinaire[33] ; que lorsque, dans l’exercice de leurs fonctions, ils parcouraient la ville à pied, un seul viator ou sergent les accompagnait. Les Gracques auraient été indignés ou peut-être auraient-ils souri en voyant leur successeur se qualifier de SÉVÈRE ET MISÉRICORDIEUX, LIBÉRATEUR DE ROME, DÉFENSEUR DE L’ITALIE[34], AMI DU GENRE HUMAIN, DE LA LIBERTÉ, DE LA PAIX ET DE LA JUSTICE ; TRIBUN AUGUSTE. C’était au moyen d’un pareil théâtre que Rienzi avait préparé la révolution ; mais ensuite, livré au luxe et à l’orgueil, il abusa de la maxime politique qui recommande de parler tout à la fois aux yeux et à l’esprit de la multitude. Il avait reçu de la nature tous les agréments extérieurs[35], mais l’intempérance ne tarda pas à le grossir et à le défigurer ; il ne corrigeait en public ses dispositions à une gaîté rieuse que par une affectation de gravité et de sévérité. Il portait, du moins dans les occasions d’apparat, une robe de velours ou de satin de plusieurs couleurs, garnie de fourrure et brodée en or : le bâton de magistrat qu’il tenait à la main était un sceptre d’acier poli, surmonté d’un globe et d’une croix d’or qui renfermait un petit morceau de la vraie croix. Lorsqu’il parcourait la ville ou assistait à une procession, il montait un cheval blanc, symbole de la royauté ; le grand drapeau de la république, qui offrait un soleil environné d’étoiles, une colombe et une branche d’olivier, flottait au-dessus de sa tête ; il jetait à la populace des pièces d’or et d’argent ; il était entouré de cinquante gardes armés de hallebardes, et sa marche était précédée d’un escadron de cavalerie qui avait des timbales et des trompettes d’argent massif.

Le désir qu’il montra d’obtenir le rang de chevalier[36] laissa voir la bassesse de sa naissance, et dégrada la dignité de ses fonctions : en se faisant armer chevalier (1er août 1347), il se rendit tout à la fois odieux aux nobles parmi lesquels il se rangeait, et aux plébéiens qu’il abandonnait. Cette cérémonie épuisa les sommes qui restaient au trésor, et tout ce que pouvaient fournir le luxe et les arts de son temps. Le cortége partit du Capitole et alla au palais de Latran : on avait préparé des décorations et des jeux dans toute la longueur du chemin ; le clergé, l’ordre civil et l’ordre militaire, marchaient sous leurs bannières respectives ; les dames romaines accompagnaient sa femme, et les ambassadeurs des divers États de l’Italie, présents à la cérémonie, durent louer en public et tourner secrètement en ridicule une pompe si bizarre et si nouvelle. Arrivé le soir à l’église et au palais de Constantin, il remercia alors et renvoya son nombreux cortége, qu’il invita à la fête du lendemain. Il reçut l’ordre du Saint-Esprit des mains d’un vieux chevalier : la purification du bain était une cérémonie préalable ; et ce, qui scandalisa et révolta les Romains plus qu’aucune autre des actions du tribun, il se servit du vase de porphyre où, d’après une ridicule tradition, on croyait que Constantin avait été guéri de sa lèpre par le pape Sylvestre[37]. Il osa ensuite veiller ou plutôt reposer dans l’enceinte sacrée du baptistère ; et un accident ayant fait tomber son lit de parade, on en tira un présage de sa chute prochaine. Le lendemain, lorsque les fidèles se rassemblèrent pour les cérémonies du culte, il se montra à la foule dans une attitude majestueuse, avec une robe de pourpre, son épée et ses éperons d’or. Sa légèreté et son insolente interrompirent bientôt les saints mystères. Se levant de son trône et s’avançant vers l’assemblée, il dit à haute voix : Nous sommons le pape Clément de se présenter à notre tribunal ; nous lui ordonnons de résider dans son diocèse de Rome ; nous sommons aussi devant nous le collège des cardinaux[38], ainsi que les deux prétendants, Charles de Bohême et Louis de Bavière, qui prennent le titre d’empereurs ; nous ordonnons, à tous les électeurs d’Allemagne de nous informer sur quel prétexte ils ont usurpé le droit inaliénable du peuple romain, qui est l’ancien et légitime souverain de l’empire[39]. Il tira ensuite son épée vierge encore, l’agita à trois reprises vers les trois parties du monde, et, dans son extravagance, il dit trois fois : Et cela aussi m’appartient. L’évêque d’Orviète, vicaire du pape, essaya d’arrêter toutes ces folies, mais une musique guerrière étouffa ses faibles protestations ; et au lieu de sortir de l’assemblée, il dîna avec Rienzi son collègue, à une table réservée jusqu’alors au souverain pontife. On prépara un de ces banquets tels que les Césars en donnaient jadis aux Romains. Les appartements, les portiques et les cours du palais de Latran, étaient remplis de tables pour les hommes et les femmes de toutes les conditions : un ruisseau de vin coulait des narines du cheval de bronze qui portait la figure de Constantin ; et si l’on se plaignit d’une chose, ce fut de manquer d’eau : l’ordre et la crainte continrent la licence du peuple. On assigna un jour peu éloigné pour le couronnement de Rienzi[40]. Les personnages les plus distingués du clergé de Rome placèrent l’une après l’autre, sur sa tête, sept couronnes de différentes feuilles ou de différents métaux ; elles représentaient les sept dons du Saint-Esprit, et c’était ainsi qu’il prétendait toujours suivre l’exemple des anciens tribuns : des spectacles si extraordinaires trompaient ou flattaient le peuple, qui satisfaisait sa vanité par celle de son chef. Mais dans sa vie privée il s’écarta bientôt des lois de la frugalité et de l’abstinence ; et les plébéiens, qui se laissaient imposer par le faste des nobles, furent blessés du luxe de leur égal. Sa femme, son fils, son oncle, barbier de profession, tenaient, avec des manières ignobles, des maisons de princes ; et sans prendre la majesté des rois, Rienzi en acquit tous les vices.

Un simple citoyen a décrit ainsi avec compassion, peut-être avec plaisir, l’humiliation des barons de Rome : Ils paraissaient devant le tribun, tête nue, les mains croisées sur la poitrine, et le regard baissé ; et ils tremblaient ! bon  Dieu, comme ils tremblaient ![41] Tant que Rienzi n’imposa d’autre joug que celui de la justice, tant que ses lois parurent être celles du peuple romain, leur conscience les forçait d’estimer l’homme qu’ils détestaient par orgueil et par intérêt : les extravagances du tribun ajoutèrent le mépris à la haine ; et ils eurent l’espoir de renverser un pouvoir que la puissance publique ne soutenait plus avec la même force. L’animosité des Colonnes et des Ursins fut suspendue pour un moment par leur commune disgrâce ; ils se réunirent par leurs vœux contre Rienzi, et concertèrent peut-être leurs projets. On saisit alors un meurtrier qui avait essayé d’attenter aux jours du tribun ; on le mit a la torture, il accusa les nobles. Dès l’instant où Rienzi mérita le sort d’un tyran, il en prit les soupçons et les maximes : le même jour, il attira au Capitole, sous différents prétextes, ses principaux ennemis, parmi lesquels on comptait cinq personnes de la famille des Ursins, et trois des Colonnes ; mais au lieu de se trouver à un conseil ou à une fête, ils se virent retenus prisonniers sous le glaive du despotisme ou celui de la justice : innocents ou coupables, ils durent éprouver la même frayeur. Le son de la grosse cloche ayant rassemblé le peuple, ils furent accusés d’une conjuration contre la vie du tribun ; et, bien que quelques-uns pussent déplorer leur malheur, il ne s’éleva pas une main ou une voix pour arracher les premières têtes de la noblesse au danger qui les menaçait. Le désespoir soutenait en eux l’apparence du courage : ils passèrent dans des chambres séparées une nuit cruelle ; et le vénérable héros des Colonnes, Étienne, frappant à la porte de sa prison, conjura les sentinelles, à diverses reprises, de le délivrer par une prompte mort d’une servitude si honteuse. L’arrivée d’un confesseur et le tintement de la cloche les instruisirent de leur destinée. La grande salle du Capitole, destinée à ce sanglant spectacle, était tapissée de rouge et de blanc. La physionomie du tribun était sombre et sévère, les bourreaux avaient le glaive à la main, et le son des trompettes interrompit les barons, qui voulurent adresser un discours à l’assemblée ; mais dans ce moment décisif, Rienzi n’était pas moins agité et moins inquiet que ses captifs : il craignait l’éclat de leur nom, leur famille, l’inconstance du peuple et les reproches da monde entier ; après les avoir imprudemment offensés par une mortelle injure, il conçut le vain espoir, en pardonnant, d’obtenir pardon à son tour, et prononça un discours travaillé, dans le ton d’un chrétien et d’un suppliant ; comme l’humble ministre des communes, il pria ses maîtres de faire grâce à ces nobles criminels, engageant sa foi et son autorité pour garants de leur repentir et de leur bonne conduite à l’avenir. Si la clémence des Romains vous fait grâce, leur dit le tribun, ne promettez-vous pas de consacrer votre vie et votre fortune à la défense du bon état ? Les barons, étonnés de cette inconcevable clémence, répondirent par une inclination de tête ; et tandis qu’ils renouvelaient leur serment de fidélité, ils formaient peut-être en secret le vœu plus sincère de se livrer à la vengeance[42]. Un prêtre prononça leur absolution au nom du peuple ; ils reçurent la communion en même temps que le tribun ; ils assistèrent à un banquet, suivirent la procession, et lorsqu’on eut épuisé tous les signes de réconciliation tant spirituels que temporels, ils retournèrent chez eux avec les nouveaux titres de généraux, de consuls et de patriciens.

Le souvenir du danger qu’ils avaient couru, plutôt que celui de leur délivrance, les arrêta pendant quelques semaines ; mais à la fin les plus puissants des Ursins sortirent de la ville avec les Colonnes, et arborèrent à Marino l’étendard de la rébellion. On répara à la hâte les murs de ce château ; les vassaux se rendirent auprès de leurs seigneurs ; les hommes mis hors de la protection des lois s’armèrent contre le magistrat : de Marino jusqu’aux portes de Rome, on enleva le bétail, on dévasta les vignes et les champs de blé, et le peuple accusa Rienzi de ces calamités que son gouvernement lui avait fait oublier. Rienzi paraissait avec plus d’avantage sur la tribune que sur le champ de bataille ; il ne s’occupa du soin d’arrêter les rebelles que lorsqu’ils eurent levé beaucoup de soldats et rendu leurs forteresses imprenables. La lecture de Tite-Live ne lui avait donné ni les talents ni la valeur d’un général : vingt mille Romains furent obligés de revenir sans honneur et sans succès de l’attaque de Marino : il amusa sa vengeance à peindre ses ennemis la tête en bas et à noyer deux chiens (ç’aurait au moins dû être deux ours) représentant les Ursins. Les rebelles, convaincus de son incapacité, poussèrent leurs opérations avec plus de vigueur. Soutenus secrètement par un assez grand nombre de citoyens, ils entreprirent de pénétrer dans Rome, par force ou par surprise, à la tête de quatre mille fantassins et seize cents cavaliers. On garda la ville avec soin, le tocsin soigna toute la nuit ; les portes furent alternativement gardées avec une grande vigilance et insolemment ouvertes ; mais après quelque hésitation ils crurent devoir se retirer. Les deux premières divisions s’éloignaient lorsque les nobles de l’arrière-garde, voyant une entrée libre, se laissèrent emporter à leur imprudente valeur. Après le succès d’une première escarmouche, ils furent accablés par le nombre et massacrés sans quartier. Là périt Étienne Colonne le jeune, de qui Pétrarque attendait la restauration de l’Italie. Avant lui tombèrent sous le fer de l’ennemi, Jean son fils, jeune homme qui donnait de grandes espérances, Pierre son frère qui put regretter la tranquillité et les honneurs de l’Église, son neveu et deux bâtards de sa maison ; et le nombre de sept, les sept couronnes du Saint- Esprit, comme les appelait Rienzi, fut complété par les mortelles douleurs d’un père inconsolable, le vieux chef de la maison de Colonne, qui avait survécu aux espérances et la fortune de sa famille. Le tribun pour animer ses troupes, imagina une apparition et une prophétie de saint Martin et de Boniface VIII[43]. Il montra du moins dans la poursuite le courage d’un héros ; mais il oublia les maximes des anciens Romains., qui abhorraient les triomphes obtenus dans la guerre civile. Il monta au Capitole, déposa sur l’autel son sceptre et sa couronne, et se vanta, avec quelque fondement, d’avoir coupé une oreille dont le pape ni l’empereur n’avaient pu venir à bout[44]. Sa basse et implacable vengeance refusa aux morts les honneurs de la sépulture, et les corps des Colonnes, qu’il menaça d’exposer avec ceux des plus vils malfaiteurs, furent secrètement enterrés par les religieuses de leur famille[45]. Le peuple partagea la douleur de ces saintes filles ; il se repentit de sa fureur et abhorra l’indécente joie de Rienzi, qui alla voir le lieu où ces illustres victimes avaient reçu la mort. Ce fut là qu’il accorda à son fils les honneurs de la chevalerie : chacun des cavaliers de sa garde donna un coup léger au jeune néophyte ; ce fut toute la cérémonie ; et son ablution, aussi ridicule qu’inhumaine, se fit dans un étang encore souillé du sang des nobles[46].

Un léger délai eût sauvé les Colonnes, Rienzi fut chassé un mois après ce triomphe. Ivre de sa victoire il perdit le peu de vertus civiles qu’il avait encore conservées, et il les perdit sans acquérir la réputation d’un habile guerrier. Une opposition hardie et vigoureuse se forma contre lui dans la ville, et lorsqu’il proposa à l’assemblée publique[47] d’établir un nouvel impôt, de régler le gouvernement de Pérouse, trente-neuf membres combattirent son opinion. On voulut les accuser de perfidie et de corruption ; ils repoussèrent cette imputation, et le contraignirent à prouver, en les chassant de force ; que si la populace le soutenait encore, sa cause était déjà abandonnée par les citoyens les plus respectables. Le pape ni les cardinaux ne s’étaient jamais laissé éblouir par ses vaines protestations ; ils étaient justement offensés de l’insolence de sa conduite : la cour d’Avignon fit partir pour l’Italie un cardinal légat, et après une négociation inutile et deux entrevues avec Rienzi, il fulmina une bulle d’excommunication qui dépouillait le tribun de son office, et le traitait de rebelle, de sacrilège et d’hérétique[48]. Ce qui restait des barons se trouvait alors abaissé à la nécessité d’obéir : l’intérêt et la vengeance les engagèrent au service de l’Église ; mais se souvenant de la mort tragique des Colonnes, ils abandonnèrent à un aventurier le péril et la gloire de la révolution. Jean Pepin, comte de Minorbino[49], au royaume de Naples avait été condamné, pour ses crimes ou pour ses richesses, à une prison perpétuelle ; et Pétrarque, en sollicitant la liberté du captif, contribua d’une manière indirecte à la perte de son ami. Minorbino se glissa dans Rome avec cent cinquante soldats ; il environna de barricades le quartier des Colonnes, et fit sans peine ce qu’on avait jugé impossible. Dès le premier moment d’alarme, la cloche du Capitole ne cessa de tinter ; mais, au lieu d’accourir à ce signal si bien connu, le peuple demeura tranquille et en silence, et le pusillanime tribun, versant des larmes sur cette ingratitude, abdiqua le gouvernement et quitta le palais de l’État.

Le comte Pepin, sans tirer l’épée, rétablit l’Église et l’aristocratie ; on nomma trois sénateurs ; le légat fut le premier, et ses collègues furent choisis dans les familles rivales des Colonnes et des Ursins. On abrogea toutes les institutions du tribun, sa tête fut proscrite ; mais son nom paraissait encore si redoutable, que les barons balancèrent encore trois jours avant d’oser entrer dans la ville : Rienzi demeura plus d’un mois dans le château Saint-Ange, d’où il se retira paisiblement, après avoir vainement essayé de ranimer le courage et l’affection des Romains. Leur chimère de liberté et d’empire avait disparu ; dans leur abattement ils étaient prêts à se livrer à la servitude, pourvu qu’elle fût tranquille et bien réglée. Ils remarquèrent à peine que les nouveaux sénateurs tiraient leur autorité du siège apostolique ; que pour réformer la république, on avait revêtu quatre cardinaux d’un pouvoir dictatorial. Rome fut agitée de nouveau par les querelles sanglantes des barons, qui se détestaient les uns les autres et qui méprisaient les communes. Leurs forteresses à la ville et à la campagne se relevèrent et furent de nouveau démolies, et les paisibles citoyens, semblables à un troupeau de moutons, furent, dit l’historien florentin, dévorés par ces loups ravisseurs. Mais lorsque l’orgueil et l’avarice des nobles eurent enfin épuisé la patience des Romains, une confrérie de la Vierge Marie protégea ou vengea la république. La cloche du Capitole sonna le tocsin ; les nobles, en armes, tremblèrent devant une multitude désarmée ; Colonne, l’un des sénateurs, se sauva par une fenêtre du palais, et Ursini fut lapidé au pied de l’autel. Deux plébéiens, Cerroni et Baroncelli, occupèrent successivement le dangereux office de tribun. La douceur de Cerroni le rendait peu propre à soutenir le poids dont il était chargé : après quelques faibles efforts, il se retira avec une réputation pure et une fortune honnête, pour jouir le reste de sa vie des douceurs de la campagne. Baroncelli, dénué d’éloquence ou de génie, se distingua par sa fermeté : il parlait comme un patriote, et marchait sur les pas des tyrans. Son soupçon était un arrêt de mort, et la mort fut la récompense de ses cruautés. Au milieu des malheurs publics, on oublia les fautes de Rienzi ; et les Romains regrettèrent la paix et la prospérité du bon état[50].

Après un  exil de sept ans, le premier libérateur de Rome fut rendu à son pays : il s’était sauve du château Saint-Ange sous un habit de moine ou de pèlerin, était allé implorer l’amitié du roi de Hongrie qui régnait alors à Naples, avait cherché à exciter l’ambition de tous les  aventuriers courageux qu’il avait rencontrés ; il était revenu à Rome dans la foule des pèlerins du jubilé ; il s’était ensuite caché parmi les ermites de l’Apennin, et il avait erré dans les villes de l’Italie, de l’Allemagne et de la Bohême. On ne le voyait point, mais son nom inspirait encore la terreur, et l’inquiétude de la cour d’Avignon prouve son mérite personnel ; et peut même lui en faire supposer un supérieur à la réalité. Un étranger, à qui Charles IV donnait audience,  s’avoua franchement pour le tribun de la république ; il étonna une assemblée d’ambassadeurs et de princes par l’éloquence d’un patriote, par les visions d’un prophète, par ce qu’il leur annonça de la chute des tyrans et du royaume du Saint-Esprit[51] ; mais quelles que fussent les espérances qui l’avaient porté à se découvrir, Rienzi se trouva captif ; il soutint soin caractère d’indépendance et de dignité, il obéit comme par son propre choix à l’ordre irrésistible du souverain pontife. Son indigne conduite avait refroidi Pétrarque ; le zèle du poète fut ranimé par le malheur et la présence de son ami : il se plaignit hardiment d’un siècle où le libérateur de Rome était remis par son empereur entre les mains de son évêque. Rienzi fut conduit lentement, mais sous une sûre escorte, de Prague à Avignon. Son entrée dans cette ville fut celle d’un malfaiteur ; il fut enchaîné dans sa prison par la jambe, et quatre cardinaux eurent ordre d’examiner les crimes d’hérésie et de rébellion dont on l’accusait ; mais le procès et la condamnation de Rienzi auraient fixé l’attention sur des objets qu’il était prudent de laisser sous le voile du mystère : la suprématie temporelle des papes, le devoir de la résidence, et les privilèges civils et ecclésiastiques du clergé et du peuple, de Rome. Le pontife qui régnait alors méritait le nom de Clément ; les malheurs et la grandeur d’âme du captif excitèrent sa pitié et son estime, et Pétrarque croit qu’il respecta dans le héros le nom et le sacré caractère de poète[52]. On adoucit la prison de Rienzi ; on lui donna des livres, et il chercha dans une étude assidue de Tite-Live et de la Bible la cause et la consolation de ses malheurs.

Sous le pontificat d’Innocent VI, il eut lieu d’espérer sa liberté et son rétablissement ; et la cour d’Avignon persuadée que cet homme, qui avait eu autrefois tant de succès dans sa rébellion, pouvait seul apaiser et réformer l’anarchie de la métropole. Après avoir exigé solennellement de lui une promesse de fidélité, elle l’envoya en Italie, avec le titre de sénateur ; mais la mort de Baroncelli, qui survint alors, parut rendre sa mission inutile ; et le légat, le cardinal Albornoz[53], politique consommé, lui permit avec répugnance, et sans lui donner de secours, de continuer sa périlleuse entreprise. Rienzi fut d’abord reçu comme il pouvait le désirer : le jour de son entrée fut une fête publique ; son éloquence, son crédit, firent d’abord revivre les lois du bon état ; mais ses vices et ceux du peuple ne tardèrent pas à couvrir de nuages une si belle aurore. Il dut, au Capitole, regretter souvent sa captivité d’Avignon ; et après une administration de quatre mois, il fut massacré dans une émeute qu’avaient suscitée les barons romains. Il avait, dit on, contracté dans la société des Allemands, et des Bohémiens des habitudes d’intempérance et de cruauté ; le malheur avait amorti son enthousiasme, sans fortifier sa raison ou sa vertu ; et des espérances de la jeunesse, cette vive certitude, gage du succès, étaient remplacées par la froide impuissance de la méfiance et du désespoir. Tribun, il avait régné avec un pouvoir absolu fondé sur le choix et sur l’affection des Romains. Sénateur, il n’était plus que le servile ministre d’une cour étrangère, et pendant qu’il se rendait suspect aux citoyens, il fut abandonné par le prince. Albornoz, qui semblait vouloir le perdre, lui refusa avec inflexibilité tout secours d’hommes et d’argent ; Rienzi, en sa qualité de sujet, n’osait plus toucher aux revenus de la chambre apostolique ; et le premier projet d’impôt fut le signal des clameurs et de la sédition. Sa justice même fut souillée au moins du reproche de cruauté et de personnalité ; il sacrifia à sa méfiance le citoyen de Rome le plus vertueux : et lorsqu’il fit exécuter un voleur public qui l’avait aidé de sa bourse, le magistrat oublia ou se rappela beaucoup trop les obligations du débiteur[54]. Une guerre civile épuisa ses trésors et la patience de la ville ; les Colonnes, enfermés dans le château de Palestrine, se permettaient toujours des hostilités, et ses mercenaires méprisèrent bientôt un chef ignorant et timide, qui se montrait jaloux de tout mérite subalterne. Rienzi offrit durant sa vie et à sa mort un bizarre assemblage d’héroïsme et de lâcheté. Lorsqu’une multitude furieuse investit le Capitole, lorsque ses officiers de l’ordre civil et de l’ordre militaire l’abandonnèrent, le sénateur, intrépide en ce moment, saisit le drapeau de la liberté, se présenta sur le balcon, prononça un discours éloquent, dans lequel il chercha à émouvoir les Romains ; et à leur persuader que sa chute entraînerait celle de la république. Des imprécations et une grêle de pierres interrompirent son discours : un trait lui perça la main, et dès cet instant il tomba dans le plus lâche désespoir : il s’enfuit en pleurant au fond du palais, et ne s’y croyant pas en sûreté, il descendit, à l’aide d’un drap, dans une cour donnant sous les fenêtres de la prison. Abandonné, sans espérance, il fut assiégé jusqu’au soir : les portes du Capitole furent détruites par le feu, et enfoncées à coups de hache. Le sénateur, caché sous l’habit d’un plébéien, voulut s’évader ; mais on le reconnut, et on le traîna sur la plate-forme du palais, théâtre fatal de ses jugements et de ses exécutions. Privé de voix et de mouvement, il demeura une heure entière à moitié nu et à demi mort, au milieu de la multitude. La rage s’était calmée et avait fait place à la curiosité et à l’étonnement ; un dernier mouvement de respect et de compassion agissait en sa faveur, et allait peut- être l’emporter sur la haine, lorsqu’un assassin plus hardi que les autres lui plongea un poignard dans le cœur. Rienzi expira au même instant ; son corps, percé de mille coups par la rage de ses ennemis, fût abandonné aux chiens et aux Juifs, et ensuite livré aux flammes. La postérité balancera les vices et les vertus de cet homme extraordinaire ; mais, dans une longue période d’anarchie et de servitude, Rienzi a été souvent célébré comme le libérateur de son pays et le dernier des patriotes romains[55].

Le premier et le plus noble des désirs de Pétrarque était le rétablissement d’une république libre ; mais après l’exil et après la mort de son héros plébéien, du tribun de Rome, il tourna ses regards vers le roi des Romains. Le Capitole était encore souillé du sang de Rienzi, lorsque Charles IV descendit les Alpes pour se faire couronner empereur et roi d’Italie. Il reçut à Milan la visite du poète, dont il paya les flatteries par des illusions ; il accepta une médaille d’Auguste, et promis sans sourire d’imiter le fondateur de la monarchie romaine. Les espérances toujours trompées de Pétrarque venaient d’une fausse application des noms et des maximes de l’antiquité. Il aurait dû voir que les temps ni les caractères n’étaient pas les mêmes, que la différence était incommensurable entre le premier des Césars et  un prince bohémien élevé par la faveur du clergé au rang de chef titulaire de l’aristocratie germanique. Loin de songer à rendre à Rome sa gloire et ses provinces, Charles avait promis au pape, par un traité secret, de sortir de Rome le jour de son couronnement ; et dans sa honteuse retraite il fut poursuivi par les reproches du poète patriote[56].

Pétrarque, ne pouvant plus espérer le rétablissement de la liberté ni de l’empire, forma des vœux moins élevés ; il entreprit de réconcilier le pasteur et le troupeau, et de ramener l’évêque de Rome dans son ancien et véritable diocèse. Son zèle sur ce point ne se ralentit jamais ; on le vit soit dans la ferveur de sa jeunesse, soit lorsqu’il eut acquis l’autorité de l’âge, adresser successivement ses exhortations à cinq papes et son éloquence fut toujours animée du sentiment et de la franchise d’une noble liberté[57] ; fils d’un citoyen de Florence, il ne cessa de préférer le pays où il avait reçu le jour à celui auquel il devait son éducation, et l’Italie fut toujours à ses yeux la reine et le jardin du monde. Sans doute, malgré ses factions domestiques, elle était plus avancée dans les arts et dans les sciences, plus riche et plus polie que la France ; mais la différence n’était pas telle que Pétrarque eût le droit de traiter de barbares toutes les contrées situées au-delà des Alpes. Avignon, la mystique Babylone, réceptacle de tous les vices et de tous les genres de corruption, était l’objet de sa haine et de son mépris ; mais il oubliait que ces vices scandaleux n’étaient pas une production du sol, et qu’ils marchaient à la suite du pouvoir et du luxe de la cour des papes. Il avoue que le successeur de saint Pierre est l’évêque de l’Église universelle ; mais il ajoute que l’apôtre avait établi son siége non sur les bords du Rhône, mais, sur ceux du Tibre, et que tandis que toutes les villes du monde chrétien jouissaient de la présence de leur évêque, la seule métropole demeurait solitaire et abandonnée. Depuis la translation du saint-siège, les édifices sacrés de Latran, du Vatican, leurs autels et leurs saints, languissaient dépouillés et dégradés ; et comme si le tableau de la vieillesse et des infirmités d’une femme en pleurs pouvait ramener un mari volage, souvent il peignait Rome sous l’emblème d’une matrone inconsolable[58] ; mais la présence du souverain légitime devait dissiper le nuage qui couvrait les sept collines : une gloire éternelle, la prospérité de Rome et la prospérité de l’Italie, devaient être la récompense du pape qui oserait prendre cette généreuse résolution. Des cinq pontifes auxquels s’adressa Pétrarque, les trois premiers, Jean XXII, Benoît XII et Clément VI, ne virent dans cette hardiesse qu’un amusement ou peut-être une importunité ; mais enfin Urbain V tenta ce mémorable changement qu’acheva Grégoire XI. Ils rencontrèrent à leur projet des obstacles puissants et presque insurmontables. Un roi de France, qui a mérité le surnom de Sage, ne voulait point affranchir les papes de la dépendance où les tenait leur séjour dans le centre de ses États ; la plupart des cardinaux étaient Français, attachés à la langue, aux mœurs et au climat d’Avignon, à leurs magnifiques palais, et surtout aux vins de Bourgogne. L’Italie leur paraissait une terre étrangère ou ennemie, et ils s’embarquèrent à Marseille avec autant de répugnance que s’ils eussent été bannis ou vendus en terre infidèle. Urbain V vécut trois années au Vatican (16 octobre 1367, 17 avril 1370) en sûreté et d’une manière honorable ; sa dignité était protégée par une garde de deux mille cavaliers, et il y reçut les félicitations du roi de Chypre, de la reine de Naples et des empereurs d’Orient et d’Occident ; mais bientôt la joie de Pétrarque et des Italiens  fit place à la douleur et à l’indignation. Déterminé, soit par des motifs d’utilité publique ou particulière, par ses propres désirs ou par les prières des cardinaux, Urbain retourna en France, et l’élection très prochaine de son successeur fut affranchie du tyrannique patriotisme des Romains. Les puissances du ciel s’intéressèrent à leur cause ; une sainte pèlerine, Brigitte de Suède, désapprouva le départ d’Urbain et prédit sa mort. Sainte Catherine de Sienne, l’épouse de Jésus-Christ et l’ambassadrice des Florentins, excita Grégoire XI à retourner à Rome ; et il parait que les papes eux-mêmes, grands fauteurs de la crédulité humaine, crurent aux visions de ces deux femmes[59]. Au reste, des raisons temporelles appuyaient ces avis du ciel. Des troupes ennemies entrées dans Avignon, y, avaient outragé le saint-siège : un héros, à la tête de trente- mille brigands, y avait exigé un vicaire de Jésus-Christ et du sacré collège une rançon et l’absolution, et cette maxime des guerriers français, d’épargner le peuple et de piller l’Église, était une nouvelle hérésie de la plus dangereuse conséquence[60]. Le pape, ainsi chassé d’Avignon, était  vivement sollicité de retourner à Rome. Le sénat et le peuple le reconnaissaient pour leur souverain légitime, lui offraient les clefs des portes, des ponts et des forteresses, du moins pour le quartier situé au-delà du Tibre[61] ; mais ils déclaraient en même temps qu’ils ne pouvaient plus supporter le scandale et le malheur de son absence et que son obstination à demeurer sur les bords du Rhône les déterminerait à faire revivre et à soutenir leur ancien droit d’élection. On avait demandé à l’abbé du mont Cassin, si renommé par le clergé et le peuple, s’il accepterait la tiare[62] : Je suis citoyen de Rome, avait répondu ce vénérable ecclésiastique[63], et mon premier devoir est d’obéir à la voix de mon pays[64].

Si on laissait à la superstition à chercher les causes d’une mort prématurée[65], si le mérite des actions se jugeait d’après l’événement, on devrait croire que cette mesure, si raisonnable et si convenable était contraire aux volontés du ciel. Grégoire XI mourut quatorze mois après son retour au Vatican, et sa mort fut suivie du grand schisme d’Occident qui divisa l’Église durant plus de quarante ans. Le sacré collège était alors composé de vingt-deux cardinaux : six étaient demeurés à Avignon ; onze Français, un Espagnol et quatre Italiens, entrèrent au conclave en suivant les formes ordinaires. On n’avait pas encore établi la loi qui ordonne de choisir le pape parmi les cardinaux ; et ils nommèrent d’une voix unanime l’archevêque de Bari, sujet de Naples, et recommandable par son zèle et son savoir : le nouveau pape prit le nom d’Urbain VI ; et l’épître du sacré collège affirme que son élection avait été libre et régulière, et qu’ils avaient été, comme à l’ordinaire, inspirés par le Saint Esprit. La cérémonie de l’adoration, de l’investiture et du couronnement, se fit de la manière accoutumée : Rome et Avignon obéirent au pouvoir temporel d’Urbain VI, et le monde latin reconnut sa suprématie ecclésiastique. Durant plusieurs semaines, les cardinaux continuèrent à se réunir autour de lui avec les plus vives protestations d’attachement et de fidélité ; mais lorsque les chaleurs de l’été leur permirent de sortir de Rome avec décence, ils se réunirent à Agnani et à Fundi, et là, en sûreté, ils jetèrent le masque, convinrent de leur fausseté et de leur hypocrisie ; ils excommunièrent l’antéchrist de Rome, et procédant à une nouvelle élection, ils choisirent Robert de Genève, qui prit le nom de Clément VII, et l’annoncèrent aux nations pour le légitime vicaire de Jésus-Christ. Ils représentèrent leur premier choix comme forcé et illégal, et nul de droit, ayant été dicté par les menaces des Romains et la crainte de la mort. Des faits et des vraisemblances paraissent justifier cette plainte. Les douze cardinaux français, formant plus des deux tiers des suffrages, se trouvaient maîtres de l’élection ; et quelles que fussent leurs jalousies intestines, on ne peut guère présumer qu’ils eussent sacrifié librement leurs droits et leurs intérêts à un étranger qui les éloignait pour jamais de leur patrie. Les récits divers et même contradictoires des contemporains[66] confirment plus ou moins le soupçon d’une violence populaire. Les Romains, naturellement portés à la sédition et à la licence, étaient encore excités par ce sentiment de leurs droits, et la crainte d’une seconde émigration. Trente mille rebelles armés environnèrent, dit-on, le conclave et l’intimidèrent par leurs cris : les cloches du Capitole et de Saint-Pierre sonnèrent le tocsin : La mort ou un pape italien !  était le cri universel ; les douze bannerets ou chefs de quartiers répétèrent la même menace sous la forme d’un  charitable avis ; on fit quelques préparatifs pour brûler les cardinaux réfractaires, et il parût probable que s’ils donnaient la tiare à un Français ils ne sortiraient pas en vie du Vatican. Leur dissimulation, durant quelques semaines qui suivirent le conclave, ne fut pas moins forcée ; mais l’orgueil et la cruauté d’Urbain les menaçaient d’un danger encore plus grand ; et ils ne tardèrent pas à connaître ce tyran, assez insensible pour se promener dans son jardin, et réciter son bréviaire au milieu des gémissements de six des cardinaux auxquels on donnait la torture dans une chambre voisine : son zèle inflexible, qui blâmait hautement leur luxe et leurs vices, les aurait forcés de remplir leurs devoirs dans leurs paroisses à Rome ; et s’il n’eût pas différé, par malheur pour lui, la promotion qu’il méditait, les cardinaux français allaient se trouver en minorité dans le sacré collège et dénués de tout appui. Ces motifs et l’espoir de repasser les Alpes les portèrent à troubler imprudemment la paix et l’unité de l’Église, et les écoles catholiques disputent encore sur la validité de la première ou de la seconde élection[67]. La vanité de la nation plutôt que l’intérêt, détermina la cour et le clergé de France[68]. La Savoie, la Sicile, l’île de Chypre, l’Aragon, la Castille, la Navarre et l’Écosse, entraînés par cet exemple, se rangèrent du parti de Clément VII, et après sa mort, de celui de Benoît XIII. Rome et les principaux États de l’Italie, l’Allemagne, le Portugal, l’Angleterre[69], les Pays-Bas et les royaumes du Nord, adhérèrent à l’élection d’Urbain VI, qui eut Boniface IX, Innocent VII et Grégoire XII, pour successeurs.

Des bords du Tibre et des rives du Rhône, les deux papes se combattirent avec la plume et avec l’épée : l’ordre de la société fut troublé sous les rapports tant civils qu’ecclésiastiques, et les Romains souffrirent une bonne partie de ces maux, dont on pouvait les accuser d’être les premiers auteurs[70]. Ils s’étaient vainement flattés de rétablir dans la capitale la monarchie de l’Église, et de sortir de leur pauvreté à l’aide des tributs et des offrandes des nations ; mais le schisme de la France et de l’Espagne détourna le cours de ces richesses, et les deux jubilés qu’on célébra dans l’espace de dix ans, ne purent les dédommager de leur perte. Les affaires du schisme, les armes étrangères et des émeutes populaires obligèrent souvent Urbain VI et ses trois successeurs à abandonner le Vatican. La funeste animosité des Colonnes et des Ursins subsistait toujours : les bannerets de Rome s’emparèrent et abusèrent des privilèges d’une république ; les vicaires de Jésus-Christ qui avaient levé des troupes punirent les rebelles par le gibet, l’épée et le poignard ; et onze députés du peuple, appelés à une conférence amicale, furent massacrés en trahison et jetés dans la rue. Depuis l’invasion de Robert le Normand, les Romains avaient soutenu leurs divisions intestines sans la dangereuse intervention des étrangers. Mais au milieu des désordres du schisme, un voisin ambitieux, Ladislas, roi de Naples, défendit et trahit tour à tour le pape et le peuple ; il fut déclaré par le souverain pontifie gonfalonier ou général de l’Église ; tandis que les citoyens lui déférèrent le choix de leurs magistrats. Il tint Rome assiégée par terre et par mer, et y entra trois fois comme un conquérant barbare ; il profana les autels, viola les jeunes filles, pilla les marchands, fit ses dévotions à Saint-Pierre, et laissa une garnison dans le château Saint-Ange. Ses armes ne furent pas toujours heureuses, et il ne dut une fois qu’à un délai de trois jours la conservation de sa vie et de sa couronne ; mais il triompha à son tour, et sa mort prématurée sauva seule la métropole et l’État ecclésiastique des entreprises de ce vainqueur ambitieux, qui avait pris le titre ou du moins usurpé les pouvoirs de roi de Rome[71].

Je n’ai pas entrepris l’histoire ecclésiastique du schisme d’Occident ; mais Rome, objet des derniers chapitres  de cet ouvrage, est vivement intéressée dans les contestations élevées au sujet de la succession de ses souverains. Les premiers conseils pour la paix et la réunion des chrétiens sortirent de l’université de Paris et de la faculté de Sorbonne, dont les docteurs étaient regardés, au moins dans l’Église gallicane, comme les maîtres les plus consommés dans la science théologique[72]. Ils écartèrent sagement toutes les recherches sur l’origine et les raisons des deux partis ; et pour remédier à tant de maux, ils proposèrent que les deux papes abdiquassent en même temps après que chacun d’eux aurait autorisé les cardinaux de la faction opposée à se réunir pour une élection légitime, et que les nations refusassent[73] d’obéir à celui des deux compétiteurs qui préférerait ses intérêts à ceux du public. Dès que le saint-siège vaquait, ces médecins de l’Église demandaient avec instance qu’on prévînt les funestes suites d’un choix précipité ; mais la politique du conclave et l’ambition des cardinaux n’écoutaient ni la raison ni les prières, et quelques promesses qu’eut pu faire celui qui obtenait la tiare, le pape n’était jamais lié par les serments du cardinal. L’artifice des pontifes rivaux, les scrupules ou les passions de leurs adhérents, et les vicissitudes des factions qui, en France, gouvernaient l’insensé Charles VI, éludèrent durant quinze ans les desseins pacifiques de l’université de Paris. On adopta enfin une résolution vigoureuse : une ambassade solennelle, composée du patriarche titulaire d’Alexandrie, de deux archevêques, de cinq évêques, de cinq abbés, de trois chevaliers et de vingt docteurs, se rendit à la cour d’Avignon et à celle de Rome : elle y demanda, au nom de l’Église et du roi, l’abdication des deux papes, de Pierre de Luna, qu’on nommait Benoît XIII, et d’Angelo Corrario, qu’on appelait Grégoire XII. Pour l’honneur de Rome et le succès de leur commission, les ambassadeurs demandèrent une conférence avec les magistrats de la ville : ils déclarèrent d’une manière positive que le roi très chrétien ne voulait point tirer le saint-siège du Vatican, qui était à ses yeux la résidence convenable au successeur de saint Pierre. Un orateur éloquent répondit, au nom du sénat et du peuple, que les Romains désiraient concourir à la réunion de l’Église ; il déplora les maux temporels, et spirituels d’un si long schisme, et réclama la protection de la France contre les armes du roi de Naples. Les réponses de Benoît et de Grégoire furent également édifiantes et trompeuses ; et les deux rivaux, pour éluder leur abdication, se montrèrent animés du même esprit. Ils convinrent de la nécessité d’une entrevue préliminaire ; mais ils ne purent jamais s’accorder sur le temps, le lieu et la forme de cette entrevue. Si l’un avance, disait un serviteur de Grégoire, l’autre recule ; l’un semble être un animal qui craint la terre, et l’autre une créature qui craint l’eau. Ainsi, deux vieux prêtres, pour quelques instants de vie et de pouvoir qui peuvent leur rester encore, compromettent la paix et le salut du monde chrétien[74].

Enfin le monde chrétien s’indigna de leur obstination et de leurs artifices chacun d’eux fut abandonné par ses cardinaux qui se réunirent à ceux du parti contraire comme à des amis et à des collègues : leur révolte fut soutenue par une nombreuse assemblée de prélats et d’ambassadeurs. Le concile de Pise déposa avec une égale justice le pape de Rome et celui d’Avignon ; le conclave élut Alexandre V d’une voix unanime,  et après la mort d’Alexandre, arrivée peu de temps après, nomma de la même manière Jean XXIII, le plus débauché de tous les hommes. Mais au lieu d’éteindre le schisme, la précipitation des Français et des Italiens ne fit qu’élever un troisième prétendant au trône de saint Pierre. On contesta les droits nouveaux que s’étaient attribués le concile de Pise et le conclave qui en fut la suite. Les rois d’Allemagne, de Hongrie et de Naples, adhérèrent à la cause de Grégoire XII ; la dévotion et le patriotisme des Espagnols les décidèrent en faveur de Benoît XIII, leur compatriote. Le concile de Constance réforma les décrets inconsidérés du concile de Pise. L’empereur Sigismond y joua un grand rôle en qualité d’avocat ou de protecteur de l’Église catholique ; et ce concile, par le nombre et l’importance des membres de l’ordre civil et de l’ordre ecclésiastique qui y assistèrent, sembla former les états généraux de l’Europe. Des trois compétiteurs, Jean XXIII fut la dernière victime : il prit la fuite, mais on le ramena captif : on supprima les accusations les plus scandaleuses ; le vicaire de Jésus-Christ ne fut accusé que de piraterie, de meurtre, de viol, de sodomie et d’inceste, et après avoir souscrit à sa condamnation, il expia dans une prison l’imprudence de s’être fié de sa sûreté sur une ville libre au-delà des Alpes. Grégoire XII, dont la juridiction se trouvait bornée à l’enceinte de Rimini, descendit plus honorablement du trône, la session où il renonça au titre et à l’autorité de légitime pape, fut convoquée par son ambassadeur. Pour vaincre l’obstination de Benoît XIII et de ceux qui le soutenaient, l’empereur fit le voyage de Constance à Perpignan. Les rois de Castille, d’Aragon, de Navarre et d’Écosse, obtinrent un honorable traité ; Benoît fut déposé par le concile, de l’aveu des Espagnols : mais on laissa ce vieillard dont on n’avait rien à craindre, excommunier deux fois par jour, de son château solitaire, les royaumes rebelles qui avaient abandonné sa cause. Après avoir extirpé les restes du schisme, le concile de Constance précéda avec lenteur et avec circonspection à l’élection du souverain de Rome et du chef de l’Église. Dans cette grande occasion, on ajouta aux vingt-trois cardinaux qui formaient le sacré collège, trente députés tirés en nombre égal des cinq grandes nations de la chrétienté, l’italienne, l’allemande, la française, l’espagnole et l’anglaise[75]. Cette intervention des étrangers fut rendue moins pénible aux habitants de Rome par la générosité qu’ils eurent de choisir un Italien et un Romain, et Othon Colonne, recommandable par sa famille et par son mérite personnel, réunit les voix du conclave. Rome reçut avec joie et avec soumission, pour souverain, le plus noble de ses enfants. L’État ecclésiastique fut détendu par sa puissante famille, et c’est sous ce règne que les papes sont rentrés au Vatican et s’y sont figés à demeure[76].

Martin V (1417) reprit le droit de fabriquer les monnaies que le sénat avait exercé durant près de trois siècles[77] ; il y fit mettre son image et son nom et c’est à lui que commence la suite des médailles des papes. Eugène IV (1341), son successeur immédiat, est le dernier pontife qui se soit vu chassé de Rome par une émeute[78] ; et Nicolas V (1417), successeur d’Eugène IV, est le dernier qui ait été importuné de la présence d’un empereur romain[79]. 1° la querelle d’Eugène avec les pères du concile de Bâle, et le poids ou la crainte d’une nouvelle excise, encouragèrent et excitèrent les Romains à envahir le gouvernement, temporel de la ville. Ils prirent les armes, élurent sept gouverneurs de la république et un connétable du Capitole ; ils emprisonnèrent le neveu du pape, assiégèrent le pontife dans son palais ; et lorsqu’il prit la fuite en habit de moine, et que sa barque descendit le Tibre, ils l’assaillirent d’une multitude de traits. Toutefois il avait encore  au château Saint-Ange une garnison fidèle et de l’artillerie ; ses batteries foudroyaient la ville, et un boulet adroitement pointé renversa la barricade du pont, et dispersa d’un seul coup les héros de la république. Une rébellion de cinq mois (29 mai, 26 octobre 1434), avait épuisé leur constance. Sous la tyrannie des nobles gibelins, les plus sages d’entre les patriotes regrettèrent la domination du pape, et leur repentir bientôt unanime fut suivi de la soumission. Les troupes de saint Pierre occupèrent de nouveau le Capitole ; les magistrats retournèrent chacun dans leur maison ; les plus coupables furent punis de la mort ou de l’exil, et le légat, arrivant à la tête de deux mille fantassins, et de quatre mille chevaux, fut salué comme le père de la ville. Les conciles de Ferrare et  de Florence ; la frayeur ou le ressentiment, prolongèrent l’absence d’Eugène. Il fût reçu par un peuple soumis ; mais par les acclamations mêmes qui accompagnèrent son entrée, il comprit que pour entretenir la fidélité des Romains et assurer son repos, il devait abolir sans délai l’odieux impôt qui avait été une des causes de la révolte. 2° Rome se rétablit, s’embellit et s’éclaira sous le paisible règne de Nicolas V. Tandis que le pape s’occupait des ornements de sa capitale et du bonheur de son peuple, il fût alarmé par l’approche de l’empereur Frédéric III ; au reste, ni le caractère ni la puissance de ce prince ne pouvaient justifier un tel effroi. Après avoir rassemblé dans la métropole ses forces militaires, après avoir pourvu au tant qu’il le put à sa sûreté par des serments et des traités[80], Nicolas reçut d’un air satisfait le fidèle avocat et vassal de l’Église romaine. On était alors si disposé à la soumission, Frédéric III était si faible, que rien ne troubla la pompe de son couronnement ; mais cette vaine cérémonie était si humiliante pour une nation indépendante, que ses successeurs se sont dispensés du fatigant voyage de Rome, et que le choix des électeurs d’Allemagne leur a paru un titre suffisant.

Un citoyen a remarqué avec satisfaction et avec orgueil que le roi des Romains, après avoir salué légèrement les cardinaux et les prélats qui allèrent de Rome à sa rencontre, distingua le sénateur de Rome et son habit de cérémonie, et que, dans ce dernier adieu, le fantôme de l’empire et celui de la république s’embrassèrent d’une manière amicale[81]. Selon les lois de Rome[82], son premier magistrat devait être docteur es lois, étranger, et né au moins à quarante milles de la cité : il ne pouvait être lié avec les habitants de parenté ou d’alliance au troisième degré canonique. On le nommait chaque année ; lorsqu’il sortait de charge on examinait sévèrement sa conduite, et il ne pouvait exercer le même office qu’après un intervalle de deux ans. Il recevait trois mille florins pour ses dépenses et son salaire ; et la pompe qui l’environnait était digne de la majesté de la république. Il portait une robe de brocart d’or ou de velours cramoisi ; pendant l’été une étoffe de soie plus légère ; il avait un sceptre d’ivoire à la main ; les trompettes annonçaient son approche ; il était précédé d’au moins quatre licteurs, qui tenaient des baguettes rouges enveloppées de banderoles de couleur d’or, couleur de la ville. Son serment au Capitole indiquait ses pouvoirs et ses fonctions ; il jurait d’observer et de maintenir les lois, de réprimer l’orgueilleux, de protéger le pauvre, et d’exercer la justice et la miséricorde dans toute l’étendue de juridiction. Il était aidé par trois étrangers instruits, les deux collatéraux et le juge des appels en matière criminelle. Les lois attestent le grand nombre de procès qu’ils avaient à juger pour crimes de vol, de rapt et de meurtre, et telle est la faiblesse de ces lois, qu’elles semblent autoriser les querelles privées et les associations de citoyens armés pour leur défense mutuelle. Le sénateur n’était chargé que de l’administration de la justice. Le Capitole, le trésor et le gouvernement de la ville et de son territoire, étaient confiés à trois conservateurs qu’on changeait quatre fois par an.  La milice des treize quartiers se rassemblait sous les drapeaux des caporioni, leurs chefs particuliers, dont le premier était distingué par le nom et le rang de prior. Le pouvoir législatif du peuple résidait dans le conseil secret et dans les assemblées générales. Les magistrats et leurs prédécesseurs immédiats, quelques officiers du fisc et des tribunaux, et trois classes de treize, vingt-six et quarante conseillers, en tout environ cent vingt personnes, composaient le conseil secret. Tous les citoyens mâles pouvaient voter à l’assemblée générale ; et, ce qui ajoutait à la valeur de ce privilège, on avait soin d’empêcher que les étrangers n’usurpassent le titre de citoyens de Rome. De sages et sévères précautions prévenaient les troubles de la démocratie. Les magistrats avaient seuls le droit de proposer une question. On ne permettait à personne de parler, si ce n’est du haut d’une chaire ou d’un tribunal : les acclamations tumultueuses étaient contenues ; on prenait les voix au scrutin ; et on publiait les décrets sous les noms respectables du sénat et du peuple. Il ne serait pas facile d’indiquer une époque où la pratique ait été parfaitement d’accord avec cette théorie ; car les progrès de l’ordre se sont trouvés liés avec la diminution successive de la liberté ; mais l’an 1580, sous le pontificat et de l’aveu de Grégoire XIII[83], les anciens statuts furent rassemblés en un recueil, divisés en trois livres et adaptés au moment où l’on se trouvait. Les Romains suivent encore ce code de lois civiles et criminelles, et si les assemblées populaires ne subsistent plus, un sénateur étranger, et trois conservateurs résident toujours au Capitole[84]. Les papes ont adopté la politique des Césars ; et l’évêque de Rome, en exerçant le pouvoir absolu d’un monarque temporel et spirituel, a toujours affecté de conserver les formes d’une république.

C’est une vérité triviale, que les caractères extraordinaires doivent trouver des occasions qui leur soient favorables, et que le génie de Cromwell ou de Retz pourrait expirer maintenant dans l’obscurité. Ce fanatisme de liberté qui porta Rienzi sur un trône, conduisit au gibet, un siècle après, Porcaro son imitateur. Étienne Porcaro était d’une noble extraction et d’une réputation sans tache ; sa langue était armée d’éloquence, et son esprit était éclairé par l’instruction : s’élevant au-dessus d’une ambition vulgaire, il voulut rendre la liberté à sa patrie et immortaliser son nom. La domination des prêtres est de toutes la plus odieuse à un esprit doué d’idées libérales. On venait de reconnaître la fausseté de la prétendue donation de Constantin, et cette découverte écartait tout scrupule : Pétrarque était l’oracle des italiens ; et toutes les fois que Porcaro repassait dans sa mémoire l’ode qui peint le patriote et le héros de Rome, il s’appliquait les visions prophétiques du poète. Ce fut aux funérailles d’Eugène IV qu’il fit son premier essai des dispositions du peuple : il prononça un discours soigné par lequel il appelait les Romains à la liberté, et aux armes ; ils paraissaient l’écouter avec plaisir, lorsqu’un grave personnage prit la défense de l’Église et de l’État. La loi déclarait coupable de haute trahison un orateur séditieux ; mais le nouveau pontife, par compassion et par estime pour Porcaro, se chargea de l’honorable soin de le ramener et d’en faire son ami. L’inflexible républicain, appelé à Anagni, en revint avec une nouvelle gloire et un accroissement de zèle. Il cherchait une occasion favorable pour exécuter son plan ; il ne l’attendit pas longtemps. Au milieu des jeux de la place Navarre, des enfants et des artisans ayant pris querelle, il s’efforça de convertir cette querelle en un soulèvement général du peuple. Nicolas, toujours humain, ne voulut point le punir de mort ; il se contenta, pour l’éloigner de la tentation, de le reléguer à Bologne, en lui assignant une pension honnête, et ne lui imposant d’autre obligation que celle de se présenter chaque jour devant le gouverneur de la ville. Mais Porcaro avait appris du dernier Brutus qu’on ne doit aux tyrans ni fidélité ni reconnaissance. Il s’occupa dans son exil à déclamer contre la sentence arbitraire du pape ; il forma peu à peu un parti et une conspiration : son neveu, jeune homme entreprenant, assembla une troupe de conjurés ; au jour convenu (9 janvier 1453), il donna dans sa maison à Rome une fête aux amis de la république. Porcaro, qui s’était évadé de Bologne, parût au milieu des convives avec une robe de pourpre et d’or ; sa voix, son maintien, ses gestes, annonçaient un homme, dévoué à la vie et à la mort, à la cause glorieuse qu’il embrassait. Il s’étendit dans un discours étudié sur les motifs et les moyens de l’entreprise ; il fit valoir le nom et les libertés de Rome, la mollesse et l’orgueilleuse tyrannie du clergé, l’aveu formel ou tacite de tous les citoyens ; un secours de trois cents soldats et quatre cents exilés, dès longtemps exercés à combattre et à souffrir ; ils leur promit, pour les rendre plus ardents à frapper, toute liberté de vengeance ; et enfin, un million de ducats devait être la récompense de la victoire. Demain, fête de l’Épiphanie, il serait aisé, ajouta-t-il, d’arrêter le pape et les cardinaux, à la porte de l’église de Saint-Pierre ou au pied de l’autel, de les conduire chargés de fers sous les murs du château Saint-Ange, et là, de les forcer, par la menace et la vue de la mort, à nous rendre cette forteresse ; de monter ensuite au Capitole, de sonner le tocsin, et, dans une assemblée populaire, de rétablir l’ancienne république. Au moment où il triomphait en idée, il était déjà trahi. Le sénateur, à la tête d’une garde nombreuse, investit la maison où se trouvaient les conjurés ; le neveu de Porcaro parvint à s’ouvrir un passage à travers la foule ; mais le malheureux Étienne fût saisi dans une armoire, s’affligeant de ce que ses ennemis avaient prévenu de trois heures l’exécution de son dessein. Après des crimes si manifestes et si multipliés, le pape n’écouta que sa justice. Porcaro et neuf de ses complices furent pendus sans confession et au milieu des terreurs et clos invectives de la cour de Nicolas : les Romains accordèrent leur compassion et presque leur suffrage à ces martyrs de la liberté publique[85]. Mais leur suffrage fut muet, leur compassion inutile, et leur liberté à jamais perdue : si on les a vus se soulever depuis dans quelque vacance du saint-siège ou lorsqu’on manquait de pain, on trouve de pareils mouvements au sein de la plus abjecte servitude.

Mais l’indépendance des nobles, fomentée par la discorde, survécut à la liberté des communes, qui ne peut être fondée que sur l’union du peuple. Les barons conservèrent longtemps le privilège de piller et d’opprimer leurs concitoyens ; leurs maisons, étaient des forteresses et des asiles ; ils protégeaient contre les lois une troupe féroce de bandits et de criminels qui les servaient de leurs épées et de leurs poignards. L’intérêt particulier entraîna quelquefois les papes et leurs neveux dans ces querelles domestiques. Sous le règne de Sixte IV, Rome fut bouleversée par les combats que se livrèrent ces maisons rivales, et par les siéges qu’elles entreprirent et soutinrent les unes contre les autres : le protonotaire Colonne fut mis à la torture et décapité après avoir vu son palais en cendres, et son ami Savelli, prisonnier de ses ennemis, fut égorgé pour n’avoir pas voulu se joindre aux cris de victoire des Ursins[86] ; mais les papes, sûrs d’être assez forts pour commander l’obéissance de leurs sujets toutes les fois qu’ils seraient assez fermes pour la réclamer, ne tremblèrent plus au Vatican, et les étrangers qui remarquaient ces désordres particuliers, admiraient néanmoins la modération des impôts et la sage administration de l’État ecclésiastique[87].

Les foudres spirituelles du Vatican dépendent de la force que leur prête l’opinion : si cette opinion fait place à la raison ou à la passion, leur vain bruit peut s’évaporer dans les airs ; et le prêtre sans appui se trouve exposé à la violence brutale du moindre adversaire ou noble ou plébéien. Mais lorsque les papes eurent quitté le séjour d’Avignon, le glaive de saint Paul garda les clefs de saint Pierre. Rome était commandée par une citadelle imprenable et le canon est bien puissant contre les séditions populaires ; une troupe régulière de cavalerie et d’infanterie servait sous le drapeau du pape ; ses amples revenus lui permettaient de fournir aux dépenses de la guerre ; et l’étendue de ses domaines le mettait en état d’accabler une ville révoltée sous une armée de voisins ennemis et de sujets fidèles[88]. Depuis la réunion des duchés de Ferrare et d’Urbin, l’État ecclésiastique se prolonge de la Méditerranée à la mer Adriatique, et des confins du royaume de Naples aux bords du Pô : la plus grande partie de cette vaste et fertile contrée redonnait des le seizième siècle la souveraineté légitime et temporelle des pontifes de Rome. Leurs premiers droits se sont fondés sur les donations véritables ou fabuleuses des siècles d’ignorance. Je ne pourrais raconter ce qu’ils ont fait successivement pour consolider leur empire, sans me jeter trop avant dans l’histoire de l’Italie, et même dans celle de l’Europe ; il faudrait détailler les crimes d’Alexandre VI, les opérations militaires de Jules II, et la politique éclairée de Léon X, sujet illustré par la plume du plus noble historiens de cette époque[89]. Durant la première période de leurs conquêtes, et jusqu’à l’expédition de Charles VIII, les papes furent en état de lutter avec succès contre les princes et les pays voisins, dont les forces militaires étaient inférieures ou tout au plus égales à celles de la cour de Rome ; mais dès que les monarques de la France, de l’Allemagne et de l’Espagne, se disputèrent, avec des armées gigantesques, la domination de l’Italie, les successeurs de saint Pierre  appelèrent l’artifice au secours de leur faiblesse ; ils cachèrent dans un labyrinthe de guerres et de traités leurs vues ambitieuses, et l’espoir, qui ne les abandonna jamais, de reléguer les Barbares au-delà des Alpes. Les guerriers du Nord et de l’Occident, réunis sous le drapeau de Charles-Quint, détruisirent souvent l’équilibre que le Vatican s’efforçait d’établir ; les plans mobiles et faibles de Clément VII exposèrent sa personne et ses États ; et Rome fut en proie, durant sept mois, à une armée sans frein, plus cruelle, et plus avide que les Goths et les Vandales[90]. Après cette sévère leçon, les pontifes resserrèrent leur ambition qui fut alors presque satisfaite : ils reprirent le rôle paternel qui leur convient, et ne firent plus de guerre offensive, si l’on en excepte une querelle inconsidérée où le vicaire de Jésus-Christ et le sultan des Turcs s’armèrent en même temps contre le royaume de Naples[91]. Les Français et les Allemands se retirèrent à la fin du champ de bataille ; les Espagnols étaient bien affermis dans la possession de Milan, de Naples, de la Sicile, de la Sardaigne et des côtes de la Toscane, et il fut de leur intérêt de maintenir la paix et la dépendance de l’Italie, qui ont duré presque sans troubles depuis le milieu du seizième siècle jusqu’au commencement de celui-ci. La politique religieuse de la cour d’Espagne dominait et protégeait le Vatican ; les préjugés et l’intérêt du roi catholique le disposaient dans toutes les occasions à soutenir le prince contre le peuple ; et au lieu des encouragements, des secours et du refuge que les amis de la liberté et les ennemis des lois avaient trouvés jusqu’alors dans les États voisins, ils se virent de toutes parts enfermés dans le cercle de fer du despotisme. L’éducation et l’habitude de l’obéissance subjuguèrent à la longue l’esprit turbulent de la noblesse et des communes de Rome. Les barons oublièrent les guerres et les factions de leurs aïeux ; le luxe et le gouvernement les asservirent peu à peu à leur empire. Au lieu de soutenir à leurs frais une multitude de partisans et de satellites, ils employèrent leurs revenus à ces dépenses particulières qui multiplient les plaisirs et diminuent le pouvoir du propriétaire[92]. Les Colonnes et les Ursins ne luttèrent plus que sur la décoration de leur palais et de leurs chapelles, et l’opulence subite  des familles pontificales égala ou surpassa leur antique splendeur. On n’entend plus à Rome la voix de la liberté ni celle de la discorde, et, au lieu d’un torrent écumeux, elle n’offre plus qu’un lac uni et stagnant où se peint l’image de l’oisiveté et de la servitude.

La domination temporelle du clergé scandalise également le chrétien, le philosophe et le patriote[93]. La majesté locale de Rome, le souvenir de ses consuls et de ses triomphes semblent ajouter unie nouvelle amertume au sentiment et à la honte de sa servitude. En calculant de sang-froid les avantages et les défauts du gouvernement ecclésiastique, on peut le louer dans son état actuel comme une administration douce, décente et paisible, qui n’a pas à craindre les dangers d’une minorité où la fougue d’un jeune prince, qui n’est point minée par le luxe, et qui est affranchie des malheurs de la guerre ; mais ces avantages se trouvent contrebalancés par ces avènements fréquents et renouvelés presque tous les sept ans, de souverains, rarement originaires de Rome, jeunes politiques de soixante ans, parvenus au déclin de leur vie et de leurs talents, sans espoir de vivre assez longtemps pour achever les travaux de leur règne passager et sans enfants pour les continuer. On tire le pontife du sein de l’Église et même du fond des couvents, des habitudes de l’éducation et de l’existence les plus contraires à la raison, à l’humanité et à la liberté. Enchaîné dans les filets d’une croyance servile, il a appris à croire en raison de l’absurdité, à respecter ce qui est méprisable et à mépriser ce qui est digne de l’estime de tous les êtres raisonnables ; à punir l’erreur comme un crime, à célébrer la mortification de la chair et le célibat comme la première des vertus, à mettre les saints du calendrier[94] au-dessus des héros de Rome et des sages d’Athènes, à regarder enfin le missel ou le crucifix comme des instruments plus utiles que la charrue ou le métier qui produit des étoffes. Il peut dans les nonciatures ou sous la pourpre acquérir quelque connaissance du monde ; mais son esprit et ses mœurs conservent la tache primitive : sans doute il peut, par l’étude et l’expérience, arriver à une juste appréciation de sa profession ; mais cet artiste sacerdotal doit nécessairement se pénétrer de quelque partie de cet esprit de bigoterie qu’il tâche d’inculquer aux autres. Le génie de Sixte Quint[95] s’élança de l’obscurité d’un couvent de franciscains dans un règne de cinq ans, il anéantit la race des bandits et de tous ces hommes vicieux proscrits par les lois ; il abolit les lieux de franchise séculiers où se retiraient les scélérats[96] ; il créa une marine et une armée de terre ; il rétablit les monuments de l’antiquité, il voulut les égaler dans ses constructions ; et, après avoir usé noblement du revenu public, et l’avoir considérablement augmenté, il laissa cinq millions d’écus dans le château Saint-Ange ; mais la cruauté souilla sa justice ; des vues de conquête furent la cause de son activité ; les abus reparurent à sa mort : on dissipa le trésor qu’il avait amassé ; il chargea la postérité de trente-cinq nouveaux impôts et de la vénalité des offices ; et dès qu’il eut rendu le dernier soupir, un peuple ingrat ou opprimé renversa sa statue[97]. L’originalité sauvage de Sixte-Quint occupe une placé particulière dans l’histoire des papes et l’on ne peut juger des maximes et des effets de leur administration temporelle, que par un examen positif et comparatif des arts et de la philosophie, de l’agriculture et du commerce, de la richesse et de la population de l’État ecclésiastique[98]. Quant à moi, je veux mourir en paix avec tout le monde, et dans ces derniers moments je n’offenserai pas volontairement même le pape et le clergé de Rome.

 

 

 



[1] Les Mémoires sur la vie de François Pétrarque (Amsterdam, 1764, 1767, 3 vol. in-4°) forment un ouvrage abondant en détails, original et très agréable. C’est un travail fait d’affection, et d’après l’étude exacte du poète et de ses contemporains ; mais on perd trop souvent le héros au milieu de l’histoire générale de son siècle ; et l’auteur se laisse trop souvent affadir par une affectation de politesse et de galanterie. Dans la préface du premier volume, l’abbé de Sade indique vingt biographes italiens qui ont traité spécialement même sujet, et il examine leur mérite.

[2] L’opinion de ceux qui ne voient dans Laure qu’un personnage allégorique, prévalut dans le quinzième siècle mais les prudents commentateurs n’étaient point d’accord, et ils disputaient pour savoir si Pétrarque avait voulu désigner par ce nom la Religion ou la Vertu, la sainte Vierge ou... Voyez les préfaces du premier et du second volume de l’abbé de Sade.

[3] Laure de Noves naquit vers l’an 1307 : elle épousa, au mois de janvier 1325, Hugues de Sade, noble citoyen d’Avignon, dont la jalousie n’était pas un effet de l’amour ; car il se maria une seconde fois sept mois après la mort de Laure, qui arriva le 6 avril 1348, précisément vingt et un ans après l’époque où Pétrarque l’avait vue pour la première fois, et avait senti naître son amour pour elle.

[4] Corpus crebris partubus exhaustunt : l’abbé de Sade, biographe de Pétrarque, et si plein de zèle et d’affection pour ce poète, descend, au dixième degré, d’un des enfants de Laure. Il est vraisemblable que c’est ce motif qui lui a fait naître le projet de son ouvrage, et l’a déterminé à rechercher toutes les circonstances d’une histoire si importante pour la réputation de son aïeule. Voyez surtout le tome I, p. 123-133, notes, p. 7-58 ; le t. II, p. 455-495, notes, p. 76-82.

[5] La fontaine de Vaucluse, si bien connue de nos voyageurs anglais, a été décrite par l’abbé de Sade (Mémoires, t. I, p. 340-359) d’après les ouvrages de Pétrarque et ses propres connaissances locales. Ce n’était au vrai qu’une retraite d’ermite, et les modernes se trompent beaucoup s’ils placent dans la grotte Laure et son heureux amant.

[6] L’édition de Bâle, du seizième siècle, sans indication de l’année, contient douze cent cinquante pages, petit caractère. L’abbé de Sade demande à grands cris qu’on fasse une nouvelle édition des œuvres latines de Pétrarque ; mais je doute beaucoup qu’elle fût utile au libraire et agréable au public.

[7] Voyez Selden, Titles of Honour (t. III de ses Œuvres, p. 457-466). Un siècle avant Pétrarque, saint François reçut la visite d’un poète qui ab imperatore fuerat coronatus et exinde rex versuum dictus.

[8] Depuis Auguste jusqu’à Louis XIV, la muse des poètes n’a que trop souvent été mensongère et vénale ; mais je doute que dans aucun siècle et dans aucune cour il y ait jamais eu, ainsi qu’à la cour d’Angleterre, un poète stipendié, qui, sous tous les règnes et dans toutes les occasions, fût obligé de fournir deux fois par an une certaine quantité de vers, et une certaine dose d’éloges qu’on pût chanter dans la chapelle, et, je crois, en présence du souverain. Je parle avec d’autant plus de liberté de cet usage ridicule, que le meilleur, temps pour l’abolir est celui où le roi se trouve être un homme vertueux, et le poète un homme de génie.

[9] Voyez  Isocrate, in Panegyr., t. I, p. 116, 117, édit. Battie, Cambridge, 1729. On imita à Delphes les panathénées ; mais aux jeux olympiques il n’exista de couronne, pour la musique que lorsqu’elle fut arrachée par la vanité tyrannique de Néron (Suétone, in Nerone, c. 23 ; Philostrate, apud Casaubon, ad locum, Dion Cassius ou Xiphilin, l. LXIII, p. 1032, 1041 ; Potter’s greek Antiquities, vol. I, p. 445-450).

[10] Les jeux capitolins (certamen quinquennale MUSICUM, equestre, gymnicum) furent établis par Domitien (Suétone, c. 4) l’an 86 de Jésus-Christ (Censorin, de Die Natali, c. 18, p. 100, édit. Havercamp), et ne furent abolis qu’au quatrième siècle, (Ausone, de Professoribus Burdegal. V). Si la couronne était accordée au mérite supérieur, l’exclusion de Stace (Capitolia nostræ infciata lyræ, Sylves, l. III, v. 31) peut prouver le talent des poètes qui concouraient aux jeux du Capitole ; mais les poètes latins qui vécurent avant Domitien ne furent couronnés que par l’opinion publique.

[11] Pétrarque et les sénateurs de Rome ignoraient que le laurier était la couronne des jeux de Delphes, et non des jeux capitolins (Pline, Hist. nat., XV, 39 ; Hist. critique de la république des lettres, t. I, p. 150-220). Les vainqueurs du Capitole étaient couronnés d’une guirlande de feuilles de chêne (Martial, l. IV, épigramme 54).

[12] Le pieux descendant de Laure s’est efforcé, et non sans succès, de venger la pureté de sa vertu des censures des graves personnages et du sourire malin des gens du monde (t. II, notes, p. 76-82).

[13] L’abbé de Sade décrit avec beaucoup d’exactitude tout ce qui a rapport au couronnement de Pétrarque (t. I, p. 125-435 ; t. II, p. 1-6 ; notes, p. 1-13). Ces détails sont tirés des écrits de Pétrarque et du journal romain de Louis Monaldeschi : il a eu soin de ne pas mêler à ce récit les fables plus récentes de Sannuccio Delbene.

[14] L’acte original est imprimé parmi les pièces justificatives des Mémoires sur Pétrarque, t. III, p. 50-53.

[15] Pour avoir des preuves de son enthousiasme pour Rome, j’invite seulement le lecteur à ouvrir au hasard les Œuvres de Pétrarque ou l’ouvrage de son biographe français. Ce dernier a décrit le premier voyage du poète à Rome (t. I, p. 323-335) ; mais, au lieu de tant de fleurs de rhétorique et de moralités, Pétrarque aurait dû, pour l’amusement de son siècle et de la postérité, nous donner une description exacte de la ville et de son couronnement.

[16] Le père Du Cerceau, jésuite, a écrit l’Histoire de la Conjuration de Nicolas Gabrini, dit de Rienzi, tyran de Rome, en 1347, ouvrage publié à Paris en 1748, in-12, après la mort de l’auteur. Je lui dois quelques faits et divers documents qui se trouvent dans un livre de Jean Hocsemius, chanoine de Liège, historien contemporain (Fabricius, Biblioth. latin. medii œvi, t. III, p. 273, t. IV, p. 85).

[17] L’abbé de Sade, qui fait un si grand nombre d’excursions sur l’histoire du quatorzième siècle, a nécessairement dû traiter, comme étant de son sujet, une révolution qui intéressait si vivement Pétrarque (Mémoires, t. II, p. 50, 51 ; 320, 417, notes, p. 70-76 ; t. III, p. 221-243, 366-375). Il y a lieu de croire qu’aucune des idées ou aucun des faits qui se trouvent dans les écrits de Pétrarque ne lui a échappé.

[18] Jean Villani, l. XII, c. 89-1.4, in Muratori, Rerum Ital. Script., t. XIII, p. 969, 970, 981-983.

[19] Muratori a inséré dans son troisième volume des Antiquités italiennes (p. 249-548) les Fragmenta historiœ romanœ ab anno 1327 usque ad annum 1351, dans le dialecte qu’on parlait à Rome et à Naples au quatorzième siècle, avec une version latine en faveur des étrangers. Ces fragments contiennent les détails les plus authentiques de la vie de Cola (Nicolas) di Rienzi : ils avaient été imprimés en 1627, in-4°, sous le nom de Thomas Fortifiocea, dont on ne dit rien dans cet ouvrage, sinon qu’il avait été puni par le tribun pour un crime de faux. La nature humaine est rarement capable d’une si sublime, ou si stupide impartialité ; mais, quelque soit l’auteur de ces Fragments, il les a écrits sur les lieux et au temps de la révolution, et il peint sans dessein et sans art les mœurs de Rome et le caractère du tribun.

[20] Le premier et le plus beau moment de la vie de Rienzi, celui de son gouvernement en qualité de tribun, se trouve dans le dix-huitième chapitre des Fragments (p. 399-479). Ce chapitre forme, dans la nouvelle division, le deuxième livre de l’histoire, qui contient trente-huit chapitres ou sections d’une moindre étendue.

[21] On verra peut-être ici avec plaisir un échantillon de l’idiome qu’on parlait à Rome et à Naples au quatorzième siècle : Fo da soa juventuine nutricato di latte de eloquentia, buono gramatico, megliore rettuorico, autorista bravo. Deh como et quanto era veloce leitore ! moito, usava Tito Livio, Seneca, et Tullio, et Balerio Massimo, moito li diletiava le magnficentie di Julio Cesare raccontare. Tutta la die se speculava negl’ intagli di marmo lequali iaccio intorno Roma. Non era altri che esso, che sapesse lejere li antichi pataffii. Tutte scritture antiche vulgarizzava ; quesse fiure di marmo justamente interpretava. Oh come spesso diceva : Dove suono quelli buoni Romani ? dove ene loro somma justitia ? Poteramme trovare in tempo che quessi fiuriano !

[22] Pétrarque rapproche la jalousie des Romains du caractère facile des maris d’Avignon (Mémoires, t. I, p. 330).

[23] Les fragments de la lex Regia se trouvent dans les Inscriptions de Gruter, t. I, p. 242, et à la fin du Tacite d’Ernesti, avec quelques notes savantes de l’éditeur, t. II.

[24] Je ne puis omettre urge étonnante et ridicule erreur de Rienzi. La lex Regia autorise Vespasien à défendre le pomœrium, mot familier à tous les antiquaires, mais non pas au tribun, qui le confondait avec pomarum, verger, et traduisait lo Jardino de Roma civene Italia ; et ce sens a été adopté par le traducteur latin (p. 446) ainsi que par l’historien français (p. 33), moins excusables dans leur ignorance. Le savoir de Muratori lui-même s’est endormi sur ce passage.

[25] Priori (Bruto) tamen similior, juvenis uterque, longe ingenio quam cujus simulationem induerat, ut sub hoc obtentu liberator ille P. R. aperiretur tempore suo... Ille regibus, hic tyrannis contemptus. Opp., p. 536.

[26] Je lis dans un manuscrit perfumante quatro SOLDI, dans un autre quatro FIORINI ; cette différence est grave, puisque le florin valait dix solidi romains (Murat., Diss. 28). Il résulte de la première version qu’il y avait à Rome vingt-cinq mille familles, et de la seconde qu’il y en avait deux cent cinquante mille, et j’ai lieu de craindre que la première ne soit plus conforme à la situation ou était tombée Rome à cette époque, et au peu d’étendue de son territoire.

[27] Hocsemius, p. 398, ap. Du Cerceau, Hist. de Rienzi, p. 194. Les quinze lois que publia ce tribun se trouvent dans l’historien que, pour avoir plus tôt fait, je nommerai Fortifiocca, l. II, c. 4.

[28] Fortifiocca, l. II, c. 11. Les détails de ce naufrage font connaître quelques circonstances du commerce et de la navigation du quatorzième siècle. 1° Le navire avait été construit à Naples, et on l’avait frété pour les ports de Marseille et d’Avignon. 2° Les matelots étaient originaires de Naples et de l’île d’Œnaria, et moins habiles que ceux de la Sicile et de Gènes. 3° Le navire était revenu de Marseille en longeant les côtés : assailli par une tempête, il s’était réfugié à l’embouchure du Tibre, mais il manqua le courant et échoua : l’équipage, n’ayant pu le dégager, descendit à terre. 4° Ce navire, dont la cargaison fut pillée, portait au trésor royal le revenu de la Provence, plusieurs balles de poivre, de cannelle et d’étoffes de France, le tout valant vingt mille florins, prise alors très considérable.

[29] Ainsi une ancienne connaissance d’Olivier Cromwell, qui se souvenait de l’avoir vu entrer à la chambre des communes d’un air si gauche et si ignoble, fut étonnée de l’aisance et de la majesté du protecteur sur son trône. (Voyez Harris’s Life of Cromwell, p. 27-34, d’après Clarendon, Warwick, Whitelocke, Waller, etc.) Un homme qui sent son mérite et son pouvoir prend aisément les manières de sa dignité.

[30] Voyez les détails, les causes et les effets de la mort d’André, dans Giannone (t. III, l. XXIII, p. 220-229) et dans les Mémoires sur la vie de Pétrarque (t. II, p. 143-148, 245-250, 375-379, notes, p. 21-37). L’abbé de Sade voudrait diminuer le crime de Jeanne.

[31] L’avocat qui plaida contre Jeanne ne pouvait rien ajouter à la force des raisonnements et à la brièveté de la lettre de Louis de Bavière : Johanna ! inordinata vita prœcedens, retentio potestatis in regno, neglecta vindicta, vir alter susceptus, et excusatia subsequens, necis viri tui te probant fuisse participem et consortem. Jeanne de Naples a des traits singuliers de ressemblance avec Marie d’Écosse.

[32] Voyez l’Epistola hortatoria de capessenda republica, que Pétrarque adressa à Rienzi (Opp., p. 535-550), et sa cinquième églogue ou pastorale, qui est une allégorie continuelle et remplie d’obscurité.

[33] Plutarque, dans ses Questions romaines (Opusc., t. II, p. 505, édit. grecq., Henri Étienne), établit sur les principes les plus constitutionnels le genre simple du pouvoir des tribuns, qui, à proprement parler, n’étaient pas des magistrats, mais des barrières opposées à la magistrature. Rienzi et Pétrarque lui-même n’étaient peut-être pas en état de lire un philosophe grec ; mais Tite-Live et Valère Maxime, qu’ils étudiaient souvent, auraient pu leur inculquer cette modeste doctrine.

[34] On ne peut rendre, en anglais (ni en français) ce titre énergique, mais barbare, de zelator Italiæ que prenait Rienzi.

[35] Era bell’ uomo (l. II, c. 1, p. 399). Il faut remarquer que le riso sarcastico de l’édition de Bracciano ne se trouva pas dans le manuscrit romain qu’a publié Muratori. Au retour de son premier exil, lorsqu’on le peignait presque comme un monstre, Rienzi travea una ventrasca tonna trionfale a modo de uno abbate asiano or asinino (l. III, c. 18, p. 523).

[36] Quelque étrange que pût paraître cette fête, on en avait vu de pareilles. En 1327 un Colonne et un Ursin furent créés chevaliers par le peuple romain, qui avait coutume de balancer ainsi les deux familles : ils se baignèrent dans de l’eau de rose ; on orna leurs lits avec une magnificence royale, et ils furent servis à Santa-Maria d’Araceli, sur le mont Capitolin, par les vingt-huit buoni uomini. Ils reçurent ensuite de Robert, roi de Naples, l’épée de chevaliers (Hist. rom., l. I, c. 2, p. 259).

[37] Tout le monde croyait alors à la lèpre et au bain de Constantin (Pétrarque, Epist. famil. VI, c. 2) ; et Rienzi, pour justifier sa conduite, observa à la cour d’Avignon qu’un chrétien dévot n’avait pu profaner un vase dont un païen s’était servi. Cependant ce crime est spécifié dans la bulle d’excommunication lancée contre le tribun. Hocsemius, apud Du Cerceau, p. 189, 190.

[38] Cette sommation verbale faite au pape Clément VI, et rapportée par Fortifiocca et un manuscrit du Vatican, est contestée par le biographe de Pétrarque (t. II, notes, p. 70-76) dont les arguments sont, à cet égard, plus convenables que convaincants. On ne doit pas s’étonner si la cour d’Avignon ne désira point traiter cette question délicate.

[39] Quant aux deux empereurs rivaux sommés au tribunal de Rienzi, Hocsemius (ap. Du Cerceau, p. 163-166) rapporte ce trait de liberté et de folie.

[40] Il est singulier que Fortifiocca n’ait pas parlé de ce couronnement, qui est si vraisemblable en lui-même, et qui est appuyé du témoignage de Hocsemius et même de Rienzi (Du Cerceau, p. 167-170-229).

[41] Puo se faceva stare denante a se, mentre sedeva, li baroni tutti in piedi ritti co le vraccia piegate, e co li capucca tratti. Deh como stavano paurosi ! (Hist. rom., l. II, c. 20, p. 439). Il les a vus et nous les fait voir.

[42] La lettre où Rienzi justifie sa conduite envers les Colonnes (Hocsemius, apud Du Cerceau, p. 222-229), découvre au naturel un fripon à la fois et un fou.

[43] Rienzi, dans la lettre citée plus haut, attribue à saint Martin le tribun et à Boniface VIII, ennemi de la maison de Colonne, à lui-même et au peuple romain, la gloire de ce combat, dont Villani (l. XII, c. 104) fait une bataille régulière. Fortifiocca (l. II, c. 34-37) décrit en détail et avec simplicité le désordre du combat, la fuite des Romains et la lâcheté de Rienzi.

[44] En parlant de la chute de la famille des Colonnes, je n’entends ici que celle d’Étienne Colonne. Le père Du Cerceau confond souvent le père et le fils. Après l’extinction de la première souche, cette maison s’est perpétuée dans les branches collatérales, que je ne connais pas d’une manière bien exacte. Circumspice, dit Pétrarque, familiæ tuæ statum, Columniensium domos : solito pauciores habeat Columnas. Quid ad rem ? Modo fundamentum stabile solidumque permaneat.

[45] Le couvent de Saint-Sylvestre avait été fondé et doté par les cardinaux de la maison Colonne pour celles de leurs parentes qui embrasseraient la vie monastique ; ils continuaient d’en être les protecteurs. En 1318, les religieuses étaient au nombre de douze. Les autres filles de cette maison avaient la permission d’épouser leurs parents au quatrième degré, et la dispense était fondée sur le petit nombre des nobles familles romaines et leurs étroites alliances (Mém. sur Pétrarque, t. I, p. 110 ; t. II, p. 401).

[46] Pétrarque écrivit à la famille Colonne une lettre pleine d’affectation et de pédanterie (Fam., l. VII, épist. 13, p. 682, 683). On y voit l’amitié se perdre dans le patriotisme. Nulla toto ortie principum familia carior ; carior tamen respublica, carior Roma, carior Italia.

Je rends grâces aux dieux de n’être pas Romain.

[47] Pollistore, auteur contemporain, qui a conservé plusieurs faits curieux et originaux (Rerum italicarum, t. XXV, c. 31, p. 798-804), indique obscurément cette assemblée et l’opposition qu’y trouva Rienzi.

[48] Le père Du Cerceau (p. 196-232) à traduit les brefs et les bulles de Clément VI contre Rienzi, d’après les Annales ecclésiastiques d’Odericus Raynaldus (A. D. 1347, n° 15-17-21, etc.), qui les avait trouvés dans les archives du Vatican.

[49] Matthieu Villani décrit l’origine, le caractère et la mort du comte de Minorbino, homme da natura inconstante et sanza fede. Minorbino avait eu pour grand-père un notaire astucieux, qui s’enrichit des dépouilles des Sarrasins de Nocera, et qui acquit ensuite la noblesse (l. VII, c. 102, 103). Voyez son emprisonnement et les efforts de Pétrarque en sa faveur, t. II, p. 149-151.

[50] Matthieu Villani (l. II, c. 47 ; l. III, c. 33-57-78) et Thomas Fortifiocca (l. III, c. 1-4) racontent les troubles de Rome depuis le départ de Rienzi jusqu’à son retour. Je ne me suis pas arrêté sur Cerroni et Baroncelli, qui ne firent qu’imiter Rienzi leur modèle.

[51] Le zèle de Pollistore, l’inquisiteur dominicain (Rer. ital., t. XXV, c. 36, p. 819), a sûrement exagéré ces visions, qui ne furent connues ni des amis ni des ennemis de Rienzi. Si celui-ci eût dit que le règne du Christ avait été remplacé par celui du Saint-Esprit, que la tyrannie du pape devait être abolie, on aurait pu le convaincre du crime d’hérésie et de rébellion sans blesser le peuple romain.

[52] L’étonnement et presque la jalousie de Pétrarque est une preuve, sinon de la vérité de ce fait incroyable, au moins de la bonne foi de celui qui le raconte. L’abbé de Sade (Mémoires, t. III, p. 242) cite la sixième épître du treizième livre de Pétrarque ; mais c’est le manuscrit royal qu’il a consulté, et non l’édition ordinaire de Bâle (p. 920).

[53] Ægidius ou Giles Albornoz, noble espagnol, archevêque de Tolède et cardinal légat en Italie (A. D. 1353-1367), rétablit par ses armes et par ses conseils la domination temporelle des papes. Sepulveda a écrit sa vie mais Dryden n’a pu raisonnablement supposer que le nom d’Albornoz ou celui de Wolsey fût parvenu aux oreilles du mufti de la tragédie de don Sébastien.

[54] Le père Du Cerceau (p. 344-394) a extrait de Matthieu Villani et de Fortifiocca, un précis de la vie et de la mort du chevalier de Montréal, qui vécut en voleur, et mourut en héros. A la tête d’une compagnie libre, la première qui eût désolé l’Italie, il s’enrichit et devint formidable : il avait de l’argent dans toutes les banques ; à Padoue, seulement, il avait soixante mille ducats.

[55] Fortifiocca, qui ne paraît être ni l’ami ni l’ennemi de Rienzi, raconte en grand détail (l. III, c. 12-25) son exil, sa seconde administration et sa mort. Pétrarque, qui aimait le tribun, apprit avec indifférence la mort du sénateur.

[56] L’abbé de Sade décrit d’une manière agréable, et d’après Pétrarque lui-même, la confiance et les espérances trompées du poète (Mém., t. III, p. 375-413) ; mais sa plus grande douleur, bien que la plus cachée, fut le couronnement du poète Zanubi par l’empereur Charles IV.

[57] Voyez dans les Mémoires, agréables et exacts de l’abbé de Sade, la lettre de Pétrarque à Benoît XII en 1334 (t. I, p. 261-265), à Clément VI en 1342 (t. II, p. 45-47), et à Urbain V en 1366 (t. III, p. 677-691) ; l’éloge du dernier de ces pontifes (p. 711-715) ; son apologie (p. 771). On trouve (Opp., p. 1068-1085) sa discussion pleine de fiel sur le mérite respectif de la France et de l’Italie.

[58] Squalida sed quoniam facies, neglectaque cultu

Cœsaries, multisque malis lassata senectus

Eripuit solitum effigiem ; vetus accipe nomen ;

Rama vocor.

(Carm., l. II, p. 77).

Il prolonge cette allégorie au-delà de toute mesure et des bornes de toute patience. Les lettres en prose qu’il adressa à Urbain V sont plus simples et plus persuasives (Senilium, l. VII, p. 811-827 ; l. IX, épist. 1, p. 844-854).

[59] Je n’ai pas le loisir de m’arrêter sur les légendes de sainte Brigitte et de sainte Catherine ; la dernière pourrait fournir quelques histoires amusantes. Leur effet sur l’esprit de Grégoire XI est, attesté par le discours de ce pape au lit de la mort. Il avertit les assistants, ut cavererit ab hominibus, sine viris, sive mulieribus, sub specie religionis loquentibus visiones sui capitis ; quia per tales ipse seductus, etc. Baluze, Not. ad Vita pap. Avenionensium, t. I, p. t 223.

[60] Cette expédition de brigands est racontée par Froissard (Chronique, t. I, p. 230) et dans la vie de Du Guesclin (Collection générale des Mémoires historiques, t. IV, c. 16, p. 107-113). Dès l’année 1361 la cour d’Avignon avait souffert les violences de bandes de la même espèce, qui passèrent ensuite les Alpes (Mémoires sur Pétrarque, tom. III, p. 563-569).

[61] Fleury cite, d’après les Annales d’Odericus Raynaldus, le Traité original qui fut signé le 21 décembre 1376, entre Grégoire XI et les Romains (Hist. ecclés., tom. XX, p. 27).

[62] La première couronne ou regnum (Ducange, Gloss. lat., t. V, p. 702), qu’on voit figurer sur la mitre des papes, indique la donation de Constantin ou de Clovis. Boniface VIII y ajouta la seconde, pour annoncer que les papes, outre un royaume spirituel, possèdent un royaume temporel. Les trois États de l’Église sont représentés par la triple couronne qu’introduisit Jean XXII ou Benoît XII (Mém. sur Pétrarque, t. I, p. 258, 259).

[63] Baluze (Not. ad pap. Avenion., p. 1194, 1195), allègue des témoins sur les menaces des ambassadeurs de Rome et la résignation de l’abbé du mont Cassin, qui, ultro se offerens, respondit se civem romanum esse, et illud velle quod ipsi vellent.

[64] On voit dans la vie d’Urbain V, et dans celle de Grégoire XI (Baluze, Vit. pap. Avenion.,  t. I, p. 363-486), et Muratori (Script. rer. ital., t. III, part. I, p. 610-712) le retour des papes à Rome et la réception que leur fit le peuple. Dans les disputes du schisme on examina toutes les circonstances sévèrement, bien qu’avec partialité ; ce fut surtout lorsque la grande vérification qui décida l’obéissance de la Castille ; et à laquelle Baluze renvoie si souvent dans ses notes, d’après un manuscrit de la Bibliothèque de Harlay, p. 1281, etc.

[65] Ceux qui croient à l’immortalité de l’âme peuvent-ils regarder la mort d’un homme de bien comme un châtiment ? Ils montrent alors l’incertitude de leur foi. Mais un philosophe ne peut convenir avec les Grecs ον οι θεοι φιχουσιν αποθνησκει νεος (Brunck, Pœtæ Gnomici, p. 231). Voyez dans Hérodote (l. I, c. 31) le conte moral et agréable des jeunes gens d’Argos.

[66] M. Lenfant a abrégé et comparé, dans le premier livre de l’Histoire du concile de Pise, les récits des partisans d’Urbain et de ceux de Clément, des Italiens et des Allemands, des Français et des Espagnols. Il paraît que les derniers se montrèrent les plus actifs et les plus verbeux dans cette querelle. Leur éditeur Baluze a donné dans ses Notes des preuves sur tous les faits et sur toutes les paroles rapportées dans les vies originales de Grégoire XI et de Clément VII.

[67] Les numéros adoptés par les papes successeurs de Clément VII et de Benoît XIII semblent décider la question contre eux. Les Italiens les qualifient hardiment d’antipapes, tandis que les Français, d’après les raisons des deux partis, se bornent à douter et à tolérer (Baluze, in Præfat.). Il est singulier, ou plutôt il ne faut pas s’étonner que les deux partis aient eu des saints, des visions et des miracles.

[68] Baluze s’efforce (Not., p. 1271-1280) de justifier la pureté et la piété des motifs de Charles V, roi de France : ce prince refusa d’écouter les raisons d’Urbain ; mais les partisans d’Urbain ne refusèrent-ils pas aussi d’écouter les raisons du parti de Clément ? etc.

[69] Une épître ou une déclamation donnée sous le nom d’Édouard III (Baluze, Vit. papar. Avenion., t. I, p. 553), montre bien le zèle de la nation anglaise contre ceux qui tenaient le parti de Clément. Ce zèle ne se borna point à des paroles. L’évêque, de Norwich débarqua sur le continent à la tête de soixante mille fanatiques. Hume’s History, vol. III, p. 57, 58.

[70] Outre ce qu’on lit dans les historiens généraux, les journaux de Delphinus Gentilis, de Pierre Antonius et d’Étienne Infessura, dans la grande Collection de Muratori, font connaître la situation et les malheurs de Rome.

[71] Giannone (t. III, p. 292) suppose qu’il prenait le titre de rex Romæ, titre qu’on ne connaissait plus depuis l’expulsion de Tarquin. Mais on a découvert ensuite qu’il fallait lire rex Ramæ ou de Rama, royaume obscur annexé à la couronne de Hongrie.

[72] Le rôle principal et décisif que joua la France lors du schisme d’Occident, a été exposé par Pierre Dupuis dans une Histoire particulière, rédigée d’après des documents authentiques, et insérée dans le septième volume de la dernière édition de l’ouvrage de son ami le président de Thou (part. XI, p. 110-184).

[73] Jean Gerson, docteur intrépide, fut l’auteur ou du moins le champion zélé de cet expédient. Il dirigea souvent les procédés de l’université de Paris et de l’Église gallicane, et il en parle très au long dans ses écrits théologiques, dont Le Clerc (Bibl. choisie, t. X, p, 1-78) a donné un bon extrait. Gerson joua un rôle important aux conciles de Pise et de Constance.

[74] Léonard Bruni d’Arezzo, l’un des hommes qui ont contribué à la renaissance de la littérature classique en Italie, et qui, après avoir servi plusieurs années à la cour de Rome en qualité de secrétaire, se retira pour exercer l’honorable fonction de chancelier de la république de Florence (Fabr., Bibl. medii œvi, t. I, p. 290). Lenfant (Concile de Pise, t. I, p. 191-195) a donné la traduction de cette curieuse épître.

[75] Je ne puis passer sous silence ce grand procès national, qui fut soutenu fortement par les ambassadeurs d’Angleterre contre ceux de France. Les derniers prétendaient que la chrétienté était essentiellement divisée en quatre grandes nations ; qu’il n’y avait que les quatre voix de l’Italie, de l’Allemagne, de la France et de l’Espagne ; et que les royaumes moins étendus (tels que l’Angleterre, le Danemark, le Portugal, etc.) se trouvaient compris sous l’une ou l’autre de ces divisions générales. Les Anglais disaient de leur côté, que les îles britanniques, dont ils formaient la principale, devaient être regardées comme une cinquième nation et une cinquième voix ; ils recoururent à tous les arguments que leur fournirent la vérité et la fable pour relever l’éclat de leur pays. En comprenant dans les îles britanniques l’Angleterre, l’écosse, le pays de Galles, les quatre royaumes d’Irlande et les Orcades, ils les décorèrent de huit couronnes royales distinguées en quatre ou cinq langues, l’anglais, le gallois, le dialecte du comte de Cornouailles, l’écossais, l’irlandais, etc. ; ils assurèrent que la plus grande de ces îles avait, du nord au sud, huit cents milles ou quarante journées de chemin ; que l’Angleterre seule contenait trente-deux comtés ou cinquante-deux mille paroisses (assertion un peu hardie), outre les cathédrales, les collèges, les prieurés et les hôpitaux. Ils alléguèrent la mission de saint Joseph d’Arimathie, la naissance de Constantin, la légation de deux primats, etc., sans oublier le témoignage e Barthélemy de Glanville (A. D. 1360), qui ne comptait que quatre royaumes chrétiens : 1° celui de Rome ; 2° celui de Constantinople ; 3° celui d’Irlande, transféré aux monarques anglais ; et 4° celui d’Espagne. Les Anglais triomphèrent dans les conseils ; mais les victoires de Henri V ajoutèrent beaucoup de poids à leurs raisons. Sir Robert Wingfield, ambassadeur de Henri VIII auprès de l’empereur Maximilien Ier, trouva à Constance les Mémoires des deux partis sur cette question, et les fit imprimer à Louvain en 1517. On les a publiés avec plus de correction dans le Recueil de Von der Hardt (t. V), d’après un manuscrit de Leipzig ; mais je n’ai vu que l’extrait de ces actes donnés par Lenfant (Concile de Constance, t. II, p. 447-453, etc.).

[76] Un ministre protestant, M. Lenfant, qui quitta la France pour se retirer à Berlin, a écrit avec assez de bonne foi, de soin et d’élégance, l’histoire des trois conciles successifs de Pise, de Constance et de Bâle. Elle forme six volumes in-4°. Ce qui regarde le concile de Bâle est la partie la plus mauvaise, et ce qui regarde le concile de Constance est la partie la meilleure.

[77] Voyez la vingt-septième Dissertation des Antiquités de Muratori, et la première Instruction de la Science des Médailles du père Joubert et du baron de La Bastie. L’Histoire métallique du pape Martin V et de ses successeurs a été composée par deux moines, Moulinet, originaire de France, et Bonanni, originaire d’Italie. Mais je crois que la première partie des suites à été rétablie d’après des médaillés plus récentes.

[78] Outre les vies d’Eugène IV (Rer. ital., t. IX, p. 869, et t. XXV, p. 256), le Journal de Paul Petroni et celui d’Étienne Infessuta sont les autorités les plus sures et les plus originales touchant la révolte des Romains contre Eugène IV ; le premier, qui vivait alors et qui se trouvait à Rome, parlait le langage d’un citoyen qui redoute également la tyrannie des prêtres et celle du peuple.

[79] Lenfant (Concile de Pise, t. II, p. 276-288) décrit le couronnement de Frédéric III, d’après Æneas Sylvius, témoin et acteur de cette brillante cérémonie.

[80] Le serment de fidélité que le pape imposait à l’empereur, a été inséré et consacré dans les Clémentines (l. II, tit. 9), et Æneas Sylvius, qui attaqua la nouvelle prétention du pontife, ne prévoyait pas que peu d’années après il monterait sur le trône de saint Pierre, et qu’alors il adopterait les maximes de Boniface VIII.

[81] Lo senatore di Roma, vestito di brocarto con quella beretta, con quelle maniche, e ornamenti di pelle, co’ quali va alle feste di Testaccio e Nadone, a pu échapper à l’observation d’Æneas Sylvius ; mais le citoyen de Rome en parle avec admiration et avec complaisance (Diario di Stephano Infessura, p. 1133).

[82] Voyez dans les statuts de Rome le sénateur et les trois juges (l. X, c. 3-14), les conservateurs (l. I, c. 15, 16, 17 ; l. III, c. 4), les caporioni (l. I, c. 18 ; l. III, c. 8), le conseil secret (l. III, c. 2), le conseil commun (l. III, c. 3). Le titre des querelles domestiques, des défis et des actes de violence, etc., occupe plusieurs chapitres (c. 14-40) du second livre.

[83] Statuta almæ urbis Romœ auctoritate S. D. N. Gregorii XIII, pont. max., a senatu populoque Rom. reformata et edita Romœ, 1580, in folio. Les vieux statuts tombés en désuétude et qui ne convenaient plus, étaient réunis en cinq livres, qu’on ne publia point, et Lucas Pætus, savant jurisconsulte et antiquaire, fût chargé d’en être le Tribonien : au reste, je regrette l’ancien code avec sa grossière écorce de liberté et de barbarie.

[84] Durant mon séjour à Rome (en 1765, ainsi que durant le séjour que M. Grosley a fait dans cette même ville (Observ. sur l’Italie, t. II, p. 361), le sénateur de Rome était M. Bielke, noble Suédois, qui avait embrassé la religion catholique. Les statuts indiquent plutôt qu’ils n’établissent le droit exercé par le pape de nommer le sénateur et les conservateurs.

[85] Machiavel (Ist. fiorentina, l. VI, oper., t. I, p. 210, 211, édit. de Londres, 1747, in-4°) a fait un récit très court mais très curieux de la conspiration de Porcaro, qui est d’ailleurs racontée dans le Journal d’Étienne Infessura (Rer. ital., t. III, part. II, p. 1134, 1135), et dans un écrit particulier qu’a publié Léon-Baptiste Alberti (Rer. ital., t. XXV, p. 609-614). Il est amusant de comparer le style et les opinions du courtisan et du citoyen : Facinus profecto quo..... neque periculo horribilius, neque audacia detestabilius, neque crudelitate tetrius, a quoquam perditissimo uspiam excogitatum sit..... Perdette la vita quell’ homo da bene, e amatore dello bene e liberta di Roma.

[86] Les désordres de Rome, qui furent extrêmement envenimés par la partialité de Sixte IV, sont exposés dans les journaux d’Étienne Infessura et d’un citoyen anonyme qui en furent les témoins : voyez les troubles de l’année 1484 et la mort du protonotaire Colonne (in tom. III, part. II, p. 1083-1158).

[87] Est toute la terre de l’Eglise troublée pour cette partialité (des Colonnes et des Ursins),  comme nous dirions Luce et Grammont, où en Hollande Houc et Caballan ; et quand ce ne seroit ce différend, la terre de l’Eglise seroit la plus heureuse habitation pour les sujets, qui soit dans tout le monde (car ils ne payent ni tailles ni guères autres choses), et seroient toujours bien conduits (car toujours les papes sont sages et bien conseillés) ; mais très souvent en advient de grands et cruels meurtres et pilleries.

[88] L’économie de Sixte-Quint porta à deux millions et demi d’écus romains le revenu de l’État ecclésiastique (Vit., t. II, p. 291-296) ; et l’armée était si bien montée, qu’en un mois Clément VIII put entrer dans le duché de Ferrare avec trois mille cavaliers et vingt mille fantassins (t. III, p. 64). Depuis cette époque (A. D. 1597) les armes des papes se sont heureusement rouillées ; le revenu doit avoir augmenté au moins en apparence.

[89] Surtout par Guichardin et Machiavel : le lecteur peut consulter l’Histoire générale du premier, l’Histoire de Florence, le Prince et les Discours politiques du second. Guichardin et Machiavel, Fra. Paolo et Davila, leurs dignes successeurs, ont été regardés avec raison comme les premiers historiens des peuples modernes, jusqu’au moment actuel, où l’Écosse s’est levée pour disputer cette gloire à l’Italie.

[90] Dans l’histoire du siège de Rome par les Goths, j’ai comparé (chap. XXXI) les Barbares et les sujets de Charles-Quint, anticipation que je me suis permise sans scrupule, ainsi que celle des conquêtes des Tartares, ayant alors peu d’espoir d’achever cet ouvrage.

[91] Le détail des faibles hostilités auxquelles l’ambition porta le pape Paul IV, de la maison des Caraffes, se trouve dans le président de Thou (I. XVI, XVIII) et Giannone (t. IV, p. 149-163.). Deux bigots catholiques, Philippe II et le duc d’Albe, osèrent séparer le prince romain du vicaire de Jésus-Christ. Cependant, le caractère sacré qui aurait sanctifié sa victoire, fut décemment employé à le protéger dans sa défaite.

[92] Le docteur Adani Smith (Wealth of Nations, vol. I, p. 495-504) expliqué d’une manière admirable le changement des mœurs et les dépenses qu’amène ce progrès de la civilisation. Il prouve, avec trop de sévérité peut-être, que ce sont les vues les plus personnelles et les moins nobles qui ont eu les effets les plus salutaires.

[93] Hume (History of England, vol. I, p. 389) conclut trop légèrement que si la même personne réunit le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, il importe peu de lui donner le nom de prince vu de prélat, puisque le caractère de magistrat temporel prédomine toujours.

[94] Un protestant peut dédaigner la dispute sur la préférence que mérite saint François ou saint Dominique ; mais il ne doit pas se hâter de condamner le zèle ou l’esprit judicieux de Sixte-Quint, qui plaça les statues des apôtres saint Pierre et saint Paul sur les colonnes de Trajan et de Constantin, qui ne portaient plus les statues de ces deux empereurs.

[95] Un Italien sorti de son pays, Grégoire Leti, a publié la vie de Sixte-Quint (Amsterd., 1721, 3 vol. in-12). C’est un ouvrage détaillé et amusant, mais il n’inspire pas une pleine confiance. Toutefois ce qu’on y lit du caractère du pape, ainsi que des principaux faits de cette histoire, se trouve confirmé par les Annales de Spondanus et de Muratori (A. D. 1585-1590) et l’Histoire contemporaine du grand de Thou (l. LXXXII, c. 1, 2 ; l. LXXXIV, c. 10 ; l. C, c. 8).

[96] Les ministres étrangers ont emprunté de la noblesse de Rome ces lieux privilégiés, quartieri ou franchises. Jules II avait aboli l’abominandum et detestandum franchitiarum hujus modi nomen ; mais les franchises ont encore reparu après Sixte-Quint. Je ne puis apercevoir la justice ou la grandeur d’âme de Louis XIV, qui, en 1687, envoya à Rome un ambassadeur (le marquis de Lavardin) avec mille officiers, gardes et domestiques armés, pour soutenir ce droit inique et insulter Innocent XI au sein de sa capitale (Vit. di Sisto V, t. III, p. 260-278 ; Muratori, Annali d’Italia, t. XV, p. 491-496 ; et Voltaire, Siècle de Louis XIV, t. II, c. 14, p. 58, 59).

[97] Cet outrage, donna lieu à un décret qui fût inscrit sur le marbre et placé au Capitole. Le style de ce décret est d’une simplicité noble et républicaine : Si quis sive privatus, cive magistratum gerens de collocanda VIVO pontifci statua mentionem facere ausit, legitimo S. P. Q. R. decreto in perpetuum infamis et publicorum munerum expers esto. M. D. X. C. mense Augusto (Vita. di Sisto V, tom. III, p. 469). Je crois qu’on observe encore ce décret, et je sais que tous les princes qui méritent des statues devraient établir la même défense.

[98] Les histoires de l’Église, de l’Italie et de la chrétienté, m’ont servi dans la composition de ce chapitre. On découvre souvent dans les vies originales des papes l’état de la ville et de la république de Rome, et les événements des quatorzième et quinzième siècles se trouvent consignés dans les chroniques grossières que j’ai examinées avec soin, et que je vais indiquer dans l’ordre des temps :

1° Monaldeschi (Ludovici Boncomitis) Fragment. Annalium roman. (A. D. 1328) ; dans les Scriptores rerum italicarum de Muratori, XII, p. 525. N. B. La confiance qu’inspire ce fragment se trouve un peu diminuée par une singulière interpolation, où l’auteur raconte, sa propre mort à l’âge de cent quinze ans.

Fragmenta Historiæ romanœ (vulgo Thomas Fortifiocca, in romana dialecto vulgari (A. D. 1327-1354, in Muratori, Antiquit. med. œvi ital., t. III, p. 247-548), base authentique de l’histoire de Rienzi.

3° Delphini (Gentilis) Diarium romanum (A. D. 1370-1410), dans les Rerum italic., etc., t. III, part. II, p. 846.

4° Antonini (Petri) Diarium romanum (A. D. 1404-1417), t. XXIV, p. 969.

5° Petroni, (Pauli) Miscellanea historica romana (A. D. 1433-1446), t. XXIV, p. 1101.

6° Volaterrani (Jacob.) Diarium rom. (A. D. 1472-1484), t. XXIII, p. 81.

Anonymi Diarium urbis Romœ (A. D. 1481-1492), t. III, part. I, II, p. 1069.)

8° Infessuræ (Stephani) Diarium romanum (A. D. 1294, 1378-1494), t. III, part. II, p. 109.

Historia arcana Alexandri VI, sive excerpta ex Diario Joh. Burcardi (A. D. 1492-1503), édit. a Godefr. Gulielm. Leibnizio, Hanov. 1697, in-4°. On peut compléter le grand et précieux ouvrage de Burcard, d’après les manuscrits qui se trouvent dans les diverses bibliothèques d’Italie et de France (M. de Foncemagne, Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XVII, p. 597-606.)

Excepté le dernier ouvrage, ces fragments et journaux se trouvent dans les Recueils de Muratori, mon guide et mon maître dans l’histoire d’Italie. Le public lui doit sur cette matière : 1° Rerum italicarum scriptores (A. D. 500-1500, quorum potissima pars nunc primum in lucem prodit, etc.) 28 vol. in-fol. ; Milan, 1723-1738-1751. On désire les Tables chronologiques et alphabétiques pour servir de clef à ce grand ouvrage, qui est encore en désordre et dans un état défectueux. 2° Antiquitates Italiœ medii œvi, 6 vol. in-fol., Milan, 1738-1743, en soixante-quinze Dissertations curieuses sur les mœurs, le gouvernement, la religion, etc., des Italiens du moyen âge, avec un supplément considérable de chartres, de chroniques, etc. 3° Dissertazioni copra le Antichita italiana, 3 vol. in-4°, Milan, 1751, traduction en italien de l’ouvrage précédent, faite par l’auteur lui-même, et qu’on peut citer avec la même confiance que le texte latin des Antiquités. 4° Annali d’Italia, 18 vol. in-8°, Milan, 1753-1756, abrégé sec, mais exact et utile, de l’histoire d’Italie, depuis la naissance de Jésus-Christ jusqu’au milieu du dix-huitième siècle. 5° Delle Antichita Estense ed Italiane, 2 vol. in-fol. Modène, 1717-1740. Dans l’histoire de cette noble famille, d’où sortent les rois actuels de l’Angleterre, Muratori n’est pas entraîné par la fidélité et la reconnaissance qu’il devait aux princes d’Este en qualité de sujet. Dans tous ses ouvrages il se montre écrivain laborieux et exact, et il cherche à s’élever au-dessus des préjugés ordinaires d’un prêtre. Il était né en 1672 ; il est mort en 1750, après avoir passé près de soixante ans dans les bibliothèques de Milan et de Modène. (Vita del proposto Ludovico Antonio Muratori, par Gian Francesco Soli Muratori, son neveu et son successeur. Venise, 1756, in-4°.)