Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain

 

CHAPITRE LII

Les deux sièges de Constantinople par les Arabes. Leur invasion en France, et leur défaite par Charles Martel. Guerre civile des Ommiades et des Abbassides. Littérature des Arabes. Luxe des califes. Entreprises navales sur l’île de Crète, sur la Sicile et sur Rome. Décadence et division de l’empire des califes. Défaites et victoires des empereurs grecs.

 

 

LORSQUE les Arabes sortirent de leur désert pour la première fois, ils durent s’étonner de la facilité et de la rapidité de leurs succès ; mais lorsque dans leur carrière triomphante ils arrivèrent aux bords de L’Indus et au sommet des Pyrénées, lorsque après une foule d’épreuves ils eurent reconnu toute la force de leurs cimeterres et toute l’énergie de leur foi ; ils durent s’étonner également de trouver quelque nation capable de résister à leurs invincibles armes, et quelques limites capables de borner l’empire des successeurs du prophète. On peut pardonner cette confiance à des fanatiques et à des soldats, quand on songe que l’historien qui suit aujourd’hui avec calme les triomphes des Sarrasins, a besoin d’un assez grand travail pour s’expliquer comment la religion et les peuples, de l’Europe, l’Espagne exceptée, ont pu échapper à ce danger imminent et en apparence .fresque inévitable. Les déserts des Scythes et des Sarmates étaient gardés par leur étendue, par leur pauvreté et le courage des pasteurs du Nord ; la Chine était très éloigné et inaccessible ; mais les musulmans avaient asservi la plus grande partie de la zone tempérée ; les Grecs se trouvaient épuisés par les calamités de la guerre, par la perte de leurs plus belles provinces, et la chute précipitée de la monarchie des Goths pouvait faire trembler les Barbares de l’Europe. Je vais développer les causes qui préservèrent la Bretagne et la Gaule du joug civil et religieux du Koran ; qui protégèrent la majesté de Rome et différèrent la servitude de Constantinople, qui donnèrent de la vigueur à la défense des chrétiens, et jetèrent parmi les mahométans des semences de division et de faiblesse.

Quarante-six ans après la fuite de Mahomet, ses disciples parurent en armes sous les murs de Constantinople[1] ; ils étaient animés par le mot véritable ou supposé du prophète, que la première armée qui assiégerait la ville des Césars obtiendrait le pardon de ses péchés : les Arabes voyaient d’ailleurs la gloire de cette longue suite de triomphes des premiers Romains justement transférée aux vainqueurs de la nouvelle Rome, et la richesse des nations déposée dans cette ville si favorablement située pour être à la fois le centre du commerce et le siége du gouvernement. Le calife Moawiyah, après avoir étouffé ses rivaux et affermi son trône, voulut expier, par le succès et la gloire de cette sainte expédition, le sang des citoyens versé dans les guerres civiles[2]. Ses préparatifs sur mer et sur terre égalèrent l’importance de l’objet : le commandement fut confié à Sophian, vieux guerrier ; mais les troupes furent animées par la présence et l’exemple d’Yezid, fils du commandeur des fidèles. Les Grecs avaient peu de chose à espérer, et leurs ennemis peu de chose à craindre du courage et de la vigilance de l’empereur, qui déshonorait le nom de Constantin, et n’imitait d’Héraclius, son grand-père, que les années qui avaient terni sa gloire. Les forces navales des Sarrasins traversèrent, sans être arrêtées, et sans rencontrer de résistance le canal de l’Hellespont, qu’aujourd’hui même les Turcs regardent comme le boulevard naturel de la capitale[3]. La flotte arabe jeta l’ancre, et les troupes débarquèrent prés du palais d’Hebdomon, à sept milles de la place. Durant plusieurs jours elles  livrèrent, depuis l’aurore jusqu’à la nuit, des assauts qui se prolongeaient de la porte dorée au promontoire oriental ; et le poids et l’effort des colonnes placées sur les derrières, précipitaient en avant les guerriers de la première ligne ; mais les assiégeants avaient mal jugé de la force et des ressources de Constantinople. Ses murs solides et élevés étaient défendus par une garnison nombreuse et disciplinée. Le courage romain fut réveillé par l’excès du danger qui menaçait la religion et l’empire : les habitants fugitifs des provinces conduises, qui s’y étaient réfugiés, renouvelèrent avec plus de succès les moyens de défense employés à Damas et à Alexandrie, et les Sarrasins furent épouvantés de l’effet extraordinaire et prodigieux du feu grégeois. Cette opiniâtre résistance les détermina à se tourner vers des entreprises plus aisées : ils pillèrent les côtes d’Europe et d’Asie qui bordent la Propontide ; et après avoir tenu la mer depuis le mois d’avril jusqu’à celui de septembre, ils se retirèrent à quatre-vingts milles de la capitale, dans l’île de Cyzique, où ils avaient établi leurs magasins et déposé leur butin. Ils furent si patients dans leur persévérance ou si faibles dans leurs opérations, que les six étés suivants on les vit former le même plan d’attaque terminé par la même retraite ; chaque entreprise manquée diminuait leur vigueur et leurs espérances de succès ; jusqu’à ce qu’enfin les naufrages et les maladies, le glaive et le feu de l’ennemi, les contraignirent d’abandonner leur inutile projet. Ils eurent à regretter la perte ou à célébrer le martyre de trente mille musulmans qui perdirent la vie au siège de Constantinople, et les pompeuses funérailles d’Abu-Ayub ou Job excitèrent la curiosité des chrétiens eux-mêmes. Ce vénérable Arabe, l’un des derniers compagnons de Mahomet, était au nombre des ansars ou auxiliaires de Médine, qui accueillirent le prophète lors de son évasion de la Mecque. Dans sa jeunesse il s’était trouvé aux combats de Beder et d’Ohud ; parvenu à la maturité de l’âge, il avait été l’ami et le camarade d’Ali, et il venait d’épuiser le reste de ses forces loin de sa patrie, dans une guerre contre les ennemis du Koran. Sa mémoire fut toujours respectée ; mais on négligea, on ignora même le lieu de sa sépulture durant près de huit siècles, jusqu’à la prise de Constantinople par Mahomet II. Une de ces visions, moyens ordinaires de toutes les religions du monde, apprit aux musulmans qu’Ayub était enterré au pied des murs et au fond du port ; on y éleva une mosquée qu’on a choisie avec raison pour le lieu de l’inauguration simple et martiale des sultans turcs[4].

L’issue du siége rétablit dans l’Orient et l’Occident la gloire des armes romaines et obscurcit pour un moment celle des Sarrasins. L’envoyé de l’empereur à Damas fut bien reçu dans un conseil général des émirs ou Koreishites ; les deux empires signèrent une paix ou une trêve de trente ans, et le commandeur des croyants abaissa sa dignité jusqu’à promettre un tribut annuel de cinquante chevaux de bonne race, de cinquante esclaves et de trois mille pièces d’or[5]. Ce calife était avancé en âge ; il voulait jouir de son pouvoir et terminer sa carrière dans la tranquillité et le repos : tandis que son nom faisait trembler les Maures et les Indiens, son palais et la ville de Damas étaient insultés par les Mardaïtes ou Maronites au mont Liban, qui ont été la meilleure barrière de l’empire, jusqu’à l’époque où la politique soupçonneuse des Grecs les désarma et les relégua dans une autre contrée[6]. Après la révolte de l’Arabie et de la Perse, la maison d’Ommiyah[7] ne possédait plus que les royaumes de la Syrie et de l’Égypte : son embarras et sa frayeur la déterminèrent à céder toujours davantage aux pressantes demandes des chrétiens, et l’on convint du tribut d’un esclave, d’un cheval et de mille pièces d’or, pour chacun des trois cent soixante-cinq jours de l’année solaire ; mais dès qu’Abdalmalek eut, par ses armes et par sa politique, rétabli l’intégrité de l’empire, il se refusa à une marque de servitude qui blessait sa conscience non moins que sa fierté : il cessa de payer le tribut ; et les Grecs affaiblis par la tyrannie extravagante de Justinien II, par la légitime rébellion du peuple et le fréquent renouvellement de ses adversaires et de ses successeurs, ne purent le demander les armes à la main. Jusqu’au règne d’Abdalmalek, les Sarrasins s’étaient contentés de jouir des trésors de la Perse et de ceux de home, sous l’empreinte de Chosroès ou de l’empereur, de Constantinople ; ce calife fit fabriquer des monnaies d’or et d’argent, et l’inscription de ces monnaies appelées dinars, bien qu’elle put être censurée par quelque sévère casuiste, annonçait l’unité du dieu de Mahomet[8]. Sous le règne du calife Walid, on cessa d’employer la langue et les caractères grecs dans les comptes du revenu public[9]. Si ce changement a produit l’invention ou établi l’usage des chiffres qu’on appelle communément arabes ou indiens, un règlement de bureau imaginé par les musulmans a donné lieu aux découvertes les plus importantes de l’arithmétique, de l’algèbre et des sciences mathématiques[10].

Tandis que le calife Walid sommeillait sur le trône de Damas et que ses lieutenants achevaient la conquête de la Transoxiane et de l’Espagne, une troisième armée de Sarrasins inondait les provinces de l’Asie-Mineure et s’approchait de Byzance. Mais la tentative et le mauvais succès d’un second siége étaient réservés à son frère Soliman, animé, à ce qu’il parait, d’une ambition plus active et d’un courage plus martial. Dans les révolutions de l’empire grec, après que le tyran Justinien eut été puni et vengé, un humble secrétaire, Anastase ou Artemius, fut élevé à la pourpre par le hasard ou par son mérite. Des bruits de guerre vinrent bientôt l’alarmer, et l’ambassadeur qu’il avait envoyé à Damas lui rapporta la terrible nouvelle des préparatifs que faisaient les Sarrasins sur mer et sur terre pour un armement bien supérieur à tous ceux qu’on avait vus jusqu’alors ou à tout ce qu’on pouvait imaginer. Les précautions d’Anastase ne furent indignes ni de son rang, ni du danger qui le menaçait. Il ordonna de faire sortir de la ville toute personne qui n’aurait pas des vivres pour un siège de trois années ; il remplit les magasins et les arsenaux ; il fit réparer et fortifier les murs ; et on plaça sur les remparts, ou sur des brigantins dont on augmenta le nombre à la hâte, les machines qui lançaient des pierres, des dards ou du feu. Il est à la fois plus sûr et plus honorable de prévenir une attaque que de la repousser ; les Grecs conçurent un projet au-dessus de leur courage ordinaire, celui de brûler les munitions navales  de l’ennemi, les bois de cyprès qu’on avait tirés du Liban et amenés sur les côtes de Phénicie pour le service de la flotte égyptienne. La lâcheté ou la perfidie des troupes qu’on appelait, d’après une nouvelle dénomination, les soldats du Theme Obsequien[11], firent échouer cette généreuse entreprise. Elles assassinèrent leur chef, abandonnèrent leur drapeau dans l’île de Rhodes, se dispersèrent sur le continent voisin, et obtinrent ensuite leur pardon, ou peut-être une récompense, en choisissant pour empereur un simple officier des finances. Il s’appelait Théodose, et son nom pouvait être agréable au sénat et au peuple ; mais après un règne de quelques mois, il tomba du trône dans un cloître, et remit à la main plus vigoureuse de Léon l’Isaurien, la défense de la capitale et de l’empire. Le plus redoutable des Sarrasins, Moslemah, frère du calife, approchait à la tête de cent vingt mille Arabes et Persans, dont le plus grand nombre étaient montés sur des chevaux ou des chameaux : et les siéges de Tyane, d’Amorium et de Pergame, places qu’ils emportèrent, furent assez longs pour exercer leur savoir et augmenter leurs espérances. C’est au passage très connu d’Abydos sur l’Hellespont., que les musulmans passèrent pour la première fois d’Asie en Europe. De là, tournant les villes de la Thrace situées sur la Propontide, Moslemah investit Constantinople du côté de la terre : il environna son camp d’un fossé et d’un rempart ; il établit ses machines de siège, et annonça par ses paroles et ses actions que si l’obstination des assiégés se montrait égale à la sienne, il attendrait patiemment dans cette position le retour des semailles et de la récolte. Les Grecs de la capitale offrirent de racheter leur religion et leur empire, en payant une amende ou une contribution d’une pièce d’or par tête  d’habitant. Mais cette offre magnifique fut, rejetée avec dédain, et l’arrivée des navires de l’Égypte et de la Syrie augmenta la présomption de Moslemah. On a porté ces navires au nombre de dix-huit cents, par où l’on peut juger de leur petitesse : ils étaient accompagnés de vingt vaisseaux dont la grandeur nuisait à leur légèreté, et qui toutefois ne contenaient que cent soldats pesamment armés. Cette nombreuse escadre s’avançait vers le Bosphore sur une mer tranquille, par un bon vent, et, pour me servir ici des expressions des Grecs, une forêt mouvante ombrageait la surface du détroit ; le général sarrasin avait fixé la nuit fatale destinée à un assaut général par mer et par terre. Afin d’augmenter la confiance de l’ennemi, l’empereur avait fait abattre la chaîne qui gardait l’entrée du port ; mais tandis que les musulmans examinaient s’ils profiteraient de l’occasion ou s’ils n’avaient pas à craindre quelque piége, la mort les enveloppa. Les Grecs lancèrent leurs brûlots ; les Arabes, leurs armes et leurs navires devinrent la proie des flammes ; ceux des vaisseaux qui voulurent prendre la fuite, se brisèrent les uns contre les autres ou furent engloutis par les vagues ; et on ne trouve dans les historiens aucun vestige de cette escadre qui menaçait d’anéantir l’empire. Les musulmans firent une perte encore plus irréparable ; le calife Soliman mourut d’une indigestion[12] dans son camp, prés de Kinnisrin ou Chalcis en Syrie, lorsqu’il se préparait à marcher à Constantinople avec le reste des forces de l’Orient. Un parent et un ennemi de Moslemah, remplaça Soliman, et les inutiles et funestes vertus d’un bigot déshonorèrent le trône d’un prince rempli d’activité et de talents. Tandis qu’Omar, le nouveau calife, s’occupait à calmer et à satisfaire les scrupules de son aveugle conscience, sa négligence plutôt que sa résolution laissait continuer le siége pendant l’hiver[13]. Cet hiver fut extraordinairement rigoureux. Une neige profonde couvrit la terre durant plus de cent jours ; et les naturels des climats brûlants de l’Égypte et de l’Arabie demeurèrent engourdis et presque sans vie dans leur camp glacé. Ils se ranimèrent au retour du printemps ; on avait fait pour eux un second effort ; ils reçurent deux flottes nombreuses chargées de blé, d’armes et de soldats : la première, de quatre cents transports et galères, venait d’Alexandrie ; et la seconde, de trois cent soixante navires, venait des ports de l’Afrique. Mais les terribles feux des Grecs se rallumèrent de nouveau, et si la destruction fut moins complète, ce fut parce que l’expérience avait appris aux musulmans à se tenir loin du danger ; ou par la trahison des Égyptiens qui servaient sur la flotte, et qui passèrent avec leurs vaisseaux du côté de l’empereur des chrétiens. Le commerce et la navigation de la capitale se rétablirent, et les pêcheries fournirent au besoin et même au luxe des habitants. Mais les troupes de Moslemah se virent bientôt en proie à la famine et aux maladies qui s’augmentèrent bientôt d’une manière effrayante par la nécessité où se trouvèrent ces malheureux de recourir aux nourritures les plus dégoûtantes et les plus révoltantes pour la nature. L’esprit de conquête et même de fanatisme avait disparu : les Sarrasins ne pouvaient plus sortir de leurs lignes seuls du en petits détachements, sans s’exposer aux impitoyables vengeances des paysans de la Thrace. Les dons et les promesses de Léon lui procurèrent une armée de Bulgares qui arriva des bords du Danube ; ces sauvages auxiliaires expièrent en quelque sorte les maux qu’ils avaient faits à l’empire par la défaite et le massacre, de vingt-deux mille Asiatiques. On répandit avec adresse le bruit que les Francs, peuplades inconnues du monde latin, armaient sur mer et sur terre en faveur des chrétiens ; et ce formidable secours, qui remplit de joie les assiégés, épouvanta les assiégeants. Enfin, après un siége de treize mois[14], Moslemah, privé d’espoir, reçut avec joie du calife la permission de se retirer. La cavalerie arabe traversa l’Hellespont et les provinces de l’Asie sans retard et sans être inquiétée, mais une armée de musulmans avait été taillée en pièces du côté de la Bithynie ; et le reste de la flotte avait tellement souffert à diverses reprises des tempêtes et du feu grégeois, que cinq galères seulement arrivèrent à Alexandrie pour y faire le récit de leurs nombreux et presque incroyables désastres[15].

Si Constantinople se tira des deux sièges qu’entreprirent les Arabes, on peut l’attribuer surtout aux ravages et à l’épouvante que répandait le feu grégeois, rendu encore plus effrayant par sa nouveauté[16]. L’important secret de cette composition terrible, et les moyens de la diriger, avaient été donnés par Callinicus, originaire d’Héliopolis en Syrie, qui avait abandonné le service du calife pour passer du côté de l’empereur[17]. Le talent d’un chimiste, et d’un ingénieur se trouva équivaloir à des escadres et à des armées ; et cette découverte ou cette amélioration dans l’art de la guerre arriva heureusement à l’époque où1es Romains, dégénérés ne pouvaient lutter contre le fanatisme guerrier et la jeunesse vigoureuse des Sarrasins. L’historien qui voudra analyser cette extraordinaire composition doit se méfier de son ignorance et de celle des auteurs grecs, si portés au merveilleux, si négligents, et en cette occasion si jaloux de garder la découverte pour eux seuls. D’après les mots obscurs et peut-être trompeurs, qu’ils laissent échapper, on est tenté de croire que le naphte[18] ou le bitume liquide, huile légère, tenace et inflammable[19], qui vient de la terre, et qui prend feu dès qu’elle touche l’atmosphère, était le principal ingrédient du feu grégeois. Le naphte se mêlait, j’ignore de quelle manière et dans quelle proportion, avec le soufre et avec la poix qu’on tire des sapins[20]. De cette mixtion, qui produisait une fumée épaisse et une explosion bruyante, sortait une flamme ardente et durable qui non seulement s’élevait sur une ligne perpendiculaire, mais qui brûlait avec la même force de côté et par en bas ; au lieu de l’éteindre, l’eau la nourrissait et lui donnait de l’activité ; le sable, l’urine et le vinaigre, étaient les seuls moyens de calmer la fureur de cet agent redoutable, que les Grecs nommaient avec raison le feu liquide ou le feu maritime. On l’employait contre l’ennemi avec le même succès sur mer et sur terre, dans les batailles ou dans les sièges. On le versait du haut des remparts, à l’aide d’une grande chaudière ; on le jetait dans des boulets de pierre et de fer rougis, ou bien on le lançait sur des traits et des javelines couverts de lin et d’étoupes fortement imbibés d’huile inflammable ; d’autres fois on le déposait dans des brûlots destinés à porter dans un plus grand nombre d’endroits la flamme qui les dévorait ; plus communément on le faisait passer à travers de longs tubes de cuivre placés sur l’avant d’une galère ; dont l’extrémité, figurant la bouche de quelque monstre sauvage, semblait vomir des torrents de feu liquide. Cet art important était soigneusement renfermé dans Constantinople, comme le palladium de l’État. Lorsque l’empereur prêtait ses galères et son artillerie à ses alliés de Rome, on n’avait garde de leur apprendre le secret du feu grégeois et les terreurs des ennemis étaient augmentées et entretenues par leur ignorance et leur étonnement. L’un des empereurs[21] indique, dans son Traité sur l’Administration de l’empire, les réponses et les excuses au moyen desquelles on peut éluder la curiosité indiscrète et les importunes sollicitations des Barbares. Il recommande de dire qu’un ange a révélé le mystère du feu grégeois au premier et au plus grand des Constantin, en lui ordonnant d’une manière expresse de ne jamais communiquer aux nations étrangères ce don du ciel et cette grâce particulière accordés aux Romains ; que le prince et les sujets sont également obligés de garder sur ce point un silence religieux, auquel ils ne peuvent manquer sans s’exposer aux peines temporelles et spirituelles réservées à la trahison et au sacrilège ; qu’une pareille impiété attirerait sur-le-champ sur le coupable la vengeance miraculeuse du Dieu des chrétiens. Ces précautions rendirent les Romains de l’Orient maîtres de leur secret durant quatre siècles ; et à la fin du onzième, les Pisans, accoutumés à toutes les mers et instruits dans tous les arts, se virent foudroyés par le feu grégeois sans en pouvoir deviner la composition. A la fin les musulmans le découvrirent ou le dérobèrent, et, dans les guerres de la Syrie et de l’Égypte, firent retomber sur les chrétiens le moyen que ceux-ci avaient inventé contre eux. Un chevalier qui méprisait les glaives et les lances des Sarrasins raconte de bonne foi ses frayeurs et celles de ses compagnons à la vue et au bruit de la funeste machine qui vomissait des torrents de feu grégeois, comme le nomment encore les écrivains français. Il arrivait fendant les airs, dit Joinville[22], sous la forme d’un dragon ailé à longue queue, et de la grosseur d’un tonneau ; il était bruyant comme la foudre, il avait la vitesse de l’éclair, et sa funeste lumière dissipait les ténèbres de la nuit. L’usage du feu grégeois, ou, comme on pourrait le nommer maintenant, du feu sarrasin, a continué jusque vers le milieu du quatorzième siècle[23] ; jusqu’à l’époque où des combinaisons de nitre, de soufre et de charbon, produit de la science ou du hasard, ont amené, par la découverte de la poudre à canon, une nouvelle révolution dans l’art de la guerre et les annales du monde[24].

Constantinople et le feu grégeois empêchèrent les Arabes de pénétrer en Europe du côté de l’Orient ; mais à l’Occident et du côté des Pyrénées, les vainqueurs de l’Espagne menaçaient d’une invasion les provinces de la Gaule[25]. La décadence de la monarchie française attirait ces fanatiques toujours avides de conquêtes : les descendants de Clovis n’avaient pas hérité de son courage et de son caractère indompté. Le malheur ou la faiblesse des derniers rois de la race mérovingienne avait attaché à leurs noms le titre de fainéants[26]. Ils régnaient sans pouvoir et mouraient sans gloire. Un château situé aux environs de Compiègne[27] était leur résidence ou leur prison ; mais toutes les années, aux mois de mars et de mai, un chariot attelé de six bœufs les menait à l’assemblée des Francs où ils donnaient audience aux ambassadeurs étrangers, et où ils ratifiaient les actes du maire du palais. Cet officier domestique se trouvait être le ministre de la nation et le maître du prince : un emploi public était devenu le patrimoine d’une seule famille. Le premier Pépin avait laissé à sa veuve et au fils qu’elle lui avait donné, la tutelle d’un roi déjà dans la maturité de son âge, et cette faible régence avait  été renversée par les plus ambitieux des bâtards de Pépin. Un gouvernement moitié sauvage et moitié corrompu se trouvait presque dissous ; les ducs tributaires, les comtes gouverneurs des provinces et les seigneurs des fiefs, cherchaient, à l’exemple des maires du palais, à s’élever sur la faiblesse d’un monarque méprisé. Parmi les chefs indépendants, un des plus hardis et des plus heureux fut Eudes, duc d’Aquitaine, qui, dans les provinces méridionales de la Gaule, usurpa l’autorité et même le titre de roi. Les Goths, les Gascons et les Francs, se rassemblèrent sous le drapeau de ce héros chrétien ; il repoussa la première invasion des Sarrasins, et Zama, lieutenant du calife, perdit sous les murs de Toulouse son armée et la vie. L’ambition de ses successeurs fut aiguillonnée par la vengeance ; ils passèrent de nouveau les Pyrénées ; et entrèrent dans la Gaule avec de grandes forces et la résolution de conquérir ce pays. Ils choisirent une seconde fois cette position avantageuse de Narbonne[28], qui avait déterminé les Romains à y établir leur première colonie ; ils réclamèrent la province de Septimanie ou du Languedoc, comme une dépendance de la monarchie d’Espagne. Les vignobles de la Gascogne et des environs de Bordeaux devinrent la possession du souverain de Damas et de Samarcande ; et le midi de la France, depuis l’embouchure de la Garonne jusqu’à celle du Rhône, adopta les mœurs et la religion de l’Arabie.

Mais ces étroites limites ne convenaient pas au courage d’Adalrahman ou Abderame, que je calife d’Abde-Hashem avait rendu aux vœux des soldats et du peuple d’Espagne. Ce vieux et intrépide général destinait au joug du prophète le reste de la France et de l’Europe ; et, se croyant certain de vaincre tous les obstacles que lui pourraient opposer la nature ou les hommes, il se disposa, à l’aide d’une armée formidable, à exécuter l’arrêt qu’il avait porté ; il eut d’abord à réprimer la rébellion de Munuza, chef maure, qui était le maître des passages les plus importants des Pyrénées. Munuza avait accepté l’alliance du duc d’Aquitaine ; et Eudes, conduit par des motifs d’intérêt particulier, ou, par des vues d’intérêt public, avait donné sa fille, jeune personne d’une grande beauté, à un Africain infidèle : mais Abderame assiégea avec des forces supérieures les principales forteresses de la Cerdagne ; le rebelle fut pris et tué dans les montagnes, et sa veuve envoyée à Damas pour satisfaire les désirs, ou, ce qui est plus vraisemblable, la vanité du calife. Après avoir traversé les Pyrénées, Abderame passa le Rhône sans perdre de temps, et mit le siège devant Arles. Une armée de chrétiens voulut secourir cette ville : on voyait encore au treizième siècle les tombeaux de leurs chefs, et le fleuve rapide entraîna dans la Méditerranée des milliers de leurs cadavres. Abderame n’eut pas moins de succès du côté de l’Océan. Il traversa sans opposition la Garonne et la Dordogne, qui réunissent leurs eaux dans le golfe de Bordeaux ; mais il trouva au-delà de ces rivières le camp de l’intrépide Eudes qui avait formé une seconde armée, et qui essuya une seconde défaite si fatale aux chrétiens, que de leur aveu, Dieu seul pouvait compter le nombre des morts. Après cette victoire, l’armée des Sarrasins inonda les provinces de l’Aquitaine, dont les noms gaulois se trouvent déguisés plutôt qu’effacés par les dénominations actuelles de Périgord, Saintonge et Poitou. Abderame arbora son drapeau sur les murs, ou du moins devant les portes de Tours et de Sens, et ses détachements parcoururent le royaume de Bourgogne, jusqu’aux villes si connues de Lyon et Besançon. La tradition a conservé longtemps le souvenir de ces ravages ; car Abderame n’épargnait ni le pays ni les habitants ; et l’invasion de la France par les Maures et les musulmans, a donné lieu à des fables dont les romans de chevalerie ont dénaturé les faits d’une manière si bizarre, et que l’Arioste a ornés de couleurs si brillantes et si agréables. Dans l’état de décadence où se trouvaient la société et les arts, les villes abandonnées de leurs habitants n’offraient aux Sarrasins qu’une proie de peu de valeur ; leur plus riche butin se composa des dépouilles des églises, et des monastères qu’ils livrèrent aux flammes après les avoir pillés ; saint Hilaire de Poitiers et saint Martin de Tours oublièrent, en ces occurrences, cette puissance miraculeuse qui devait servir à la défense de leurs tombeaux[29]. Les Sarrasins s’étaient avancés en triomphe l’espace de plus d’un millier de milles, depuis le rocher de Gibraltar jusqu’aux bords de la Loire ; encore autant, et ils seraient arrivés aux confins de la Pologne et aux montagnes de l’Écosse : le passage du Rhin n’est pas plus difficile que celui du Nil et de l’Euphrate, et à un autre côté la flotte arabe aurait pu pénétrer dans la Tamise sans livrer un combat naval. Les écoles d’Oxford expliqueraient peut-être aujourd’hui le Koran, et du haut de ses chaires on démontrerait à un peuple circoncis la sainteté et la vérité de la révélation de Mahomet[30].

Le génie et la fortune d’un seul homme sauvèrent la chrétienté. Charles, fils illégitime de Pépin d’Héristal, se contentait du titre de maire ou de duc des Francs ; mais il méritait de devenir la tige d’une race de rois. Il gouverna vingt-quatre ans le royaume ; ses soins vigilants rétablirent et soutinrent la dignité du trône, et les rebelles de la Germanie et à la Gaule figent écrasés successivement par l’activité d’un guerrier qui, dans la même campagne, arborait ses drapeaux sur l’Elbe, le Rhône et les côtes de l’Océan. Au moment du danger, ce fut la voix publique qui l’appela au secours de la patrie ; son rival, le duc d’Aquitaine, fut réduit à paraître au nombre des fugitifs et des suppliants. Hélas ! s’écriaient les Francs, quel malheur ! quelle indignité ! Il y a longtemps qu’on nous parle du nom, des conquêtes des Arabes ; nous craignions leur attaque du côté de l’orient ; ils ont conquis l’Espagne, et c’est par l’occident qu’ils envahissent notre pays. Cependant ils nous sont inférieurs en nombre, et leurs armes ne valent pas les nôtres puisqu’ils n’ont pas de boucliers. — Si vous suivez mon conseil, leur répondit l’habile maire du palais, vous n’interromprez point leur marche, et vous ne précipiterez pas votre attaque : c’est un torrent qu’il est dangereux d’arrêter dans sa course ; la soif des richesses et le sentiment de leur gloire redoublent leur valeur, et la valeur est au-dessus des armes et du nombre. Attendez que, chargés de butin ; ils soient embarrassés dans leurs mouvements. Ces richesses diviseront leurs conseils, et assureront votre victoire. Cette politique subtile est peut-être de l’invention des écrivains arabes, et la situation de Charles peut faire supposer à ses délais un motif moins noble et plus personnel, le secret désir d’humilier l’orgueil et de ravager les provinces du rebelle de d’Aquitaine. Il est cependant plus vraisemblable que les délais de Charles furent forcés et contraires à son désir. La première et la seconde race ne connaissaient point les armées permanentes ; les Sarrasins étaient alors les maîtres de plus de la moitié du royaume : selon leur position respective, les Francs de la. Neustrie et ceux de l’Austrasie se montrèrent trop effrayés ou trop peu occupés du danger qui les menaçait et les secours accordés volontairement par les Gépides et les Germains avaient beaucoup de chemin à faire pour se rendre au camp des chrétiens. Dès que Charles Martel eut rassemblé ses forces, il chercha l’ennemi et le trouva au milieu de la France, entre Tours et Poitiers. Sa marche bien calculée avait été couverte par une chaîne de collines, et il parait qu’Abderame fut surpris de son arrivée inattendue. Les nations de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, marchaient avec la même ardeur à une bataille qui devait changer la face du monde. Les six premiers jours se passèrent en escarmouches, où les cavaliers et les archers de l’Orient eurent l’avantage ; mais dans la bataille rangée qui eut lieu le septième, les Orientaux furent accablés par la force et la stature des Germains, dont les cœurs inébranlables et les mains de fer[31] assurèrent la liberté civile et religieuse de leur postérité. Le surnom de Martel ou de Marteau qu’on donna à Charles, est un témoignage de la pesanteur de ses irrésistibles coups : le ressentiment et l’émulation animèrent la valeur d’Eudes ; et leurs compagnons d’armes sont, aux yeux de l’histoire, les véritables pairs et les vrais paladins de la chevalerie française. On combattit jusqu’au dernier rayon du jour ; Abderame fut tué, et les Sarrasins se retirèrent dans leur camp. Dans le désordre et le désespoir de la nuit, les diverses tribus de l’Yémen et de Damas, de l’Afrique et de l’Espagne, se laissèrent emporter à tourner leurs armes les unes contre les autres ; les restes de l’armée se dissipèrent tout à coup, et chaque émir, ne songeant qu’à sa sûreté, fit avec précipitation la retraite particulière. Au lever de l’aurore, la tranquillité du camp des Sarrasins fut d’abord regardée comme un piège par les chrétiens victorieux. Cependant, sur le rapport des espions, ils se hasardèrent enfin à aller reconnaître les richesses laissées dans les tentes vides ; mais, excepté quelques reliques fameuses, il ne rentra dans les mains des légitimes propriétaires qu’une bien petite portion de butin. Le monde catholique fut bientôt instruit de cette grande nouvelle, et les moines d’Italie assurèrent et crurent que le marteau de Charles avait écrasé trois cent cinquante ou trois cent soixante-quinze mille musulmans[32], tandis que les chrétiens n’avaient pas perdu plus de quinze cents hommes à la bataille de Tours ; mais ces contes incroyables sont suffisamment démentis par ce qu’on sait de la circonspection du général français, qui craignit les piéges et les hasards d’une poursuite, et qui renvoya dans leurs forêts ses alliés de la Germanie. L’inaction d’un vainqueur annonce qu’il a perdu de ses forces et vu couler beaucoup de son sang, et ce n’est pas au moment du combat, c’est au moment de la fuite des vaincus que se fait le plus grand carnage. Cependant la victoire des Francs fut complète et décisive : Eudes reprit l’Aquitaine ; les Arabes ne songèrent plus à la conquête des Gaules, et Charles Martel et ses braves descendants les repoussèrent bientôt au-delà des Pyrénées[33]. On est surpris que le clergé, qui doit à Charles Martel son existence, n’ait pas canonisé ou du moins n’ait pas comblé d’éloges le sauveur de la chrétienté ; mais, dans la détresse publique, le maire du palais s’était vu contraint d’employer au service de l’État et au paiement des soldas les richesses ou du moins les revenus des évêques et des abbés. On oublia son mérite pour ne se souvenir que de son sacrilège ; et un concile de France osa déclarer, dans une lettre à un prince Carlovingien, que son aïeul était damné, qu’à l’ouverture de son tombeau une odeur de feu et la vue d’un horrible dragon avaient effrayé les spectateurs, et qu’un saint personnage du temps avait eu le plaisir de voir l’âme et le corps de ce sacrilège brillant de toute éternité dans les abîmes de l’enfer[34].

La perle d’une armée et d’une province en Occident fit moins d’impression à la cour de Damas que l’élévation et les progrès d’un rival domestique. Excepté que les Syriens ; la maison d’Ommah n’avait jamais été l’objet de la faveur publique. On l’avait vue sous Mahomet persévérer dans l’idolâtrie et la rébellion ; elle avait adopté l’islamisme, malgré elle, son élévation avait été irrégulière et factieuse, et son trône avait été cimenté par le sang le plus sacré et le plus noble de l’Arabie. Le pieux Omar, le meilleur des princes de cette race, n’avait pas trouvé son titre suffisant ; et ils n’avaient pas dans leurs vertus personnelles de quoi se justifier d’avoir violé l’ordre de la succession : les yeux ainsi que le cœur des fidèles se tournaient vers la ligne de Hashem et les parents de l’apôtre de Dieu. De ces descendants du prophète, les Fatimites étaient inconsidérés ou pusillanimes ; mais les Abbassides nourrissaient avec courage et avec prudence les espérances de leur fortune. Du fond de la Syrie, où ils menaient une vie obscure, ils firent partir en secret des agents et des missionnaires qui prêchèrent dans les provinces d’Orient leur droit héréditaire et irrévocable ; Mohammed., fils d’Ali, fils d’Abdallah, fils d’Abbas, oncle du prophète, donna audience aux députés du Khorasan, et reçut d’eux un présent de quarante mille pièces d’or. Après la mort de Mohammed, une nombreuse troupe de fidèles qui n’attendaient qu’un chef et un signal de révolte, prêta serment de fidélité à son fils Ibrahim ; le gouverneur du Khorasan continua à déplorer l’inutilité de ses avertissements et le funeste sommeil des califes de Damas, jusqu’à l’époque où il fut chassé avec tous ses adhérents de la ville et du palais de Méru, par Abu-Moslem, général des rebelles[35]. Ce faiseur de rois, qui, dit-on, appela les Abbassides à régner, fut à la fin payé comme on l’est dans les cours, d’avoir osé se rendre utile. Une naissance ignoble, peut-être étrangère, n’avait pu arrêter l’ambitieuse énergie d’Abu-Moslem. Jaloux de ses femmes, prodigue de ses richesses, de son sang et de celui des autres, il se vantait avec plaisir, et peut-être avec vérité, d’avoir donné la mort à six cent mille ennemis et telle était l’intrépide gravité de son caractère et de sa physionomie qu’excepté un jour de bataille, on ne le vit jamais sourire. Dans les couleurs qu’avaient adoptées les différents partis, la couleur verte était celle des Fatimites ; les Ommiades avalent pris la couleur blanche,  et, comme la plus opposée à celle-ci, les Abbassides avaient adopté le noir. Leurs turbans et leurs habits étaient obscurcis de cette triste couleur : deux étendards noirs portés sur des piques de neuf coudées de hauteur, paraissaient à l’avant-garde d’Abu-Moslem ; on les appelait la nuit et l’ombre, et ces noms allégoriques désignaient d’une manière obscure l’indissoluble union et la succession perpétuelle de la ligne de Hashem. De l’Indus à l’Euphrate, l’Orient fut bouleversé par les querelles de la faction des Blancs et de celle des Noirs ; les Abbassides étaient le plus souvent victorieux, mais les malheurs personnels de leur chef diminuèrent l’éclat de ces succès. La cour de Damas, s’éveillant enfin d’un long sommeil résolut d’empêcher le pèlerinage de la Mecque, qu’Ibrahim avait entrepris avec un brillant cortège pour se recommander à la fois à la faveur du prophète et à celle du peuple. Un détachement de cavalerie intercepta sa marche, se saisit de sa personne, et le malheureux Ibrahim expira dans un cachot de Harran sans avoir goûté les plaisirs de cette royauté qu’on lui avait tant promise. Saffah  et Almansor, ses deux frères cadets, échappèrent au tyran ; ils se tinrent cachés à Cufa, jusqu’à l’époque où le zèle du peuple et l’arrivée de leurs partisans de l’Orient leur permirent de se montrer au public impatient de les voir. Saffah, revêtu des ornements du califat, des couleurs de sa secte ; et suivi d’une pompe religieuse et militaire, se rendit à la mosquée. Il monta en chaire, fit la prière et un sermon en qualité de successeur légitime de Mahomet ; et, après son départ, ses alliés reçurent d’un peuple affectionné le serment de fidélité. Mais c’était sur les bords du Zab, et non dans la mosquée de Cufa, que cette grande querelle devait se terminer. La faction des Flancs paraissait avoir tous les avantages ; l’autorité d’un gouvernement bien affermi, une armée de cent vingt mille soldats contre des ennemis six fois moins nombreux, la présence et le mérite du calife Merwan, le quatorzième et le dernier de la maison d’Ommiyah. Avant de monter sur le trône, il avait mérité par ses campagnes en Géorgie l’honorable surnom de l’âne de la Mésopotamie[36], et on aurait pu le compter parmi les plus grands princes, si les décrets éternels, dit Abulféda, n’avaient pas fixé cette époque pour la ruine de sa famille ; décret, ajouta-t-il, contre lequel toute la force et toute la sagesse des hommes lutteraient en vain. On comprit mal ou l’on viola les ordres de Merwan ; le retour de son cheval, que des besoins l’avaient obligé de quitter pour un moment, fit croire qu’il était mort ; et Abdallah, oncle de son compétiteur, sut diriger habilement l’enthousiasme des escadrons noirs. Après une défaite irréparable, le calife se sauva vers Mosul mais le drapeau des Abbassides flottait déjà sur le rempart ; alors il repassa le Tigre, jeta un regard de douleur sur son palais de Harran, traversa l’Euphrate, abandonna les fortifications de Damas, et sans s’arrêter dans la Palestine, prit son dernier camp à Busir, sur les rives du Nil[37]. Sa faite était pressée par l’infatigable Abdallah, qui en le poursuivant, augmentait chaque jour de force et de réputation. Les restes de la faction des Blancs furent définitivement vaincus en Égypte, et le coup de lance qui termina la vie et les inquiétudes de Merwan, lui parut peut-être aussi favorable qu’il était à son vainqueur. L’impitoyable vigilance du prince triomphant extirpa les branches les plus éloignées de la maison rivale. On dispersa leurs ossements ; on chargea leur mémoire d’imprécations, et le martyre de Hosein fût amplement vengé sur la postérité de ses tyrans. Quatre-vingts des Ommiades, qui s’étaient rendus sur la parole de leurs ennemis, ou comptaient sur leur clémence, furent invités à un festin qui se donnait à Damas : ils furent massacrés indistinctement en dépit des lois de l’hospitalité : on dressa la table sur leurs corps, et les gémissements de leur agonie augmentèrent la bonne humeur des convives. L’issue de la guerre civile établit solidement la dynastie des Abbassides ; mais les chrétiens furent les seuls qui dussent triompher du résultat de ces haines et des pertes qu’avaient éprouvées les disciples de Mahomet[38].

Cependant si les suites de cette révolution n’eussent pas porté atteinte à la force et à l’unité de l’empire des Sarrasins une génération aurait suffi pour remplacer tous les musulmans qu’avait moissonnés la guerre civile. Dans la proscription des Ommiades, Abdalrahman, jeune Arabe du sang royal, avait échappé seul à la fureur de ses ennemis : on le poursuivit des rives de l’Euphrate aux vallées du mont Atlas. Son arrivée dans le voisinage de l’Espagne ranima le zèle de la faction des Blancs. Jusqu’ici les Persans s’étaient mêlés seuls de la cause des Abbassides ; l’Occident n’avait point eu de part à la guerre civile, et les serviteurs de la famille détrônée y possédaient encore, mais d’une manière précaire, leurs terres et les emplois du gouvernement. Fortement excités par la reconnaissance, l’indignation et la crainte, ils engagèrent le petit-fils du calife Hashem à monter sur le trône de ses ancêtres. Dans la situation où il se trouvait, l’extrême témérité et l’extrême prudence n’avaient guère à donner qu’un même conseil. Les acclamations du peuple saluèrent son arrivée sur la côte d’Andalousie ; et, après des efforts couronnés par le succès, Abdalrahman établit le trône de Cordoue et fut la tige des Ommiades d’Espagne, qui régnèrent plus de deux siècles et demi des bords de l’Atlantique aux montagnes des Pyrénées[39]. Il tua dans un combat un lieutenant des Abbassides, qui était venu attaquer ses possessions avec une escadre et une armée. Un audacieux émissaire alla suspendre devant le palais de la Mecque la tête d’Ala, conservée dans du sel et du camphre ; et le calife Almansor se félicita, pour sa sûreté, d’être séparé d’un si formidable adversaire par les mers et une vaste étendue de pays. Leurs nouveaux projets et leurs déclarations de guerre n’eurent aucun effet : l’Espagne, au lieu d’ouvrir une porte à la conquête de l’Europe, fut détachée du tronc de la monarchie, et engagée dans des guerres continuelles avec l’Orient, elle se montra disposée à maintenir la paix et des liaisons d’amitié avec les princes chrétiens de Constantinople et de France. L’exemple des Ommiades fut suivi par les descendants vrais ou supposes d’Ali, les Édrissites de Mauritanie et les Fatimites de l’Égypte et de l’Afrique, les plus puissants de tous. Au dixième siècle, trois califes ou commandeurs des fidèles, qui régnaient à Bagdad, à Cairoan et à Cordoue, se disputaient le trône de Mahomet ; ils s’excommuniaient les uns les autres, et n’étaient d’accord que sur ce principe de discorde, qu’un sectaire est plus odieux et plus coupable qu’un infidèle[40].

La Mecque était le patrimoine de la ligne de Hashem ; mais les Abbassides ne songèrent jamais à habiter la ville du prophète. Ils prirent en aversion Damas qui avait été la résidence des Ommiades souillée par leur sang ; et Almansor, frère et successeur de Saffah, jeta les fondements de Bagdad[41], où résidèrent pendant cinq cents ans les califes ses successeurs[42]. On plaça la nouvelle capitale sur la rive orientale du Tigre, environ quinze milles au-dessus des ruines de Modain ; on l’environna d’un double mur, de forme circulaire ; et tel fut le rapide accroissement de cette cité, qui n’est plus aujourd’hui qu’une ville de province, que huit cent mille hommes et soixante mille femmes de Bagdad et des villages voisins assistèrent aux funérailles d’un saint chéri du peuple. Dans cette cité de paix[43], au milieu des richesses de l’Orient, les Abbassides dédaignèrent bientôt la modération et la simplicité des premiers califes, et voulurent égaler la magnificence des rois de Perse. Almansor, après avoir fait tant de guerres eu élevé un si grand nombre d’édifices, laissa à peu près trente millions sterling, en or et en argent[44] ; et ses fils, soit par leurs vices, soit par leurs vertus, dissipèrent ce trésor en peu d’années. Mahadi, l’un d’entre eux dépensa six millions de dinars d’or en un seul pèlerinage à la Mecque. Ce put être par des motifs de charité et de dévotion qu’il établit des citernes et des caravansérails sur une route de sept cents milles. Mais cette troupe de chameaux chargés de neige qui marchaient à sa suite ne pouvait servir qu’à étonner les Arabes et à rafraîchir les liqueurs et les fruits qu’on servait sur la table du prince[45]. Les courtisans ne manquèrent pas sans doute de combler d’éloges la libéralité d’Almamon son petit-fils, qui, avant de descendre de cheval, distribua les quatre cinquièmes du revenu d’une province, deux millions quatre cent mille dinars d’or. Aux noces du même prince, on sema sur la tête de l’épousée mille perles de la première grosseur[46], et une loterie de terres et de maisons dispensa aux courtisans, les capricieuses frayeurs de la fortune. Au déclin de l’empire, l’éclat de la cour s’accrut au lieu de diminuer, et un ambassadeur grec eut occasion d’admirer ou de regarder en pitié la magnificence du faible Moctader. Toute l’armée du calife, tant cavalerie qu’infanterie était sous les armes, dit l’historien Abulféda, et composait un corps de cent soixante mille hommes ; les grands-officiers, ses esclaves favoris, se tenaient près de lui vêtus de la manière la plus brillante, avec des baudriers éclatants d’or et de pierreries. On voyait ensuite sept mille eunuques, parmi lesquels on en comptait quatre mille blancs, le reste noirs. Il y avait sept cents portiers ou gardes d’appartements. On voyait voguer sur le Tigre des chaloupes et des gondoles décorées de la manière la plus riche. La somptuosité n’était pas moindre dans l’intérieur du palais, orné de trente-huit mille pièces de tapisserie, parmi lesquelles douze mille cinq cents étaient de soie brodées en or ; on y trouvait vingt-deux mille tapis de pied. Le calife entretenait cent lions avec un garde pour chacun d’eux[47]. Entre autres raffinements d’un luxe merveilleux, il ne faut pas oublier un arbre d’or et d’argent qui portait dix-huit grosses branches, sur lesquelles, ainsi que sur les plus petits rameaux, on apercevait des oiseaux de toute espèce, faits ainsi que les feuilles de l’arbre, des mêmes métaux précieux. Cet arbre se balançait comme les arbres de nos bois ; et alors on entendait le ramage des différents oiseaux. C’est au milieu de tout cet appareil que l’ambassadeur grec fut conduit par le vizir au pied du trône du calife[48]. En Occident, les Ommiades d’Espagne soutenaient avec la même pompe le titre de commandeur des fidèles. Le troisième et le plus grand des Abdalrahman éleva, à trois milles de Cordoue, en l’honneur de sa sultane favorite, la ville, le palais et les jardins de Zehra. Il y employa vingt-cinq années de travail et plus de neuf millions sterling ; il fit venir de Constantinople les sculpteurs et les architectes les plus habiles de son siècle ; douze cents colonnes de marbre d’Espagne et d’Afrique, de Grèce et d’Italie, soutenaient ou décoraient ces édifices. La salle d’audience était incrustée d’or et de perles ; et des figures d’oiseaux et de quadrupèdes d’un prix infini environnaient un grand bassin placé au centre. Dans un pavillon élevé, situé au milieu des jardins, se trouvait un de ces bassins ou fontaines si délicieuses dans  les climats chauds ; mais qui, au lieu d’eau, était remplie du vif-argent le plus pur. Le sérail d’Abdalrahman, en comptant ses femmes, ses concubines et ses eunuques noirs, était composé de six mille trois cents personnes ; et lorsqu’il allait à l’armée, il était suivi de douze mille gardes à cheval portant des baudriers et des cimeterres garnis en or[49].

Dans une condition privée, la pauvreté et la subordination répriment sans cesse nos désirs ; mais, un despote dont les volontés sont aveuglément suivies, dispose de la vie et du travail de millions d’hommes toujours prêts à satisfaire sur-le-champ ses fantaisies. Une si brillante position nous éblouit, et, quels que soient les conseils de la froide raison, il en est peu parmi nous qui se refusassent opiniâtrement à essayer des plaisirs et des soins de la royauté. Il peut donc être de quelque utilité d’indiquer sur cet objet l’opinion de ce même Abdalrahman, dont la magnificence a peut-être excité notre admiration et notre envie ; et de rapporter un écrit de sa main, trouvé dans son cabinet après sa mort. J’ai maintenant régné plus de cinquante ans, toujours victorieux ou en paix ; j’étais chéri de mes sujets, redouté de mes ennemis, et respecté de mes alliés. J’ai obtenu au gré de mes désirs la richesse et les honneurs ; la puissance et le plaisir, et il semble que rien sur la terre n’a dû manquer à ma félicité. Dans cette situation, j’ai compté avec soin les jours de bonheur véritable qui ont été mon partage ; ils se montent à quatorze..... Ô homme ! ne place pas ta confiance dans ce monde[50]. Le luxe des califes, si inutile à leur bonheur privé, affaiblit la vigueur et mit des bornes à l’agrandissement de l’empire des Arabes.  Les premiers califes ne s’étaient occupés que de conquêtes temporelles et spirituelles ; et après avoir pourvu à leur dépense personnelle, qui se bornait aux nécessités de la vie, ils employaient scrupuleusement tout leur revenu à ces pieux desseins. La multitude des besoins et le défaut d’économie appauvrirent les Abbassides ; au lieu de se livrer aux grands objets de l’ambition, ils dévouaient à la recherche du faste et du plaisir leur temps, leurs sentiments et les forces de leur esprit. Des femmes et des eunuques usurpaient les récompenses dues à la valeur, et le camp royal se trouvait encombré par le luxe du palais. Les sujets du calife prenaient les mêmes mœurs. Le temps et la prospérité avaient calmé leur sévère enthousiasme ; ils cherchaient la fortune dans les travaux de l’industrie ; la gloire dans la culture des lettres, et le bonheur dans la tranquillité de la vie domestique. La guerre n’était plus la passion des Sarrasins, et l’augmentation de la solde, des largesses souvent renouvelées, ne suffisaient plus pour séduire les descendants de ces braves guerriers qui arrivaient en foule sous le drapeau d’Abubeker et d’Omar, attirés par l’espoir du butin et celui du paradis.

Sous le règne des Ommiades, les musulmans bornaient leurs études à l’interprétation du Koran et à la culture de l’éloquence et de la poésie dans leur langue naturelle. Un peuple toujours exposé aux dangers de la guerre doit estimer l’art de la médecine, ou plutôt l’art de la chirurgie ; mais les médecins arabes se plaignaient tout bas de voir l’exercice et la tempérance réduire à peu de chose le nombre des malades[51]. Les sujets des Abbassides, après leurs guerres civiles et leurs guerres domestiques, sortaient de la léthargie où s’étaient endormis les esprits. Ils employèrent le loisir qu’ils avaient acquis à satisfaire la curiosité que commençait à leur inspirer l’étude des sciences profanes. Cette étude fut d’abord encouragée par le calife Almamon, qui, outre ses connaissances sur la loi musulmane, s’était adonné avec succès à l’astronomie. Mais lorsque Almamon, le septième des Abbassides, monta sur  le trône, il accomplit les desseins de son grand-père, et appela de toutes parts les muses à sa cour. Ses ambassadeurs à Constantinople, ses agents dans l’Arménie, la Syrie et l’Égypte, rassemblèrent les écrits de la Grèce ; il les fit traduire en arabe par d’habiles interprètes, il exhorta ses sujets à des lire assidûment, et le successeur de Mahomet assista avec plaisir et avec modestie aux assemblées et aux disputes des savants. Il n’ignorait pas, dit Abulpharage, que ceux dont la vie est dévouée au perfectionnement de leurs facultés raisonnables, sont les élus de Dieu, ses meilleurs et ses plus utiles serviteurs. L’ignoble ambition des Chinois et des Turcs peut s’enorgueillir de l’industrie de leurs mains ou de leurs jouissances sensuelles ; cependant ces habiles ouvriers ne doivent considérer qu’avec une jalousie sans espoir les hexagones et les pyramides des cellules d’une ruche d’abeilles[52]. La férocité des lions et des tigres doit épouvanter des hommes braves, et dans les plaisirs de l’amour leur vigueur est bien au-dessous de celle des plus vils quadrupèdes. Les maîtres de la sagesse sont les véritables flambeaux et les législateurs du monde, qui, sans eux, retomberait dans l’ignorance et la barbarie[53]. Les princes de la maison d’Abbas qui succédèrent à Almamon eurent la même curiosité et le même zèle ; leurs rivaux, les Fatimites d’Afrique et les Ommiades d’Espagne, également commandeurs des fidèles, furent aussi, comme eux, les protecteurs des sciences : on vit dans les provinces les émirs indépendants accorder au savoir cette protection qu’ils regardaient comme un des apanages de la royauté, et leur émulation répandit de Samarcande et de Bochara à Fez et à Cordoue le goût des sciences et les récompenses qu’elles méritent. Le vizir de l’un de ces sultans donna deux cent mille pièces d’or pour bâtir à Bagdad un collège qu’il dota d’un revenu de quinze mille dinars. Il en sortit peut-être, dans différents temps, six mille disciples de toutes les classes, depuis le fils du noble jusqu’à celui de l’artisan : les pauvres élevés recevaient une somme qui suffisait à leurs besoins, et les professeurs recevaient des salaires proportionnés à leur mérite ou à leur talent. Dans toutes les villes, la curiosité des amateurs et la vanité des riches multipliaient les copies des productions de la littérature arabe. Un simple docteur se refusa aux invitations au sultan de Bochara, parce que le transport de ses livres aurait exigé quatre cents chameaux. La bibliothèque des Fatimites contenait cent mille manuscrits, d’une très belle écriture et d’une reliure magnifique, qu’on prêtait sans crainte et sans difficulté aux étudiants du Caire. Cependant ce nombre paraîtra encore bien modéré, si on veut croire que les Ommiades d’Espagne avaient formé une bibliothèque de six cent mille volumes, parmi lesquels on en comptait quarante-quatre pour le catalogue. Cordoue leur capitale, et les villes de Malaga, d’Almeria et de Murcie, donnèrent le jour à plus de trois cents auteurs ; et il y avait au moins soixante-dix bibliothèques publiques dans les villes seules du royaume d’Andalousie. Le règne de la littérature arabe s’est prolongé l’espace d’environ cinq siècles, jusqu’à la grande irruption des Mongoux, et il fut contemporain de la période la plus ténébreuse et la plus oisive des annales européennes ; mais il paraît que la littérature orientale a décliné depuis que les lumières ont paru en Occident[54].

Dans les bibliothèques des Arabes, ainsi que dans celles de l’Europe, la plus grande partie de cette énorme masse de volumes n’offrait qu’une valeur locale et un mérite imaginaire[55]. On y voyait entassés une multitude d’orateurs et de poètes, dont le style était analogue au goût et aux mœurs du pays ; d’histoires générales et particulières, auxquelles chaque génération nouvelle apportait son tribut de héros et d’événements ; de recueils et de commentaires sur la jurisprudence, qui tiraient leur autorité de la loi du prophète ; d’interprètes du Koran, et de traditions orthodoxes ; enfin toute l’armée de ces théologiens polémiques, mystiques, scolastiques et moralistes, regardés comme les derniers ou les premiers des écrivains, selon qu’on les considère de l’œil du scepticisme ou de celui de la foi. Les livres de science ou de spéculation pouvaient être partagés en quatre classes, la philosophie, les mathématiques, l’astronomie et la médecine. Les écrits des sages de la Grèce furent traduits et développés en langue arabe ; et on a retrouvé dans ces versions quelques traités dont l’original est aujourd’hui perdu[56] : les Orientaux traduisirent et ils étudièrent, entre autres, les écrits d’Aristote et de Platon, d’Euclide et d’Apollonius, de Ptolémée, d’Hippocrate et de Galien[57]. Parmi les systèmes d’idées qui ont varié avec le goût de chaque siècle, les Arabes adoptèrent la philosophie d’Aristote, également intelligible ou également obscure pour les lecteurs de tous les temps. Platon avait écrit pour les Athéniens, et l’esprit de ses allégories est uni d’une manière trop intime à la langue et à la religion de la Grèce. Après la chute de cette religion, les péripatéticiens, sortant de leur obscurité, triomphèrent dans les controverses des sectes orientales, et leur fondateur fut rendu longtemps après par les musulmans d’Espagne aux écoles latines[58]. En physique, les progrès des véritables connaissances avaient été retardés par les enseignements de l’académie et du lycée, qui avaient mis dans cette science le raisonnement à la place de l’observation. La superstition a fait trop d’usage de la métaphysique de l’esprit infini et de l’esprit fini ; mais la théorie et la pratique de la dialectique fortifient nos facultés intellectuelles ; les dix catégories d’Aristote généralisent et mettent en ordre nos idées[59], et son syllogisme est l’arme la plus tranchante de la dispute. Les écoles des Sarrasins l’employaient avec habileté ; mais comme il sert plus à découvrir l’erreur que la vérité, il ne faut pas s’étonner de voir dans la succession des temps les maîtres et les disciples tourner sans cesse dans le même cercle d’arguments. Les mathématiques ont un avantage particulier ; c’est que dans le cours des siècles elles peuvent toujours faire des progrès, sans jamais avoir de mouvement rétrograde ; mais, si je ne me trompe, les Italiens du quinzième siècle prirent la géométrie au point où elle se trouvait chez les anciens ; et quelle que soit l’étymologie du mot algèbre, les Arabes eux-mêmes attribuent modestement cette science à Diophante, l’un des géomètres de la Grèce[60]. Ils cultivèrent avec plus de succès l’astronomie, qui élève l’esprit de l’homme, et qui lui apprend à dédaigner la petite planète qu’il habite et son existence passagère. Le calife Almamon fournit les instruments dispendieux nécessaires aux observateurs : le pays des Chaldéens offrait partout un terrain également uni, et un même horizon toujours sans nuages : les mathématiciens mesurèrent avec exactitude dans les plaines de Sennaar, et une seconde fois dans celles de Cufa, un degré du grand cercle de la terre, et ils trouvèrent que la circonférence entière du globe est de vingt-quatre mille milles[61]. Depuis le règne des Abbâssides jusqu’à celui des petits-fils de Tamerlan, on observa les étoiles avec zèle, mais, sans le secours des lunettes ; et les tables astronomiques de Bagdad, d’Espagne et de Samarcande[62], corrigent quelques erreurs de détail, sans oser renoncer à l’hypothèse de Ptolémée, et sans faire un pas vers la découverte du système solaire Les vérités de la science ne pouvaient réussir dans les cours de l’Orient que par le secours de l’ignorance et de la sottise : on aurait dédaigné l’astronome, s’il n’avait pas avili sa sagesse et son honnêteté par les vaines prédictions de l’astrologie[63] ; mais les Arabes ont obtenu de justes éloges dans la science de la médecine. Mesua et Geber, Razis et Avicène, se sont élevés à la hauteur des Grecs : il y avait dans la ville de Bagdad, huit cent soixante médecins autorisés, riches de l’exercice de leur profession[64]. En Espagne on confiait la vie des princes catholiques au savoir des Sarrasins[65] ; et l’école de Salerne, fruit des lumières qu’ils avaient apportées, fit revivre les préceptes de l’art de guérir en Italie et dans le reste de l’Europe[66]. Les succès particuliers de chacun de ces médecins durent être soumis à l’influence de plusieurs causes personnelles et accidentelles ; mais on peut se former une idée plus positive de ce qu’ils savaient en général sur l’anatomie[67], la botanique[68] et la chimie[69], les trois bases de leur théorie et de leur pratique. Un respect superstitieux pour les morts bornait les Grecs et les Arabes à la dissection des singes et autres quadrupèdes. Les parties les plus solides et les plus visibles du corps humain étaient connues du temps de Galien ; mais la connaissance plus approfondie de sa construction était réservée au microscope et aux injections des artistes modernes. La botanique exige des recherches fatigantes, et les découvertes de la zone torride purent enrichir de deux mille plantes l’herbier de Dioscoride. Par rapport à la chimie, les temples et les monastères de l’Égypte pouvaient conserver la tradition de quelques lumières ; la pratique des arts et des manufactures avait appris un grand nombre de procédés utiles ; mais la science doit son origine et ses progrès au travail des Sarrasint. Les premiers ils se servirent de l’alambic pour la distillation ; et c’est d’eux que nous en est venu le nom ; ils analysèrent les substances des trois règnes ; ils observèrent les distinctions et les affinités des alkalis et des acides, et tirèrent des remèdes doux et salutaires des minéraux les plus dangereux. Cependant la transmutation des métaux et l’élixir d’immortalité furent les recherches dont la chimie arabe s’occupa le plus. Des milliers de savants virent disparaître leur fortune et leur raison dans les creusets de l’alchimie ; le mystère, la fable et la superstition s’unirent, dignes associés, pour travailler à l’accomplissement du grand œuvre.

Cependant les Musulmans s’étaient privés des plus grands avantages que donne la lecture des auteurs de la Grèce et de Rome ; je veux dire de la connaissance de l’antiquité, de la pureté de goût, et de la liberté de penser. Les Arabes, enorgueillis des richesses de leur langue, dédaignaient l’étude d’un idiome étranger. Ils choisissaient les interprètes grecs parmi les chrétiens qui leur étaient soumis ; ces interprètes faisaient leurs traductions quelquefois sur le texte original, plus souvent peut-être sur une version syriaque ; et les Sarrasins, après avoir publié dans leur langue un si grand nombre d’ouvrages sur l’astronomie, la physique et la médecine, ne paraissent pas avoir traduit un seul poète, un seul orateur, ou même un seul historien[70]. La mythologie d’Homère aurait révolté la sévérité de leur fanatisme ; ils gouvernaient dans une paresseuse ignorance les colonies des Macédoniens et les provinces de Carthage et de Rome : on ne se souvenait plus des héros de Plutarque et de Tite-Live, et l’histoire du monde, avant Mahomet, était réduite à unie courte légende sur les patriarches, les prophètes et les rois de la Perse. Les auteurs grecs et latins, qui remplissent notre éducation ont peut-être pu nous inspirer un goût trop exclusif je ne me presse pas de condamner la littérature et le jugement des nations dont j’ignore la langue. Je sais toutefois que les auteurs classiques peuvent enseigner beaucoup de choses, et je crois que les Orientaux en ont beaucoup à apprendre, ils manquent en particulier d’une sorte de dignité tempérée dans le style, de nos belles proportions de l’art, des formes de la beauté visible et intellectuelle, du talent de tracer avec justesse les caractères et les passions, d’embellir un récit ou un argument, et de dresser d’une manière régulière la fabrique de l’épopée ou du drame[71]. L’empire de la vérité et de la raison est toujours à peu près le même. Les philosophes d’Athènes et de Rome jouissaient de la liberté civile et de la liberté religieuse ; ils en soutenaient les droits avec courage. Leurs écrits sur la morale et la politique auraient relâché peu à peu les fers du despotisme oriental ; ils auraient répandu un esprit général de discussion et de tolérance en les lisant, les sages Arabes auraient pensé que leur calife pouvait bien être un tyran, et leur prophète  un imposteur[72]. L’instinct de la superstition fut alarmé même des sciences abstraites, et les docteurs de la loi les plus sévères condamnèrent l’imprudente et pernicieuse curiosité d’Almamon[73]. Il faut attribuer à la soif du martyre, aux visions du paradis, et au dogme de la prédestination, l’indomptable enthousiasme du prince et du peuple. L’épée des Sarrasins devint moins redoutable lorsque leur jeunesse passa des camps dans les collèges ; lorsque les armées des fidèles osèrent se permettre de lire et de réfléchir. Cependant la puérile vanité des Grecs s’alarma de ces études ; et ce ne fût qu’avec répugnance qu’ils communiquèrent le feu sacré aux Barbares de l’Orient[74].

Durant la sanglante lutte des Ommiades et des Abbassides, les Grecs avaient saisi une occasion de venger leurs injures et d’étendre leurs limites. Mais ils payèrent chèrement cette satisfaction sous Mohadi, troisième calife de la nouvelle dynastie, qui profita à son tour des avantages que lui offrait la faiblesse de la cour de Byzance, gouvernée par une femme et un enfant, Irène et Constantin. Une armée de quatre-vingt-quinze mille Persans et Arabes arriva des rives du Tigre au Bosphore de Thrace, sous les ordres de Haroun[75] ou Aaron, second fils du calife ; et l’impératrice, qui le vit bientôt campé en face de son palais, sur les hauteurs de Chrysopolis ou Scutari, apprit par là qu’elle avait perdu une grande partie de ses troupes et de ses provinces. Ses ministres, autorisés et avoués par elle, souscrivirent une paix ignominieuse, et les présents mutuels des deux cours ne purent déguiser la honte d’un tribut annuel de soixante-dix mille dinars d’or ; auquel l’empire romain fut obligé de se soumettre. Les Sarrasins ne s’étaient pas avancés avec assez de précaution dans une terre ennemie et éloignée de leur empire ; pour les engager à se retirer, on leur promit des guides fidèles et des vivres en abondance ; et il ne se trouva pas un seul Grec qui eut le courage d’insinuer qu’on pouvait environner, et détruire leurs troupes fatiguées, lorsqu’elles passeraient entre une montagne d’un accès très difficile et la rivière du Sangarius. Cinq années après cette expédition, Haroun monta sur le trône de son père : c’est de tous les monarques de sa famille celui qui a déployé le plus de puissance et d’énergie ; son alliance avec Charlemagne l’a rendu célèbre en Occident, et nous le connaissons dès notre enfance par le rôle qu’il joue sans cesse dans les contés arabes. Il a souillé son surnom de Raschid (le Juste), par la mort des généreux Barmécides, peut-être innocents : ce qui, au reste, n’empêchait pas qu’il ne put rendre justice à une pauvre veuve qui, pillée par ses troupes, osa citer au despote négligent un passage du Koran qui le menaçait du jugement de Dieu et de la postérité. Sa cour s’embellit de l’éclat du luxe et des sciences ; durant les vingt-trois années de son règne, il parcourut à diverses reprises les provinces de son empire depuis le Khorasan jusqu’à l’Égypte ; il fit cinq pèlerinages à la Mecque ; il envahit à huit époques différentes le territoire des Romains ; et toutes les fois que ceux-ci refusèrent de payer le tribut, ils apprirent qu’un mois de ravages leur était plus funeste qu’une année de soumission. Après la déposition et l’exil de la mère dénaturée de Constantin, son successeur Nicéphore résolut d’anéantir cette marque de servitude et de déshonneur.  Sa lettre au calife faisait allusion au jeu des échecs qui s’était déjà répandu de la Perse dans la Grèce. La reine (disait-il en parlant d’Irène) vous regardait comme une tour, et elle se croyait un pion : cette femme pusillanime avait consenti à vous payer un tribut, le double de celui qu’elle aurait dû exiger d’un peuple Barbare. Restituez donc les fruits de votre injustice, ou disposez-vous à vider cette querelle par les armes. En prononçant ces paroles, ses ambassadeurs jetèrent au pied du trône un faisceau d’épées. Le calife sourit de la menace, et tirant son redoutable sansamag, ce cimeterre si célèbre dans les annales de l’histoire et dans celles de la fable, il coupa les faibles armes des Grecs sans émousser la sienne. Il dicta ensuite cette lettre d’un laconisme effrayant. Au nom de Dieu miséricordieux, Haroun-al-Raschid, commandeur des fidèles, à Nicéphore chien de Romain. Fils d’une mère infidèle j’ai lu ta lettre. Tu n’entendras pas, ma réponse tu la verras. Il l’écrivit en caractères de sang et de feu dans les plaines de la Phrygie ; et pour arrêter la célérité guerrière des Arabes, les Grecs furent contraints de recourir à la dissimulation et à une apparente de repentir, le calife victorieux se retira, après les fatigues de la campagne, à Racca sur l’Euphrate[76], celui de ses palais qu’il aimait le plus. Mais ses ennemis le voyant, à cinq cents milles, encouragés d’ailleurs par l’inclémence de la saison, se hasardèrent à violer la paix. Ils furent étonnés de la hardiesse et de la rapidité du calife, qui, au milieu de l’hiver, repassa les neiges du mont Taurus. Nicéphore avait épuisé ses stratagèmes de négociations et de guerre, et ce Grec perfide ne sortit qu’avec trois blessures d’une bataille qui coûta la vie à quarante mille de ses sujets. Cependant il s’indigna encore une fois de la soumission ; et le calife se montra également décidé à la victoire. Haroun avait à sa solde cent trente-cinq mille soldats de troupes régulières ; et plus de trois cent mille personnes de toutes sortes entrèrent en campagne sous le drapeau noir des Abbassides. Cette armée balaya l’Asie-Mineure jusque par-delà Tyane et Ancyre, et investit Héraclée de Pont[77], jadis la capitale d’un pays florissant, et aujourd’hui une pauvre bourgade ; elle soutint à l’époque dont nous parlons, dans ses antiques murs, un siège d’un mois contre toutes les forces de l’Orient. Haroun la ruina de fond en comble ; ses guerriers y trouvèrent de grandes richesses mais s’il avait su l’histoire de la Grèce, il aurait regretté la statue d’Hercule dont tous les attributs, tels que sa massue, son arc,  son carquois et sa peau de lion, étaient en or massif. Les progrès de la dévastation sur mer et sur terre, depuis l’Euxin jusqu’à l’île de Chypre, déterminèrent Nicéphore à rétracter son orgueilleux défi. Haroun consentit à la paix mais il voulut que les ruines d’Héraclée demeurassent pour servir de leçon aux Grecs et de trophée à sa gloire, et que la monnaie du tribut portât l’image et le nom de Haroun et de ses trois fils : ce fût cependant cette pluralité de souverains qui permit aux Romains de se soustraire à leur honte[78]. Après la mort de leur père, les fils du calife se disputèrent son héritage, et celui qui l’emporta, le noble Almamon, trouva assez d’occupation dans le rétablissement de la paix domestique, et l’introduction des sciences.

Tandis qu’Almamon régnait à Bagdad et Michel le Bègue à Constantinople, les Arabes subjuguèrent les îles de Crête[79] et de Sicile. Leurs écrivains, qui ignoraient la réputation de Jupiter et de Minos, ont dédaigné la première de ces conquêtes ; mais elle n’a pas été négligée par les historiens de Byzance, qui commencent ici à jeter un peu plus de lumière sur les affaires de leur temps[80]. Une troupe de volontaires andalous, mécontents du climat et du gouvernement d’Espagne, s’en alla par mer chercher des aventures, comme ils n’avaient que dix ou vingt galères, leurs entreprises furent nommées pirateries. En qualité de sujets et de défenseurs du parti des blancs, ils se croyaient en droit d’envahir les domaines des califes noirs. Une faction rebelle les introduisit à Alexandrie[81] ; ils taillèrent en pièces amis et ennemis, pillèrent les églises et les  mosquées ; vendirent plus de six mille chrétiens, et se soutinrent dans la capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque où Almamon vint tomber sur eux à la tête de son armée. Depuis l’embouchure du Nil jusqu’à l’Hellespont, les îles et les côtes appartenant, soit aux Grecs, soit aux musulmans, furent exposés à leurs ravages. Frappés et séduits par la fertilité de la Crète, et pleins du désir de se l’approprier, ils y revinrent bientôt avec quarante galères. Les Andalous parcoururent cette île sans crainte et sans obstacle ; mais lorsqu’ils arrivèrent au rivage pour y embarquer leur butin ils virent leurs navires en proie aux flammes, et Abu-Caab, leur chef, s’avoua l’auteur de l’incendie.  Leurs clameurs l’accusèrent d’extravagance ou de perfidie. De quoi vous plaignez-vous ? leur répondit l’adroit émir. Je vous ai amenés dans une terre où coulent le lait et le miel. C’est ici votre patrie. Reposez-vous de vos fatigues, et oubliez les déserts qui vous ont donné le jour. — Et nos femmes et nos enfants ? s’écrièrent les pirates. — Vos belles captives remplaceront vos femmes, ajouta Abu-Caab, dans leurs bras vous deviendrez bientôt les pères d’une nouvelle famille. Ils n’eurent d’abord pour habitation que leur camp placé dans la baie de Suda, et environné d’un fossé et d’un rempart ; mais un moine apostat leur fit connaître dans la partie orientale, une position plus avantageuse, et le nom de Candax, qu’ils donnèrent à leur forteresse et à leur colonie, est devenu celui de l’île entière, que par corruption on a appelé Candie. Il ne restait plus que trente de ces cent villes qu’on y voyait au temps de Minos ; et une seule, à ce qu’on croit, Cydonia, eut le courage de maintenir sa liberté et de ne pas abjurer le christianisme. Les Sarrasins de la Crète ne tardèrent pas à reconstruire des vaisseaux, et les bois du mont Ida fendirent bientôt le sein des mers. Durant cent trente-huit ans d’une guerre continu contre ces audacieux corsaires, les princes de Constantinople ne cessèrent de les attaquer et de les poursuivre sans aucun fruit.

Un acte de sévérité superstitieuse occasionna la perte de la Sicile[82]. Un jeune homme qui avait enlevé une religieuse fut condamné par l’empereur à perdre la langue. Euphemius, c’était le nom du jeune homme, eut recours à la raison et à la politique des Sarrasins d’Afrique, et bientôt il revint dans son pays, revêtu de la pourpre impériale, accompagné de cent navires, de sept cents cavaliers et de dix mille fantassins. Ces troupes débarquèrent à Mazara, près des ruines de l’ancienne Selinune ; mais après quelques victoires partielles, les Grecs délivrèrent Syracuse[83] ; l’apostat fut tué durant le siège, et les Arabes se virent réduits à manger leurs chevaux. Ils furent secourus à leur tour par un puissant renfort des musulmans de l’Andalousie : la partie occidentale, la plus considérable de l’île, fut soumise peu à peu ; et les Sarrasins firent du port commode de Palerme le siége de leur puissance navale et militaire. Syracuse garda environ cinquante ans la foi qu’elle avait jurée à Jésus-Christ et à l’empereur. Lorsqu’elle fut assiégée pour la dernière fois, ses citoyens montrèrent un reste de ce courage qui avait autrefois résisté aux armes d’Athènes et de Carthage. Ils tinrent plus de vingt jours contre les béliers et les catapultes, les mines et les tortues des assiégeants ; et la place aurait pu être secourue, si les matelots de la flotte impériale n’avaient pas été employés à Constantinople à la construction d’une église en l’honneur de la vierge Marie. Le diacre Théodose, ainsi que l’évêque et tout le clergé, furent arrachés des autels, chargés de fers, amenés à Palerme, jetés dans un cachot ; et sans cesse exposés un danger d’avoir à choisir entre la mort et l’apostasie. Théodose a écrit sur sa situation un morceau pathétique et qui n’est pas dénué d’élégance : on peut le regarder comme l’épitaphe de son pays[84]. Depuis l’époque où les Romains avaient subjugué la Sicile, jusqu’à la conquête des Sarrasins, Syracuse, maintenant réduite à l’île d’Ortygie, qui forma d’abord sa première enceinte, avait insensiblement vu disparaître son éclat. Cependant elle contenait encore de grandes richesses ; les vases d’argent qu’on trouva dans la cathédrale pesaient cinq mille livres ; le butin fut évalué à un million de pièces d’or, c’est-à-dire à environ quatre cent mille livres sterling, et le nombre des captifs dût être plus considérable qu’à Tauromenium, d’où dix-sept mille chrétiens furent transportés en Afrique pour y vivre dans l’esclavage. Les vainqueurs anéantirent en Sicile la religion et la langue des Grecs ; et telle fut la docilité de la génération nouvelle, que quinze mille jeûnes garçons reçurent la circoncision le même jour que le fils du calife Fatimite. Les forces maritimes des Arabes sortirent des ports de Palerme, de Biserte et de Tunis ; ils attaquèrent et pillèrent cent cinquante villes de la Calabre et de la Campanie ; le nom des Césars ni celui des apôtres ne put défendre les faubourgs de Rome. Si l’union eût régné parmi les musulmans, ils auraient eu sanu saruraient-ea saris peine la’s peine la gloire de soumettre l’Italie à l’empire du prophète ; mais les califes de Bagdad avaient perdu leur autorité en Occident ; les Aglabites et les Fatimites avaient usurpé les provinces d’Afrique ; leurs émirs en Sicile aspiraient à l’indépendance et leurs projets de conquêtes et d’agrandissement se bornèrent à quelques incursions de pirates[85].

Au milieu des humiliations et des souffrances qui accablaient alors l’Italie, le nom de Rome réveille un auguste et douloureux souvenir. Des navires sarrasins de la côte d’Afrique osèrent remonter le Tibre, et approcher d’une ville qui, dans sa dégradation était encore respectée comme la métropole du monde chrétien. Un peuple tremblant en gardait les portes et les remparts ; mais les tombeaux et les églises de saint Pierre et de saint Paul, situés dans les faubourgs du Vatican et sur la route d’Ostie, demeuraient abandonnés à la fureur des musulmans. Leur sainteté les avait protégés contre l’avidité des Goths, des Vandales et des Lombards ; mais les Arabes dédaignaient l’Évangile et la légende, et les préceptes du Koran autorisaient et excitaient leur rapacité. Ils dépouillèrent les idoles du christianisme des offrandes dont on les avait enrichies ; ils enlevèrent de l’église de Saint-Pierre un autel d’argent et s’ils laissèrent dans leur entier les édifices et les corps des saints qu’on y avait inhumés ; il faut l’attribuer à leur précipitation plutôt qu’à leurs scrupules. Dans leurs incursions sur la voie Appienne, ils saccagèrent Fundi, et assiégèrent Gaëte ; mais ils s’éloignèrent des murs de Rome, et leur division sauva le Capitole du joug du prophète de la Mecque. Cependant le même danger menaçait toujours les Romains, et leurs forcés ne pouvaient les défendre contre un émir de l’Afrique. Ils réclamèrent la protection du roi de France, qui leur donnait alors des lois ; un détachement des Barbares battit une armée française : Rome, dans sa détresse, songeait à se remettre sous l’empire du prince qui régnait à Byzance ; mais ce projet pouvait passer pour une rébellion, et les secours qu’on pouvait en attendre étaient éloignés et précaires[86]. La mort du pape, chef spirituel et temporel de la ville, parut être un surcroît à tant de maux ; mais l’urgence de la situation écarta les formes ainsi que les intrigues ordinaires d’une défection, et la réunion des suffrages en faveur de Léon IV[87] sauva la chrétienté et la ville de Rome. Ce pontife était né Romain. Le courage des premiers âges de la république brûlait encore dans son sein, et au milieu des ruines de sa patrie il se tenait debout, comme une de ces majestueuses et inébranlables colonnes qu’on voit lever leur tête au-dessus des débris du Forum. Les premiers jours de son règne furent consacrés à la purification des reliques qui furent mises en lieu de sûreté, ensuite à des prières et des processions ; et à toutes les cérémonie, les plus solennelles de la religion, qui servirent du moins à guérir l’imagination et à relever les espérances de la multitude. On négligeait dès longtemps ce qui regardait la défense de la ville ; non que l’on comptât sur la paix, mais parce que la détresse et la misère des temps ne permettaient pas de semblables soins. Léon répara les murailles autant que ses faibles moyens et la brièveté du temps purent le permettre quinze tours furent élevées ou rebâties aux endroits qui offraient l’accès le plus facile ; deux de ces tours commandaient les deux rives du Tibre, et on tendit des chaînes sur la rivière, afin d’empêcher les navires ennemis de pouvoir la remonter. Les Romains eurent du moins quelque répit ; car ils apprirent que les Sarrasins venaient de lever le siège de Gaëte, et que les vagues avaient englouti une partie des musulmans avec leur sacrilège butin.

L’explosion de l’orage fut différée, mais ce fut pour éclatez bientôt avec plus de violence. L’Aglabite[88] qui régnait en Afrique avait hérité de son père un trésor et une armée : une escadre d’Arabes et de Maures, après un court relâche dans les ports de la Sardaigne, vint mouiller à l’embouchure du Tibre, c’est-à-dire à seize milles de Rome ; leur nombre et leur discipline semblaient annoncer non pas une incursion passagère, mais le projet bien arrêté de conquérir l’Italie. Cependant Léon s’était hâté de former une alliance avec les cités libres de Gaëte, de Nappes et d’Amalfi, vassales de l’empire grec ; à l’arrivée des Sarrasins, leurs galères se montrèrent au port d’Ostie, sous les ordres de Cæsarius, fils du duc de Naples, jeune guerrier plein de générosité et de valeur, qui avait déjà vaincu les flottes des Arabes. Il se rendit, avec ses principaux officiers au palais de Latran, sur l’invitation du pape, qui feignit adroitement de les questionner sur l’objet de leur voyage, et de recevoir avec autant de surprise que de joie le secours que lui envoyait la Providence. Le père des chrétiens se rendit à Ostie, accompagné des milices de Rome en armes ; il y fit la revue de ses libérateurs, et leur donna sa bénédiction. Les alliés baisèrent les pieds du pontife. Ils récurent la communion avec une dévotion guerrière, et Léon pria le Dieu qui avait soutenu saint Pierre et saint Paul sur les vagues de la mer, de soutenir la force des bras prêts à combattre les ennemis de son saint nom. Les musulmans, après une prière semblable à celle des chrétiens et avec un courage pareil, commencèrent l’attaque des navires chrétiens, qui gardèrent leur position avantageuse le long de la côte. La victoire penchait du côté des alliés, lorsque la gloire de la décider par leur courage leur fut enlevée par une tempête soudaine qui confondit l’habileté des marins les plus hardis. Les chrétiens se trouvaient garantis par le havre, tandis que les navires africains furent dispersés et mis en pièces parmi les rochers et les îles d’une côte ennemie. Ceux d’entre eux qui échappèrent au naufrage et à la faim, tombés au pouvoir de leurs implacables ennemis, n’en obtinrent point une clémence qu’ils ne méritaient pas. Le glaive et le gibet défirent les chrétiens d’une partie de cette dangereuse multitude de captifs ; les autres, mis à la chaîne, furent utilement employés à la réparation des édifices sacrés qu’ils avaient voulu détruire. Le pape, à la tête des citoyens et des alliés, alla se prosterner en actions de grâces devant les chasses des apôtres ; et dans le butin qu’avait produit cette victoire navale, on choisit treize arcs d’argent massif qui furent suspendus autour de l’autel du pêcheur de Galilée. Durant tout son règne, Léon IV s’occupa du soin de fortifier et d’orner la ville de Rome. Il répara et embellit les églises ; il employa huit mille marcs d’argent à remédier aux dommages qu’avait soufferts celle de Saint-Pierre ; il l’enrichit de vases d’or du poids de deux cent soixante livres, ornés des portraits du pape et de l’empereur, et entourés d’un cercle de perles ; mais le caractère de Léon reçoit moins d’honneur de cette vaine magnificence, que du soin paternel avec lequel il releva les murs de Horta et d’Amérie, et réunit dans la nouvelle ville de Léopolis, à douze milles de la côte, les habitants dispersés de Centumcellæ[89]. Ses libéralités mirent une colonie de Corses en état de s’établir, avec leurs femmes et leurs enfants, à Porto, ville située à l’embouchure du Tibre, qui tombait en ruines, et qu’il répara pour eux : les champs et les vignobles de son territoire furent partagés entre les nouveaux colons ; pour aider leurs premiers efforts, il leur donna des chevaux et du bétail ; et ces braves exilés, respirant la vengeance contre les Sarrasins jurèrent de vivre et de mourir sous l’étendard de saint Pierre. Les pèlerins de l’occident et du nord qui venaient visiter le tombeau des apôtres, avaient formé peu à peu le vaste faubourg du Vatican ; et, selon le langage du temps, on distinguait leurs habitations par le nom d’écoles des Grecs et des Goths, des Lombards et des Saxons ; mais cette respectable enceinte était toujours exposée sans défense à l’insulte des sacrilèges ; l’autorité épuisa tout son pouvoir, et la charité toutes ses aumônes, à l’environner de murs et de tours : pendant quatre années que dura ce pieux travail, on vit à toutes les heures et dans toutes les saisons l’infatigable pontife exciter les travailleurs par sa présence. Le nom de cité Léonine, qu’il donna au Vatican, laisse apercevoir l’amour de la célébrité passion généreuse mais terrestre : au reste, des actes de pénitence et d’humilité chrétienne tempérèrent l’orgueil de cette dédicace. Le pape et son clergé parcoururent nu-pieds, et sous le sac et la cendre, l’enceinte marquée pour la nouvelle ville ; les chants de triomphe, furent des psaumes et des litanies ; on répandit l’eau sainte sur les murs, et à là fin de la cérémonie, Léon pria les apôtres et l’armée des anges de maintenir l’ancienne et la nouvelle Rome, toujours pures, heureuses et imprenables[90].

L’empereur Théophile, fils de Michel le Bègue, est un des princes les plus actifs et les plus courageux qui aient occupé dans le moyen âge le trône de Constantinople. Il marcha cinq fois en personne contre les Sarrasins, dans des guerres soit offensives soit défensives ; redoutable dans l’attaque, il obtint, même par ses défaites, l’estime de ses ennemis. Dans la dernière de ses expéditions, il pénétra en Syrie, et assiégea la ville obscure de Sozopetra, où, par hasard, était né le calife Motassem, dont le père Haroun se faisait toujours accompagner, soit en paix, soit à la guerre, de celle de ses femmes et de ses concubines qu’il aimait le plus. La révolte d’un imposteur persan occupait alors les armes des Sarrasins, et il ne put qu’intercéder en faveur d’une ville pour laquelle il avait une sorte d’attachement filial. Ses sollicitations déterminèrent l’empereur à blesser son orgueil en un point si sensible. Sozopetra fut rasée ; ses habitants furent mutilés ou marqués d’une manière ignominieuse ; et les vainqueurs enlevèrent mille captives sur le territoire des environs. Parmi celles-ci se trouvait une matrone de la maison d’Abbas qui, dans son désespoir, implora le secours de Motassem : celui-ci, irrité des insultes des Grecs, crut son honneur engagé à s’en venger, et à répondre à l’appel que lui avait fait sa parente. Sous le règne des deux frères aînés, l’héritage du plus jeune s’était borné à l’Anatolie, l’Arménie,  la Géorgie et la Circassie : cette position sur les frontières avait exercé ses talents militaires ; et parmi les titres que le hasard lui avait donnés au surnom d’Octonaire[91], les huit batailles qu’il gagna sur les ennemis du Koran, ou du moins qu’il leur livra, forment sans doute le plus honorable. Dans cette querelle personnelle, les troupes de l’Irak, de la Syrie et l’Égypte, tirèrent leurs recrues des tribus de l’Arabie et des hordes turques ; sa cavalerie dut être nombreuse, bien qu’il faille diminuer quelque chose des cent trente mille chevaux que lui accordent les historiens ; et les frais de l’armement ont été évalués à quatre millions sterling ou cent mille livres d’or. Les Sarrasins se rassemblèrent à Tarse, et prirent en trois divisions la grande route de Constantinople : Motassem commandait le corps de bataille ; l’avant-garde était sous les ordres d’Abbas son fils, qui, dans l’essai de ses premières armes, pouvait triompher avec plus de gloire, ou recevoir un échec avec moins de honte, et le calife avait résolu de venger son injure par une injure pareille. Le père de Théophile était né à Amorium[92] en Phrygie : cette ville, berceau de la maison impériale, avait été distinguée par ses privilèges et ses monuments, et, quelle que fût l’opinion du peuple aux yeux du souverain et de sa cour, elle n’était guère moins précieuse que Constantinople. Le nom d’Amorium fut gravé sur les boucliers des Sarrasins, et les trois armées se réunirent de nouveau sous les murs de cette cité proscrite. Les plus sages conseillers avaient été d’avis d’évacuer la place, d’en faire sortir les habitants, et d’en abandonner les édifices à la vaine fureur des Barbares. L’empereur prit le parti plus généreux de soutenir un siège et de livrer une bataille pour défendre la patrie de ses ancêtres. Lorsque les armées s’approchèrent, le front de la ligne musulmane parut le plus hérissé de piques et de javelines ; mais de l’un et de l’autre côté l’issue du combat ne fut point glorieuse pour les troupes nationales. Les Arabes furent enfoncés ; mais ce fut par les épées de trente mille Persans qui avaient obtenu du service et un établissement dans l’empire grec. Les Grecs furent repoussés et vaincus, mais ce fut par les flèches de la cavalerie turque ; et si une pluie qui tomba le soir n’eût pas mouillé et relâché les cordes de ses arcs, l’empereur aurait pu à peine s’échapper avec un très petit nombre de chrétiens. L’armée vaincue s’arrêta à Dorylée, ville située à trois journées du champ de bataille. Théophile, en faisant la revue de ses escadrons tremblants, ne put qu’excuser sa faute et celle de ses sujets. Après cette découverte de sa faiblesse, ce fut en vain qu’il espéra sauver Amorium : l’inexorable calife rejeta avec dédain ses prières et ses promesses ; il retint même ses ambassadeurs pour les rendre témoins de sa vengeance : il s’en fallut peu qu’ils ne fussent témoins de sa honte. Un gouverneur fidèle, une garnison composée de vétérans, et un peuple désespéré, soutinrent durant cinquante cinq jours les vigoureux assauts des musulmans, et les Sarrasins auraient été réduits à lever le siège, si un traître ne leur eût indiqué la partie la plus faible des murailles, facile à reconnaître par la représentation d’un lion et d’un taureau qui se trouvaient placés en cet endroit. Motassem accomplit son vœu dans toute sa rigueur. Fatigué du carnage sans en être rassasié, il retourna au palais de Samara, qu’il venait de bâtir aux environs de Bagdad, tandis que l’infortuné[93] Théophile implorait le secours tardif et incertain de son rival l’empereur des Francs. Cependant soixante-dix mille musulmans avaient perdu la vie au siége d’Amorium ; ils avaient été vengés par le massacre de trente mille chrétiens, et par les cruautés exercées envers un égal nombre de captifs qui furent traités comme les plus atroces criminels. La nécessité obligea quelquefois les deux partis à consentir à l’échange et à la rançon des prisonniers[94] ; mais dans cette lutte nationale et religieuse des deux empires, la paix était sans confiance et la guerre sans quartier ; rarement l’accordait-on sur le champ de bataille : ceux qui échappaient à la mort étaient réservés à un esclavage sans espoir ou bien à d’affreuses tortures ; et un empereur catholique raconte avec joie l’exécution des Sarrasins de la Crète, qu’on écorcha vifs ou qu’on plongea dans des chaudières d’huile bouillante[95]. Motassem avait sacrifié au point d’honneur une ville florissante, deux cent mille hommes et plusieurs millions. Le même calife descendit de cheval, et salit sa robe pour secourir un vieillard décrépit qui était tombé avec son âne dans un fossé rempli de boue. A laquelle de ces deux actions songea-t-il avec le plus de plaisir lorsqu’il fut appelé par l’ange de la mort[96] ?

Avec Motassem, le huitième des Abbassides, disparut la gloire de sa famille et de sa nation. Lorsque les vainqueurs arabes se furent répandus en Orient, lorsqu’ils se furent mêlés avec les troupes serviles de la Perse, de la Syrie et de l’Égypte, ils perdirent peu à peu l’énergie et les vertus guerrières du désert. Le courage des pays du midi est une production artificielle de la discipline et du préjugé. L’activité du fanatisme avait diminué, et les troupes du calife, devenues mercenaires, se recrutèrent dans le nord, où se trouve la valeur naturelle, production vigoureuse et spontanée de ces climats. On prenait à la guerre ou l’on achetait des Turcs[97] qui vivaient au-delà de l’Oxus et du Jaxarte, de robustes jeunes gens qu’on élevait dans l’art des combats et dans la foi musulmane. Ces Turcs, devenus les gardes du calife, environnaient le trône de leur bienfaiteur, et leurs chefs usurpèrent bientôt l’empire du palais et des provinces. Motassem donna le premier ce dangereux exemple ; il appela plus de cinquante mille Turcs dans la capitale : leur licence excita l’indignation publique, et les querelles des soldats et du peuple déterminèrent le calife à s’éloigner de Bagdad, et à établir sa résidence et le camp de ses Barbares favoris à Sumara, sur le Tigre à environ douze lieues au-dessus de la cité de Paix[98]. Motawakkel, son fils, fut un tyran soupçonneux et cruel. Détesté de ses sujets, il eut recours à la fidélité des gardes turques : ces étrangers ambitieux et effrayés de la haine qu’ils inspiraient, se laissèrent séduire par les avantages que leur promettait une révolution. A l’instigation de son fils, ou du moins pour lui donner la couronne, ils se précipitèrent à l’heure du souper dans l’appartement du calife, et le coupèrent en sept morceaux avec les mêmes glaives qu’il venait de leur donner, pour défendre sa vie et son trône. Mostanser fut porté en triomphe sur ce trône encore dégouttant du sang de son père. Mais durant les six mois de son règne, il n’éprouva que les angoisses d’une conscience criminelle. Si, comme on le dit, il versa des larmes à la vue d’une ancienne tapisserie qui représentait le crime et le châtiment du fils de Chosroès, si le chagrin et le remords abrégèrent en effet sa vie, nous pouvons nous permettre quelque compassion pour un parricide qui, au moment de sa mort, s’écriait qu’il avait perdu le bonheur de ce monde et celui de la vie future. Après cet acte de trahison, les mercenaires étrangers donnèrent et reprirent le vêtement et le bâton de Mahomet, qui étaient encore les emblèmes de la royauté ; et dans l’espace de quatre ans, ils créèrent, déposèrent et assassinèrent trois califes. Toutes les fois que les Turcs étaient agités par la crainte, la rage et la cupidité, ils saisissaient le calife par les pieds ; après l’avoir traîné hors du palais ; ils l’exposaient nu à un soleil brûlant ; ils le frappaient avec des massues de fer, et le forçaient à acheter de son abdication quelques moments de retard à une destinée inévitable[99]. A la fin cette tempête se calma ou prit  un autre cours, les Abbassides retournèrent à Bagdad, qui leur offrait un séjour moins orageux, une main plus ferme et plus habile réprima l’insolence des Turcs ; ces troupes redoutables furent divisées ou détruites par les guerres étrangères. Mais les nations de l’Orient s’étaient accoutumées à fouler aux pieds les successeurs du prophète ; et c’est en diminuant leur force et en relâchant la discipline que les califes obtinrent la paix dans l’intérieur de leurs États. Les funestes effets du despotisme militaire sont si uniformes, qu’il semble que je répète ici l’histoire des gardes prétoriennes[100].

Tandis que les affaires, les plaisirs et les lumières du temps, amortissaient le fanatisme, sa flamme se conservait tout entière dans le cœur d’un petit nombre d’élus qui voulaient régner dans ce monde ou dans l’autre. Vainement l’apôtre de la Mecque avait eu soin de répéter mille et mille fois qu’il serait le dernier des prophètes. L’ambition, ou, si on peut profaner ce mot, la raison du fanatisme pouvait se flatter qu’après les missions successives d’Adam de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Jésus et de Mahomet, le même Dieu révèlerait dans la plénitude des temps une loi toujours plus parfaite et plus durable. L’an 277 de l’hégire, un prédicateur arabe, nommé Carmath, prit aux environs de Cufa les titres pompeux et inintelligibles de Guide, de Directeur, de Démonstration, de Verbe, de Saint-Esprit, de Chameau, de Héraut du Messie, qui avait, disait-il, conversé avec lui sous la forme humaine, et enfin de Représentant de Mahomet, fils d’Ali, de Représentant de saint Jean-Baptiste et de l’ange Gabriel. Il publia un volume mystique où il donna aux préceptes du Koran un sens moins matériel ; il relâcha les lois sur les ablutions, les jeûnes et le pèlerinage ; il permit l’usage du vin, des nourritures défendues ; et pour maintenir la ferveur de ses disciples, il leur imposa l’obligation de faire cinquante prières par jour. L’oisiveté et l’effervescence de la troupe rustique qui s’attacha au nouveau prophète, attirèrent l’attention des magistrats de Cufa ; une timide persécution étendit les progrès de la secte ; mais le nom de Carmath ne fut que plus révéré quand sa personne eut quitté le monde. Ses douze apôtres se dispersèrent parmi les Bédouins, race d’hommes, dit Abulféda, également dénuée de raison et de religion ; et leur succès semblait menacer l’Arabie d’une nouvelle révolution. Les Carmathiens étaient bien disposés à la révolte, puisqu’ils méconnaissaient les titres de la maison d’Abbas, et qu’ils abhorraient la pompe mondaine des califes de Bagdad. Ils étaient susceptibles de discipline, puisqu’ils avaient juré une soumission aveugle et absolue à leur iman, que la voix de Dieu et celle du peuple appelaient aux fonctions prophétiques. Au lieu des dîmes fixées par la loi, il leur demanda le cinquième de leur propriété et de leur butin ; les actions les plus criminelles n’étaient que le type de la désobéissance, et le serment du secret unissait les rebelles et les dérobait aux recherches. Après une sanglante bataille, ils se rendirent maîtres de la province de Bahrein, située le long du golfe Persique : les tribus d’une vaste étendue du désert furent soumises au sceptre ou plutôt au glaive d’Abu-Said et d’Abu-Taher son fils ; et ces rebelles imans purent mettre cent sept mille fanatiques en campagne. Les mercenaires du calife furent épouvantés à l’approche d’un ennemi qui ne demandait et qui ne donnait point de quartier ; la différence de force et de patience, qu’on remarquait entre les deux armées annonce le changement que trois siècles de prospérité avaient produit dans le caractère des Arabes. De pareilles troupes étaient battues dans tous les combats ; les villes de Racca et de Baalbek, de Cufa et de Bassora, furent prises et saccagées ; la consternation régnait à Bagdad, et le calife tremblait derrière les voiles de son palais. Abu-Taher fit une incursion au-delà du Tigre, et arriva jusqu’aux portes de la capitale, n’ayant que cinq cents chevaux à sa suite. Moctader avait ordonné qu’on brisât les ponts, et le calife attendait, à chaque moment, la personne ou la tête du rebelle. Son lieutenant, soit crainte, soit pitié, instruisit Abu-Taher de son danger, et lui recommanda de s’enfuir à la hâte : Votre maître, dit au messager l’intrépide Carmathien, est à la tête de trente mille soldats ; il n’a’ pas dans son armée trois hommes comme ceux-ci. Se tournant en même temps vers trois de ses compagnons, il ordonna au premier de se plonger un poignard dans le sein ; au second de se précipiter dans le Tigre, et au troisième de se jeter dans un précipice. Ils obéirent sans murmurer. Racontez ce que vous avez vu, ajouta l’imam ; avant la nuit, vôtre général sera enchaîné parmi mes chiens. Avant la nuit, en effet, le camp fut surpris et la menace exécutée. Les rapines des Carmathiens étaient sanctifiées par l’aversion que leur inspirait le culte de la Mecque ; ils dépouillèrent une caravane de pèlerins, et vingt mille dévots musulmans furent abandonnés au milieu des sables brûlants du désert pour y périr de faim et de soif. Une autre année, ils laissèrent les pèlerins continuer leur marche sans interruption ; mais au milieu des solennités que célébrait la piété des fidèles, Abu-Taher prit d’assaut la cité sainte et foula aux pieds les objets les plus respectables de la foi des musulmans. Ses soldats passèrent au fil de l’épée cinquante mille citoyens ou étrangers, souillèrent l’enceinte du temple en y enterrant trois mille morts ; le puits de Zemzem fût rempli de sang ; on enleva la gouttière d’or ; les sectaires impies se partagèrent le voile de la Caaba, et portèrent en triomphe dans leur capitale la pierre noire qui était le premier monument de la nation. Après tant de sacrilèges et tant de cruautés, ils continuèrent à infester les frontières de l’Irak, de la Syrie et de l’Égypte ; mais le principe vital du fanatisme s’était desséché dans la racine. Par scrupule ou par cupidité, ils rouvrirent aux pèlerins la route de la Mecque ; ils rendirent la pierre noire de la Caaba. : il est inutile d’indiquer les factions qui les divisèrent ou les armes qui les anéantirent. La secte des Carmathiens peut être envisagée comme la seconde des causes visibles qui contribuèrent à la décadence et à la chute de l’empire des califes[101].

La pesanteur et l’étendue de l’empire lui-même furent la troisième cause de sa destruction, et celle qui s’offre au premier coup d’œil. Le calife Almamon se vantait d’avoir plus de facilité à conduire l’Orient et l’Occident qu’à bien gouverner les pièces d’un échiquier de deux pieds carrés[102] ; mais je présume qu’il fit dans l’un et l’autre de ces jeux beaucoup de fautes dangereuses, et j’observe que dans les provinces éloignées, l’autorité du premier et du plus puissant des Abbassides avait déjà perdu quelque chose. L’uniformité des moyens qu’emploie le despotisme revêt chaque représentant, dans sa partie, de toute la dignité du prince ; la division et la balance des  pouvoirs durent relâcher l’habitude de l’obéissance, et encourager les sujets, jusqu’alors passifs dans leur soumission, à rechercher l’origine et les devoirs du gouvernement civil. Celui qui est né sous la pourpre est rarement digne du trône ; mais l’élévation d’un simple citoyen, quelquefois, même d’un paysan ou d’un esclave, donne généralement une haute opinion de son courage et de sa capacité. Le vice-roi d’un pays éloigné cherche à s’approprier le dépôt précaire confié à ses soins et à le transmettre à ses descendants ; les peuples aiment à voir leur souverain au milieu d’eux ; et les trésors, les armées dont il dispose, deviennent tout à la fois l’objet et l’instrument de son ambition. Tant que les lieutenants du calife se contentèrent du titre de vice-roi, tant qu’ils crurent devoir solliciter pour eux ou pour leur fils le renouvellement des pouvoirs qu’ils avaient reçus de l’empereur, tant que sur les monnaies et dans les prières publiques ils conservèrent le nom et les titres du commandeur des fidèles, on s’aperçut à peine que l’autorité avait changé de  mains. Mais, dans le long exercice d’un pouvoir héréditaire, ils prirent l’orgueil et les attributs de la royauté : la paix ou la guerre, les récompenses ou les châtiments, dépendaient de leur seule volonté, et les revenus de leur gouvernement n’étaient plus employés que pour le service du pays ou pour soutenir la magnificence du gouverneur ; au lieu de contributions effectives en hommes et en argent, les successeurs du prophète en reçurent, comme un témoignage de soumission propre seulement à flatter leur orgueil, un éléphant, une volée de faucons, un assortiment de tapisseries de soie ou quelques livres de musc et d’ambre[103].

Après que l’Espagne se fut affranchie du joug temporel et spirituel des Abbassides on vit éclater dans la province d’Afrique les premiers symptômes de la désobéissance. Ibrahim, fils d’Aglab, lieutenant du vigilant et sévère Haroun, légua son nom et son pouvoir à la dynastie des Aglabites. Par indolence ou par politique, les califes dissimulèrent cet outrage et cette perte, et ils se bornèrent à employer le poison contre le chef de la maison des Édrisites[104], qui fonda le royaume et la ville de Fez sur les rives de la mer occidentale[105]. En Orient’, la première dynastie fixa celle des Tahérites[106], descendants du brave Taher, qui dans les guerres civiles des fils de Haroun, avait servi avec trop de zèle et de succès la cause d’Almamon, le plus jeune de tous. On l’envoya dans un honorable exil commander sur les rives de l’Oxus ; et l’indépendance de ses successeurs, qui gouvernèrent en maîtres le Khorasan jusqu’à la quatrième génération, fut couverte par la modestie de leur conduite, le bonheur de leurs sujets et la sécurité où ils surent maintenir leur frontière. Ils furent supplantés par un de ces aventuriers si communs dans les annales de l’Orient, qui avait abandonné la profession de chaudronnier (d’où vient le nom de Soffarides) pour le métier de voleur. Il se nommait Jacob, et il était fils de Leith ; il s’introduisit une nuit dans le trésor du prince de Sistan : mais ayant rencontré un morceau de sel qui le fit tomber, il le porta imprudemment à sa langue pour savoir ce que c’était. Le sel, parmi les Orientaux, est le symbole de l’hospitalité, et le pieux voleur se retira tout de suite sans rien prendre et sans faire de dégât. Ce fait si honorable pour Jacob, ayant été découvert, lui mérita son pardon et la confiance du prince. Il commanda d’abord l’armée de son bienfaiteur, combattit ensuite pote son propre compte ; il subjugua la Perse et menaça la résidence des Abbassides. Il marchait vers Bagdad lorsqu’il fut arrêté par la fièvre. L’ambassadeur du calife demanda une audience ; Jacob le manda au chevet de son lit : il avait à côté de lui, sur une table, un cimeterre nu, une croûte de pain noir et une botte d’ognons. Si je meurs, dit-il, votre maître n’aura plus de crainte ; si je vis, ce glaive décidera notre querelle ; si je suis vaincu, je reprendrai sans peine la vie frugale de ma jeunesse. De la hauteur où il s’était élevé, la chute ne pouvait être si douce et si paisible : sa mort, venue à temps, assura son repos ainsi que celui du calife, qui obtint, par d’immenses concessions, que son frère Amrou retournât dans les parais de Shiraz et d’Ispaban. Les Abbassides étaient trop faibles pour combattre, et trop orgueilleux pour pardonner ; ils appelèrent à leur secours la puissante dynastie des Samanides, qui passèrent l’Oxus  à la tête de dix mille cavaliers, si pauvres, que leurs étriers étaient en bois ; si braves, qu’ils vainquirent l’armée des Soffarides, huit fois plus nombreuse que la leur. Amrou, fait prisonnier, fut envoyé chargé de fers à la cour de Bagdad, présent agréable à lui offrir ; et le vainqueur s’étant contenté de la possession héréditaire de la Transoxiane et du Khorasan, les royaumes de la Perse repassèrent pour quelque temps sous l’autorité des califes. Les provinces de la Syrie et de l’Egypte furent démembrées deux fois par des esclaves noirs de la race de Toulun et de celle d’Ikshides[107]. Ces Barbares, qui avaient adopté la religion et les mœurs des musulmans, s’élevèrent du milieu des factions sanglantes du palais au gouvernement d’une province, puis à une autorité indépendante ; ils rendirent leurs noms célèbres et redoutables parmi leurs contemporains ; mais les fondateurs de ces deux puissantes dynasties confessèrent, soit par leurs paroles, soit par leurs actions, la vanité de l’ambition humaine. Au moment de rendre le dernier soupir, le premier implora la miséricorde de Dieu envers un pécheur qui avait ignoré les bornes de son propre pouvoir ; le second, environné de quatre cent mille soldats et de huit mille esclaves, cachait à tous les yeux la chambre où il essayait de dormir. Leurs fils furent élevés dans les vices des rois, et les Abbassides recouvrèrent la Syrie et l’Égypte qu’ils possédèrent encore trente ans. Dans le déclin de leur empire, les princes arabes de la tribu de Hamadan s’emparèrent de la Mésopotamie et des villes importantes de Mosul et d’Alep. En vain les poètes de la cour des Hamadanites répétaient sans rougir que la nature avait fait leur visage sur le modèle de la beauté, quelle avait formé leur langue pour l’éloquence, et leurs mains pour la liberté et la valeur ; l’histoire de leur élévation et de leur règne ne nous offre qu’une suite de perfidies, de meurtres et de parricides. A cette même époque, fatale pour les Abbassides, la dynastie des Bowides usurpa de nouveau le royaume de Perse. Cette révolution fut opérée par le glaive de trois frères, qui, sous différents noms, s’intitulaient les soutiens et les colonnes de l’État, et qui de la mer Caspienne à l’Océan ne voulurent souffrir d’autres tyrans qu’eux-mêmes. La langue et le génie de la Perse se ranimèrent sous leur domination ; et trois cent quatre ans après la mort de Mahomet, les Arabes perdirent le sceptre de l’Orient.

Rahdi, le vingtième des Abbassides et le trente-neuvième des successeurs de Mahomet, fut le dernier qui mérita le titre de commandeur des fidèles[108], le dernier (dit Abulféda) qui ait parlé au peuple et conversé avec les savants, le dernier qui dans la dépense de sa maison ait déployé la richesse et la magnificence des anciens califes. Après lui, les maîtres de l’Orient furent réduits à la plus abjecte misère ; ils se virent exposé aux outrages et aux coups réservés aux esclaves eux-mêmes. La révolte des provinces borna leur domaine à l’enceinte de Bagdad ; mais cette capitale renfermait toujours une multitude innombrable de sujets enorgueillis de leur fortune passée, mécontents de la position où ils se trouvaient alors, et accablés par les exactions d’un trésor autrefois enrichi des dépouilles et des tributs des nations. Les factions et la controverse occupaient leur oisiveté. Les rigides sectateurs de Hanbal[109] attentèrent, sous le masque de la piété, aux plaisirs de la vie domestique ; ils pénétrèrent de force dans les maisons des plébéiens et des princes, répandirent le vin qui s’offrit à leurs regards, battirent les musiciens et brisèrent leurs instruments, déshonorèrent par des soupçons infâmes tous ceux qui vivaient avec des jeunes gens d’une belle figure. De deux personnes réunies dans la même profession, il s’en trouvait généralement une pour et l’autre contre Ali, et les Abbassides furent enfin éveillés par les clameurs des sectaires qui contestaient leurs titres et maudissaient les  fondateurs  de cette dynastie. La force militaire pouvait seule réprimer un peuple turbulent ; mais qui pouvait satisfaire la cupidité des mercenaires ou maintenir leur discipline. Les Africains et les Turcs changés de la garde du calife s’attaquèrent mutuellement et les émirs d’Omra[110] emprisonnèrent ou déposèrent leur souverain, et profanèrent la mosquée et le harem. Si les califes se réfugiaient dans le camp ou à la cour d’un prince voisin, ils ne faisaient que changer de servitude ; le désespoir les détermina enfin à appeler les Bowides, sultans de la Perse, dont les armes irrésistibles réduisirent au silence les factions de Bagdad. Moezaldowlat, le second des trois frères Bowides, s’arrogea le pouvoir civil et le pouvoir militaire, et sa générosité voulut bien assigner soixante mille livres sterling pour les dépensés particulières du commandeur des fidèles ; mais quarante jours après la révolution, au milieu d’une audience donnée aux ambassadeurs du Khorasan, et sous les yeux d’une multitude effrayée, les Dilémites, par ordre du prince étranger, arrachèrent le calife de son trône et le traînèrent dans un cachot. On pilla son palais, on lui creva les yeux ; et telle fut l’ambition des Abbassides, qu’ils ne craignirent pas d’aspirer encore à une couronne si dangereuse et si avilie. Les voluptueux califes retrouvèrent à l’école de l’adversité les vertus austères et frugales des premiers temps de leur religion. Dépouillés de leur armure et de leur robe de soie, ils jeûnaient, ils priaient, ils étudiaient le Koran et la tradition des sonnites ; ils remplissaient avec zèle et d’une manière éclairée les fonctions de leur dignité ecclésiastique. Les notions respectaient toujours en eux les successeurs de l’apôtre, les oracles de la loi ou de la conscience des fidèles ; la faiblesse et la division de leurs tyrans leur rendirent quelquefois la souveraineté de Bagdad. Mais leur malheur s’était accru du triomphe des Fatimites, descendants vrais ou faux d’Ali : ces rivaux fortunés, vents des extrémités de l’Afrique, avaient anéanti en Égypte et en Syrie l’autorité spirituelle et temporelle des Abbassides, et le monarque du Nil insultait l’humble pontife des bords du Tigre.

Au déclin de l’empire des califes, durant le siècle qui s’écoula, après la guerre de Théophile et de Motassem, les hostilités des deux nations se bornèrent à quelques incursions par terre et par mer, effets de leur voisinage et de leur haine irréconciliable ; mais les agitations convulsives qui déchirèrent l’Orient tirèrent les Grecs de leur léthargie, en leur offrant l’espérance de la victoire et de la vengeance. L’empire de Byzance, depuis l’avènement de la race de Basile, s’était maintenu en paix et sans perdre de sa dignité ; il pouvait attaquer avec la totalité de ses forces de petits émirs dont les États se trouvaient en même temps attaqués ou menacés d’un autre côté par d’autres musulmans. Les sujets de Nicéphore Phocas ; prince aussi renommé à la guerre que détesté du peuple, lui donnèrent, dans leurs acclamations, les titres emphatiques d’Étoile du matin et de Mort des Sarrasins[111]. Dans son emploi de grand domestique ou de général de l’Orient, il réduisit l’île de Crète, et anéantit ce repaire de pirates qui depuis, si longtemps bravait impunément la majesté de l’empire[112]. Il développa ses talents dans cette entreprise où les Grecs avaient si souvent trouvé leur honte et leur perte. Il fit débarquer ses troupes au moyen de ponts solides et unis qu’il jetait de ses navires sur la côte. Ce débarquement répandit la terreur parmi les Sarrasins. Le siége de Candie dura sept mois, les naturels de la Crète se défendirent avec un courage désespéré, soutenu par les fréquents secours qu’ils recevaient de leurs frères d’Afrique et d’Espagne ; et lorsque l’armée des Grecs eut emporté la muraille et le double fossé, ils se battirent encore dans les rues et les maisons de la ville. La prise de la capitale entraîna la soumission de l’île entière, et les vaincus reçurent sans résistance le baptême offert par le vainqueur[113]. On donna à Constantinople le spectacle d’un triomphe : la capitale applaudit à cette cérémonie depuis longtemps oubliée, et le diadème impérial devint la seule récompense capable de payer les services ou de satisfaire l’ambition de Nicéphore.

Après la mort de Romanus le jeune, quatrième descendant de Basile en ligne directe, sa veuve Théophanie épousa successivement les deux héros de son siècle, Nicéphore Phocas et Jean Zimiscès, l’assassin de ce dernier. Ils régnèrent en qualité de tuteurs et de collègues de ses enfants, qui étaient en bas âge, et les douze années où ils commandèrent l’armée des Grecs forment la plus belle époque des annales de Byzance. Les sujets et les alliés qu’ils menèrent à la guerre présentaient, du moins dans l’opinion de l’ennemi, deux cent mille hommes, dont trente mille étaient armés de cuirassés[114] ; quatre mille mulets suivaient leur marche, et une enceinte de piques de fer défendait le camp qu’ils formaient chaque nuit. Dans une longue suite de combats sanglants et sans résultat ; l’historien ne peut voir qu’une anticipation de ces lois de destruction, qu’accomplirait quelques années plus tard le cours ordinaire de la nature : je suivrai donc en peu de mots les conquêtes des deux empereurs, depuis les collines de la Cappadoce jusqu’au désert de Bagdad. Les sièges de Mopsueste et de Tarse en Cilicie exercèrent d’abord l’habileté et la persévérance de leurs soldats, auxquels, je ne craindrai pas de donner ici le nom de Romains. Deux cent mille musulmans étaient prédestinés à .trouver la mort ou l’esclavage[115] dans-la ville de Mopsueste, divisée en deux parties par la rivière de Sarus. Cette population paraît si considérable, qu’on doit supposer qu’elle comprenait au moins celle des districts qui dépendaient de Mopsueste. Cette ville fut prise d’assaut, mais Tarse fut lentement réduite par la famine. Les Sarrasins ne se furent pas plus tôt rendus à l’honorable capitulation qui leur était offerte, qu’ils eurent la douleur d’apercevoir au loin les navires de l’Égypte qui venaient inutilement à leur secours. On les renvoya avec un sauf-conduit aux frontières de la Syrie ; les anciens chrétiens avaient vécu en paix sous leur domination, et le vide que laissa leur départ fut bientôt rempli par une nouvelle colonie ; mais on fit de la mosquée une écurie ; on livra aux flammes la chaire des docteurs de l’islamisme ; on réserva pour l’empereur un grand nombre de croix enrichies d’or et de pierreries, dépouilles des églises de l’Asie, qui purent également satisfaire où sa piété ou son avidité ; et il fit enlever les portes de Mopsueste et de Tarse, qu’on incrusta dans les murs de Constantinople ; pour servir à jamais de monument de sa victoire. Les deux princes romains, après s’être rendus  maîtres et assurés des défilés du mont Aman, se portèrent à plusieurs reprises dans le centre de la Syrie ; mais, au lieu d’attaquer les murs d’Antioche, l’humanité ou la superstition de Nicéphore sembla respecter l’ancienne métropole de l’Orient ; il se contenta d’établir une ligne de circonvallation autour de la place ; il laissa une armée sous ses murs, et il recommanda à son lieutenant d’attendre avec tranquillité le retour du printemps : mais au milieu de l’hiver, durant une nuit obscure et pluvieuse, un officier subalterne s’approcha des remparts à la tête de trois cents soldats ; il appliqua ses échelles, s’empara de deux tours, tint ferme contre la foule des ennemis qui le pressaient de tous côtés, jusqu’au moment où son chef se décida malgré lui à le seconder. La ville fut livrée d’abord au meurtre et au pillage ; ensuite on y rétablit le règne de César et celui de Jésus-Christ ; et ce fut en vain que cent mille Sarrasins des armées de Syrie, et des flottes de l’Afrique, vinrent se consumer en efforts sous les murs de cette place. La cité royale d’Alep était soumise à Seifeddowlat, de la dynastie de Hamadan, qui ternit sa gloire par la précipitation avec laquelle il abandonna son royaume et sa capitale. Dans le magnifique palais qu’il habitait hors des murs d’Alep, les Romains, pleins de joie, trouvèrent tin arsenal bien fourni, une écurie de quatorze cents mulets, et trois cents sacs d’or et d’argent ; mais les murs de la place résistèrent à leurs béliers et les assiégeants allèrent camper sur la montagne de Jauslian, située dans le voisinage. Leur retraite envenima les dissensions qui s’étaient élevées entre les habitants de la ville et les mercenaires ; ils abandonnèrent les portes et les remparts, et tandis qu’ils se chargeaient avec fureur dans la place du marché, ils furent surpris et écrasés par leur ennemi commun. On passa au fil de l’épée tous les hommes faits, et on emmena captifs dix mille jeunes gens. Le butin fut si considérable, que les vainqueurs n’eurent pas assez de bêtes de somme pour le transporter : on brûla ce qui en restait, et après dix jours consacrés à la licence, les Romains sortirent de cette ville dépouillée et sanglante. Dans leurs incursions en Syrie, ils ordonnèrent aux cultivateurs d’ensemencer les terres, afin qu’à la saison prochaine l’armée y trouvât des subsistances. Ils soumirent plus de cent villes ; et en expiation des sacrilèges commis par les disciples de Mahomet, dix-huit chaires des principales mosquées furent livrées aux flammes. La liste de leurs conquêtes réveille pour un moment le souvenir des noms classiques d’Hiéropolis, d’Apamée et d’Émèse. L’empereur Zimiscès campa dans le paradis de Damas, et il accepta la rançon d’un peuple soumis : ce torrent ne fut arrêté que par l’imprenable forteresse de Tripoli, située sur la côte de Phénicie. Depuis le règne d’Héraclius les Grecs avaient à peine vu l’Euphrate au-dessous du mont Taurus : Zimiscès passa ce fleuve sans obstacle, et l’historien doit imiter la promptitude avec laquelle il soumit les villes autrefois fameuses de Samosate, d’Édesse, de Martyropolis, d’Amida[116] et de Nisibis, ancienne limite de l’empire, aux environs du Tigre. Son ardeur était augmentée par le désir de s’emparer des trésors encore vierges d’Ecbatane[117], nom très connu, et sous lequel un historien de Byzance a caché la capitale des Abbassides. La consternation des fuyards y avait déjà répandu la terreur de son nom ; mais l’avarice et la prodigalité des tyrans de Bagdad en avaient déjà dissipé les richesses imaginaires. Les prières du peuple et les sollicitations impérieuses du lieutenant des Bowides pressaient le calife de pourvoir à la défense de la ville. L’infortuné Mothi leur répondit qu’on l’avait dépouillé de ses armes, de ses revenus et deux provinces, et qu’il était prêt à abdiquer une dignité qu’il se trouvait hors d’état de soutenir. L’émir fut inexorable ; on vendit les meubles du palais, et la misérable somme de quarante mille pièces d’or qu’ils produisirent fut employée sur-le-champ à satisfaire à des fantaisies de luxe. Mais la retraite des Grecs dissipa les inquiétudes de Bagdad ; la soif et la faim gardaient le désert de la Mésopotamie, et l’empereur, rassasié de gloire et chargé des dépouilles de l’Orient, revint à Constantinople, où il étala, dans la cérémonie de son triomphe, une grande quantité d’étoffes de soie et d’aromates, et trois cents myriades d’or et d’argent. Cependant cet orage n’avait fait qu’abaisser la tête des puissances de l’Orient sans les détruire. Après le départ des Grecs, les princes fugitifs rentrèrent dans leurs capitales ; leurs sujets désavouèrent des serments arrachés par la force ; les musulmans purifièrent de nouveau leurs temples, et renversèrent les idoles des saints et des martyrs de la religion chrétienne ; les nestoriens et les jacobites aimèrent mieux obéir aux Sarrasins qu’à un prince orthodoxe ; et les melchites n’étaient ni assez forts ni assez courageux pour soutenir l’Église et l’État. De ces vastes conquêtes, Antioche, les villes de la Cilicie et l’île de Chypre, furent les seules qui demeurassent à l’empire romain d’une manière utile et permanente[118].

 

 

 



[1] Théophane place les sept années du siège de Constantinople à l’année 673 de l’ère chrétienne (1er septembre 665 de l’ère d’Alexandrie), et la paix des Sarrasins quatre années après ; et c’est une contradiction manifeste que Petau, Goar et Pagi (Critica, t. IV,  63, 64) se sont efforcés de faire disparaître. Parmi les Arabes,  Elmacin place le siégé de Constantinople à l’an 52 de l’hégire (A. D. 672, janvier 8), et Abulféda, dont je regarde les calculs comme les plus exacts et le témoignage comme le plus digne de foi, à l’année 48 (A. D. 668, le 20 février).

[2] Voyez sur le premier siège de Constantinople, Nicéphore (Breviar., p. 21, 22) ; Théophane (Chronograph., p. 294) ; Cedrenus (Compend., p. 437) ; Zonare (Hist., t. II, l. XIV, p. 89) ; Elmacin (Hist. Saracen., p. 56, 57) ; Abulféda (Annal. moslem., p. 107, 108, vers. Reiske) ; d’Herbelot (Biblioth. Orient., Constantinah) ; Ockley (Hist. of the Saracens, vol. II, p. 127, 128).

[3] On trouvera l’état et la défense des Dardanelles dans les Mémoires du Baron de Tott (t. III, p. 39-97), qui avait été envoyé pour les fortifier contre les Russes. J’aurais attendu des détails plus exacts d’un acteur principal ; mais il paraît écrire pour l’amusement plutôt que pour l’instruction de ses lecteurs. Peut-être, à l’approche des Arabes, le ministre de Constantin s’occupait-il, comme celui de Mustapha, à trouver deux serins qui chantassent précisément la même note.

[4] Démétrius Cantemir, Hist. de l’empire ottom., p. 105, 106, Rycaut, État de l’empire ottoman, p. 10, 11 ; Voyages de Thévenot, part. I, p. 189. Les chrétiens qui supposent que les musulmans confondent pour l’ordinaire le martyr Abu-Ayub et le patriarche Job, prouvent leur ignorance au lieu de celle des Turcs.

[5] Théophane, malgré sa qualité de Grec, est digne de confiance sur ces tributs (Chronogr., p. 295, 296, 300, 301), confirmés avec quelque différence par l’histoire arabe d’Abulpharage (Dynast., p. 128, vers. de Pococke).

[6] La critique de Théophane est juste et exprimée avec énergie  (Chronog., p. 302, 303). On peut recueillir la suite de ces événements dans les Annales de Théophane et dans l’Abrégé du patriarche Nicéphore, p. 22-24.

[7] Ces révolutions sont exposées d’un style clair et naturel dans le second volume de l’histoire des Sarrasins, par Ockley (p. 233-370). Outre les auteurs imprimés, il a tiré des matériaux des manuscrits arabes d’Oxford, qu’il aurait fouillés avec encore plus de soin, s’il eût été enfermé dans la bibliothèque Bodléienne, au lieu de l’être dans la prison de la ville, sort bien indigne d’un tel homme et de son pays.

[8] Elmacin, qui indique la fabrication des monnaies arabes (A. H. 76, A. D. 695) cinq ou six ans plus tard que les historiens grecs, a comparé le poids du dinar d’or le plus fort ou le plus commun, à la drachme ou dirhem d’Égypte (p. 77), qui équivaut à environ deux pennies (48 gr.) de notre poids (Hooper’s Inquiry into ancient measures, p. 24-36), ou à environ huit schellings de la monnaie d’Angleterre. On peut conclure d’Elmacin et des médecins arabes, qu’il y avait des dinars qui valaient jusqu’à deux dirhems, et d’autres qui ne valaient qu’un demi-dirhem. La pièce d’argent était le dirhem en poids et en valeur ; mais une pièce très belle, malgré son ancienneté, fabriquée à Waset (A. H. 88), et conservée dans la bibliothèque Bodléienne, est de quatre grains au-dessous de l’étalon du Caire. Voyez l’Histoire universelle moderne, t. I, p. 548 de la traduction française.

[9] Théophane,  Chronograph., p. 314. Ce défaut, s’il existait réellement, dut exciter les Arabes à inventer ou emprunter un autre moyen.

[10] Selon un nouveau système probable que soutient M. de Villoison (Anecdota grœca., t. II, p. 152-157), nos chiffres n’ont été inventés ni par les Indiens ni par les Arabes ; les arithméticiens grecs et latins les employaient longtemps avant le siècle de Boèce. Lorsque, les lumières disparurent en Occident, les Arabes qui traduisaient les manuscrits originaux, les adoptèrent, et les Latins en reprirent l’usage vers le onzième siècle.

[11] Selon la division des Themes ou provinces que décrit Constantin Porphyrogénète (de Thematibus, l. I, p. 9, 10), l’Obsequium, dénomination latine de l’armée ou du palais, était le quatrième dans l’ordre public. Nicée en était la métropole, et sa juridiction s’étendait de l’Hellespont sur les parties adjacentes de la Bithynie et de la Phrygie. Voyez les Cartes placées par Delisle à la tête de l’Imperium orientale de Banduri.

[12] Le calife avait mangé deux paniers d’œufs et de figues, qu’il avalait alternativement, et il avait terminé son repas par un composé de moelle et de sucre. Dans un de ses pèlerinages à la Mecque, Soliman mangea en une seule fois dix-sept grenades, un chevreau, six volailles et un grand nombre de raisins de Tayef. Si le menu du dîner du souverain de l’Asie est exact, il faut admirer son appétit plutôt que son luxe. Abulféda, Annal. moslem., p. 126.

[13] Voyez l’article d’Omar Ben-Abdalaziz, dans la Bibliothèque orientale (p. 689-690) ; præferens, dit Elmacin (p. 91), religionem suam rebus suis mundanis. Il désirait si fort de se rendre auprès de la Divinité, qu’on l’entendit un jour assurer qu’il ne se donnerait pas la peine de frotter d’huile son oreille pour guérir, de sa dernière maladie. Il n’avait qu’une chemise, et, à une époque où le luxe s’était introduit parmi les Arabes, il ne dépensait pas plus de deux drachmes par année (Abulpharage, p. 131) ; haud diu gavisus eo principe fuit orbis moslemus (Abulféda, p. 127).

[14] Nicéphore et Théophane conviennent que le siège de Constantinople fut levé le 15 août (A. D. 718). Mais le premier, qui est le témoin le plus digne de foi, assurant qu’il dura treize mois, le second doit s’être trompé en assurant qu’il commença l’année précédente à pareil jour. Je ne vois pas que Pagi, ait remarqué cette contradiction.

[15] J’ai suivi sur le second siège de Constantinople Nicéphore (Brev., p. 33-36), Théophane (Chronagr., p. 324-334) ; Cedrenus (Compend., p. 449-452), Zonare (t. II, p. 98-102), Elmacin (Hist. Sarac., p. 88), Abulféda (Ann. moslem., p. 6), et Abulpharage (Dynast., p. 130), celui des auteurs arabes qui satisfait davantage le lecteur.

[16] Charles Dufrêne Ducange, guide sûr et infatigable pour le moyen âge et l’histoire de Byzance, a traité du feu grégeois en plusieurs endroits de ses écrits, et après lui on doit espérer de glaner peu de faits. Voyez en particulier Glossar. Med. et infim. græcitat. page 1225, sub voce Πυρ θαλασσιον, υγρον. Gloss. med. et infim. latin., Ignis græcus ; Observations sur Villehardouin, p. 305, 307 ; Observations sur Joinville, p 71, 72.

[17] Théophane l’appelle αρχιτεκτων (p. 295), Cedrenus (p. X 37) fait venir cet artiste d’Héliopolis (des ruines d’Héliopolis) en Égypte ; et la chimie était en effet particulièrement cultivée chez les Égyptiens.

[18] C’est sur une faible autorité, mais d’après une vraisemblance très forte, qu’on suppose que le naphte Voleum incendiarium de l’histoire de Jérusalem (Gesta Dei per Francos, page 1167), la fontaine orientale de J. de Vitry (l. III, c. 84), entrait dans la composition du feu grégeois. Cinnamus (l. VI, p. 165) appelle le feu grégeois πυρ Μηδικον, et l’on sait qu’il y a grande quantité de naphte entre le Tigre et la mer Caspienne. Pline (Hist. nat., II, 109) dit que le naphte servit à la vengeance de Médée ; et dans l’une ou l’autre étymologie, Ελαιον Μηδιας ou Μηδειας (Procope, de Bell. gothic., l. IV, c. 11) peut signifier ce bitume liquide.

[19] Voyez sur les différentes espèces d’huiles et de bitumes, les Essais chimiques (vol. V, essai I) du docteur Watson (aujourd’hui évêque de Landaff). Ce livre classique est le plus propre de tous ceux que je connais à répandre le goût et les lumières de la chimie. Les idées moins parfaites des anciens se trouvent dans Strabon (Géograph., l. XVI, p. 1078), et Pline (Hist. nat., II, p. 108, 109) ; huic (NAPHTÆ) magna cognatio est ignium, transiliuntque protinus in eam undecunque visam. Otter (t. I, p. 153-158) est celui de nos voyageurs qui me satisfait davantage sur ce point.

[20] Anne Comnène a levé en partie le voile (Alexiad., l. XIII, p. 383). Ailleurs elle fait mention de la propriété de brûler. Léon, au dix-neuvième chap. de sa Tactique (Opera Meursii, t. VI, p. 843, édit. de Lami, Florence, 1745), parle de la nouvelle invention du πυρ μετα βροντη και καπνον. Ce sont là des témoignages originaux, et de personnages du haut rang.

[21] Constant. Porphyrog., de Administratione imperii, c. 13, p. 64, 65.

[22] Histoire de saint Louis, p. 39, Paris, 1688 ; p. 44, Paris, de l’imprimerie royale, 1761. Les observations de Ducange rendent précieuse la première de ces  éditions ; et la pureté du texte de Joinville donne du prix à la seconde. Cet auteur est le seul qui nous apprenne que les Grecs, à l’aide d’une machine qui agissait comme la fronde, lançaient le feu grégeois à la suite d’un dard ou d’une javeline.

[23] La vanité ou le désir de contester les réputations les mieux acquises, a engagé quelques modernes à placer avant le quatorzième siècle la découverte de la poudre à canon (voyez sir William Temple, Dutens, etc.), et celle du feu grégeois, avant le septième siècle (voyez le Salluste du président de Brosses, t. II, p. 381) ; mais les témoignages qu’ils citent avant l’époque où l’on place ces découvertes, sont rarement clairs et satisfaisants, et on peut soupçonner de fraude et de crédulité les écrivains postérieurs. Les anciens employaient dans leurs sièges des combustibles qui offraient de l’huile et du soufre ; et le feu grégeois a, par sa  nature et ses effets, quelques affinités avec la poudre à canon. Au reste, le témoignage le plus difficile à éluder sur l’antiquité de la première découverte, est un passage de Procope (de Bell. goth., l. IV, c. 11) ; et sur celle de la seconde, quelques faits de l’histoire d’Espagne au temps des Arabes (A. D. 1249, 1312, 1332, Bibl. arabico-hispana, tom. II, p. 6, 7 et 8).

[24] Le moine Bacon, cet homme, extraordinaire, révèle deux des substances qui entrent dans la poudre à canon, le salpêtre et le soufre ; et il cache la troisième sous une phrase d’un jargon mystérieux ; il semblait craindre les suites de sa découverte. Biographia britannica, vol. p. 430, quatrième édition.

[25] Voyez sur l’invasion de la France et la défaite des Arabes par Charles Martel, l’Historia Arabum (c. 11, 12, 13, 14) de Rodéric Ximenez, archevêque de Tolède, qui avait sous les yeux la chronique chrétienne d’Isidore Pacensis et l’Histoire des Mahométans par Novairi. Les musulmans gardent le silence ou s’expriment en peu de mots sur leurs pertes ; mais M. de Cardonne (t. I, p. 129, 130, 131) à fait un récit pur et simple de ce qu’il a pu recueillir dans les ouvrages de Ibn-Halikan, de Hidjazi, et d’un auteur anonyme. Les textes des Chroniques de France et des Vies des saints se trouvent dans le Recueil de Bouquet (t. III), et dans les Annales de Pagi (t. III), qui a rétabli la chronologie sur laquelle les Annales de Baronius se trompent de six ans. Il y a plus de sagacité et d’esprit que de véritable érudition dans les articles Abderame et Manusa du Dictionnaire de Bayle.

[26] Eginhard, de Vita Caroli magni, c. 2, p. 13-18, édit. de Schmink, Utrecht, 1711. Des critiques modernes accusent le ministre de Charlemagne d’avoir exagéré la faiblesse des Mérovingiens ; mais ses traits généraux sont exacts, et le lecteur français répétera à jamais les beaux vers du Lutrin de Boileau.

[27] Mamaccæ sur l’Oise, entre Compiègne et Noyon, qu’Eginhard appelle perparvi reditus villam (voyez les Notes de la carte de l’ancienne France de la Collection de dom Bouquet). Compendium ou Compiègne était un palais plus majestueux (Adrien Valois, Notifia Galliarum, p. 152) ; et l’abbé Galiani, ce philosophe jovial, a pu dire avec vérité (Dialogue sur le commerce des blés) que c’était la résidence des rois très chrétiens et très chevelus.

[28] Avant même l’établissement de cette colonie, A. U. C. 630 (Velleius Paterculus, I, 15), au temps de Polybe (Hist., l. III, p. 265, édit. de Gronov.). Narbonne était une ville celtique du premier rang, et l’un des lieux les plus septentrionaux du monde alors connu (d’Anville, Notice de l’ancienne Gaule, p. 473).

[29] Rodéric Ximenez accuse les Sarrasins d’avoir attenté au sanctuaire de Saint-Martin de Tours. Turonis civitatem, ecclesiam et palatia vastatione et incendio sïmili diruit et consumpsit. Le continuateur de Frédégaire ne leur reproche que l’intention. Ad domam beatissimi Martini evertendam festinant ; at Carolus, etc. L’annaliste  français était plus jaloux de l’honneur du saint.

[30] Au reste, je doute que la mosquée d’Oxford eût produit un ouvrage de controverse aussi élégant et aussi ingénieux que les sermons prêchés dernièrement (at Bampton’s lectures) par M. White, professeur d’arabe. Ses observations sur le caractère et la religion de Mahomet sont adaptées avec art au sujet qu’il traite, et en général fondées sur la vérité et la raison. Il joué le rôle d’un avocat plein d’esprit et d’éloquence, et il a quelquefois le mérite d’un historien et d’un philosophe.

[31] Gens Austriœ membrorum preeminentia valida, et gens Germana corde et corpore præstantissima, quasi in ictu oculi manu ferrea et pectore arduo Arabes extinxerunt. Rodéric de Tolède, c. 14.

[32] Ce sont les calculs de Paul Warnefrid, diacre d’Aquilée (de Gestis Langohard., l. VI, p. 921, édit. de Grot.), et d’Anastase, bibliothécaire de l’Église romaine (in Vit. Gregorii II) ; ce dernier parle de trois éponges miraculeuses, qui rendirent invulnérables les soldats français qui se les étaient partagées. Il paraîtrait qu’Eudes, dans ses lettres au pape, usurpa l’honneur de la victoire : c’est le reproche que lui font les annalistes français, qui l’accusent faussement à leur tour d’avoir appelé les Sarrasins.

[33] Pépin, fils de Charles Martel, reprit Narbonne et le reste de la Septimanie, A. D. 755 (Pagi, Crit., t. III, p. 300). Trente-sept ans après, les Arabes firent une incursion dans cette partie de la France, et ils employèrent les captifs à la construction de la mosquée de Cordoue (de Guignes, Hist. des Huns, t. I, P. 354).

[34] Cette lettre pastorale, adressée à Louis le Germanique, petit-fils de Charlemagne, et vraisemblablement composée par l’artificieux Hincmar, est datée de l’an 858, et signée par les évêques des provinces de Reims et de Rouen (Baronius, Annal. ecclés., A. D. 741 ; Fleury, Hist. ecclés., t. X, p. 514-516). Cependant Baronius lui-même et les critiques français rejettent avec mépris cette fable inventée par des évêques.

[35] Les chevaux et les selles qui avaient, porté ses femmes, furent tués ou brûlés, de peur qu’un homme ne les montât par la suite. Douze cents mulets ou chameaux étaient employés au service de sa cuisine : on y consommait chaque jour trois mille pains, cent moutons, sans parler des bœufs, de la volaille, etc. Abulpharage, Hist. dynast., page 140.

[36] Al Hemar. Il avait été gouverneur de la Mésopotamie ; et un proverbe arabe donne des éloges au courage de ces ânes guerriers qui ne prennent jamais la fuite devant l’ennemi. Le surnom de Merwan peut justifier la comparaison d’Homère (Iliade, A. 557, etc.), et le surnom et la citation d’Homère doivent imposer silence aux modernes, qui regardent l’âne comme un emblème de stupidité et de bassesse (d’Herbelot, Bibl. orient., p. 558).

[37] Quatre villes de l’Égypte portent le nom de Busiri ou Busaris ; si célèbre dans les fautes grecques. La première, où Merwan fut tué, se trouve à l’occident du Nil, dans la province de Fium ou d’Arsinoé ; la seconde dans le Delta, dans le Nome Sebennytique ; la troisième est près des Pyramides, et la quatrième, qui fut détruite par Dioclétien (voyez le chapitre XIII de cet ouvrage), est dans la Thébaïde. Voir une note du savant et orthodoxe Michaelis (Note 211, p. 100). Voyez sur la géographie des quatre Busiris, Abulféda (Descript. Ægypt., p. 9, vers. Michaelis., Gottingue, l. 76, in-4°), Michaelis (Not. 122-127, p. 58-63) et d’Anville (Mém. sur l’Égypte,  p. 85-147-205).

[38] Voyez Abulféda (Annal. moslem., p. 136-145), Eutychius (Annal., t. II, p. 392, vers. Pococke), Elmacin (Hist. Saracen., p. 109-121), Abulpharage (Hist. dynast., p. 134-140), Rodéric de Tolède (Historia Arabum, c. 18, page 33), Théophane (Chronographie, p. 356, 357, qui parle des Abbassides sous les noms de Χωρασανιται et de Μαυροφοροι) et la Bibliothèque de d’Herbelot, articles Ommiades, Abbassides, Mœrwan, Ibrahim, Saffah, Abou-Moslem.

[39] Consultez, sur la révolution d’Espagne, Rodéric de Tolède (c. 18, p. 34, etc.), la Bibliotheca arabica-hispana (t. II, p. 30-198), et Cardonne (Hist. de l’Afriq. et de l’Esp., t. I, p. 180-197, 205, 272, 323, etc.).

[40] Je ne réfuterai pas les erreurs bizarres et les chimères de sir William Temple (voyez ses Œuvres, vol. III, p. 371-374, édit. in 811) et de Voltaire (Hist. générale, c. 28, tom. II, p. 124, 125, édit. de Lausanne) sur la division de l’empire des Sarrasins. Les erreurs de Voltaire viennent d’un défaut de connaissances et de réflexion ; mais sir William fut trompé par un imposteur espagnol qui a fabriqué une histoire apocryphe de la conquête de l’Espagne par les Arabes.

[41] Le géographe d’Anville (l’Euphrate et le Tigre, p. 121-123) et d’Herbelot (Biblioth. orient., p. 167, 168) suffisent pour faire connaître Bagdad. Nos voyageurs, Pietro della Valle (t. I, p. 688-693.), Tavernier (t. I, p. 230-238), Thévenot (part. Il, p. 209-212), Otter (t. I, p. 162-168), et Niebuhr (Voyage en Arabie, t. II, P. 239-271), ne l’ont vue que dans sa décadence ; et, à ma connaissance, le géographe de Nubie (p. 204) et le juif Benjamin de Tudele (Itinerarium, p. 112-123, par Const. L’Empereur, apud Elzévir 1633), sont les seuls écrivains qui aient vu Bagdad sous le règne des Abbassides.

[42] On posa les fondements de Bagdad A. H. 145 (A. D. 762). Mostasem, le dernier des Abbassides, tomba au pouvoir des Tartares, qui le mirent à mort, A. H. 656 (A. D. 1258, le 20 février.).

[43] Medinat al Salam, Dar al Salam, Urbs pacis ou Ειρηνοπολις (Irenopolis) ; selon la dénomination encore plus élégante que lui ont donnée les écrivains de Byzance. Les auteurs ne sont pas d’accord sur l’étymologie de Bagdad ; mais ils conviennent que la première syllabe signifie un jardin en langue persane ; le jardin de Dad, ermite chrétien, dont la cellule était la seule habitation qui se trouvât à l’endroit où l’on bâtit la ville.

[44] Reliquit in ærario sexcenties millies mille stateres, et quater et vicies millies mille aureos aureos. (Elmacin, Hist. Saracen., p. 126.) J’ai évalué les pièces d’or à huit schellings, et j’ai supposé que la proportion de l’or à l’argent était de douze à un ; mais je ne garantis pas les quantités numériques d’Erpenius ; et les Latins ne sont guère au-dessus des sauvages dans les calculs d’arithmétique.

[45] D’Herbelot, p. 530 ; Abulféda, p. 154. Nivem Meccam apportavit, rem ibi aut nunquam aut rarissime visam.

[46] Abulféda (p. 184-189) décrit la magnificence et la libéralité d’Almamon. Milton a fait allusion à cet usage de l’Orient :

Ou bien aux lieux où l’Orient pompeux répand sur ses rois, de sa main opulente, l’or et les perles de la Barbarie.

Je me suis servi de l’expression moderne de loterie pour rendre les missilia des empereurs romains, lesquels accordaient un prix ou un lot à celui qui le saisissait lorsqu’on le jetait au milieu de la foule.

[47] Lorsque Bell d’Antermony (Travels, vol. I, p. 99) accompagna l’ambassadeur russe à l’audience de l’infortuné Shah-Hussein de Perse, on amena deux lions dans la salle d’assemblée afin de montrer le pouvoir du monarque sur les animaux les plus farouches.

[48] Abulféda, p. 237 ; d’Herbelot, p. 590. Cet ambassadeur grec arriva à Bagdad A. H. 305 (A. D. 917). Dans le passage d’Abulféda, je me suis servi, avec quelques changements, de la  traduction anglaise du savant et aimable M. Harris de Salisbury (Philological Enquiries, 363, 364).

[49] Cardonne, Hist. de l’Afr. et de l’Esp., t. I, p. 330-336. La description et les gravures de l’Alhambra, qui se trouvent dans les Voyages de Swinburne (p. 171-188, en angl.), donnent une vaste idée du goût et de l’architecture des Arabes.

[50] Cardonne, t. I, p. 329, 330. Les détracteurs de la vie humaine citeront d’un air triomphant cet aveu, les complaintes de Salomon sur les vanités de ce monde (voyez le poème verbeux mais éloquent de Prior) et les dix jours heureux de l’empereur Seghed (Rambler, n° 204, 205) ; leurs projets sont d’ordinaire immodérés, et leur évaluation rarement impartiale. Si je puis parler de moi (le seul homme dont je puisse parler avec certitude), mes journées de bonheur ont excédé de beaucoup le petit nombre que nous indique le calife d’Espagne, et elles continuent encore ; et je ne craindrai pas d’ajouter que le plaisir que je trouve à la composition de cet ouvrage, joue un grand rôle dans le calcul de mes journées heureuses.

[51] Le Gulistan (p. 239) raconte la conversation de Mahomet et d’un médecin (Epistol. Renaudot, in Fabricius, Bibl. græc., t. I, p.. 814). Le prophète lui-même était versé dans l’art de la médecine ; et Gagnier (Vie de Mahomet, p. 394-405) a donné un extrait des aphorismes qui subsistent sous son nom.

[52] Voyez les détails de cette curieuse architecture dans Réaumur (Hist. des Insectes, t. V, Mémoire 9). Ces hexagones sont terminés par une pyramide. Un mathématicien a cherché quels angles des trois côtés d’une semblable pyramide, rempliraient l’objet donné avec la moindre quantité de matière possible, et il a fixé le plus grand à cent neuf degrés vingt-six minutes, et le plus petit à soixante-dix degrés trente-quatre minutes. La mesure que suivent les abeilles est de cent neuf degrés vingt-huit minutes, et de soixante-dix degrés trente-deux minutes. Cette parfaite concordance ne  fait cependant honneur à l’ouvrage qu’aux dépens de l’artiste, car les abeilles ne sont pas instruites dans la géométrie transcendante.

[53] Saed-Ebn-Ahmed., cadi de Tolède, qui mourut A. H. 462 (A. D. 1069), a fourni à Abulpharage (Dynast., p. 160) ce passage curieux, ainsi que le texte du Specimen Historia Arabum de Pococke. Des anecdotes littéraires sur les philosophes et les médecins, etc., qui ont vécu sous chaque calife, forment le principal mérite des Dynasties d’Abulpharage.

[54] Ces anecdotes littéraires sont tirées de la Bibliotheca arabico-hispana (t. II, p. 38, 71, 201, 202), de Léon l’Africain (de Arab. medicis et philosophis, in Fabricius, Bibl. græc., t. XIII, p. 259-298, et en particulier p. 274), de Renaudot (Hist. patriar. Alex., p. 274, 275, 536, 587), et des Remarques chronologiques d’Abulpharage.

[55] Le catalogue arabe de l’Escurial donnera une juste idée de la proportion des classes. Dans la bibliothèque du Caire, les manuscrits d’astronomie et de médecine montaient à six mille cinq cents, avec deux beaux globes, l’un d’airain et l’autre d’argent (Bibl. arab.-hisp., t. I, p. 417).

[56] On y a retrouvé, par exemple, les cinquième, sixième et septième livres (le huitième manque toujours) des sections coniques d’Apollonius Pergæus, qui ont été imprimés en 1661, d’après le manuscrit de Florence (Fabr., Bibl. grœc., t. II, p. 559). Au reste, les savants jouissaient déjà du cinquième livre, deviné et rétabli par Viviani. Voyez son éloge dans Fontenelle, t. V, p. 59, etc.

[57] Renaudot (Fabricius, Bibl. grœc., t. I, p. 812, 816) discute d’une manière très philosophique le mérite de ces versions arabes, pieusement défendues par Casiri (Biblioth. arab.-hisp., t. I, p. 238-240). La plupart des traductions de Platon, d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien, etc., sont attribuées à Honain, médecin de la secte de Nestorius, qui vivait à la cour des califes de Bagdad, et qui mourut A. D. 876. Il était à la tête d’une école ou d’un atelier de traducteurs, et les ouvrages de ses disciples ont été publiés sous son nom. Voyez Abulpharage (Dynast., p. 88, 115, 171-174, et apud Assemani, Bibl. orient., t. II, p. 438), d’Herbelot (Bibl. orient., p. 456), Assemani (Bibl. orient., t. III, p. 164), et Casiri (Bibl. arabico-hispana, t. I, p. 238, etc., 251, 286-290, 302-304, etc.).

[58] Voyez Mosheim, Instit. Hist. ecclés., p. 181, 214, 236, 257, 315, 338, 396, 438, etc.

[59] Le commentaire le plus élégant sur les catégories ou prédicamens d’Aristote, est celui qu’on trouve dans les Philosophical arrangements de M. Jacques Harris (Londres 1775, in-8°), qui s’efforce de ranimer l’étude de la littérature et de la philosophie des Grecs.

[60] Abulpharage, Dynast., p. 81-222 ; Bibl. arabico-hispana, t. I, p. 370, 371. In quem (dit le primat des jacobites) si immiserit se lector, oceanum hoc in genere (algebrœ) inveniet. On ignore en quel temps Diophante d’Alexandrie a vécu ; mais ses six livres existent encore, et ils ont été expliqués par le Grec Planude et le Français Meziriac (Fabricius, Bibl. grœc., t. IV, p. 12-15).

[61] Abulféda (Annal. moslem., p. 210, 211, vers. Reiske) décrit cette opération d’après Ibn-Challecan et les meilleurs historiens. Ce degré, exactement mesuré, était de deux cent mille coudées royales ou hashémites, mesures que les Arabes avaient empruntées des livres divins et des usages de la Palestine et de l’Égypte ; cette ancienne coudée se trouve quatre cents fois sur chaque côté de la base de la grande pyramide, et elle paraît indiquer les mesures primitives et universelles de l’Orient. Voyez la Métrologie du laborieux M. Paucton, p. 101-195.

[62] Voyez les Tables astronomiques d’Ulugh-Begh, avec la Préface du docteur Hyde, dans le premier volume de son Syntagma dissertationum, Oxford, 1767.

[63] Albumazar et les meilleurs astronomes arabes convenaient de la vérité de l’astrologie ; ils tiraient leurs prédictions les plus certaines, non pas de Vénus et de Mercure, mais de Jupiter et du soleil (Abulpharage, Dynast., p. 161-163). Voyez sur l’état et les progrès de l’astronomie en Perse, Chardin (Voyages, t. III, p. 162-283).

[64] Bibl. arab.-hisp., t. I, p. 438. L’auteur original raconte une histoire plaisante d’un praticien ignorant, mais sans malice.

[65] En 956, Sanche le Gras, roi de Léon, fut guéri par les médecins de Cordoue (Marina, l. VIII, c. 7, t. I, p. 318).

[66] Muratori discute d’une manière savante et judicieuse (Antiquit. ital. med. ævi, t. III, p, 932-940) ce qui a rapport à l’école de Salerne et à l’introduction en Italie des connaissances des Arabes. Voyez aussi Giannone, Istoria civile di Napoli, t. II, p. 119-127.

[67] Voyez un tableau bien fait des progrès de l’anatomie, dans Wotton (Reflections on ancient and modern learning, p. 208-256). Les beaux esprits ont indignement attaqué sa réputation dans la Controverse de Boyle et de Bentley.

[68] Bibliot. arab.-hispan., t. I, p. 275. Al-Beithar de Malaga, leur plus grand botaniste, avait voyagé en Afrique dans la Perse et dans l’Inde.

[69] Le docteur Whatson (Elements of chemistry, vol. I, p. 17, etc.) convient que les succès des Arabes en chimie leur appartenaient en propre : il cite toutefois le modeste aveu du fameux Geber, écrivain du neuvième siècle (d’Herbelot, p. 387), qui disait avoir tiré des anciens sages la plus grande partie de ses lumières, peut-être sur la transmutation des métaux. Quelles que fassent l’origine ou l’étendue de leurs connaissances, il parait que les arts de la chimie et de l’alchimie étaient répandus en Égypte au moins trois siècles avant Mahomet (Wotton’s Reflections, p. 121-133 ; Paw, Recherches sur les Égyptiens et sur les Chinois, t. I, p. 376-429).

[70] Abulpharage (Dynast., p. 26-148) cite une version syriaque des deux poèmes d’Homère, par Théophile, maronite chrétien du mont Liban, qui professait l’astronomie, à Roha ou Édesse vers la fin du huitième siècle : son ouvrage serait une curiosité littéraire. J’ai lu quelque part, mais sans le croire, que les Vies de Plutarque furent traduites en langue turque pour Mahomet II.

[71] J’ai lu avec beaucoup de plaisir le Commentaire latin de sir William Jones sur la poésie asiatique (Londres, 1774, in-8°) que cet homme, merveilleux par ses connaissances sur les langues, publia dans sa jeunesse. Aujourd’hui que son goût et sa raison sont parvenus à toute leur maturité, il diminuerait peut-être quelque chose des éloges si chauds et même si exagérés qu’il donne à la littérature des Orientaux.

[72] On a accusé Averroès, un des philosophes arabes, de mépriser les religions des juifs, des chrétiens et des musulmans (voyez son article dans le Dictionnaire de Bayle) : chacune de ces religions conviendrait que son mépris fut raisonnable, excepté en ce qui la concerne.

[73] D’Herbelot, Biblioth. orient., p.546.

[74] Cedrenus (p. 548) expose les vils motifs d’un empereur qui refusa noblement un mathématicien aux instances et aux offres du calife Almamon. Ce sot scrupule est rapporté presque dans les mêmes termes par le continuateur de Théophane (Scriptores post Theophanem, p. 118).

[75] Voyez le règne et le caractère de Haroun-al-Raschid dans la Bibliothèque orientale, p. 431-433 à l’article de ce calife, et dans les différents articles auxquels renvoie d’Herbelot : ce savant compilateur a choisi avec beaucoup de goût, dans les Chroniques d’Orient, les anecdotes instructives et amusantes.

[76] Sur la situation de Racca, l’ancien Nicephorium, voyez d’Anville (l’Euphrate et le Tigre, p. 24-27). Dans les Nuits arabes, Haroun-al-Raschid est représenté comme ne sortant presque jamais de Bagdad. Il respectait la résidence royale des Abbassides ; mais les vices des habitants l’avaient chassé de la ville. Abulféda, Annal., p. 167.

[77] M. de Tournefort, dans son dispendieux voyage de Constantinople à Trébisonde, passa une nuit à Héraclée ou Eregri. Il examina la ville telle qu’elle se trouva alors, et en recueillit les antiquités. (Voyage du Levant, tome III, lettre 16, p. 23-35). Nous avons une histoire particulière d’Héraclée dans les Fragments de Memnon, qu’a conservés Photius.

[78] Théophane (p. 384, 385, 391, 396, 407, 408), Zonare (t. II, l. XV, p. 115-124), Cedrenus (p. 477, 478), Eutychius (Annal., t. II, p. 407), Elmacin, Hist. Saracen., p. 136, 151-152), Abulpharage (Dynast., p. 147, 151), et Abulféda (116, 166-168) parlent des guerres de Haroun-al-Raschid contre l’empire romain .

[79] Les auteurs qui m’ont le plus instruit de l’état ancien et moderne de la Crète, sont Bélon (Observ., etc., c. 3-20, Paris, 1555), Tournefort (Voyage du Levant, t. I, lettres II et III) et Meursius (CRETA, dans le Recueil de ses Œuvres, p. 343-544). Quoique la Crète soit appelée par Homère Πιειρα, et par Denys λιπαρη τε και ε βοτος, je ne puis croire que cette île montueuse surpassât ou même égalât la fertilité de la plus grande partie des cantons de l’Espagne.

[80] Les détails les plus authentiques et les plus circonstanciés se trouvent dans les quatre livres de la continuation de Théophane, que Constantin Porphyrogénète a faite lui-même, ou qu’on a faite par ses ordres ; et qu’on a publiée avec la vie de son père Basile le Macédonien (Scriptores post Theophan., p. 1-162, par Franc. Combesis, Paris, 1685). La perte de la Crète et de la Sicile y est racontée (l. II, pages 46-52). On peut y ajouter comme témoignages secondaires ceux de Jos. Genesius (liv. II, page 21, Venise, 1733), de George Cedrenus (Compend., p. 54-508) et de Jean Scylitzes Curopalata (apud Baronius, Ann. Ecclés., A. D. 827, n° 24, etc.).Mais les Grecs modernes pillent si ouvertement, que parmi eux on pourrait citer une foule d’autres auteurs.

[81] ) Renaudot (Hist . patriar. Alex., p, 251-256, 268-270) a décrit les ravages que firent en Égypte les Arabes de l’Andalousie ; mais il a oublié de les lier à la conquête de la Crète.

[82] Voir le continuateur de Théophane, l. II, p. 51. Cette histoire de la perte de la Sicile n’existe plus. Muratori (Annali d’Italia, tom. VII, p. 7-19-21, etc.) a ajouté quelques détails qu’il a tirés des Chroniques d’Italie.

[83] La pompeuse et intéressante tragédie de Tancrède conviendrait mieux à cette époque qu’à l’année 1005 qu’a choisie Voltaire. Je ferai un léger reproche à l’auteur d’avoir donné à des Grecs, esclaves de l’empereur de Byzance, le courage de la chevalerie moderne et celui des anciennes républiques.

[84] Pagi a rapporté et éclairci le récit ou les lamentations de Théodose (Critica, t. III, p. 719 etc.). Constantin Porphyrogénète (in Vit. Basil., chap. 69, 70, p. 190,192) fait mention de la perte de Syracuse et du triomphe des démons.

[85] On trouve des extraits des auteurs arabes sur la conquête de la Sicile dans Abulféda (Annal. moslem., p. 271-273), et dans le premier volume des Script. rerum italic. de Muratori. M. de Guignes (Hist. des Huns, t. I, p. 363, 364) ajoute quelques faits importants.

[86] L’un des personnages les plus éminents de la ville de Rome (Gratien, magister militum et romani palatii superista) fut accusé d’avoir dit : Quia Franci nihil nobis boni faciunt, neque adjutorium prœbent ; sed magis quœ nostra sunt violenter tollunt ; quare non advocamus Grœcos, et cum eis fœdus pacis componentes, Francorum regem et geatem de nostro regno et dominatione expellimus ? Anastase, in Leone IV, p. 199.

[87] Voltaire (Hist. générale, t. II, c. 38, p. 124) parait avoir été vivement frappé du caractère de Léon IV. J’ai employé ses expressions générales ; mais la vue du Forum m’a fourni une image plus précise et plus animée.

[88] De Guignes (Hist. génér. des Huns, t. I, pages 363, 364), Cardonne (Hist. de l’Afrique et de l’Espagne, sous la domination des Arabes, t. II p. 24, 25). Ces écrivains ne sont pas d’accord sur la succession des Aglabites, et je ne puis les concilier.

[89] Beretti (Chronogr. Ital. med. œvi, pages 106-108) nous a donné des lumières sur les villes de Centumcellœ, Léopolis, là cité Léonine et les autres villes du duché de Rome.

[90] Les Arabes et les Grecs gardent également le silence sur ce qui a rapport à l’invasion de Rome par les Africains. Les Chroniques latines ne fournissent pas beaucoup d’instruction (voyez les Annales de Baronius et Pagi). Anastase, bibliothécaire de l’Église romaine, historien contemporain, est le guide authentique que nous avons suivi pour l’histoire des papes du neuvième siècle. Sa Vie de Léon IV contient vingt quatre pages (p. 175-199, édit. de Paris) ; et si elle se compose en grande partie de minuties superstitieuses, nous devons à la fois blâmer et louer son héros de s’être trouvé plus souvent dans une église que dans un camp.

[91] Ce nombre huit s’est trouvé appliqué à différentes circonstances de la vie de Motassem. Il était le huitième des Abbassides ; il régna huit ans, huit mois et huit jours. Il laissa en mourant huit fils, huit filles, huit mille esclaves et huit millions d’or.

[92] Les anciens géographes font rarement mention d’Amorium, et les Itinéraires romains l’ont oubliée tout à fait. Après le sixième siècle elle devint un siége épiscopal, et enfin la métropole de la nouvelle Galatie (Charles de Saint-Paul, Geograph. sacra, p. 234). Cette ville s’est relevée de ses ruines, du moins si on lit Ammuria au lieu d’Anguria, dans le texte du géographe de Nubie (p. 236).

[93] On l’appelait en orient Δυστυχης (Continuator Théoph. l. III, p. 34). Mais telle était l’ignorance des peuples de l’Occident, que leurs ambassadeurs ne craignirent pas, dans un discours public, de parler de victoriis quas adversus exteras bellando gentes cœlitus fuerat assecutus (Annal. Bertinian., apud Pagi, t. III, p. 720).

[94] Abulpharage (Dynast., p. 167, 168) rapporte un de ces singuliers échanges qui eut lieu sur le pont du Lamus en Cilicie, limite des deux empires, et situé à une journée à l’ouest de Tarse (d’Anville, Géogr. ancien., t. II, p. 91). Quatre mille quatre cent soixante musulmans, huit cents femmes et enfants, et cent alliés, fuirent échanges contre un égal nombre de Grecs. Ils pissèrent les uns, devant les autres au milieu du pont ; et lorsque de part et d’autre ils eurent atteint leurs compatriotes, ils s’écrièrent Allah Acbar et Kyrie eleison ! Il est vraisemblable qu’alors on échangea le plus grand nombre des prisonniers d’Amorium ; mais la même année (A. H. 231) les plus illustres d’entre eux, désignés par la dénomination des quarante-deux martyrs, furent décapités par ordre du calife.

[95] Constantin Porphyrogénète in Vit. Basil., chap. 61, page 186. Il est vrai que ces Sarrasins, en qualité de pirates et de renégats, furent traités avec une rigueur particulière.

[96] Voyez sur Théophile, Motassem et la guerre d’Amorie, le continuateur de Théophane (l. III, p. 77-94), Genesius (l. III, p. 24-34.), Cedrenus (p. 528-532), Elmacin (Hist. Saracen., p. 180), Abulpharage (Dyn., p. 165, 166), Abulféda (Annal. mosl., p. 191) d’Herbelot (Bibl. orient., p. 639-640).

[97] M. de Guignes, qui franchit quelquefois le gouffre qui se trouve entre l’histoire des Chinois et celle des musulmans, et qui d’autres fois s’y laisse tomber, croit apercevoir, que ces Turcs sont les Hœi-ke, autrement dits les Kao-tche ou les grands Chariots ; qu’ils se trouvaient répandus de la Chine, et la Sibérie jusqu’aux domaines des califes et des Samanides, et qu’ils formaient quinze hordes, etc. Hist. des Huns, t. III, 1-33, 124-131.

[98] Il changea l’ancien nom de Sumere ou Sumara en celui de Ser-men-raï, ville qui plaît au premier coup d’œil. D’Herbelot, Bibl. orient., p. 808 ; d’Anville, l’Euphrate et le Tigre, p. 97, 98.

[99] Pour en donner un exemple, voir les détails de la mort du calife Motaz (Abulféda, p. 206). Et ce qu’il dit en parlant du calife Mohtadi (p. 208).

[100] Voyez, sur ce qui a rapport aux règnes de Motassem, Motawakkel Mostanser, Mostain, Motaz, Mohtadi et Motamed, dans la Bibliothèque de d’Herbelot et dans les Annales d’Elmacin, Abulpharage et Abulféda, qui doivent être devenus familiers au lecteur.

[101] Consultez, sur la secte des Carmathiens, Elmacin (Hist. Saracen., p. 219, 224, 229, 231, 238, 241, 243), Abulpharage (Dynast., p. 179-182), Abulféda (Annal. moslem., p. 218, 2t9, etc., 245, 265, 274), et d’Herbelot (Bibl. orient., p. 256-258, 635). J’y trouve, sur les matières de théologie et sur la chronologie, des contradictions qu’il serait difficile et peu important d’éclaircir.

[102] Hyde, Syntagma Dissertat., tom. II, p. 51, in Hist. Shahiludii.

[103] On peut étudier les dynasties de l’empire arabe, en cherchant dans les Annales d’Elmacin, d’Abulpharage et d’Abulféda, les dates correspondantes aux événements, et dans le Dictionnaire de d’Herbelot, les noms sous lesquels sont rangés les différents articles. Les Tables de M. de Guignes (Hist. des Huns, t. I) offrent une chronologie générale de l’Orient, entremêlée de quelques anecdotes historiques ; mais le patriotisme l’a conduit à confondre les époques et les lieux.

[104] Les Aglabites et les Édrisites font le sujet principal de l’ouvrage de M. de Cardonne (Hist. de l’Afrique et de l’Espagne, sous la domination des Arabes, t. II, p. 1-63).

[105] Afin qu’on ne m’accuse pas de commettre des erreurs, je dois relever les inexactitudes de M. de Guignes (t. I, p. 359) sur les Édrisites. 1° Ce ne put être en l’an de l’hégire 173 que s’établirent la dynastie et la ville de Fez, puisque l’une et l’autre ont été fondées par un fils posthume d’un descendant d’Ali, qui s’enfuit de la Mecque l’an 168 ; 2° ce fondateur, Édris, fils d’Édris, au lieu d’avoir prolongé sa carrière jusqu’à l’âge de cent vingt ans, ou jusqu’à l’année 313 de l’hégire, ainsi qu’on le dit contre toute vraisemblance, mourut (A. H. 214) à la fleur de son âge ; 3° la dynastie a fini l’an de l’hégire 307, vingt-trois ans plus tôt que ne le dit l’historien des Huns. Voyez les exactes Annales d’Abulféda, p. 158, 459, 185, 238.

[106] L’histoire originale et la version latine de Mirchond traitent de la dynastie des Tahérites et des Soffarides, ainsi que de l’établissement de celle des Samanides ; mais l’infatigable d’Herbelot y avait déjà puisé les faits les plus intéressants.

[107] M. de Guignes (Hist. des Huns, t. III, p. 124-154), épuise tout ce qui a rapport aux Toulonides et aux Ikshidites de l’Égypte, et il a jeté un jour sur les Hamadanites et les Carmathiens.

[108] Abulféda, Annal. moslem., p. 261. J’ai renvoyé à ce passage, afin d’indiquer la manière et le ton d’Abulféda ; mais ce qu’on y trouve de formes latines appartient proprement à Reiske. L’historien arabe (p. 255, 257, 260, 261, 269, 283, etc.) m’a fourni les faits les plus intéressants de ce paragraphe.

[109] En pareille occasion, leur maître avait montré plus de modération et de tolérance. Ahmed-Ebn-Hanbal, le chef d’une des quatre sectes orthodoxes, naquit à Bagdad A. H. 164, et y mourut A. H. 241. Il combattit et eut à souffrir dans la dispute concernant la création du Koran.

[110] L’emploi de vizir avait été remplacé par celui d’émir al Omra (imperator imperatorum), titre d’abord institué par Rhadi, et qui passa ensuite chez les Bowides et les Seljukides, vectigalibus, et tributis et curiis per omnes regiones prœfecit, jussitque in omnibus suggestis nominis ejus in concionibus mentionem fieri. (Abulpharage, Dynast., p. 199.) Elmacin (p. 254, 255) en fait aussi mention.

[111] Luitprand, dont le caractère irascible était aigri par les malheurs de sa position, indique des noms de reproche et de mépris plus convenables  à Nicéphore que les vains titres imaginés par les Grecs : Ecce venit stella matutina, surgit Eous, reverberat obtutu solis radios, pallida Saracenorum mors, Nicephorus μεδων.

[112] Malgré l’insinuation de Zonare, και ει μη, etc. (t. II, l. XVI, p. 197), c’est un fait sûr que Nicéphore Phocas subjugua complètement et définitivement la Crète (Pagi, Critica, t. III, p. 873-875 ; Meursius, Creta, l. III, c. 7, t. III, p. 464, 465).

[113] On a découvert dans la bibliothèque des Sforces, une vie grecque de saint Nicon l’Arménien, que le jésuite Sirmond traduisit en latin pour l’usage du cardinal Baronius. Cette légende contemporaine jette un rayon de lumière sur l’état de la Crète et du Péloponnèse au dixième siècle. Saint Nicon trouva l’île nouvellement unie à l’empire des Grecs, fœdis detestandœ Agarenorum superstitionis vestigiis adhuc plenant ac refertam..... Mais le missionnaire victorieux, peut-être avec quelques secours terrestres, ad baptismum omnes verœque fidei disciplinam pepulit. Ecclesiis per totam insulam œdificatis, etc. (Annal. ecclés., A. D. 961).

[114] Elmacin, Hist. Saracen., p. 278, 279. Luitprand était disposé à déprécier la puissance des Grecs ; mais il avoue que Nicéphore marcha contre les Assyriens à la tète d’une armée de quatre-vingt mille hommes.

[115] Ducenta fere millia hominum numerabat urbs (Abulféda., Annal. moslem., p. 231) de Mopsuestia ou Masifa, Mampsysta, Mansista, Mamista, comme on l’appelle dans le moyen âge par corruption, ou peut-être plus exactement d’après Wesseling (Itinerar., p. 580). Je ne puis croire à cette extrême population de Mopsueste, si peu d’années après le témoignage de l’empereur Léon (Tactica, c. 18, in Meursii Oper., t. VI, p. 817).

[116] Les noms corrompus d’Emeta et de Myctarsim nous indiquent dans le texte de Léon le diacre les villes d’Amida et de Martyropolis (Miafarekin, voyez Abulféda, Geograph., p. 245 vers. Reiske). Léon dit en parlant de la première, urbs munita et illustris ; et de la seconde, clara atque conspicua opibusque et pecore, reliquis ejus provinciis urbibus atque oppidis longe prœstans.

[117] Léon le diacre, apud Pagi, t. IV, p. 34. Cette magnifique description ne convient qu’à Bagdad, et on ne peut l’appliquer ni à Hamadan (la véritable Ecbatane, d’Anville, Géographie ancienne, t. II, p. 237), ni à Tauris, qu’on a confondu ordinairement avec cette ville. Cicéron (pro lege Manilia, c. 4) donne le nom d’Ecbatane dans le même sens indéfini à la résidence royale de Mithridate, roi de Pont.

[118] Voyez les Annales d’Elmacin, Abulpharage et Abulféda, depuis A. H. 351 jusqu’à A. H. 361, et les règnes de Nicéphore Phocas et de Jean Zimiscès, dans les Chroniques de Zonare (t. II, l. XVI, p. 199 ; l. XVII, p. 215) et Cedrenus (Compend., p. 649-684). Les omissions qu’on trouve en grand nombre dans ces auteurs, sont suppléées, en partie, par l’histoire manuscrite de Léon le diacre, que Pagi a obtenue des bénédictins, et qu’il a insérée presque en entier dans une version latine (Critica, t. III, p. 873 ; t. IV, p. 37).