Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE LXIV

Conquêtes de Gengis-khan et des Mongouls depuis la Chine jusqu’à la Pologne. Danger des Grecs et de Constantinople. Origine des Turcs ottomans en Bithynie. Règnes et victoires d’Othman, Orchan, Amurath Ier et Bajazet Ier. Fondation et progrès de la monarchie des Turcs en Asie et en Europe. Situation, critique de Constantinople et de l’empire grec.

 

 

DES petites querelles d’une ville avec ses faubourgs, des discordes et de la lâcheté des Grecs dégénérés, je vais passer aux brillantes victoires des Turcs, dont’ l’esclavage civil était ennobli par la discipline militaire, l’enthousiasme religieux et l’énergie du caractère national. L’origine et les progrès des Ottomans, aujourd’hui souverains de Constantinople, se trouvent liés aux plus importantes scènes de l’histoire moderne ; mais elles exigent la connaissance préliminaire de la grande irruption des Mongouls et des Tartares, dont on peut comparer les conquêtes rapides aux premières convulsions de la nature, qui agitèrent et changèrent la surface du globe. Je me suis déjà cru permis de faire entrer dans mon ouvrage les détails relatifs aux nations qui ont contribué de près ou de loin à la chute de l’empire romain, et je ne puis me déterminer à passer sous silence des événements dont la grandeur peu commune peut intéresser le philosophe à l’histoire du carnage et de la destruction[1].

Toutes ces émigrations sont sorties successivement des vastes montagnes situées entre la Chine, la  Sibérie et la mer Caspienne. Les anciennes résidences des Huns et des Turcs étaient habitées, dans le douzième siècle, par des hordes ou tribus de pâtres, qui descendaient de la même origine et conservaient les mêmes mœurs. Le redoutable Gengis-khan les réunit et les conduisit à la victoire. Ce Barbare, connu primitivement sous le nom de Témugin, s’était élevé, en écrasant ses égaux, au faite de la grandeur. Il descendait d’une race noble ; mais ce fut dans l’orgueil de la victoire que le prince ou son peuple imaginèrent d’attribuer l’origine de la famille de Gengis à une vierge immaculée, mère de son septième ancêtre. Son pire avait régné sur treize, hordes formant environ trente ou quarante mille familles. Durant l’enfance de Témugin, plus des deux tiers lui refusèrent l’obéissance et le tribut. A l’âge de treize ans, Témugin livra bataille à ses sujets rebelles, et le futur conquérant de l’Asie fut obligé  de céder et de prendre la fuite. Mais il se montra supérieur à la fortune ; et à l’âge de quarante ans, Témugin faisait respecter son nom et son pouvoir, à toutes les tribus environnantes. Dans un état de société où la politique est encore grossière et la valeur générale, l’ascendant, d’un seul ne peut être fondé que sur le pouvoir et la volonté de punir ses ennemis et de récompenser ses partisans. Lorsque Témugin conclût sa première ligue militaire, les cérémonies se bornèrent au sacrifice d’un cheval, et à goûter réciproquement de l’eau d’un ruisseau. Il promit de partager avec ses compagnons les faveurs et les revers de la destinée ; et leur distribua ses effets et ses chevaux, conservant pour fortune leur reconnaissance et son espoir. Après sa première victoire, il fit placer soixante-dix chaudières sur une fournaise ; et soixante-dix rebelles des plus coupables furent jetés dans l’eau bouillante. Sa sphère d’attraction s’agrandit tous les jours par la ruine de ceux qui résistaient et la prudente soumission des autres ; les plus hardis tremblèrent en contemplant, enchâssé dans de l’argent, le crâne du khan des Kéraïtes[2], qui, sous le nom de Prêtre-Jean, avait entretenu une correspondance avec le pape et les princes de l’Europe. L’ambitieux Témugin, ne négligea point l’influence de la superstition ; et ce fut d’un prophète de ces hordes sauvages, qui montait quelquefois au ciel sur un cheval blanc, qu’il reçut le titre de Gengis[3], le plus grand, et le droit divin à la conquête et l’empire de l’univers. Dans un couroultaï ou diète générale, il s’assit sur un feutre, qu’on révéra longtemps comme une relique ; et on le proclama solennellement grand khan ou empereur des Mongouls[4] et des Tartares[5]. De ces noms devenus rivaux, bien que sortis de la même source, le premier s’est perpétué dans la race impériale, et l’autre, par erreur ou par hasard, s’est étendu à tous les habitants des vastes déserts du Nord.

Le code de lois dicté par Gengis à ses sujets protégeait la paix domestique et encourageait les guerres étrangères. Les crimes d’adultère, de meurtre, de parjure, le vol d’un cheval ou d’un bœuf, étaient punis de mort, et les plus féroces des hommes conservèrent entre eux de la modération et de l’équité. L’élection du grand khan fat réservée à l’avenir aux, princes de sa, famille et aux chefs de tribus. Il fît des règlements pour la chasse, source des plaisirs et de la subsistance d’un camp de Tartare. La nation victorieuse rie pouvait être soumise à aucun travail servile elle en chargeait les esclaves et les étrangers, et tous les travaux étaient serviles à ses yeux, excepté la profession des armes. L’exercice et la discipline des troupes indiquent l’expérience d’un ancien commandant. Elles étaient armées d’arcs, de cimeterres et de massues de fer, et divisées par cent, par mille et par dix mille. Chaque officier ou soldat répondait, sur sa propre vie, de la sûreté ou de l’honneur de ses compagnons et le génie de la victoire semble avoir dicté la loi qui défend de faire la paix avec l’ennemi, qu’il ne soit suppliant et vaincu. Mais c’est à la religion de Gengis que nous devons principalement nos éloges et notre admiration. Tandis que les inquisiteurs de la foi chrétienne défendaient l’absurdité par la cruauté, un Barbare, prévenant les leçons de la philosophie, établissait par ses lois un système de théisme pur et de parfaite tolérance[6]. Son premier et seul article de foi était l’existence du Dieu, l’auteur de tout bien, qui remplit de sa présence la terre et les cieux, créés par son pouvoir. Les Tartares et les Mongouls adoraient les idoles particulières de leur tribu ; des missionnaires étrangers en avaient converti un grand nombre à la loi du Christ ; à celle de Moise ou de Mahomet. Ils professaient  tous, librement et sans querelles, leur religion dans l’enceinte du même camp. Le bonze, l’iman, le rabbin, le nestorien et le prêtre catholique, jouissaient également de l’exemption honorable du service et du tribut. Dans la mosquée de Bochara, le fougueux conquérant put fouler le Koran aux pieds de ses chevaux ; mais dans les moments de calme, le législateur respecta les prophètes et les pontifes de toutes les sectes. La raison de Gengis ne devait rien aux livres : le khan ne savait ni lire ni écrire ; et, en exceptant la tribu des Igours, presque tous les Mongouls ou les Tartares étaient aussi ignorants que leur souverain. Le souvenir de leurs exploits s’est conservé par tradition. Soixante-huit ans après la mort de Gengis, on à recueilli et écrit ces traditions[7]. On peut suppléer à l’insuffisance de leurs annales par celles des Chinois[8], des Persans[9], des Arméniens[10], des Syriens[11], des Arabes[12], des Grecs[13], des Russes[14], des Polonais[15], des  Hongrois[16] et des Latins[17] ; et chacune de ces nations. Peut obtenir confiance lorsqu’elle raconte ses pertes et ses défaites[18].

Les armes de Gengis et de ses lieutenants soumirent successivement toutes les hordes du désert, qui campaient entre le mur de la Chine et le Volga. L’empereur mongoul devint le monarque au monde pastoral, de plusieurs millions de pâtres et de soldats fiers de leur réunion ; et impatiens d’essayer leurs forces contre les riches et pacifiques habitants du Midi. Ses ancêtres avaient été tributaires des empereurs de la Chine, et Témugin lui-même s’était abaissé à recevoir un titre d’honneur et de servitude. La cour de Pékin reçut avec surprise une ambassade de son ancien vassal, qui, du ton d’un roi, prétendait lui imposer le tribut de subsides et d’obéissance qu’il avait précédemment payé lui-même, et mettait de traiter le fils du ciel avec le plus grand mépris. Les Chinois déguisèrent leurs craintes sous une réponse hautaine, et ces craintes firent, bientôt justifiées parla marche d’une nombreuse armée, qui perça de tous côtés à travers la faible barrière de leur grand mur. Les Mongouls prirent quatre-vingt-dix villes d’assaut ou par famine. Les dix dernières se défendirent aveu succès ; et Gengis, qui connaissait la piété filiale des Chinois, ouvrit son avant-garde de leurs parents captifs ; indigne abus de la vertu de ses ennemis, qui insensiblement cessa de répondre, au but qu’il se proposait. Cent mille Khitans, qui gardaient la frontière, se révoltèrent et se joignirent aux Tartares. Le vainqueur consentit cependant à traiter une princesse de la Chine, trois mille chevaux, cinq cents jeunes hommes, autant de vierges, et en tribut d’or et d’étoffes de soie ; furent le prix de sa retraite. Dans sa seconde expédition, il força l’empereur de la Chine à se retirer au-delà de la rivière Jaune, dans une résidence plus méridionale. Le siège de Pékin fut long et difficile[19] : la famine réduisit les habitants à se décimer pour servir de pâture à leurs concitoyens : quand ils manquèrent de pierres, ils lancèrent des lingots d’or et d’argent. Mais les Mongouls firent jouer une mine au milieu de la ville, et l’incendie du palais dura trente jours. La Chine, ravagée par les Tartares, était encore intérieurement déchirée par des factions ; et Gengis ajouta à son empire les cinq provinces septentrionales de ce royaume.

Vers l’occident, ses possessions touchaient aux frontières de Mohammed, sultan de Carizme, dont les vastes États s’étendaient depuis le golfe Persique jusqu’aux limites de l’Inde et du Turkestan, et qui, ambitieux d’imiter Alexandre le Grand, avait oublié la sujétion et l’ingratitude de ses ancêtres envers la maison de Seljouk. Gengis, dans l’intention d’entretenir une liaison de commerce et d’amitié avec le plus puissant des princes musulmans, rejeta les sollicitations secrètes du calife de Bagdad, qui voulait sacrifier l’État et sa religion à sa vengeance personnelle. Mais un acte de violence et d’inhumanité attira justement les armes des Tartares dans l’Asie méridionale. Mohammed fit arrêter et massacrer à Otrar une caravane composée de trois ambassadeurs et de cent cinquante marchands. Ce ne fut cependant qu’après la demande et le refus d’une satisfaction, après avoir prié et jeûné durant trois nuits sur une montagne, que l’empereur mongoul en appela au jugement de Dieu et de son épée. Nos batailles d’Europe, dit un écrivain philosophe[20], ne sont que de faibles escarmouchés ; si nous les comparons aux armées qui combattirent et périrent dans les plaines de l’Asie. Sept cent mille Mongouls ou Tartares marchèrent, dit-on, sous les ordres de Gengis et de ses quatre fils ; ils rencontrèrent dans les vastes plaines qui s’étendent au nord du Sihon on Jaxartes, le sultan Mohammed à la tête de quatre cent mille guerriers ; et dans la première bataille qui dura jusqu’à la nuit, cent soixante mille Carizmiens, perdirent la vie. Mohammed, surpris du nombre et de la valeur de ses ennemis, fit sa retraite et distribua ses troupes dans les villes de ses frontière, persuadé que ces Barbares, invincibles sur le champ de bataille, se laisseraient rebuter par la longueur et la difficulté d’un si grand nombre de siéges réguliers ; mais Gengis avait sagement formé un corps d’ingénieurs et de mécaniciens chinois, instruits peut-être du secret de la poudre, et capables d’attaquer sous sa discipline un pays étranger avec plus de vigueur et de succès qu’ils n’avaient défendu leur patrie. Les historiens persans racontent les sièges et la réduction d’Otrar, Cogende, Bochara, Samarcande, Carizme, Hérat, Merou, Nisabour, Balch et Candahar, et la conquête des riches et populeuses contrées de la Transoxiane, de Carizme et du Khorasan : les ravages de Gengis et des Mongouls nous ont déjà servi à donner, une idée de ce qu’avaient pu être les invasions des Huns et d’Attila, et je me contenterai d’observer que depuis la mer Caspienne jusqu’à l’Indus, les conquérants convertirent en un désert fine étendue de plusieurs centaines de milles, que la main des hommes avait cultivée et ornée de nombreuses habitations, et que cinq siècles n’ont pas suffi à réparer le ravage de quatre années. L’empereur mongoul encourageait ou tolérait les fureurs de ses soldats : emportés par l’ardeur du carnage, et celle du pillage, ils oubliaient toute idée de jouissance future, et la cause de la guerre excitait encore leur férocité par les prétextes de la justice et de la vengeance. La chute et la mort du sultan Mohammed, qui, abandonné de tous et sans exciter de pitié, expira dans une île déserte de la mer Caspienne, sont une Bible expiation des calamités dont il fut l’auteur. Son fils Gelaleddin arrêta souvent les Mongouls dans la carrière de la victoire ; mais la valeur d’un seul héros ne suffisait pas pour sauver l’empire des Carizmiens : écrasé par  le nombre dans une retraite qu’il faisait, sur les bords de l’Indus. ; Gelaleddin poussa son cheval au milieu des flots ; et, traversant avec intrépidité le fleuve le plus rapide et le plus large de l’Asie, il excita chez son vainqueur un mouvement d’admiration. Ce fut après cette victoire que l’empereur mongoul, cédant à regret aux murmures de ses soldats enrichis et fatigués, consentit à les ramener dans leur terre natale. Chargé des dépouilles de l’Asie, il retourna lentement sur ses pas, laissa voir quelque pitié pour la misère des vaincus, et annonça l’intention de rebâtir les villes détruites par son invasion. Au-delà de l’Oxus et du Jaxartes, les deux généraux qu’il avait détachés avec trente mille hommes de cavalerie pour réduire les provinces méridionales de la Perse, joignirent son armée. Après avoir renversé tout ce qui s’opposait à leur passage, forcé le défilé de Derbend, traversé le Volga et le désert, et fait le tour entier de la mer Caspienne, ils revenaient triomphants d’une expédition dont l’antiquité n’offrait point d’exemples, et qu’on n’a jamais essayé de renouveler ; Gengis signala son retour par la défaite de tout ce qui restait de peuples  tartares rebelles ou indépendants, et mourut plein d’années et de gloire (1227), en exhortant ses fils à achever la conquête de la Chine.

Le harem de Gengis renfermait cinq cents femmes ou concubines, et parmi sa nombreuse postérité, il avait choisi quatre de ses fils, illustres par leur mérite autant que par leur naissance qui exerçaient sous leur père les principaux emplois civils et militaires. Toushi était son grand veneur, Zagatai[21] son juge, Octai son ministre, et Tuli son général. Leurs noms et leurs actions se font souvent remarquer dans l’histoire de ses conquêtes. Fermement unis par le sentiment de leur intérêt et de l’intérêt public, trois de ces frères ainsi que leurs familles se contentèrent de royaumes dépendants, et d’un consentement unanime Octai fut proclamé grand  khan ou, empereur des Mongouls ou des Tartares. Octai eut pour successeur son fils Gayuk, dont la mort transmit le sceptre de l’empire à ses cousins Mangou et Criblai, fils de Tuli et petits-fils de Gengis. Dans les soixante-huit années qui suivirent sa mort, ses quatre premiers successeurs soumirent presque toute l’Asie et une grande partie de l’Europe. Sans m’asservir à l’ordre des temps ou m’étendre sur les détails des événements, je donnerai un tableau général du progrès de leurs armes, 1° à l’orient, 2° au sud, 3° à l’occident et au nord.

I. Avant l’invasion de Gengis, la Chine était partagée en deux empires ou dynasties du nord et du midi[22], et la conformité des lois, du langage et des mœurs, adoucissait les inconvénients de la différence d’origine et d’intérêt. La conquête de l’empire du nord démembré par Gengis fut totalement accomplie sept ans après sa mort. Forcé d’abandonner Pékin, l’empereur avait fixé sa résidence à Kaifiong, ville dont l’enceinte formait une circonférence de plusieurs  lieues, et qui, si l’on peut en croire les annales chinoises, contenait quatorze cent mille familles d’habitants et de fugitifs. Il fallut encore avoir recours à la fuite : il s’échappa suivi de sept cavaliers, et se réfugia dans une troisième capitale, où perdant tout espoir de sauver sa vie, il monta sur un bûcher en protestant de son innocence et accusant son malheur, et ordonna qu’on y mit le feu dès qu’il se serait poignardé. La dynastie des Song, les anciens souverains nationaux de tout l’empire, survécut environ quarante-cinq ans à la chute des usurpateurs du nord. La conquête totale ne s’exécuta que sous le règne de Cublai ; les Mongouls, durant cet intervalle, en furent souvent détournés par des guerres étrangères, et les Chinois, qui osaient rarement faire tête à leurs vainqueurs dans la plaine, leur offraient dans les villes, par leur résistance passive, une suite interminable d’assauts à livrer et des millions d’hommes à massacrer. On employait alternativement pour l’attaque et pour la défense les machines de guerre des anciens et le feu grégeois : il paraît qu’on était déjà familiarisé avec l’usage de la poudre, des bombes et des canons[23]. Les sièges étaient dirigés par des mahométans et par des Francs, que les libéralités de Cublai attiraient à son service. Après avoir passé la grande rivière, les troupes et l’artillerie furent transportées, sur une longue suite de différents canaux, jusqu’à la résidence royale de Hamcheu ou Quinsay, dans le pays où se fabrique la soie, et le plus délicieux climat de la Chine. L’empereur, prince jeune et timide, se rendit, sans résistance, et avant de partir pour son exil, au fond de la Tartarie, frappa neuf fois la terre de son front, soit pour implorer la clémence du grand-khan ou pour lui rendre grâces. Cependant la guerre, désormais appelée révolte se soutenait toujours dans les provinces méridionales, depuis Hamcheu jusqu’à Canton ; et les restes obstinés du courage et de la liberté, chassés de la terre, se réfugièrent sur les vaisseaux ;   mais lorsque les Song se virent enveloppés et accablés par une flotte supérieure : Il est plus glorieux pour un monarque, dit le plus brave de leurs champions, de mourir libre que de vivre esclave, et il se précipita dans la mer tenant dans ses bras l’empereur encore enfant. Cent mille Chinois imitèrent cet exemple, et tout l’empire, depuis Tonkin jusqu’au grand mur, reconnut Cublai pour son souverain. Son ambition insatiable méditait la conquête du Japon ; la tempête détruisit deux fois sa flotte, et cette expédition malheureuse coûta inutilement la vie à cent mille Mongouls ou Chinois ; mais la force ou la terreur de ses armés réduisit les royaumes circonvoisins de la Corée, du Tonkin, de la Cochinchine, de Pégu, du Bengale et du Thibet, à différents degrés de tribut et d’obéissance. Il parcourut l’océan Indien avec une flotte de mille vaisseaux ; une navigation de soixante-huit jours les conduisit, a ce qu’il parait, à l’île de Bornéo, située sous la ligne équinoxiale ; et quoiqu’ils n’en revinssent pas sans gloire et sans dépouilles, l’empereur fut mécontent d’avoir laissé échapper le sauvage souverain de cette contrée.

II. Les Mongouls firent plus tard la conquête de l’Indoustan sous la conduite des princes de la maison de Timour ; mais Holagou-khan, petit-fils de Gengis, frère et lieutenant des deux empereurs Mangou et Cublai, acheva celle de l’Iran ou de la Perse. Sans entrer dans le détail monotone d’une foule de sultans, d’émirs ou d’atabeks qu’il écrasa sous sa puissance, j’observerai seulement la défaite et la destruction des Assassins ou Ismaélites[24] de la Perse, destruction qu’on peut regarder comme un service rendu à l’humanité. Ces odieux sectaires avaient régné durant plus de cent soixante ans avec impunité dans les montagnes situées au sud de la mer Caspienne, et leur prince ou iman nommait un lieutenant pour conduire et gouverner la colonie du mont Liban, si formidable et si fameuse dans l’histoire des croisades[25]. Au fanatisme du Koran, les Ismaélites joignaient les opinions indiennes de la transmigration des âmes, et les visions de leurs propres prophètes. Leur premier devoir était de dévouer aveuglément leur âme et leur corps aux ordres du vicaire de Dieu. Les poignards de ses missionnaires se firent sentir dans l’Orient et l’Occident. Les chrétiens et es musulmans comptent un grand nombre d’illustres victimes sacrifiées au zèle, à l’avarice ou au ressentiment du  Vieux de la montagne, nom qu’on lui donnait par corruption. L’épée de Holagou brisa des poignards, les seules armes dont il sût faire usage : il ne reste aujourd’hui d’autre vestige de ces ennemis de l’humanité que le mot d’assassin, que les langues de l’Europe ont adopté dans son sens le plias odieux. Le lecteur qui a suivi la grandeur et le déclin de  la maison des Abbassides, ne verra point son extinction avec indifférence. Depuis la chute des descendants de l’usurpateur Seljouk, les califes avaient recouvré leurs États héréditaires de Bagdad et de l’Irak d’Arabie ; mais la ville était déchirée par des factions théologiques, et le commandeur des fidèles s’ensevelissait dans son harem, composé de sept cents concubines. A l’approche des Mongouls, il leur opposa de faibles armées et des ambassades hautaines. C’est par l’ordre de Dieu, dit le calife Mostasem, que les fils d’Abbas commandent sur la terre. Il soutient leur trône, et leurs ennemis seront châtiés dans ce monde et dans l’autre. Qui est donc ce Holagou qui ose s’élever contre eux ? S’il veut la paix, qu’il se retire à l’instant de leur territoire sacré, et il obtiendra peut-être de notre clémence le pardon de sa faute. Un vizir perfide entretenait cette aveugle présomption, et assurait son maître que, les Barbares fussent-ils dans la ville, les femmes et les enfants suffiraient pour les écraser du haut de leurs terrasses. Mais à peine Holagou eut-il touché le fantôme, qu’il s’évanouit enfumée : après deux mois de siège, Bagdad fut emportée d’assaut et pillée par les Mongouls ; leur féroce commandant prononça la sentence du calife Mostasem, dernier successeur temporel de Mahomet, et dont la famille, descendue d’Abbas, avait occupé durant plus de cinq sicles les trônes de l’Asie. Quels que fussent les desseins du conquerrant le désert de l’Arabie protégea coutre son ambition les saintes cités de la Mecque et de Médine[26]. Mais les Mongouls se répandirent au-delà du Tigre et de l’Euphrate, pillèrent Alep et Damas, et menacèrent de se joindre aux Francs pour délivrer Jérusalem. C’en était fait de l’Égypte, si elle n’eût été défendue que par ses faibles enfants ; mais les Mamelucks avaient respiré dans leur jeunesse l’air vivifiant de la Scythie ; ils égalaient les Mongouls en valeur, et les surpassaient en discipline. Ils attaquèrent plusieurs fois l’ennemi dans des batailles rangées, et repoussèrent le cours de ce torrent à l’Orient de l’Euphrate, sur les royaumes de l’Arménie et de l’Anatolie, qu’il envahit avec une violence irrésistible. Le premier appartenait aux chrétiens, et le second était occupé par les Turcs. Les sultans d’Iconium résistèrent quelque temps aux Mongouls ; mais enfin l’un d’entre eux, Azzadin, fut forcé de chercher un asile chez les Grecs de Constantinople, et les khans de perse exterminèrent ses faibles successeurs, les derniers descendants de la race de Seljouk.

III. Octai avait à peine, renversé l’empire du nord de la Chine, qu’il résolut de porter ses armes jusqu’aux pays les plus reculés de l’Occident. Quinze cent mille Mongouls ou Tartares inscrivirent leurs noms sur les registres militaires ; le grand-khan choisit un tiers de cette multitude, dont il confia le commandement à son neveu Batou, fils de Tuli, qui régnait sur les conquêtes de son père au nord de la mer Caspienne. Après des réjouissances qui durèrent quarante jours, Batou partit pour cette grande expédition ; et telle fut l’ardeur et la rapidité de ses innombrables escadrons, qu’ils parcoururent en moins de six années quatre-vingt-dix degrés de longitude ; ou le quart de la circonférence du globe. Ils traversèrent les grands fleuves de l’Asie et de l’Europe, le Volga et le Kama, le Don et le Borysthène, la Vistule et le Danube, ou à la nage sur leurs chevaux, ou sur la glace durant l’hiver, ou dans des bateaux de cuir qui suivaient toujours l’armée et servaient à transporter les bagages et l’artillerie. Les premières victoires de Batou anéantirent les restes de la liberté nationale dans les plaines immenses du Kipzak[27] et du Turkestan. Dans sa course rapide, il traversa les royaumes connus aujourd’hui sous les noms de Cazan et d’Astrakhan, et les troupes qu’il détacha vers le mont Caucase pénétrèrent dans le cœur de la Géorgie et de la Circassie. La discorde civile des grands-ducs ou princes de Russie livra leur pays aux Tartares. Ils se répandirent depuis la Livonie jusqu’à la mer Noire. Kiow et Moscou, les deux capitales ancienne et moderne, furent réduites en cendres ; calamité passagère et moins fatale peut-être aux Russes que la tache profonde et peut-être indélébile qu’une servitude de deux cents ans a imprimée sur leur caractère. Les Tartares ravagèrent avec une égale fureur les pays qu’ils se proposaient de conserver et ceux dont ils s’empressaient de sortir. De la Russie, où ils s’étaient établis, ils firent une irruption passagère, mais destructive, dans la Pologne et jusqu’aux frontières de l’Allemagne. Les villes de Lublin et de Cracovie disparurent. Ils approchèrent des côtes de la mer Baltique, défirent dans la bataille de Lignitz les ducs de Silésie, les palatins polonais et le grand-maître de l’ordre Teutonique, et remplirent neuf sacs des oreilles droites de tous ceux qu’ils avaient tués. De Lignitz, qui fut du côté de l’Occident le terme de leur marche, ils se dirigèrent sur la Hongrie ; et cette armée de cinq cent mille hommes, excitée par la présence de Batou, sembla animée de son esprit. Leurs colonnes, partagées en différentes divisions, franchirent les montagnes Carpathiennes, et l’on doutait encore de leur approche lorsqu’ils firent éprouver leurs premières fureurs. Le roi Bela IV assembla les forces militaires de ses comtes et de ses évêques ; mais il avait aliéné la nation en recevant une horde errante de Comans, composée de quarante mille familles. Un soupçon de trahison et le meurtre de leur prince excitèrent ces hôtes sauvages à la révolte. Tout le pays au nord du Danube fut perdu en un jour, et dépeuplé dans un été ; les ruines des villes et des églises furent parsemées des ossements des citoyens qui expièrent les péchés des Turcs leurs ancêtres. Un ecclésiastique échappé du sac de Waradin a donné la  description des calamités dont il avait été le témoin ; et les fureurs sanguinaires des sièges et des batailles sont infiniment moins atroces que la perfidie qu’éprouvèrent les fugitifs. Après les avoir attirés hors des bois sous la promesse du pardon et de la paix, on les égorgea de sang-froid lorsqu’ils eurent achevé les travaux de la moisson et de la vendange. Durant l’hiver, les Tartares passèrent le Danube sur la glace, et s’avancèrent vers Cran ou Strigonium, colonie germaine et capitale du royaume. Ils dressèrent trente machines contre les murs, comblèrent les fossés avec des sacs de terre et des cadavres ; et à la suite d’un massacre sans choix, le khan fit égorger en sa présence trois cents nobles matrones. De toutes les villes et forteresses de la Hongrie, il n’en demeura que trois sur pied après l’invasion ; et l’infortuné Bela courut se cacher dans les îles de la mer Adriatique.

La terreur se répandit dans le monde latin : un Russe fugitif porta l’alarme en Suède ; les nations des bords de la Baltique et de l’Océan tremblèrent à l’approche des Tartares[28], que la crainte et l’ignorance représentaient comme une espèce différente du genre humain. Depuis l’invasion des Arabes dans le huitième sicle, l’Europe n’avait point été exposée à une pareille calamité ; et si les disciples de Mahomet opprimaient les consciences et la liberté, il y avait à craindre que les pâtres de la Scythie n’anéantissent les villes, les arts et toutes les institutions de la société civile. Le pontife de Rome essaya d’apaiser et de convertir les invincibles païens ; il leur envoya des moines de l’ordre de Saint-Dominique et de Saint-François. Mais le grand-khan leur répondit que les fils de Dieu et de Gengis étaient revêtus d’un pouvoir divin pour soumettre ou exterminer les nations, et que le pape serait enveloppé dans la destruction générale s’il ne venait visiter lui-même, comme suppliant, la horde royale. L’empereur Frédéric II employa un moyen plus courageux de défense. Il écrivit aux princes Allemagne, aux rois de France et d’Angleterre ; il leur peignit le  danger commun, et les pressa d’armer leurs vassaux pour cette juste et sage croisade[29]. La valeur et la réputation des Francs en imposèrent aux Tartares eux-mêmes ; cinquante chevaliers et vingt arbalétriers défendirent avec succès le château de Nestadt en Autriche ; et les Barbares levèrent le siége à l’approche d’une armée d’Allemands. Après avoir ravagé dans le voisinage les royaumes de Servie, de Bosnie et de Bulgarie, Batou se retira lentement du Danube au Volga, pour jouir des fruits de ses victoires, dans la ville où le palais de Serai, qui, à son ordre, s’éleva du milieu du désert.

IV. Il n’y eut pas jusqu’aux régions pauvres et glacées du septentrion qui n’attirassent les  armes des Mongouls. Sheibani-khan, frère du grand Batou, conduisit une horde de quinze mille familles dans les déserts de la Sibérie ; et ses descendants régnèrent à Tobolsk durant plus de trois siècles, jusqu’à la conquête des Russes. En suivant le cours de l’Oby et du Jenisey, l’esprit d’entreprise doit les avoir conduits à la découverte de la mer Glaciale ; et après avoir écarté des monuments qui nous en restent, ces fables monstrueuses d’hommes avec des têtes de chiens et des pieds fourchus, nous trouverons que quinze ans après la mort de Gengis, les Mongouls connaissaient le nom et les mœurs des Samoïèdes, qui habitent aux environs du cercle polaire, dans des huttes souterraines, et ne connaissent d’autre occupation que la chasse, dont ils tirent leur nourriture et les fourrures qui leur servent de vêtements[30].

Tandis, que les Mongouls et les Tartares envahissaient à la fois la Chine, la Syrie et la Pologne, les auteurs de ces grands ravages se contentaient d’apprendre et de s’entendre dire que leur parole était le glaive de la mort. De même que les premiers califes, les premiers successeurs de Gengis parurent rarement en personne à la tête de leurs armées victorieuses. Sur les bords de l’Onon et du Selinga, la horde dorée ou royale présentait le contraste de la grandeur et de la simplicité, d’un repas de mouton rôti et de lait de jument, et de cinq cents chariots d’or et d’argent distribués dans un seul jour. Les princes de l’Europe et de l’Asie furent contraints d’envoyer des ambassadeurs ou d’entreprendre eux-mêmes ce long et pénible voyage. Le trône et la vie des grands-ducs de Russie, des rois de la Géorgie et de l’Arménie, des sultans d’Iconium et des émirs de la Perse, dépendaient d’un geste du grand-khan des Tartares. Les fils et les petits-fils de Gengis avaient été habitués à la vie pastorale ; mais on vit s’agrandir par degrés le village de Caracorum[31], où se faisait l’élection des khans, et dans lequel ils fixèrent leur résidence. Octai et Mangou quittèrent leurs tentes pour habiter une maison, ce qui indique un changement dans les mœurs ; et leur exemple fut imité par les princes de leur famille et par les grands officiers de l’empire. Au lieu des immenses forêts qui avaient été le théâtre de leurs chasses l’enceinte d’un parc leur offrit un exercice moins fatigant la peinture et la sculpture embellirent leurs nouvelles habitations ; et les trésors superflus se convertirent en bassins, en fontaines et en statues d’argent massif. Les artistes de la Chine et de Paris exercèrent leur génie au service du grand-khan[32]. Il avait à Caracorum deux rues occupées, l’une par des ouvriers chinois, et l’autre par des marchands mahométans : on y voyait une église nestorienne, deux mosquées et douze temples consacrés au culte des différentes idoles, d’où l’on peut se former à peu pris une idée du nombre des habitants et des nations dont ils étaient composés. Cependant un missionnaire fiançais affirme que la capitale des Tartares n’offrait pas une ville aussi considérable que celle de Saint-Denis, près Paris ; et que le palais de Mangou valait à peine le dixième de l’abbaye des bénédictins de cette ville. Les grands-khans pouvaient amuser leur vanité des conquêtes de la Syrie et de Russie ; mais ils étaient fixés sur les frontières de la Chine. L’acquisition de cet empire était le principal objet de leur ambition, et l’habitude de l’économie pastorale leur avait appris sans doute que le berger trouve son avantage à protéger et à multiplier ses troupeaux. J’ai déjà célébré la sagesse, et la vertu d’un mandarin ; qui prévint la destruction de cinq provinces fertiles et peuplées. Durant une administration de trente ans, exempte de tout reproche, ce bienfaisant ami de son pays et de l’humanité travailla constamment à suspendre ou adoucir les calamités de la guerre, à ranimer le goût des sciences, à sauver les monuments, à mettre des bornes au despotisme des commandants militaires, en rétablissant les magistrats civils ; enfin, à inspirer aux Mongouls des sentiment de paix et de justice. Il lutta courageusement contre la barbarie des premiers conquérants ; et ses leçons salutaires furent payées, dès la seconde génération, par une abondante récolte. L’empire du nord, et insensiblement, celui du midi, se soumirent au gouvernement de Cublai, le lieutenant et ensuite le successeur de Mangou ; et la nation fut fidèle à un prince élevé dans les mœurs de la Chine. Il lui rendit les anciennes formés de sa constitution ; et les vainqueurs adoptèrent les lois, les usages, et jusqu’aux préjuges du peuple vaincu. On peut attribuer ce triomphe paisible, dont il y eut plus d’un exemple, à la multitude et en même temps à la servitude des Chinois. Les empereurs des Mongouls voyaient leur armée absorbée en quelque manière dans l’intense population d’un vaste royaume ; ils adoptaient avec plaisir un système politique qui offrait aux princes les jouissances réelles du pouvoir despotique, et abandonnait aux sujets les vains noms de philosophie, de liberté et d’obéissance filiale. Sous le règne de Cublai, on vit fleurir les lettres et le commerce ; les peuples jouirent des bienfaits de la justice et des douceurs de la paix. On ouvrit le grand canal de cinq cents milles, qui conduit de Nankin à la capitale. Le monarque fixa sa résidence à Pékin, et déploya dans sa cour la magnificence des plus riches souverains de l’Asie. Cependant ce savant prince s’écarta de la pureté et de la simplicité de la religion adoptée par son grand-père : il offrit des sacrifices à l’idole de Fo ; et sa soumission aveugle pour les lamas et les bonzes de la Chine, lui attira la censure[33] des disciples de Confucius. Ses successeurs souillèrent le palais d’une foule d’eunuques, d’empiriques et d’astrologues, tandis que dans les provinces treize millions de leurs sujets périssaient par la famine. Cent quarante ans après la mort de Gengis, les Chinois, révoltés expulsèrent du trône la dynastie des Yuen, race dégénérée de ce fameux conquérant ; et les empereurs mongouls allèrent s’ensevelir dans l’obscurité du désert. Avant l’époque de cette révolution, ils avaient déjà perdu leur suprématie sur les différentes branches de leur maison : les khans du Kipzak ou de la Russie, du Zagathai ou de la Transoxiane, de l’Iran ou de la Perse, d’abord simples lieutenants du grand-khan, avaient trouvé dans leur pouvoir et dans leur éloignement les moyens de se dégager des devoirs de l’obéissance ; et après la mort de Cublai, ils dédaignèrent d’accepter un sceptre ou un titre de ses méprisables successeurs. Conformément à leur situation, les uns conservèrent la simplicité primitive des mœurs pastorales, et les autres adoptèrent le luxe des villes de l’Asie ; mais les princes et les peuples étaient également disposés à recevoir un nouveau culte. Après avoir hésité entre l’Évangile et le Koran, ils se décidèrent pour la religion de Mahomet, adoptèrent les Arabes et les Persans pour leurs frères et renoncèrent à toute communication avec les Mongouls ou les idolâtres de la Chine.

On peut s’étonner que dans le bouleversement général, l’empire romain, démembré par les Grecs et les Latins, ait échappé à l’invasion des Mongouls. Moins puissants qu’Alexandre, les Grecs se trouvaient, comme lui, pressés en Asie et en Europe par les pâtres de Scythie ; et Constantinople aurait inévitablement partagé le sort de Pékin, de Samarcande et de Bagdad, si les Tartares eussent entrepris de l’assiéger. Lorsque Batou, comblé de gloire, repassa volontairement le Danube, la vanité des Grecs et des Francs insulta sa retraite[34]. Le conquérant se mit une seconde fois en marche, dans le dessein d’attaquer la capitale des Césars ; mais la mort le surprit et sauva Byzance. Son frère Borga conduisit les Tartares dans la Thrace et dans la Bulgarie ; mais il fut détourné de la conquête de Constantinople par un voyage à Norogorod, située au cinquante-septième degré de latitude, où il fit le dénombrement des Russes et régla les tributs de la Russie. Le khan des Mongouls fit une alliance avec les Mamelucks contre ses compatriotes de la Perse. Trois cent mille hommes de cavalerie passèrent le défilé de Derbend ; et les Grecs se félicitèrent de ce commencement de guerre civile. Après avoir recouvré Constantinople, Michel Paléologue[35], éloigné de sa cour et de son armée fut surpris et environné par vingt mille Tartares ; dans un château de la Thrace ; mais leur expédition n’avait pour but que de délivrer le sultan turc Azzadin, et ils se contentèrent, en l’emmenant, d’emporter les trésors de l’empereur. Noga, leur général, dont le nom s’est perpétué dans les hordes d’Astrakhan, excita une révolte redoutable contre Mengo-Timour, le troisième khan du Kipzak ;  il obtint en mariage Marie, fille naturelle de Paléologue, et défendit les États de son beau-père et de son ami. Les irruptions suivantes ne furent composées que de brigands fugitifs, et quelques milliers d’Alains et de Comans chassés de leur patrie, renonçant à leur vie errante s’enrôlèrent au service de l’empereur grec. Tel fut en Europe l’effet de l’invasion des Mongorus : loin de troubler la paix de l’Asie romaine, la première terreur de leurs armes assura sa tranquillité. Le sultan d’Iconium sollicita une entrevue personnelle avec Jean Vatacès, dont la politique artificieuse encouragea les Turcs à défendre leur barrière contre l’ennemi commun[36]. Cette barrière, à la vérité, ne résista pas longtemps, la défaite et la captivité des Seljoucides mit à découvert le dénuement des Grecs. Le formidable Holagou menaça de marcher à Constantinople à la tête d’une armée de quatre cent mille hommes ; et la terreur panique qui s’empara des habitants de Nicée donnera une idée de l’effroi qu’il inspirait. La cérémonie accidentelle d’une procession et la répétition de la litanie lugubre : Préservez-nous, mon Dieu, de la fureur des Tartares ! firent répandre dans la ville, la fausse nouvelle d’un assaut et d’un massacre. Les rues frirent aussitôt remplies d’une multitude d’habitants des deux sexes, aveuglés par la frayeur et fuyant sans savoir où ni pourquoi : ce ne fut qu’au bout de plusieurs heures que la fermeté des officiers de la garnison parvint à délivrer la ville de ce malheur imaginaire. La conquête de Bagdad détourna heureusement l’ambition de Holagou et de ses successeurs ; ils soutinrent dans la Syrie une longue guerre, dont ils ne furent pas toujours victorieux ; leur querelle avec les musulmans les disposa à s’unir aux Grecs et aux Francs[37] ; et par générosité ou par mépris, ils offrirent le royaume de l’Anatolie pour récompense à un de leurs vassaux arméniens. Les émirs qui occupaient des villes et des montagnes, se disputèrent les débris de la monarchie des Seljoucides ; mais ils reconnurent tous la suprématie du khan de la Perse, et il interposa souvent son autorité, quelquefois même ses armes, pour arrêter leurs déprédations et maintenir la paix et l’équilibre de sa frontière turque. La mort de Cazan[38], un des plus illustres descendants de Gengis, anéantit cette salutaire suprématie ; et le déclin des Mongouls laissa le champ libre à l’élévation et aux progrès de l’empire ottoman[39].

Après la retraite de Gengis, Gelaleddin, sultan de Carizme, était revenu de l’Inde gouverner et défendre ses États de Perse. Dans l’espace de onze années, ce héros donna en personne quatorze batailles rangées, et telle était son activité qu’il fit en soixante-dix jours, à la tête de sa cavalerie, une marche de mille milles, de Teflis à Kerman ; mais la jalousie des princes musulmans et les armées innombrables des Mongouls le firent succomber. Après sa dernière défaite, le brave Gelaleddin périt sans gloire dans les montagnes du Curdistan. Sa mort dispersa sa vieille et courageuse armée, qui, sous le nom de Carizmiens ou Corasmins, comprenait un grand nombre de hordes turcomanes qui s’étaient attachées à la fortune du sultan. Les plus audacieux et les plus puissants de leurs chefs firent une invasion dans la Syrie, et pillèrent le saint-sépulcre de Jérusalem ; les autres s’enrôlèrent au service d’Aladin, sultan d’Iconium ; et c’est parmi ceux-ci que se trouvaient ses obscurs ancêtres de la race ottomane. Ils avaient originairement campé sur la rive méridionale de l’Oxus, dans les plaines de Mahan et de Néza ; et j’observerai, comme un fait assez extraordinaire, que de ce même endroit sont sortis les Parthes et les Turcs qui ont fondé deux puissants empires. Soliman-Shah, qui commandait l’avant ou l’arrière-garde de l’armée carizmienne, se noya au passage de l’Euphrate. Son fils Orthogrul devint le sujet et le soldat d’Aladin, et établit à Surgut, sur les bords du Sangarius, un camp de quatre cents tentes ou familles, dont il dirigea cinquante-deux ans le gouvernement civil et militaire. Il fut le père de Thaman ou Athman, dont le nom a été changé en celui de calife Othman ; et si on se représente ce chef de horde comme un pâtre et un brigand, il faut séparer de ces dénominations toute idée de bassesse et d’ignominie. Othman, doué à un degré éminent de toutes les vertus d’un soldat, profita habilement des circonstances de temps et de lieu qui favorisaient son indépendance et ses succès. La race de Seljouk n’existait plus ; la puissance expirante des khans mongouls et leur éloignement l’affranchissaient de toute subordination ; il se trouvait placé sur les frontières de l’empire grec ; le Koran recommandait le gazi ou guerre sainte contre les infidèles ; leur fausse politique avait ouvert les passages du mont Olympe, et l’invitait à descendre dans les plaines de Bithynie. Jusqu’au règne de Paléologue, ces passages avaient été vaillamment défendus par la milice du pays, qui, jouissait pour récompense de la sûreté de ses propriétés et de l’exemption de toutes les taxes. L’empereur abolit leur privilège et se chargea de la défense ; on exigea rigoureusement le tribut ; mais les passages furent oubliés, et les vigoureux montagnards devinrent des paysans timides, sans énergie et sans discipline. Ce fut le 27 juillet de l’année 1299 de l’ère chrétienne, qu’Othman entra pour la première fois dans le district de Nicomédie[40] ; et l’exactitude singulière avec laquelle on a figé la date de cet armement, semblerait indiquer qu’on avait entrevu quel devait être l’accroissement rapide et destructeur du monstre qui menaçait l’empire. Les annales des vingt-sept années que dura son règne, n’offriraient qu’une répétition des mêmes incursions. A chaque campagne il recrutait et augmentait son armée de captifs et de volontaires. Au lieu de se retirer dans les  montagnes, Othman conservait tous les postes utiles et susceptibles de défense ; après, avoir pillé les villes et les châteaux, il en réparait les fortifications, et préférait à la vie errante des nations pastorales les bains et les palais des villes qu’il commençait à se former. Ce ne fut cependant que vers la fin de sa vie, lorsqu’il était accablé par l’âge et les infirmités, qu’Othman eut la joie d’apprendre la conquête de Pruse,  dont la famine ou la perfidie avait ouvert les portes à son fils Orchan. La gloire d’Othman est principalement fondée sur celle de ses descendants ; mais les Turcs ont conservé de lui, ou composé en son nom, un testament qui renferme des conseils, remplis de justice et de modération[41].

La conquête de Pruse peut servir de véritable date à l’établissement de l’empire ottoman. Les sujets chrétiens rachetèrent leur vie et leurs propriétés par un tribut ou une rançon de trente mille écus d’or ; et la ville fut bientôt transformée, par les soins d’Orchan, en une capitale mahométane. Il la décora d’une mosquée, d’un collège et d’un hôpital ; on refondit les monnaies des Seljoucides ; les nouvelles pièces portèrent le nom et l’empreinte de la nouvelle dynastie, et les plus habiles professeurs des connaissances humaines et divines attirèrent les étudiants persans et arabes des anciennes écoles de l’Orient. Aladin porta le premier le titre de vizir ; dont son frère Orchan institua l’office en sa faveur ; d’après ses lois, l’on put  distinguer par l’habillement les habitants de la ville de ceux de la campagne, et les musulmans des infidèles. Les troupes d’Othman n’étaient composées que d’escadrons indociles de cavalerie turcomane, qui servaient sans paye et combattaient sans discipline ; mais son fils pensa prudemment devoir former et exercer un corps d’infanterie. Il enrôla un grand nombre de volontaires qui se contentaient d’une faible paye, avec la liberté de rester chez eux lorsqu’on n’avait pas besoin de leurs services. La rudesse de leurs mœurs et leur caractère séditieux déterminèrent Orchan à élever ses jeunes captifs de manière à en faire des soldats du prophète et une partie de ses troupes ; mais les paysans turcs conservèrent le privilège de former à la suite de l’armée un corps de cavalerie sous le nom de partisans. Par ses soins et son intelligence, il parvint à se créer une armée de vingt-cinq mille musulmans ; il fit construire les machines nécessaires pour le siège ou l’attaque des villes, et en fit usage pour la première fois et avec succès contre Nicée et Nicomédie. Orchan accorda des sauf-conduits à tous ceux qui voulurent se retirer avec leurs familles et leurs effets ; mais il disposa des veuves des vaincus en faveur des conquérants qui les épousèrent ; les livres, les vases et les images, furent achetés ou rachetés par les habitants de Constantinople. L’empereur Andronic le Jeune fut vaincu et blessé par Orchan[42], qui soumit toute la province ou le royaume de Bithynie jusqu’aux rives du Bosphore ou de l’Hellespont, et les chrétiens ne purent méconnaître la justice et la clémence d’un prince qui avait su s’attacher volontairement les Turcs de l’Asie. Orchan se borna modestement au titre d’émir. Parmi les princes de Roum, et de l’Anatolie[43], quelques-uns lui étaient supérieurs en forces militaires ; les émirs de Ghermian et de Caramanie avaient l’un et l’autre à leurs ordres une armée de quarante mille  hommes : placés au centre du royaume des Seljoucides, ils ont fait moins de bruit dans l’histoire que les saints guerriers qui, bien qu’inférieurs en puissance, se  firent connaître en formant de nouvelles principautés dans l’empire grec. Les pays maritimes, depuis la Propontide jusqu’au Méandre, et à l’île de Rhodes, si longtemps menacés et si souvent pillés, en furent démembrés irrévocablement sous le règne d’Andronic l’Ancien[44]. Deux chefs turcs, Aidin et Sarukhan, donnèrent leur nom à leurs conquêtes, et ces conquêtes passèrent à leur postérité ; ils asservirent ou ruinèrent les sept Églises de l’Asie, et ces maîtres barbares foulent encore en Lydie et en Ionie les antiques monuments du christianisme. En perdant Éphèse, les chrétiens déplorèrent la chute du premier ange et l’extinction du premier flambeau des révélations[45]. La destruction est complète, et les traces du temple de Diane et de l’église de Sainte-Marie ont également disparu. Le cirque et les trois théâtres de Laodicée servent de repaire aux renards et aux loups ;  Sardes n’est plus qu’un  misérable village. Le dieu de Mahomet, ce dieu qui n’a ni fils ni rival, est invoqué à Pergame et à Thyatire dans de nombreuses mosquées, et Smyrne ne doit sa population qu’au commerce étranger des Francs et des Arméniens. Philadelphie seule a été sauvée par une prophétie ou par son courage. Éloignés de la mer, oubliés des  empereurs, environnés par les Turcs de toutes parts, ses intrépides citoyens défendirent leur religion et leur liberté durant plus de quatre-vingts ans, et obtinrent enfin du plus fier des Ottomans une capitulation honorable. Après la destruction des colonies grecques et des Églises d’Asie, on voit encore subsister Philadelphie, telle qu’une colonne au milieu des ruines ; et cet exemple satisfaisant peut servir à prouver que la voie la plus honorable est aussi quelquefois la plus sûre. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem[46] défendirent la liberté de Rhodes durant plus de deux siècles : cette île acquit, sous leur discipline, l’éclat de l’opulence et de la renommée ; ces nobles et braves religieux méritèrent une gloire égale sur mer et sur terre, et leur île, boulevard de la chrétienté, attira et repoussa souvent les nombreuses armées des Turcs et des Sarrasins.

Les discordes des Grecs furent la principale cause de leur destruction. Durant les guerres civiles du premier et du second Andronic, le fils d’Othman accomplit presque sans obstacle la conquête de la Bithynie ; les mêmes désordres encouragèrent les émirs turcomans de Lydie et d’Ionie à construire une flotte et à piller les îles voisines de la côte d’Europe. Réduit à défendre son honneur et sa vie, Cantacuzène, soit qu’il voulût prévenir ou imiter ses adversaires, eut recours aux ennemis de son pays et de sa religion. Amir, fils d’Aidin, cachait sous la robe d’un mahométan la politesse et l’humanité d’un Grec ; une estime mutuelle et des services réciproques l’attachaient au grand-domestique ; et leur amitié a été comparée, dans le langage du temps, à celle d’Oreste et de Pylade[47]. Lorsqu’il apprit le danger de son ami persécuté par une cour ingrate, le prince d’Ionie réunit à Smyrne une flotte de trois cents vaisseaux et une armée de vingt-neuf mille hommes ; il mit à la voile au milieu de l’hiver ; et jeta l’ancre à l’embouchure de l’Hébré. Suivi d’une troupe choisie de deux mille. Turcs, Amir avança sur les bords du fleuve, et délivra l’impératrice, que les sauvages Bulgares tenaient assiégée dans la ville de Demotica. A cette époque, son cher Cantacuzène, réfugié en Servie, laissait ignorer quel était son sort ; Irène, impatiente de voir son libérateur, l’invita à entrer dans la ville, et accompagna cette invitation d’un présent de cent chevaux et de bijoux précieux ; mais, par un genre particulier de délicatesse, ce sensible Barbare refusa, en l’absence, de son ami malheureux, de voir son épouse et de jouir des agréments de son palais. Il soutint dans sa tente l’inclémence de la saison, et rejeta toutes les faveurs de l’hospitalité pour partager les souffrances de ses deux mille compagnons, aussi dignes que lui de l’honneur qu’on voulait lui faire. Le désir de venger Cantacuzène et le besoin de subsistances peuvent servir d’excuse à ses excursions par terre et par mer : il laissa neuf mille cinq cents hommes pour garder sa flotte, et parcourut inutilement la province pour découvrir son ami, De fausses lettres, la rigueur de l’hiver, les clameurs de ses volontaires, la quantité de dépouilles et le nombre des captifs, le déterminèrent enfin à se rembarquer. Le prince d’Ionie revint deux fois en Europe dans le cours de la guerre civile ; il  joignit ses troupes à celles de l’empereur, assiégea Thessalonique et menaça Constantinople. La calomnie a pu tirer quelque parti de l’insuffisance de ses  secours, de  son départ précipité, et d’un présent de dix mille écus qu’il accepta de la cour de Byzance ; mais son ami fut satisfait, et la conduite d’Amir était suffisamment justifiée par la nécessité de défendre contre les Latins ses États héréditaires. Le pape, le roi de Chypre, la république de Venise et l’ordre de Saint Jean, s’étaient réunis dans une louable entreprise contre la puissance maritime des Turcs. Les galères des confédérés abordèrent sur la côte d’Ionie, et Amir fut tué d’une flèche à l’attaque de la citadelle de Smyrne, défendue pas les chevaliers de Rhodes[48]. Avant de mourir, il procura généreusement à son ami un autre allié de sa nation, non pas plus sincère et plus ardent que lui ; mais plus en état, par sa proximité de la Propontide et de Constantinople, de lui donner un prompt et puissant secours. La promesse d’un traité  plus avantageux décida le prince de Bithynie à rompre ses engagements avec Anne de Savoie. L’orgueil d’Orchan l’engagea à promettre, de la manière la plus solennelle, que si Cantacuzène consentait à l’accepter pour son gendre il remplirait envers lui, sans jamais s’en écarter, tous les devoirs d’un sujet et d’un fils. L’ambition l’emporta sur la tendresse paternelle ; le clergé grec se prêta à l’alliance d’une princesse chrétienne avec un disciple de Mahomet ; et le père de Théodora nous détaille lui-même, avec une honteuse satisfaction, le déshonneur de son diadème[49]. Des ambassadeurs, suivis d’un corps de cavalerie turque, arrivèrent dans trente vaisseaux devant son camp de Sélymbrie. On dressa un magnifique pavillon, sous lequel l’impératrice Irène passa la nuit avec ses filles. Dès le matin, Théodora, se plaça sur un trône entouré de rideaux de soie brodés en or. Les troupes étaient sous les armes ; mais l’empereur était à cheval. A un signal, les rideaux s’ouvrirent et présentèrent l’épouse ou la victime environnée de torches nuptiales et d’eunuques prosternés. L’air retentit du bruit des trompettes ; et des poètes tels que le siècle pouvait les fournir, célébrèrent, dans leurs chants nuptiaux, le prétendu bonheur de Théodora. Elle fut livrée au Barbare qui  devenait son maître, sans aucune des cérémonies du culte chrétien ; mais on était convenu, par le traité, qu’elle continuerait à professer librement sa religion dans le harem de Bursa, et son père fait l’éloge de sa conduite pieuse et charitable dans cette situation équivoque. Lorsque l’empereur grec se vit paisiblement assis sur le trône de Constantinople, il rendit visite à son gendre, qui accompagné de ses quatre fils de différentes épouses, vint l’attendre à Scutari, sur la côte asiatique. Les deux princes partagèrent, avec une apparente cordialité, les plaisirs de la chasse et d’un festin ; et Théodora obtint la permission d’aller au-delà du Bosphore passer quelques jours dans la société de sa mère. Mais Orchan, dont l’amitié était subordonnée aux intérêts de sa politique, et de sa religion, se joignit sans hésiter, dans la guerre des Génois, aux ennemis de Cantacuzène.

Dans son traité avec l’impératrice Anne, le prince ottoman avait stipulé cette singulière condition, qu’il lui serait permis de vendre ses  prisonniers à Constantinople ou de les transporter en Asie. Une foule de chrétiens des deux sexes, de tous les âges, de prêtres et de moines, de vierges et de matrones, furent exposés nus dans les marchés publics, et souvent maltraités à coups de fouet pour exciter la charité à les racheter plus promptement ; mais l’indignation des Grecs ne leur permettait guère que de déplorer le sort de leurs concitoyens, qu’ils voyaient emmener au loin dans un esclavage qui assujettissait leur âme et leur corps[50]. Cantacuzène fut forcé de se soumettre aux mêmes conditions, et leur exécution doit avoir été encore plus funeste à l’empire. L’impératrice Anne avait obtenu un secours de dix mille Turcs ; mais Orchan employa toutes ses forces au service de son père. Ces calamités n’étaient cependant que passagères ; dès que l’orage cessait, les fugitifs retournaient dans leurs anciennes habitations : à là fin de la guerre, les musulmans évacuaient totalement l’Europe et se retiraient en Asie. Ce fut à l’occasion de sa dernière, querellé avec son pupille, que Cantacuzène fixa dans le sein de l’empire le germe de destruction que ses successeurs ne purent déraciner, et ses dialogues théologiques contre  le prophète Mahomet n’ont point expié cette faute irréparable. Les Turcs modernes ignorent leur propre histoire, confondent leur premier passage de l’Hellespont[51] avec le dernier, et représentent le fils d’Orchan comme  un brigand obscur qui, suivi de quatre-vingts aventuriers passa par stratagème sur une terre ennemie et peu connue : Soliman à la tête d’un corps de dix mille hommes de cavalerie turque, fut transporté sur les vaisseaux de l’empereur grec, et traité, comme son allié. Les troupes mahométanes rendirent quelques services et commirent beaucoup de désordres dans les guerres civiles de la Romanie. Mais la Chersonèse se trouva insensiblement peuplée d’une colonie de Turcs, et la cour de Byzance sollicita en vain la restitution des forteresses de la Thrace. Après quelques délais artificieusement prolongés par le prince ottoman et son fils, on en fixa le rachat à la somme de soixante mille écus, et le premier paiement avait été acquitté, lorsque les murs et les fortifications de la plupart de ces villes furent renversés par un tremblement  de terre : les Turcs occupaient les places démantelées ; ils rebâtirent Gallipoli, et Soliman eut soin de repeupler de mahométans cette ville, clef de l’Hellespont. L’abdication de Cantacuzène rompit les faibles liens de l’alliance domestique. Par ses derniers conseils, il engageait ses compatriotes à éviter une guerre imprudente, à comparer le nombre, la discipline et l’enthousiasme des Turcs à la faiblesse et à la pusillanimité des Grecs. Ces avis prudents furent méprisés par l’opiniâtre vanité d’un jeune homme, et justifiés par les victoires des mahométans. Au milieu de ses succès, Soliman tomba de cheval dans un exercice militaire dit Jerid, et perdit la vie ; le vieil Orchan succomba peu de temps après à sa douleur.

Mais les Grecs n’eurent pas le loisir de se réjouir de l’a mort de leurs ennemis ; le glaive des Turcs se montra également redoutable entre les mains d’Amurath Ier, fils d’Orchan et frère de Soliman : on découvre a travers l’obscurité des annales byzantines[52], qu’il s’empara presque sans résistance de toute la Romanie et de la Thrace, depuis l’Hellespont jusqu’au mont Hémus, et que, presque aux portes de la capitale, il choisit Andrinople pour le siège de son gouvernement et de sa religion en Europe. Constantinople, dont la décadence date presque de l’époque de sa fondation, avait été successivement attaquée, durant le cours de dix siècles, par es Barbares de l’Orient et de l’Occident. Mais jusqu’à cette époque fatale, les Grecs ne s’étaient point vus environnés du côté de l’Asie et de l’Europe par les forces d’une même puissance ennemie. Cependant Amurath, par prudence ou par générosité, suspendit encore pour quelque temps cette facile conquête ; et son orgueil se contenta d’appeler fréquemment auprès de lui l’empereur Jean Paléologue et ses quatre fils, qui, dès qu’ils en recevaient l’ordre, se rendaient à la cour ou à l’armée du prince ottoman. Il marcha successivement, contre les nations esclavonnes, qui habitaient entre le Danube et la mer Adriatique, contre les Bulgares, les Serviens, les Bosniens, les Albanais, et il écrasa à plusieurs reprises, par ses excursions, ces tribus belliqueuses qui avaient si souvent insulté l’empire romain. Leur pays n’abondait ni en or ni en argent ; leurs rustiques hameaux n’étaient pas enrichis par le commerce, ni décorés par les arts de luxe ; mais les naturels de ces contrées avaient été de tout temps distingués par leur vigueur corporelle et l’énergie de leur courage : une institution sage en fit les plus fermes et les plus fidèles soutiens de la grandeur ottomane[53]. Le vizir d’Amurath rappela à son souverain que les lois de Mahomet lui accordaient la cinquième partie des dépouilles et de tous les captifs ; le ministre ajouta que des officiers vigilants, placés, à Gallipoli, lèveraient facilement ce tribut au passage ; et pourraient choisir les plus beaux et les plus vigoureux parmi les enfants des chrétiens. Le conseil fut adopté ; on publia l’édit : des milliers de captifs européens furent élevés dans la religion de Mahomet et dans l’exercice des armes. Un dervis célèbre fit la cérémonie de consacrer cette nouvelle milice et de lui donner un nom. Placé à la tête de leurs rangs, il étendit la manche de sa robe sur la tête du soldat qui était le plus à sa portée, et leur donna sa bénédiction dans les termes suivants : Qu’on les nomme  janissaires (yengi chéri ou nouveaux soldats). Puisse leur valeur être toujours brillante, leur épée tranchante et leur bras victorieux. Puisse leur lance être toujours suspendue sur la tête de leurs ennemis, et quelque part qu’ils aillent, puissent-ils en revenir avec un visage blanc[54] ! Telle fut l’origine de cette troupe formidable, la terreur des nations et quelquefois des sultans. Ils sont aujourd’hui déchus de leur valeur ; leur discipline s’est relâchée et leurs rangs tumultueux ne peuvent résister à l’artillerie et à la tactique  des nations modernes ; mais au temps de leur institution ils jouissaient d’une supériorité décisive, parce qu’aucune des puissances de la chrétienté n’entretenait constamment sous les armes un corps régulier d’infanterie. Les janissaires combattaient contre leurs idolâtres compatriotes avec le zèle et l’impétuosité du fanatisme, et la bataille de Cossova anéantit la ligue et l’indépendance des tribus esclavonnes. En parcourant après sa victoire la scène du carnage, Amurath observait que la plupart des morts n’étaient que des adolescents ; et son vizir lui répondait en courtisan, que des hommes d’un âge plus raisonnable n’auraient point entrepris de résister à ses invincibles armes. Mais l’épée de ses  janissaires  ne pût le sauver du poignard du désespoir : un soldat servien s’élança du milieu des morts, et le blessa dans le ventre d’un coup mortel. Ce prince, petit-fils d’Othman, avait des mœurs simples et un caractère indulgent ; il aimait les sciences et la vertu, mais il scandalisa les musulmans par son peu d’attention à assister à leurs prières publiques ; et le mufti eut le courage de lui faire sentir sa faute, en refaisant son témoignage dans une cause civile. On trouve assez fréquemment dans l’histoire orientale ce mélange de servitude et de liberté[55].

Le caractère de Bajazet, fils et successeur d’Amurath, se peint fortement dans le surnom qui lui fut donné d’Ilderim ou l’Éclair ; et il put s’enorgueillir d’une épithète qui exprimait l’ardente énergie de son âme et la rapidité de ses marches destructives. Durant les quatorze années de son règne[56], Bajazet courut sans cesse à la tête de ses armées, de Bursa à Andrinople, du Danube à l’Euphrate ; et, quoique très zélé pour la propagation de sa religion, il attaqua, indistinctement, en Europe et en Asie, les princes chrétiens et les mahométans, et réduisit sous son obéissance toute la partie septentrionale de l’Anatolie, depuis Angora jusqu’à Amasie et Erzeroum. Les émirs de Ghermian, de Calamanie, d’Aldin et de Sarrukan, furent dépouillés de leurs États héréditaires et après, la conquête à Iconium, la dynastie ottomane releva l’ancien royaume des Seljoucides. Les conquêtes de Bajazet en Europe ne fuirent ni moins rapides ni moins importantes. Dès qu’il eut assujetti les Serviens et les Bulgares à un joug régulier, il courut au-delà du Danube chercher de nouveaux ennemis et de nouveaux sujets dans la cour de la Moldavie[57]. Tout ce qui reconnaissait encore l’empire grec dans la Thrace, la Macédoine et la Thessalie, passa sous celui du victorieux Ottoman. Un évêque complaisant le conduisit en Grèce à travers les Thermopyles ; et nous remarquerons comme un fait singulier, que la veuve d’un chef espagnol, qui possédait le pays où se rendaient jadis les fameux oracles de Delphes, acheta la, protection  du sultan par le sacrifice d’une de ses filles remarquable par sa  beauté. Pour assurer d’Asie en Europe la communication des  Turcs, qui jusqu’alors avait été dangereuse et précaire, Bajazet établit à Gallipoli une flotte en croisière, qui commandait l’Hellespont et interceptait tous les secours que les Latins envoyaient à Constantinople. Tandis que ce prince sacrifiait sans scrupule à ses passions la justice et l’humanité, il forçait ses soldats à observer rigoureusement les règles de la décence et de la sobriété : les moissons se faisaient et se vendaient paisiblement au milieu de ses armées. Irrité de la négligence et de la corruption qui s’étaient introduites dans l’administration de la justice ; il rassembla dans une maison tous les juges et gens de loi de ses États, qui ne redoutaient pas moins que d’y être brûlés vifs. Ses ministres tremblaient en silence ; mais un bouffon d’Éthiopie osa lui représenter la véritable cause de ce désordre ; et le souverain ôta pour l’avenir toute excuse à la vénalité, en annexant à l’office de cadi un revenu convenable[58]. Enorgueilli de ses succès, il dédaigna son ancien titre d’émir, et accepta la patente de sultan du calife, esclave en Égypte sous les ordres des Mamelucks[59]. Entraînés par la force de l’opinion des Turcs victorieux rendirent ce dernier et frivole hommage à la race d’Abbas et aux successeurs de Mahomet. Le nouveau, sultan, jaloux de mériter son titre, porta la guerre en Hongrie, théâtre perpétuel des triomphes des Turcs et de leurs défaites. Sigismond, roi de Hongrie, était fils et frère des empereurs d’Occident. Sa cause était celle de l’Église et de l’Europe ; au premier bruit de son danger, les plus braves chevaliers français et allemands s’empressèrent de se croiser sous ses drapeaux. Bajazet défit à la journée de Nicopolis  une armée de cent mille chrétiens, qui s’étaient orgueilleusement vantés que si le ciel menaçait de tomber, ils le soutiendraient sur le bout de leurs lances. Le plus grand nombre périt dans la plaine, ou se noya dans le Danube, et Sigismond, après s’être réfugié par la mer Noire à Constantinople, fit un long circuit pour retourner dans ses États épuisés[60]. Dans l’orgueil de la victoire, Bajazet menaça d’assiéger Bude, d’envahir l’Allemagne et l’Italie, et de faire manger l’avoine à son cheval sur l’autel de Saint-Pierre à Rome. Ses projets furent arrêtés, non par la miraculeuse interposition de l’apôtre, non par une croisade des puissances chrétiennes, mais par un long et violent accès de goutte. Les désordres du monde physique ont quelquefois remédié à ceux du monde moral ; et un peu d’humeur âcre, en affectant, une seule fibre d’un seul homme, peut suspendre les malheurs et la ruine des nations.

Tel est le tableau général de la guerre de Hongrie ; mais nous devons à la désastreuse aventure des Français quelques mémoires qui font connaître le caractère de Bajazet et les circonstances de sa victoire[61]. Le duc de Bourgogne, souverain de la Flandre et oncle de Charles VI, n’avait pas l’ardeur intrépide de Jean son fils, comte de Nevers, qui partit accompagné de quatre princes ses cousins et ceux du monarque français. Le sire de Couci, un des meilleurs et des plus vieux capitaines de la chrétienté, guidait leur inexpérience[62] ; mais l’armée, commandée par un connétable, un amiral et un maréchal[63] de France, n’était composée que de mille chevaliers et de leurs écuyers : l’éclat de leurs noms était une source de présomption et un obstacle à la discipline. Chacun se croyait digne rie commander, personne ne voulait obéir, et les Français méprisaient également leurs alliés et leurs ennemis. Persuadés que Bajazet devait inévitablement périr ou prendre la futé, ils calculaient déjà ce qu’il leur faudrait de temps pour se rendre à Constantinople et délivrer le saint-sépulcre. Lorsque les cris des Turcs annoncèrent leur approche, les jeunes Français étaient à table, se livrant à la gaîté, à l’irréflexion ; et, déjà échauffés par le vin, ils se couvrirent avec précipitation de leurs armes, s’élancèrent sur leurs chevaux, coururent à l’avant-garde, et prirent pour un affront l’avis de Sigismond, qui voulait les priver de l’honneur de la première attaque. Les chrétiens n’auraient pas perdu la bataille de Nicopolis, si les Français eussent voulu déférer à la prudence des Hongrois ; mais ils auraient probablement obtenu une victoire glorieuse, si les Hongrois eussent imité la valeur des Français. Après avoir rapidement dispersé les troupes d’Asie qui’ formaient la première ligne, ils forcèrent les palissades établies pour arrêter la cavalerie, mirent en désordre, après un sanglant combat, les janissaires eux-mêmes, et furent enfin accablés par la multitude d’escadrons qui sortirent des bois et attaquèrent de tous côtés cette poignée de guerriers intrépides. Dans cette journée funeste, Bajazet se fit admirer de ses ennemis par le secret et la rapidité de sa marche, par son ordre de bataille et ses savantes évolutions ; mais ils l’accusent d’avoir inhumainement abusé de la victoire. Après avoir réservé le comte de Nevers et vingt-quatre princes ou seigneurs, dont ses interprètes lui attestèrent le rang et l’opulence, le sultan fit amener successivement devant lui le reste des Français captifs, et, sur leur refus d’abjurer leur religion, les fit successivement décapiter en sa présence. La perte de ses plus braves janissaires animait sa vengeance ; et s’il est vrai que, dans la journée qui précéda la bataille, les Français eussent massacré leurs prisonniers turcs[64], ils ne durent imputer qu’à eux les effets d’une juste représaille. Un des chevaliers dont il avait épargné la vie, obtint la permission d’aller à Paris racontés cette lamentable histoire et solliciter la rançon des princes captifs. En attendant, l’armée turque traîna le comte de Nevers et les barons français dans ses marches ; ils servirent de trophée aux musulmans en Europe et en Asie, et furent rigoureusement emprisonnés à Bursa, toutes les fois que le sultan résida dans cette capitale. On pressait chaque jour Bajazet d’expier par leur sang celui des martyrs musulmans ; mais il leur avait promis la vie, et, soit qu’il eût ou pardonné ou condamné ; sa parole était irrévocable. Au retour du messager, les présents et l’intercession des rois de France et de Chypre ne laissèrent point de doutes au vainqueur sur le rang et l’importance de ses prisonniers. Lusignan lui présenta une salière d’or d’un travail exquis, estimée dix mille ducats, et Charles VI envoya, par la voie de Hongrie, un vol d’oiseaux de fauconnerie tirés de la Norvège, six charges de chevaux du drap écarlate qu’on fabriquait alors à Reims, et de tapisseries d’Arras qui représentaient les batailles d’Alexandre. Après quelques délais occasionnés par l’éloignement plutôt que par aucun projet, Bajazet accepta deux cent mille ducats pour la rançon du comte de Nevers et des barons encore existants. Le maréchal de Boucicault, fameux guerrier, était de ce petit nombre d’heureux ; mais l’amiral de France avait péri dans la bataille, et le connétable, ainsi que le sire de Couci, dans la prison de Bursa. Cette rançon, dont les frais accidentels avaient doublé la somme, tombait principalement sur le duc de Bourgogne ou plutôt sur ses sujets flamands, que les lois féodales obligeaient de contribuer lorsque le fils aîné de leur souverain était armé chevalier, et pour le délivrer de captivité. Quelques marchands génois se rendirent caution pour cinq fois la valeur de cette somme, d’où ce siècle guerrier put comprendre que, le commerce et le crédit sont les liens des nations et de la société. On avait stipulé dans le traité que les captifs français jureraient de ne jamais porter les armes- contre leur vainqueur ; mais Bajazet lui-même les dispensa de cette condition peu généreuse. Je méprise, dit-il à l’héritier de la Bourgogne, tes armes pet tes serments. Tu es jeune, et tu auras peut-être l’ambition d’effacer la honte ou le malheur de ta première entreprise. Rassemblé tes forces militaires, annonce ton projet, et sois sûr que Bajazet se réjouira de te rencontrer une seconde fois sur le champ de bataille. Avant leur départ, ils furent admis à la cour de Bursa ; les princes français admirèrent la magnificence du sultan, dont l’équipage de chasse et de fauconnerie était composé de sept mille chasseurs et d’autant de fauconniers[65]. Il fit devant eux ouvrir le ventre à un de ses chambellans, qu’une pauvre femme accusait d’avoir bu le lait de ses chèvres. Les étrangers furent étonnés de cet acte de justice ; mais c’était la justice d’un sultan qui dédaigne d’examiner la valeur des preuves ou le degré de la faute.

Après s’être délivré d’un tuteur impérieux, Jean Paléologue fut durant trente-six années le spectateur oisif et, à ce qu’il parait, indifférent, de la ruine de son empire[66] : totalement livré à l’amour ou plutôt à la débauche, sa seule passion forte, l’esclave des Turcs oubliait la honte de l’empereur romain dans les bras des filles et des femmes de Constantinople. Andronic, son fils aîné, avait formé durant son séjour à Andrinople une liaison d’amitié et de crime avec Sauzes, le fils d’Amurath, et ils firent de concert le projet d’arracher à leurs pères le sceptre et la vie. Amurath, passé en Europe, découvrit et dissipa bientôt cette conjuration ; après avoir privé Sauzes de la vue, il menaça son vassal de le traiter comme le complice de son fils, s’il ne lui infligeait pas le même châtiment. Paléologue obéit, et, par une précaution barbare, il enveloppa dans son arrêt l’enfance innocenté du prince Jean, fils du criminel Andronic mais on exécuta l’opération avec tant de douceur ou si peu d’habileté, que l’un conserva l’usage d’un œil, et que l’autre n’éprouva d’autre infirmité que de loucher. Ainsi exclus de la succession, les deux princes furent renfermés dans la tour d’Anéma, et l’empereur récompensa la fidélité de Manuel, son second fils, en partageant avec lui la pourpre impériale ; mais, au bout de deux ans, les factions des Latins et l’inconstance des Grecs produisirent une révolution : les princes prisonniers montèrent sur le trône, et les deux empereurs, prirent leur place dans la tour. Avant l’expiration des deux années suivantes, Paléologue et Manuel parvinrent à s’échapper par le secours d’un moine accusé de magie, alternativement désigné par les noms d’ange ou de diable. Ils se réfugièrent, à Scutari ; leurs partisans prirent les armes, et les Grecs des deux  partis déployèrent l’ambitieuse animosité de César et de Pompée, lorsqu’ils se disputaient l’empire de l’univers. Le monde romain ne consistait plus que dans un coin de la Thrace, entre la Propontide et la mer Noire, dont l’étendue de cinquante milles en longueur sur une largeur d’environ trente milles, aurait été comparable à une des plus petites principautés d’Allemagne ou d’Italie, si les restes de Constantinople n’avaient pas encore présenté la richesse et la population de la capitale d’un royaume. Pour rétablir la paix, il fallut partager ce fragment d’empire. Paléologue et Manuel conservèrent la capitale ; Andronic et son fils fixèrent leur  résidence à Rhodosto et Sélymbrie, et gouvernèrent presque tout ce qui n’était : pas renfermé dans l’enceinte de Byzance. Dans le tranquille sommeil de la royauté, les passions de Jean Paléologue survivaient à sa raison et à ses forces. Il priva son fils bien-aimé, son collègue et son successeur, d’une jeune et belle princesse de Trébisonde ; et tandis que le vieillard épuisé s’efforçait de consommer son mariage, le jeune Manuel se rendait aux ordres de la Porte ottomane, suivi de cent Grecs des plus illustres maisons. Ils servirent avec honneur dans les armées de Bajazet ; mais l’entreprise de rétablir les fortifications de Constantinople irrita le prince ottoman. Il menaça leur vie ; on démolit aussitôt les nouveaux ouvrages ; et c’est peut-être faire trop d’honneur à la mémoire de Jean Paléologue que d’attribuer sa mort à cette dernière humiliation.

Manuel, promptement averti de cet événement, s’échappa secrètement et en diligence du palais de Bursa et prit possession du trône de Constantinople. Bajazet, affectant de mépriser la perte de ce précieux otage, poursuivit ses conquêtes en Asie et en Europe, tandis que le nouvel empereur de Byzance faisait la guerre à son neveu, Jean de Sélymbrie, qui défendit durant huit années ses droits légitimes à la succession des restes de l’empire. Le victorieux sultan voulut enfin terminer ses exploits par la conquête de Constantinople ; mais il se rendit aux représentations de son vizir, qui lui fit craindre que cette entreprise n’attirât sur lui une seconde et plus redoutable croisade de tous les princes de la chrétienté. Bajazet écrivit à l’empereur grec une lettre conçue dans ces termes : Par la faveur divine notre invincible cimeterre a réduit sous notre obéissance presque toute l’Asie, et une portion considérable de l’Europe, à laquelle il ne manque que la ville de Constantinople, car il ne te reste plus rien, hors de son enceinte ; sors de cette ville, remets-là dans nos mains, stipule ta récompense, ou tremble pour toi et ton malheureux peuple des suites d’un imprudent refus. Mais les instructions secrètes des ambassadeurs chargés de ce message permettaient d’adoucir la rigueur de cette demande, et de proposer un traité que les Grecs acceptèrent avec soumission et reconnaissance : ils accordèrent pour prix d’une trêve de dix ans un tribut annuel de trente mille écus d’or ; ils eurent la douleur de voir tolérer publiquement le culte de Mahomet, et Bajazet eut la gloire d’établir un cadi et de fonder une mosquée dans la métropole de l’Église d’Orient[67]. Cependant l’inquiet sultan ne respecta pas longtemps cette trêve ; Bajazet prit le parti du prince de Sélymbrie, le souverain légitime, et environna Constantinople avec son armée. Manuel, dans sa détresse, implora la protection du roi de France ; sa plaintive ambassade en obtint beaucoup de compassion et quelques secours sous les ordres du maréchal de Boucicault[68], dont la pieuse valeur était animée par le souvenir de sa captivité et le désir de s’en venger sur les infidèles. A la tête de quatre vaisseaux de guerre, il cingla d’Aigues-Mortes vers l’Hellespont, força le passage défendu par dix-sept galères turques, descendit six cents hommes d’armes et seize cents archers à Constantinople ; et en fit, la revue dans la plaine, voisine, sans daigner compter ni mettre en bataille la multitude des Grecs. Son arrivée fit lever le blocus qui serrait Byzance par terre et par mer. Les escadrons de Bajazet s’éloignèrent précipitamment à une respectueuse distance, et plusieurs forteresses d’Europe et d’Asie furent emportées d’assaut par le maréchal et l’empereur, qui combattirent à côté l’un de l’autre avec la même intrépidité ; mais les Ottomans reparurent bientôt en plus grand nombre, et le brave Boucicault, après s’être maintenu durant une année, résolut d’abandonner un pays qui ne pouvait plus fournir la paye ni la subsistance de ses soldats. Le maréchal offrit à Manuel de le conduire à la cour de France, où il pourrait solliciter lui-même des secours d’hommes et d’argent, et lui conseilla cependant de faire cesser la discorde civile en laissant le trône à son neveu. Manuel accepta la, proposition ; il introduisit le prince de Sélymbrie dans la ville, et telle était la misère publique, que le sort de l’exilé parut préférable à celui du souverain. Au lieu d’applaudir aux succès de son vassal, le sultan des Turcs réclama Byzance comme sa propriété ; et, sur le refus de l’empereur Jean, il fit éprouver à la capitale les calamités réunies de la guerre et de la famine. Contré un pareil ennemi on ne pouvait rien espérer des prières ni de la résistance, et le sauvage conquérant aimait dévoré sa proie, si dans cette crise il n’eût pas été précipité du trône par un autre, sauvage plus fort que lui. La victoire de Timour ou Tamerlan différa la chute de Constantinople d’environ un demi-siècle, et ce service important, quoique accidentel, donne à l’histoire et au caractère du conquérant mongoul le droit d’occuper une place dans cette histoire.

 

 

 



[1] J’invite le lecteur à repasser ceux des chapitres de cette histoire qui traitent des mœurs des nations pastorales, des conquêtes d’Attila et  des Huns, et que j’ai composés dans un temps où j’avais le désir plutôt que l’espérance de continuer mon ouvrage.

[2] Les khans des Kéraïtes n’auraient probablement pu même lire les éloquentes épîtres que composèrent en leur nom les missionnaires nestoriens ; qui enrichissaient leur royaume de toutes les fabuleuses merveilles attribuées aux royaumes indiens. Peut-être ces Tartares (nommés le Prêtre-Jean) s’étaient-ils soumis au baptême et à l’ordination. Voyez Assemani, Bibl. orient., t. III, part. II, p. 487-503.

[3] Depuis que Voltaire a publié son histoire et sa tragédie, le nom de Gengis paraît, au moins en français, avoir été généralement, adopté. Cependant Abulghazi-khan devait savoir le véritable nom de son ancêtre : son étymologie paraît juste ; zin, en langue mongoule, signifie grand, et gis est la terminaison du superlatif (Hist. généalog. des Tartares, part. III, p. 194, 195). D’après les mêmes idées de grandeur, on a donné le surnom de Zingis à l’Océan.

[4] Le nom de Mongouls à prévalu parmi les Orientaux, et s’applique encore au souverain titulaire, au grand Mogol de l’Indoustan.

[5] Les Tartares (ou proprement les Tatars) descendaient de Tatar-khan, frère de Mogul-khan (Voyez Abulghazi, première et seconde parties). Ils formèrent une horde de soixante-dix mille familles sur les bords du Kitay (p. 103-112) ; dans la grande invasion d’Europe (A. D. 1238), il paraît qu’ils marchaient à la tête de l’avant-garde, et la ressemblance du nom de Tartarei rendit celui de Tartares plus familier aux Latins (M. Paris, p. 398).

[6] On trouve une conformité singulière entre-les lois religieuses de Gengis-khan et celles de M. Locke (Constitut. de la Caroline, dans ses Œuvres, vol. IV, p. 535, édit. in-4°, 1777).

[7] Dans l’année 1294, et par l’ordre de Cazan, khan de Perse, et le quatrième descendant de Gengis. D’après ces traditions ; son vizir Fadlallah composa l’Histoire des Mongouls en langue persane ; Petis de La Croix s’en est servi (Hist. de Gengis-khan, p. 537-539). L’Histoire généalogique des Tartares (à Leyde, 1726, in-12, 2 Vol.) a été traduite par les Suédois prisonniers en Sibérie, sur le manuscrit mongoul d’Abulghazi-Bahadar-khan, descendant de Gengis, qui régnait sur les Usbeks de Charasme ou Charizme (A. D. 1644-1663). Il est fort précieux par l’exactitude des noms, des généalogies et des mœurs de sa nation. De ses neuf parties, la première descend depuis Adam jusqu’à Mogul-khan ; la seconde, depuis Mogul jusqu’à Gengis ; la troisième contient la vie de Gengis ; les quatrième, cinquième, sixième et septième, racontent l’histoire générale de ses quatre fils et de leur postérité ; les huitième et neuvième renferment l’histoire particulière des descendants de Sheibani-khan, qui régna dans le Maurenahar et le Charasme.

[8] Histoire de Gengis-khan et de toute la dynastie des Mongouls ses successeurs, conquérants de la Chine, tirée de l’Histoire de la Chine, par le R. P. Gaubil, de la Société de Jésus, missionnaire à Pékin, à Paris, 1739, in-4°. Cette traduction porte l’empreinte chinoise de l’exactitude scrupuleuse pour les faits domestiques, et de la plus parfaite ignorance pour tout ce qui est étranger.

[9] Voyez l’Histoire du grand Gengis-khan, premier empereur des Mongouls et des Tartares, par M. Petis de La Croix, à Paris, 1710, in-12. Cet ouvrage, lui a coûté dix ans de travaux ; il est tiré en grande partie des écrivains persans, entre autres, de Nisavi. Ce secrétaire du sultan Gelaleddin a le mérite et les préjugés d’un contemporain. On peut reprocher au compilateur ou aux originaux un sigle un peu trop romanesque. Voyez aussi les articles de Gengis-khan, Mohammed, Gelaleddin, etc., dans la Bibliothèque orientale de d’Herbelot.

[10] Haithonus ou Aithonus, prince arménien, et depuis moine prémontré (Fabricius, Bibl. lat. med. œvi, t. X, p. 34) ; dicta en français son livre de Tartaris, ses anciens compagnons de guerre. Il fut immédiatement traduit en latin, et inséré dans le Novus Orbis de Simon Grynæus (Bâle, 1555, in-folio).

[11] Gengis-khan et ses premiers successeurs occupent la fin de la neuvième dynastie d’Abulpharage (vers. Pococke, Oxford, 1663, in-4°), et sa dixième dynastie est celle des Mongouls de Perse. Assemani (Bibl. orient., t. XI) a extrait quelques faits de ses écrits syriaques, et de la Vie des maphriens jacobites ou primats de l’Orient.

[12] Parmi les Arabes de langage et de religion, nous pouvons distinguer Abulféda, sultan de Hamah en Syrie, qui combattit en personne contre les Mongouls, sous les drapeaux des Mamelucks.

[13] Nicéphore Grégoras (l. II, c. 5, 6), a senti la nécessité de lier l’histoire des Scythes à celle de Byzance. Il décrit avec élégance et exactitude l’établissement et les mœurs des Mongouls dans la Perse ; mais il n’est point instruit de leur origine, et il défigure les noms de Gengis et de ses fils.

[14] M. Lévesque (Hist. de Russie, t. IX) a raconté la conquête de la Russie par les Tartare, d’après le patriarche Nicon et les anciennes Chroniques.

[15] Pour la Pologne, je me contente de la Sarmatia asiatica et europœa, de Matthieu de Michou ou Michovia, médecin et chanoine de Cracovie (A. D. 1506), insérée dans le Novus Orbis de Grynæus (Fabricius, Bibl. lat. mediœ et infimœ œtatis., t. V, p. 56).

[16] Je citerais Thuroczius, le plus ancien écrivain de l’Hist. générale (part. II, c. 74, p. 150), dans le premier volume des Scriptor. rerum hungaricarum si ce même volume ne contenait lias le récit original d’un contemporain qui fut témoin et victime (M. Rogerii Hungari, varidiensis capituli canonici, carmen miserabile seu Historia super destructionem regni Hungariœ, temporibus Belœ IV regis per Tartaros facta, p. 292-321). C’est un des meilleurs tableaux que je connaisse des circonstances qui accompagnent une invasion de Barbares.

[17] Matthieu Paris a représenté, d’après des renseignements authentiques, les terreurs et le danger de l’Europe (consultez son volumineux Index au mot Tartari). Deux moines, Jean de Plano Carpini et Guillaume Rubruquis, et Marc-Paul, noble Vénitien ; visitèrent, au treizième siècle, la cour du grand-khan, par des motifs de zèle ou de curiosité. Les relations latines des deux premiers sont insérées dans le premier volume de Hackluyt ; l’original italien ou la traduction de la troisième (Fabricius, Bibl. lat. medii œvi, t. II, p. 198, t. V, p. 25) se trouve dans le second tome de Ramusio.

[18] Dans sa grande histoire des Huns, M. de Guignes a traité à fond de Gengis-khan et de ses successeurs. (Voyez t. III, l. XV-XIX, et dans les articles des Seljoucides de Roum, t. II, l. XI ; des Carizmiens, l. XIV ; et des Mamelucks, t. IV, l. XXI.) Consultez aussi les Tables du premier volume ; il est très instruit et très exact. Cependant je n’ai pris de lui qu’une vue générale et quelques passages d’Abulféda, dont le texte n’est point encore traduit de l’arabe.

[19] Plus proprement Yen-king, une ancienne ville dont les ruines sont encore visibles à quelque distance au sud-est de la ville moderne de Pékin, qui fût bâtie par Cublaikhan (Gaubil, page 146). Pé-king et Nan-king sont des noms vagues, et désignent la cour du nord et celle du sud. On est continuellement embarrassé dans la géographie chinoise, tantôt par la ressemblance, et tantôt par le changement des noms (p. 177).

[20] M. de Voltaire, Essai sur l’Histoire générale, t. III, c. 60, p. 8. On trouve dans son histoire de Gengis, et des Mongouls ; comme dans tous ses ouvrages, beaucoup de réflexions judicieuses et de vérités générales mêlées de quelques erreurs particulières.

[21] Zagatai donna son nom à ses États de Maurenahar ou Transoxiane, et les Persans donnent la dénomination de Zagatais aux Mongouls qui émigrèrent de ce pays. Cette étymologie authentique et l’exemple des Usbeks, Nogais, etc., doivent nous apprendre à ne pas nier affirmativement que des nations aient adopté un nom personnel.

[22] Marc-Paul et les géographes orientaux distinguent les empires du nord et du midi par les noms de Cathay et de Mangi ; c’est ainsi que la Chine fut partagée entre le grand-khan et les Chinois, depuis l’an de grâce 1234 jusqu’en l’an 1279. Après qu’on eut trouvé la Chine, la recherche du Cathay égara nos navigateurs du seizième siècle dans leur recherche d’un passage au nord-est.

[23] Je me fie à l’érudition et à l’exactitude du père Gaubil, qui traduit le texte chinois des Annales mongoules ou d’Yuen (p. 71-93-153) ; mais j’ignore dans quel temps ces Annales furent composées et publiées. Les deux oncles de Marc-Paul, qui servaient comme ingénieurs au siège de Siengyangfou (l. II, c. 61, in Ramusio, t. II ; voyez Gaubil, p. 155-157), devraient avoir connu et raconté les effets de cette poudre destructive, et leur silence est une objection qui paraît presque décisive. Je soupçonne que la découverte récente fut portée d’Europe en Chine par les caravanes du quinzième siècle, et adoptée faussement comme une ancienne découverte nationale antérieure à l’arrivée des Portugais et des jésuites. Cependant le père Gaubil affirme que l’usage de la poudre est connu en Chine depuis plus de seize cents ans.

[24] Tout ce qu’on peut savoir relativement aux Assassins de la Perse et de la Syrie, est dû à M. Falconet.  Voyez ses deux Mémoires lus à l’Académie des Inscriptions, dans lesquels il a versé une érudition surabondante (t. XVII, p. 127-170).

[25] Les Ismaélites de Syrie ou Assassins, au nombre de quarante mille, avaient acquis ou élevé dix forteresses dans les montagnes au-dessus de Tortose. Ils furent exterminés par les Mamelucks vers l’an 1280.

[26] Quelques historiens chinois étendent les conquêtes que Gengis fit durant sa vie jusqu’à Médine, la patrie de Mahomet (Gaubil, p. 42) ; et rien ne prouve mieux leur parfaite ignorance de tout ce qui est étranger à leur pays.

[27] Le Dashté-Kipzak, ou plaine de Kipzak, s’étend des deux côtés du Volga dans un espace immense vers le Jaïk et le Borysthène, et est supposé avoir donné naissance aux Cosaques et à leur nom.

[28] Dans l’année 1238, les habitants de la Gothie, aujourd’hui la Suède, et ceux de la Frise, n’osèrent point envoyer comme à l’ordinaire leurs vaisseaux à la pêche du hareng sur les côtes d’Angleterre, parce qu’ils redoutaient les Tartares ; et comme il n’y eut point d’exportation, on vendait quarante ou cinquante de ces poissons pour un schelling (Matthieu Paris, p. 396). Il est assez plaisant que les ordres d’un khan des Mongouls qui régnait sur les coffins de la Chine, aient fait baisser le prix des harengs dans les marchés de l’Angleterre.

[29] Je vais copier les épithètes caractéristiques et flatteuses, par lesquelles il désigne les différentes nations de l’Europe. Furens ac fervens ad arma Germania, strenuæ militiæ genitrix et alumna Francia, bellicosa et audax Hispania, virtuosa viris et classe munita fertilis Anglia, impetuosis bellatoribus referta Alemannia, navalis Dacia, indomita Italia, pacis ignara Burgundia, inquieta Apulia, cura maris Grœci, Adriatici, et Thorrheni insulis piraticis et invictis Creta, Cypro, Sicilia, cum Oceano conterminis insulis et regionibus, cruenta Hibernia, cura agili Wallia, palustris Scotia, glacialis Norwegia, suant electam militiam sub vexillo crucis destinabunt, etc. Matthieu Paris, p. 498.

[30] Voyez dans Hackluyt la relation de Carpin, v. I, c. 30. Abulghazi donne la généalogie des khans de Sibérie (part. VIII, p. 485-495). Les Russes n’ont-ils trouvé aucune chronique tartare à Tobolsk ?

[31] La carte de d’Anville et les itinéraires chinois de de Guignes (t. I, part. II, p. 57), semblent fixer la position de Holin ou Caracorum environ à six cents milles au nord-ouest de Pékin. La distance entre Selinginsky et Pékin est à peu près de deux mille verstes russes, ou treize à quatorze cents milles d’Angleterre (Voyages de Bell, vol. II, page 67).

[32] Rubruquis rencontra à Caracorum son compatriote Guillaume Boucher, orfèvre de Paris, qui avait exécuté pour le grand-khan un arbre d’argent soutenu par quatre lions qui lançaient quatre liqueurs différentes. Abulghazi (part. IV, p. 366) cite les peintres du Kitay ou la Chine.

[33] L’attachement des khans et la haine des mandarins pour les bonzes et les lamas de la Chine (Duhalde, Hist. de la Chine, t. I, p. 502, 503) semblent indiquer qu’ils étaient les prêtres du même dieu de Fo, divinité de l’Inde, dont le culte prévaut parmi les sectes de l’Indoustan, de Siam, du Tibet, de la Chine et du Japon. Mais ce sujet mystérieux est enveloppé d’un nuage que les recherches de notre société asiatique parviendront peut-être à dissiper.

[34] Quelques échecs que les Mongouls essuyèrent en Hongrie (Matthieu Paris, p. 545, 546), ont pu faire répandre le bruit de l’union et de la victoire des rois francs sur les frontières de la Bulgarie. Abulpharage (Dynast., p. 310), quarante ans après, et au-delà, du Tigre, peut avoir aisément été induit en erreur.

[35] Voyez Pachymère (l. III, c. 25 ; et l. IX, c. 26, 27), et la fausse alarme de Nicée (l. III, c. 27 ; Nicéphore Grégoras, l. IV, c. 6).

[36] Acropolita, p. 36, 37 ; Nicéphore Grégoras, l. II, c. 6 ; l. IV, c. 5.

[37] Abulpharage, qui écrivit en 1284, affirme que depuis la fabuleuse défaite de Batou, les Mongouls n’avaient attaqué ni les Grecs ni les Francs, et on peut le regarder comme un témoin irrécusable. Hayion, prince d’Arménie, s’applaudit aussi de leur amitié pour lui et pour sa nation.

[38] Pachymère nous représente sous les traits les plus brillants, Cazan-khan, le rival de Cyrus et d’Alexandre (l. XII, c. I) ; dans la conclusion de son histoire (l. XIII, c. 36), il exprime l’espérance où il est de voir arriver trente mille Tochars ou Tartares, commandés par le successeur de Cazan, pour repousser les Turcs de Bithynie (A. D.  1308).

[39] L’origine de la dynastie ottomane est savamment éclaircie par l’érudition de MM. de Guignes (Histoire des Huns, t. IV, p. 329-33 ) et d’Anville (Empire turc, p. 14-22.), deux habitants de Paris, de qui les Orientaux pourraient apprendre l’histoire et la géographie de leur propre pays.

[40] Voyez Pachymère (l. X, c. 25, 26 ; l. XIII, c. 33, 34-36) ; et relativement à la défense des montagnes (l. X, c. 3-6), Nicéphore Grégoras (l. VII, c. 1) et le premier livre de Laonicus Chalcocondyles l’Athénien.

[41] J’ignore si les Turcs ont des historiens plus anciens que Mahomet II, et je n’ai pu remonter au-delà d’une assez maigre chronique (Annales Turcici ad annum 1550) ; traduite par Jean Gaudier et publiée par Leunclavius (ad calcem Laonic. Chalcocondyles, p. 311-350), avec de copieux commentaires. L’histoire des progrès et du déclin de l’empire ottoman (A. D. 1300-1683) a été traduite en anglais du manuscrit de Démétrius Cantemir, prince de Moldavie (Londres, 1734, in-folio). L’auteur est sujet à de fortes méprises relativement à l’histoire orientale ; mais il paraît instruit de l’idiome des annales et des institutions des Turcs. Cantemir tire une partie de ses matériaux de la Synopsis de Saadi, effendi de Larisse, dédiée en 1696 au sultan Mustapha, qui est un abrégé précieux des écrivains originaux. Le docteur Johnson fait l’éloge de Knolles (Hist. générale des Turcs jusqu’à la présente année, Londres, 1603) comme du premier des historiens, mais qui a malheureusement choisi un sujet ingrat. Cependant je doute d’une compilation volumineuse et partiale des écrivains latins, contenant treize cents pages in-folio de harangues et de batailles, puisse instruire, amuser ou éclairer la postérité, qui exige d’un historien un peu de saine critique et de philosophie.

[42] Quoique Cantacuzène raconte les batailles et la fuite héroïque d’Andronic le Jeune (l. II, c. 6, 7, 8) il dissimule la perte de Pruse, de Nicée et de Nicomédie, que Nicéphore Grégoras avoue clairement (l. VIII, 15 ; IX, 9, 13 ; XI, 6). Il paraît qu’Orchan prit Nicée en 1330, et Nicomédie en 1339 ;  ce qui ne se rapporte pas tout à fait aux dates turques.

[43] La division des émirs turcs est extraite de deux contemporains, du Grec Nicéphore Grégoras (l. VII, 1) et de l’Arabe Marakeschi (de Guignes, t. II, part. II, p. 76, 77). Voyez aussi le premier livre de Laonicus Chalcocondyles.

[44] Pachymère, l. XIX, c. 13.

[45] Voyez les Voyages de Wheeler et de Spon, de Pococke et de Chandler, et principalement les Recherches de Smith sur les sept Églises de l’Asie, p. 205-206. Les antiquaires les plus dévots tâchent de concilier les promesses et les menaces du premier auteur des révélations, avec l’état présent des sept villes. Il serait peut-être plus prudent de borner ses prédictions aux événements de son siècle.

[46] Consultez le quatrième livre de l’Histoire de Malte par l’abbé de Vertot. Cet agréable écrivain décèle son ignorance en supposant qu’Othman, un partisan des collines de la Bithynie, a pu assiéger Rhodes par terre et par mer.

[47] Nicéphore Grégoras s’est étendu avec plaisir sur l’amabilité de son caractère (l. XII, 7 ; XIII, 4-10 ; XIV, 1-9 ; XVI, 6). Cantacuzène parle honorablement de son allié (l. III, c. 56, 57-63, 64-66, 67, 68-86, 89-96) ; mais il désavoue l’extrême penchant qu’on lui supposait, pour les Turcs, et nie en quelque façon la possibilité d’une amitié si peu naturelle (l. IV, c. 40).

[48] Après la conquête de Smyrne par les Latins, le pape chargea les chevaliers de Rhodes de défendre cette forteresse. Voyez Vertot, l. V.

[49] Voyez Cantacuzène, l. III, c. 95. Nicéphore Grégoras, qui, relativement à la lumière du Thabor, charge l’empereur des noms injurieux de tyran et d’Hérode, parait disposé à excuser ce mariage plutôt qu’à le blâmer, et allègue la passion et la puissance d’Orchan (l. XV, 5). Il célèbre ensuite son gouvernement civil et militaire. Voyez son règne dans Cantemir, pages 24-30.

[50] On trouvera dans Ducas (c. 8) une peinture animée et concise de cette captivité, dont Cantacuzène convient avec la rougeur d’un coupable.

[51] Cantemir, dans ce passage et relativement aux premières conquêtes d’Europe, donne fort mauvaise opinion de ses autorités turques, et je n’ai pas beaucoup plus de confiance en Chalcocondyles (l. I, p. 12, etc.). Ils oublient de consulter le quatrième livre de Cantacuzène, qu’on peut regarder comme le monument le plus authentique. Je regrette aussi les derniers livres de Nicéphore Grégoras, qui sont encore en manuscrit.

[52] Depuis l’époque où Grégoras et Cantacuzène terminent leur histoire, on trouve une lacune de plus d’un siècle. George Phranza, Michel Ducas et Laonicus Chalcocondyles, n’écrivirent qu’après la prise de Constantinople.

[53] Voyez Cantemir (p. 37-41) et ses notes intéressantes.

[54] Visage blanc et visage noir, sont en langage turc des expressions proverbiales de louange et de reproche. Hic niger est, hunc tu Romane caveto, était aussi un apophtegme latin.

[55] Voyez la vie et la mort de Morad ou Amurath Ier dans Cantemir (p. 33-45), le premier livre de Chalcocondyles et les Annales turques de Leunclavius. Une autre histoire rapporte que le sultan fut poignardé dans sa tente par un Croate, et l’on allégua cet accident à Busbequius (ep. I, p. 98) comme une excuse de la précaution insultante dont on usait avec les ambassadeurs, qui n’étaient admis en la présence du souverain qu’accompagnés de deux gardes, qui, placés à leur droite et à leur gauche, tenaient chacun un de leurs bras.

[56] L’histoire du règne de Bajazet Ier, ou Ilderim Bayazid, se trouve dans Cantemir (p. 46), dans le second livre de Chalcocondyles et les Annales turques. Le surnom d’Ilderim ou Éclair semble prouver que les conquérants et les prophètes ont dans tous les temps senti la vérité du système qui établit la terreur pour principe du sublime.

[57] Cantemir, qui célèbre les victoires du grand Étienne sur les Turcs (p. 4), a composé une description de la principauté ancienne et moderne de Moldavie, que l’on promet depuis longtemps et qui n’a pas encore été publiée.

[58] Leunclav., Annal. Turcici, p. 311, 319. La vénalité des cadis est depuis longtemps un sujet de plainte et de scandale ; et si nous ne voulons pas nous en rapporter à nos voyageurs,  nous pouvons du moins en croire les Turcs eux-mêmes (d’Herbelot, Bibl. orient., p. 216, 217-229, 230).

[59] Ce fait, qui est attesté dans l’histoire arabe de Ben-Schounaht, contemporain et Syrien (de Guignes, Hist. des Huns, t. IV, p. 336) ; détruit le témoignage de Saad Effendi et Cantemir (p. 14, 15), qui prétendent qu’Othman avait été élevé à la dignité de sultan.

[60] Voyez les Decades rerum hungaricarum (Dec. III, l. II, p. 379) de Bonfinius, Italien, qui dans le quinzième siècle fut appelé en Hongrie pour y composer son éloquente histoire de ce royaume. Je donnerais la préférence à une chronique toute brute du temps et du pays, si je savais qu’elle existât et qu’on pût se la procurer.

[61] Je n’aurais point a nie plaindre des peines et des soins qu’exige cet ouvrage, si je pouvais tirer tous mes matériaux de livres semblables à la chronique de l’honnête Froissard (vol, IV, c. 67-69-72-79-83-85-87-89), qui lisait peu, faisait beaucoup de questions, et croyait tout. Les Mémoires du maréchal de Boucicault (part. I, c. 22-28) ajoutent quelques faits ; mais ils paraissent secs et incomplets, lorsqu’on l’es compare à l’agréable loquacité de Froissard.

[62] Le baron de Zurlauben (Hist. de l’Acad. des Inscript., t. XXV) a donné des Mémoires complets de la vie d’Enguerrand VII, sire de Couci. Il jouissait également d’un rang distingué et de possessions considérables en France et en Angleterre. En 1375, il conduisit dans la Suisse un corps d’aventuriers pour recouvrer un vaste patrimoine qu’il prétendait lui appartenir comme héritier de sa grand-mère, fille de l’empereur Albert Ier d’Autriche (Sinner, Voyage dans la Suisse occidentale, t. I, p. 118-124).

[63] Cet office militaire, si respectable encore aujourd’hui, l’était encore davantage lorsqu’il n’était possédé que par deux personnes (Daniel, Histoire de la Milice française, t. II, p. 5). L’un de ces deux, le fameux Boucicault, était maréchal de la croisade. Il défendit depuis Constantinople, gouverna la république de Gènes, s’empara de toute la côte d’Asie, et fut tué à la bataille d’Azincourt.

[64] Relativement à ce fait odieux, l’abbé de Vertot cite l’histoire anonyme de Saint-Denis, l. XVI, c. 10-1 ; Ordre de Malte, t. II, p. 310.

[65] Sherefeddin-Ali (Hist. de Timour-Bec, l. V, c. 13) fixe à douze mille les officiers et les valets appartenant à l’équipage de chasse de Bajazet. Timour exposa une partie des dépouilles du prince turc dans une partie de chasse : 1° des chiens courants avec des housses de satin ; 2° des léopards avec des colliers enrichis de pierres précieuses ; 3° des lévriers grecs ; et 4° des dogues d’Europe, qui égalaient pour la force les lions d’Afrique (idem., l. VI, c. 15). Bajazet se  plaisait particulièrement à faire prendre des grues par ses faucons (Chalcocond., l. II, p. 35).

[66] Pour les règnes de Jean Paléologue et de son fils Manuel, depuis 1354 jusqu’en 1402, consultez Ducas (c. 9-15), Phranza (l. I, c. 16-21) et les premier et second livres de Chalcocondyles, qui a enseveli son sujet dans un amas d’épisodes.

[67] Cantemir, p. 50-53. Ducas (c. 13-15) est le seul des Grecs qui avoue l’établissement d’un cadi turc à Constantinople ; encore dissimule-t-il la mosquée.

[68] Mémoires du bon messire Jean le Maingre, dit Boucicault, maréchal de France, partie première, c. 30-35.