Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE LIX

L’empire grec sauvé. Nombre, passage des croisés, et événements de la seconde et de la troisième croisade. Saint Bernard. Règne de Saladin en Égypte et en Syrie. Il fait la conquête de Jérusalem. Croisades maritimes. Richard Ier, roi d’Angleterre. Le pape Innocent III. Quatrième et cinquième croisades. L’empereur Frédéric II. Louis IX de France, et les deux dernières croisades. Expulsion des Francs ou Latins par les Mamelucks.

 

 

ON pourrait, en dérogeant pour un instant à la gravité de l’histoire, comparer l’empereur[1] Alexis au chacal, qui suit, dit-on, le lion pour se nourrir de ses restes. Quels qu’aient été ses craintes et son embarras, dans le passage de la première croisade, il en fut amplement récompensé par les avantages qu’il tira ensuite des exploits des Francs. Son adresse et sa vigilance lui assurèrent la possession de Nicée, leur première conquête ; et son établissement dans ce poste, d’où il menaçait les Turcs, les força à évacuer les environs de Constantinople. Tandis que la valeur aveugle des croisés les entraînait dans le cœur de l’Asie, le rusé empereur des Grecs saisit habilement l’instant où les émirs de la côte maritime avaient été rappelés sous les drapeaux du sultan, pour chasser les Turcs des îles de Rhodes et de Chios, et faire rentrer les villes d’Éphèse, de Smyrne, de Sardes, de Philadelphie et de Laodicée, sous le gouvernement de l’empire, qu’il étendit de puis l’Hellespont jusqu’aux bords du Méandre et aux côtes escarpées de la Pamphylie. Les églises reprirent leur ancienne splendeur ; les villes furent rebâties et fortifiées ; ce pays désert fut repeuplé de colonies de chrétiens qu’on engagea saris peine à se retirer de la- frontière, dont l’éloignement les exposait sans cesse à de nouveaux dangers. Occupé de ces soins paternels, Alexis peut nous paraître excusable d’avoir oublié la délivrance du saint-sépulcre ; mais les Latins l’accusèrent de désertion et de perfidie. Ils lui avaient fait serment d’obéissance et de fidélité ; mais l’empereur s’était engagé à seconder leur entreprise en personne, ou au moins de ses troupes et de ses trésors. Sa retraite honteuse anéantit leur obligation ; et leur épée, l’instrument de leurs victoires, devint le titre et le garant de leur juste indépendance. Il ne paraît pas qu’Alexis ait renouvelé ses anciennes prétentions sur le royaume de Jérusalem[2] ; mais les frontières de la Cilicie et de la Syrie étaient des possessions plus récentes et plus accessibles à ses troupes. La grande armée des croisés se trouvait anéantie ou dispersée. Bohémond, surpris et fait prisonnier, avait laissé sans chef la principauté d’Antioche ; le prix de sa rançon l’avait chargé d’une dette considérable, et les Normands n’étaient point assez nombreux pour repousser les hostilités continuelles des grecs et des Turcs. Dans cette extrémité, Bohémond prit la résolution courageuse de confier la défense d’Antioche à son parent le fidèle Tancrède, d’armer les forces de l’Occident contre l’empire de Byzance, et d’exécuter le projet que lui avaient tracé les leçons et l’exemple de son père Guiscard. Il s’embarqua secrètement, et, s’il en faut croire un conte de la princesse Anne, traversa la mer occupée par ses ennemis, soigneusement caché dans un cercueil[3] ; il fut reçu en France au bruit des applaudissements publics, et le roi lui donna sa fille en mariage. Son retour fut glorieux, puisque les guerriers les plus renommés du siècle consentirent à marcher sous ses ordres. Il repassa la mer Adriatique à la tête de cinq mille chevaux et de quarante mille hommes à l’infanterie, rassemblés de toutes les extrémités de l’Europe[4]. La force de Durazzo, la prudence d’Alexis, le commencement d’une famine et l’approche de l’hiver, trompèrent oses espérances ambitieuses, et ses confédérés gagnés abandonnèrent honteusement ses drapeaux ; un traité de paix[5] suspendit la terreur des Grecs, et’ bientôt la mort les délivra pour toujours d’un adversaire que ne pouvait arrêter aucun serment, que ne pouvait effrayer aucun danger et qu’aucun succès ne pouvait satisfaire. Ses enfants succédèrent à la principauté d’Antioche ; mais on fixa strictement les limites, on stipula clairement l’hommage, et les villes de Tarse et de Malmistra retournèrent à l’empereur de Byzance, qui possédait le circuit entier de la côte de l’Anatolie depuis Trébisonde jusqu’aux confins de la Syrie. La dynastie de Seljouk établie dans le royaume de Roum[6], se trouva séparée, de tous côtés, de la mer et du reste des musulmans. Les victoires des Francs, et même leurs défaites, avaient ébranlé la puissance des sultans, qui depuis la perte de Nicée, s’étaient retirés dans la petite ville de Cogni ou Iconium, située dans l’intérieur des terres, à plus de trois cents milles de Constantinople[7]. Loin de trembler pour leur capitale, les princes Comnène faisaient aux Turcs une guerre offensive, et, la première croisade suspendit la chute de leur empire chancelant.

Dans le douzième siècle, trois grandes émigrations partirent de l’Occident pour aller par terre délivrer la Palestine, l’exemple et le succès de la croisade excitèrent le zèle des pèlerins et des soldats de la Lombardie, de la France et de l’Allemagne[8]. Quarante-huit ans après la délivrance du saint-sépulcre, l’empereur Conrad III et Louis VII, roi de France, entreprirent la seconde croisade pour secourir l’empire ébranlé des Latins de la Palestine[9]. Une grande division de la troisième croisade marcha sous les ordres de l’empereur Frédéric Barberousse[10], qui avait ressenti, comme les rois de France et d’Angleterre, la perte de Jérusalem, commune à tous les chrétiens. Ces trois expéditions se ressemblent par le nombre des croisés, par leur passage à travers l’empire grec, et par les circonstances et l’événement de leurs expéditions contre les Turcs. Un parallèle abrégé évitera la répétition d’un récit monotone et fastidieux. Quelque brillante qu’elle puisse paraître, une histoire suivie des croisades présenterait sans cesse les mêmes causes et les mêmes effets, et les efforts multipliés employés à défendre ou à reconquérir la Terre Sainte paraîtraient autant de copiés du même original.

I. Les essaims nombreux qui suivirent de si près les traces des premiers pèlerins, étaient conduits par des chefs égaux pour le rang à Godefroi et à ses compagnons, quoiqu’ils leur cédassent en mérite et en renommée. On voyait à leur tête les bannières des ducs de Bourgogne, de Bavière et d’Aquitaine : le premier descendait de Hugues Capet ; et le second fut la tige de la maison de Brunswick. L’archevêque de Milan, prince temporel, emporta les richesses de son église et de son palais, dont profitèrent les Turcs ; et les anciens croisés, Hugues le Grand et Étienne de Chartres, revinrent achever de remplir le vœu qu’ils n’avaient point accompli. L’immense multitude les suivait en désordre s’avançait sur deux colonnes : la première était composée de deux cent soixante mille personnes, et la seconde d’environ soixante mille chevaux et cent mille hommes d’infanterie[11]. Les armées de la seconde croisade auraient- pu prétendre à la conquête de toute l’Asie. La noblesse de France et d’Allemagne était animée par la présence de ses souverains ; le mérite personnel de Conrad et de Louis servait, autant que leur rang, à relever l’éclat de leur expédition et à donner aux troupes une discipline que des chefs subordonnés auraient difficilement obtenue. L’empereur et le roi de France conduisaient chacun un corps de cavalerie formidable, composé de soixante-dix mille chevaliers et de leur suite ordinaire[12] ; ainsi, sans compter les troupes légères, les paysans, les femmes, les enfants, les prêtres et les moines, il faut évaluer la totalité au moins à quatre cent mille âmes. Tout fut en mouvement dans l’Occident, depuis Rome jusqu’à la Bretagne. Les rois de bohème et de Pologne obéirent aux ordres de Conrad ; le témoignage unanime des Grecs et des Latins atteste que les agents de Byzance, après avoir compté neuf cent mille âmes au passage d’une rivière ou d’un défilé ; renoncèrent à suivre cet effrayant dénombrement[13]. A la troisième croisade l’armée de Frédéric Barberousse fut moins nombreuse, parce que les Anglais et les Français préférèrent la navigation de la Méditerranée. Quinze mille chevaliers et .autant d’écuyers composaient la fleur de la chevalerie allemande ; soixante mille chevaux et cent mille hommes d’infanterie passèrent en revue devant l’empereur dans les plaines de Hongrie, et, après ce que nous avons vu des premières croisades, nous ne nous étonnerons plus que la crédulité ait porté à six cent mille pèlerins le nombre de ceux qui composaient cette dernière émigration[14]. Ces calculs extravagants ne prouvent que la surprise des Contemporains ; mais cette surprise constate évidemment une très grande multitude, quoiqu’elle aie la définisse pas. Les Grecs pouvaient s’applaudir de leur supériorité dans l’art et les stratagèmes de la guerre ; mais ils rendaient justice à la valeur puissante de la cavalerie franc aisé et de l’infanterie des Allemands[15] ; ces étrangers sont dépeints comme une race de fer, de taille gigantesque, dont les yeux lançaient des flammés et qui versait le sang comme de l’eau. Conrad avait à sa suite une troupe de femmes armées comme des chevaliers. Les bottines et les éperons dorés du chef de ces amazones lui firent donner le surnom de la dame aux pieds d’or.

II. Le nombre et le caractère des croisés étaient un objet de terreur pour les Grecs efféminés, et l’objet de notre crainte devient facilement celui de notre aversion. Mais la frayeur que leur inspirait la puissance des Turcs assoupit pour quelque temps ces sentiments de haine : malgré les invectives des Latins, nous croyons pouvoir assurer qu’Alexis dissimula leurs insultes, éluda leurs hostilités, dirigea leur imprudence ; et ouvrit à leur courage la route du pèlerinage et de la conquête. Mais dès que les sultans eurent été chassés de Nicée et des côtes maritimes, dès que retirés dans Cogni, ils n’alarmèrent plus de leur voisinage les empereurs de Byzance, les Grecs se livrèrent davantage à l’indignation que leur causait le fréquent et libre passage des Barbares d’Occident, qui menaçaient la sûreté de l’empire et insultaient à sa majesté. Les seconde et troisième croisades furent entreprises sous les règnes de Manuel Comnène et d’Isaac l’Ange. Le premier à des passions toujours impétueuses, joignit souvent les sentiments d’une âme malveillante. Le second modèle de lâcheté et de perfidie avait puni sans mérite comme sans pitié le tyran dont il occupait alors la place Le prince et le peuple convinrent secrètement, et peut-être tacitement, de détruire ou au moins de décourager les pèlerins par toutes sortes d’injures et de tyrannies ; leur défaut de prudence et de discipline en fournissant continuellement le prétexte, et l’occasion. Les monarques de l’Occident avaient stipulé que leurs troupes auraient un libre passage dans les États de l’empereur grec, et y seraient approvisionnées à des prix convenables ; le traité était de part et d’autre garanti par des serments et des otages, et le plus pauvre des soldats de Frédéric portait avec lui trois marcs d’argent qui lui avaient été donnés pour les frais de sa route. Mais l’injustice et la perfidie violèrent tous les engagements, et l’aveu sincère d’un historien grec, qui préférait la vérité à l’honneur[16] de ses compatriotes, atteste les injures multipliées dont eurent à se plaindre les Latins. Au lieu de les recevoir amicalement, les villes d’Europe et d’Asie leur fermèrent leurs portes, et du haut des murs on leur descendait dans des paniers des provisions insuffisantes. L’expérience du passé et la crainte de l’avenir pouvaient excuser cette timide inquiétude ; mais l’humanité défendait de mêler dans leur pain de la chaux et d’autres ingrédients mortels. Quand on pourrait acquitter Manuel du soupçon de connivence dans ces odieuses manœuvres, on ne peut le laver du reproche d’avoir fait battre de la monnaie à un faux titre pour commercer avec les pèlerins. A chaque pas on les arrêtait ou on les égarait dans leur route ; les gouverneurs recevaient des ordres secrets de fortifier les passages et d’abattre les ponts ; on pillait et l’on assassinait inhumainement les traîneurs ; dans le passage des forêts, des flèches lancées par des mains invisibles perçaient les chevaux et les soldats. On brûlait les malades dans leur lit, et les Grecs pendaient à des gibets, le long des routes, les cadavres de ceux qu’ils avaient égorgés. Ces injures enflammèrent le courroux des champions de la croix, qui n’étaient point doués d’une patience évangélique ; et pour éviter les suites d’une inimitié qu’ils avaient provoquée sans être de force à la repousser, les princes grecs hâtèrent le départ et l’embarquement de ces hôtes formidables. Près de la frontière des Turcs, Barberousse épargna la coupable Philadelphie[17], récompensa les services de Laodicée, et déplora la nécessité fatale qui l’avait forcé de répandre le sang de quelques chrétiens. Dans leurs entrevues avec les souverains de la France et de l’Allemagne, l’orgueil des princes grecs fut exposé à de fréquentes mortifications. La première fois que Louis parut devant Manuel, on ne lui donna qu’un tabouret bas auprès du trône[18] ; mais dès que son armée fut au-delà du Bosphore, le monarque français refusa se prêter à une seconde entrevue, à moins que son frère l’empereur ne consentît à conférer avec lui comme avec son égal, soit sur mer, soit sur terre. Avec Conrad et Frédéric, le cérémonial éprouva encore plus de difficultés. Ils prétendaient être les empereurs de Rome et les successeurs de Constantin[19], et soutenaient avec hauteur la pureté de leur titre et de leur dignité. Le premier de ces représentants de Charlemagne ne voulut converser avec Manuel qu’à cheval au milieu de la plaine ; le second, en traversant l’Hellespont au lieu du Bosphore, évita de passer à Constantinople et d’en voir le souverain. Le prince grec ne donnait dans ses lettres à un empereur couronné à Rome que le titre de rex ou de prince des Allemands ; le faible et vain Isaac l’Ange affectait d’ignorer le nom d’un des plus grands hommes et des plus grands monarques de son siècle. Tandis que les empereurs grecs ne voyaient dans les croisés que des objets de haine et d’inquiétude, ils entretenaient une correspondance secrète avec les Turcs et les Sarrasins. Isaac l’Ange se plaignit de ce que son amitié pour le grand Saladin l’avait brouillé avec les Francs, et il fonda une mosquée à Constantinople pour l’exercice public de la religion mahométane[20].

III. Les nombreux essaims de pèlerins qui passèrent le Rhin à la suite de la première croisade, furent détruits dans l’Anatolie par la peste, la famine et les armes des Turcs ; les princes s’échappèrent avec quelques escadrons pour accomplir leur lamentable pèlerinage. On peut juger de leurs lumières par le dessein qu’ils avaient conçu de soumettre, chemin faisant, la Perse et le Khorasan, et de leur humanité par le massacre des habitants d’une ville chrétienne qui venaient au devant d’eux, des palmes et des croix à la main. L’expédition de Conrad et de Louis fut moins cruelle et moins imprudente. Mais l’événement de la seconde croisade fut encore plus ruineux pour la chrétienté que ce qui l’avait précédé ; et Manuel est accusé, par ses propres sujets, d’avoir trahi les princes latins en instruisant le sultan de toutes leurs démarches, et en leur donnant des guides infidèles. Au lieu d’attaquer au même instant l’ennemi commun de deux côtés différents, l’émulation hâta le départ des Allemands, et le soupçon retarda celui des Francs. Louis venait de passer le Bosphore, lorsqu’il rencontra l’empereur qui ramenait les débris de l’armée dont il avait perdu la plus grande partie sur les bords du Méandre, dans une action glorieuse, mais malheureuse. La retraite de Conrad fut hâtée par le contraste de la pompe de son rival avec son état actuel ; la désertion de ses vassaux indépendants le réduisit à ses troupes héréditaires, et il emprunta quelques vaisseaux grecs pour exécuter par mer son pèlerinage de la Palestine. Sans égard pour les leçons de l’expérience ou la nature de cette guerre, le roi de France s’avança dans le même pays, et y éprouva la même fortune. L’avant-garde qui portait l’étendard royal et l’oriflamme[21] de saint Denis, avait imprudemment doublé sa marche, et l’arrière-garde, que le roi commandait en personne, fut obligée de camper le soir sans avoir rejoint d’autres partis de l’armée. Ils furent environnés pendant la nuit par une multitude de Turcs, plus habiles dans l’art de la guerre que les chrétiens du douzième siècle, et qui, dans le désordre et l’obscurité, forcèrent le camp, et détruisirent ou dispersèrent l’armée. Dans le trouble général, Louis monta sur un arbre : sauvé par sa valeur et par l’aveuglement de ses ennemis ; il s’échappa au point du jour, et, presque seul, il rejoignit son avant-garde. N’osant plus poursuivre son expédition par terme ; il se trouva heureux de pouvoir rassembler en sûreté les débris de son armée dans le port allié de Satalie, d’où il s’embarqua pour Antioche. Mais les Grecs lui fournirent un si petit nombre de vaisseaux ; qu’il ne put emmener que les nobles et les chevaliers. La malheureuse infanterie périt abandonnée au pied des montagnes de la Pamphylie. L’empereur et le roi s’embrassèrent et pleurèrent ensemble à Jérusalem : Ils joignirent leurs troupes aux forces des chrétiens de là Syrie, et les derniers efforts de la seconde croisade vinrent se briser sans succès sous les murs de Damas. Conrad et Louis s’embarquèrent pour l’Europe avec une grande réputation personnelle de courage et de piété. Mais les Orientaux avaient bravé la puissance de ces monarques, dont le nom et les forces militaires les menaçaient depuis longtemps[22]. Peut-être auraient-ils dû redouter davantage Frédéric Ier et son expérience acquise en Asie sous son oncle Conrad. Quarante campagnes en Allemagne et en Italie lui avaient appris à commander ; et sous son règne ses sujets, même les princes de l’empire étaient accoutumés à obéir. Dès qu’il eut perdu de vue Philadelphie et Laodicée, les dernières villes de l’empire grec, Barberousse s’enfonça dans une terre déserte, stérile et imprégnée de sel ; pays, dit l’historien, d’horreur et de tribulation[23]. Durant vingt jours d’une marche pénible et accablante ; il fut attaqué à chaque pas par des hordes innombrables de Turcomans[24], qui semblaient renaître sans cesse plus furieux de leurs défaites. L’empereur ne se rebuta point de souffrir et de combattre ; et tel était l’excès de sa détresse lorsqu’il atteignit Iconium, qu’à peine mille de ses chevaliers avaient encore la force de se tenir sur leurs chevaux. Cependant, par une attaque violente et imprévue, il renversa les musulmans, prit la ville d’assaut, et força le sultan[25] d’implorer sa clémence et la paix. La route une fois ouverte, Frédéric avança victorieusement jusqu’en Cilicie où il fut malheureusement englouti dans un torrent[26]. Les maladies ou les désertions détruisirent ou dispersèrent le reste des Allemands, et le fils de l’empereur périt au siége d’Acre avec la plus grande partie des Souabes ses vassaux. De tous les héros latins, Godefroi de Bouillon et Frédéric Barberousse furent les seuls qui parvinrent à traverser l’Asie-Mineure. Cependant leur succès même servit d’avertissement ; et dans les siècles plus éclairés des croisades suivantes, toutes les nations préférèrent les hasards de la mer à cette route pénible et dangereuse[27].

L’enthousiasme de la première croisade est un événement simple et naturel. L’espérance était encore alors dans toute sa fraîcheur, le danger inconnu, et l’entreprise conforme au génie du siècle ; mais dans l’opiniâtre persévérance de l’Europe c’est avec autant de surprise que de compassion qu’on voit l’expérience des malheurs sans fruit pour l’instruction ; les mêmes travers produisant toujours la même confiance ; six générations successives se précipitant tête baissée dans le gouffre ouvert devant elles ; et des hommes de toutes les conditions, risquant leur fortune et leur existence, contre le fol espoir d’acquérir ou de conserver une tombe de pierre placée à deux mille milles de leur pays. Durant une période de deux cents ans, après le Concile de Clermont, chaque printemps et chaque été, produisirent une nouvelle émigration de pèlerins armés pour la défense de la Terre-Sainte, mais les sept grands armements ou croisades eurent pour motif une calamité récente ou un danger pressant. Les nations furent entraînées par l’autorité de leurs pontifes et l’exemple de leurs souverains. A la voix des saints orateurs, le zèle s’enflammait, la raison devenait muette. La première place parmi les orateurs doit être assignée au moine Bernard, autrement saint Bernard[28]. Né d’une famille noble de Bourgogne, environ huit ans avant la première conquête de Jérusalem, il s’ensevelit à l’âge de vingt-trois ans dans le monastère de Cîteaux, alors dans la première ferveur de son institution. Au bout de deux ans, il alla à la tête de la troisième colonie de cet ordre, s’établir à Clairvaux en Champagne[29] ; et se contenta, durant toute sa vie, de l’humble titre d’abbé de cette communauté. Les philosophes de notre siècle ont répandu trop indistinctement le ridicule et le mépris sur ces héros spirituels. Les plus obscurs d’entre eux se sont distingués par quelque énergie. Ils étaient au moins supérieurs à leurs sectateurs et à leurs disciples ; et, dans l’âge de la superstition, ils ont atteint le but poursuivi par un grand nombre de concurrents. L’activité, l’éloquence et le talent d’écrire, élevèrent saint Bernard fort au-dessus de ses rivaux et de ses contemporains : ses compositions ne sont dépourvues ni d’esprit ni de chaleur ; et il paraît avoir conservé autant de raison et d’humanité que le permet son caractère de saint. En demeurant dans le monde il aurait eu la septième partie d’un héritage médiocre ;  par son vœu de pénitence[30] et de pauvreté, son refus de toutes les dignités ecclésiastiques ; et en fermant les yeux aux vanités du monde, l’abbé de Clairvaux devint l’oracle de l’Europe et le fondateur de cent soixante monastères. La liberté de ses censures apostoliques, faisait trembler les princes et des pontifes. La France, l’Angleterre et Milan, le consultèrent dans un schisme de l’Église, et obéirent à son jugement. Innocent II n’oublia point qu’il lui devait la tiare, et il eut pour successeur Eugène III, le disciple et l’ami de saint Bernard. Ce fut dans la proclamation de la seconde croisade qu’il brilla comme missionnaire, et comme prophète, appelant les nations à la défense du saint-sépulcre[31]. Au parlement de Vézelay, il parla devant le roi, et Louis VII ainsi que ses vassaux reçurent la croix des mains de saint Bernard. L’abbé de Clairvaux entreprit ensuite la conquête moins aisée de l’empereur Conrad ; ses gestes, sa voix, sa véhémence pathétique, enflammèrent un peuple flegmatique et ignorant, qui n’entendait point sa langue ; et sa route de Constance à Cologne fut le triomphe du zèle et de l’éloquence : Saint Bernard s’applaudit d’avoir réussi à dépeupler l’Europe ; il affirme que les villes et les châteaux se trouvèrent sans habitants, et calcule qu’il ne restait qu’un homme pour la consolation de sept veuves[32]. Les aveugles fanatiques, entraînés par ses discours, voulurent le choisir pour leur général ; mais il avait devant les yeux l’exemple de Pierre l’Ermite ; content d’assurer aux Croisés la faveur divine, il eut la sagesse de refuser le commandement d’une entreprise militaire dont les revers ou les succès auraient également obscurci la réputation de ses vertus évangéliques[33]. Cependant, après l’événement désastreux de cette croisade, l’abbé de Clairvaux fut hautement traité de faux prophète et d’auteur des calamités publiques. Ses ennemis triomphèrent, ses amis demeurèrent confus ; et l’on ne vit paraître que bien tard une apologie peu satisfaisante de sa conduite. Saint Bernard y allègue son obéissance aux ordres du pape, s’étend sur les voies mystérieuses de la Providence, impute les malheurs des chrétiens à leurs crimes, et, insinue modestement que sa mission avait été confirmée par des visions et des prodiges[34]. Si le fait eut été certain, l’argument était sans réplique. Des vingt ou trente miracles que ses disciples affirment avoir été opérés en un seul jour dans les assemblées publiques de la France et de l’Angleterre, qu’ils appellent en témoignage de leur réalité[35], aucun peut-être n’obtient aujourd’hui de confiance, hors de l’enceinte de Clairvaux ; mais dans la guérison surnaturelle des malades des boiteux et des aveugles présentés à l’homme de Dieu, il n’est plus possible aujourd’hui de distinguer ce qui doit être attribué au hasard, à l’imagination à l’imposture ou à la fiction[36].

La toute-puissance divine est exposée elle-même aux murmures des mortels opposés dans leurs vœux : la délivrance de Jérusalem, que l’Europe regarda comme un bienfait divin, fut déplorée en Asie, peut-être même reprochée au ciel comme une calamité. Après la prise de cette ville, les Syriens fugitifs répandirent au loin la consternation ; Bagdad pleura prosternée dans la poussière. Zeineddin, cadi de Damas, s’arracha la barbe en présence du calife ; et tout le divan répandit des larmes au récit de cette triste aventure[37]. Mais les commandeurs des fidèles, captifs eux-mêmes entre les mains des Turcs, ne pouvaient offrir que des larmes. Dans le dernier siècle des Abbassides, leur puissance temporelle se rétablit un peu ; mais elle était bornée à la ville de Bagdad et aux provinces des environs. Leurs tyrans, les descendants de Seljouk, avaient éprouvé, comme toutes les dynasties asiatiques, les vicissitudes de la valeur, de la puissance, de la discorde, de la faiblesse et de la décadence. Leurs forces ni leur courage ne suffisaient pas à la défense de la religion ; et Sangiar, le dernier héros de leur race, retiré au fond de la Perse, n’était pas même connu de nom des chrétiens orientaux[38]. Tandis que les faibles sultans languissaient dans leurs harems, retenus par des chaînes de soie, cette pieuse tâche fut entreprise par leurs esclaves, les Atabeks[39], dont le nom turc peut, comme celui des patrices de Byzance, se traduire par père du prince. Le vaillant Turc Ascanzar avait été le favori de Malek Shah, dont il obtint le privilège de se tenir à la droite de son trône ; mais dans les guerres civiles qui suivirent la mort du prince, il perdit son gouvernement d’Alep et la vie. Les fidèles émirs qui lui avaient été soumis persistèrent dans leur attachement pour son fils Zenghi, qui fit ses premières armes contre les Francs à la défaite d’Antioche. Trente campagnes au service du calife et des sultans établirent sa renommée militaire ; et il obtint le commandement de Mosul, comme le seul champion qui pût venger, et défendre la cause du prophète. Zenghi ne trompa point l’espoir de sa nation ; après un siége de vingt-cinq jours, il prit d’assaut la ville d’Édesse, et chassa les Francs de toutes leurs conquêtes au-delà de l’Euphrate[40]. Le souverain indépendant de Mosul et d’Alep soumit les tribus martiales du Curdistan ; ses soldats apprirent à considérer les camps comme leur patrie, et se fièrent à sa libéralité de leurs récompenses, et à sa protection du soin de leurs familles délaissées. A la tête de ces vétérans, son fils Noureddin réunit insensiblement les possessions mahométanes, ajouta le royaume de Damas à celui d’Alep, et fit avec succès une longue guerre aux chrétiens de la Syrie. Il étendit son vaste empire depuis le Tigre jusqu’au Nil ; et les Abbassides décorèrent leur fidèle serviteur du titre et des prérogatives de la royauté. Les Latins eux-mêmes admirèrent la sagesse, la valeur, et même l’équité et la dévotion de cet implacable adversaire[41]. Dans sa vie privée et dans son gouvernement, ce pieux guerrier ranima le zèle et ramena la simplicité des premiers califes : l’or et la soie furent bannis de son palais ; il défendit l’usage du vin dans ses États ; appliqua scrupuleusement les revenus publics au service des peuples, et n’employa jamais à la dépense de sa frugale maison que le revenu du bien qu’il avait acheté de sa part légitime du butin fait sur l’ennemi. La sultane favorite avait montré le plus vif désir d’obtenir un objet de parure : Hélas ! lui répondit le monarque, je crains Dieu, et je ne suis que le trésorier des musulmans. Leurs richesses ne m’appartiennent pas ; mais je possède encore trois boutiques dans la ville du Hems, vous pouvez en disposer, et je ne puis donner autre chose. Sa chambre de justice était la terreur des grands et le refuge des pauvres. Quelques années après la mort du sultan, un citoyen opprimé sortit dans la rue en se criant : Ô Noureddin ! Noureddin ! qu’es-tu devenu ? Prends pitié de ton peuple, et viens le secourir. On craignit un tumulte, et un tyran sur son trône rougit ou trembla au nom d’un monarque qui avait cessé de vivre.

Les armes des Turcs et celles des Francs avaient chassé les Fatimites de la Syrie ; mais le déclin de leur réputation et de leur influence en Égypte eut des suites encore plus importantes. On les respectait comme les descendants et les successeurs du prophète. Renfermés invisiblement dans le palais du Caire, leur personne sacrée était rarement profanée par les regards, soit de leurs sujets, soit des étrangers. Les ambassadeurs[42] latins ont décrit la cérémonie de leur introduction à travers une suite de passages obscurs et de portiques illuminés. La scène était animée par le gazouillement des oiseaux et le murmure des fontaines ; ils ne voyaient de tous côtés que des animaux rares et des meubles précieux. On leur fit voir une partie du trésor, et ils supposèrent le reste. Après avoir passé un grand nombre de portes gardées par des noirs et des eunuques, ils parvinrent au sanctuaire ou à la chambre où le souverain était caché par un rideau. Le vizir qui conduisait les ambassadeurs, quitta son cimeterre et se prosterna trois fois sur le plancher. Le rideau fut enfin tiré, et ils contemplèrent le commandeur des fidèles, qui donna ses ordres à son premier esclave ; mais cet esclave était son maître : les vizirs ou sultans avaient usurpé l’administration suprême de l’Égypte les contestations des candidats à cette place se décidaient par les armes, et l’on insérait le nom du plus digne ou du plus fort dans la patente royale du commandement. Les factions de Dargham et de Shawer s’expulsaient alternativement de la capitale et du royaume ; et le vaincu implorait la dangereuse protection du sultan de Damas ou du roi de Jérusalem, les ennemis jurés de la secte et de la monarchie des Fatimites. La puissance et la religion des Turcs les rendaient plus formidables ; mais les Francs pouvaient sans obstacles s’avancer directement de Gaza jusqu’au Nil, tandis que Noureddin par la situation de ses États était forcé de faire faire à ses troupes, autour de l’Arabie, un circuit pénible et dangereux qui les exposait à la soif, à la fatigue et aux vents brûlants du désert. Un mélange de zèle et d’ambition faisait désirer au prince turc de régner, en Égypte sous le nom des Abbassides : mais le rétablissement de Shawer, qui avait imploré sa protection, fut le motif spécieux de sa première expédition. Il en chargea l’émir Shiracouh, général renommé par sa valeur et son expérience. Dargham perdit la bataille et la vie ; mais l’ingratitude, les soupçons et les craintes fondées de son heureux rival, l’engagèrent bientôt à solliciter le secours du roi de Jérusalem pour délivrer l’Égypte de ses insolents bienfaiteurs. Shiracouh ne put résister à leurs forces réunies : il abandonna sa conquête récente et évacua Belbeis ou Péluse, à condition qu’on le laisserait faire librement sa retraite. Tandis que les Turcs défilaient devant l’ennemi et que leur général fermait la marche, attentif à tout ce qui se passait et armé de sa hache de bataille, un Franc osa lui demander s’il ne craignait point qu’on l’attaquât. Il ne tient qu’à, vous sans doute, lui répondit l’intrépide émir, de commencer l’attaque ; mais tenez-vous pour assuré qu’aucun de mes soldats n’ira en paradis sans avoir envoyé un infidèle aux enfers. Le rapport qu’il fit de la richesse du pays, de la mollesse des habitants et de leurs discordes, ranima l’espoir de Noureddin. Le calife de Bagdad applaudit à son pieux dessein, et Shiracouh descendit une seconde fois dans l’Égypte avec douze mille Turcs et onze mille Arabes. Cependant ces forces se trouvèrent encore inférieures aux armées confédérées des Francs et des Sarrasins ; et il me semble que son passage du Nil, sa retraite dans la Thébaïde, ses évolutions à la bataille de Babain, la surprise d’Alexandrie, ses remarches et ses contremarches dans les plaines et les vallées de l’Égypte, depuis le tropique jusqu’à la mer, indiquent un degré supérieur et nouveau d’intelligence militaire. La valeur de ses troupes seconda son habileté, et à la veille d’une action un Mameluck s’écria[43] : Si nous ne pouvons pas délivrer l’Égypte de ces chiens de chrétiens, pourquoi ne renonçons-nous pas aux honneurs et aux récompenses que promet le sultan ? Pourquoi n’allons-nous pas labourer la terre avec les paysans, ou filer avec les femmes dans un harem ? Cependant malgré tous ses efforts[44], malgré la belle défense que son neveu Saladin fit à Alexandrie[45], Shiracouh termina sa seconde expédition par une retraite précédée d’une capitulation honorable et Noureddin attendit impatiemment l’occasion de tenter avec plus de succès tiré troisième entreprise. Elle lui fut bientôt offerte par l’ambition ou la cupidité d’Amalric ou Amaury, roi de Jérusalem, qui s’était pénétré de cette pernicieuse maxime, qu’on ne devait point de bonne foi aux ennemis de Dieu. Un guerrier religieux, le grand maître l’Hôpital, l’encouragea dans ses projets ; l’empereur de Constantinople donna ou promit une flotte pour seconder les armées de la Syrie ; et le perfide chrétien, peu content du butin et des subsides de l’Égypte, en entreprit la conquête. Dans cette extrémité, les musulmans tournèrent les yeux vers le sultan de Damas ; le vizir, environné de tous côtés par des dangers, céda aux désirs unanimes de sa nation, et, Noureddin parut satisfait de l’offre d’un tiers des revenus du royaume. Les Francs étaient déjà aux portes du Caire ; mais, à leur approche, on brûla les faubourgs de la vieille cité, on les trompa par une négociation insidieuse, et, leurs vaisseaux ne purent remonter le Nil. Ils évitèrent prudemment un combat avec les Turcs au milieu d’un pays ennemi ; et Amaury retourna dans la Palestine avec la honte et le reproche qui suivent toujours l’injustice, quand elle n’est point couronnée par le succès. Après le départ des Francs, Shiracouh fut revêtu d’une robe d’honneur, comme libérateur de l’Égypte ; mais il la souilla bientôt du sang de l’infortuné Shawer. Les émirs turcs daignèrent, durant quelque temps, occuper le poste de vizir ; mais cette conquête étrangère précipita la chute des Fatimites, et cette paisible révolution fut l’affaire d’un ordre, et d’un mot. Les califes étaient dégradés dans l’opinion publique par leur propre faiblesse et par la tyrannie des vizirs ; leurs sujets avaient été scandalisés de voir le descendant et le successeur du prophète tendre sa main nue à la main grossière d’un ambassadeur latin. Ils avaient versé des larmes en le voyant adresser au sultan de Damas des cheveux de ses femmes, comme un emblème de détresse et de douleur. Par l’ordre de Noureddin, et la sentence des docteurs, on rétablit solennellement les noms sacrés et les honneurs d’Abubeker, d’Omar et d’Othman ; le calife Mostadi de Bagdad fut reconnu, dans les prières publiques, pour le vrai commandeur des fidèles ; et la livrée verte des fils d’Ali fit place à la couleur noire des Abbassides. Le dernier de sa race, le calife Adhed expira, dix jours après, dans l’heureuse ignorance de son sort : ses trésors assurèrent l’obéissance des soldats et firent cesser des murmures des sectaires et dans aucune[46] des révolutions suivantes, les Égyptiens rie se sont écartés de la tradition orthodoxe des musulmans.

Les collines situées au-delà du Tigre sont occupées par les Curdes, tribus de pâtres hardis[47], vigoureux, sauvages, indociles, adonnés au brigandage et opiniâtrement attachés au gouvernement de leurs chefs nationaux. La ressemblance du nom, de la situation et des mœurs, nous autorise à penser que ce sont les Carduchiens des Grecs[48], et ils défendent encore contre la Porte ottomane l’antique liberté qu’ils maintinrent malgré les efforts des successeurs de Cyrus. L’indigence et l’ambition leur firent embrasser la profession de soldats mercenaires ; le règne du grand Saladin fut préparé par les services militaires de son père et de son oncle[49], et le fils de Job ou Ayub, simple Curde, était assez grand pour sourire de sa généalogie, que la flatterie faisait remonter aux califes arabes[50]. Noureddin prévoyait si peu la ruine prochaine dont sa maison était menacée, qu’il força le jeune Saladin de suivre en Égypte ion oncle Shiracouh. La défense d’Alexandrie avait établi sa réputation militaire et, si nous pouvons en croire les Latins, il sollicita et reçut du général des chrétiens les honneurs profanes de la chevalerie[51]. A la mort de Shiracouh, Saladin, le plus jeune et le moins puissant des émirs, obtint par cette considération le poste de grand vizir ; mais, aidé des conseils de son père, qu’il invita de se rendre au Caire, son génie prit de l’ascendant sur ses égaux, et sut attacher l’armée à sa personne et à ses intérêts. Tant que Noureddin vécut, ces Curdes ambitieux furent les plus soumis de ses esclaves ; et le prudent Ayub imposa silence aux murmures indiscrets du divan, en déclarant que, si le sultan l’ordonnait, il conduirait lui-même au pied du trône son fils chargé de chaînes. J’ai dû, ajouta-t-il à Saladin en particulier, tenir ce langage dans une assemblée composée de vos rivaux ; mais nous sommes aujourd’hui au-dessus de la crainte et de l’obéissance, et les menaces de Noureddin n’obtiendront pas de nous le tribut d’une canne à sucre. La mort du sultan vint à propos leur sauver le danger et le reproche d’une telle contestation. Son fils, âgé de onze ans, demeura quelque temps entre les mains des émirs de Damas, et le nouveau maître de l’Égypte fut décoré par le calife de tous les titres[52] qui pouvaient sanctifier son usurpation aux yeux du peuple : mais Saladin ne se contenta pas longtemps de la possession de l’Égypte ; il chassa les chrétiens de Jérusalem, et les Atabeks de Damas, d’Alep et de Diarbekir. La Mecque et Médine le reconnurent pour protecteur temporel ; son frère conquit l’Yémen ou l’Arabie Heureuse, et, à sa mort, son empire s’étendait de Tripoli en Afrique jusqu’au Tigre, et depuis l’océan Indien jusqu’aux montagnes de l’Arménie. Dans nos principes d’ordre et de fidélité aux souverains, son caractère nous frappe d’abord comme fortement entaché du reproche d’ingratitude et de perfidie ; mais son ambition peut trouver, en quelque façon, son excuse dans les révolutions de l’Asie[53], où il ne restait pas même l’idée de succession légitime, dans l’exemple récent des Atabeks eux-mêmes, dans le respect qu’il montra toujours au fils de son bienfaiteur, dans sa conduite humaine et généreuse pour les branches collatérales, dans son mérite et leur incapacité, dans l’approbation du calife, source unique de l’autorité légitime, et enfin dans le vœu et les intérêts des peuples, dont le bonheur est le premier objet du gouvernement. Ils admiraient chez Saladin, comme chez son prédécesseur, l’union heureuse et rare des vertus d’un saint avec celles d’un héros ; car ces deux princes sont également rangés au nombre des saints du mahométisme : constamment occupés à méditer de saintes guerres ils semblent avoir contracté dans l’habitude de cette pensée une teinte de caractère sérieuse et tempérée qui se répand sur leur vie et sur leurs actions. Le dernier avait été, durant sa jeunesse, adonné au vin et aux femmes[54] ; mais l’ambition le fit bientôt renoncer aux plaisirs des sens, pour les folies plus graves de la puissance et de la renommée. Saladin portait une robe de laine grossière ; l’eau était son unique boisson : il se montra aussi sobre et beaucoup plus chaste que le prophète arabe, et sa foi ainsi que sa pratique furent toujours celles d’un rigide musulman. Il s’affligea toujours de ce que les soins qu’exigeait la défense de la religion ne lui avaient pas permis d’accomplir le pèlerinage de la Mecque ; mais aux heures fixées, le sultan, cinq fois par jour, priait avec ses frères ; et lorsqu’il avait commis l’omission involontaire de quelques jeûnes, prescrits par son prophète, il la réparait scrupuleusement. On peut citer comme une preuve, un peu fastueuse à la vérité, de son courage et de sa dévotion, l’habitude qu’il avait, avant les batailles, de lire le Koran sur son cheval, tout en marchant à la tête de ses troupes, entre les deux armées prêtes à se charger[55]. Il ne daigna encourager d’autre étude que la doctrine superstitieuse de la secte de Shafei : son mépris pour les poètes faisait leur sûreté, mais toutes les sciences profanes étaient l’objet de son aversion : un philosophe qui avait mis au jour quelques nouveautés spéculatives, fut saisi et étranglé par l’ordre du pieux sultan. Le plus obscur de ses sujets pouvait réclamer la justice du divan contre le sultan ou contre ses ministres ; Saladin ne dérogeait à l’équité que lorsqu’un royaume était le prix de son injustice. Tandis que les descendants de Seljouk et de Zenghi lui tenaient l’étrier et rangeaient ses vêtements, les derniers de ses domestiques éprouvaient sa douceur et son affabilité. Il prouva l’excès de sa libéralité en distribuant douze mille chevaux au siège d’Acre ; et au moment de sa mort, on ne trouva dans son trésor que quarante-sept drachmes d’argent et une seule pièce d’or. Cependant, durant son règne, presque entièrement consacré à la guerre, il diminua les tributs ; et les citoyens jouirent paisiblement des fruits de leur industrie ; il fonda dans l’Égypte, dans la Syrie et dans l’Arabie, des mosquées, des collèges et des hôpitaux, et bâtit une citadelle au Caire, qu’il fit environner de murs : mais tous ses ouvrages avaient le public pour objet[56], et le sultan ne s’accorda ni un palais ni un jardin destinés à son luxe personnel. Dans un siècle de fanatisme, les vertus naturelles d’un héros fanatique subjuguèrent l’estime et l’admiration des chrétiens : l’empereur d’Allemagne se glorifiait de son amitié[57] ; l’empereur grec sollicitait son alliance[58], et la conquête de Jérusalem répandit et enfla peut-être sa renommée dans l’Orient et dans l’Occident.

Le royaume de Jérusalem dut sa courte existence[59] aux discordes des Turcs et des Sarrasins. Les califes fatimites et les sultans de Damas se laissèrent entraîner à sacrifier la cause de leur religion à quelques avantages présents et personnels. Mais les forces de l’Égypte, de-la Syrie et de l’Arabie, se trouvaient alors réunies sous l’empire d’un héros que la nature et la fortune semblaient avoir armé contre les chrétiens : tout, autour de Jérusalem, portait un aspect menaçant ; tout, au dedans, était faible et ruiné. Après la mort des deux Baudouin, l’un frère et l’autre cousin de Godefroi de Bouillon, le sceptre passa à Mélisende, fille du second Baudouin, et à son mari Foulques, comte d’Anjou, tige, par un premier mariage, de nos Plantagenêts d’Angleterre. Leurs deux fils, Baudouin III et Amaury, soutinrent avec quelques succès, une guerre très vive contre les infidèles. Mais la lèpre, fruit des Croisades, priva Baudouin IV, fils d’Amaury, des facultés du corps et de l’esprit. Sa sœur, Sibylle, mère de Baudouin V, se trouvait son héritière naturelle, et celle-ci, après la mort suspecte de son fils, couronna son second mari, Guy de Lusignan, prince d’une belle figure, mais de si peu de réputation, qu’on entendit Geoffroi, son propre fière, s’écrier : Puisqu’ils en ont fait un roi, ils auraient sûrement fait de moi un dieu. Ce choix fut généralement blâmé. Raimond, comte de Tripoli, le plus puissant des vassaux qu’on avait exclus de la succession et de la régence, conçut contre le roi une haine implacable, et vendit au sultan son honneur et sa conscience. Tels étaient les gardiens de la sainte cité, un lépreux, un enfant, une femme, un lâche et un traître. Sa chute fut cependant encore retardée douze années par quelques secours d’Europe, par la valeur des religieux militaires, et par les occupations que trouva son grand ennemi, soit dans l’intérieur de son empire, soit à une grande distance de celui de Jérusalem. A la fin, cet État, sur le penchant de sa ruine, se trouva environné et pressé de tous côtés par un cercle d’ennemis, et les Francs violèrent imprudemment la trêve qui prolongeait leur existence. Renaud de Châtillon, soldat de fortune, avait surpris une forteresse voisine du désert, d’où il pillait les caravanes, insultait à la religion du prophète, et menaçait les villes de Médine et de la Mecque. Saladin daigna se plaindre et demander une satisfaction qu’il ne désirait pas d’obtenir : on la refusa, et il attaqua immédiatement la Terre-Sainte à la tête d’une armée de quatre-vingt mille hommes. Sa première expédition fut le siégé de Tibériade, que lui suggéra le comte de Tripoli à qui cette ville appartenait. Le roi de Jérusalem se laissa persuader d’épuiser ses garnisons, et d’armer son peuple pour secourir cette place[60] importante. Le perfide Raimond fit surprendre les chrétiens dans un camp dépourvu d’eau ; et prit la fuite au moment du combat, chargé des malédictions des deux partis[61]. Lusignan fut défait et pris après avoir perdu trente mille hommes ; et la vraie croix, épouvantable malheur, tomba entre les mains des infidèles. On conduisit dans la tente de Saladin le roi captif, presque mourant de soif et de frayeur. Son vainqueur généreux lui présenta une coupe de sorbet rafraîchi dans de la neige ; mais il ne permit pas que Renaud de Châtillon partageât ce garant de sa clémence et de son hospitalité. La personne et la dignité d’un roi, lui dit Saladin, sont sacrées : mais ce brigand impie rendra sur-le-champ hommage au prophète qu’il a blasphémé, ou souffrira la mort qu’il à si souvent méritée. Soit orgueil, soit conscience, le guerrier chrétien refusa ; le sultan frappa Renaud sur la tête avec son cimeterre, et ses gardes l’achevèrent[62]. On conduisit à Damas, dans une prison honorable, le souverain tremblant de Jérusalem, qu’une prompte rançon devait bientôt mettre en liberté. Mais la victoire de Saladin fut souillée par l’exécution de deux cent trente chevaliers de l’Hôpital, intrépides champions, et martyrs de leur foi. Le royaume se trouvait sans chef, et des deux grands-maîtres des ordres militaires, l’un avait été tué, et l’autre fait prisonnier. On avait rassemblé pour ce fatal combat les garnisons de la capitale et de toutes les villes de la côte maritime et de l’intérieur du pays. Tyr et Tripoli purent seuls résister à la rapide invasion de Saladin, et trois mois après la bataille de Tibériade, le sultan parut à la tête de son armée aux portes de Jérusalem[63].

Il pouvait imaginer que le siège d’une ville dont le sort intéressait, l’Europe et l’Asie ranimerait les dernières étincelles de l’enthousiasme, et que, des soixante mille chrétiens qu’elle renfermait encore, chaque homme serait un soldat et chaque soldat un héros avide du martyre. Mais la reine Sibylle tremblait pour elle-même et pour son mari captif ; ceux des barons et des chevaliers qui avaient pu se soustraire à la mort et à la captivité conservaient, dans cette extrémité, le même esprit de faction et d’égoïsme. La majeure partie des habitants était composée de chrétiens orientaux que l’expérience avait instruits à préférer le gouvernement des mahométans à celui des Latins[64], et le saint- sépulcre attirait une populace indigente sans armes et sans courage, qui subsistait de la charité des pèlerins. On fit cependant â la hâte quelques faibles préparatifs de défense ; mais l’armée victorieuse repoussa les sorties des assiégés, plaça ses machines avec succès, ouvrit une large brèche, et planta sur les murs, le quatorzième jour, douze étendards du prophète et du sultan. En vain la reine, les femmes et les moines de la ville, nu-pieds et en procession, allèrent supplier le fils de Dieu de sauver son tombeau, des mains sacrilèges des infidèles ; il fallut avoir recours à la clémence du vainqueur, qui repoussa la première députation par un refus rigoureux, et répondit qu’il avait juré de venger les longues souffrances si patiemment endurées par les musulmans ; que l’heure du pardon était passée, et le moment arrivé d’expier le sang innocent qu’avaient répandu Godefroi et les premiers croisés. Mais les chrétiens poussés au désespoir firent sentir au sultan, par un courageux effort, que son succès n’était pas encore assuré ; et le sultan écouta avec respect un appel au maître commun de tous les humains. Un sentiment d’humanité adoucit la rigueur du fanatisme et de la conquête : Saladin accepta la soumission de la ville, et consentit à épargner le sang des habitants. Les chrétiens grecs et orientaux obtinrent la liberté de vivre sous son gouvernement ; mais il fut statué que tous les Francs et les Latins évacueraient sous quarante jours Jérusalem, et seraient conduits en sûreté dans les ports de l’Égypte et de la Syrie. Les rançons furent fixées pour les hommes à dix pièces d’or, à cinq pour les lemmes, et à une pour les enfants. Ceux qui n’étaient point en état de se racheter, restèrent pour toujours en esclavage. Quelques historiens se sont fait un malin plaisir de comparer la clémence de Saladin au massacre de la première croisade : cette différence tiendrait uniquement au caractère personnel du conquérant ; mais on ne doit pas oublier d’ailleurs que les chrétiens avaient offert de capituler, que les mahométans obstinés soutinrent le siége jusqu’à l’extrémité, et que la ville fut emportée d’assaut. On doit, à la vérité rendre justice à l’exactitude avec laquelle le sultan exécuta les conditions du traité ; et il mérite d’être loué du regard de compassion qu’il jeta sur la misère des vaincus. Au lieu d’exiger rigoureusement sa dette, il accepta une somme de trente mille byzans pour la rançon de sept mille pauvres, et en délivra deux ou trois mille gratuitement. Le nombre des esclaves se réduisit à onze ou au plus à quatorze mille personnes. Dans son entrevue avec la reine, Saladin consola l’infortune de cette princesse par ses discours et même par ses larmes ; il distribua libéralement des aumônes aux veuves et aux orphelins qu’avait faits la guerre, et tandis que les chevaliers de l’Hôpital combattaient contre lui, le vainqueur compatissant permit à ceux de leurs frères qui, plus vraiment pieux, s’occupaient du service des malades, de continuer leurs soins durant une année. Ces actes de clémence et de vertu méritent l’amour et l’admiration des hommes. Rien n’obligeait Saladin à feindre, et son rigoureux fanatisme l’aurait engagé plutôt à dissimuler qu’à affecter une coupable compassion pour les ennemis du Koran. Lorsque Jérusalem eut été délivrée de la présence des étrangers, le sultan fit son entrée triomphante au son d’une musique guerrière, et ses étendards déployés devant lui. La grande mosquée d’Omar, dont on avait fait une église, fut de nouveau consacrée à un seul Dieu et à Mahomet son prophète. Les pavés et les murs furent purifiés avec de l’eau rose, et l’on plaça dans le sanctuaire une chaire faite des mains de Noureddin. Mais, lorsqu’on vit renverser et traîner dans les rues la croix d’or qui éclatait sur le dôme, les chrétiens de toutes les sectes poussèrent un lamentable gémissement, auquel répondirent les joyeuses acclamations des musulmans. Le patriarche avait rassemblé dans quatre coffres d’ivoire les croix, les images, les vases et les reliques de la sainte cité ; le sultan s’en saisit, dans l’intention, de présenter au calife ces trophées de l’idolâtrie chrétienne. Il consentit cependant à les confier au patriarche et au prince d’Antioche, et ces gages sacrés furent rachetés par Richard d’Angleterre au prix de cinquante-deux mille byzans d’or[65].

Les différentes nations pouvaient craindre ou espérer l’expulsion prochaine et totale des chrétiens de la Syrie, qui ne fut cependant accomplie que plus d’un siècle après la mort de Saladin[66]. La résistance de Tyr l’arrêta dans la carrière de la victoire ; on avait imprudemment conduit dans ce port toutes les troupes des garnisons qui avaient capitulé : elles se trouvèrent en assez grand nombre pour défendre la plage, et l’arrivée de Conrad de Montferrat rétablit la confiance et l’union parmi cette multitude indisciplinée. Son père, vénérable pèlerin, avait été fait prisonnier à la bataille de Tibériade ; mais cet échec était encore ignoré dans la Grèce et en Italie, lorsque l’ambition et la piété engagèrent le fils à visiter les États de son neveu, le jeune Baudouin. La vue des étendards de Mahomet l’avertit d’éviter la côte de Jaffa ; et Conrad fut unanimement reçu comme le prince et le défenseur de Tyr qu’assiégeait déjà Saladin. La fermeté de son zèle, et peut-être la connaissance de la générosité de son ennemi, lui donnèrent la force de braver les menaces du sultan, et de déclarer que, quand même son vieux père serait exposé sur la brèche, il lancerait le premier dard et ferait gloire de descendre d’un martyr[67]. On ouvrit le port de Tyr à la flotte des Égyptiens ; mais on retendit brusquement la chaîne, et cinq galères furent prises ou coulées bas. Mille Turcs périrent dans une sortie ; et Saladin, après avoir brûlé ses machines, retourna à Damas, terminant ainsi une campagne si glorieuse par une honteuse retraite. Il eut bientôt à soutenir une tempête plus redoutable. Des relations pathétiques et même des tableaux représentaient, d’une manière faite pour émouvoir, l’esclavage et la profanation de Jérusalem, réveillèrent le zèle engourdi de l’Europe. L’empereur Frédéric Barberousse et les rois de France et d’Angleterre prirent la croix ; les faibles États maritimes de l’Océan et de la Méditerranée devancèrent la lenteur de leurs immenses préparatifs. Les Italiens, habiles et prévoyants, s’embarquèrent les premiers sur des vaisseaux de Pise, de Gênes et de Venise, qui furent suivis de près par les pèlerins les plus empressés de la France, de la Normandie et des îles de l’Occident. Près de cent vaisseaux se trouvèrent remplis des secours puissants de la Flandre, de la Frise et du Danemark, et les guerriers du Nord se faisaient distinguer dans la plaine par leur haute taille et leur pesante hache de bataille. La voix de Conrad et les murs de Tyr ne purent contenir longtemps cette multitude sans cesse croissante. Ils déploraient l’infortune et révéraient la dignité de Lusignan, que les Turcs avaient relâché, probablement dans l’espérance de désunir l’armée des Latins. Il proposa le siége de Ptolémaïs, ou d’Acre, à trente milles au sud de Tyr, et la placé fut aussitôt investie par trente mille hommes d’infanterie et deux mille chevaux dont on sembla lui donner le commandement. Je ne m’étendrai point sur l’histoire de ce siège mémorable qui dura prés de deux ans (juillet 1189, juillet 1191), et consomma dans un cercle étroit les forces de l’Europe et de l’Asie. Jamais la flamme de l’enthousiasme ne se montra, dans son impétuosité, plus violente et plus destructive ; les fidèles (tel était le nom commun aux deux partis), en honorant leurs martyrs, ne pouvaient refuser un tribut de louanges au zèle égaré et au courage de leurs adversaires. Au premier bruit de la trompette sacrée, les musulmans de l’Égypte, de l’Arabie, de la Syrie et de toutes les provinces d’Orient, se réunirent sous les drapeaux du serviteur de Mahomet[68]. Son camp, soit qu’il l’avançât ou le reculât, ne s’éloignait d’Acre que de quelques milles ; et il travaillait jour et nuit à la délivrance de ses frères et à la destruction des chrétiens. On livra, dans le voisinage du mont Carmel, neuf batailles, qui toutes en méritaient le nom ; et telles furent les vicissitudes de la fortune, que le sultan s’ouvrit une fois un chemin jusque dans la ville ; et que, dans une autre circonstance, les chrétiens pénétrèrent dans la tente de Saladin. Par le secours des plongeurs et des pigeons, il entretenait avec la ville une correspondance suivie ; et dès que la mer se trouvait libre, la garnison épuisée était remplacée par de nouveaux soldats. La famine, les combats et l’influence d’un climat étranger, diminuaient tous les jours l’armée des Latins ; mais les tentes des morts se remplissaient de nouveaux arrivons, qui exagéraient le nombre et la diligente, de ceux qui marchaient sur leurs traces. Le vulgaire étonné se laissa persuader que le pape lui-même était arrivé dans les environs de Constantinople, à la tête d’une armée innombrable. La marche de l’empereur remplissait l’Orient d’alarmes plus sérieuses. C’était la politique de Saladin qui multipliait les obstacles que Barberousse rencontrait dans l’Asie et peut-être dans la Grèce ; et la joie que lui causa la mort de ce souverain fut proportionnée à l’estime qu’il lui inspirait. Les chrétiens éprouvèrent plus de découragement que de confiance à l’arrivée du duc de Souabe et de cinq mille Allemands, débris de son armée, épuisée par le voyage. Enfin, au printemps de la seconde année, les flottes de France et d’Angleterre jetèrent l’ancre dans la baie de Ptolémaïs ; et l’émulation des deux jeunes rois, Philippe-Auguste et Richard Plantagenêt, donna une nouvelle vigueur aux opérations du siège. Après avoir employé tous les moyens, épuisé toutes les ressources, les défenseurs de la ville se soumirent à leur sort ; ils obtinrent une capitulation, mais à de dures conditions. On stipula, pour prix de leur vie et de leur liberté, un somme de deux cent mille pièces d’or, la délivrance de cent nobles et de quinze cents captifs d’un ordre inférieur, et la restitution du bois de la vraie croix. Quelques contestations sur le traité, et quelques délais dans l’exécution, ranimèrent la fureur des Francs, et le sanguinaire Richard[69] fit décoller trois mille musulmans presque à la vue du sultan. Par la conquête d’Acre, des Latins acquirent une forte place et un port commode ; mais ils payèrent bien cher cet avantage. L’historien, ministre de Saladin, d’après les rapports des ennemis, évalue à cinq ou six cent mille le nombre des chrétiens arrivés successivement, et celui des soldats morts les armes à la main à cent mille. Il calcule que les maladies et les naufrages en enlevèrent une quantité beaucoup plus considérable ; et que, de cette puissante armée, une très petite partie seulement put retourner sans accidents dans sa patrie[70].

Philippe-Auguste et Richard Ier sont les deux seuls rois de France et d’Angleterre qui aient jamais combattu sous les mêmes drapeaux : mais la jalousie nationale nuisait continuellement à l’intérêt de la sainte guerre qu’ils avaient entreprise ; et les deux factions qu’ils protégeaient dans la Palestine étaient plus animées l’une contre l’autre que contre l’ennemi commun. Les Orientaux considéraient le roi de France comme supérieur en puissance et en dignité, et en l’absence de l’empereur les Latins le reconnaissaient pour leur chef[71]. Ses exploits cirent au-dessous de sa, renommée Philippe était brave, mais l’homme d’État dominait dans son caractère. Il se lassa bientôt de sacrifier ses intérêts et sa santé sur une côte stérile, et la prise d’Acre fût le signal de son départ ; il laissa dix mille soldats et cinq cents chevaliers sous les ordres du duc de Bourgogne pour la défense de la Terre-Sainte, ce qui ne lui fit pas pardonner sa désertion. Le roi d’Angleterre, quoique inférieur en dignité, surpassait son rival en richesses et en renommée militaire[72] ; et si une valeur brutale et féroce suffit pour constituer l’héroïsme, Richard Plantagenêt doit tenir un des premiers rangs parmi les héros de son siècle. La mémoire de Cœur-de-Lion fut longtemps chère et glorieuse aux Anglais. Soixante ans après sa mort, les petits-fils des Turcs et des Sarrasins qu’il avait vaincus, le célébraient dans leurs proverbes. Les mères de Syrie se servaient de son nom pour imposer silence à leurs enfants ; et lorsqu’un cheval faisait un écart, on entendait ordinairement son cavalier s’écrier : Crois-tu que le roi Richard soit dans ce buisson ?[73] Sa cruauté envers les musulmans était un effet de son zèle et de son caractère ; mais je ne puis me persuader qu’un soldat si prompt et si courageux à se servir de sa lance, se soit abaissé à recourir au poignard contre son collègue, le vaillant Conrad de Montferrat, qui périt à Acre assassiné par une main inconnue[74]. Après la prise d’Acre et le départ de Philippe, le roi d’Angleterre conduisit les croisés à la conquête de la côte maritime, et ajouta les villes de Jaffa et de Césarée aux débris du royaume de Lusignan. Une marche de cent milles, depuis Acre jusqu’à Ascalon, ne fut durant onze jours qu’un grand et perpétuel combat. Abandonné de ses troupes, Saladin se trouva sur le champ de bataille accompagné seulement de dix-sept de ses gardes, et y demeura sans baisser ses étendards ou faire cesser le bruit de sa trompette. Il parvint à rallier ses soldats et à les ramener contre les ennemis ; ses prédicateurs ou ses hérauts sommèrent d’une voix forte les unitaires de tenir ferme contre les chrétiens idolâtres ; mais l’effort de ces idolâtres était irrésistible, et ce ne fut qu’en démolissant les murs et les bâtiments d’Ascalon que le sultan put les empêcher d’occuper cette importante forteresse située sur les confins de l’Égypte. Durant un hiver rigoureux, les armées restèrent dans l’inaction ; mais dès le commencement du printemps, les Francs, conduits par le roi d’Angleterre, s’avancèrent à une journée de Jérusalem ; et la vigilance de Richard intercepta un convoi ou caravane de sept mille chameaux : Saladin[75] s’était renfermé dans la sainte cité, mais elle était devenue le séjour de la discorde et de la consternation. Il pria, jeûna, prêcha et offrit de partager les dangers du siège ; mais soit attachement, soit esprit de révolte, ses Mamelucks, encore frappés du malheur récent de leurs compagnons d’Acre, pressèrent le sultan par des clameurs de réserver sa personne et leur valeur pour la défense de la religion et de l’empire[76]. La brusque retraite des chrétiens délivra les musulmans, qui l’attribuèrent à un miracle[77] ; Richard vit ses lauriers flétris par la prudence ou l’envie de ses compagnons. Sur une montagne d’où l’on découvrait Jérusalem, le héros se voila le visage et s’écria d’un ton d’indignation : Ceux qui refusent de délivrer le saint-sépulcre de Jésus-Christ sont indignes de le contempler. Ayant appris, en arrivant à Acre, que le sultan avait surpris la ville de Jaffa, il embarqua quelques troupes sur des vaisseaux marchands qui se trouvaient dans le port, et sauta le premier sur le rivage. Sa présence releva le courage des défenseurs de la citadelle, et soixante mille Turcs ou Sarrasins privent la fuite en apprenant son arrivée. Instruits de la faiblesse de son escorte, ils reparurent dans la matinée du lendemain, et le trouvèrent campé sans précautions devant les portes avec dix-sept chevaliers et trois cents archers. Il soutint l’attaque sans s’embarrasser du nombre ; et ses ennemis attestent que Richard, brandissant sa lance, galopa le long des rangs des Sarrasins depuis la droite de leur armée jusqu’à la gauche, sans rencontrer un seul mahométan qui eût là hardiesse de l’arrêter[78]. Est-ce donc ici l’histoire de Roland ou d’Amadis ?

Durant les hostilités, les Francs et les musulmans, commencèrent, cessèrent et reprirent plusieurs fois de lentes et languissantes négociations[79]. Quelques actes de courtoisie entre les deux rois, des présents de fruits et de neige, l’échange de quelques faucons de Norvège contre des chevaux arabes, adoucirent l’aigreur d’une guerre de religion. Les vicissitudes des succès purent faire soupçonner aux deux monarques que le ciel ne prenait point de part à leur querelle, et ils se connaissaient trop bien pour espérer une victoire décisive[80]. La santé de Richard et celle de Saladin déclinaient ; ils souffraient l’un et l’autre tous les inconvénients attachés aux discordes civiles et aux guerres éloignées. Plantagenêt brûlait de punir un rival perfide qui avait envahi la Normandie dans son absence, et l’infatigable sultan ne pouvait plus résister aux clameurs des soldats, instruments de son zèle guerrier, et du peuple qui en était la victime. Le roi d’Angleterre demanda d’abord la restitution de Jérusalem, de la Palestine et de la vraie croix, déclarant avec fermeté que lui et tous les pèlerins consumeraient leur vie dans leur sainte entreprise plutôt que de retourner en Europe chargés de remords et d’ignominie ; mais la conscience de Saladin ne lui permettait, pas de consentir, à moins d’une forte compensation, à rendre aux chrétiens leurs idoles, ou à favoriser leur idolâtrie. Il défendait avec la même fermeté ses droits temporels et religieux sur la souveraineté de la Palestine, allégua l’importance et la sainteté de Jérusalem, et rejeta toute convention d’établissement pour les Latins, ou de partage avec eux. Richard proposa de donner sa sœur en mariage au frère de Saladin ; mais la différence de religion ne permit pas d’accomplir cette alliance : la princesse ne se serait vue qu’avec horreur dans les bras d’un Turc, et Adhel ou Saphadin n’aurait pas aisément renoncé à la pluralité des femmes. Le sultan refusa une entrevue avec Richard, alléguant la différence de langage, qui les empêchait de s’entendre mutuellement. La négociation fut artificieusement conduite et prolongée par des envoyés et des interprètes. Le traité définitif fut également désapprouvé par les zélés des deux partis, ainsi que par le pontife romain et par le calife de Bagdad. On stipula que Jérusalem et le saint-sépulcre seraient ouverts à la dévotion des chrétiens et des pèlerins d’Europe ; qu’ils ne paieraient point de tribut et n’éprouveraient point de vexations ; qu’après la démolition d’Ascalon, ils posséderaient toute la côte maritime depuis Jaffa jusqu’à Tyr, en y comprenant ces deux villes, que le comte de Tripoli et le prince d’Antioche seraient compris dans la trêve ; et que durant trois ans et trois mois on cesserait de part et d’autre toute hostilité. Les principaux chefs des deux armées jurèrent d’observer la convention ; mais les deux monarques se contentèrent de donner leur parole et la main droite ; on dispensa la majesté royale d’un serment qui semble indiquer le soupçon de perfidie. Richard courut chercher en Europe une longue captivité et une mort prématurée, et un petit nombre de mois termina la vie et la gloire de Saladin. Les Orientaux célèbrent la manière édifiante dont il mourut à Damas ; mais ils semblent ignorer qu’il distribua également ses aumônes aux sectateurs des trois différentes religions[81], ou qu’il fit étendre un drap mortuaire au lieu d’étendard, pour avertir l’Orient de l’instabilité de la grandeur humaine. Sa mort détruisit l’unité de l’empire ; ses fils furent opprimés par le bras puissant de leur oncle Saphadin ; les dissensions des sultans d’Égypte, de Damas et d’Alep[82], se renouvelèrent, et les Francs ou Latins respirèrent en paix dans leurs forteresses sur les côtes de la Syrie, et purent encore se livrez à l’espoir.

La dîme de Saladin, imposée généralement sur le peuple et sur le clergé de l’Église latine pour le service de la guerre sainte, est un des monuments les plus honorables, de sa renommée et de la terreur qu’il inspirait. Cette pratique était trop lucrative pour cesser avec l’occasion qui’ la fit mitre ; et ce tribut fut l’origine des censives et dixièmes accordés aux souverains par les pontifes romains, sur les biens de l’Église, ou réservés pour l’usage particulier du saint-siège[83] ; ce tribut pécuniaire dut servir à augmenter l’intérêt que prenaient les papes à la délivrance de la Terre-Sainte. Après la mort de Saladin, leurs lettres, leurs légats et leurs missionnaires, continuèrent à prêcher les croisades, et l’on pouvait espérer du zèle et des talents d’Innocent III le succès de cette pieuse entreprise[84]. Sous ce jeune et ambitieux pontife, les successeurs de saint Pierre atteignirent au dernier degré de leur grandeur, et, durant un règne de dix-huit ans, il exerça une autorité despotique sur les empereurs et les rois, qu’il créait et déposait, et sur les nations, qu’il punissait des fautes de leurs chefs en les privant, durant des mois ou des années, de tout exercice de leur culte religieux. Innocent se comporta, dans le concile de Latran, comme le souverain spirituel et presque comme le maître temporel de l’Orient et de l’Occident. Ce fut aux pieds de son légat que Jean d’Angleterre déposa sa couronne ; et Innocent put se vanter des deux triomphes les plus signalés qui aient jamais été remportés sur le bon sens et sur l’humanité, l’établissement du dogme, de la transsubstantiation, et celui des premiers fondements de l’inquisition. A sa voix, deux croisades furent entreprises, la quatrième et la cinquième ; mais, excepté le roi de Hongrie, elles n’eurent pour chefs que des princes du second ordre ; les forces se trouvèrent insuffisantes pour l’expédition ; et le succès ne répondit point aux espérances du pape et des peuples. La quatrième croisade (1203) oublia la Syrie pour Constantinople, dont la conquête par les Latins fera le sujet du chapitre suivant. Dans la cinquième[85] (1218), deux cent mille Francs débarquèrent à l’embouchure orientale du Nil. Ils crurent assez raisonnablement que la meilleure manière de délivrer la Palestine était de vaincre le sultan en Égypte, lieu de sa résidence et magasin de son empire ; et après un siège de seize mois, les musulmans eurent à regretter la perte de Damiette. Mais l’armée des chrétiens fut détruite par l’orgueil et l’insolence du légat Pélage, qui, au nom du pape, s’était emparé du commandement. Les Francs, épuisés par les épidémies, environnés des eaux du Nil et de toutes les forces de l’Orient, abandonnèrent Damiette pour obtenir la liberté de la retraite, quelques concessions en faveur des pèlerins, et la restitution tardive du bois suspect de la vraie croix. On doit, en quelque sorte, attribuer le peu de succès des croisades à la multiplicité et à l’abus de ces pieuses expéditions que l’on prêchait, à la même époque, contre les païens de la Livonie, les Maures d’Espagne, les Albigeois de France, et les rois de Sicile de la famille impériale[86]. Dans ces entreprises méritoires, sans sortir de l’Europe ; les aventuriers pouvaient obtenir les mêmes indulgences et des récompenses temporelles plus sûres et plus considérables ; les papes, se livrant à leur zèle contre des ennemis domestiques, se laissaient aller quelquefois à oublier les malheurs des chrétiens de la Syrie. Le dernier siècle des croisades mit momentanément à leur disposition une armée et un revenu considérables ; et de profonds raisonneurs ont fortement soupçonné que, depuis le premier synode de Plaisance, la politique de Rome avait seule conduit toutes ces entreprises .Ce soupçon n’est fondé ni en réalité ni en vraisemblance. Les successeurs de saint Pierre paraissent avoir plutôt suivi que dirigé l’impulsion des mœurs et des préjugés ; sans en prévoir la saison, sans en soigner la culture, ils recueillaient en leur temps les fruits naturels de la superstition ; et cette récolte se faisait pour eux sans travail et sans danger. Innocent annonça en termes équivoques, dans le concile de Latran, le projet d’animer les croisés par son exemple ; mais le pilote du vaisseau sacré ne pouvait abandonner le gouvernail, et aucun des pontifes romains ne bénit de sa sainte présence les expéditions de la Palestine[87].

Les papes, prenaient sous leur protection immédiate la personne, la famille et la fortune des pèlerins. Ces patrons spirituels s’arrogèrent bientôt le droit de diriger leurs opérations et de les forcer à remplir leur engagement. Frédéric II[88], petit-fils de Barberousse, fut, successivement le pupille, l’ennemi et la victime de l’Église. A l’âge de vingt et un ans, il prit la croix par obéissance pour Innocent III, son tuteur, qui lui fit ensuite renouveler sa promesse à chacun de ses couronnements, comme roi et comme empereur. Le mariage de Frédéric avec l’héritière de Jérusalem lui imposa pour toujours le devoir de défendre le royaume de son fils Conrad. Mais lorsque Frédéric avança en âge et sentit son autorité plus affermie, il se repentit des engagements contractés dans sa jeunesse ; ses lumières et son expérience lui avaient appris à mépriser les illusions du fanatisme et les couronnes de l’Asie. Il n’avait plus le même respect pour les successeurs d’Innocent, et le projet de rétablir la monarchie italienne, depuis la Sicile jusqu’aux Alpes, occupait exclusivement son ambition. Mais le succès de cette entreprise aurait réduit les pupes à leur simplicité primitive ; et, après s’être laissé amuser douze ans par des délais et des excuses, ils le déterminèrent, à force de sollicitations et de menaces, à fixer l’époque de son départ pour la Palestine. Il fit préparer, dans les ports de la Sicile et de la Pouille, une flotte de cent galères et de dent vaisseaux construits de manière à transporter et débarquer facilement deux mille cinq cents chevaliers avec leurs chevaux et leur suite. Ses vassaux de Naples et d’Allemagne formèrent une armée puissante, et la renommée grossit jusqu’à soixante mille le nombre des pèlerins d’Angleterre. Mais les lenteurs volontaires ou inévitables de ces immenses préparatifs consommèrent les provisions et les fonces, des plus pauvres pèlerins : l’armée s’éclaircit par les maladies et par la désertion, et l’été brûlant de la Calabre anticipa sur les ravagés d’une campagne de Syrie. Enfin l’empereur mit à la voile de Brindes avec une flotte et une armée de quarante mille hommes. Mais il ne tint la mer que trois jours, et cette retraite précipitée, que ses amis attribuèrent à une grave indisposition, fut imputée par ses ennemis à une désobéissance volontaire et opiniâtre. Pour avoir rompu son vœu, Frédéric fut excommunié par Grégoire IX, qui l’excommunia une seconde fois l’année suivante, pour avoir osé l’accomplir[89]. Tandis qu’il se croisait en Palestine, on prêchait contre lui une croisade en Italie ; et, à son retour, on le força de demander pardon des injures qu’il avait reçues. Les ordres militaires et le clergé de la Palestine étaient avertis d’avance qu’ils devaient lui désobéir et rejeter toute communication avec un excommunié. Enfin, dans ses propres États, et dans son camp, l’empereur fut contraint de permettre qu’on ne donnât les ordres qu’au nom de Dieu et de la république chrétienne, sans faire mention du sien. Frédéric entra dans Jérusalem en triomphe ; et de ses propres mains, car aucun prêtre ne voulut en faire l’office, il prit la couronne sur l’autel du saint-sépulcre. Mais le patriarche jeta un interdit sur l’église profanée par sa présence ; et les chevaliers du Temple et de l’Hôpital prévinrent le sultan du moment où Frédéric pouvait être surpris et tué sur les bords du Jourdain, où il se rendait faiblement accompagné. Environné de fanatiques et de fâcheux, il lui était impossible de prétendre à des victoires, et difficile de pourvoir à sa propre sûreté. Mais les discussions des mahométans et leur estime particulière pour Frédéric lui procurèrent un traité de paix avantageux. L’ennemi de l’Église fut accusé d’avoir entretenu avec les mécréants des liaisons d’amitié indignes d’un chrétien ; d’avoir méprisé la stérilité du sol, et à avoir eu l’impiété de dire que si Jéhovah eût connu le royaume de Naples, il n’aurait pas choisi la Palestine pour l’héritage de son peuple chéri. Cependant Frédéric obtint du sultan la restitution de Jérusalem, Bethléem, Nazareth, Tyr et Sidon ; les Latins eurent la liberté d’habiter et de fortifier la ville. Les disciples de Jésus et de Mahomet convinrent de s’accorder réciproquement la liberté civile et religieuse ; et tandis que les uns officiaient dans l’église du saint-sépulcre, les autres pouvaient prier et prêcher dans la mosquée du temple[90], d’où le prophète partit durant la nuit pour son voyage au ciel. Le clergé se récria contre cette tolérance scandaleuse ; les musulmans, se trouvant les plus faibles, furent insensiblement expulsés ; et tout ce qu’on avait pu raisonnablement se proposer pour but dans les expéditions des croisades, fut accompli sans verser de sang. Les églises se rétablirent, des moines repeuplèrent les couvents, et, en moins de quinze années, Jérusalem compta six mille Latins parmi ses habitants. L’irruption des sauvages Carizmiens[91] mit fin à cet état de paix et de prospérité, dont les Latins s’étaient montrés si peu reconnaissants envers celui qui le leur avait procuré. Chassés des bords de la mer Caspienne par les Mongous, ces pâtres se précipitèrent sur la Syrie, et l’union des Francs avec les sultans d’Alep, d’Hems et de Damas, ne suffit point pour repousser leur irruption. La mort ou la captivité étaient le prix de la résistance ; une seule bataille extermina presque totalement les ordres militaires. Le pillage de la ville et la profanation du saint-sépulcre firent avouer et regretter aux Francs la discipline et l’humanité des Turcs et des Sarrasins.

Les sixième et septième croisades furent entreprises par Louis IX, roi de France, qui perdit sa liberté en Égypte, et sa vie sur la côte d’Afrique. Rome le canonisa vingt-huit ans après sa mort, et on découvrit sur-le-champ soixante-cinq miracles, qui, solennellement attestés, semblèrent justifier les honneurs rendus à sa mémoire[92]. La voix de l’histoire rend à ses vertus un témoignage plus honorable : elle nous représente réunies en lui celles de l’homme, du roi et du héros ; l’amour de la justice tempéra l’impétuosité de sa valeur ; Louis fut le père de ses sujets, l’ami de ses voisins et la terreur des infidèles[93]. La funeste influence de la superstition ternit seule les qualités de son esprit et de son cœur. Sa dévotion admirait les moines mendiants de saint François et de saint Dominique, et ne dédaignait pas de les imiter : il poursuivit avec un zèle aveugle et cruel les ennemis de la foi, et le meilleur des rois descendit deux fois de son trône pour jouer le rôle d’un chevalier errant. Si un moine eût écrit son histoire, il aurait sans doute prodigué des louanges aux parties les plus répréhensibles de son caractère ; mais le brave et loyal[94] Joinville, qui posséda l’amitié de son maître et partagea sa captivité, a tracé naïvement le tableau de ses vertus et de ses défauts. La connaissance qu’il avait des vues secrètes de son roi peut nous donner lieu de soupçonner celui-ci de projets politiques tendant à affaiblir la puissance des grands vassaux, projets dont on accusa souvent les souverains qui encouragèrent les croisades. Louis IX fut un des princes du moyen âge qui travaillèrent avec le plus de succès à rétablir les prérogatives de la couronne ; mais ce fut dans son royaume, et non pas en Orient, qu’il fit ces acquisitions pour lui et pour sa postérité. Son vœu eut pour motif une maladie et l’enthousiasme ; et s’il fut l’auteur de cette pieuse folie, il en fut aussi la victime. La France épuisa ses troupes et ses trésors pour envahir l’Égypte. Louis couvrit la mer de Chypre de dix-huit cents voiles ; le calcul le plus modéré porte son armée à cinquante mille hommes ; et si nous pouvons en croire son propre témoignage rapporté par la vanité orientale, il débarqua neuf mille cinq cents chevaux, et cent trente mille piétons firent leur pèlerinage sous sa protection[95].

Louis armé de toutes pièces et précédé de l’oriflamme, sauta un des premiers sur le rivage ; et les musulmans, épouvantés, abandonnèrent au premier assaut la ville de Damiette, qui avait soutenu un siège de seize mois contre ses prédécesseurs : mais Damiette fût la première et la dernière de ses conquêtes ; dans la sixième croisade les mêmes causes renouvelèrent, presque sur le même terrain, les calamités qui avaient fait manquer la cinquième[96]. Après un délai funeste qui introduisit dans le camp les germes d’une maladie épidémique, les Francs s’avancèrent de la côte maritime vers la capitale de l’Égypte, et tâchèrent de franchir l’inondation du Nil qui s’opposait à leurs progrès. Sous les yeux de leur intrépide monarque, les barons et les chevaliers français déployèrent leur invincible valeur et leur insurmontable mépris pour toute espèce de discipline. Le comte d’Artois, par une saillie d’une bravoure inconsidérée, prit d’assaut la ville de Massoure, et des pigeons dressés volèrent annoncer aux habitants du Caire que tout était perdu ; mais un soldat, qui usurpa depuis le sceptre, rassembla les fugitifs : le corps de l’armés française était éloigné ; les troupes du comte d’Artois furent écrasées, et leur général perdit la vie. Les musulmans faisaient continuellement tomber sur les Français une pluie de feu grégeois ; les galères égyptiennes commandaient le Nil ; les Arabes occupaient la plaine et interceptaient les provisions ; chaque jour aggravait les maux de la famine et de l’épidémie, et au moment où la retraite parut nécessaire, elle se trouva impraticable. Les écrivains orientaux avouent que Louis aurait pu s’échapper, s’il eût voulu abandonner ses sujets. On le fit prisonnier avec la plus grande partie de sa noblesse ; tous ceux qui ne purent servir ou se racheter furent massacrés impitoyablement, et une file de têtes chrétiennes décora les murs du grand Caire[97] ; on chargea Louis de chaînes ; mais le généreux vainqueur, petit-fils du frère de Saladin, envoya une robe d’honneur à son auguste captif ; quatre cent mille pièces d’or et la restitution de Damiette obtinrent la liberté du roi de France et de ses soldats[98]. Les descendants efféminés des compagnons de Saladin, amollis par le luxe et le climat, n’étaient point en état de résister à la fleur des chevaliers de l’Europe ; ils durent la victoire à la valeur de leurs esclaves ou Mameluks, robustes enfants de la Tartarie, achetés à des marchands de Syrie, et dès leurs premiers ans élevés dans les camps et dans le palais du sultan. Mais l’Égypte offrit bientôt un nouvel exemple du danger des bandes prétoriennes, et la rage de ces animaux féroces, qu’on avait lâchés contre les Français, dévora bientôt leur bienfaiteur. Enflés par l’orgueil de la victoire, les Mamelucks assassinèrent Touran Shah, le dernier rejeton de sa race, et les plus audacieux de ses assassins entrèrent dans la chambre du roi captif, le cimeterre à la main et encore teint du sang de leur sultan. La fermeté de Louis les força au respect[99] ; l’avarice fit taire le fanatisme et la cruauté ; le traité s’accomplit, et le roi de France, avec les débris de son armée, eut la liberté de s’embarquer pour la Palestine. Il passa quatre ans dans la ville d’Acre, sans pouvoir pénétrer jusqu’à Jérusalem, et refusant toujours de retourner sans gloire dans sa patrie.

Après seize ans de sagesse et de repos, le souvenir de sa défaite excita saint Louis à entreprendre la septième et dernière des croisades. Ses finances étaient rétablies, ses états augmentés, et il s’était élevé une nouvelle génération de guerriers. Il s’embarqua avec une nouvelle confiance à la tête de six mille cavaliers et de trente mille hommes d’infanterie. La perte d’Antioche avait déterminé cette expédition, et le bizarre espoir de faire recevoir le baptême au roi de Tunis engagea le monarque français à cingler vers la côte d’Afrique ; le bruit répandu qu’on y celait d’immenses trésors, consola les soldats du retard apporté à leur pèlerinage. Au lieu de trouver un prosélyte, il fallut faire un siége. Les Français, trompés dans leur attente, périssaient au milieu des sables brûlants ; saint Louis expira dans sa tente, et à peine était-il mort que son successeur donna le signal de la retraite[100]. C’est ainsi, dit un ingénieux écrivain, qu’un roi chrétien mourut près des ruines de Carthage, en laissant la guerre aux musulmans dans un pays où Didon avait introduit les divinités de la Syrie[101].

On ne peut inventer une constitution plus tyrannique et plus absurde que celle qui condamne pour toujours une nation à la servitude sous le gouvernement arbitraire d’esclaves étrangers. Tel a été cependant l’état de l’Égypte depuis plus de cinq siècles. Les plus illustres sultans des dynasties[102] Baharite et Borgite sortaient eux-mêmes des bandes tartares ou circassiennes, et les vingt-quatre beys ou chefs militaires ont toujours eu pour successeurs, non pas leurs enfants, mais leurs domestiques. Ils produisent le traité que Selim Ier fit avec la république[103] comme la grande chartre de leur liberté ; et l’empereur ottoman reçoit toujours de l’Égypte un faible tribut pour gage de leur soumission. Ces deux dynasties n’offrent, en exceptant de courts intervalles d’ordre et de tranquillité, qu’une période presque continuelle de meurtres et de brigandages[104]. Mais leur trône, quoique ébranlé, se soutenait toujours sur la base solide de la discipline et de la valeur. Ils gouvernaient l’Égypte, l’Arabie, la Nubie et la Syrie ; les Mamelucks, composés originairement de huit cents hommes de cavalerie, se multiplièrent jusqu’au nombre de vingt-cinq mille. Ils avaient à leurs ordres cent sept mille hommes de milice provinciale, et pouvaient compter dans l’occasion sur le secours de soixante-six mille Arabes[105]. Avec des forces si considérables, des princes courageux ne pouvaient pas souffrir longtemps sur leurs côtes une nation indépendante et ennemie ; et si l’expulsion des Francs fut différée durant prés de quarante années, ils durent ce demi-siècle d’existence aux embarras d’un empire mal affermi, à l’invasion des Mongous et aux secours qu’ils reçurent de quelques pèlerins guerriers. Dans ce nombre, le lecteur anglais remarquera le nom d’Édouard Ier, qui prit la croix durant la vie de son père Henri. A la tête de mille soldats, le futur conquérant du pays de Galles et de l’Écosse lit lever le siège d’Acre, s’avança jusqu’à Nazareth à la tête de neuf mille hommes rivalisa la gloire de son oncle Richard, força par ses exploits les ennemis à une trêve de six ans, et revint en Europe dangereusement blessé par un assassin fanatique[106]. Bondocdar ou Bibars, sultan d’Égypte et de Syrie, surprit et détruisit presque entièrement la ville d’Antioche[107], qui par sa position s’était trouvée jusqu’alors moins exposée aux calamités de la guerre sainte. Telle fut la fin de cette principauté, et la première conquête des chrétiens fut dépeuplée par le massacre de dix-sept mille et la captivité de cent mille de ses habitants. Les villes maritimes de Laodicée, Gabala, Tripoli, Béryte, Sidon, Tyr, Jaffa, et les forteresses des Hospitaliers et des Templiers, se rendirent successivement. Les Francs conservèrent pour toute possession la ville et la colonie de Saint-Jean-d’Acre, désignée par quelques écrivains sous le nom plus classique de Ptolémaïs.

Après la perte de Jérusalem, Acre[108], qui en est éloignée d’environ soixante-dix milles, devint la métropole des Latins orientaux ; ils l’ornèrent de bâtiments vastes et solides, l’environnèrent d’un double mur, et y construisirent un poste artificiel. Des fugitifs et de nouveaux pèlerins en augmentèrent la population. Durant les suspensions d’hostilités, sa position favorable au commerce attirait celui de l’Orient et de l’Occident : on trouvait dans ses marchés les productions de tous les climats, et des interprètes de toutes les langues ; mais ce mélange de toutes les nations amenait et propageait aussi tous les vices. De tous les disciples de Jésus et de Mahomet, les habitants des deux sexes de la ville d’Acre passaient pour les plus corrompus, et les lois n’étaient pas assez puissantes pour y restreindre l’abus de la religion. La ville avait plusieurs souverains et point de gouvernement. Les rois de Jérusalem et de Chypre, de la maison de Lusignan, les princes d’Antioche, les comtes de Tripoli et de Sidon, les grands-maîtres de l’Hôpital, du Temple et de l’ordre teutonique, les républiques de Venise, de Gênes, de Pise, le légat du pape, les rois de France et d’Angleterre, y prétendaient tous à une autorité indépendante. Dix-sept tribunaux y exerçaient le droit de vie et de mort, et les coupables d’un quartier se réfugiaient dans l’autre, où ils ne manquaient jamais d’obtenir protection. La jalousie des différentes nations donnait lieu souvent à des violences et à des scènes sanglantes. Quelques aventuriers, déshonorant la croix qu’ils portaient, suppléèrent au défaut de paye par le pillage de plusieurs villages mahométans. Dix-neuf marchands syriens, qui commerçaient sur la foi publique, frirent dépouillés et pendus par les chrétiens ; et le refus d’une satisfaction équitable justifia les hostilités du sultan Khalil. Il s’avança vers la ville, à la tête de soixante mille chevaux et de cent quarante mille hommes d’infanterie. Son train d’artillerie, si je puis me servir de cette expression, était puissant et nombreux. Il fallait cent chariots pour transporter les pièces de bois dont se composait unie seule machine : l’historien Abulféda, qui servait dans les troupes de Hamah, fut lui-même témoin de cette sainte guerre. Quels que fussent les vices des Francs, l’enthousiasme et le désespoir ranimèrent leur courage ; mais, déchirés par les discordes de leurs dix-sept chefs, ils furent accablés de tous côtés par les forces du sultan. Après un siège de trente-trois jours ; les musulmans forcèrent le double mur (18 mai 1291). Leurs machines détruisirent la principale tour ; les Mamelucks donnèrent un assaut général, la gille fût emportée, et soixante mille chrétiens périrent ou tombèrent dans l’esclavage. Le couvent ou plutôt la forteresse des Templiers tint encore durant trois jours ; mais une flèche blessa mortellement le grand-maître, et de cinq cents chevaliers, dix seulement conservèrent la vie, moins heureux que les victimes des combats, si le sort les réservait à partager, .sur un échafaud, l’injuste et cruelle proscription de leur ordre. Le roi de Jérusalem ; le patriarche et le grand-maître de l’Hôpital, effectuèrent leur retraite vers le rivage ; mais la mer était agitée, et le nombre des vaisseaux insuffisant. Un grand nombre de fugitifs périrent dans les flots avant d’atteindre l’île de Chypre, où Lusignan pouvait se consoler de la perte de la Palestine. Le sultan fit démolir les églises et les fortifications des villes latines ; un motif de crainte ou d’avarice laissa libre l’accès du saint-sépulcre à la dévotion de quelques pèlerins, et un silence lugubre et solitaire régna sur la côte qui avait si longtemps retenti des querelles du monde[109].

 

 

 



[1] Anne Comnène raconte les conquêtes de son père dans l’Asie-Mineure (Alexiade, l. XI, p. 321-325 ; l. XIV, p. 41,9) ; sa guerre de Cilicie contre Tancrède et contre Bohémond (p. 328-342) ; la guerre d’Épire avec une prolixité insupportable (l. XII, XIII, p. 345-406) ; la mort de Bohémond (l. XIV, p. 419).

[2] Les rois de Jérusalem se soumirent cependant à quelques formes de dépendance ; et dans les dates de leurs inscriptions, dont une est encore lisible dans l’église de Bethléem, ils plaçaient respectueusement avant leur propre nom celui de l’empereur régnant. Dissertat. sur Joinville, XXVII, p. 319.

[3] Anne Comnène ajoute que, pour compléter l’illusion, on l’enferma dans le cercueil avec le cadavre d’un cuisinier, et elle daigne être surprise que ce Barbare ait pu supporter cette clôture et l’odeur du cadavre. Ce conte ridicule n’est point connu des Latins.

[4] Απο Θυλης, dans la Géographie byzantine, doit signifier l’Angleterre. Cependant nous savons, à n’en pas douter, que Henri Ier ne lui permit point de lever des troupes dans ses États (Ducange, Not. ad Alexiad., p. 41).

[5] La copie du traité (Alexiad., l. XIII, p. 496-416) est une pièce originale et curieuse qui exigerait et pourrait fournir une bonne carte de la principauté d’Antioche.

[6] Voyez dans le savant ouvrage de M. de Guignes (t. II, part. II) l’histoire des Seljoucides d’Iconium, d’Alep et de Damas, autant qu’on a pu la recueillir chez les auteurs grecs, latins et arabes ; ces derniers paraissent peu instruits des affaires de Roum.

[7] Iconium est cité par Xénophon comme un poste ; Strabon lui-même lui donne le titre équivoque de Κωμοπολις (Cellarius, t, II, p. 121) ; cependant saint Paul trouva dans cette place une multitude (πληθος) de Juifs ou de gentils. Abulféda la décrit, sous la dénomination corrompue de Kunijah, comme une grande ville, avec une rivière et un grand nombre de magnifiques jardins, à trois lieues des montagnes, et ornée, je ne sais pourquoi, du mausolée de Platon (Abulféda, Tabul. XVII, p. 3o3, vers. Reiske, et l’Index greographicus de Schultens, tiré d’Ibn Saïd).

[8] Pour servir de supplément à l’histoire de la première croisade, voyez Anne Comnène (Alexiad., l. XI, p. 33 t, etc.) et le huitième liure d’Albert d’Aix.

[9] Pour la seconde croisade de Conrad III et de Louis VII, v. Guillaume de Tyr (l. XVI, c. 18-29), Othon de Freysingen (l. I, c. 34-45, 59, 60), Matthieu Paris (Hist. major., p. 65), Struve (Corpus Hist. Germanicœ, p. 372, 373), Scritores rerum Francicarum, de Duchesne, t. IV ; Nicétas, in. Vit. Manuel, l. I, c. 4, 5, 6, p. 41-48 ; Cinnamus, l. II, p. 41-49.

[10] Pour là troisième croisade de Frédéric Barberousse, voyez Nicétas, dans Isaac l’Ange (l. II, c. 3-8, p. 257-266), Struve (Corpus. Hist. Germ., p. 414), et deux historiens qui furent probablement spectateurs : Taginon (in Scriptor. Freher., t. I, p. 406-416, édit. Struve) et l’Anonyme de Expeditione Asiatica, Fred. I (in Canisii antiquit. Lection., t. III, part. II, p. 498-526, édit. Basnage).

[11] Anne, qui fixe le nombre de cette émigration à quarante mille chevaux et cent mille hommes d’infanterie, les appelle des Normands, et met à leur tête deux frères de Flandre. Les Grecs étaient singulièrement ignorants des noms des familles et des possessions des princes latins.

[12] Guillaume de Tyr et Matthieu Paris comptent dans chaque armée, soixante-dix mille loricati.

[13] Cinnamus cite ce dénombrement imparfait (εννενηκοντα μυριαδες), et, il est confirmé par Odon de Diogile, apud Ducange, ad Cinnamum, au nombre exact de neuf cent mille cinq cent cinquante-six : pourquoi donc la traduction et le commentaire adoptent-ils le calcul insuffisant de neuf cent mille ? Godefroi de Viterbe ne s’écrie-t-il pas (Pantheon, p. XIX, in Muratori, t. VII, p. 462) :

Numerum si poscere quœras,

Millia millena milites agmen erat ?

[14] Ce calcul extravagant est d’Albert de Stades (apud Struve, p. 414). J’ai pris le mien dans Godefroi de Viterbe, Arnold de Lubeck, apud eumdem, et Bernard le Trésorier (c. 169, p. 804). Les auteurs originaux gardent le silence ; les mahométans évaluaient son armée à deux cent ou deux cent soixante mille hommes (Bohadin, in Vit. Saladin, p. 110).

[15] Je dois observer que dans la seconde et la troisième croisade, les Grecs et les Orientaux appellent les sujets de Conrad et de Frédéric, Alamanni ; les Lechi ou Tzechi de Cinnamus sont les Polonais et les Bohémiens ; il réserve aux Français l’ancienne dénomination de Germains. Il cite aussi les Βριταννοι ou Βριττοι.

[16] Nicétas était encore enfant au temps de la seconde croisade ; mais à la troisième, il défendit contre les Francs le poste important de Philippopolis. Cinnamus est rempli d’orgueil et de partialité nationale.

[17] Nicétas blâme la conduite des habitants de Philadelphie, tandis que l’anonyme allemand accuse ses compatriotes de brutalité (culpa nostra). Il serait à souhaiter qu’on ne rencontrât dans l’histoire que des contradictions de cette espèce. C’est aussi Nicétas qui nous apprend la pieuse douleur et les sentiments humains de Frédéric.

[18] Χθαμαλη εδρα, que Cinnamus traduit en latin par le mot σελλιον. Ducange fait tout son possible pour sauver cette circonstance humiliante pour son souverain et pour son pays (sur Joinville, Dissert. 27, p. 317-329). Louis insista depuis sur une entrevue, in mari ex æquo, et non pas ex equo ; selon la ridicule version de quelques manuscrits.

[19] Ego Romanorum imperator sum, ille Romaniorum (Anonym. Canis., p. 512). Le style public et historique des Grecs était ρηξ ou princeps ; cependant Cinnamus avoue, que ιμπερατορ est le synonyme de βασιλευς.

[20] Voyez dans les Épîtres d’Innocent III (13, p. 184) et dans l’Histoire de Bohadin (p. 129, 130), l’opinion d’un pape et d’un cadi sur cette singulière marqué de tolérance.

[21] Comme comtes du Vexin, les rois de France étaient les vassaux du monastère de Saint-Denis, la bannière du saint qu’ils recevaient de l’abbé était de forme carrée et de couleur rouge ou flamboyante. L’oriflamme parut à la tête des armées depuis le douzième jusqu’au quinzième siècle. Ducange, sur Joinville, Dissert. 18, p. 244-253.

[22] Les originaux des histoires françaises de la seconde croisade sont, Gesta Ludovici VII, publiés dans le quatorzième volume de la collection de Duchesne. Ce même volume contient plusieurs lettres originales du roi de Suger son ministre, etc. ; ce sont les documents les plus authentiques que nous fournisse l’histoire.

[23] Terram horroris et salsuginis, terram siccam, sterilem, inamænam (Anonym. Canis., p. 5.). C’est le langage emphatique d’un homme souffrant.

[24] Gens innumera, sylvestris, indomita, prœdones sine ductore. Le sultan de Cogni pouvait se réjouir sincèrement de leurs défaites (Anonym. Canis., p. 517, 518).

[25] Voyez dans l’écrivain anonyme de la collection de Canisius, dans Taginon et Bohadin (Vit. Salad., p. 119 et 120), la conduite équivoque de Kilidge Arslan, sultan de Cogni, qui haïssait et redoutait également Saladin et Frédéric.

[26] Le désir de comparer deux grands hommes a fait croire à plusieurs écrivains, ou du moins écrire, que Frédéric s’était noyé dans le Cydnus ; où Alexandre se baigna si imprudemment (Quinte-Curce, l. III, c. 4, 5). Mais la marche de l’empereur me ferait plutôt supposer que le Saleph est le même que le Calycadnus, rivière moins célèbre que le Cydnus mais d’un plus long cours.

[27] Marin Sanut (A. D. 1321) pose pour principe, quod stolus Ecclesiœ per terram nullatenus est ducenda. Il écarte au moyen d’un secours divin, l’objection ou plutôt l’exception que présente la première croisade. Secreta fidelium crucis, l. II, pars. II, c. II, p. 37.

[28] Les éclaircissements le plus authentiques sur saint Bernard se trouvent dans ses propres écrits, publiés dans l’édition correcte du père Mabillon, et réimprimés à Venise en 1750 en six volumes in-folio. Tout ce que l’attachement personnel a pu recueillir, tout ce que la superstition a pu ajouter, se trouve dans deux Vies de ce saint, composées par ses disciples, dans le sixième volume : tout ce que l’érudition et la saine critique peuvent adopter, se trouve dans les préfaces des éditeurs bénédictins.

[29] Clairvaux, surnommé la vallée d’Absynthe, est situé dans les bois, près de Bar-sur-Aube, en Champagne. Saint Bernard rougirait aujourd’hui de voir le faste de L’église ; il chercherait la bibliothèque, et ne serait pas fort édifié du spectacle d’un foudre de huit cents muids, presque égal à celui de Heidelberg, Mélanges d’une grande Bibliothèque, t. XLVI, p. 15-20.

[30] Les disciples du saint (vit. prima, l. III, c. 2, p. :232 ; vit. secunda, c. 16, n° 45, p. 1383) racontent un exemple frappant de sa pieuse apathie. Juxta lacum etiam Lausannensem totius diei itinere pergens, penitus non attendit aut se videre non vidit. Cum  enim vespere facto de eodem lacu socii colloquerentur, interrogabat eos ubi lacus ille esset ; et mirati sunt universi. Pour juger du sentiment que devait inspirer saint Bernard, il faudrait que le lecteur eut comme moi, devant les fenêtres de sa bibliothèque, la superbe perspective de cet admirable paysage.

[31] Othon de Freysing., l. I, c. 4 ; S. Bernard, epist. 363, ad Francos orientales, Opp., t. I, p. 328 ; vit. prima, l. III, c. 4, t. VI, p. 1235.

[32] Mandastis et obedivi..... multiplicati sunt super numerum ; vacuantur urbes et castella ; et pene jam non inveniunt quem apprehendant septem mulieres uitum virum ; adeo ubique viduæ vivis remanent viris. (S. Bern., epist., p. 247.) Il faut avoir soin de ne pas faire de pene un substantif.

[33] Quis ego sum ut disponam acies, ut egrediar ante facies armatorum, aut quid tant remotum a professione mea, si vires, si peritia, etc. ? (Epist. 256, t. I, p. 259). Il parle avec mépris de Pierre l’Ermite, vir quidam (epist. 363).

[34] Sic dicunt forsitan isti, unde scimus quod a Domino sermo egressus sit ? Quœ signa tu facis ut credamus tibi ? non est quod ad ista ipse respondeam ; parcendum verecundiæ meœ : responde tu pro me, et pro te ipso, secundum quæ vidisti et audisti, et secundum quod te inspiraverit Deus. Consolat., l. II, c. 1, Opp., t. II, p. 421-423.

[35] Voyez les témoignages, in vit. prima, l. IV, c. 5, 6 ; Opp., tom., VI, p. 1258-1261 ; liv. VI, c. 1-17, p. 1286-1314.

[36] Philippe, archidiacre de Liège, qui accompagnait saint Bernard, a composé une relation des miracles qu’on attribuait au saint, et qu’il porte au nombre de trente-six par jour. Fleury, Hist. ecclés., l. LXIX, n° 16. (Note de l’Éditeur.)

[37] Abul-Mahazen, apud de Guignes, Histoire des Huns, t. II, part. II, p. 99.

[38] Voyez son article dans la Bibliothèque orientale de d’Herbelot et de Guignes, t. II, part. I, p. 230-261. Sa valeur brillante le fit surnommer le second Alexandre ; et tel était l’excès d’amour que lui portèrent ses sujets, qu’ils prièrent pour le sultan durant une année entière après sa mort. Cependant Sangiar aurait pu être fait prisonnier par les chrétiens aussi bien que par les Uzes. Il régna près de cinquante ans (A. D. 1103-1152), et fit le patron généreux des poètes de la Perse.

[39] Voyez la Chronologie des Atabeks d’Irak et de Syrie, dans de Guignes, t. I, p. 254, et les règnes de Zenghi et de Noureddin dans le même auteur (t. II, part. II, p. 147-221), qui se sert du texte arabe de Bénelâthir, Ben-Schounah et Abulféda ; la Bibliothèque orientale, sous les articles Atabeks et Noureddin, et les Dynasties d’Abulpharage, p. 250-267, vers. Pococke.

[40] Guillaume de Tyr (l. XVI, c. 4, 5-7) rend compte de la prise d’Édesse et de la mort de Zenghi. La corruption de son nom, que l’on transforma en Sanguin, fournit aux Latins une assez plate allusion sur son caractère sanguinaire et sur sa fin malheureuse : Fuit sanguine sanguinolentus.

[41] Noradinus (dit Guillaume de Tyr, l. XX, 33) maxi mus nominis et fidei christianæ persecutor ; princeps tamen jusires, vafer, providus, et secundum gentis suæ traditiones religiosus. Nous pouvons ajouter à cette autorité d’un catholique, celle du primat des jacobites. (Abulpharage, p. 267.) Quo non alter erat inter reges vitæ ratione magis laudabili : aut quœ pluribus justitiæ experimentis abundaret. L’éloge des rois qui mérite le plus de confiance est celui qu’ils obtiennent après leur mort de la bouche de leurs ennemis.

[42] D’après le récit de l’ambassadeur, Guillaume de Tyr (l. XIX, c. 17, 18) décrit le palais du Caire. On trouva dans le trésor du calife une perle de la grosseur d’un œuf de pigeon ; un rubis qui pesait dix-sept drachmes d’Égypte, une émeraude longue à d’une palme et demie, et un grand nombre de cristaux et de porcelaines de la Chine (Renaudot, p. 536).

[43] Mamluc, plur. Mamalic. Pococke (Proleg. ad Abulpharage, p. 7) et d’Herbelot (p. 545) le définissent par servum emptitium, seu qui pretio numerato in domini possessionem cedit. Ils se présentent souvent dans les guerres de Saladin (Bohadin, p. 236, etc.). Ce furent les Mamelucks Baharties qui furent les premiers introduits en Égypte par ses descendants.

[44] Jacques de Vitry (p. 1116) ne donne au roi de Jérusalem que trois cent soixante-quatorze chevaliers ; les Francs et les musulmans attribuent chacun à l’ennemi la supériorité du nombre ; ce qui peut se concilier en faisant entrer dans l’un des calculs les timides Égyptiens, et en les retranchant de l’autre.

[45] C’était l’Alexandrie des Arabes, terme moyen, relativement à l’étendue et aux richesses, entre l’Alexandrie des Grecs et des Romains et celle des Turcs (Savary, Lettres sur l’Égypte, t. I, p. 25, 26).

[46] Relativement à cette grande révolution d’Egypte, voyez Guillaume de Tyr (l. XIX, 5, 6, 7-12-31 ; XX, 5-12) ; Bohadin (in Vit. Saladin., p. 30-39), Abulféda (in excerpt., Schultens, p. 1-12), d’Herbelot (Bibl. orient., Adheds, Fathema, mais fort peu correct), Renaudot (Hist. patr. Alex., p. 522-525, 532-537), Vertot (Hist. des chevaliers de Malte, t. I, p. 1417-63, in-4°), et M. de Guignes (t. II, part. II, p. 185-215).

[47] Pour les Curdes, voyez de Guignes, tom. I, p. 416, 417 ; l’Index géographique de Schultens, et Tavernier, Voyages, part. I, p. 308, 309. Les Ayoubites descendaient de la tribu des Rawadiæi, une des plus nobles ; mais comme elles étaient infectées de l’hérésie de la métempsycose les sultans orthodoxes insinuèrent qu’ils ne tiraient leur origine des Curdes que par leur mère, qui avait épousé un étranger établi parmi eux.

[48] Voyez le quatrième livre de l’Anabasis de Xénophon ; les dix mille furent plus maltraités par les flèches des Carduchiens que par tout le reste de l’armée du grand roi.

[49] Nous devons au professeur Schultens les matériaux les plus précieux et les plus authentiques : une Vie de Saladin, composée par son ministre et son ami, le cadi Bohadin, de nombreux extraits de l’histoire composée par son parent, le prince Abulféda de Hamah, auxquels nous pouvons ajouter l’article Salahaddin dans la Bibliothèque orientale, et tout ce qu’il est possible de tirer des Dynasties d’Abulpharage.

[50] Puisque Abulféda était lui-même un Ayoubite, il doit partager le mérite d’avoir imité, au moins tacitement, la modestie du fondateur.

[51] Hist. Hieros., dans les Gesta Dei per Francos, p. 1152. On peut trouver un exemple semblable dans Joinville (p. 42, édit. du Louvre) ; mais le pieux saint Louis refusa aux infidèles l’honneur de les admettre dans un ordre chrétien. Ducange, Observ., p. 70.

[52] Dans ces titres arabes, il faut toujours sous-entendre religionis Noureddin, lumen r. ; Ezzodin, decus ; Amadoddin, columen : le nom propre de notre héros était Joseph, et on le nomma Salahaddin, salus ; al-Malichus, al-Nasirus, rex defensor : Abu-Modaffir, pater victoriæ. Schultens, Préface.

[53] Abulféda, qui descendait d’un frère de Saladin, observe, d’après plusieurs exemples, que les fondateurs des dynasties se chargent du crime ou du reproche, et en laissent le fruit à leurs innocents collatéraux. Excerpt., p 10.

[54] Voyez sa vie et son caractère dans Renaudot, p. 537-548.

[55] Bohadin, témoin oculaire et dévot de bonne foi, célèbre dans son premier chapitre les vertus civiles et religieuses de Saladin.

[56] L’ignorance des nationaux et des voyageurs a confondu dans plusieurs ouvrages et particulièrement dans le puits de saint Joseph, dans le château du Caire, les travaux du sultan et ceux du patriarche.

[57] Anonym. Casisii, t. III, part. II, p. 504.

[58] Bohadin, p. 129-130.

[59] Relativement au royaume latin de Jérusalem, voyez Guillaume de Tyr, depuis le neuvième jusqu’au vingt-deuxième livre ; Jacques de Vitry, Hist. Hieros., l. I ; et Sanut, Secreta fidelium crucis, l. III, part. VI, VII, VIII, IX.

[60] Templarii ut apes bonibabant, et Hospitalarii ut venti stridebant, et barones se exitio afferebant, et Turcopoli (les troupes légères des chrétiens) semetipsi in ignem injiciebant (Ispahani de Expugnatione Kudsitica, p. 18, apud Schulten). Cet essai de l’éloquence des Arabes est un peu différent du style de Xénophon.

[61] Les Latins affirment que Raimond avait trahi les chrétiens, et les Arabes le donnent à entendre ; mais s’il eût embrassé leur religion, les mahométans l’auraient regardé comme un héros et comme un saint.

[62] Renaud, Reginald ou Arnold de Châtillon, est célèbre chez les Latins par sa vie et par sa mort, dont les circonstances sont racontées clairement par Bohadin et Abulféda. Joinville (Hist. de saint Louis, p. 70) rapporte l’usage de Saladin de ne jamais faire mourir un prisonnier auquel il avait offert du pain et du sel. Quelques-uns des compagnons d’Arnold avaient été massacrés, et pour ainsi dire sacrifiés dans la vallée de la Mecque, ubi sacrificia mactantur (Abulféda, p.32).

[63] Vertot, qui nous donne un récit bien fait de la perte du royaume et de la ville de Jérusalem (Histoire des chevaliers de Malte, t. I, l. II, p. 226-278), y insère deux lettres originales d’un templier.

[64] Renaudot, Hist. patriar. Alexand., p. 545.

[65] Pour la conquête de Jérusalem, Bohadin (p. 67-75) et Abulféda (p. 40-43) sont nos autorités mahométanes. Dans le nombre des écrivains chrétiens, Bernard le Trésorier (c. 151-16.) est le plus abondant en détails et le plus authentique. Voyez aussi Matthieu Paris, p. 120-124.

[66] On trouve d’amples, détails sur les siéges d’Acre et de Tyr, dans Bernard le Trésorier (de Aquisit. Terrœ Sanctœ, c. 167-179), dans l’auteur de l’Hist. Hieros. (p. 1150-1172) ; dans Bongars, Abulféda (p. 43-50) et Bohadin (p. 175-179).

[67] J’ai suivi le récit le plus sage et le plus probable de ce fait. Vertot adopte sans hésiter un conte romanesque dans lequel le vieux marquis se trouve tellement exposé aux traits des assiégeants.

[68] L’historien de Jérusalem (p. 1108) ajoute les nations de l’Orient depuis le Tigre jusqu’à l’Indus, et les tribus des Maures et des Gétuliens ; de façon que l’Asie et l’Afrique combattaient contre l’Europe.

[69] Bohadin (p. 180) et les historiens chrétiens ne nient ni ne blâment ce massacre. Alacriter jussa complentes (les soldats anglais), dit Geoffroi de Vinisauf (l. IV, c. 4, p. 346), qui fixe le nombre des victimes à deux mille sept cents. Roger Hoveden les fait monter à cinq mille. (p. 697, 698). Soit humanité, soit avarice, Philippe-Auguste se laissa persuader de rendre à ses prisonniers leur liberté pour une rançon (Jacques de Vitry, l. I, c. 98, p. 1122).

[70] Bohadin, p. 14. Il cite le jugement de Balianus et du prince de Sidon, et ajoute : Exillo mundo quasi hominum paucissimi redierunt. Parmi les chrétiens qui périrent devant Acre, je trouve les noms anglais de Ferrers, comte de Derby (Dugdale, Baronnage, part. I, p. 260) ; Mowbray (idem, p. 124), de Mandevil, de Fiennes, et Saint-John, Serope, Pigot, Talbot, etc.

[71] Magnus hic apud eos, interque reges eorum tum virtute, tum majestate eminens... summus rerum arbiter (Bohadin, p. 159). Il ne semble pas qu’il ait connu les noms de Philippe ou de Richard.

[72] Rex Angliœ prœstrenuus... rege Gallorum minor apud eos censebatur ratione regni atque dignitatis ; sed tum divitiis florentior, tum bellica virtute multo erat celebrior (Bohadin, p. 161). Un étranger peut admirer ces richesses, mais les historiens nationaux lui apprendraient de quelles tyrannies et de quelles funestes déprédations on s’était servi pour les amasser.

[73] Joinville, p. 17. Cuides-tu que ce soit le roi Richard ?

[74] Cependant il était coupable de ce crime aux yeux des musulmans, qui attestent que les assassins confessèrent qu’ils étaient envoyés par le roi d’Angleterre (Bohadin, p. 225) ; et sa défense ne consiste que dans une supposition, absurde et palpable (Hist. de l’Acad. des Inscript., t. XVI., p. 155-163), une prétendue lettre du prince des Assassins, le scheik ou Vieux de la Montagne, qui justifiait Richard ; en prenant sur lui le crime ou le mérite de ce meurtre.

[75] Voyez la détresse et la pieuse fermeté de Saladin dans la description de Bohadin (p. 7-9, 235-231), qui harangua lui-même les défenseurs de Jérusalem ; leurs terreurs n’étaient point un mystère pour les ennemis (Jacques de Vitry, liv. I, chap. 100, page 123 ; Vinisauf, l. v, c. 50, p. 399).

[76] Cependant, à moins que le sultan ou un prince Ayoubite ne restât dans Jérusalem, nec Curdi Turcis, nec Turci Curdis, essent obtemperaturi (Bohadin, p. 236). Il soulève un coin du voile politique.

[77] Bohadin (p. 237) et même Geoffroi de Vinisauf (l. VI, c. 1-8, p. 403-409) attribuent la retraite à Pochard lui-même ; et Jacques de Vitry observe que, dans l’impatience du départ, in alterum virum mutatus est (p. 1123). Cependant Joinville, chevalier français, accuse la jalousie de Hugues, duc de Bourgogne (p. 116), sans supposer, comme Matthieu Paris, qu’il s’était laissé corrompre par l’or de Saladin.

[78] Bohadin (p. 184-249) et Abulféda (p. 51, 52) racontent les expéditions de Jaffa et de Jérusalem. L’auteur de l’Itinéraire ou le moine de Saint-Albans ne peut rien ajouter au rapport que fait le cadi des prouesses de Richard (Vinisauf, liv. VI, c. 14-24, p. 412-421 ; Hist. major., p. 137-143) ; dans toute cette guerre on trouve une unanimité singulière entre les chrétiens, et les mahométans, qui louent mutuellement les vertus de leurs ennemis.

[79] Voyez la suite des négociations et des hostilités dans Bohadin (p. 207-260), qui fut lui-même acteur dans la conclusion du traité. Richard déclara son intention de revenir avec de nouvelles armées achever la conquête de la Terre-Sainte, gt Saladin répondit à cette menace par un compliment obligeant. (Vinisauf, l. VI, c. 28, p. 423).

[80] Le récit le plus détaillé de cette guerre se trouve dans l’ouvrage original de Geoffroi de Vinisauf, Itinerarium regis Anglorum Richardi et aliorum in terram Hierosolymarum, en six volumes, publié dans le second volume de Gale (Scriptores Hist. anglicanæ, p. 247-429). Roger Hoveden et Matthieu Paris fournissent aussi d’utiles matériaux, et le premier fait connaître avec exactitude la navigation de la flotte anglaise et sa discipline.

[81] Vertot lui-même (t. I, p. 253) adopte ce conte ridicule de l’indifférence de Saladin, qui professa la religion de Mahomet jusqu’à son dernier soupir.

[82] Voyez la succession des Ayoubites dans Abulpharage (Dynast., p. 277, etc.), les Tables de M. de Guignes, l’Art de vérifier les dates, et la Bibl. orient.

[83] Thomassin (Discipline de l’Église, t. III, p. 311-374), a examiné en détail l’origine, les abus et les restrictions de ces dîmes. On soutint passagèrement une opinion par laquelle les dixièmes paraissaient légitimeraient dus au pape, comme le dixième du dixième des lévites au grand-prêtre ou pontife (Selden, sur les Dîmes ; voyez ses Œuvres, vol. III, part. II, p. 1083).

[84] Voyez Gesta Innocentii III ; dans Muratori, Scriptor. rerum ital., t. III, part. I, p. 486-568.

[85] Voyez la cinquième croisade et le siége de Damiette dans Jacques de Vitry (l. III, p. 1125-1149, dans les Gesta Dei de Bongars), témoin oculaire ; Bernard le Trésorier (in Script., Muratori, t. VII, p. 825-846, c. 190-207), contemporain, et Sanut (Secreta fidel. crucis, l. III, part. XI, c. 4-9), compilateur laborieux ; et parmi les Arabes, Abulpharage (Dynast., p. 294), et les extraits à la fin de Joinville (p. 533-537, 540-547, etc.).

[86] A ceux qui prirent la croix contre Mainfroi, le pape (A. D. 1255) accorda plenissimam peccatarum remissionem. Fideles mirabantur quad tantum eis promitteret pro sanguine christianorum effundendo, quantum pro cruore infidelium aliquando. (Matthieu Paris, p. 785.) C’était déjà beaucoup raisonner dans le treizième siècle.

[87] Cette idée simple est conforme aux résultats du bon sens de Mosheim (Inst. Hist. ecclés., p. 332) ; et de la philosophie éclairée de Hume (Hist. d’Angl., vol. I, p. 330).

[88] On peut consulter, pour les matériaux de la croisade de Frédéric II, Richard de Saint-Germain dans Muratori (Script. rerum ital., t. VII, p. 1002-1013), et Matthieu Paris (p. 286-291, 300-302, 304). Les modernes les plus raisonnables sont Fleury (Hist. ecclés., t. XVI), Vertot (Chev. de Malte, t. I, l. III), Giannone (Ist. civ. di Napoli, t. II, l. XVI), et Muratori (Annali d’Italia, t. X).

[89] Le pauvre Muratori, sait mien qu’en penser ; mais il ne sait qu’en dire : Chino qui il capo, etc. (p. 322.)

[90] Le clergé confondit artificieusement la mosquée ou l’église du temple avec le saint-sépulcre, et cette erreur volontaire a trompé Vertot et Muratori.

[91] L’irruption des Carizmiens ou Corasmins, est rapportée par Matthieu Paris (p. 546, 547) et par Joinville, Nangis, et les Arabes (p. 111, 112, 191, 192, 528-530).

[92] Lisez, si vous en avez le courage, la Vie et les Miracles de saint Louis, par le confesseur de la reine Marguerite (p. 291-523, Joinville, édit. du Louvre).

[93] Il croyait tout ce qu’enseignait la mère Eglise (Joinville, p. 10) ; mais il avertissait Joinville de ne point disputer sur la religion avec les infidèles. L’omme lay (disait-il dans son vieux langage), quand il ot médire de la loy chrestienne, ne doit pas deffendre la loy chrestienne, ne mais que de l’espée, de quoi il doit donner parmi le ventre dedens, tant comme elle y peut entrer. (p. 12.)

[94] J’ai deux éditions de Joinville, l’une (Paris, 1668) très utile à raison des observations de Ducange ; et l’autre (Paris, édit. du Louvre, 1761), précieuse par la pureté et l’authenticité du texte, dont le manuscrit a été découvert récemment. Le dernier éditeur prouve que l’histoire de saint Louis fut achevée A. D. 1309 ; mais sans donner d’éclaircissements, et même sans marquer de surprise sûr l’âge de l’auteur, qui devait avoir alors plus de quatre-vingt-dix ans (Préface, p. xj, Observ. de Ducange, p. 17).

[95] Joinville, p. 32 ; Extraits Arabes, p. 549.

[96] Les derniers éditeurs de Joinville ont enrichi son texte d’un grand nombre d’extraits curieux tirés des Arabes, Macrizi, Abulféda, etc. ; voyez aussi, Abulpharage (Dyn., p. 322-325), qui nomme Louis par corruption Redefrans. Matthieu Paris (p. 683, 684) nous a peint la folle émulation des Français et des Anglais qui combattirent et périrent à Massoure.

[97] Savary, dans ses agréables Lettres sur l’Égypte, a donné une description de Damiette (t. I, Lettre XXIII, p. 274-290) et une relation de l’expédition de saint Louis (XXV, p. 306-350).

[98] On exigea pour la rançon de saint Louis un million de byzans, qui furent accordés ; mais le sultan les réduisit à huit cent mille, que Joinville évalue à quatre cent mille livres de France de son temps, et calculées par Matthieu Paris à cent mille marcs d’argent (Ducange, Dissert. 20 sur Joinville).

[99] Joinville atteste sérieusement l’envie que les émirs témoignèrent de choisir saint Louis pour leur sultan, et cette idée ne me paraît point aussi absurde qu’à M. de Voltaire (Histoire générale, t. VI, p. 386, 387), les Mamelucks étaient eux-mêmes des étrangers, des rebelles et égaux entre eux. Ils connaissaient sa valeur, et espéraient de le convertir ; et dans, une assemblée tumultueuse cette proposition, qui ne fut point adoptée, a pu être faite par quelqu’un d’entre eux attaché secrètement au christianisme.

[100] Voyez l’expédition dans les Annales de saint Louis, par Guillaume de Nangis (p. 270-287), et les Extraits arabes (p. 545-555, édition de Joinville, du Louvre).

[101] Voltaire, Histoire générale, t. II, p. 391.

[102] La chronologie des deux dynasties des Mamelucks, les Baharites turcs ou tartares de Kipzak, et les Borgites circassiens, se trouve dans Pococke (Proleg. ad Abulpharage, p. 6-31) et de Guignes (t. I, p. 264-270). Leur histoire, d’après Abulféda, Macrizi., etc., jusqu’au commencement du quinzième siècle, se trouve de même dans M. de Guignes (t. IV, p. 110-328).

[103] Savary, Lettres sur l’Égypte, t. II, lett. XV, p. 189-208. Je doute fort de l’authenticité de cette copie ; cependant A est vrai que le sultan Selim conclut un traité avec les Circassiens ou Mamelucks d’Égypte ; et laissa entre leurs mains des armes, des richesses et du pouvoir. Voyez un nouvel Abrégé de l’Histoire ottomane, composé en Égypte et traduit par M. Digeon, tom. I, p. 55-58, Paris, 1781 : cette histoire nationale est authentique et curieuse.

[104] Si totum quo reg num occuparunt tempus respicias, præsertim quod fini propius, reperies illud bellis, pugnis, injuriis ac rapinis refertum (Al-Jannabi, ap. Pococke, p. 31). Le règne de Mohammed (A. D. 1311-1341) offre une heureuse exception. De Guignes, t. IV, p. 208-210.

[105] Ils sont à présent réduits à huit mille cinq cents ; mais la dépense de chaque Mameluck peut être évaluée à cent louis, et l’Égypte gémit de l’avarice et de l’insolence de ces étrangers (Voyage de Volney, t. I, p. 89-187).

[106] Voyez l’Histoire d’Angleterre, par Carte (vol. II, p. 165-175) et ses originaux, Thomas Wikes et Walter Hemingford (l. III, c. 34, 35), Collection de Gale (t. II, p. 971, 589-592). Ils n’ont rien su ni l’un ni l’autre du pieux courage de la princesse Éléonore, qui suça la plaie envenimée, et sauva la vie de son mari au risque de la sienne.

[107] Sanut, Secret. fidel. crucis, l. III, part. XII, c. 9, et de Guignes, Hist. des Huns, t. IV, p. 143, d’après les historiens arabes.

[108] Toutes les Chroniques de ces temps nous font connaître l’éclat de la ville d’Acre. La plus circonstanciée est celle de Villani (l. VII, c. 144) ; dans Muratori (Scriptor. rerum ital., t. XIII, p. 337, 338).

[109] Voyez l’expulsion finale des Francs dans Sanut (l. III, part. XII, c. 11-22), Abulféda, Macrizi, de Guignes (t. IV, p. 162-164), et Vertot (t. I, l. III, p. 401-428).