L’EMPIRE BYZANTIN ET LA MONARCHIE FRANQUE

 

PRÉFACE.

 

 

Depuis quelques années, les recherches des érudits, en France comme en Allemagne, se sont portées avec une faveur et une prédilection particulières sur le problème des origines communes de leur histoire nationale. Il est impossible en effet de comprendre le véritable esprit des institutions du moyen âge, si l’on n’a fait une étude attentive des germes mêmes d’où ces institutions sont sorties par un développement naturel et logique. Des maîtres éminents, à qui nous devons le renouveau d’activité imprimé aux sciences historiques en France, MM. Fustel de Coulanges, Monod, Lavisse, J. Havet, d’autres encore, ont repris, dans de scrupuleuses analyses de détail, l’examen de questions que les synthèses précipitées de quelques-uns de leurs devanciers se flattaient d’avoir résolues. De l’autre côté du Rhin, Waitz et les disciples qui se réclament de lui, ont poussé dans la même direction l’esprit d’investigation minutieuse et patiente, qui est l’honneur de la science allemande.

A cette enquête, nous avons entrepris, dans la mesure modeste de nos forces, d’apporter notre contribution. Il nous a paru intéressant, dans cette série d’Études byzantines, de reconstituer la suite des relations diplomatiques qui ont uni, pendant des siècles encore après la chute de l’empire d’Occident, la Gaule franque au vieil empire romain, dont elle vécut séparée. On se fait d’ordinaire de la nature de ces relations et de leur durée une idée assez confuse et par là même assez fausse. On admet volontiers que dans les mœurs, la langue, les arts, l'influence romaine, affaiblie d’âge en âge, a continué longtemps à survivre à la domination directe de Rome. Mais il semble que, l’empire disparu en Occident, tout lien politique ait été rompu brusquement entre l’ancienne province des Gaules et la métropole impériale, et que les royaumes barbares, aient vécu, dans leurs nouvelles frontières, d’une vie autonome et indépendante, à l’abri de toute revendication, affranchis de toute subordination et même de tout contact.

On oublie que le vieil empire, fondé par Auguste, ne disparut pas avec Augustule, et que l’initiative des chefs barbares, qui dominaient en Italie, fit seulement cesser la séparation du monde romain en deux obédiences. Le régime de l’unanimité fut détruit, mais au profit de l’unité de l’empire, qui n’eut plus désormais qu’une capitale, Constantinople. Sans doute Odoacre, en renvoyant à Zénon les insignes impériaux, prétendait travailler à l’édifice de sa grandeur personnelle beaucoup plus qu’à l’extension de la puissance des Césars byzantins. Toutefois son usurpation déguisée respecta les formes traditionnelles ; il ne songea pas un moment à se soustraire à la suprématie de l’empereur, à qui il réclamait le titre de patrice. Les autres chefs barbares établis en Gaule suivirent son exemple. Dégagés de toute subordination à l’égard du patrice italien, ils se rattachèrent directement à Constantinople. A ce changement d’obédience ils gagnèrent une large indépendance. Ils s’avouèrent des vassaux et cessèrent d’être des sujets. Ils acceptèrent les titres des dignités byzantines ; mais l’octroi de ces titres ne modifiait en rien leurs droits à exiger une entière soumission des populations de langue romaine. Celles-ci au contraire acceptèrent plus volontiers la domination d’un dignitaire romain que celle d’un roi barbare qui ne se fût réclamé que du droit brutal de la conquête. Ce compromis, dont l’étrangeté contrarie nos habitudes de netteté et de précision, était alors commandé par d’impérieuses nécessités ; il était imposé par la tradition, consacré par les protocoles de chancellerie ; il ménageait habilement la transition entre le régime de la domination directe de l’empereur et la pleine indépendance des souverains barbares. Pas un d’entre eux, qu’il fût Franc, Burgonde, Goth ou Lombard, ne songea tout d’abord à s’y soustraire ; tous s’empressèrent de se rattacher à l’unité romaine. L’histoire, pas plus que la nature, ne procède par sauts brusques ; le temps est l’auxiliaire indispensable à la création des nouvelles formes physiologiques, comme à celle des nouvelles conceptions de gouvernement parmi les hommes.

L’empire du reste ne laissa jamais protester ses droits sur ses anciennes provinces ; il ne perdit aucune occasion d’en renouveler l’expression et même de les faire revivre, aux dépens des détenteurs provisoires de ces territoires. Il ne cessa de considérer les royaumes barbares comme des États vassaux, sur lesquels s’exerçait sa suzeraineté ; suzeraineté peu gênante, il est vrai, tout idéale et théorique, en ce qui concerne la Gaule et l’Espagne, et qui s’exprimait par les formules de chancellerie en usage à la cour impériale et dans les cours des princes barbares. A cet égard, l’empire chrétien de Byzance se montra d’un formalisme plus rigoureux encore que l’empire païen de Rome. Par définition l’empire est universel, comme le royaume de Dieu, dont il reproduit l’image ; il s’étend à tous les peuples qui ont reçu et doivent recevoir l’Évangile. Toute conversion nouvelle implique une annexion politique. Empire et christianisme semblent aux contemporains deux termes corrélatifs, unis par une connexion nécessaire ; à l’un comme à l’autre est promise la domination universelle.

De ce dogme politique le clergé d’Orient et celui d’Occident se montrèrent les gardiens et les défenseurs intéressés. C’est par l’Église que se conserva, au sein des sociétés barbares, la tradition de l’unité et de la pérennité de l’empire. La suprématie religieuse de l’évêque de Rome sur tous les fidèles fut conçue à l’image et d’après le type de la suprématie politique de l’autocrate de Byzance. Dans l’intérêt de leur propre autorité, les papes s’efforcèrent de maintenir l’harmonie et l’unité entre les divers membres de la république. L’unité politique leur parut longtemps la condition essentielle et la meilleure garantie de l’unité religieuse. A ce point de vue, la correspondance des papes avec les souverains lombards, francs et wisigoths fournit les renseignements les plus précieux.

C’est le divorce religieux qui conduisit insensiblement les esprits à l’idée d’un divorce politique. Cette évolution très lente prit, au vin c siècle, la forme d’une protestation de la conscience. L’histoire est longue des querelles qui divisèrent, avant le schisme définitif, Rome et Byzance, le pape et l’empereur. Dans ces querelles, c’est la question de la suprématie spirituelle qui fut continuellement enjeu. Les Césars prétendaient à cette maîtrise comme conjointement unie à la suprématie politique ; ils revendiquaient l’union en leur personne des pouvoirs de l’Église et de ceux de l’État. Les Allemands ont imaginé un terme commode pour exprimer le caractère double de cette puissance : le Césaro-papisme. Les pontifes de Rome résistèrent à ces empiétements avec une patience méritoire. Mais enfin le danger de l’orthodoxie, menacée par les empereurs iconoclastes, leur fournit l’occasion de s’émanciper de la tutelle impériale. Ils se tournèrent vers les princes francs et leur facilitèrent, en échange de leur patronage, l’usurpation de l’autorité royale ; par l’octroi du titre de patrices, ils les constituèrent les protecteurs nés du Saint- Siège. A cette alliance furent sacrifiés les Lombards, qui semblaient par situation prédestinés au rôle dont s’emparèrent les Francs, mais dont la politique réaliste n’avait d’autre visée que la domination de l’Italie par l’exclusion des Byzantins et la subordination du pouvoir pontifical.

Leur docilité à l’égard de la curie romaine et la force de leurs armes avaient valu aux princes delà famille de Charles-Martel la royauté, puis l’empire. Le couronnement de Charlemagne par le pape Léon III consacra le triomphe de cette politique d’alliance. Toutefois bien des historiens se sont mépris sur le sens et la portée véritable de cet événement. Ce fut à coup sûr une grande nouveauté que le relèvement du titre impérial par le chef d’une des nations barbares de l’Occident. Mais croire que, par le couronnement de l’an 800, un empire nouveau fût fondé en antagonisme avec l’empire d’Orient, si bien que l’unité du monde chrétien dût en paraître détruit, c’est prêter aux hommes du IXe siècle des intentions et des idées politiques dont ils étaient fort éloignés et dont il n’existe trace dans aucun document contemporain. Le principe de l’unité de l’empire ne fut pas un instant mis en question. Charlemagne prit le titre d’empereur, parce qu’il considéra le trône comme vacant depuis la mort du fils et du pupille de l’impératrice Irène. Quand il s’aperçut de la solidité de la domination d’Irène à Constantinople, il s’arrêta à la pensée d’un mariage avec la vieille souveraine, qui eût confondu sur leurs têtes les droits de l’Orient et de l’Occident. Mais lorsqu’Irène eut été détrônée par l’empereur Nicéphore, il fallut, pour sauvegarder le principe de l’unité, aviser à une autre combinaison, qu’imagina Charlemagne et qu'il mit dix années à faire aboutir. Telle est l’origine de ce pacte de fraternité conclu entre les deux Césars, sous le patronage de l’Église romaine, et qui fit revivre l’unanimité abolie depuis quatre siècles, sous une forme légèrement modifiée. L’empire, comme aux temps des successeurs de Théodose, fut un en deux personnes. Mais cette unité eut désormais pour base et pour support l’orthodoxie chrétienne représentée par l’évêque de Rome ; pour employer le langage du temps, les deux empereurs furent unis en Dieu et en son Église par des liens de charité et d’amour.

Cette conception mystique du nouvel empire ne survécut pas un siècle à Charlemagne. Elle devait après lui se heurter à un double écueil. Tant que dura la puissance des Francs, les souverains de Byzance, affaiblis d’ailleurs par les attaques successives et souvent simultanées des Bulgares et des Arabes, respectèrent l’œuvre du grand fondateur barbare ; dès que tomba cette puissance, ils ne songèrent plus qu’à rompre le pacte de fraternité qu’ils avaient subi plus qu’ils ne l’avaient accepté. Sous le principat glorieux de Basile le Macédonien, ils dénoncèrent hardiment le pacte de 812, et le titulaire d’Occident se sentait trop faible pour relever autrement cette injure que par des protestations diplomatiques.

Une autre condition n’était pas moins nécessaire à la stabilité de l’œuvre de Charlemagne : l’union de l’Orient et de l’Occident sur le terrain de l’orthodoxie et par suite la reconnaissance de la primatie du siège de Rome sur les autres patriarcats. Sur ce point encore l’entente devint impossible. La querelle toujours pendante entre les deux Églises de Rome et de Byzance s’exaspéra brusquement, lorsque s’assirent suites deux sièges rivaux le pape Nicolas Ier et le patriarche Photius : le premier, qui tenta de détruire l’indépendance des Églises nationales au profit de la domination réelle du Saint- Siège ; le second, qui trouva la formule définitive du schisme oriental et sut intéresser à sa querelle les prétentions séculaire des Césars de Byzance à la direction spirituelle de la chrétienté. L’impuissance vaniteuse de Charles le Chauve, la duplicité brouillonne du pape Jean VIII servirent heureusement les ambitions de Basile et de Photius. L’unité religieuse fut rompue par le schisme, en même temps que l’unité politique par la ruine de l’empire carolingien. L’Orient et l’Occident, affranchis désormais de toute communauté d’intérêts, vécurent à part l’un de l’autre, sans contact sensible et continu, sans influence réciproque, jusqu’à l’époque des croisades. L’Occident s’absorba dans son évolution pénible vers la forme féodale ; la papauté put préludera loisir à la réalisation de ses gigantesques ambitions. Quant aux Césars byzantins, unissant leurs destinées à celles de leur Église, leur activité se tourna presque exclusivement vers le monde slave et musulman. Mais quoique plus désintéressés que par le passé de la politique des États de l’Occident, ils continuèrent à se proclamer les seuls héritiers légitimes d’Auguste et de Constantin et ils restèrent enfermés dans leurs droits, comme en une forteresse inaccessible.

C’est donc l’histoire de l’idée impériale, héritée de Rome et modifiée par le christianisme, que nous avons suivie dans son évolution, à travers cinq des siècles les plus obscurs et les plus imparfaitement connus de notre histoire. Cette donnée forme le lien de ces études, qui mettent en présence, unies dans une action commune, les trois grandes puissances du premier moyen âge, l’empire byzantin, la papauté et la monarchie franque. Il nous a paru que, pour être complète et éclairée de son jour véritable, l’histoire de nos deux premières dynasties nationales ne pouvait se séparer de l’histoire de Byzance. II est telles de ses parties, comme l’établissement des Francs en Gaule, l’intervention franque en Italie, le couronnement de Charlemagne, dont le sens nous échappe entièrement, si nous ignorons la valeur et la portée des prétentions des Césars orientaux, l’œuvre de leur diplomatie, leur participation à ces événements et la grande place qu’ils occupaient encore dans l’imagination des contemporains. Par là nous croyons, en publiant ce livre, avoir servi modestement la cause des études historiques et modifié, par quelques points, des idées ou trop vagues, ou décidément erronées.

 

A. Gasquet.

Janvier 1888.