L’EMPIRE BYZANTIN ET LA MONARCHIE FRANQUE

 

CHAPITRE PREMIER. — L'EMPIRE ROMAIN ET LES ORIGINES DE LA MONARCHIE FRANQUE.

 

 

Deux éléments principaux ont contribué à la formation de la société gallo-franque, l’élément germanique et l’élément romain. Mais sur la question de savoir dans quelle proportion ces deux éléments se sont mélangés et lequel a fini par l’emporter dans la combinaison, la plupart des historiens cessent d’être d’accord ; de là les deux écoles antagonistes des Romanistes et des Germanistes, la querelle avait déjà fait du bruit au XVIIIe siècle ; grâce au génie de Montesquieu, elle s’était terminée à l’avantage des derniers. Elle s’est renouvelée de notre temps. Nous croyons que, dans les termes où le problème a ôté posé, la solution menace de rester indéfiniment pendante ; on peut discuter éternellement sur une question de proportion et de quantité. Peut-être n’en serait-il pas de même et aurait-on chance de mieux s’entendre, si l’on recherchait de préférence la nature et la qualité de l’apport particulier des deux races, dont le mélange a constitué la civilisation originale des Mérovingiens et des Carolingiens.

Comparez les peintures que nous ont laissées de la société gallo- romaine les écrivains du IVe siècle et le tableau que nous tracent de leurs contemporains un Grégoire de Tours ou un Fortunat. Les différences profondes qu’un siècle de domination barbare ont introduites dans les idées, les mœurs et le langage frappent les moins prévenus. Il semble que l’on pénètre dans deux mondes étrangers l’un à l’autre. A la culture raffinée, à l’élégance apprêtée et précieuse que suppose l’œuvre d’un Ausone et même d’un Sidoine Apollinaire, succède brusquement et presque sans transition la rusticité de l’évêque de Tours. Cet esprit droit et sincère manque d’ouverture et de compréhension. Le champ de sa vision s’est subitement rétréci. Il a conscience de la décadence qui l’environne et de l’appauvrissement intellectuel dont souffrent ses contemporains et dont lui-même se sent atteint ; à maintes reprises, il en fait l’aveu ingénument et tristement. L’esprit humain stérilisé reste de longtemps incapable d’une conception originale et forte. Si la littérature se traîne dans l’ornière de l’imitation littérale et sèche, si le cerveau se peuple des superstitions les plus puériles et les plus ridicules, si la langue elle-même devient entre les mains des plus habiles un instrument rebelle ; plus lamentable encore est la décadence qui s’affiche dans les habitudes et les passions qui gouvernent les hommes. Les mœurs se sont ensauvagées ; les scènes de brutalité grossière, d’ivrognerie, de rapt, de viol, se succèdent dans les récits de Grégoire de Tours, sans que le pieux évêque songe le plus souvent à s’en étonner et pense aies flétrir. Il les raconte comme choses habituelles et dont le spectacle est trop familier à tous pour qu’il s’émeuve et que les lecteurs s’indignent. A lire ces pages, on se sent vivre dans une société livrée à la violence et à la ruse, où la loi n’exerce plus d’empire, d’où toute sécurité pour les personnes et les biens est décidément bannie[1]. A ce point de vue, nier l’influence de l’élément barbare sur le monde façonné par la culture romaine, c’est fermer volontairement les yeux à l’évidence. L’œuvre accomplie s’accuse avec tous les traits d’une scrupuleuse exactitude dans le livre d’un témoin résigné, sinon indifférent, qui, dans sa sincérité naïve, ne sait ni dissimuler ni exagérer.

Mais les mœurs finissent toujours à la longue par déterminer les institutions et par les modifier à leur ressemblance ; elles ne peuvent se corrompre sans que celles-ci s’altèrent. La législation est comme un miroir qui réfléchit fidèlement la moralité d’une époque. Il faut aux hommes des lois appropriées à leurs habitudes de vie privée et publique. C’est pourquoi la société gallo-romaine, profondément troublée par l’élément barbare et comme désorbitée par le contact d’une sauvagerie qui contraste avec sa culture raffinée, cherche des garanties de sécurité et de stabilité dans des conditions d’existence nouvelles. À l’action de la loi qui n’est plus obéie, à l’autorité publique qui est désarmée, elle substitue les obligations personnelles, les contrats d’homme à homme, qui permettent au faible de se réclamer du puissant, au pauvre de se réfugier sous la protection du riche. Sous la pression d’une nécessité impérieuse, elle inaugure des liens nouveaux, retourne brusquement en arrière, et retrouve spontanément les formes du patronal et de la clientèle antiques. Ainsi s’ébauchent, par la seule force des circonstances, la hiérarchie des recommandations et les premiers linéaments du régime féodal. Ni Rome ni la Germanie n’en peuvent revendiquer la responsabilité exclusive. La féodalité est le produit d’un état social particulier et de nécessités historiques, qui, sous l’action des mêmes causes, ont ramené en divers temps et en divers pays à peu près les mêmes effets.

La promptitude de celle évolution, ce saut brusque dans les ténèbres, ne sont pas pour nous étonner. La catastrophe ne fut pas déterminée, mais se précipita par l’invasion des Francs. Bien avant les conquêtes de Clovis, la Gaule était depuis longtemps comme saturée de l’élément barbare. Sans parler des nations et des débris de nations, installés au milieu des anciennes provinces et qui vivaient à leurs dépens, peut-être n'était-il pas un propriétaire qui ne comptât parmi son personnel agricole plusieurs familles de Germains. Après les défaites infligées par les empereurs aux peuples d’outre-Rhin, c’est par milliers qu’il était d’usage de les transporter dans les villes de l’empire. On les voyait en longues files encombrer les rues et les portiques, attendant d’être dirigés comme colons sur les terres vacantes qu’il fallait repeupler, ou attribués aux propriétaires qui, pour l’exploitation de leurs domaines, manquaient de bras. Un courant qui s’accélère d’année en année tend à faire refluer la Germanie sur l’empire[2]. Panégyristes et poètes célébraient à l’envi la félicité romaine. Ils s’applaudissaient de voir le Saxon, le Bructère, le Chamave, défoncer le sol, pousser la charrue et remplir les cadres des légions. On les chargeait, pour employer une expression vulgaire, de la besogne pénible et grossière de l’empire, pendant que les Romains jouissaient en sécurité des avantages et des loisirs de la paix. Il est impossible de déterminer dans quelle proportion le barbare se mélangea ainsi avec l'indigène. A coup sûr, il le modifia profondément ; il y eut de l’un à l’autre action et réaction. La langue, les mœurs, le génie même de la race, se trouvèrent atteints. A vrai dire, tant que l’empire fut gouverné par des mains énergiques, le péril ne fut pas imminent. Mais il en fut tout autrement quand des nations armées entières, au IVe siècle, furent transportées dans les provinces, et surtout quand ces provinces évacuées par les fonctionnaires restèrent à la merci des chefs barbares, quand l’autorité changea de main et que le gouverné devint le gouvernant. La classe attachée à la glèbe et la classe dominante, de même origine, étouffèrent entre elles la classe intermédiaire, riche et cultivée. La supériorité de talent et d’éducation ne put compenser l’ascendant de la force et la prééminence décisive que donnait aux barbares la possession du pouvoir. La civilisation romaine, après avoir disputé le terrain, devait succomber dans cette lutte inégale.

Si les mœurs de la société gallo-franque portent l’empreinte profonde de l’invasion, et si elles ont réussi à la longue à modifier les institutions, les formes extérieures du gouvernement sont restées romaines. C’est une gageure impossible à tenir que de prétendre déterminer la nature et les caractères de la royauté franque, avant Clovis, à l’aide de quelques lignes de Tacite, qui ne valent que pour le temps où elles furent écrites, et à l’aide des codes barbares, rédigés longtemps après la conquête et plusieurs fois remaniés. Pour avoir le droit de comparer la royauté mérovingienne à la royauté purement germanique, un des termes de la comparaison nous manque absolument. Grégoire de Tours, qui pouvait consulter, sur les Francs, des ouvrages aujourd’hui perdus, ceux de Renatus Frigeridus et de Sulpicius Alexander, nous fait entendre que la royauté ne remontait pas, chez eux, au delà du IVe siècle. Il raconte d’après d’antiques traditions que c’est seulement après avoir passé le Rhin qu’ils se donnèrent des rois chevelus[3]. Faut-il s’étonner que les Francs n’aient eu que tardivement des institutions régulières et stables, si l’on réfléchit que la confédération se forma par la réunion de débris de peuples échappés à l’extermination, Bructères, Cattes, Chamaves, Chérusques, Ampsivariens, Sicambres, etc. ? Au temps même de Clovis, ils comptaient encore un grand nombre de rois, rivaux en puissance du chef des Salions, mais dont le domaine ne pouvait s’étendre au delà d’un rayon de quelques lieues[4].

Les rois issus de Clovis, comme, avant eux, les rois wisigoths et burgondes, disciplinés par un clergé gardien fidèle de la tradition impériale, ne visèrent qu’à remplacer en Gaule les empereurs, et à produire autour d’eux l’illusion d’un gouvernement à la romaine. C’est l’idéal d’après lequel tous se modèlent. Ils sc parent des mêmes titres, s’entourent du même cérémonial de cour, concentrent l’administration dans un palatium pourvu des mêmes services, délèguent l’autorité à des officiers qui portent les noms de ducs et de comtes. On ne voit aucune institution qui limite leur pouvoir et le partage avec eux. Ils disposent en maîtres absolus de la vie et des biens de leurs sujets ; ils se livrent à tous les excès d’un despotisme sans frein ; ils prétendent même légiférer sur le dogme et imposer aux évêques leurs solutions sur les mystères et les difficultés théologiques. Ils ne sont sensibles qu’à la crainte des jugements de Dieu ou plutôt à la terreur superstitieuse de l’enfer. A ne s’arrêter qu’à la superficie, rien ne ressemble plus à un souverain mérovingien qu’un César de Ravenne ou de Byzance.

Mais cette royauté et ce gouvernement à la romaine sont tout de décor et de façade. L’essai d’imitation est flagrant, l’exécution est gauche et maladroite. Tous les rouages du pouvoir ont l’air de pièces rapportées. Les cadres de l’administration sont bien imaginés ; mais ils ne s’adaptent pas aux besoins de la société. Ces comtes et ces ducs, délégués par le roi pour le représenter, vivent de leurs fonctions et font fortune aux dépens de leurs administrés : si bien que le roi est obligé de prodiguer à ses leudes, aux évêques et aux abbés, des chartes d’immunité qui les dispensent d’obéir aux fonctionnaires royaux. L’impôt public n’a pas changé de forme ; mais les agents royaux risquent leur vie à le percevoir, et l’homme d’Église lui-même se dresse entre le peuple qui murmure et le lise qui réclame son dû. L’exercice de la justice est toujours lié à l’autorité publique ; mais, dans l’appréciation du délit, la peine est calculée, non d’après la gravité du crime, mais d’après l'état social de la victime et le dommage causé à la famille. En un mot, l’État franc a hérité d’organes de gouvernement très savants ellrès compliqués, mais ils sont mal appropriés à ses origines et à son degré de civilisation. Aussi s’appliquent-ils à faux et jouent-ils à vide. Les Gallo- Romains qui remplissent l’administration du palais et qui se sont faits les initiateurs des souverains, ont cru pouvoir avec ces barbares, à peine sortis de leurs forêts et mal préparés à leur fortune, brusquer les transitions et supprimer les étapes intermédiaires. La nature reprend ses droits méconnus et corrige ce que les institutions avaient de trop ambitieux et de trop hâtif ; elle se venge même en rabaissant jusqu’au niveau des barbares, qu'ils dédaignent, les descendants des vieilles familles, qui ont vu l’empire briller dans la Gaule de tout son éclat.

Un fait nous frappe dans ce gouvernement des Francs. Cette adaptation des institutions et des usages romains à un temps et à un peuple qui ne les comportaient plus, a été de la part des barbares toute volontaire ; ce fut une réviviscence et une résurrection. Ils ne furent pas des successeurs entrant de plain-pied dans un héritage vacant. Us ne trouvèrent rien de pareil, après avoir franchi la Somme, dans le pays où ils s’établirent. Les fonctionnaires rappelés par Rome s’étaient depuis longtemps repliés sur l’Italie. La préfecture des Gaules, de Trêves avait émigré à Arles, qui était devenue terre gothique. Il fallait donc créer de toutes pièces une administration centrale et provinciale dont le modèle n’existait plus. Mais l’empire avait conservé un tel prestige sur les imaginations germaniques ; il avait façonné et pétri les populations gauloises avec une telle autorité et un tel succès, pendant quatre cents ans de domination, que, lorsque ces peuples d’origine et de culture si différentes durent s’accommoder ensemble et s’organiser en État, d’eux- mêmes et spontanément, ils revinrent aux formes qui s’étaient emparées de leur esprit et n’imaginèrent rien de plus parfait que les procédés du gouvernement impérial. La tradition s’en était conservée fidèlement dans l'Église. Ce fut aussi l’Église qui présida à cette reconstitution.

On est en effet dupe d’une illusion quand on se représente la conquête de la Gaule par les Francs comme le prix d’une victoire remportée sur l’empire. L’empire était désormais hors de cause et ce n’est pas à lui que succéda Clovis. On oublie trop volontiers tout un siècle de transition, un des plus lamentables et des plus troublés qu’ait vécus la Gaule et pendant lequel la république n’exista guère que de nom. La tentative de Clovis, couronnée de succès, avait eu des précédents. L’héritage de Rome, vacant de fait par l’impuissance du César de Ravenne et plus lard par la disparition de l’empire d’Occident, fut disputé avec acharnement par des compétiteurs conscients du résultat à atteindre et qui ne le cédaient ni en force ni en habileté au souverain des Francs. Quelques-uns des rois wisigoths, le général romain Egidius, semblaient certes moins éloignés du but et mieux préparés par leur éducation, par le passé de leur race, par les ressources dont ils disposaient à recueillir cet héritage. Us échouèrent cependant là où Clovis réussit. Us se heurtèrent à des obstacles que celui-ci ne rencontra pas sur sa route ou qu’il sut éluder. Les esprits n’étaient pas habitués à l’idée d’une domination qui ne fût pas celle de Rome et à des maîtres nouveaux considérés jusque-là comme des inférieurs nés pour obéir. Les premiers qui essayèrent de s’imposer soulevèrent non seulement les jalousies et les rivalités d’autres prétendants, mais aussi les répugnances des populations, non résignées encore à une si triste déchéance. Le Romain Egidius, que recommandaient ses talents et son origine gauloise, vit devant lui se dresser l’hostilité de presque tous les chefs barbares. Enfin l’Église catholique, seule puissance qui se fût maintenue au milieu des ruines des pouvoirs anciens et qui, par son ascendant sur les consciences, avait pour elle la complicité des foules, combattit sourdement et avec succès des maîtres ennemis de sa foi et zélateurs fervents de l’hérésie d’Arius. Au commencement du VIe siècle et au début de la carrière de Clovis, toutes ces résistances avaient eu le temps de s’user ; les populations se résignaient à subir la loi des armées barbares.

L’Église enfla se prononça avec une spontanéité et une unanimité qui fixèrent les destinées de la Gaule en faveur du jeune barbare dont le paganisme ne décourageait pas l’espérance d’une conversion prochaine. Comme la nature dans ses créations, l’histoire procède par tâtonnements et par ébauches et s’y prend à plusieurs fois, avant de créer des types capables de durée.

 

I. — LA GAULE AU Ve SIÈCLE.

 

Avant de parler de l’établissement des Francs en Gaule, il nous faut retracer rapidement l’histoire de ces tentatives avortées, qui nous font mieux comprendre le succès de Clovis. Faute de l’éclairer par ces précédents, on risque d’en méconnaître les vrais caractères.

La première nation barbare introduite en Gaule, en vertu des traités, fut celle des Wisigoths. Le patrice Constantius conseilla cette mesure, d’abord pour débarrasser l’Italie de ces hôtes, puis pour fournir à la Gaule l’armée qui lui manquait. Le moment est un des plus critiques de l’histoire romaine. Il s’est produit une poussée extraordinaire de peuples dans le monde barbare. De proche en proche l’ébranlement causé par les migrations des Huns s’est communiqué aux Germains. Une cohue de nations, Vandales, Suèves, Alains, trouvant les frontières du Rhin faiblement défendues, se précipitent par cette trouée, traversent la Gaule et la couvrent de ruines, avant de pénétrer en Espagne. En même temps le monde apprend avec stupeur la prise de Rome par Alaric. Barbares et chrétiens croient assister aux funérailles de l’empire. Cette année (410), les fastes ne mentionnent qu’un consul, celui d’Orient. L’empereur Honorius, épouvanté, n’osa et ne put créer un titulaire pour l’Occident.

Dans la préfecture des Gaules la désorganisation fut au comble. Les Bretons insulaires chassant les derniers fonctionnaires romains, recouvrent leur indépendance. Les cités de l’Armorique et de la Celtique, abandonnées de leurs défenseurs, ne prirent conseil que d’elles-mêmes pour se préserver des barbares et formèrent entre elles une sorte de confédération républicaine[5]. De tous côtés surgirent des tyrans, c’est-à-dire des prétendants à l’empire, qui, profitant de la confusion générale, aspirèrent à remplacer Honorius : Constantin, Gérontius, Maxime, et, appuyés d’une armée de barbares burgondes et francs, Jovinus et Sébastianus.

Le patrice Constantius se délit des premiers sous les murs d’Arles ; il livra les deux derniers aux armes des Wisigoths, qui réussirent, en effet, à en débarrasser l’empire[6]. Après la mort d’Alaric, les Wisigoths avaient placé à leur tête Ataulf. Ataulf épousa la sœur même de l’empereur, Placidie. Ce mariage avec une femme de rang impérial et d’une intelligence politique supérieure décida de la fidélité des Wisigoths. Il fut le gage de l’union de deux races d’abord ennemies. Pourvu d’une commission régulière de l’empereur, le Goth passa en Gaule et ne songea plus qu’à servir la cause de la république[7].

Ataulf avait d’abord nourri à l’égard de l’empire d’autres sentiments. Les instincts de convoitise et de pillage s’étaient d’abord allumés en lui à la vue des richesses de l’Italie. Comme Attila, il avait rêvé de renverser l’empire et de donner le monde aux barbares. Une curieuse évolution s’était opérée peu à peu dans son esprit. Au contact des merveilles de la civilisation romaine, en présence des rouages savants de l’organisation impériale, il s’était pris d’admiration et de respect. Séduit et conquis, il était prêt à adorer ce qu’il avait d’abord voulu brûler. Placidie ne fut pas étrangère au charme exercé sur lui. L’historien Paul Orose conte ce qui suit des dispositions de ce barbare : Alors que j’étais à Bethléem en Palestine, auprès du bienheureux Jérôme, j’entendis un citoyen de Narbonne, homme pieux, prudent et grave, qui avait vécu dans l’intimité d’Ataulf. Il tenait de lui que d’abord ce roi avait nourri une haine ardente contre Rome, qu’il avait voulu détruire le nom romain et, sur les ruines de l’empire, fonder un empire qui serait celui des Goths, transformer, en un mot, la Romanie en Gothie et devenir lui-même un nouveau César-Auguste. Mais bientôt une expérience répétée lui avait prouvé que les Goths, à cause de leur barbarie sans frein, étaient incapables de se soumettre aux lois et que la république ne pouvait vivre sans lois, sous peine de cesser d’être la république. R avait donc par choix recherché la gloire de restituer au nom romain son intégrité et sa puissance avec l’aide des Goths, et de revendiquer auprès de la postérité le renom de restaurateur de l’empire, puisqu’il avait renoncé à en être le destructeur[8]. Par les dispositions de ce Goth, on peut juger de l’état d’âme de la plupart des chefs barbares au service de Rome.

Ataulf tint parole, et son dévouement ne se démentit pas, sa vie durant. R purgea la Gaule de ses tyrans, remit entre les mains d’Honorius le sénateur Attale, dont une fantaisie d’Alaric avait fait un empereur ; puis, à la suite d’une nouvelle convention avec Honorius, il passa en Espagne pour la pacifier et y achever la défaite des Vandales, Alains et Suèves, qui se fléchiraient entre eux, après avoir ruiné le pays. Il mourut assassiné à Barcelone. A son lit de mort, il recommanda instamment à son frère de maintenir entre les Romains et les Goths la concorde et l’union[9].

Wallia fut comme lui fidèle au pacte convenu avec la république. La Chronique d’Idace nous a transmis le récit des guerres impitoyables qu’il fit aux barbares d’Espagne ; il en extermina des armées entières et restitua à l’empereur les provinces reconquises. Pour prix de ses services, il reçut d’Honorius pour lui et sa nation un établissement dans l’Aquitaine, de Toulouse à l’Océan[10]. Vers l’année 420, la Gaule avait recouvré la tranquillité. Grâce au patrice Constantius et aux Wisigoths, les tentatives des tyrans étaient réprimées ; les Burgondes et les Francs battus par les généraux de Rome promettaient de respecter les traités. Honorius put, en 418, convoquer solennellement dans la ville d’Arles l’assemblée générale des députés de la province.

Mais cette accalmie dura peu. La mort d’Honorius, la compétition à l’empire de l’usurpateur Joannès et de Valentinien III, furent le signal de nouveaux troubles qui mirent l’autorité publique en péril. Les barbares, qui dès lors s’habituent à prendre parti dans les luttes que soulève la possession de l’empire, se remuent au nord, au sud et à l’est. La tentation était trop forte pour eux de s’agrandir ; ils n’y résistent pas. Le roi wisigoth Théodoric, qui s’est déclaré en faveur de l’usurpateur Joannès, essaye un coup de force sur Arles, puis sur Narbonne[11]. La malheureuse province, dont Trêves était la capitale, est de nouveau ravagée par les Francs. Les Burgondes trouvent l’occasion favorable pour étendre leurs cantonnements[12]. Enfin la Gaule romaine elle-même est le théâtre d’une affreuse guerre sociale, l’insurrection des Bagaudes. Le prêtre de Marseille, Salvien, nous a décrit les causes de cette sorte de jacquerie ; la misère profonde des campagnes livrées aux déprédations des barbares, les exigences toujours croissantes d’un fisc impitoyable, la constitution, à la faveur des désordres, de la grande propriété aux dépens de la petite. Dès lors se manifestent au sein de la population des symptômes significatifs, soigneusement notés par l’auteur : la désaffection et la haine des habitants pour les agents impériaux et par suite pour l’empire, une préférence marquée pour la domination des barbares. Préférant la sécurité à une liberté trop onéreuse, ou, comme s’exprime Salvien, aimant mieux vivre libres sous l’apparence de la servitude, que de vivre captifs sous l’apparence de la liberté, ils désertent leurs champs, renoncent à leur qualité de citoyens romains et émigrent en terre gothique ou burgonde. Ils fuient aux ennemis pour échapper aux exacteurs. Et le vœu le plus cher de ceux qui obéissent aux Goths est de ne plus jamais retomber sous l’autorité romaine[13]. Cependant les souffrances longtemps contenues provoquent une explosion formidable. Toute la Gaule ultérieure, dit un chroniqueur[14], secoua le joug de la société romaine, et, la rébellion gagnant du terrain, presque tous les paysans des Gaules conspirèrent en faveur de la Bagaudie. Ils se donnèrent un chef, nommé Tibalon, dont on ignore l’origine et les desseins et qui fut assez fort pour tenir tète aux armées de la république.

Heureusement pour Rome, la fortune lui tenait en réserve le dernier et un des plus grands de ses hommes de guerre, Aétius, dont Renatus Frigeridus nous a laissé un sobre et beau portrait[15]. Il réussit à faire face victorieusement à tous les périls et à conserver une fois encore la Gaule à l’empire. Il recouvra sur les Francs la province que ceux-ci avaient occupée[16], et plus tard battit le chef des Saliens, Chlodion, qui avait forcé Cambrai et s’était avancé jusqu’à la Somme[17]. Il écrasa la nation des Burgondes, qui perdit son roi et faillit être exterminée[18]. Les Wisigoths, chassés d’Arles, subirent une nouvelle défaite sous Narbonne et rentrèrent dans le devoir. Les anciens traités furent renouvelés avec eux et la paix rétablie. Enfin les Bagaudes, traqués de toutes parts, succombèrent sous les savantes manœuvres d’Aétius. Les principaux chefs payèrent de leur vie le crime de rébellion[19].

Il était temps que la paix se rétablit. Attila approchait, semant autour de lui la terreur et la destruction. Pour soutenir le choc des hordes hunniques, Aétius n’eut guère avec lui que les barbares cantonnés en Gaule, disciplinés par sa forte main. Il dut leur faire entendre qu’en servant la république ils combattaient pour eux-mêmes, puisqu'ils étaient ses hôtes[20]. Jornandès nous a gardé le nom des principaux de ces peuples barbares à qui l’empire dut son salut dans les plaines de Champagne. Nous y voyons figurer les Francs, les Sarmates ou Alains, les Armoricains, les Burgondes, les Saxons, les Ripuaires. Et l’historien ajoute : Ils étaient autrefois soldats romains ; ils comptent maintenant au nombre des auxiliaires, entendant que jadis ces peuples fournissaient des soldats aux légions et comptaient dans l’effectif des troupes régulières, tandis qu’ils servaient présentement par corps détachés et par groupes de nations, en vertu de traités particuliers signés avec Rome, qui en faisaient des fœderati[21].

Avec Aétius, massacré par l’ordre de Valentinien III, disparut le seul homme capable d’enrayer la décadence de l’empire et de conjurer la dissolution de l’autorité romaine en Gaule (451). Pendant vingt-cinq ans encore se succèdent, sur le trône de Ravenne, de pâles et insignifiants fantômes d’empereurs, à la fois instruments et victimes de l’ambition des maîtres de la milice barbare. Mais il fallait la complaisante imagination d’un ami et d’un compatriote, comme Sidoine Apollinaire, pour supposer à l’Arverne Avitus les vertus nécessaires au rétablissement de l’intégrité de l’empire. L’énergie honnête de Majorien échoua dans cette tâche. Ricimer, le jugeant de caractère trop indépendant pour accepter sa tutelle, s’en défit par un crime.

La Gaule resta donc, après la mort d’Aétius, délaissée par les empereurs, ignorant ses maîtres et ignorée d’eux[22], livrée comme une proie aux armées barbares qui se disputaient sa possession. L’hégémonie semblait devoir incontestablement revenir aux Wisigoths. Le successeur de leur roi, tué dans la grande bataille engagée contre Attila, fut Théodoric IL C’est lui qui porta à l’empire son ancien précepteur Avitus, et le fit couronner à Toulouse, puis à Arles, promettant de demeurer, sous son principat, l’ami et le soldat de Rome[23]. Pour prix de ce service, Avitus lui céda l’empire romain et la monarchie franque l’Espagne, qu’il joignit ainsi à la seconde Aquitaine[24]. Maintenu dans le devoir et l’obéissance par Majorien qui arrêta un instant toutes les dissensions de la Gaule[25], il ne tarda pas, après le meurtre de ce prince, à recouvrer toute sa liberté d’action.

Le seul compétiteur qu’il eut désormais à craindre était le Romain Égidius. Nommé par Majorien, dont il était l’ami et le compagnon d’armes, maître de la milice des Gaules, Égidius délestait les meurtriers de son empereur. Il ne pardonna jamais à Ricimer et refusa de reconnaître le souverain créé par ce patrice. Il se maintint en Gaule, admiré et aimé des Romains, respecté de ses ennemis ; mais on ne sait à quel titre il continua à commander la dernière armée de la république. Bien que les chroniques se taisent sur ce point, il ne pouvait conserver le grade de maître de la milice ; car il était considéré comme un rebelle par les empereurs, créatures de Ricimer. Au milieu de la confusion qui régnait en Gaule, il réussit à garder rattachement de son armée, et nul ne fut assez fort pour détacher de lui ses soldats et le contraindre à obéir aux ordres venus de Rome. Les légions, dans l’horrible anarchie qui signale la fin de l’empire, ignorant de quel côté étaient la loi et l’autorité, ne connaissaient plus que leur général. Enfin les populations gallo-romaines, qui avaient jusqu’alors échappé au joug des barbares, n’avaient plus de recours qu’en ce soldat de leur race et de leur pays, et qui représentait la seule force qui pût encore les protéger[26].

Ricimer estimait les talents militaires d’Égidius et craignait sa vengeance. Pour l’empêcher de franchir les Alpes et de descendre en Italie, il fallait occuper son activité en Gaule [27]. Le patrice lui suscita les Wisigoths. Ceux-ci se jettent sur Arles, le constant objet de leurs convoitises ; Égidius les force à lever ce siège. L’année suivante (462) un comte romain, Agrippinus, ennemi d’Égidius et qui voulait mériter les secours des Goths, leur ouvre les portes de Narbonne[28]. On ne voit pas qu’Égidius ait pu prévenir et punir cette trahison. Quelques mois plus lard, Fédéric, frère de Théodoric II, s’avance avec une année contre Orléans et pénètre en plein pays romain ou armoricain. Avec l’aide des Francs, Égidius inflige aux Wisigoths un sanglant échec, qui coûte la vie à leur chef[29]. Il allait poursuivre le cours de ses victoires, quand il succomba lui-même aux embûches de ses ennemis et peut-être au poison. Après lui, les Goths envahissent les provinces qu’il conservait encore au nom romain[30].

Le roi Euric, qui succède à Théodoric II (464), porte à son comble la puissance des Wisigoths. Décidé à arracher à l’empire tout ce qu’il pourrait encore en retirer, il notifie son avènement à l’empereur Anthémius et renouvelle avec lui les traités anciens. Mais, après une campagne heureuse contre les Suèves de Lusitanie, accomplie pour le compte des Romains, il jette le masque. Voyant, dit l’historien Jornandès, les fréquents changements de princes à Rome, il résolut d’occuper la Gaule en son nom[31]. Pour sauver la province, Anthémius appela le roi des Bretons, Riothime, qui, avec douze mille hommes, remonta la Loire et s’avança jusqu’à Bourges. Défait par les Wisigoths, Riothime, avec les débris de son armée, n’échappa à une extermination complète qu’en se réfugiant sur le territoire dos Burgondes, restés fidèles à la république. Il est probable que l’attitude des Burgondes, des Francs et de quelques légions, commandées par le comte Paul, en imposa à Euric et retarda de quelques années la suite de ses projets. Mais, après la chute successive d’Anthémius, d’Olybrius, de Glycerius, qui ne font que passer sur le trône impérial, il s’enhardit de nouveau et l’empire romain et la monarchie franque reprend ses projets. Il visait à se constituer une royauté indépendante, ayant pour limites les Pyrénées, la Loire et le Rhône[32]. Des Romains qui exploitaient l’ignorance des barbares, comme eux- mêmes exploitaient la faiblesse de l’empire, l’encourageaient dans cette voie, l’aidaient de leurs conseils, de leur expérience et de leur talent d’intrigue[33]. Pour réaliser le rêve de son ambition, il manquait à Euric la possession de l’Auvergne, qui se dressait comme un bastion redoutable entre les pays de la Garonne et ceux du Rhône[34]. Déjà les Wisigoths, après avoir travaillé par leurs agents les populations arvernes, avaient essayé de s’emparer par un coup de force de la ville de Clermont. L’intrépidité des habitants, le dévouement de Sidoine Apollinaire, la valeur d’Ecdicius, avaient fait échouer celle tentative. Mais Euric obtint de la faiblesse d’un empereur la province que ses armes n’avaient pu lui donner. Julius Nepos, pour s’assurer la domination tranquille de l’Italie, sacrifia l’Auvergne. L’évêque de Pavie, saint Épiphane, fut chargé de négocier ce traité. Le discours qu’il tint -au puissant roi des Goths, sous les réticences alambiquées dont la rhétorique l’enveloppe, laisse échapper l’aveu de l’abdication de l’empire sur la Gaule. L’empereur ne craint pas la guerre, mais il lui préfère la concorde... Il te traite en ami du peuple romain, lui qui pourrait s’appeler ton maître[35]. En d’autres termes, Nepos renonçait à la domination directe sur la Gaule et se contentait d’un traité de vassalité illusoire.

Le sacrifice de l’Auvergne achète la paix du monde, écrivait douloureusement Sidoine Apollinaire. C’était encore l’illusion d’un patriotisme généreux. De telles capitulations n’ont jamais fait qu’encourager l’audace. Bientôt, dit Jornandès, s’apercevant que l’empire vacillait sur ses bases, Euric soumit à son pouvoir Arles et Marseille. La conquête d’Arles, depuis longtemps convoitée par le roi des Wisigoths, avait pour les contemporains une signification grave. Celte ville était devenue la capitale officielle des Gaules, depuis que Trêves avait été détruite, une première fois par les Vandales, une seconde fois par les Francs. Le préfet du prétoire y avait transporté, en 413, sa résidence, et y avait remplacé le vicaire de la province. Là se tenait l’assemblée générale des représentants de l’ancienne préfecture ; là se donnaient les jeux solennels du cirque. Maître d’Arles, Euric comptait, non sans quelque vraisemblance, apparaître aux populations gauloises comme le successeur du préfet du prétoire et le défenseur légitime de l’autorité. Cette possession semblait lui créer des titres à l’obéissance de la province. Aussi fit-il de cette ville sa résidence habituelle jusqu’à sa mort (481).

Pendant les dernières années de sa vie, il acheva de vaincre les dernières résistances qui s’opposaient à sa domination, et obtint la soumission des peuples barbares de Gaule. Jornandès nous assure qu’il imposa sa suprématie aux Burgondes[36], et Sidoine Apollinaire nous fait entendre qu’il eut raison de l’hostilité des Francs. Le pieux évêque, amené par ses malheurs à Bordeaux, a tracé un tableau pittoresque et vivant de la cour du puissant souverain. Il nous le montre entouré des représentants de l’univers entier, accourus pour faire acte de soumission ou pour solliciter protection et secours. Il énumère le Saxon aux yeux bleus, le vieux Sicambre qui a laissé couper ses cheveux après sa défaite, l’Hérule aux joues verdâtres, le Burgonde haut de sept pieds, l’Ostrogoth mendiant un patronage qui doit faire trembler les Huns. Ici toi-même, ô Romain, tu viens prier pour ta vie, et quand le Nord menace de quelque trouble, tu sollicites le bras d’Euric contre les hordes de la Scythie ; tu demandes que la Garonne, maintenant belliqueuse et puissante, protège le Tibre affaibli[37]. Ce tableau, exact après la conquête de l’Auvergne, n’était pas moins fidèle pendant les dernières années du règne d’Euric L’héritage des Romains semblait définitivement dévolu au successeur d’Alaric.

Il ne manquait à ce victorieux, pour marquer sa prise de possession de la Gaule, que de s’emparer du monnayage impérial, et de frapper en signe de souveraineté la monnaie d’or à son coin. Il est vraisemblable qu’il n’y manqua pas. On lit en effet dans le deuxième décret du roi Gondebaud, annexé à la loi burgonde (art. 6), les prescriptions suivantes relatives aux monnaies décriées qui circulaient dans le pays : Au sujet des sous d’or, nous ordonnons de recevoir toutes les monnaies en circulation, quelque soit leur poids, à l’exception de quatre sortes de monnaie, les Valentinien, les sous de Genève, l’or gothique mélangé d’airain, fabriqué par le roi Alaric, et les monnaies armoricaines. Cet Alaric dont il est parlé fut le propre successeur d’Euric, celui-là même dont la monarchie fut détruite par Clovis. Sa monnaie était réputée pour sa mauvaise qualité et pour la disproportion de son alliage, puisque l’évêque de Vienne, Avitus, écrivant à son frère de lin faire graver un sceau, lui recommande en plaisantant de ne pas se servir de l’or d’Alaric. Il est peu vraisemblable qu’Alaric ait eu l’initiative de ce monnayage, qui constituait alors une grave usurpation sur les droits de l’empire. Il semble qu’on doive plutôt l’attribuer à Euric, puisqu’il afficha le premier des prétentions à l’indépendance et put faire dater de la prise de possession de la préfecture des Gaules une ère nouvelle dans l’histoire des Wisigoths.

Cette monarchie qu’avait fondée Euric lui survécut à peine vingt-six ans, puisqu’elle devait succomber sous les coups de Clovis. Son déclin suivit de près son apogée. Le secret de cette prompte décadence, qui déconcerta toutes les prévisions, nous est livré par Grégoire de Tours et par Sidoine Apollinaire. Euric, sur la fin de sa vie, se mit à persécuter les catholiques pour les amener de force à la foi arienne. Il paraissait, dit un contemporain, plus redoutable encore aux lois chrétiennes qu’aux villes romaines. Le nom seul de catholique produisait sur lui l’effet d’un aiguillon. On eût dit un chef de secte plus qu’un chef de nation[38]. Il fit périr de mort violente ou jeter en exil les évêques de Bordeaux, de Périgueux, de Rodez, de Limoges, de Mende, d’Auch, de Bazas, de Comminges, d’Eauze. Les églises furent partout fermées, leurs murs ruinés, leurs autels profanés, leurs portes barricadées avec des haies d’épines. La Novempopulanie et les deux Aquitaines se trouvèrent dépeuplées par cette persécution. Il n’en fallut pas davantage pour faire détester la domination des Goths, pour réunir dans une vaste conspiration tous les catholiques du royaume et pour faire accueillir comme des sauveurs les soldats de Clovis, qui prit justement le contre-pied de cette politique.

Pendant ces événements, l’empire d’Occident avait achevé son agonie. Après la déposition du dernier empereur, Romulus Augustule, l’Hérule Odoacre, maître de l’Italie, adressa à l’empereur d’Orient, Zénon, au nom du sénat et du peuple romain, une ambassade, dont l’objet nous est expliqué par un fragment de l’historien Malchus[39]. Les députés rapportaient à l’empereur les ornements impériaux, ajoutant qu’un empereur était désormais inutile, à l’Occident et que le souverain de Constantinople suffirait seul pour les deux empires. Ils demandaient en outre les codicilles du patricial pour Odoacre, que ses hautes capacités militaires et administratives désignaient au choix du sénat, pour qu’il gouvernât l’Italie. Zénon reçut mal les ambassadeurs. Il reprocha aux Romains le meurtre d’Anthémius et la déposition de Julius Nepos. Ce prince, réfugié à Salone en Dalmatie, parent par sa femme de l’impératrice Vérine, ne cessait de solliciter de Zénon sa réintégration sur le trône d’Occident. Aussi Zénon déclara-t-il bien haut que Nepos était pour lui le seul souverain légitime, et que c’était à lui l’empire romain et la monarchie franque qu’Odoacre devait demander l’investiture du patriciat. Il parlait ainsi, préoccupé de sauvegarder les droits de son collègue et de ne paraître pas Consacrer officiellement le succès de la rébellion d’un barbare. Mais, en même temps, dans la lettre qu’il adressait à Odoacre, il le qualifiait de patrice et l’autorisait par son acquiescement implicite à se passer de l’investiture du souverain détrôné[40]. Odoacre se le tint pour dit. Il exerça l’autorité de patrice sur les populations italiennes, celle de roi sur ses sujets barbares, mais il évita de porter les insignes de ces dignités. Il n’en gouverna pas moins l’Italie, comme s’il était pourvu d’une commission régulière, et assura à ses habitants une longue tranquillité, que des souverains légitimes n’avaient pu réussir depuis longtemps à leur donner.

Sans doute Zénon, en condescendant indirectement aux vœux d'Odoacre, ne fit que souffrir ce qu’il ne pouvait empêcher. Persister dans son opposition, c’était risquer de voir l’Italie se séparer de l’empire et proclamer son indépendance absolue à l’égard des souverains de Byzance. Mieux valait temporiser et sauver les apparences. Zénon s’y résigna, quoique de mauvaise grâce et non sans arrière-pensée. Si Jornandès reconnaît à Odoacre le titre de patrice, Procope le traite toujours de tyran, terme qui, dans la langue grecque, qualifie l’usurpation de l’autorité publique. Enfin la commission donnée, vingt ans après, par le même Zénon au roi des Ostrogoths, Théodoric, et l’autorisation de reprendre l’Italie sur son souverain provisoire, suggèrent naturellement la pensée que l’empereur avait supporté jusqu’à ce jour, malgré lui, le pouvoir d’Odoacre, mais qu’il se réservait, le cas échéant, de prendre sa revanche de la contrainte subie, et de punir l’usurpation de ce rebelle.

Un détail important mérite d’être noté, qui a échappé à la sagacité de la plupart des historiens. Il est consigné dans un fragment de Candidus Isaurus, et se rapporte à la pétition d’Odoacre à Zénon. En même temps que l’ambassade du sénat, l’empereur recevait une députation des Gallo-Romains, qui déclaraient ne pas vouloir se soumettre au barbare qui maîtrisait Rome[41]. Il fallait que leur aversion fût bien forte pour déterminer une démarche aussi extraordinaire. Jusqu’alors la Gaule avait relevé de Rome, non pas de Byzance ; c’est auprès de l’empereur d’Occident, et non auprès de celui d’Orient que ses provinciaux portaient leurs doléances et leurs griefs. L’empire aboli en Italie, ils manifestaient à la fois leur volonté de se rattacher désormais à Byzance et de ne pas souffrir la domination d’Odoacre. Malgré la décision que la nécessité imposa à Zénon, les Gaulois persistèrent dans leur résolution et ne reconnurent jamais le nouveau patrice. C’est ce qui résulte de ce passage de Procope : Tant que se maintint la forme politique de l’empire, l’empereur garda la suzeraineté des provinces de la Gaule, en deçà du Rhône. Mais, après qu’Odoacre eut établi sa tyrannie, la Gaule tout entière jusqu’aux Alpes, frontière commune des Gaulois et des Ligures, fut cédée par le tyran aux Wisigoths[42]. Un accord intervint donc entre Euric et Odoacre, qui, dans le partage de l’Occident, garda l’Italie et laissa la Gaule à son rival. D’autre part, on sait que cette domination ne fut que fictive dans les pays au nord de la Loire. Si Euric parvint à faire reconnaître son autorité par les Burgondes, il n’eut pas le temps de l’étendre à la Gaule restée romaine. Le même Procope affirme en effet qu’au moment où les Francs sortirent de leurs cantonnements pour occuper les pays au delà de la Somme, les Armoricains étaient demeurés fidèles au nom romain. Il ajoute qu’une fusion pacifique s’opéra entre ces populations et les Francs. Mais, avant que cet accord fût devenu possible, plusieurs années s’écoulèrent, pendant lesquelles la Gaule n’eut pas de gouvernement régulier, ayant rompu tout lien avec Rome, et ne relevant que nominalement de Constantinople. Après la mort d’Euric, il ne semble pas qu’aucune entreprise ait été tentée sur elle par son successeur. Il faut donc admettre que les cités gauloises vécurent pendant celle vacance sous la protection de leurs évêques et de ces chefs militaires, dont parle Procope, oubliés dans le pays, sans pouvoir le quitter. Tel était ce comte Syagrius, fils d’Égidius, et maître de Soissons, à qui Grégoire de Tours donne le titre singulier de roi et contre lequel devaient s’essayer les premières armes de Clovis.

 

II. — CHILDÉRIC.

 

Le tableau des vicissitudes politiques de la Gaule nous paraît la préface obligée d’une histoire des Francs. Il est indispensable de connaître la situation exacte de l’Occident pour apprécier à sa valeur le rôle de Clovis, le caractère de son intervention, la nature des rapports qu’il devait entretenir avec l’empire. Odoacre, confiné dans l’Italie, s’est désintéressé complètement de la Gaule. Aux termes d’un accord exprès, il a laissé le champ libre aux Wisigoths. Mais les pays au nord de la Loire se refusent à reconnaître cette suprématie. Ils s’opiniâtrent dans la fidélité qu’ils gardent à l’empire, alors même qu’a sombré l’empire d’Occident. Seulement ce n’est plus au maître de Rome que cette fidélité s’adresse. Ils ne peuvent songer à relever que de Constantinople, et c’est, en effet, à l’empereur Zénon que, dès la déposition de Romulus Augustule, ils envoient leurs ambassadeurs. Que viennent-ils lui demander de si loin ? Candidus Isaurus le fait entendre : à ne pas subir Odoacre. Ils supplient l’empereur de ne pas l’avouer comme son représentant en Italie. Et comme Odoacre s’impose malgré lui à Zénon, que celui-ci est impuissant, faute de ressources suffisantes, à le déloger de sa conquête, la Gaule du moins, qui n’a pas les mêmes ménagements à observer, persiste dans son aversion et sa répugnance. Elle n’entre pour rien dans le pacte conclu entre le Wisigoth et l’Hérule. Habituée, depuis la mort d’Aétius et de Majorien, à se gouverner elle-même, elle préfère son isolement à une sujétion humiliante. Pendant cette période d’anarchie provisoire, à laquelle cet isolement la voue, elle attend un maître qui donnera satisfaction à ses intérêts matériels, rassurera ses scrupules religieux et se gardera de heurter de front ses sentiments d’attachement à l’empire. C’est alors que les Francs entrent en scène.

Nous n’avons pas la prétention de refaire une fois de plus l’histoire des origines de cette nation[43]. Ils n’étaient ni des inconnus ni des nouveaux venus dans la Gaule romaine. On les connaissait comme colons et comme soldats. Des milliers d entre eux cultivaient le sol des propriétaires romains ou stationnaient dans les garnisons des villes[44]. Plusieurs s’étaient avantageusement poussés dans les fondions du palais et avaient revêtu les charges les plus honorables de l’empire. Le gros de la nation, cantonné entre le Rhin, les îles Bataves et la Somme, avait accepté le joug de Rome. Par d’immenses massacres, dit Jornandès, Aétius contraignit la barbarie franque à servir l’empire[45]. Les rédacteurs du prologue de la loi salique nous ont transmis l’impression de terreur entretenue chez eux par le souvenir des exécutions qu'ils avaient subies à cette époque. Du reste Aétius les trouva fidèles au rendez-vous qu’il leur donna dans les plaines de Châlons contre Attila. Ils combattaient avec le titre d’auxiliaires ou de fédérés, comme les autres contingents barbares, Wisigoths ou Burgondes.

L’histoire officielle des Francs commence, pour Grégoire de Tours, avec le règne de Childéric. Son récit a servi de thème et de canevas à l’abréviateur Frédégaire et à l’auteur des Gesta, qui l’ont enrichi de curieux détails complémentaires, empruntés à la légende. Tous ces documents ont été soigneusement pesés, rapprochés et commentés par les écrivains qui se sont le plus récemment occupés des origines de notre histoire[46]. Plus qu’aucun de ses prédécesseurs, M. Junghans s’est appliqué à démêler dans l’histoire de Childéric le fond historique et l’apport légendaire. Avec une rare sagacité, par une critique patiente et minutieuse des textes, du tour des phrases, de l’allure du récit, il a distingué deux parts dans les chapitres consacrés par l’évêque de Tours au roi franc : l’une qui rappelle, par la sécheresse des renseignements, la brièveté et la concision des phrases, leur peu de suite et leur incohérence, le style accoutumé des chroniques et des fastes, dont l’historien avoue s’être servi ; l’autre, par la redondance des expressions, la qualité des épithètes, la recherche des épisodes romanesques, lui paraît venir en droite ligne de gestes rythmés, ayant cours déjà au VIe siècle. Le faible sens critique de Grégoire de Tours ne lui a pas permis de faire le départ entre des sources si différentes. L’imagination des imitateurs de Grégoire s’est donné plus librement encore carrière. Il est tel chapitre de l’Historia epitomata, comme celui qui raconte la nuit de noces de Chilpéric et la vision merveilleuse de Basine, qui ressemble étrangement à un fragment d’épopée.

Nous tenons pour vraie en général cette distinction ; nous ne contesterons que certains détails, et, parmi ceux-là, seulement ceux qui importent à notre sujet.

Childéric, disent les trois historiens, adonné à la luxure, fut chassé par les Francs à cause de ses déportements. Il s’enfuit auprès du roi de Thuringe, Bisin, laissant parmi les siens un ami dévoué, chargé de le rappeler quand les dispositions de ses sujets auraient changé à son égard. Après l’expulsion de Childéric, ajoute Grégoire de Tours, les Francs se choisirent unanimement pour roi cet Égidius que la république avait envoyé dans les Gaules, comme maître de la milice[47]. Huit ans après, l’ami fidèle de Childéric l’avertit, par le moyen convenu entre eux, qu’il était temps de revenir. Il fut en effet rétabli dans son royaume, qu’il gouverna avec Égidius[48]. L’auteur des Gesta et celui de l’Historia epitomata complètent ou modifient par quelques traits leur modèle. Le premier s’étend sur la tyrannie que le maître de la milice fit peser sur les Francs. Il les soumet à l’obligation du tribut. Il provoque chez eux, par des exécutions imprudentes, des haines qu’attise et exploite soigneusement l'ami de Childéric, Viomade. Celui-ci fait vibrer en eux le sentiment des rancunes patriotiques. Souvenez-vous, s’écrie-t-il, de quelle façon cruelle les Romains ont rejeté votre nation hors de leur territoire ! Le second raconte que Childéric, chassé par ses sujets, se rendit à Constantinople, auprès de l’empereur Maurice, et qu’après l’avoir excité contre Égidius, il lui dit : Ordonne-moi, comme à ton serviteur, de retourner dans les Gaules, je serai l'instrument de ta vengeance et de ton indignation contre Égidius. Comblé de présents par Maurice, Childéric fut ramené en Gaule par une flotte impériale. Il battit Égidius et les Romains en maintes rencontres.

Tous ces faits, M. Junghans les rejette en bloc comme un tissu de fables[49], aussi bien ceux, que rapporte Grégoire de Tours que ceux que nous tenons des Gesta et de Frédégaire. Il y a, dit-il, quelque chose d’étrange à voir les Francs choisir pour roi un Romain. Ce choix est contraire à toutes les habitudes germaniques et n’a pas encore été expliqué d’une manière satisfaisante. D’où vient que les Francs n’ont pas mieux aimé prendre dans la famille royale un autre souverain ? Il est dangereux en matière de critique, pour avoir le droit de nier un fait de cette valeur, de se rejeter sur l’étrangeté de ce fait et sur une infraction à des habitudes que nous connaissons très imparfaitement. Ce choix est attesté à la fois' par Grégoire de Tours, par les auteurs des Gesta et de l’Historia epitomata ; c’est même, parmi les versions fort différentes qu’ils nous transmettent, le point essentiel sur lequel tous trois sont d’accord. C’est sur lui que repose tout le récit, autour de lui que s’enchaînent et se déroulent les variantes des trois historiens. La méthode critique la plus élémentaire commande donc de le tenir pour vrai, quelque difficulté que nos idées et nos préjugés modernes suggèrent à l’encontre ; car il a en soi tous les caractères de la vérité historique. Aucun texte ne le contredit ; tous le fortifient et le confirment. En admettant que l’histoire de Childéric soit profondément altérée par les développements ultérieurs de la légende, cette légende a pour point de départ l’exil de Childéric et l’élection d’Égidius ; c’est là le noyau solide autour duquel l’imagination des poètes a pu broder ses fantaisies. Nous n’avons pas le droit de projeter rétrospectivement sur les faits du passé nos opinions et nos théories contemporaines et de les adopter ou de les élaguer, s’ils cadrent ou non avec elles, sous peine de tombera notre insu dans la même faute que nous reprochons avec raison aux historiographes pompeux de la monarchie française, les Mézeray et les Daniel. Ce choix, nous dit-on, est contraire à toutes les habitudes germaniques. Il devait blesser les sentiments de la nation franque. Plutôt que de donner sur eux un tel pouvoir à un Romain, ils auraient choisi un autre souverain dans la famille royale. Autant d’hypothèses qui préjugent la solution du problème qu’on se propose d’examiner. Ces faits, aucun des chroniqueurs qui nous les rapportent ne songe à les contester ou à s’en offusquer. Ils les acceptent sans s’indigner. L’élection d’un Romain leur a paru moins extraordinaire qu’aux historiens nos contemporains, moins au courant à coup sûr des habitudes germaniques que les hommes du VIe et du VIIe siècle. Si l’on réfléchit encore que Grégoire de Tours ne vivait pas à cent ans de distance des événements qu’il raconte, qu’il a connu les petits-fils de Childéric et peut-être des contemporains de ce prince, on s’étonne qu’il ait pu avancer un fait de cette importance, sans craindre d’être démenti et sans avoir pris ses précautions pour le vérifier. Si crédule parfois que nous paraisse l’évêque de Tours, il avait au plus degré le sentiment des devoirs de l’historien et le souci de la vérité. Plus prudent que beaucoup de nos contemporains, il ne fait commencer qu’à Childéric l’histoire officielle des Francs, parce qu’il sent qu’en remontant plus haut le terrain n’est pas sûr et qu'il risque d’égarer ses lecteurs. Dans l’épisode même qui nous arrête, en admettant qu’il ait eu connaissance des chants héroïques célébrant les exploits des premiers rois francs, on est forcé de reconnaître qu’il a fait un triage parmi les éléments de cette légende, et qu’il s’est livré à un travail de critique, puisqu’il a rejeté des détails complémentaires que nous lisons dans les chroniques postérieures.

On s’exagère d’ailleurs étrangement l’indépendance des mœurs germaniques et la susceptibilité ombrageuse des Francs, si l’on se représente ces barbares comme des patriotes farouches, portant au cœur la haine des Romains et de l’empire. De tous temps, Rome, pour maintenir ces peuples dans l’obéissance, avait essayé de faire de leurs gouvernants ses obligés et ses clients. Elle savait profiter de tout, d’une guerre malheureuse contre des voisins, d’une révolte, des rivalités perpétuelles qui animaient l’une contre l’autre les familles dominantes. Dans chacune de ces compétitions, dont le pouvoir était l’enjeu, elle avait son candidat. Les Barbares, disait Libanius, reçoivent de nous leurs chefs, qui sont les surveillants de toutes leurs actions. Entre tous, les Francs, qui avaient une réputation méritée de turbulence et de perfidie, étaient observés de près par les maîtres de la milice et leurs rois tenus de court. La Gaule chassera plus tôt les faisceaux, que la Francie ne se débarrassera des rois que tu leur as donnés. Ainsi s’exprime Claudien s’adressant à Stilicon[50]. Claudien est un poète dont l’imagination peut être suspecte. Un diplomate byzantin, employé maintes fois dans des négociations difficiles et délicates, le rhéteur Priscus, précise ce témoignage. R raconte les dissensions qui agitèrent les Francs après la mort du roi Chlodion. Ses deux fils se disputaient le trône ; l’aîné invoquait l’appui d’Attila, l’autre les secours d’Aétius. J’ai vu moi-même à Rome, continue l’historien, l'ambassade que conduisait ce jeune homme. Il était encore imberbe, mais ses cheveux retombaient en boucles blondes qui lui couvraient les épaules. Aétius en lit son fils d’adoption et le renvoya dans sa patrie, chargé de ses propres présents et de ceux de l'empereur, après l’avoir fait nommer ami et allié du peuple romain[51]. Ce jeune homme paraît bien être ce Mérovée qui succéda à Chlodion et qu’Aétius trouva à ses côtés dans sa lutte contre Attila, fidèle à ses devoirs d’adoption et à ses obligations d’ami de l’empire[52]. Égidius ne fit que continuer auprès des Francs le patronage exercé par Aétius. Quoi d’étonnant que ceux-ci aient appelé à leur aide le maître de la milice et l’aient reconnu provisoirement pour leur chef, quand ils furent las de la tyrannie de leur roi ?

Frédégaire raconte que Childéric, banni par les siens, chercha un refuge à la cour d’Orient et qu’il implora de l’empereur Maurice des secours pour être rétabli dans la dignité que ses fautes lui avaient fait perdre. Ordonne-moi, dit-il, de revenir en Gaule comme ton serviteur et je serai le vengeur de tes griefs contre Égidius. L’empereur satisfit à ces demandes et aida à la restauration de Childéric. Quelques historiens modernes, à travers les invraisemblances de ce récit et les substitutions évidentes de nom, ont prétendu découvrir la preuve d’un appel à la puissance impériale, justifié par la rancune et les craintes qu’avait excitées contre lui le maître de la milice. En écartant les méprises d’un siècle d’ignorance, écrit l’un d’eux, il reste le fait traditionnel d’un empereur irrité contre Égidius et dont Childéric implora le secours pour rentrer dans ses États. Selon toute apparence, il quitta alors la Thuringe et vint implorer à Rome le secours de Ricimer, pour reprendre à la tôle de sa nation le rang dont on l’avait injustement dépouillé[53]. Pour séduisante que paraisse cette interprétation, il est impossible de l’admettre. Le témoignage de Frédégaire n’a qu’une valeur insuffisante, quand il se présente seul et n’est pas appuyé par d’autres documents plus sûrs. Or, dans ce cas particulier, il est en contradiction absolue avec la version de Grégoire de Tours, et cette raison suffit pour qu’il soit rejeté. Ce n’est pas que nous estimions comme absurde à priori et hors de toute vraisemblance historique un recours du roi des Francs à la puissance de l’empereur. Il n’est pas besoin, pour expliquer l’erreur de Frédégaire et commenter le passage de l’Historia epitomata, de faire appel, comme Font tenté des érudits d’outre-Rhin, à des analogies tirées du mythe de Wuotan ou même de mythes solaires. Childéric n’aurait fait autre chose qu’imiter la conduite d’un de ses prédécesseurs, et que suivre l’exemple de tant d’autres chefs barbares, familiers accoutumés de la cour impériale, toujours prêts à solliciter, pour prix de leur fidélité, des armes et de l’argent. Il n’est pas moins remarquable qu’un historien du VIIe siècle ait pu considérer comme naturelle et, presque régulière une démarche qui a choqué tant d’historiens de nos jours.

Childéric, rappelé par les Francs, partagea le gouvernement de son royaume avec Égidius. C’est ainsi que la plupart des traducteurs interprètent le passage de Grégoire de Tours : his ergo regnantibus simul. On a proposé une traduction différente : Childéric et le roi de Thuringe régnant à la même époque[54]. Il suffit de se reporter au passage de l’historien et de replacer le tronçon de phrase citée dans son contexte, pour s’apercevoir des difficultés soulevées par cette explication. Le démonstratif his, placé en vedette au début de la phrase, vise évidemment Égidius, dont il est parlé dans les phrases précédentes, et non pas l’époux de Basine, dont il n’est parlé qu’incidemment plus bas. La vraisemblance et la grammaire nous semblent ici d’accord pour confirmer l’espèce de condominium accepté par Childéric et par le maître de la milice romaine. On a prétendu que les dates s’opposaient à cette interprétation[55]. Grégoire de Tours dit qu’Égidius gouverna pendant huit années les Francs. Or l’avènement de Childéric est de 487 et la mort d’Égidius de 464. A supposer que l’expulsion de Childéric soit placée la même année que son avènement et que son retour précède de quelques mois la mort du maître de la milice, on voit qu’il s’en faut en effet d’une année à peu près que le temps attribué par Grégoire au règne d’Égidius soit accompli. Il y a donc erreur matérielle de la part du chroniqueur, mais erreur vénielle et légère. Ce qui nous paraît autrement important dans le débat, c’est que le rôle joué par Childéric après son retour parmi les Francs, dans les affaires de la Gaule, suppose accord et entente avec Égidius et les Romains. Il est en contradiction complète avec les récits des Gesta et de l’Historia epitomata, qui parlent des victoires remportées par le roi des Francs sur les troupes du maître de la milice.

Ce rôle, Grégoire de Tours nous l'expose en quelques phrases brèves, heurtées, presque énigmatiques, aux chapitres XVIII et XIX de son livre II. On a raison de ne voir dans ces chapitres que la transcription presque littérale d’annales romaines perdues. Voici dans quel ordre les faits nous paraissent se succéder[56]. Childéric et ses Francs secondent Égidius dans la guerre qu’il soutient contre les Wisigoths. On a vu plus haut que leur général Fédéric essaya d’enlever Orléans et de pénétrer dans les provinces au nord de la Loire. Or Grégoire de Tours nous signale Childéric, livrant précisément bataille sous les murs d’Orléans[57]. Il participe donc à la défaite infligée par Égidius à l’armée des Wisigoths. Après la mort du maître de la milice, il continua à combattre contre les Saxons d’Audoacre, alliés de Théodoric II, qui viennent de s’emparer d’Angers. Il sert alors sous les ordres du comte Paul, qui a succédé à Égidius. Le comte Paul est tué dans l’attaque qu’il dirige contre Angers, mais Childéric s’empare de la ville, d’où il chasse Audoacre. Il poursuit les Saxons jusque dans leurs îles, les contraint à faire la paix ; puis, d’accord avec eux, il repousse une invasion des Alamans qui tentent de pénétrer dans l’empire[58].

Là se bornent les renseignements que nous fournit sur Childéric le récit de Grégoire de Tours. La Vie de sainte Geneviève, presque contemporaine des faits qu’elle présente, ajoute quelque contribution à notre sujet. L’hagiographe signale le respect et la vénération qu’avait pour la sainte le roi des Francs. Un jour qu’il était en résidence à Paris et qu’il devait faire exécuter quelques condamnés à mort, il lit fermer les portes de la ville, afin de n’avoir pas à redouter les importunes sollicitations de Geneviève. Mais elle, avertie à temps, parvint à se glisser jusqu’au roi et à racheter les âmes des prisonniers[59]. Si l’on tient compte des données fournies par cette Vie, on est en droit de se demander à quel titre Childéric commandait dans Paris et pouvait y exercer la justice criminelle. Ce commandement était entièrement en dehors de son royaume, qui ne dépassa jamais la Somme. Ce ne pouvait être qu’en vertu d’une délégation qu’il tenait soit de l’empire, soit des Romains restés en Gaule. Allié et frère d’armes d’Égidius, il aurait hérité de ses attributions et comme lui exercé au nord de la Loire les fonctions de maître de la milice.

La découverte du tombeau de Childéric près de Tournay en 1665, par le savant Chifflet, a donné quelque consistance à cette hypothèse. On trouva dans ce tombeau un grand nombre de pièces d’or, toutes à l’effigie des empereurs ; puis, entre autres objets, l’anneau du prince, avec l’inscription Childerici regis, et les débris d’un ceinturon. Le nombre et la variété des médailles au coin impérial prouvent combien était active la circulation monétaire dans le petit royaume du prince salien, et que le monnayage y appartenait exclusivement à l’empereur. L’anneau servant de cachet avec l'inscription latine suppose l’exercice d’une autorité officielle, qui se serait étendue sur les peuples.de langue romaine. Car on ne comprend guère l’usage de caractères latins parmi les Francs. On a cru reconnaître dans le ceinturon l’insigne habituel qui distinguait les patrices et par suite les maîtres de la milice, et dont ils ne se séparaient même pas dans le tombeau.

Ce ne sont là, nous ne faisons pas difficulté de l’avouer, que des présomptions et des conjectures. Pas un texte — il est vrai qu’aucune époque n’est plus pauvre en documents — ne donne à Childéric le titre qui a été revendiqué pour lui. Mais ce titre rend compte de tout un ensemble de faits qui demeurent sans lui d’une explication difficile. Il conviendrait à coup sûr à l’allié d’Égidius et du comte Paul, au vainqueur des Alamans, au fonctionnaire faisant acte d’autorité dans la ville de Paris, au seul chef barbare qui, après la disparition de l’empire d’Occident, soit resté fidèle au César de Constantinople. On ne s’étonnera pas qu’un roi barbare ait pu revêtir la dignité qu’avaient honorée les services d’un Aétius et d’un Égidius. Toutes ces dignités étaient devenues, à la fin de l’empire, la proie des barbares. En Gaule même on peut citer l’exemple du roi des Burgondes, Gundioc, qu’une lettre du pape Hilaire traite formellement de maître de la milice[60]. Gondebaud, qui créa un empereur, Glycécrius, était patrice, comme le fut aussi son fds Sigismond. Il n’y a donc aucun empêchement de forme à ce que Childéric ait été aussi bien partagé qu’un chef burgonde. On a vu que cette nation avait fini par reconnaître l’hégémonie des Wisigoths. A défaut de ces princes, le titre de maître de la milice ne pouvait revenir à un plus digne qu’au dernier défenseur des populations gallo-romaines. Toute relation n’avait pas absolument cessé entre la Gaule et l’empire. Nous savons qu’une députation de Gallo- Romains vint à Constantinople en l’année 476 pour prier l’empereur de ne pas souffrir que la Gaule fût soumise à Odoacre ; à ce candidat si antipathique à la nation, il est vraisemblable qu’elle en opposait un autre. Candidus Isaurus, de qui nous tenons ces détails, ne le nomme pas ; mais il n’est pas impossible que le vœu des Gallo- Romains ait, en celle circonstance, désigné le roi des Francs.

 

III. — CLOVIS.

 

A Childéric succéda Clovis, en 481. Nous n’avons pas à retracer ici la carrière du conquérant de la Gaule. Assez d’autres l’ont fait avant nous, qui n’ont presque rien laissé à glaner après eux. Nous voulons seulement, nous renfermant dans les limites que nous nous sommes tracées, essayer de préciser la nature des relations de ce prince avec l’empire. Le premier document qui se présente à nous est la lettre fameuse de saint Remi à Clovis. D. Bouquet lui assigne, sans raison plausible, la date de 507 et la place avant la guerre contre les Wisigoths. Elle ne peut cadrer qu’avec le début du règne de Clovis, quelque temps après qu’il a succédé à son père. Les conseils adressés par le prélat ne sauraient convenir qu'à un jeune homme qui n’a pas encore fait ses preuves, et dont on se propose de guider l’inexpérience par de salutaires avis. Elle commence ainsi : La renommée nous apprend que vous venez de prendre en main l’administration militaire. Il n’est pas surprenant que vous héritiez d’une dignité que vos ancêtres ont exercée avant vous[61]. L’interprétation de ces lignes soulève de nombreuses difficultés. Il est malaisé d’admettre qu’il s'agisse de la succession au trône des Francs. Le prélat ne prendrait pas la peine de féliciter Clovis d’avoir recueilli une couronne qui est héréditaire dans sa famille. Il semble donc qu’il soit question d’une distinction plus personnelle et qui ne lui reviendrait pas de droit. Le terme d'administration militaire n’a jamais ôté l’équivalent de pouvoir royal. La dignité de maître de la milice, que Clovis aurait héritée de Childéric, conviendrait mieux à la démarche de l’évêque de Reims et aux paroles dont il se sert. En effet saint Remi n’a rien à démêler avec le roi des Francs de Tournay, qui n’est pour lui qu’un chef de barbares ; aucun intérêt commun ne peut les rapprocher ; aucune occasion de conflit ne peut les diviser. Celle démarche s’explique, au contraire, si elle s’adresse à un dignitaire impérial, dont l’autorité s’étend sur un domaine autrement vaste que celui du roi salien[62]. Dans ce domaine est compris justement le territoire de l’évêché. Saint Remi parle au nom. de son clergé, au nom de tout le clergé de la province romaine, dont il est le représentant vénérable, afin de sauvegarder ses intérêts, et d’établir en son nom des relations amicales avec le nouveau dignitaire. On a remarqué de plus avec raison que les termes de beneficium et de provincia qu'emploie le prélat pour caractériser la nature des fonctions du jeune prince, s’appliquent avec une rigueur et une propriété littérales à l’office de maître de la milice, mais portent à faux et constituent un vrai contresens, si elles ne désignent que la royauté barbare de Clovis.

Une pareille lettre, a-t-on dit, ne peut avoir été adressée à un prince païen. Il n’y est question que des honneurs à rendre au clergé catholique et de l’appui que le prince trouvera parmi ses membres. Cette objection a quelque autorité, si Clovis n’est en effet pour saint Remi que le roi de Tournay ; elle perd toute sa valeur si saint Remi voit en lui un dignitaire impérial. Clovis dans l’exercice de sa charge aura tous les jours à traiter avec les clercs et les évêques, qui, à titre de sujets de l’empire, relèvent de lui. Il était de bonne politique, de la part de saint Remi, de signaler au jeune prince l’influence considérable exercée par ce clergé sur les provinciaux et de lui prescrire des ménagements dont son autorité ne pouvait que se bien trouver. L’avenir se chargea de vérifier la justesse des observations du prévoyant prélat.

Si Clovis avait reçu de l’empereur quelque titre lui donnant autorité sur les Gallo-Romains, comment s’expliquer les entreprises du roi franc sur la province confiée à ses soins ? Quel intérêt le gouverneur avait-il à conquérir ses administrés, le pasteur à se retourner contre le troupeau ? Nous répondrons que Clovis prenait le pouvoir dans des conditions qui n’étaient rien moins que régulières et normales. Beaucoup des anciens officiers de l’armée romaine devaient avoir réussi, grâce à l’anarchie de la Gaule, à se procurer une réelle indépendance. Les cités gallo-romaines elles- mêmes, dans l’intérêt de leur sécurité, devaient favoriser l’établissement de ces souverainetés provisoires. Le premier besoin des sociétés parvenues à un certain degré de civilisation est de garantir la vie et les biens de leurs membres. A la disparition d’une autorité publique efficace répond l’éclosion spontanée d’autorités locales, capables de se substituer dans une certaine mesure au pouvoir central. Le régime féodal à la fin du IXe siècle et au Xe n’a pas eu d’autre origine. Le type de ces souverains locaux et le plus redoutable pour Clovis fut ce Syagrius, fils d’Égidius, qui, d’après Grégoire de Tours, exerçait dans la ville de Soissons un pouvoir royal[63]. Nous le connaissons par trois lettres de Sidoine Apollinaire[64]. L’évêque de Clermont gourmande la paresse ou l’indifférence de son correspondant, qui, trop oublieux des traditions glorieuses de sa famille, néglige les affaires publiques et n’est occupé que d’agriculture et du soin d’augmenter son patrimoine[65]. Dans une autre lettre, certainement postérieure, Sidoine nous signale les causes de la popularité personnelle et de l'influence de Syagrius, qui probablement, touché des malheurs de sa patrie, s’est départi de son indifférence et s’apprête à jouer un rôle important. Rien ne peut décrire ma stupeur en voyant avec quelle facilité tu t’es assimilé la connaissance des dialectes germaniques. Je ris en pensant à ces barbares qui, en ta présence, craignent de commettre en leur langue un barbarisme. Les vieux Germains s’étonnent quand tu leur interprètes les instructions latines et te prennent pour arbitre de leurs différends mutuels. Tu apparais aux Burgondes, qui ont à débrouiller l’obscurité des lois, comme un nouveau Solon. On t’aime, on te recherche, on te réclame. Tu es aimé, choisi ; tu décides, on l’écoule[66]. Un tel homme, héritier du plus grand nom de la Gaule, estimé pour les services rendus par ses aïeux et pour ses qualités personnelles, populaire parmi les barbares, initié à leurs mœurs et à leur langue, n’avait qu’à vouloir, dans cette époque d’anarchie, pour conquérir le premier rang. Sans doute il s’abandonna à sa fortune, puisque, désertant sa villa de Taïonnac, nous le trouvons à Soissons, qui avait été aussi la résidence de son père. En s’attaquant à lui, Clovis n’entreprenait rien contre l’empire, puisque Syagrius n’était revêtu d’aucune dignité officielle et ne devait son autorité qu’à son nom, à ses mérites et à l’usurpation. Il était suspect à Clovis par cette influence même qu’il exerçait sur les Romains et aussi par les relations amicales qu’il entretenait avec les Burgondes, ennemis de la monarchie franque. Dans tous les cas, il se trouvait, au début de la carrière de Clovis, le seul concurrent sérieux que celui-ci pût rencontrer, capable de traverser l’exécution de ses desseins et dont il eût intérêt à se débarrasser. De là la défaite de Syagrius et la conquête de Soissons.

Elle fut suivie de celle de beaucoup d’autres villes. Celle soumission du pays romain jusqu’à la Seine, puis jusqu’à la Loire n’a nulle part, dans les historiens, le caractère d’une lutte entre l’élément barbare et l’élément romain. Procope fait entendre qu’elle fut le plus souvent le résultat de traités particuliers, conclus entre les deux parties, sur le pied de l’égalité, de telle façon que les deux nations n’en tirent qu’une. Ce n’est pas à dire que Clovis ne soutint aucune guerre pendant cette période de sa vie. Grégoire de Tours dit formellement le contraire[67]. Si les populations paraissent lui avoir été en général bienveillantes, il n’en fut pas de même des chefs de troupes qui s’ôtaient rendus indépendants dans les villes et ne se laissèrent pas déposséder sans résistance. Mais, après ses victoires, les soldats romains se joignirent sans opposition aux troupes barbares, dont ils augmentèrent singulièrement la force et la solidité. Ils conservaient encore, au temps de Procope, leur costume et leurs étendards particuliers[68]. La Gaule romaine se donna à Clovis, d’abord parce qu’il respectait les prêtres et la religion catholique, observant sur ce point les conseils très politiques de saint Remi ; puis parce qu’elle ne voulait pas tomber sous le joug des ariens, Wisigoths et Burgondes. Loin d’être hostiles à la domination de Clovis, les populations se sentaient portées vers lui d’un amour extraordinaire et le désiraient avec passion pour maître. Ce sont les termes mêmes dont se sert Grégoire de Tours[69]. Elles sentaient en lui un protecteur capable d’imprimer la terreur à leurs ennemis et sympathique à leur religion. En dehors des qualités personnelles de Clovis, il dut son triomphe définitif, si rapide et si complet, moins encore à ses armes qu’à la conjuration des évêques en sa faveur et à la complicité des populations catholiques.

Il importait peu au souverain de l’Orient, l’empereur Anastase, à quel titre Clovis gouvernait la Gaule. L’empire avait depuis longtemps fait le sacrifice de ces provinces. Mais ce qu’il tenait à sauvegarder, c’était son droit de suzeraineté sur des populations qui avaient jadis obéi à ses fonctionnaires. Ces populations s’étaient détournées de Rome et avaient rompu tout lien avec elle, parce que Rome appartenait à des maîtres barbares, d’abord à Odoacre, puis à Théodoric. Malgré l’appareil dont s’environne le roi des Ostrogoths, malgré l’investiture solennelle dont il se réclame, malgré sa prétention à restaurer une administration toute romaine et à reconstituer l’empire d’Occident, il ne parvient pas à rallier les Gallo- Francs et à leur faire accepter son patronage. Leurs respects et leurs sentiments de déférence vont droit à Constantinople et à l’empereur d’Orient. C’est lui qu’ils reconnaissent comme le maître officiel du monde, comme le soleil dont les rayons pénètrent et réchauffent les parties les plus lointaines de l’Occident. Aussi bien le souverain franc trouvait-il son compte à cette substitution d’obédience. L’ambition de Théodoric de refaire l’ancien partage d'Occident et de rétablir à son profit l’ancienne unanimité choquait les sentiments d’indépendance de Clovis. Son orgueil, celui de ses sujets, s’offensait de la subordination exigée de lui par un barbare, qu’il regardait comme son égal. Cet orgueil n’était point froissé, au contraire, de relever de la suzeraineté de l’empire, suzeraineté commune aux deux princes barbares et qui les plaçait de niveau, suzeraineté commode et peu exigeante, trop lointaine pour exercer une action réelle sur les affaires du royaume et qui se contentait des manifestations extérieures d’une déférence toute diplomatique.

L’empire, de son côté, à défaut de domination directe sur les provinces séparées, tenait d'autant plus à ces marques de vassalité, qui faisaient illusion à son impuissance et ménageaient ses droits. L’empereur Anastase, le vigoureux vieillard qui succéda à Zénon, travailla de tout son pouvoir à rétablir les liens rompus avec l’Occident sous le règne de ses prédécesseurs. Ce rôle semblait naturellement dévolu au roi des Ostrogoths, aux termes de la commission que tenait Théodoric de la libéralité de Zénon. Mais Anastase se défiait de l’ambition et des talents de ce barbare, tout imprégné de culture romaine, qui, sous le titre de roi, parlait et agissait comme un collègue. Il crut de bonne politique de chercher à contrarier ses plans, de favoriser et d’exciter les sentiments de rivalité et de jalousie que nourrissaient contre le maître de Rome les souverains barbares de l’Occident. Il s’efforça de les rattacher directement à lui, au lieu de seconder les projets de médiatisation de Théodoric. Il réussit pleinement avec les Burgondes et les Francs, non sans exciter le sourd mécontentement du roi des Ostrogoths.

On connaît les lettres écrites à l’empereur Anastase par l’évêque Avitus, au nom de son maître Sigismond. On s’est souvent étonné des termes d’obséquieuse flatterie et de servilité ingénieuse qui se pressent sous la plume du secrétaire royal. La reconnaissance envers l’empereur, l’assurance d’une inébranlable fidélité, gagneraient, ce semble, à s’exprimer plus librement, sans tout ce luxe de protestations adulatrices. Mon peuple est le vôtre ; j’ai plus de joie à vous servir qu’à lui commander. Mes aïeux ont toujours prisé plus haut les titres qu’ils tenaient des princes que ceux qu’ils recevaient de leur naissance. Nous paraissons gouverner nos sujets, en réalité nous estimons n’être que vos soldats. Par nous, vous administrez ces royaumes éloignés ; notre patrie est votre empire. Plus loin nous sommes possédés par vous, mieux s’affirme la puissance de la république[70]. Ce ton, cette redondance, nous ont toujours paru quelque peu affectés et hors du naturel. Ils donnent la note d’une situation particulière. Ils s’expliquent, dans une certaine mesure, par la position hasardée et critique du royaume burgonde, placé entre d’aussi redoutables voisins que les Francs et les Ostrogoths. Le besoin d’une protection efficace provoque chez les Burgondes une évolution analogue à celle que nous observons chez les Francs. Ils se détournent de Rome et sollicitent le patronage de Byzance. Ce changement est de date récente. Gundioc et Gondebaud tenaient leurs titres de la chancellerie d’Occident. Le dernier même se crut ün moment assez puissant pour créer de sa main un empereur, que ne reconnut pas la cour d’Orient. Le même Gondebaud, revenu auprès des siens, dans sa nation, se refuse à l’obédience d’Odoacre et de Théodoric et sollicite de relever directement de l’empereur de Constantinople. Il s’assure, comme son fils Sigismond, ce patronage désiré par la collation des dignités auliques de Byzance. Cette hostilité des Burgondes et des Ostrogoths s’accusa surtout après la conversion de Sigismond au catholicisme. Elle fut interprétée comme une menace à son adresse par Théodoric, qui restait, par la force des choses, le représentant du dogme arien parmi les barbares. La reprise des rapports directs de la Burgondie avec l’empereur, sans souci de l’intermédiaire du souverain de l’Italie, acheva de l’indisposer gravement. Sigismond ne manque pas de signaler à l’empereur cette jalousie et cette rancune de Théodoric. Il l’accuse d’arrêter les messagers qu’il envoie à Constantinople et d’intercepter ses lettres à Anastase, pour essayer de faire douter l’empereur de son zèle et de sa reconnaissance[71].

L’intention évidente de soustraire à la domination de Théodoric l’ancienne préfecture des Gaules et de renouer directement avec les rois barbares de l’Occident apparaît nettement dans la politique inaugurée par Anastase avec les souverains burgondes. Elle nous éclaire sur les relations du même empereur avec le roi des Francs. On sait qu’après l’heureuse issue de la guerre des Francs contre les Wisigoths, l’empereur se hâta d’envoyer à Clovis les codicilles du consulat et les insignes du patricial. Mais cette brusque démarche, ce témoignage subit de satisfaction, s’expliquent mal sans des relations antérieures. Malheureusement l’indigence des documents contemporains ne permet pas d’en préciser l’origine, sinon la nature. Alcimus Avitus, le secrétaire des rois Gondebaud et Sigismond, Cassiodore, le secrétaire de Théodoric, ont sauvé, grâce au mérite littéraire de leur collaboration, la correspondance de leurs souverains. Clovis n’a pas eu la même fortune ; il n’est rien resté des archives de la chancellerie franque. L’ingénieux abbé Dubos, qui a gâté par des hypothèses aventurées tant de vues profondes sur l’établissement des Francs en Gaule, a cru trouver des preuves de l'intimité d’Anastase avec Clovis dans la fameuse lettre d’Avitus au roi des Francs, à l’occasion de son baptême. A la fin de ce document, il est question d’une négociation obscure qui a trait à un certain Laurentius. Ce personnage, envoyé par le roi Gondebaud comme ambassadeur à la cour de Byzance, s’était attaché à la fortune d’Anastase, qui l’éleva à de hautes fondions, puisqu’Avitus le traite de vir inluster. Le roi des Burgondes, mécontent de cette défection, gardait son fils en otage. C’est de ce fils que Laurentius réclamait la restitution à son ancien maître ; pour mieux faire réussir sa négociation, il se serait servi de l’entremise de Clovis. L’épître d’Avitus contient la réponse favorable de Gondebaud au roi des Francs. Si la lettre d’Avitus est authentique dans toutes ses parties, la conjecture de Dubos est inattaquable. Nous aurions la preuve formelle de relations entre les Francs et l’empire d’Orient, dès 496. Le premier, croyons-nous, Pétigny a fait remarquer le défaut absolu de liaison et de cohérence entre le commencement et la fin de ce document. Il a insisté non moins heureusement sur la différence profonde du ton et du langage dans ces deux parties. Il conclut que le début de cette lettre célèbre a bien pour objet de féliciter Clovis de sa conversion, qui est un sujet de joie et de triomphe pour tous les catholiques ; mais que la fin n’est qu’un fragment ajouté par un copiste d’une lettre du même Avitus à l’empereur Anastase. Certaines expressions sont incompatibles avec la situation de Clovis en Gaule, mais s’appliquent exactement et littéralement à la dignité impériale ; elles sont du reste empruntées au formulaire habituel dont se sert Avitus quand il écrit au nom de son maître à l’empereur d’Orient. Gondebaud ne pouvait dire à Clovis : Roi de ma nation, je ne suis que votre soldat. Il le dit, au contraire, plus d’une fois à l’empereur. Enfin nous savons, par d’autres lettres d’Avitus, que la négociation relative au fils de Laurentius fut conduite directement et sans intermédiaire. Il faut donc renoncer à faire usage, dans cette discussion, du document invoqué par Dubos. L’entente d’Anastase avec Clovis, tout la fait pressentir ; aucune pièce authentique ne la démontre.

Toutefois l’envoi du diplôme du consulat au roi des Francs, rapproché de la politique pratiquée par Anastase en Burgondie, suffit sans autre preuve. Cette faveur enviée et rare ne saurait être que la récompense d’un service ; ce service n’est autre que la ruine de la monarchie des Wisigoths. La défaite d’Alaric II atteignait en effet du même coup son allié et son parent Théodoric. Maîtres de la Provence, les Ostrogoths donnaient la main aux Wisigoths, dominateurs de l’Espagne et du midi de la Gaule. Les deux branches des nations gothiques, depuis si longtemps séparées par le hasard des guerres et des alliances, avaient fini par se rejoindre. On pouvait craindre que la prédiction de l’aïeul d’Alaric II ne se vérifiât : que la Romanie, comme s’exprime Jornandès, ne devînt la Gothie, et que César Auguste ne reparût dans la personne de Théodoric. L’empressement du roi d’Italie à s’emparer de la tutelle des enfants de son parent, mort à Vouillé, à défendre les débris de leur patrimoine et à gouverner pendant plusieurs années les deux royaumes, justifie amplement les défiances et les appréhensions de l’empereur. Clovis travaillait donc indirectement pour les intérêts de l’empire en combattant les Wisigoths et les Ostrogoths confédérés. Il était en Occident le soldat d’Anastase[72]. Bien que les textes n’en disent rien, nous croyons à un pacte formel d’alliance entre les deux souverains, qui avaient à redouter le même ennemi. En effet, au moment où, les Wisigoths vaincus, Théodoric se découvre et déclare la guerre à Clovis pour sauver la famille d’Alaric II, Anastase à son tour sort de sa neutralité. Il rompt l’unanimité factice, maintenue diplomatiquement entre Rome et Byzance. Il envoie Romanus, comte des domestiques, et Rusticus, comte des scholaires, avec cent navires, autant de dromons et huit mille soldats de débarquement, pour ravager le littoral de l’Italie et s’emparer de Tarente... victoire déshonorante, ajoute le chroniqueur, exploit digne d’un pirate, puisque des Romains s’attaquaient à des Romains[73]. Cette diversion sauva Clovis des vengeances du roi des Ostrogoths, qui ne put porter tout son effort en Gaule, et dut s’arrêter devant cette manifestation hostile. La cérémonie de Tours et les marques éclatantes de la faveur impériale vinrent à point pour donner à la victoire du roi des Francs toute sa signification. Anastase récompensait par les honneurs du consulat le rival heureux de Théodoric, l'allié destiné à le tenir en échec. Il montrait au monde que l’empire n'avait pas perdu sa force et sa puissance d’expansion, puisqu’une province, considérée par beaucoup comme définitivement perdue, rentrait dans l’unité romaine. Clovis fut donc admirablement servi parles circonstances. Les intérêts de la catholicité et les intérêts de l’empire se trouvaient d’accord pour favoriser sa domination sur toute la Gaule.

 

IV. — LES TITRES BYZANTINS DES ROIS FRANCS.

 

La suprématie théorique que les empereurs de Byzance continuèrent si longtemps à s’attribuer sur les jeunes royaumes barbares de l’Occident, s’exprimait par des titres empruntés à la hiérarchie des dignités auliques. Rois et souverains pour leurs sujets, les princes francs, burgondes, goths, aux termes des protocoles de chancellerie, paraissaient les subordonnés du prince, héritier d’Auguste et de Constantin. A cette fiction diplomatique les deux parties trouvaient avantage. L’empereur, fort du droit traditionnel, se tenait toujours une porte ouverte en vue de revendications futures, au cas où il pourrait mettre une puissance effective au service de sa légitimité. Ainsi en usa Justinien à l’égard des successeurs de Théodoric et de Genséric. Les princes barbares recevaient avec empressement ces dignités offertes et les sollicitaient à l’envi, soit que Constantinople fût encore reconnue comme la source de tout droit vis- à-vis des provinces qui avaient fait autrefois partie de l’empire, soit que ces dignités créassent aux barbares un titre régulier pour exiger l’obéissance des anciennes populations romaines. Parmi les appellations les plus fréquemment usitées pour traduire ces relations des royaumes barbares avec l’empire, nous remarquons, en ce qui concerne les rois mérovingiens, les titres de vir inluster, de consul, de patrice et de fils des Césars.

 

VIR INLUSTER.

Tous les diplomatistes et tous les érudits qui se sont occupés des origines de notre histoire se sont jusqu’à ce jour accordés pour attribuer aux rois francs de la première race le titre de vir inluster, qu’on lit en abrégé sur la plupart de leurs diplômes et de leurs lettres. Si l’on consulte la Notitia dignitatum, on voit que ce titre, le plus élevé de la hiérarchie officielle, précédait immédiatement ceux de clarissimus et de spectabilis. Il n’était donné qu’aux chefs des grands services du palatium et dans les préfectures provinciales aux préfets du prétoire et aux maîtres des deux milices. Dans la préfecture des Gaules, qui comprenait l’Espagne, les sept provinces et la Bretagne, le vicaire qui gouvernait chacun de ces diocèses n’avait droit qu’au spectabilis. On convient généralement que Clovis et ses successeurs furent autorisés à prendre le vir inluster, après que l’empereur eut accordé au chef de la dynastie quelqu’une des dignités qui comportaient cette appellation honorifique, la maîtrise de la milice, le consulat ou le patricial. L’octroi du vir inluster impliquait donc la reconnaissance par l’empereur de l’autorité exercée par le prince franc en Gaule et ratifiait la légitimité de ses conquêtes. C’était la marque du lien qui rattachait encore théoriquement à Byzance l’ancienne préfecture des Gaules. Clovis et ses successeurs portent le vir inluster, comme Théodoric, roi des Ostrogoths, comme les rois wisigoths et les rois lombards prennent le titre de Flavii[74].

Tout récemment un érudit d’une haute compétence paléographique, M. Julien Havet, a rouvert une question que l’on croyait fermée ; il s’est inscrit en faux contre une thèse unanimement acceptée et s’est fait fort de la ruiner[75]. Je crois, dit-il, qu’aucun mérovingien n’a porté le titre de vir inluster, qu’aucun diplôme authentique d’un roi de la première race ne contient les mots : rex Francorum, vir inluster, et que si tous les éditeurs ont lu et imprimé ces mots, tous les éditeurs se sont trompés et ont mal lu.

La conviction de M. J. Havet est fondée sur l’étude exclusive des diplômes originaux. Nous résumons en quelques mots l'argumentation de l’auteur. Environ quatre-vingt-dix diplômes des rois mérovingiens sont parvenus jusqu’à nous, avec des caractères certains d’authenticité ; trente-sept seulement sont des originaux. Parmi ceux-là, cinq, par suite de mutilations, ont perdu la formule initiale. Vingt-deux portent, après les mots rex Francorum, l’abréviation v. inl. ou v. inlt. Dix, à la place de cette abréviation, portent les mots viris inlustribus. Dans aucun des diplômes tenus pour authentiques, on ne lit en toutes lettres vir inluster. La conclusion est claire : Dans nos trente-deux diplômes, dit M. Havet, nous avons dix exemples certains de rex Francorum viris inlustribus et pas un exemple de rex Francorum, vir inluster ; donc, jusqu’à preuve du contraire, rex Francorum v. inl. doit se lire : rex Francorum viris inlustribus. Cette raison est si simple et si péremptoire, qu’elle pourrait presque dispenser d’en donner d’autres. Ainsi, dans les formules des diplômes mérovingiens, le titre de vir inluster ne s’appliquerait jamais au roi lui-même, mais toujours aux fonctionnaires et aux agents, à qui s’adresse l’instruction royale.

La nouveauté de cette thèse, la simplicité et l’appareil logique du raisonnement ont produit une vive impression dans le monde des diplomatistes et des érudits. Des travaux ont paru[76], prenant parti pour ou contre la thèse de M. Havet. Notre devoir est de les résumer et de donner sur les arguments produits notre opinion personnelle.

Les propositions de M. Havet se heurtent à deux sortes de difficultés, les unes d’ordre paléographique, les autres d’ordre historique.

Tout d’abord rien n’est plus délicat que de déterminer d’une manière sûre le degré d’authenticité qu’on doit accorder aux documents mérovingiens. On peut se faire une idée des difficultés et des périls d’une telle recherche, en constatant que M. Havet repousse sept ou huit diplômes acceptés sans hésitation par M. K. Pertz, et qu’il en réclame, au contraire, comme vrais deux ou trois relégués parmi les spuria par l’érudit allemand.

M. Havet compte dix diplômes où la lecture viris inlustribus se substitue certainement à celle de vir inluster. Et il ajoute : La règle la plus élémentaire et la plus évidente de la critique paléographique est que, pour lire une abréviation dont le sens est douteux, il faut se guider sur les exemples analogues où l’abréviation est remplacée par un mot en toutes lettres. La règle est en effet prudente, bien qu’elle ne soit pas absolue. Mais, dans l’espèce, tous les paléographes sont loin d’être d’accord sur la lecture proposée par M. Havet pour les dix diplômes en question. M. Pirenne, par exemple, remarque que, de ces dix diplômes, le n° 40 de l’édition Letronne porte seul en toutes lettres viris inlustribus ; six ajoutent au nom royal une abréviation qui ne peut que se lire de même ; trois portent l’abréviation accoutumée vir inl. Jusqu’ici M. Havet est seul à y découvrir des signes abréviatifs qui autorisent sa lecture. Au moins conviendrait-il de les ranger parmi les douteux qui ne sauraient entrer en ligne de compte.

Le n° 40, qui porte, seul de cette série, le viris inlustribus en toutes lettres, nous semble précisément le plus suspect de tous. Nous voyons en effet, dans l’adresse, qu’il s’applique aux employés des douanes de Marseille, qui ne semblent pas, quoi qu’on dise, avoir été, à l’époque mérovingienne, d’assez grands seigneurs pour avoir droit à pareil honneur. Peut-être, comme le croit Sickel, a-t-on affaire ici à une inadvertance de copiste. Nous savons combien il convient d’être sobre d’appréciations de ce genre, toujours commodes pour sortir d’embarras. Mais encore nous semble-t-il bien hardi de faire de ce diplôme si critiqué le diplôme type de la série. Tous les paléographes, au contraire, seront d’accord sur ce point que v. inl. n’a jamais pu être l’abréviation de viris inlustribus. Viris inlustribus s’abrège régulièrement en viris inlbus, v. inlbus, comme on le voit dans plusieurs des diplômes compris dans les dix que cite M. Havet. Partout, au contraire, où on lit v. inl., il est de nécessité de traduire par le singulier et non par le pluriel[77]. Témoin, dans les signatures des actes, le v. inl. qui s’ajoute à un nom propre déterminé.

M. Sickel a établi les règles les plus sûres de la diplomatique mérovingienne[78]. Tout diplôme, enseigne-t-il, se compose de deux parties, le protocole et le texte. Le protocole comprend l’invocation, le nom du souverain et son titre. Le texte débute par l’adresse, c’est-à-dire par les noms et qualités des personnes qu’avertit l’instruction royale. Ces deux parties se distinguent, d’abord, par la place occupée par l’une et par l’autre, le protocole remplissant d’ordinaire la première ligne et laissant le texte à distance ; puis par l’écriture, les caractères allongés étant réservés au protocole et les caractères cursifs au texte, et par conséquent à l’adresse qui fait corps avec lui. Or, tandis que, dans tous les diplômes qui au nom du roi joignent l’abréviation v. inl., tous les mots sont écrits en lettres allongées et font clairement partie du protocole, dans tous ceux où l’abréviation doit se lire viris inlustribus, et qui ne soulèvent aucune difficulté d’authenticité et de rédaction, ces caractères sont d’une écriture différente, en cursive, comme le texte dont ils font partie intégrante. Un seul diplôme fait exception à cette règle, le n° 39 de Letronne, qui, dans son isolement, ne peut faire preuve[79].

C’est donc se hâter beaucoup que d’annoncer, comme conséquences de la découverte de M. Havet, le bouleversement des règles de diplomatique établies par Sickel ; à savoir, que le v. inl. doit être considéré comme faisant partie du texte, non du protocole, et que l’écriture allongée n’était pas, à l’époque mérovingienne, exclusivement réservée au protocole. C’est ériger l’exception en règle et supposer acquis ce qui est à démontrer[80].

M. Havet ne s’est occupé que des diplômes qui existent dans les archives en originaux. Le plus grand nombre nous est connu par des copies, d’ailleurs très anciennes. Parmi ces diplômes, il en est toute une catégorie où le v. inl. ne peut se comprendre que s’il se rapporte au souverain : tels sont ceux où, après le protocole N. rex Francorum v. inl., se lit le nom des agents auxquels s’adresse le roi et qui sont eux-mêmes dans le corps du texte qualifiés d'illustres. Il est inacceptable que l’adresse soit répétée deux fois dans le même document. De plus, si on lit avec attention ces diplômes, on remarque que la qualité d'inlustres s’applique, non à tous les agents, comme le ferait supposer la lecture initiale viris inlustribus, mais seulement à une partie d’entre eux, spécialement désignée. Voici en effet un diplôme de Dagobert. Dagobert, roi des Francs, vir inluster. — A tous nos pères apostoliques les seigneurs évêques et aux hommes illustres les ducs, et aussi au magnifique comte Chanulf et à tous nos agents, dans les temps présents et futurs. Le titre d'inlustres n’est donné, dans ce document, ni aux agents, ni au comte qui est gratifié personnellement du titre de magnificus, ni aux évêques, qui dans les formules mérovingiennes ne portent jamais, croyons-nous, le nom d’inlustres, mais seulement aux ducs. Le v. inl. du protocole ne saurait donc s’appliquer indistinctement à tous ces personnages ; il doit se lire vir inluster et se rapporter à Dagobert[81]. On pourrait multiplier les formules du même type.

Il faudrait donc, à notre sens, admettre que les rois francs ont porté le titre d’inlustres en même temps que les principaux fonctionnaires du royaume, c’est-à-dire que leurs sujets. M. Havet y répugne si fort, qu’il fait de cette conclusion obligée un des arguments favoris à l’appui de son opinion. Si ce titre, dit-il, appartenait aux fonctionnaires, sujets du roi, est-il croyable qu’il appartînt en même temps au roi ? Mais l’auteur lui-même fait bonne justice de cet argument, puisqu’il admet dans la seconde partie de son étude que la formule rex Francorum, vir. inluster se lit en toutes lettres dans les diplômes carolingiens. Or, si la qualité d'inluster ne comporte pas une dignité assez haute pour qu’un roi mérovingien ait daigné s’en revêtir, s’imagine-t-on que Pépin et Charlemagne aient pu s’en contenter ? Peut-on les supposer moins soucieux de leur prestige que les obscurs descendants de Dagobert auxquels leur dynastie se substituait ? Étaient-ils princes à faire assez bon marché de leur dignité royale, pour se parer d’un titre avili qui ne les distinguait plus de leurs sujets[82] ?

Nous croyons du reste que cette similitude de titres n’est qu’apparente. Le titre d'inluster des rois francs leur donnait une place dans la hiérarchie des hauts dignitaires de l’empire. Les viri inlustres, fonctionnaires de la cour mérovingienne, n’avaient rien de commun avec la chancellerie impériale de Byzance. Les termes honorifiques étaient les mêmes, mais le sens qu’y ajoutaient les contemporains était tout différent. Les souverains de la Gaule, dans l’organisation de leurs services administratifs et dans la distribution de leurs dignités auliques, ne tirent guère autre chose que copier servilement et grossièrement Rome et Byzance, dont ils étaient les élèves. Ainsi se forma, en dehors de la hiérarchie impériale et au- dessous d’elle, dans les royaumes barbares, une hiérarchie que nous appellerons provinciale, qui en était Limitation et la contrefaçon. Il en fut du terme d'inluster absolument comme de la dignité de patrice. Il n’en était pas de plus haute à Byzance. Les souverains des nations barbares la recevaient comme la plus précieuse des grâces. On sait en quels termes de reconnaissance ardente et presque d’enthousiasme dévot, le roi des Burgondes, Sigismond, remerciait l’empereur Anastase de la lui accorder. Or, cette dignité, au-dessus de laquelle n’existait que la dignité impériale, il suffit de parcourir les documents mérovingiens pour la trouver prodiguée par les souverains de la Gaule à ceux de leurs sujets qu’ils chargeaient de grands commandements. S’ensuit-il que ces dignités fassent de même ordre et de même qualité ? Si le roi Gontran s’indigne contre le comte Syagrius, son ambassadeur à Byzance, parce qu’il a accepté de l’empereur Maurice le titre de patrice, c’est qu’il voit dans cette acceptation d’une dignité impériale, qui ne convient pas à un sujet, une renonciation de sa foi, un signe de révolte contre sa propre autorité ? Lui-même à sa cour nommait des patrices ; mais ils n’étaient pas du même ordre. Enfin ne voit-on pas Charles Martel, Pépin, Charlemagne prendre avantage du patricial qui leur est conféré par les papes, pour intervenir dans les affaires de l’Italie et de Rome ? Ils le considéraient donc comme émané d’une autre source, et comportant d’autres conséquences ([uc la dignité du même nom dont ils revêtaient leurs fidèles. S’il en est ainsi du Litre de patrice, pourquoi n’en irait-il pas de même du vir inluster des rois mérovingiens, si l’on réfléchit surtout que le titre d'illustre est précisément l’apanage des patrices ?

Loin de contester aux souverains francs le vir inluster, il conviendrait plutôt de s’étonner qu’ils eussent négligé de le porter et d’imiter ainsi l'exemple des souverains burgondes, contemporains de Clovis. Nous savons en effet qu’un des rois de cette nation, Gundioc, en récompense de services rendus à l'empire, obtint pour lui et les siens la province Lyonnaise. Il était maître de la milice et portait le titre de vir inluster, comme nous l’apprend une lettre du pape Hilaire[83]. Ce Gundioc mourut vers 463 et laissa quatre fils, qui régnèrent après lui. L’un d’eux, Chilpéric, fut, comme son père, maître de la milice et patrice, et lui aussi porta le vir inluster. Nous savons qu’il fut maître de la milice, par une lettre de son contemporain Sidoine Apollinaire[84]. Nous savons qu’il fut patrice et homme illustre, par un passage fort explicite de la vie de saint Lucipinus[85]. Son frère Gondebaud et son neveu Sigismond furent, comme lui, patrices, et par conséquent aussi, comme lui, viri inlustres. S’il en fut ainsi des rois burgondes, rien ne s’oppose à ce que les souverains francs aient porté sans dérogeance le même titre. Les rois barbares, comme l’explique l’évêque de Vienne Avitus, étaient plus fiers des dignités auliques de Rome et de Byzance que de leur royauté héréditaire.

On rencontre encore le terme d’inluster appliqué aux rois francs dans d autres documents ; je veux parler de la suscription des lettres adressées à ces princes par divers correspondants. Je signalerai la lettre du pape Anastase à Clovis pour le féliciter de ses victoires, celle de saint Remi au même prince pour le consoler de la mort de sa sœur Alboflède, celle des évêques du synode d’Auvergne à Théodebert, celle de l’évêque de Sens, Léon, au roi Childebert[86]. Dans tous ces textes, il est vrai, le vir inluster est remplacé par le dominus inluster. La formule est légèrement différente de celle que prend le roi, quand il s’adresse lui-même à ses sujets. Mais, dans ce débat, il est clair que toute l’importance s’attache à la qualité d'illustre plutôt qu’à la désignation d’homme ou de seigneur.

On accorde que les souverains carolingiens, Pépin et Charlemagne, ont, eux, véritablement porté dans leurs diplômes le titre de vir inluster, écrit en toutes lettres, ou de manière à ne laisser place à aucune équivoque. Maison ajoute qu’ils gardèrent ce titre comme rois, parce qu’ils avaient l’habitude de le porter en qualité de fonctionnaires royaux et de maires du palais. Cette hypothèse ne peut se soutenir. Elle est en désaccord avec toute la conduite de ces princes, très attachés à l’étiquette et à la rigueur des formules. Pourquoi veut-on qu’ils aient emprunté le vir inluster au formulaire de la chancellerie des maires du palais, plutôt qu’au formulaire royal ? Le contraire paraît plus vraisemblable a priori. Cette dynastie parvenue devait s’efforcer d’effacer dans les actes officiels tout ce qui rappelait son origine et une usurpation qui ne s’était pas opérée sans difficulté et sans résistance. Il ne faut pas ici invoquer la routine des chancelleries et leur répugnance à se plier à des situations nouvelles ; car, à cette époque, c’est justement par les styles de chancellerie que s’expriment et se précisent ces situations. Le vir inluster cesse de paraître dans les diplômes, en 778, pour être remplacé par le titre de patricius Romanorum : et ce changement répond aux engagements de fraîche date pris par Charlemagne avec le pape Adrien, après la destruction du royaume lombard et la rupture avec Byzance. Plus tard encore, après la cérémonie de l’an 800 et le couronnement de Charlemagne comme empereur, Éginhard a soin de nous dire qu’à partir de ce jour Charles cessa dans ses lettres et ses diplômes de s’intituler patricius Romanorum, pour prendre les titres de consul et d’imperator. Avec une chancellerie qui se manifeste à nous si exacte et si minutieuse, est-il vraisemblable que les Carolingiens aient gardé le vir inluster, uniquement parce qu’ils avaient porté ce titre en qualité de maires du palais ? N’est-il pas plus naturel de penser que, héritiers des Mérovingiens, ils n’ont fait que reproduire intégralement la formule dont usaient leurs prédécesseurs, et qu’ils avaient trouvée dans leur héritage ?

Même au point de vue paléographique, qui est le seul où M. Havet ait résolu de s’enfermer, son hypothèse se soutient difficilement. Il n’est point exact que les premiers Carolingiens aient gardé, comme rois, le formulaire dont ils usaient comme maires du palais. Ils s’intitulaient et signaient, comme maires du palais : inluster vir Pippinus, inluster Karolmanus. Le titre de dignité précédait le nom de la personne ; il en est ainsi pour tous les fonctionnaires dans la généralité des diplômes mérovingiens ; on peut même considérer cette généralité comme une règle qui servait à différencier l'illustrât des agents de celui du prince. Devenus rois, les Carolingiens écrivent comme leurs prédécesseurs de la race de Clovis : Pippinus, rex Francorum, vir inluster[87].

Pour toutes ces raisons, nous croyons qu’il n’y a pas lieu de nous rallier aux ingénieuses hypothèses qui se sont fait jour récemment, et qu’il convient de maintenir la tradition qui reconnaît à Clovis et à ses successeurs le titre de vir inluster.

 

2° LE CONSULAT.

Nous avons vu qu’au retour de sa campagne victorieuse contre les Wisigoths, Clovis, en résidence à Tours, reçut une ambassade solennelle d’Anastase, chargée de lui apporter les insignes du consulat. Grégoire de Tours raconte en quelques lignes cet événement : Clovis reçut de l’empereur Anastase les codicilles du consulat ; dans la basilique de Saint-Martin, il fut revêtu de la tunique de pourpre (tunica blatea) et de la chlamyde, et ceignit son front du diadème. Puis, étant monté à cheval, il parcourut l’espace qui s’étend de Y atrium de la basilique à l’église de la cité, distribuant de sa main au peuple accouru pour le voir des pièces d’or et d’argent, et à partir de ce jour il fut appelé consul et auguste[88]. Ce témoignage est décisif et formel ; il ne laisse place dans sa précision à aucun doute, à aucune équivoque, du moins en ce qui concerne l’ambassade d’Anastase et la promotion au consulat[89]. Toutefois ce texte a prêté dans le détail à tant de discussions et soulevé tant de questions subsidiaires, qu’il n’est pas inutile de s’y arrêter un instant, pour essayer de les résoudre.

Grégoire de Tours nous rapporte, dans ses détails principaux, les rites habituels de la cérémonie d’investiture des consuls. Le candidat agréé par l’empereur était revêtu de la tunique bordée de pourpre ; puis il montait à cheval et faisait largesse au peuple. Vers la même époque où Clovis recevait le consulat, Cassiodore consignait dans son recueil la formule officielle du consulat : Nous te décorons des insignes consulaires ; revêts tes fortes épaules de la tunique palmée aux couleurs variées ; arme ta noble main du sceptre surmonté de la Victoire ; sors de ta maison, les pieds chaussés des brodequins dorés ; monte à la chaise curule, rehaussée de plusieurs marches, qui convient à ta dignité. Il sied que les consuls soient magnanimes ; ne songe donc pas à tes intérêts privés, toi qui par des largesses dois te concilier la faveur publique[90].

On remarquera que Cassiodore, décrivant la cérémonie du consulat, énumère plus longuement que ne le fait l’historien franc les attributs du dignitaire. Les traits essentiels sont seulement indiqués par celui-ci ; il n’a pas visé à être complet. Aimoin nous dit que les ambassadeurs grecs apportaient des lettres de l’empereur, c’est-à-dire les codicilles du consulat, et des présents (epistolas et numera). C’est parmi ces présents qu’il faut probablement compter le sceptre de la victoire, les brodequins, la tunique de pourpre. Parmi les sculptures qui ornaient autrefois le portail principal de la vieille basilique de Saint-Germain des Prés, dom Ruinart et Mabillon ont signalé une statue qui se distinguait des autres par les particularités de son costume[91]. Ce personnage, en qui tous deux croient reconnaître Clovis, a la tête ceinte du diadème, il est habillé des vêtements des dignitaires romains ; il tient à la main un rouleau, qui est peut-être le décret d’investiture, à la main droite un sceptre, surmonté d’un aigle, tel que le portaient les consuls (baculum hypaticum). Montfaucon, dans ses Monuments de la monarchie française, ajoute que de son temps on conservait encore dans le trésor de l’abbaye de Saint-Denis un sceptre d’ivoire, de travail mérovingien, surmonté d’un aigle portant un César, et qui avait servi au couronnement des anciens rois. Enfin, dans un curieux travail sur le fauteuil de Dagobert, Ch. Lenormant penche à reconnaître la chaise curule dans ce siège que fabriqua l’orfèvre royal saint Éloi. Il aurait fait ce travail sur le modèle connu des sièges de ce genre, où avaient coutume de s’asseoir les premiers rois francs pour rendre la justice, comme avant eux les préfets du prétoire[92]. Quant aux largesses que fit Clovis au peuple, elles étaient de règle pour tout consul entrant en charge. Cela s’appelait ύπατεία ποιεϊν, faire acte de consul[93]. Ces libéralités consistaient, à Byzance, en distributions d’argent et d'aliments aux classes pauvres et en jeux à l’hippodrome[94]. On comprend que de telles dépenses dépassaient le plus souvent la fortune d’un particulier. Aussi était-il d’usage que l’empereur en fît presque tous les frais ; le nouveau consul puisait dans le trésor public deux mille livres pesant d’or pour cet usage[95]. Justinien réduisit ces prodigalités ruineuses et (init même par supprimer les consuls ordinaires, qui n’avaient en réalité guère d’autres fonctions que de donner des fêtes aux frais de l’État[96]. La malveillance habituelle de Procope s’arme de ce prétexte pour accuser le prince d’avarice, et lui reprocher de faire tort aux malheureux des secours qu’ils attendaient. Mais on sait, par Théophane et le comte Marcellin, que, si l’empereur garda pour lui seul le consulat, rien n’égala la magnificence des fêtes qu’il donna au peuple[97]. En Occident, au commencement du VIe siècle, en raison des charges énormes que comportaient les fondions de consul, il était passé en usage de ne les accorder qu’à ceux qui en faisaient la demande. Les autres magistrats, dit Cassiodore, nous les désignons, sans qu’ils sollicitent de nous cette grâce ; mais pour les consuls, il faut qu’ils nous manifestent leur désir, afin que ceux-là seuls puissent faire largesses qui se sentent capables de si grandes dépenses[98].

Ch. Lenormant, dont les vues ingénieuses et hardies ont fait entrer dans des voies nouvelles la numismatique mérovingienne, s’est flatté d’avoir retrouvé quelques exemplaires de la monnaie frappée par Clovis, à l’occasion de sa promotion consulaire. Ce sont des trientes au type impérial, comme tout le monnayage barbare des Ve et VIe siècles, représentant au droit l’effigie d’Anastase, avec des altérations dans la légende, qui donneraient le monogramme du chef franc. Aux deux côtés de la figure, deux CO affrontés rappelleraient l’événement glorieux du consulat de Clovis[99]. M. Lenormant s’est laissé entraîner à de si aventureuses déductions par la découverte qu’il avait cru faire antérieurement, dans le monnayage bourguignon, d’une monnaie de Sigismond avec le signe COS, au droit de la pièce, qui résulte évidemment d’une contremarque ou de tout autre accident. Car Sigismond ne fut jamais consul, mais seulement patrice. Les termes dont se sert l’évêque de Vienne, Avitus, pour remercier l’empereur, ne laissent aucun doute sur la nature de la dignité que reçut le roi des Burgondes. En ce qui regarde Clovis, rien n’indique sur ses monnaies une allusion directe à son consulat, les deux C affrontés paraissent être la marque du monnayage chlodovéen, comme le T, sur les monnaies ostrogothiques, est la marque de Théodoric.

Quel fut le consulat dont fut honoré Clovis, le consulat ordinaire ou le consulat honoraire ? Sur ce point le doute ne paraît pas permis ; il ne peut être question ici du consulat ordinaire. Ceux qui ont soutenu la thèse contraire ne se sont pas rendu compte des conditions dans lesquelles se décernait le consulat au VIe siècle. A partir de l’an 500, le souverain de l’Italie était tenu de s’entendre avec l’empereur de Constantinople sur le nom du candidat qu’il voulait élever à la dignité consulaire. Il envoyait ses propositions à Byzance ; si elles étaient agréées, les noms des deux consuls d’Orient et d’Occident figuraient sur les fastes de l’Orient, et dataient l’année de leur entrée en charge. Cette double inscription attestait l’unanimité des deux parties de la république[100]. Il va sans dire que la réciproque n’était point vraie et que l’empereur n'avait pas à consulter le roi d’Italie sur les choix qu’il lui plaisait de faire. Or les fastes de l’Occident, pour l’année 508 et pour l’année 509, portent les noms de Boèce et d’Importunus. Nulle part, ni pour l’Occident, ni pour l’Orient, ne figure le nom de Clovis. On répond que si Clovis n’a pas figuré sur les listes de consuls occidentaux, il devait figurer sur celles des consuls orientaux, qui ne nous sont pas parvenues. L’hypothèse ne se soutient pas. Bien que Clovis ail reçu sa dignité de l’empereur de Byzance, l’usage ne permettait pas de décerner le consulat ordinaire à un étranger qui ne résidait pas dans la cité impériale, et qui par conséquent ne pouvait remplir les obligations de sa charge. C’est à tort que l’on prétexte l’exemple de Théodoric, fait consul ordinaire par l’empereur Zénon et dont le nom figure dans les fastes. Théodore n’était pas encore, à cette époque, roi d’Italie ; il résidait à Constantinople, en grande faveur auprès de l’empereur, qui le comblait des marques de son estime et de sa confiance[101]. Au contraire, le consulat honoraire, même après la suppression du consulat ordinaire par Justinien, continua très longtemps encore et au delà de la période mérovingienne à se décerner aux souverains des royaumes barbares. Le savant du Cange assimile complètement les consuls codicillaires et les honoraires ; aux termes mêmes de Grégoire de Tours, Clovis doit se ranger dans cette catégorie[102]. Ainsi s’explique très naturellement, et sans recourir aux hypothèses les plus hasardées, l’absence de son nom sur les listes qui nous sont parvenues. En résumé, ceux qui tiennent pour le consulat ordinaire ne peuvent fournir à l’appui de leur thèse le témoignage essentiel qui est l’inscription dans les fastes. A défaut de ce document, il paraît conforme à la fois à la raison et à la vraisemblance de ne voir dans la cérémonie de Tours que l’acte d’inauguration d’un consul honoraire.

 

3° LE PATRICIAT.

En même temps que le titre de consul, Clovis a-t-il porté celui de patrice ? Ce titre, la célèbre inscription attribuée à saint Remi le donne au premier roi franc : Puissant par ses richesses, redoutable par son courage, fameux par ses triomphes, le roi Clovis a fondé cette église, lui qui brilla parmi les hommes de l’éclat sublime du patriciat[103].

Si nous cherchons dans les chroniqueurs la confirmation de cette attribution, les difficultés commencent ; nous ne rencontrons que confusion et embarras. Il n’est question nulle part dans le texte de Grégoire de Tours du patriciat de Clovis. Le chapitre XXXVIII du livre II ne mentionne que l’octroi de la dignité consulaire. Toutefois, dans le sommaire des chapitres de son œuvre, celui qui répond au récit de l’ambassade d’Anastase est intitulé : De patriciatu. On a soupçonné Terreur d’un copiste qui, l’esprit préoccupé par des relations postérieures, comme celle des Gesta, aurait interprété dans ce sens le texte de Grégoire[104]. L’opinion du savant Guérard, dont l’autorité est capitale en matière de paléographie mérovingienne, est au contraire que le résumé de l’histoire ecclésiastique des Francs est l’œuvre de Grégoire de Tours lui-même, et que le De patriciatu ne provient pas de Terreur d’un copiste, attendu qu’il se lit dans le plus ancien manuscrit, presque contemporain du vénérable historien[105].

Si d’autre part nous nous reportons au récit du moine Aimoin, nous constatons une confusion plus bizarre encore. Clovis, écrit-il, reçut une ambassade du prince de Constantinople, Anastase, qui lui envoyait des présents et des lettres. On lisait dans ces lettres de l’empereur qu’il avait plu à lui et au sénat de le nommer ami des empereurs et patrice des Romains. Après avoir pris connaissance de ce décret, Clovis se revêtit de la trabée consulaire... Et, à partir de ce jour, il mérita d’être appelé consul et auguste. Ainsi, tandis que le décret impérial mentionne le patriciat, les ornements dont se pare Clovis n’ont trait qu’au consulat. Il y a contradiction entre le commencement et la fin du récit. En présence de cette anarchie de textes, il semble qu’Aimoin a copié textuellement la dernière phrase du passage de Grégoire de Tours ; mais que, ayant connaissance d’autres documents relatant la prise de possession par Clovis du patricial, il a substitué les deux dignités l’une à l'autre, sans prendre souci de l’étrange disparate qui nous déconcerte. Nous pendions, pour nous, vers cette hypothèse, que l’ambassade d’Anastase apportait à Clovis la dignité de patrice en même temps que celle de consul, et que si Grégoire, au cours de son récit, d’ailleurs si succinct, omet de nous parler de la première, c’est que l’octroi du consulat donna seul lieu à la cérémonie d’inauguration et à la mise en scène, qui dut frapper singulièrement et particulièrement les populations gallo-romaines, habituées à respecter tout ce qui venait de l’autorité lointaine de Constantinople.

Le patriciat était de toutes les dignités de la cour impériale la plus relevée et la plus recherchée. Elle était supérieure, dit Priscus, à toutes les autres[106] ; Zosime, qui attribue cette création à Constantin, rappelle une loi du prince qui élevait les patrices même au-dessus du préfet du prétoire[107]. Les patrices venaient donc par leur rang immédiatement après l’empereur[108]. Ils étaient les conseillers intimes, les soutiens et, comme on disait dès le siècle de Constantin et de Théodose, les pères des princes. Ils constituaient sa famille politique[109]. On donnait aussi ce titre de patrice aux chefs de nations barbares, installés dans les anciennes limites de l’empire, pour indiquer qu’ils les gouvernaient au nom de l’empereur et pour marquer le lien de vassalité qui les rattachait à Byzance. Cette dignité leur conférait l’autorité nécessaire pour gouverner, soit au civil, soit au militaire, les pays d’obédience romaine. En ceux qui en ôtaient revêtus, les anciennes populations reconnaissaient des délégués du pouvoir impérial[110]. Lorsqu’Odoacre renvoya à Zénon les insignes impériaux, les sénateurs qui parlaient en son nom dirent à l’empereur qu’il n’était besoin désormais que d’un seul empereur, mais que tous protégeraient en commun les frontières de la république ; que, pour eux, ils avaient choisi Odoacre, comme le plus capable d’assurer le salut de l’État ; car il l’emportait sur tous par sa science du gouvernement et par son habileté militaire. Aussi priaient-ils Zénon de lui conférer la dignité de patrice et de lui donner à gouverner, à ce titre, le diocèse d’Italie[111]. Et quand le roi des Burgondes, Sigismond, contemporain de Clovis, remercie, l’empereur Anastase de lui avoir conféré la même dignité, voici dans quels termes il en dépeint les effets : Mon peuple est le vôtre ; mais j’ai plus de joie à vous servir qu’à le commander. Par nous, vous gouvernez les régions les plus éloignées ; notre patrie est votre monde. Par nous, la lumière de l’Orient pénètre jusqu’à votre Gaule, les rayons de la splendeur qui s’y lève brillent jusqu’ici. Vous régnez sur l’Orient par la vertu, sur l’Occident par la félicité[112]. Plus tard, à l’époque carolingienne, la signification qui s’attache à cette dignité ne s’est pas perdue. Lorsque les ducs de Bénévent se décident à faire leur soumission aux princes francs, ils leur demandent l’investiture du patricial, pour témoigner qu’ils relèvent désormais de leur suzeraineté ; à la fin de la domination franque en Italie, les titulaires du même duché s’empressent de se placer sous le protectorat byzantin, et reconnaissent tenir leur patricial de l’empereur grec, changeant ainsi, au gré de leurs intérêts, les liens de vassalité qui tour à tour les ont unis à l’un ou à l’autre empire. Si donc Clovis demanda et reçut d’Anastase le patricial, à l’exemple des rois burgondes, la double conséquence de cette investiture était la reconnaissance officielle de la suzeraineté de l’empereur et la régularisation des titres, qu’il tenait de la conquête, à gouverner les peuples de la Gaule. Lié envers Constantinople par des devoirs peu gênants, il gagnait à ce contrat l’avantage très positif de la pleine sécurité dans la possession de son royaume.

Les contradictions relevées dans le texte et le sommaire de Grégoire de Tours, les confusions du récit d’Aimoin, ont suggéré à plusieurs érudits la pensée qu’au commencement du VIe siècle il y avait équivalence entre ces titres de consul et de patrice, que du moins ils s’accompagnaient et se prenaient indifféremment l’un pour l’autre. Cette thèse, soutenue d’abord par A. de Valois, a été reprise par Pagi et, de nos jours, par Ch. Lenormant[113]. Dès cette époque, dit de Valois, les consuls ordinaires avaient cessé d’exister ; les empereurs étaient seuls à en prendre le titre. Dans une vieille chronique sur l’histoire des Wisigoths, je trouve que Charles Martel fut roi des Francs et patrice des Romains, tandis que Frédégaire raconte que Grégoire II, ayant imploré le secours de Charles contre l’empereur Léon et contre Luitprand, lui conféra le consulat romain, en vertu des prérogatives impériales dont il s’était emparé. Pépin était patrice, ainsi que Charlemagne, qui est appelé consul par Gotescal dans la préface des Évangiles. Enfin Albéric, désigné comme patrice de Rome par Flodoard, reçoit le nom de consul des Romains dans les Gestes des abbés du Mont-Cassin.

Ce passage compte presque autant d’erreurs que d’assertions. Nous verrons, au cours de ces études, ce qu’il faut penser des titres de Charles Martel, de Pépin et de Charlemagne. Qu’il nous suffise d’établir qu’à l’époque de Clovis et plus lard les dignités de consul et de patrice étaient soigneusement distinctes, bien que souvent réunies dans la même personne, et qu’elles ne se confondaient pas pour les contemporains. Nous savons l’époque de la disparition du consulat ordinaire. Procope nous apprend, et la célèbre nouvelle de Justinien confirme cette information, que cet empereur le premier cessa de l’attribuer à des particuliers[114], parce que le consulat perpétuel appartient en puissance à l’empereur, sur toutes les villes, les peuples et les nations étrangères[115]. En conséquence, après le consulat de Basile, qui fut promu la quatrième année du règne de Justinien, en l’an 541, la supputation des temps fut réglée, jusqu’à la mort de Justinien, d'après le nombre d’années écoulées depuis ce consulat. On écrivit : Post consulatum Basilii anno[116] jusqu’à anno 25. Justin le Jeune, qui succède à Justinien, prit le consulat en même temps que l’empire et l’exerça seul jusqu’à sa mort, comme aussi firent tous ses successeurs. Quant au consulat honorifique, il ne fut pas supprimé du même coup. Il continua à récompenser les services ou les complaisances des hommes de cour, ainsi qu’à payer la fidélité des chefs des nations amies de l’empire. Il finit cependant par s’avilir par un usage trop prodigué, ainsi que le constate une loi de l’empereur Léon le Philosophe[117].

Tant qu’ils durèrent néanmoins, ni l’un ni l’autre ne se confondirent jamais avec la dignité de patrice. La plupart des patrices étaient personnages consulaires ; la réciproque n’est point vraie, le patriciat constituant le plus haut degré de la hiérarchie des honneurs à Byzance. Cassiodore, qui nous a conservé la formule du consulat en usage de son temps, nous donne séparément celle du patriciat ; et il fait très bien sentir en quoi les deux dignités diffèrent. Le consulat est annuel ; il ne vaut que pour un temps limité. Au contraire, le patriciat est donné pour toujours. Il imprime à l’homme qui en est revêtu un caractère indélébile et mérite d’être comparé au sacerdoce. On ne le dépouille qu’avec la vie ; et, même dans le tombeau, on a soin de déposer auprès du patrice le ceinturon (cingulum), qui est le symbole de son office et le signe de sa fidélité[118]. Si saint Remi, dans l’inscription connue sous son nom, a, parmi les titres et les honneurs de Clovis, choisi le patriciat, c’est vraisemblablement autant à cause de ce caractère viager et presque sacré qu’à cause de l’éclat de la dignité.

Ce n’est pas seulement Cassiodore, contemporain de Clovis, qui sépare avec cette netteté le consulat et le patriciat. Tous les recueils de formules maintiennent de même cette distinction. Tels sont le Liber diurnus des souverains pontifes, rédigé probablement à la fin du VIIe siècle, et le livre des Cérémonies, de Constantin Porphyrogénète, qui est du Xe siècle[119].

Les deux termes sont si peu pris l’un pour l’autre, qu’il est telle circonstance où ils s’excluent. Lorsque Charlemagne ceignit, à Rome, la couronne impériale, nous savons, par Éginhard, qu’il cessa de porter le titre de patrice des Romains. Cela se conçoit de reste, le patrice n’étant autre chose que le vicaire de l’empereur. Mais en même temps nous le voyons prendre le titre de consul. Il le fait lui et tous ses successeurs, à l’exemple des souverains de Constantinople, qui avaient singulièrement ennobli et rehaussé le consulat, depuis qu’ils le prenaient pour eux seuls et ne le communiquaient à personne. En même temps qu’il s’emparait de la dignité impériale, le roi franc s’appliquait du même coup le formulaire usité à Byzance[120].

Nous croyons donc qu’il n’est pas téméraire de conclure que Clovis a obtenu de l’empereur Anastase le consulat et le patricial, sans que ces deux dignités se confondissent, l’une étant annuelle, l’autre viagère ; seulement, comme il les reçut dans le même temps et par la même ambassade, on s’explique que l’historien n’ait pas distingué très clairement dans la cérémonie d’inauguration ce qui se rapportait à l’une ou à l’autre[121].

Pour achever le commentaire du célèbre passage de Grégoire de Tours, il resterait à expliquer l’appellation d’Auguste par laquelle, suivant le chroniqueur, Clovis fut salué à Tours. Ce nom ne se retrouve point ailleurs ; il ne se rencontre, appliqué aux rois mérovingiens, qu’une fois, dans un récit hagiographique du VIIIe siècle[122]. Aucun historien, le P. Lecointe excepté, n’a songé à interpréter dans un sens littéral l’acclamation d’Auguste poussée en l'honneur de Clovis[123]. Il ne peut entrer dans l’esprit de personne qu’Anastase ait autorisé Clovis à s’avouer son collègue et à ressusciter à son profit l’empire d’Occident. Ou Grégoire s’est trompé, ou il faut entendre sous ce terme d’Auguste autre chose que ce que nous sommes habitués à imaginer. Peut-être les contemporains de Clovis, par l’octroi des dignités auliques de Byzance, se félicitaient seulement qu’Anastase eût délégué au roi des Francs les pouvoirs de l’empire sur la Gaule, et l’eût associé au partage de son autorité. Le titre de patrice impliquait déjà comme une parenté mystique avec la personne impériale. Le roi Sigismond écrivait à Anastase à l’occasion de son patricial : En nous élevant au faîte des honneurs, en nous communiquant les titres de vos dignités, vous nous déclarez associés à vos triomphes et à vos succès. Votre vertu devient notre parure, et sur les ornements que nous portons rejaillit l’éclat de ce foyer d’honneurs, qui est l’empire[124]. C’est dans le même sens que le roi des Ostrogoths, Théodoric, se flattait, en mariant sa nièce au roi Herminafried, de rehausser par l'éclat du sang impérial l’illustration de la race royale thuringienne[125]. Évidemment ces rois barbares, acceptant l’interprétation étymologique du terme de patrice, s’estimaient par cette collation faire partie de la famille politique des Césars, et lui emprunter quelque chose du prestige impérial. Le costume lui-même des patrices prêtait à cette illusion ; le chronographe Théophane, énumérant les faveurs dont fut comblé par Justin le roi des Lazes, Tzathus, décrit ainsi les insignes dont il fut honoré : Il s’en alla le front ceint du diadème et vêtu de la chlamyde blanche impériale[126]. Nous retrouvons la chlamyde et le diadème parmi les ornements que porta Clovis à Tours. C’est seulement dans ce sens restreint et dérivé que nous pouvons entendre l’expression d’Auguste, appliquée au roi des Francs par le chroniqueur.

 

4° L’ADOPTION IMPÉRIALE.

Si l’on parcourt le recueil des lettres échangées entre les souverains francs et les empereurs de Constantinople, on remarquera dans la formule d’adresse, parmi les titres dont le nom du César est accompagné, celui de Père. Il se rencontre dans deux des lettres de Théodebert à Justinien et dans presque toutes celles de Childebert II à Maurice. On le trouve encore appliqué à l’empereur dans les lettres adressées par Childebert à divers personnages de la cour impériale et dans celles du pape Pélage au même Childebert : votre père, le très excellent empereur[127].

Ce terme a un sens très précis dans les protocoles de chancellerie. Il impliquait entre l’empereur et les rois francs une espèce particulière d’adoption, laquelle, dit du Cange, n’était pas tant une adoption qu’une alliance entre les princes qui se communiquaient par là réciproquement les titres de père et de fils et par ce moyen contractaient entre eux une liaison de bienveillance beaucoup plus étroite... Ces adoptions n’étaient que par honneur et ne donnaient aucune part au fils adoptif en la succession de celui qui adoptait[128]. L’usage de ces adoptions paraît fort répandu aux VIe et VIIe siècles, et par conséquent n’est pas fait pour étonner, en ce qui concerne les rois francs. On sait par Jornandès que Zénon adopta de cette façon Théodoric[129] De même Athalaric fut adopté par Justinien[130], Chosroès par l’empereur Maurice[131], Tzatbus, roi des Lazes, par Justin[132], Godefroy de Bouillon par Alexis Comnène[133]. Les rois barbares, à leur tour, en usaient de même à l’égard des princes étrangers qu’ils voulaient s’attacher. Théodoric adopta le roi des Hérules[134], Louis le Débonnaire le roi des Danois, Harold[135].

Cette qualité de fils adoptif de l’empereur était fort recherchée par les princes, qui se reconnaissaient par là même membres de la république romaine. Elle exerçait, assure Cassiodore, un grand prestige aux yeux des nations barbares. On peut considérer comme la formule authentique de l’adoption, les paroles que le secrétaire de Théodoric met dans la bouche de ce prince et qu’il adresse au roi des Hérules : Par la présente grâce nous te procréons notre (ils ; de ce jour sois réellement notre fils par les armes. Nous te donnons des chevaux, des épées, des boucliers et autres instruments de guerre ; mais par-dessus tout nous t'accordons l’honneur de notre choix[136].

Quels étaient le sens et le motif de celle filiation ? Ils apparaissent assez nettement dans la lettre de Théodoric citée plus haut et surtout dans celle qu’adresse le jeune Athalaric à Justin pour lui demander son adoption. Le petit-fils de Théodoric s’exprime ainsi : Voyez ce que mérite de vous le successeur de princes fidèles. Vous avez élevé notre aïeul dans votre cité impériale à la chaise curule ; vous avez honoré mon père en Italie de la robe triomphale. Par le désir de maintenir la concorde entre Rome et Byzance, il est devenu votre fils par les armes, bien qu’il fût à peu près de votre âge. Ce nom de fils qu’ont obtenu nos ascendants convient bien mieux à mon adolescence. L’attachement que j’ai pour vous se transformera en une affection de parenté. L’enfant de votre fils ne saurait être pour vous un étranger. Ainsi ce ne sera plus de loin, mais de près et comme votre proche que je vous demanderai de maintenir la paix entre nous. Faites que notre royaume vous soit désormais attaché par les liens de l’affection. Vous régnerez bien mieux sur nous, quand vous commanderez au nom de l’amour[137]. Dans un autre document nous lisons : La fin de cet engagement est telle que ceux qui l’ont contracté aiment mieux mourir que de paraître infliger un affront à leur père[138]. Protection paternelle d’une part, dévouement filial de l’autre, tels étaient les deux termes qu’impliquait cette adoption politique. L’un des contractants y gagnait l’alliance d’un peuple belliqueux, l’autre les secours d'une puissance qui passait encore pour formidable et le prestige qui s’attachait pour les barbares à un protégé de l’empereur[139].

C’est donc pour établir un régime de concorde entre l’Orient et l’Occident, pour maintenir l’unité politique entre toutes les parties de l’empire, que l’empereur adoptait les rois barbares. Il imaginait un lien de plus pour empêcher ces souverains, désormais hors des atteintes de ses armes, de s’émanciper tout à fait et de rompre toute relation de subordination avec Byzance. Il gardait ainsi sur les provinces séparées de l’ancien monde romain, et qui faisaient encore officiellement partie de la république, cette suprématie idéale, à laquelle les Césars ne renoncèrent jamais. Ces princes francs ou goths, qui avaient succédé aux anciens préfets du prétoire et aux vicaires impériaux, portaient encore la marque de l’antique dépendance. Ce signe, qui confirmait et sanctionnait les vieux droits de l’empire, autorisait les Césars à intervenir dans les affaires de l’Occident, à demander des services, à provoquer des alliances ou des interventions avantageuses à leur politique. Aux rapports officiels de fonctionnaires responsables envers le pouvoir central, se substituaient des relations d’amitié et de parenté d’honneur. Membres adoptifs de la famille impériale, ces princes d’Occident restaient nominalement membres de la république. Ils bénéficiaient de son prestige ; elle tirait avantage de leur nombre, de leur fidélité, et de l’extension de leurs conquêtes.

 

 

 



[1] Nous renvoyons pour plus de détails aux tableaux éloquents et vigoureux de M. Lavisse, publiés par la Revue des Deux Mondes (15 déc. 1885 et 13 mars 1886).

[2] Des historiens comme Zumpt (die Entstehung des Colonats) veulent que les barbares aient suffi à constituer le colonat agricole. De même M. Seignobos, la Féodalité en Bourgogne.

[3] Grégoire de Tours, lib. II, cap. IX.

[4] Voir, sur les origines des tribus franques, la savante étude de R. Schröder, Die Herkunft der Frankel (Histor. Zeitschrift, t. XXXXIII.)

[5] Zosime, lib. VI, trad.

[6] Jornandès, de Reb. Get., cap. XXXI. Renatus Frigeridus, cité par Grégoire de Tours, lib. II, cap. IX.

[7] Jornandès, cap. XXXI.

[8] Paul Orose, lib. VII, cap. XLIII.

[9] Olympiodore (Photii Biblioth., n° 80).

[10] Jornandès, de Reb. Get., cap. XXXIII ; P. Orose, lib. VII, cap. XLIII ; Idace, Chron. (24e ann. d’Honorii) ; Prosper Aquit., Chron. (ann. 419).

[11] Isidore de Séville, Hist. de regib. Goth., cap. XXIV.

[12] Idace, Chron. (12e, 13e, 14e ann. de Valentin.). — Prosper d’Aquitaine, Chron. (Aetio et Sigisvulto coss., Theodosio et Fausto coss.). — Prosper Tiro., Chron. (12e, 13e, 14e ann. de Théodose).

[13] Salvien, De Gubern. Dei, lib. V, cap. VII ; lib. III, cap. VIII ; lib. V, cap. V.

[14] Prosper Tiro. (ann. 432).

[15] Grégoire de Tours, lib. II, cap. VIII.

[16] Prosper d’Aquitaine, Chron. (ad ann. 428).

[17] Grégoire de Tours, lib. II, cap. IX.

[18] Idace, Chron. (ann. 435). — Prosper d’Aquitaine, Chron. 436.

[19] Prosper Tiro., Chron. (ann. 434).

[20] Jornandès, cap. XXXVI.

[21] Cap. XXXVI.

[22] Sidoine Apollinaire, Paneg. Majorian., v. 356.

[23] Sidoine Apollinaire, Paneg. Aviti.

[24] Idace, Chron., ad ann. 453.

[25] Priscus Rhetor., Excerpta de Legat., § 42, 13.

[26] Idace, Chron. (ann. 463). — Priscus Rhetor., Excerpta de Legat., § 42, 14.

[27] Priscus Rhetor., Excerpta de Legat., § 42, 14.

[28] Idace, Chron. (ad ann. 462). — Isidore de Séville, cap. XXXIII.

[29] Idace, Chron., ad ann. 463.

[30] Idace, Chron., ad ann. 464.

[31] Jornandès, de Reb. Get., cap. XLVI.

[32] Sidoine Apollinaire, lib. VII, ep. 1.

[33] Son ministre était le Romain Léon, un descendant de Fronton, et qui passait pour un des hommes les plus habiles et les plus instruits de la Gaule. Sur les intrigues d’Arvandus et de Seronatus, voyez Sidoine Apollinaire, lib. I, ep. 7 ; lib. Il, ep. I ; lib. V, ep. 13.

[34] Sidoine Apollinaire, lib. III, ep. 1. Lib. VII, ep. 1. Lib. VII, ep. 5.

[35] Ennodius, Vit. S. Epiph. (Migne, Patrol. lat., t. LXIJI). La réponse d’Euric marque bien le peu de cas qu’il faisait de l’empereur.

[36] Jornandès, de Reb. Get., cap. XLVII.

[37] Sidoine Apollinaire, Epist. ad Lampridium.

[38] Comparez le récit de Grégoire de Tours (lib. II, cap. xxv) avec celui de Sidoine Apollinaire, lib. VII, ep. 6.

[39] Malchus Rhet., Excerpta de Legat., p. 93.

[40] Malchus Rhetor., Excerpta de legat., p. 94.

[41] Candidus Isaurus (Photii Biblioth., n° 79).

[42] Procope, de Bell. Goth., lib. I.

[43] Sur les premiers établissements et les premières migrations des Francs, voir le texte et les notes de Waitz, Die Verfassung des Frankischen Reichs, t. I, ch. I, p. 21 et suivantes ; le travail de Schröder, Die Herkunft der Franken. (Hist. Zeitschr., t. XLIII.)

[44] Ils étaient particulièrement nombreux dans le pays entre la Seine et la Meuse. — Eumène, Paneg. Constant., cap. XXI. Et cap. IX.

[45] Jornandès, de bell. gestis, cap. XXXIV. Je ne remonte pas aux soumissions et aux établissements consentis par Constantin (voyez Paneg. d’Eumène) et par Julien (Ammien Marcellin, lib. XVII).

[46] Lœbell, Gregor v. Tours und seine Zeit ; Waitz, Deutsche Verfassungs Geschichte, 1er vol. ; G. Monod, Études critiques sur les sources de l’histoire mérovingienne ; Junghans, Histoire critique du règne de Childerich et de Clodowech, trad. Monod ; Sickel, Die Entslehung des frankischen Monarchie ; Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques, livre III, chap. X ; de Pétigny, Études sur l'histoire, les lois et les institutions de l’époque mérovingienne, 3 vol.

[47] Grégoire de Tours, Hist. Franc., lib. II, cap. XII.

[48] Grégoire de Tours, Hist. Franc., lib. II, cap. XII.

[49] M. Waitz souscrit entièrement à la critique de Junghans.

[50] Claudien, Laud. Stilichon., I, 257.

[51] Priscus Rhetor, Excerpta de Legat.

[52] Waitz conteste que ce Mérovée où été le prédécesseur de Childéric, attendu que le nom du roi franc qui combattit contre Attila ne nous est donné que par la Vita Lupi, document du IXe siècle. Il y a des raisons de douter. Mais l’identité du personnage importe peu ü notre thèse. (Waitz, t. I, cap. I, p. 33.)

[53] De Pétigny, t. II, ch. VII, p. 195 et 196.

[54] Lœbell, Gregor von Tours und seine Zeit ; Junghans, Childerich und Clodowech, trad. Monod, p. 7.

[55] Note de G. Monod au texte de Junghans, p. 8.

[56] Grégoire de Tours, lib. II, cap. XVIII.

[57] Waitz admet ce point important (op. cit., cap. I, p. 34).

[58] C’est l’interprétation qu’acceptent Junghans et Sickel (op. cit.). Les traducteurs de l’édition française, Gaudet et Taranne, nous semblent ici dans l’erreur.

[59] Vita sanctæ Genovefæ (cap. XXV). La Vie de sainte Geneviève est du VIe siècle.

[60] Epist. Hilari papæ, ep. 9 (Coll. Migne, Patrol. lat., t. LIII).

[61] D. Bouquet, t. IV, p. 51.

[62] Voir la note de Waitz (op. cit., p. 38) et les objections qu’il soulève.

[63] Grégoire de Tours, lib. II, cap. XXVII. Frédégaire lui donne le titre de patricius. Les historiens sont embarrassés pour caractériser par un terme d’usage une autorité sans précédent et sans équivalent.

[64] Lib. II, ep. 4 ; lib. V, ep. 5 ; lib. VIII, ep. 8. L’interprétation de M. de Pétigny, qui suppose que le destinataire fut, non le Syagrius de Grégoire de Tours, mais Egidius, ne peut pas se soutenir. Le texte d’une de ces lettres : Cum sis consulis pronepos, idque per virilem successionem, prouve qu’il s’agissait bien du petit-fils d’Afranius Syagrius et non de son fils. Sidoine Apollinaire est très exact dans ses généalogies.

[65] Lib. VIII, ep. 8.

[66] Lib. V, ep. 5.

[67] Grégoire de Tours, lib. II, cap. XXVII.

[68] Procope, de Bello Gothico, lib. I. 3.

[69] Grégoire de Tours, lib. II, cap. XXIII et XXXVI.

[70] D. Bouquet, t. IV, p. 55 et 56, ep. 10 et 11.

[71] D. Bouquet, t. IV, p. 56, ep. 12.

[72] Remarquez qu’Anastase, dans ses lettres, prend le titre de Francicus. Ce titre n’est pas indifférent. Il marque qu’Anastase se flattait d’avoir ramené les Francs à l’empire.

[73] Chron. Marcellini comitis, ad ann. 508.

[74] Mabillon, De De diplom., lib. II, cap. III. — Du Gange, Glossar. ad illustres.

[75] Questions mérovingiennes : La formule N. rex Francorum v. inl., par Julien Havet. (Champion, 1885.)

[76] Nous citerons parmi ces travaux : M. Pirenne, La formule N. rex Francorum v. inl. — H. Bresslau, Der Titel der merovinger Könige. (Neues Archive, 12e R. Zweiles Heft.) — B. Krusch. (Hist. Zeitschr., t. LV, 1886, p. 284.) — D’Arbois de Jubainville (Rev. crit., juillet 1885). — J. Havet, Réponse de M. Havet aux articles de MM. Pirenne et Bresslau. (Bibl. de l’Éc. des Chartes, 1887, I.)

[77] C’est un des points sur lesquels insiste le plus M. Bresslau dans sa réfutation de la thèse de M. Havet.

[78] Acta regum et imperatorum karolinorum.

[79] Voir Pirenne, p. 6 et 7.

[80] D’Arbois de Jubainville (Revue critique, juillet 1885).

[81] Dans D. Bouquet, il porte le n° 22, et dans Pertz, le n° 13. Voir le n° 79. Rapprocher la formule de Lindenbrog, n° 38.

[82] Les rois francs n’avaient pas de motif de se montrer plus susceptibles que les empereurs eux-mêmes, qui portaient les titres de vir inluster et de dominus inluster, en même temps que leurs sujets. (Voir les lettres du recueil de D Bouquet, et, par exemple, la correspondance du pape Hormisdas avec Justinien, dans Migne, Patrol. lat., t. LXIII.)

[83] Ep. 9 Hilari papæ (Migne, Patrologie latine, t. LIII).

[84] Sidoine Apollinaire, lib. VII, ep. 6.

[85] Acta Boll. (Vita S. Lucipini, 21 mars), cap. III.

[86] D. Bouquet, t. IV. Epist. varior., ep. 2, 3, 13 et 18.

[87] Il nous semble que, sur ce point du moins, M. Havet avoue que son hypothèse est mal fondée. (Bibliothèque de l’École des Chartes, 1887, I.)

[88] Grégoire de Tours, lib. II, cap. XXXVIII. Comparer le passage d’Aimoin, De gestis Francorum, cap. XII.

[89] Ne pas oublier que Clovis est appelé proconsul dans le prologue de la loi salique.

[90] Cassiodore, Variar., Formula consulatus, lib. I, ep. 1.

[91] D. Ruinart, Præfat. Grégoire de Tours ; D. Bouquet, t. IV.

[92] Mélanges d’archéologie de Martin et Cahier, t. I, p. 157.

[93] Voir le mot Ύπατεία dans le glossaire de du Gange. Voir Codinus Curopatata, In origin. C. Poleos, § 146.

[94] Procope, Hist. secret., cap. XXVI.

[95] Procope, Hist. secret., cap. XXVI.

[96] Nov. 10S, ad ann. 536.

[97] Marcellin, Chron.

[98] Cassiodore, Variar., Formula consulatus.

[99] Revue numismatique, Lettre à M. de Saulcy, 1853-1854.

[100] Procope, Hist. secret., cap. XXVI. — Cassiodore, Variar., lib. II, ep. I. — Voir aussi Rossi, Inscript. chrét., I, 41.

[101] Jornandès, Hist. Goth., cap. LVII.

[102] Du Cange, Glossarium med. et inf. græcitatis.

[103] D. Bouquet, t. II, p. 538.

[104] Mémoire de M. de Pétigny. (Revue numismatique, année 1851.)

[105] Opinion rapportée par Ch. Lenormant, Revue numismatique, 1853-1854. Réponse à M. de Pétigny.

[106] Priscus, Excerpt. de Legat. — Procope, de Bel. Vandal.

[107] Zosime, lib. II,

[108] Wal. Strabo, lib. de Reb. eccles., cap. XXXI.

[109] Les deux termes de patrice et de père de l’empereur étaient synonymes. Voir Ménandre Protect., Excerpt. Legat., ed. Hœschel : p. 102, 110, 132. (Voir les textes réunis par Reiske : Const. Porphyr., de Ceremon., p. 76 et 77.) Il ne faut pas confondre cette appellation avec celle de basileopator, que l’on voit pour la première fois sous Léon Ier, et qui s’applique au beau-père de l’empereur.

[110] Cassiodore, Variar., lib. VII, ep. IX.

[111] Malchus Rhetor, p. 93. Excerpt. de Legat. (Migne, Patrolog. Græc. : Oper. Constant. Porphyregen.)

[112] D. Bouquet, t. IV, Epist. varior., ep. II.

[113] A. de Valois, Gesta Francorum, lib. VI. — Pagi, Critic. Annal. Card. Baron., ad aun. 508. — Ch. Lenormant, Lettre à M. de Saulcy (Rev. numismat., 1848).

[114] Procope, Hist. secret., cap. XXVI. — Codex Just., nov. 105.

[115] Nov., 105.

[116] Corippus, de Laud. Justini, lib. IV.

[117] Nov. 94.

[118] Cassiodore, Variar. lib. VI, n° 2, Formula de patriciatu.

[119] Liber diurnus, cap. I, tit. III : Ad patricium ; tit. V, Ad consulem. — De Cerimoniis, lib. I, cap. XLVIII et cap. XLIX. — Priscus Rhetor, Excerpta de Legat., cap. XLIII, dit d’un personnage qu’outre le consulat, il avait obtenu la dignité de patrice. Voir l’énumération des personnages qui assistent au 6e concile œcuménique.

[120] Préface aux Additam., de la loi lombarde. Les successeurs de Charlemagne datent de la même façon.

[121] Parmi les ornements que revêt Clovis, d’après Grégoire de Tours, figure la chlamyde, qui n’est pas un ornement consulaire, mais un attribut du patriciat. Comparez, dans Cassiodore, les deux formules du patriciat et du consulat. Dans celle qui concerne les patrices, on lit (lib. VIII, ep. IX) : Velavit fortes humeros chlamydum vestis, etc.

[122] D. Bouquet, t. IV, p. 439. Vita S. Carilefi.

[123] Cointius, Ann. ecclesiast., ad ann. 508.

[124] Ep. Aviti ad Anastasium (D. Bouquet, t. IV, n° 11).

[125] D. Bouquet, t. IV, Ep. var., XVIII.

[126] Théoph., Chronogr., § 144.

[127] Dans une lettre de Childebert au fils de Maurice, il désigne ainsi l’empereur : patrem nostrum, genitorem vero vestrum.

[128] Du Cange, Les adoptions d’honneur en fils. (Dissertat., XXII.)

[129] Jornandès, cap. LVII.

[130] Cassiodore, Variar. lib. VIII, ep. 1.

[131] Théoph. Simocatta, lib. IV, cap. II.

[132] Théoph., Chronogr., § 144.

[133] Albert d’Aix, lib. I, II.

[134] Cassiodore, Variar., lib. IV, ep. 11.

[135] Voir du Gange, Dissert., XXII.

[136] Cassiodore, Variar., lib. IV, ep. 2.

[137] Cassiodore, Variar., lib. VIII, ep. 1.

[138] Cassiodore, Variar., lib. IV, ep. 2.

[139] Cassiodore, Variar., lib. IV, ep. 2.