Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE LIV

Origine et doctrine des pauliciens. Persécutions qu’ils essuyèrent de la part des empereurs grecs. Leur révolte en Arménie, etc. Ils sont transplantés dans la Thrace. Propagation de leur doctrine en Occident. Germes, caractères et suites de la réforme.

 

 

LE christianisme avait pris, chez les diverses nations qui l’embrassèrent, la teinte de leur caractère particulier. Les naturels de la Syrie et de l’Égypte se livrèrent à l’indolence d’une dévotion contemplative Rome chrétienne voulut encore gouverner le monde, et des discussions de théologie métaphysique exercèrent l’esprit et la loquacité des Grecs. Au lieu d’adorer en silence les mystères incompréhensibles de la Trinité et de l’Incarnation, ils agitèrent avec chaleur des controverses subtiles qui étendirent leur loi peut-être aux dépens de leur charité et de leur raison. Les guerres spirituelles troublèrent la paix et l’unité de l’Église, depuis le concile de Nicée jusqu’à la fin du septième siècle ; et elles ont tellement influé sur la décadence et la chute de l’empire, que je me suis vu trop souvent obligé de suivre les conciles, d’examiner les symboles, et de dénombrer les sectes de cette période orageuse des annales ecclésiastiques. Depuis le commencement du huitième siècle jusqu’aux derniers temps de l’empire de Constantinople, le bruit des controverses ne se fit plus entendre que rarement ; la curiosité était épuisée, le zèle fatigué, et les décrets de six conciles avaient irrévocablement figé les articles du symbole catholique. L’esprit de dispute, quelque frivole et quelque pernicieux qu’il puisse être, exige du moins quelque énergie et l’exercice de quelques facultés intellectuelles ; et les Grecs avilis se contentaient alors de jeûner, de prier et d’obéir aveuglément à leur patriarche et à son clergé. La Vierge et les saints, les reliques et les images, les miracles et les visions, furent les objets des sermons des moines et de la dévotion du peuple, et l’on peut sans injustice comprendre ici sous le nom de peuple les premières classes de la société. Les empereurs de la dynastie isaurienne entreprirent d’éveiller leurs sujets dans un moment défavorable et par des moyens un peu rudes ; la raison put faire alors quelques prosélytes ; un beaucoup plus grand nombre fut subjugué par l’intérêt ou la crainte ; mais l’Orient défendit ou regretta ses images, et leur rétablissement fut célébré comme la fête de l’orthodoxie. Dans ce temps de soumission passive et uniforme, les chefs de l’Église se trouvèrent affranchis du travail ou privés des plaisirs de la superstition. Les païens avaient disparu ; les Juifs demeuraient clans le silence et l’obscurité ; les disputes avec les Latins, devenues rares, n’étaient que des hostilités lointaines contre un ennemi national, et les sectes de l’Égypte et de la Syrie jouissaient de la tolérance à l’ombre des califes arabes. Vers le milieu du septième siècle, la tyrannie spirituelle choisit pour victimes les pauliciens, dont la doctrine est une branche du manichéisme ; on épuisa leur patience ; on les poussa au désespoir et à la rébellion, et, dispersés en Occident, ils y répandirent les germes de la réforme. Il me sera permis, vu l’importance de ces événements, d’entrer dans quelques détails sur la doctrine et l’histoire des PAULICIENS[1] ; et comme ils ne peuvent plus se défendre, l’impartialité et la bonne foi m’obligeront à faire valoir le bien et à atténuer le mal qu’en ont dit leurs adversaires.

Les gnostiques, qui avaient troublé l’enfance de l’Église, furent enfin accablés du poids de sa puissance et de son autorité. Loin de pouvoir égaler ou surpasser les catholiques en richesses, en savoir et en nombre, les faibles partisans que conservait cette secte furent chassés des capitales de l’Orient et de l’Occident, et relégués dans les villages et les montagnes situés sur les rives de l’Euphrate. On aperçoit au cinquième siècle quelques traces des marcionites[2] ; mais tous Ies sectaires furent enfin confondus sous la dénomination de manichéens : ces hérétiques, qui osaient vouloir concilier les doctrines de Zoroastre et de Jésus-Christ, étaient persécutés par les deux religions avec un égal acharnement. Pendant le règne du petit-fils d’Héraclius et aux environs de Samosate, plus célèbre par la naissance de Lucien. que par l’honneur d’avoir donné son nom à un royaume de Syrie, on vit, paraître un réformateur que ses disciples, les pauliciens, regardèrent bientôt comme un missionnaire élu du ciel pour annoncer la vérité, digne de la confiance des hommes. Ce réformateur, nomma Constantin, avait reçu dans sa modeste habitation de Mananalis un diacre qui revenait de la Syrie, où il avait été captif, et qui lui avait donné le Nouveau-Testament, présent inestimable’ que la prudence du clergé grec, et peut-être des prêtres gnostiques, cachait déjà aux regards du vulgaire[3]. Ses études se bornèrent à nette lecture ; il en fit la règle de sa foi, et les catholiques, qui contestent ses interprétations, avouent que les textes cités par lui sont purs et authentiques. Mais il s’attacha avec une dévotion particulière aux écrits et au caractère de saint Paul : les ennemis de la secte qu’il a formée font dériver le nom de pauliciens de celui de quelques-uns de leurs obscurs prédicateurs ; mais je suis persuadé qu’ils l’avaient pris comme un glorieux témoignage de leur affinité avec l’apôtre des gentils. Constantin et ses élèves représentaient, disaient-ils, Tite, Timothée, Sylvanus, Tychichus, les premiers disciples de saint Paul ; ils donnèrent à leurs congrégations, dans l’Arménie et la Cappadoce, le nom des églises fondées par les apôtres, et cette innocente allusion ranima le souvenir et l’exemple des premiers âges de l’Église. Ce fidèle disciple de saint Paul chercha dans les Épîtres ainsi que dans l’Évangile, le symbole des premiers chrétiens ; et quoi qu’il ait pu résulter de ses recherches, tout protestant applaudira du moins à l’esprit qui les a dictées. Mais si, le texte des Écritures adopté par les pauliciens était pur, il n’était pas complet. Leurs premiers docteurs rejetaient les deux Épîtres de saint Pierre[4], l’apôtre de la circoncision ; ils ne lui pardonnaient pas d’avoir soutenu contre leur favori l’observance de la loi mosaïque[5]. Ainsi que les gnostiques, ils méprisaient tous les livres de l’Ancien-Testament, parmi lesquels ceux de Moïse et des prophètes avaient été consacrés par les décrets de l’Église catholique. C’était avec la même hardiesse et sans doute avec plus de raison que Constantin, le nouveau Sylvanus, rejetait ces visions publiées par les sectes orientales dans de si pompeux et si énormes volumes[6] ; ces productions fabuleuses des patriarches hébreux et des sages de l’Orient ; ces Évangiles, ces Épîtres et ces Actes supposés sous lesquels ; au premier siècle de l’Église se trouvait enseveli, le code orthodoxe : il rejetait de plus la théologie de Manès les hérésies qui y avaient quelque rapport, et les trente classes d’éons qu’avait créées la fertile imagination de Valentin. Les pauliciens condamnaient sincèrement la mémoire et les opinions des manichéens ; et ils se plaignaient de l’injustice de leurs adversaires, qui chargeaient de ce nom odieux les disciples de saint Paul et de Jésus-Christ.

Les chefs des pauliciens avaient brisé plusieurs anneaux de la chaîne ecclésiastique ; ils avaient étendu leur liberté en réduisant le nombre des maîtres qui asservissent la profane raison à la voix des mystères et des miracles. La secte des gnostiques s’était formée avant l’établissement public du cul-te catholique, et, outre le silence de saint Paul et des évangélistes, l’habitude et la haine préservèrent les pauliciens des innovations qui s’introduisirent peu à peu dans la discipline et la doctrine de l’Église. Les objets transformés par la superstition se montraient à leurs yeux sous leur véritable forme. Une image descendue du ciel n’était à leurs yeux que l’ouvrage d’un mortel, dont le talent seul pouvait donner quelque valeur au bois ou à la toile qu’il avait employée. Ils regardaient les reliques miraculeuses comme des ossements et des cendres inanimées, dénuées de vertu, et peut être étrangères à la personne à qui on les attribuait ; la vraie croix, l’arbre de vie, était dams leur opinion un morceau de bois sain ou pourri ; le corps et le sang de Jésus-Christ, un morceau de pain et une coupe de vin, don de la nature et symbole de l’a grâce. Ils ôtaient à la mère de Dieu ses honneurs célestes, son immaculée virginité ; ils n’imposaient ni aux saints ni aux anges le soin laborieux d’employer pour eux leur médiation dans le ciel, et de leur donner des secours sur la terre. Dans la pratique ou’ du moins dans la théorie des sacrements, ils, voulaient abolir tous les objets visibles de culte, et les paroles de l’Évangile étaient dans leur opinion le baptême et la communion des fidèles. Ils interprétaient l’Écriture d’une manière assez libre, et lorsque le sens littéral les embarrassait, ils se sauvaient dans les labyrinthes de la figure et de l’allégorie. Il parait qu’ils mirent beaucoup de soin à rompre la liaison établie entre l’Ancien et le Nouveau-Testament ; car le dernier était pour eux le recueil des oracles de Dieu, et ils abhorraient le premier, qu’ils traitaient d’invention fabuleuse et absurde des hommes ou des démons. Nous ne pouvons être surpris qu’ils trouvassent dans l’Évangile le mystère orthodoxe de la Trinité ; mais, au lieu de confesser la nature humaine et les souffrances réelles de Jésus-Christ, leur imagination se plaisait à lui créer un corps céleste qui avait traversé celui de la Vierge ainsi que l’eau passe dans un conduit ; et, selon eux, un fantôme crucifié à sa place avait trompé la vaine fureur des Juifs. Un symbole si simple et si spirituel ne convenait pas à l’esprit du temps[7], et ceux des chrétiens raisonnables qui auraient pu être bien aises qu’on réduisît la religion au joug léger imposé par Jésus-Christ et les apôtres, s’offensèrent avec justice de ce que les pauliciens osaient violer l’unité de Dieu, premier article de la religion naturelle et de la religion révélée. Quoique les pauliciens crussent et espérassent dans le Péret, le Christ, l’âme humaine et le monde invisible ; ils adoptaient l’éternité de la matière, substance opiniâtre et rebelle origine d’un second principe, d’un être actif qui a créé le monde visible, et exercera son pouvoir temporel jusqu’à la consommation définitive de la mort et du péché[8]. L’existence du mal moral et du mal physique avait établi ce deux principes dans l’ancienne philosophie et l’ancienne religion de l’Orient, d’où cette doctrine s’était répandue parmi les différentes sectes des gnostiques. On peut découvrir sur Ahriman autant d’opinions diverses qu’il se trouve de nuances entre la nature d’un Dieu rival d’un autre, et celui d’un démon subordonné ; entre le caractère d’un être emporté par la passion et la fragilité, ou celui d’un être malveillant par son essence ; mais, en dépit de nos efforts, la bonté et la puissance d’Ormuzd se trouvent à l’extrémité contraire de la ligne, et tout ce qui se rapproche de l’un doit s’éloigner de l’autre dans la même proportion[9].

Les travaux apostoliques de Constantin Sylvanus multiplièrent bientôt le nombre de ses disciples, récompense secrète de son ambition spirituelle. Les restes des sectes gnostiques, et spécialement les manichéens de l’Arménie, se réunirent sous son étendard, il convertit ou séduisit par ses arguments plusieurs catholiques, et il prêcha avec succès dans les, contrées du Pont[10] et de la Cappadoce, qui, dès longtemps se trouvaient imbues de la religion de Zoroastre. Les docteurs pauliciens, ne se distinguaient que par un surnom tiré de l’Écriture, par le modeste titre, de compagnons de pèlerinage, par l’austérité de leurs mœurs, par leur zèle ou leurs lumières, ou enfin par le renom où ils étaient d’avoir reçu des dons du Saint-Esprit ; mais incapables de désirer ou du moins d’obtenir la richesse et les honneurs des prélats orthodoxes, ils censuraient avec amertume ces vanités antichrétiennes, et ils réprouvaient même la dénomination d’anciens ou de prêtres, comme une institution de la synagogue. La nouvelle secte se répandit au loin dans les provinces de l’Asie-Mineure, situées à l’orient de l’Euphrate. Six de ses principales congrégations représentaient les Églises auxquelles saint Paul avait adressé ses Épîtres. Sylvanus établit sa résidence aux environs de Colonia[11], dans ce district du Pont rendu célèbre par les autels de Bellone[12] et les miracles de saint Grégoire[13] : ce fut là qu’après avoir fui le gouvernement tolérant des Arabes, après vingt-sept ans de prédication, il périt victime de la persécution des Romains. Les dévots empereurs, qui avaient rarement prescrit la vie des autres hérétiques moins odieux que ceux-ci, condamnèrent sans miséricorde la doctrine, les écrits et la personne des montanistes et des manichéens. On brûla leurs livres ; et tous ceux qui osèrent les garder, ou professer les opinions qu’on y trouvait, furent dévoués à une mort ignominieuse[14]. Siméon, envoyé par l’empereur grec, arriva à Colonia, armé de la puissance des lois et de la force militaire, pour frapper le pasteur, et ramener, s’il était possible, au sein de l’Église, le troupeau égaré : par un raffinement de cruauté, après avoir fait placer l’infortuné Sylvanus devant ses disciples disposés en plaie, il ordonna à ceux-ci, pour prix de leur pardon et pour témoignage de leur repentir, de massacrer leur père spirituel. Ils ne purent se résoudre à cette impiété, les pierres tombèrent de leurs mains ; la troupe entière n’offrit qu’un seul bourreau, et, selon les expressions des catholiques, un nouveau David qui renversa le géant de l’hérésie. Cet apostat, qui se nommait Justus, trompa une seconde fois et livra ses frères sans défiance. L’envoyé de l’empereur présenta bientôt une nouvelle conformité avec les actes de saint Paul ; ainsi que cet apôtre, il embrassa la doctrine dont il s’était déclaré le persécuteur ; il renonça à ses dignités et à sa fortune, et il acquit, dans la secte des pauliciens, la gloire d’un missionnaire et d’un martyr. Ils n’ambitionnaient pas la couronne du martyre[15] ; mais, pendant un siècle et demi de souffrances, ils supportèrent patiemment tout ce que put imaginer contre eux le zèle, de leurs persécuteurs, et les efforts de la puissance ne purent venir à bout d’extirper les indomptables germes du fanatisme et de la raison. Des prédicants et des congrégations sortirent, à diverses reprises, du sang et des cendres des premières victimes. Au milieu des hostilités qu’ils souffraient au dehors, ils trouvèrent du loisir pour se livrer à des querelles domestiques ; ils prêchèrent, ils disputèrent, ils souffrirent, et les historiens catholiques confessent malgré eux les vertus, sans doute apparentes, que déploya Sergius dans une carrière de trente-trois ans[16]. La cruauté naturelle de Justinien II fut aiguillonnée par un motif de religion ; il conçut le vain espoir d’étouffer, dans une seule persécution, le nom et la mémoire des pauliciens. La simplicité de la foi des princes iconoclastes et leur éloignement pour les superstitions populaires auraient pu les rendre indulgents pour quelques doctrines erronés ; mais, exposés déjà aux calomnies des moines, ils devinrent les tyrans des manichéens, afin qu’on ne les accusât point d’en être les complices. Ce fut le reproche dont on flétrit la clémence de Nicéphore, qui adoucit en leur faveur la rigueur des lois pénales, et son caractère ne permet guère de lui supposer un motif plus généreux. Le faible Michel Ier, et le sévère Léon l’Arménien furent des persécuteurs ardents ; mais il faut adjuger la palme à la dévotion sanguinaire de Théodora, qui rétablit les images dans les églises d’Orient. Ses émissaires parcoururent les villes et les montagnes de l’Asie-Mineure, et les flatteurs de cette impératrice ont assuré que, dans un règne très court, cent mille pauliciens périrent sous le glaive des bourreaux, sur le gibet ou dans les flammes. On peut avoir exagéré son crime ou son mérite ; mais si le calcul est exact, on doit présumer que de simples iconoclastes furent enveloppés dans la proscription sans un nom plus odieux, et que d’autres, chassés de l’Église, se réfugièrent malgré eux dans le sein de l’hérésie.

Les sectaires d’une religion longtemps persécutée qui arborent l’étendard de la révolte deviennent les plus terribles et les plus dangereux des rebelles. Armés pour une cause sacrée, ils ne se montrent plus susceptibles de crainte ni de remords : le sentiment de la justice de leur parti endurcit leur cœur contre les mouvements de l’humanité, et ils vengent sur les enfants de leurs tyrans les injures de leurs pères. Tels ont été les hussites de la Bohème, les calvinistes de là France ; et tels furent au neuvième siècle les pauliciens de l’Arménie et des provinces voisines[17]. Le massacre d’un gouverneur et d’un évêque, changés par l’empereur de convertir ou d’exterminer les hérétiques, fut le premier signal de la révolte ; et les profondes retraites du mont Argée devinrent pour eux l’asile de la liberté et du ressentiment. La persécution de Théodora et la révolte de Carbéas, brave paulicien qui commandait les gardes du général de l’Orient, allumèrent un incendie plus dangereux et plus général. Le père de Carbéas avait été empalé par les inquisiteurs catholiques, et la religion ou du moins la nature semblait l’autoriser à fuir ses persécuteurs et à satisfaire sa vengeance. Cinq mille de ses frères prirent les armes par les mêmes motifs ; ils abjurèrent toute espèce de soumission envers Rome, l’antichrétienne : un émir sarrasin présenta Carbéas au calife, et le commandeur des fidèles étendit son sceptre favorable sur l’implacable ennemi des Grecs. Il bâtit ou fortifia dans les montagnes situées entre Siwas et Trébisonde la ville de Téphrice[18], qu’occupe encore aujourd’hui un peuple farouche et sans lois ; et les collines des environs furent couverts de pauliciens fugitifs, qui crurent alors pouvoir concilier l’usage des armes avec les préceptes de l’Évangile. L’Asie fut accablée plus de trente ans des malheurs de la guerre étrangère et de ceux de la guerre intérieure : les disciples de saint Paul se réunirent dans leurs incursions à ceux de Mahomet, et les paisibles chrétiens, les vieillards et les jeunes filles qui se virent jeter dans une cruelle servitude, durent en accuser l’esprit intolérant de leurs souverains. Le mal devint bientôt si pressant et la honte si visible, que le fils de Théodora, le débauché Michel lui-même, se crut obligé de marchez en personne contre les pauliciens : il fut battu sous les murs de Samosate, et l’empereur des Romains prit la fuite devant les hérétiques que sa mère avait condamnés au, feu. Les Sarrasins combattaient avec eux ; mais on attribua la victoire à Carbéas, entre les mains duquel tombèrent plusieurs généraux ennemis et plus de cent tribuns, dont il relâcha les uns par avarice, et par fanatisme condamna les autres à des tortures cruelles. La valeur et l’ambition de Chrysocheir[19], son successeur, le jetèrent dans une sphère plus étendue de rapines et de vengeances. Accompagné de ses fidèles alliés, les musulmans ; il pénétra au centre de l’Asie ; il battit en diverses occasions les troupes des frontières, celles du palais, et répondit aux édits de persécution en pillant Nicée et Nicomédie, Ancyre et Éphèse, et l’apôtre saint Jean ne put empêcher la profanation de la ville et de son sépulcre. La cathédrale d’Éphèse fut changée en écurie, et les pauliciens le disputèrent aux Sarrasins dans leur aversion et leur mépris pour les images et les reliques. On voit sans peine le triomphe de la rébellion sur le despotisme qui a dédaigné la plainte d’un peuple opprimé. Basile le Macédonien fut réduit à demander la paix, à offrir une rançon pour les captifs, à prier Chrysocheir, dans le langage de la modération et de la charité, d’épargner les chrétiens ses frères ; et de se contenter d’un magnifique présent d’or, d’argent et d’étoffes de soie. Si l’empereur désire la paix, répondit cet insolent fanatique, qu’il abdique l’Orient, et qu’il règne tranquillement en Occident : s’il s’y refuse, il sera précipité de son trône par les serviteurs de Dieu. Basile suspendit à regret la négociation, accepta le défi et conduisit son armée dans le pays des pauliciens, qu’il mit à feu et à sang. Dans les plaines, ces hérétiques eurent à souffrir les mêmes maux qu’ils avaient fait subir aux sujets de l’empire ; mais lorsque l’empereur eut reconnu la force de Téphrice, la multitude des Barbares, leurs vastes magasins d’armes et de munitions, il renonça, quoique à regret, à un siège inutile. Revenu à Constantinople, il travailla, par des fondations d’églises et de couvents, à s’assurer la protection de saint Michel archange et du prophète Élie. Il demandait chaque jour au ciel de vivre assez longtemps pour percer de trois traits la tête de son impie adversaire. Il fut exaucé au-delà de son attente : après une incursion qui d’abord avait été heureuse, Chrysocheir fut surpris et tué dans sa retraite, et sa tête fut portée en triomphe au pied du trône. En recevant cet agréable trophée, Basile demanda son arc ; il le perça de trois flèches, et reçut avec plaisir les éloges des courtisans qui vantèrent sa victoire. Avec Chrysocheir périt et s’effaça la gloire des pauliciens : à la seconde expédition que fit l’empereur, les hérétiques abandonnèrent leur imprenable, forteresse de Téphrice[20] ; les uns implorèrent leur pardon, les autres s’enfuirent sur les frontières. La place devint un monceau de ruines ; mais l’esprit d’indépendance se soutint au fond des montagnes pendant plus de cent ans. Les sectaires défendirent leur religion et leur liberté, infestèrent les frontières romaines ; et conservèrent leur alliance avec les ennemis de l’empire et de l’Évangile.

Constantin, que les partisans des images ont surnommé Copronyme, fit, vers le milieu du huitième siècle, une expédition dans l’Arménie : il trouva dans les villes de Mélitène et de Théodosiopolis un grand nombre de pauliciens qui suivaient une doctrine peu différente de la sienne : soit qu’il voulût  les punir ou leur donner une marque de faveur, il les transplanta des rives de l’Euphrate à Constantinople et dans la Thrace, et cette migration introduisit et répandit sa doctrine en Europe[21]. Si ceux, qu’on établit dans la métropole se trouvèrent bientôt perdus dans la masse confuse des habitants, les autres jetèrent de profondes racines sur le sol où on’ venait de les transplanter. Les pauliciens de la Thrace, résistèrent aux cirages de la persécution ; ils entretinrent une correspondance secrète avec leurs frères d’Arménie, et aidèrent de leurs secours les apôtres de la secte, qui allèrent, non sans succès, tenter la foi des Bulgares encore mal affermie[22]. Ils fuient renforcés et augmentés par une colonie puissante, qu’au même siècle, Jean Zimiscès[23] transplanta des collines Chalybiennes dans les vallées du mont Hémus. Le clergé oriental, qui aurait désiré la destruction des manichéens, pressait du moins leur éloignement avec impatience. Le vaillant Zimiscès estimait leur valeur, dont il avait ressenti les coups ; leur attachement aux Sarrasins entraînait des suites fâcheuses établis près du Danube, ils pouvaient servir utilement contre les Barbares de la Scythie, ou bien être détruits par eux. On adoucit toutefois leur exil dans une terre éloignée, par la tolérance accordée à leurs opinions ; ils tenaient la ville de Philippopolis et les clefs de la Thrace ; les catholiques de ce canton devinrent leurs sujets ; les émigrants jacobites y demeurèrent leurs alliés ; ils occupèrent une ligne de villages et de châteaux dans la Macédoine et l’Épire, et attirèrent dans leur communion et sous leurs drapeaux un assez grand nombre de Bulgares. Aussi longtemps qu’ils furent tenus en respect par la force et traités avec modération, leurs troupes se distinguèrent dans les années de l’empire, et les pusillanimes Grecs remarquent avec étonnement, et presque d’un ton de reproche, le courage de ces chiens toujours passionnés pour la guerre et avides de sang humain. Ce même, courage les vendait arrogants et opiniâtres ; ils se laissaient facilement entraîner au caprice ou au ressentiment, et leurs privilèges étaient souvent violés par les dévotes infidélités du clergé et du gouvernement. Au milieu de la guerre des Normands, deux mille cinq cents manichéens abandonnèrent les drapeaux d’Alexis Comnène[24], et, retournèrent dans leur pays. L’empereur indigné dissimula jusqu’à ce qu’il eût trouvé le moment de la vengeance ; ayant appelé les chefs à une conférence amicale, et sans distinguer les innocents des coupables, il les punit tous par la prison, la confiscation de leurs biens et le baptême. Dans un intervalle de paix, il forma le pieux dessein de les réconcilier avec l’Église et avec l’État ; ce prince, surnommé par sa dévote fille le treizième apôtre, prit ses quartiers d’hiver à Philippopolis, passa des journées et des nuits entières dans des controverses de théologie. Pour appuyer ses raisons et vaincre l’opiniâtreté des sectaires, il accorda des honneurs et des récompenses aux plus distingués d’entre les prosélytes, et établit les convertis d’une moindre importance dans une nouvelle ville qu’il environna de jardins ; et à laquelle il donna son nom et de grands privilèges. Il leur ôta le poste important de Philippopolis : les chefs réfractaires furent jetés dans des cachots ou condamnés au bannissement ; et ils durent leur vie à la prudence plutôt qu’à la clémence d’un empereur qui avait fait brûler devant l’église de Sainte-Sophie un pauvre hérétique dénué d’appui[25]. Mais l’orgueilleuse espérance qu’on avait pu concevoir de déraciner les préjugés d’une nation fut bientôt renversée par l’indomptable fanatisme des pauliciens, qui cessèrent de dissimuler ou refusèrent d’obéir. Aussitôt après le départ et la mort d’Alexis, ils retournèrent à leurs lois civiles et religieuses. Au commencement du treizième siècle, leur pape ou primat (signe évident de corruption) résidait sur les frontières de la Bulgarie, de la Croatie et de la Dalmatie, et gouvernait par ses vicaires les congrégations que la secte avait formées en Italie et en France[26]. Depuis cette époque on pourrait, en s’y appliquant avec soin, suivre jusqu’à nous la chaîne non interrompue de leurs traditions. Vers la fin du dernier siècle, la secte ou la colonie habitait toujours les vallées du mont Hémus ; elle y vivait dans l’ignorance et la pauvreté, plus souvent tourmentée par le clergé grec que par le gouvernement turc. Les pauliciens modernes ont perdu tout souvenir de leur origine, et leur religion est souillée par l’adoration de la croix et par des sacrifices sanglants que des captifs venus des déserts de la Tartarie ont introduits parmi eux[27].

En Occident, la voix des premiers prédicateurs manichéens avait été repoussée par le peuple et étouffée par le prince. La faveur et les succès qu’obtinrent les pauliciens aux onzième et douzième siècles, ne peuvent être attribués qu’au mécontentement secret, mais violent, qui armait contre l’Église de Rome les plus pieux d’entre les chrétiens. Son avarice était tyrannique, son despotisme odieux ; moins avilie peut-être que les Grecs par le culte des saints et des images, ses innovations étaient d’ailleurs plus rapides et plus scandaleuses. Elle avait établi le dogme de la transsubstantiation ; elle l’avait imposé comme une loi rigoureuse. Les mœurs des prêtres latins étaient plus corrompues, et les évêques de l’Orient auraient pu passer pour les successeurs des apôtres, si on les eût comparés à ces prélats puissants qui maniaient, tour à tour la crosse, le sceptre et l’épée. Trois routes ont pu amener les pauliciens en Europe. Il y a lieu de croire qu’après la conversion de la Hongrie, les pèlerins qui se rendaient de cette contrée à Jérusalem pouvaient suivre sans danger le cours du Danube ; qu’en allant et à leur retour ils passaient à Philippopolis, et que des sectaires, cachant leur nom et leur croyance, accompagnèrent les caravanes françaises et allemandes ; et entrèrent avec elles dans leur patrie. Venise étendait son commerce et sa domination sur toute la côte de la mer Adriatique ; et cette république hospitalière accueillait les étrangers de tous les climats et de toutes les religions. Les pauliciens, enrôlés sous les drapeaux de l’empire, de Byzance, furent souvent transportés dans les provinces que l’empereur possédait en Italie et en Sicile ; en temps de paix et durant la guerre, ils conversaient librement avec les étrangers et les naturels du pays, et leurs opinions se répandirent en silence à Rome, à Milan et dans les royaumes situés au-delà des Alpes[28]. On découvrit bientôt que des milliers de catholiques des deux sexes et de tous les rangs avaient embrassé, le manichéisme ; les flammes qui consumèrent douze chanoines d’Orléans, furent le premier acte de la persécution. Les Bulgares[29], dont le nom si innocent dans son origine est devenu si odieux dans ses applications, se répandirent sur toute la surface de l’Europe. Unis dans leur haine commune pour l’idolâtrie et pour Rome, ils obéissaient à une sorte de gouvernement épiscopal ou presbytérien ; des nuances plus ou moins fortes de théologie scolastique distinguaient les différentes sectes ; mais, en général, toutes admettaient les deux principes, méprisaient l’Ancien-Testament, et niaient l’existence réelle du corps de Jésus-Christ sur la croix et dans l’eucharistie. De l’aveu de leurs ennemis le culte des Bulgares était simple, et on ne pouvait rien reprocher à leurs mœurs : leur modèle de perfection était si élevé, que chacune de leurs congrégations, dont le nombre augmentait chaque jour, se divisait en deux classes, ceux qui pratiquaient cette perfection ; et ceux qui se bornaient à y aspirer. Les pauliciens avaient surtout jeté de profondes racines dans le territoire des Albigeois[30], situé dans les provinces méridionales de la France ; et sur les bords du Rhône se renouvelèrent, au treizième siècle, ces alternatives de persécution et de vengeance qu’avaient offertes les environs de l’Euphrate. Frédéric II fit revivre les lois des empereurs d’Orient. Les barons et les villes du Languedoc retracèrent les insurgens de Téphrice ; la gloire sanguinaire du pape Innocent III surpassa celle de Théodora même. Ce fut en cruauté seulement que les soldats de cette impératrice purent égaler les héros des croisades ; la cruauté de ses prêtres fut passée de bien loin par les fondateurs de l’inquisition[31], établissement plus propre à confirmer qu’à réfuter l’opinion d’un mauvais principe. Poursuivies par le fer et la flamme, les assemblées publiques des pauliciens et des Albigeois cessèrent entièrement, et les restes  sanglants du parti furent réduits à prendre la fuite, à se cacher ou à se couvrir du masque de la foi catholique. Mais l’invincible esprit de la secte demeura dans l’Occident. Il se perpétua dans l’État, dans l’Église et même dans les cloîtres, une succession secrète des disciples de saint Paul, qui protestaient contre la tyrannie de Rome, prenaient la Bible pour la règle de leur foi, et avaient débarrassé leur symbole de toutes les visions de la théologie des gnostiques. Les efforts de Wiclef en Angleterre, de Hus dans la Bohême, furent prématurés et infructueux ; mais les noms de Zwingle, de Luther et de Calvin, sont prononcés avec la reconnaissance due aux libérateurs des nations.

Le philosophe qui calcule le degré de leur mérite et la valeur de la réforme opérée par leurs travaux, demandera prudemment de quels articles de foi supérieurs ou contraires à la raison ils ont affranchi les chrétiens ; car cet affranchissement est sans nul doute un avantage dès qu’il est compatible avec la vérité et la piété. Après une discussion impartiale, on est plus surpris de la timidité des réformateurs que scandalisé de leur liberté[32]. Ainsi que les Juifs, ils adoptaient tous les livres des Hébreux avec toutes leurs merveilles, depuis le jardin d’Éden jusqu’aux visions du prophète Daniel ; ils se crurent obligés, ainsi que les catholiques, de justifier contre les Juifs l’abolition d’une loi émanée de Dieu. Les réformateurs étaient d’une orthodoxie rigoureuse sur les grands mystères de la Trinité et de l’Incarnation ; ils adoptaient sans contestation la doctrine des quatre ou des six premiers conciles ; et, selon le symbole de saint Athanase, ils prononçaient la damnation éternelle de tous ceux qui ne se conformaient pas au symbole de l’Église catholique. Le dogme de la transsubstantiation, ou changement invisible du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ, peut difficilement soutenir les attaques du raisonnement et de la plaisanterie ; mais au lieu de consulter le témoignage de leurs sens, de la vue, du toucher et du goût, les premiers protestants s’embarrassèrent dans leurs propres scrupules, et se laissèrent imposer par les paroles que proféra Jésus lors de l’institution du sacrement. Luther soutenait la présence corporelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie ; Calvin croyait à la présence réelle, et ce n’est que lentement que l’opinion de Zwingle, que l’eucharistie n’est qu’une communion spirituelle, un simple mémorial, s’est établie dans les Églises réformées[33]. Mais la perte d’un mystère s’est trouvée, largement compensée par les étonnantes doctrines du péché originel, de la rédemption, de la foi, de la grâce et de la prédestination, qu’on a tirées des Épîtres de saint Paul. Sans doute les pères et les scolastiques avaient préparé ces subtiles questions ; mais il faut attribuer leur, perfectionnement définitif et leur usagé populaire aux chefs de la réforme qui les donnèrent pour des articles de croyance indispensables au salut. Jusqu’ici, sous le rapport de la difficulté de croire, le désavantage est tout entier du côté du protestantisme, et beaucoup de chrétiens aimeraient mieux soumettre leur raison à l’idée d’une hostie transformée en Dieu, que de reconnaître pour Dieu un tyran capricieux et cruel.

Toutefois Luther et ses rivaux ont rendu des services durables et importants, et le philosophe doit avouer ce qu’il a d’obligation à ces intrépides enthousiastes[34]. 1° Ce sont eux qui ont retranché de l’imposant édifice de la superstition tout ce qui peut être compris depuis l’abus des indulgences jusqu’à l’intercession de la Vierge. Ils ont rendu à la liberté et aux travaux de la vie sociale des myriades de moines et de religieuses ; par eux, une multitude de saints et d’anges, espèces de divinités imparfaites et subordonnées, ont été dépouillés de leur puissance temporelle, et réduits à la céleste béatitude ; leurs images et leurs reliques ont été bannies des églises, et la crédulité du peuple a cessé d’être nourrie par des miracles et des visions journalières. A un culte voisin du paganisme, ils ont substitué un culte spirituel de prières et d’actions de grâces ; plus digne de l’homme et moins indigne de la Divinité. Il ne reste plus qu’à savoir si cette simplicité sublime est analogue à la dévotion populaire ; si le vulgaire, à qui l’on ôte tous les objets visibles, ne se livrera pas à l’enthousiasme, ou s’il ne tombera pas peu à peu dans la langueur et dans l’indifférence. 2° La réforme a brisé cette chaîne d’autorités qui empêchent le dévot craintif de penser d’après lui ; et l’esclave de dire ce qu’il pense : depuis ce moment, les papes, les pères et les conciles, n’ont plus été les juges suprêmes et infaillibles du monde ; chaque chrétien a appris à ne reconnaître d’autre loi que l’Écriture, et d’autre interprète que sa conscience. La liberté cependant a été la suite plutôt que le bât de la réforme. Nos patriotes réformateurs voulaient succéder aux tyrans qu’ils avaient détrônés : ils exigeaient aussi impérieusement qu’on se soumît à leurs symboles ; ils affirmaient le droit qu’avaient les magistrats de punir de mort les hérétiques. Calvi, entraîné par le fanatisme ou le ressentiment, punit dans Servet[35] ce crime, de rébellion dont il était coupable lui-même[36] ; et Crammer avait allumé, peur les anabaptistes, ces flammés de Smithfreld, où il finit par être consumé[37]. Le tigre n’avait pas changé de nature ; mais, on lui rogna peu à peu les griffes et les dents. Le pontife romain possédait un royaume spirituel et temporel ; les docteurs protestants étaient d’humbles sujets sans revenus et sans juridiction. L’antiquité de l’Église catholique consacrait les décrets du pape ; les réformateurs soumettaient au peuple leurs raisons et leurs disputes, et cet appel au jugement de chacun fût reçu, par la curiosité et par l’enthousiasme, avec plus d’ardeur qu’ils ne l’avaient désiré eux-mêmes. Depuis les jours de Luther et de Calvin, une autre réforme n’a cessé de s’opérer en silence au sein des Églises protestantes ; elle a déjà détruit une foule de préjugés, et les disciples d’Érasme[38] ont répandu l’esprit d’indépendance et, de modération. La liberté de conscience a été réclamée comme un bien qui appartient à tous les hommes, comme un droit inaliénable[39] : les gouvernements libres de la Hollande[40] et de l’Angleterre[41] ont introduit la pratique de la tolérance, et les concessions trop bornées de la loi ont reçu, de la prudence et de l’humanité du siècle, une extension considérable. L’esprit de l’homme a recouvré par l’exercice l’étendue naturelle de ses facultés, et sa raison ne se contente plus de ces paroles et de ces chimères faites pour amuser les enfants. La poussière couvre les ouvrages de controverse : la doctrine d’une Église réformée se trouve loin des lumières .et de la croyance de ceux qui en font partie ; et c’est avec un sourire ou un soupir que le clergé moderne souscrit aux formes de l’orthodoxie et aux symboles établis. Cependant les amis du christianisme s’alarment des progrès sans bornes de l’esprit de recherche et de scepticisme. Les prédictions des catholiques se trouvent accomplies. Les arminiens, les ariens et les sociniens, dont il ne faut pas calculer le nombre d’après leurs congrégations respectives, ont brisé et rejeté l’enchaînement des mystères. Enfin, on voit-les appuis de la révélation ébranlés par des hommes qui empruntent le langage de la religion sans en avoir les sentiments[42], et se permettent la liberté d’idées inhérente à la philosophie, sans la modération qui l’accompagne.

 

 

 



[1] Le savant Mosheim examine avec sa justesse et sa bonne foi ordinaires les erreurs et les vertus des pauliciens (Hist. eccles., seculum IX, p. 311, etc.). Il tire les faits de Photius (contra Manichœos, l. I) et de Pierre le Sicilien (Hist. Manichœorum). Le premier de ces ouvrages n’est pas tombé entre mes mains ; j’ai lu le second, que préfère Mosheim, dans une version latine insérée dans la Maxima Bibliotheca Patrum (t. XVI, p. 754-764), d’après l’édition du jésuite Raderus (Ingolstadt, 1604, in-4°).

[2] Au temps de Théodoret, le diocèse de Cyrrhus, en Syrie, contenait huit cents villages : deux de ces villages étaient habités par les ariens et les eunomiens, et huit par les marcionites, que le laborieux évêque réunit à l’Église catholique. Dupin, Biblioth. ecclés., t. IV, p. 81, 82.

[3] Nobis profanis ista (sacra Evangelia) legere non lices, sed sacerdotibus duntaxat. Tel fut le premier scrupule d’un catholique à qui on conseillait de lire la Bible. Pierre le Sicilien, p. 761.

[4] Les pauliciens ont, pour rejeter la seconde Epître de saint Pierre, l’autorité de quelques-uns des écrivains les plus respectables, soit parmi les anciens ou parmi les modernes. (Voyez Wetstein, ad loc. Simon, Hist. cric. du Nouveau-Testament, c. 17.) Les pauliciens dédaignent aussi l’Apocalypse (Pierre le Sicilien, p. 756) ; mais puisque les contemporains ne leur en firent pas un crime, il faut que les Grecs du neuvième siècle aient mis peu d’intérêt aux révélations.

[5] Cette dispute, qui n’a pas échappé à la malignité de Porphyre, suppose de l’erreur ou de la passion dans l’un ou l’autre des apôtres, ou peut-être dans tous les deux. Saint Chrysostome, saint Jérôme et Érasme, la donnent pour une querella supposée, une fraude pieuse, imaginée pour instruire les gentils et corriger les Juifs (Middleton’s Works, vol. II, p. 1-20).

[6] Le lecteur qui désirera des détails sur tous les livres hétérodoxes, peut consulter les recherches de Beausobre (Hist. critique du Manichéisme, t. I, p. 305-437) : Saint Augustin, parlant des livres manichéens, qui se trouvaient en Afrique, dit : Tam multi, tam grandes, tant pretiosi codices (contra Faust., XIII, 14) ; mais il ajoute sans pitié : lncendite omnes illas membranas, et on suivit son conseil à la rigueur.

[7] Pierre le Sicilien (p. 756) a indiqué avec beaucoup de prévention et de passion les six erreurs capitales des pauliciens.

[8] Primum illorum axioma est, duo rerum esse principia ; Deum malum et Deum bonum, aliumque hujus mundi conditorem et principem, et alium futuri œvi. Pierre le Sicilien, p. 756.

[9] Deux savants critiques Beausobre (Hist. critique du Manichéisme, l. I, IV, V, VI) et Mosheim (Institut. histor. eccles. et de Redus christianis ante Constantinum, sec. I, II, III) se sont efforcés de reconnaître et de distinguer les différents systèmes des gnostiques sur les deux principes.

[10] Les Mèdes et les Perses ont possédé plus de trois siècles et demi les provinces situées entre l’Euphrate et l’Halys (Hérodote, l. I, c. 103), et les rois de Pont étaient de la maison royale des Achéménides. Salluste, Fragment, l. III, avec le Supplément et les notes du président de Brosses.

[11] Il est vraisemblable que Pompée la fonda après la conquête du Pont. Cette ville se trouve sur le Lycus, au-dessus de Néo-Césarée : les Turcs la nomment Coulei-Hisar ou Chonac elle est peuplée, et située, dans un pays naturellement fortifié. D’Anville, Géographie ancienne, t. II, p. 34 ; Tournefort, Voyage du Levant, t. III, lettre 21, p. 293.

[12] Le temple de Bellone, à Comana, dans le Pont, était une riche et puissante fondation : le grand-prêtre était révéré comme la seconde personne du royaume. Cet emploi avait été occupé par plusieurs des aïeux matériels de Strabon, qui s’arrête avec une complaisance particulière (l. XII, p. 809-835, 836, 837) sur le temple, le culte de la déesse, et la fête qu’on y célébrait deux fois chaque année, mais la Bellone du Pont ressemblait à la déesse de l’amour plus qu’à celle de la guerre.

[13] Grégoire, évêque de Néo-Césarée (A. D. 240-265) surnommé le Thaumaturge ou le faiseur de merveilles. Un siècle après, Grégoire de Nysse, frère du grand saint Basile, publia l’histoire ou le roman de la vie de Grégoire le Thaumaturge.

[14] Pierre le Sicilien, p. 759. Que pouvaient désirer de plus la bigoterie et l’esprit de persécution ?

[15] Il paraîtrait que les pauliciens se permirent quelques équivoques et des restrictions mentales, jusqu’au moment où les catholiques trouvèrent enfin par quelles questions ils pouvaient les réduire à l’alternative de l’apostasie ou du martyre. Pierre le Sicilien, p. 160.

[16] Pierre le Sicilien (p. 579-763) raconte cette persécution avec joie et d’un ton de plaisanterie. Justus justa persolvit. — Siméon n’était pas τετος, mais κητος (la prononciation des deux voyelles doit avoir été à peu prés la même) ; une grande baleine qui submergeait les marins qui la prenaient pour une île. Voyez aussi Cedrenus, p. 434-435.

[17] Pierre le Sicilien (p. 763-764), le continuateur de Théophane (l. IV, c. 4, p. 103, 104), Cedrenus (p. 541, 542, 545) et Zonare (t. II, l. XVI, p. 156), racontent la révolte et les exploits de Carbéas et de ses pauliciens.

[18] Otter, Voyages en Turquie et en Perse, t. II. Selon toute apparence, c’est le seul Franc qui soit allé dans le pays des Barbares indépendants de Téphrice, aujourd’hui Divrigni ; il fut assez heureux pour s’échapper de chez eux à la suite d’un officier turc.

[19] Genesius a exposé, dans l’histoire de Chrysocheir (Chron., p. 61-70, édit. de Venise), la faiblesse de l’empire. Constantin Porphyrogénète (in Vit. Basil., c. 37-43, p. 166-171) parle avec étalage de la gloire de son grand-père. Cedrenus (p. 370- 573) n’a ni leurs passions ni leurs connaissances.

[20] Συναπεμαρανθη πασα η ανθουσα της Τεφρικης ευανδρια. Que la langue grecque a d’élégance, même dans la bouche de Cedrenus !

[21] Copronyme transplanta ses συγγενεις, hérétiques ; et ainsi επλατυνθη η αιρεσις παυλικιανων, dit Cedrenus (p. 463), qui a copié les Annales de Théophane.

[22] Pierre le Sicilien, qui résida neuf mois à Téphrice (A. D. 870), pour négocier la rançon des captifs (p. 764), fut instruit de ce projet de mission ; et, pour empêcher le triomphé de l’erreur, il adressa l’Historia manichœorum au nouvel archevêque des Bulgares (p. 754).

[23] Zonare (tom. II, l. XVII, p. 209) et Anne Comnène (Alexiad., l. XIV, p. 45o, etc.) parlent de la colonie de pauliciens et de jacobites, transplantée par Zimiscès (A. D. 970) d’Arménie dans la Thrace.

[24] Anne Comnène raconte dans l’Alexiade (l. V, p. 31 ; l. VI, p. 154-155 ; l. XIV, p. 450-457, avec les Rem. de Ducange) la conduite apostolique de son père envers les manichéens : elle les traitait d’abominables hérétiques, et elle avait le projet de les réfuter.

[25] Le moine Basile, chef des bogomiles, secte de gnostiques, qui s’évanouit bientôt (Anne Comnène, Alexiade, l. XV, p.486-494 ; Mosheim, Hist. ecclés., p. 420).

[26] Matt. Paris, Hist. major., p. 267 ; Ducange rapporte ce passage de l’historien anglais, dans une, excellente note sur une page de Villehardouin (n° 208), qui trouva les pauliciens à Philippopolis alliés des Bulgares.

[27] Voyez Marsigli, Stato militare dell’ Imperio ottomano, p. 24.

[28] Muratori (Antiq. Ital. medii œvi., t. V, Dissert. 60, p. 81-152) et Mosheim (p. 379-382, 419-422) discutent fort en détail ce qui a rapport à l’établissement des pauliciens en Italie et en France. Mais ces deux auteurs ont négligé un passage curieux de Guillaume de la Pouille, qui les montre d’une manière très claire dans une bataille entre les Grecs et les Normands, A. D. 1040 (in Muratori, Script. rerum italic., t. V, p. 256) :

Cum Grœcis aderant quidam quos pessimus error.

Fecerat amentes, et ab ipso nomen habebant.

Mais il connaît si peu leur doctrine, qu’il en fait une espèce de sabellianisme ou de patripassianisme.

[29] Le nom de Bulgari, B-ulgres, B-ugres, désignait un peuple ; les Français en ont fait un terme injurieux, qu’ils ont appliqué tour à tour aux usuriers et à ceux qui se livrent au péché contre nature. On a donné celui de Paterini ou Patelini à l’hypocrite qui a une langue flatteuse et emmiellée, tel que le principal personnage de la farce originale et plaisante de l’Avocat Patelin (Ducange, Gloss. latin. medii et infini œvi). Les manichéens étaient aussi nommés Cathari ou les Purs, par corruption Gazari, etc.

[30] Mosheim (p. 477-481) donne une idée juste, quoique générale, des lois portées à l’égard des Albigeois, de la croisade publiée contre eux, et de la persécution qu’ils ont essuyée. On en trouve les détails dans les historiens ecclésiastiques anciens et modernes, catholiques et protestants ; et Fleury est le plus impartial et le plus modéré de tous les auteurs.

[31] Les Actes (Liber sententiarum) de l’inquisition de Toulouse (A. D. 1307-1323) ont été publiés par Limborch (Amsterdam, 1692), précédés d’une histoire de l’inquisition en général. Ils méritaient un éditeur plus savant et plus critique. Comme il ne faut calomnier ni Satan ni le saint office, j’observerai que, sur une liste de criminels de dix-neuf pages in-folio, quinze hommes et quatre femmes seulement furent livrés au bras séculier.

[32] Mosheim expose, dans la seconde partie de son Histoire générale, les opinions et les procédés des premiers réformateurs ; mais la balance qu’il a tenue jusque-là d’un œil si sûr et d’une main si ferme, commence alors à pencher en faveur de ses frères les luthériens.

[33] La réformation de l’Angleterre s’opéra sous Édouard VI d’une manière plus hardie et plus complète ; mais la déclaration formelle et énergique, contenue dans les articles fondamentaux de notre Église, contre la présence réelle, a été effacée dans l’original pour plaire au peuple, aux luthériens ou à la reine Elisabeth (Burnet’s History of the Reformation, vol. II, p. 82-128-302).

[34] Sans Luther et sans moi, disait le fanatique Whiston au philosophe Halley, vous seriez à genoux devant une image de saint Winifred.

[35] L’article Servet du Dictionnaire critique de Chauffepié est ce que j’ai trouvé de mieux sur cette honteuse condamnation. Voyez aussi l’abbé d’Artigny, Nouveaux Mémoires d’Histoire, etc., t. II, p. 55-154.

[36] Je suis plus révolté du supplice de Servet que des autodafés de l’Espagne et du Portugal. 1° Le zèle de Calvin semble avoir été envenimé par la malveillance et peut-être, par la jalousie. Il accusa son adversaire déviant les juges de Vienne, leurs ennemis communs ; et, pour le perdre, il eut la bassesse de violer le dépôt sacré d’âne correspondance particulière. 2° Cet acte de cruauté ne fut pas même coloré du prétexte d’un danger pour l’Église ou pour l’État. Lorsque Servet passa à Genève, il y mena une vie tranquille ; il ne prêcha point, il ne publia aucun livre, il ne fit point de prosélytes. 3° Un inquisiteur catholique se soumet du moins au joug qu’il impose ; mais Calvin viola cette belle maxime, de faire aux autres ce qu’on veut qu’ils nous fassent : maxime que je trouve dans un Traité moral d’Isocrate (in Nicocle., t. I, édit. Battie), quatre siècles avant la publication de l’Évangile (*).

(*) Gibbon n’a pas rendu exactement le sens de ce passage : qui ne renferme point la maxime de la charité, faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fissent ; mais simplement la maxime de la justice, ne faites pas aux autres ce qui vous irriterait s’ils vous le faisaient à vous-même. (Note de l’Éditeur.)

[37] Voyez Burnet, vol. II, p. 84-86. L’autorité du primat subjugua le bon sens et l’humanité du jeune roi.

[38] Érasme peut être regardé comme le père de la théologie rationnelle. Elle sommeillait depuis un siècle, lorsqu’elle fut remise en honneur en Hollande par les arminiens Grotius, Limborch et Leclerc ; en Angleterre, par Chillingworth et les latitudinaires de Cambridge (Burnet, Hist. of myown Times, vol. I, p. 261-268, édit. in-8°), Tilotson, Clarke, Hoadley, etc.

[39] Je suis fâché d’observer que les trois philosophes du dernier siècle, Bayle, Leibnitz et Locke, qui ont défendu si noblement les droits de la tolérance, étaient des laïques et des philosophes.

[40] Voyez l’excellent chapitre de sir William Temple, sur la religion des Provinces Unies. J’en veux à Grotius (de Refus belgicis, Annal., l. I, p. 13-14, édit. in-12) de ce qu’il approuve les lois impériales relatives à la persécution, et ne condamne que le tribunal sanguinaire de l’inquisition.

[41] Sir William Blackstone (Commentaries, vol. IV, p. 53-54) explique la loi d’Angleterre, telle qu’elle a été établie lors de la révolution. En exceptant les papistes et ceux qui nient la Trinité, elle laisserait une assez grande latitude à la persécution, si l’esprit national n’était plus fort que cent actes du parlement.

[42] Je dénonce à l’animadversion publique deux passages du docteur Priestley, qui découvrent la tendance réelle de ses opinions. Le premier (Hist. of the Corruptions of Christianity, vol. I, p. 275, 276) doit faire trembler les prêtres, et le second (vol. II, p. 484) doit faire trembler le magistrat.