Il est inutile de pousser plus avant l’histoire des conflits survenus entre Rome et Byzance, entre le pape et l’empereur. Aussi bien, du jour où par-delà les Alpes, dans cette Gaule qui s’organisait sous la main puissante des chefs de l’aristocratie austrasienne, les papes ont fait entendre leur appel désespéré, et imploré des protecteurs et des vengeurs, la solution est trouvée. Qu’importent désormais les fureurs inutiles des empereurs byzantins ? Qu’importent les menaces et la foi chancelante des Lombards ? Le peuple qui a brisé le flot des invasions musulmanes et imposé des digues à l’islamisme débordant de l'Espagne, saura bien garantir au chef de l’Église l’indépendance et plier sous sa domination les souverains de Pavie. Pour prix de ces services, les papes permettront aux chefs austrasiens de porter la main sur cette couronne, apanage des mérovingiens dégénérés et qu’une antique vénération a protégée jusqu’à ce jour contre leurs entreprises. Les papes paieront largement leur dette de reconnaissance. De ces maires du palais, hier encore chefs obscurs d’une nation barbare, ils feront des rois, bientôt des empereurs. Des temps nouveaux s’ouvrent pour l’histoire de l’Occident. A cette date de Noël 799, où Charlemagne reçut de Léon III l’onction impériale, on pourra dire que le passé a vécu et que l’ère moderne commence. Il a fallu cinq siècles pour consommer cette immense révolution. Nous avons essayé dans ce travail, d’en démêler les origines. Nous avons montré les États antiques en possession du droit religieux, et la magistrature participant au sacerdoce. Ce droit, l’État ne s’en dessaisit à aucune époque de l’histoire. Les rois de Rome disposent des choses saintes, distribuent les fonctions religieuses, surveillent les collèges de prêtres. Le pouvoir religieux se partage il est vrai entre le pontife et l’État, mais l’État ne laisse pas d'avoir la haute main sur la religion et sur ses ministres. Ceux-ci n’exercent qu’une autorité déléguée, contenue dans d’étroites limites, et dont il ne leur est pas permis d’abuser. Ils président aux fêtes et aux cérémonies du culte ; mais le sénat les décrète. Ils ont la garde des livres saints ; mais ils ne peuvent les ouvrir et interroger leurs oracles sacrés que sur l’injonction expresse qui leur est faite par les représentants de l’autorité publique. Ils ne possèdent aucun droit d’initiative, ils sont réduits au simple rôle de collège consultatif. L’État seul a l’Imperium. Les empereurs cumulent les pouvoirs des souverains pontifes, et ceux qu’ils tiennent de la volonté du peuple et du sénat. En eux se concentre l’autorité absolue en matière religieuse. Ils ont à la fois le droit d’initiative, le pouvoir consultatif, le pouvoir exécutif. Ils proscrivent les cultes funestes et dangereux ; ils déchaînent la persécution contre les chrétiens en qui ils voient des ennemis de l’État. Leur législation témoigne de leur zèle. Ils sont véritablement prêtres et rois, les maîtres des consciences et de la vie de leurs sujets. Leurs décisions font loi de leur vivant, et après leur mort le ciel s’ouvre pour eux par l’apothéose. Les empereurs chrétiens n’abdiquent aucun des droits qu’ont exercés leurs prédécesseurs païens. Ils dominent la société laïque et la société ecclésiastique. Ils se parent encore du titre de prêtres-rois. Ils se croient les chefs du culte nouveau, comme si rien n’était changé autour d’eux. Ils siègent en évêques au milieu des évêques. Ils continuent à recevoir les adulations de la foule, qui les proclame les' successeurs des apôtres, Christs vivants en qui s’incarne temporairement la puissance divine et qu’éclaire Dieu lui-même de ses rayons. Ils abandonnent aux prêtres le soin de distribuer les sacrements et d’accomplir le sacrifice, mais eux-mêmes approchent du saint des saints, et s’entretiennent avec lui dans le silence mystérieux du sanctuaire. Ils jouissent de privautés dont les laïques sont exclus, ils entrent en partage des privilèges réservés au sacerdoce. Après leur mort, l’apothéose, comme au temps du paganisme, entr’ouvre pour eux la voûte céleste, où ils vont grossir les légions d’anges et de saints, promis comme eux aux éternelles délices. Non contents des honneurs religieux dont le monde byzantin les environne, ils exercent en réalité l’autorité souveraine en matière de foi. Ils dictent des lois à l’Église, ils règlent la discipline du clergé, ils remplissent leurs codes de prescriptions religieuses. Pour résoudre les difficultés que l’interprétation du dogme fait naître, ils réunissent dans des assemblées, appelées conciles, les évêques et les docteurs dont il leur plaît de prendre les avis. Ils président à leurs séances, dirigent leurs délibérations, sanctionnent leurs décrets. Les canons prennent place dans la législation, et revêtus de l’autorité qu’ils leur communiquent, deviennent obligatoires, et engagent le monde catholique tout entier. Ils distribuent comme autrefois les dignités sacerdotales, ou ne laissent à l’élection des pasteurs chrétiens qu’une liberté illusoire. Ils vont plus loin encore. S’ils proscrivent l’hérésie et s’ils se font inquisiteurs de la foi, ils prétendent aussi interpréter le dogme et imposer leurs solutions. Chaque empereur de Byzance est doublé d’un théologien. Ils introduisent l’arbitraire dans les matières de la foi. Comme ils ont accepté le christianisme, ils croient pouvoir le réformer à leur gré, et plier à leurs fantaisies et à leurs subtilités le texte immuable fixé par les grands conciles. Mais alors se dresse devant eux une autorité d’abord humble et dédaignée, celle des pontifes de Rome. Malgré les césars, s’opère insensiblement sous leurs yeux, la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique. On laisse à César ce qui est à César, pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Le pape devient le véritable vicaire du Christ et dépouille de ce titre emprunté la majesté impériale. Le centre de la catholicité se déplace et de Constantinople passe à Rome. Au milieu des révolutions religieuses et des hérésies que déchaîne le caprice des souverains orientaux, c’est la papauté qui représente la tradition et l’unité. Autour des évêques de Rome se groupent et se serrent ceux dont la conscience s’alarme de nouveautés impies et qui veulent mettre la religion à l’abri des changements et des tempêtes politiques. L’antagonisme des deux pouvoirs rivaux s’accuse dans la lutte. Sommé d’obéir aux décrets du prince et d’abjurer sa foi, le pape proteste et résiste. Ces résistances sont maintes fois punies par les supplices et l’exil. Vient enfin le jour où la papauté, plus forte, n’a rien à craindre des menaces des empereurs. Une puissance grandit auprès d’elle, qui sera son recours et son appui dans le danger. Le monde alors se déchire ; c’en est fait de l’unité de l’empire. Tout l’Occident reste fidèle à Rome. L’Orient se courbe sous l’omnipotence des souverains de Byzance. Le pape se donne à de nouveaux maîtres, qu’il espère plus dociles et qu’il pense dominer à son tour. Par une usurpation hardie, il ôte et donne des couronnes, il fait des consuls, des patrices, des rois, des empereurs. D’où lui vient cette prétention inouïe, et de quelle source inconnue tient-il ses droits ? De Dieu seul, par qui les rois règnent. C’est là le fait capital de l’histoire du moyen-âge. A cette lueur imprévue, les temps nouveaux s’éclairent. Du même coup les papes fondent l’empire carlovingien, qui va rendre la vie aux nations occidentales engourdies dans la barbarie, et ils assurent l’indépendance de l’Église. Ils proclament la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. Ce n’est pas tout encore. Au schisme politique consommé par les papes, répond le schisme religieux consommé par les empereurs d’Orient. Cette seconde révolution est la conséquence et la revanche de la première. Élevée si haut, l’autorité de l’évêque de Rome est incompatible avec l’autorité impériale. Rome a enlevé à Constantinople la moitié de ses sujets, Byzance soustrait à l’obédience de Rome la moitié de ses fidèles. Pendant que le pape préside aux destinées de l’Église d’Occident, l’empereur, héritier de la tradition, demeure le chef de l’Église d’Orient. Rien ne saurait plus rapprocher les deux anciennes capitales du monde. Elles vivent d’une vie propre, indépendante, animées de principes inconciliables. Nulle ne consent à abdiquer. Et l’antagonisme persiste à travers les âges : les nations issues de Constantinople restent fidèles à la tradition byzantine, tandis que Rome ira développant son principe et le poussant, à travers des siècles de grandeur et de misère, à ses conséquences extrêmes. Encore aujourd’hui, le divorce n’a pas cessé entre les deux Églises. FIN DE L'OUVRAGE |