L’évêque devra, autant que possible, être ordonné par tous les évêques de la province. En cas d’empêchement ou de nécessité pressante, ou si les sièges sont trop éloignés les uns des autres, que trois prélats au moins se rassemblent en l’absence de leurs collègues, qui feront néanmoins connaître leur avis par lettres, et qu’ils procèdent à l’élection. La confirmation de l’élection appartient, dans chaque province, au métropolitain. Telle est la règle établie par le quatrième canon du concile de Nicée, et confirmée par le canon 19 du concile d’Antioche et le canon 3 du deuxième concile de Nicée. Nous avons vu que cette règle fut, en général, mal obéie. La faveur du peuple ou celle de l’empereur décide, dans la plupart des cas, des élections aux sièges épiscopaux. A Constantinople, nous avons montré que les prescriptions canoniques furent, sinon violées, du moins habilement tournées par les césars. Il importait trop à l’empereur que la bonne harmonie régnât entre les pouvoirs publics et le patriarche. Pour un Jean Chrysostome élu par la pression de l’enthousiasme populaire, que d’autres prélats durent leur dignité à leur docilité aux fantaisies du prince, et furent imposés au peuple et au clergé ! Le même intérêt, quoique moins immédiat et moins pressant, portait l’empereur à ne pas souffrir que les sièges des autres villes de l’empire fussent donnés, par le hasard ou l’esprit d’opposition, à des candidats hostiles au souverain. On sait de quelle influence disposaient les évêques dans la plupart des cités. Dans les provinces éloignées du centre du gouvernement, leur autorité morale, les services qu’ils rendaient ou pouvaient rendre aux populations, le crédit dont ils jouissaient auprès du chef de l’État et de ses délégués, les élevaient au-dessus des magistrats laïques. Il est même possible que quelques-uns d’entre eux, surtout au temps des grandes invasions barbares, aient été défenseurs des cités qu’ils administraient comme évêques[1]. Leur puissance politique pouvait, à l’occasion, les rendre dangereux à l’empereur. Placés entre l’intérêt de la religion et la soumission à l’empereur, leurs hésitations ou leur rébellion pouvaient devenir fatales au prince. Il était d’urgente nécessité que l’empereur eût en eux des serviteurs fidèles et dévoués, et ne redoutât pas quelque défection dans leurs rangs. D’autres raisons invitaient encore l’empereur à ne pas se désintéresser des élections épiscopales. L’évêque n’était-il pas réellement un magistrat ? N’avait-il pas en dépôt une part de la puissance publique ? Ne représentait-il pas auprès des citoyens de l’empire l’autorité que le prince prétendait exercer dans les choses de la religion ? N’était-il pas dans l’ordre ecclésiastique ce que le préfet ou le gouverneur de province était dans l’ordre civil ? Comme eux, ne rendait-il pas la justice ? N’avait-il pas dans sa juridiction un certain nombre de citoyens romains ? Une foule de causes, n’étaient-elles pas appelées à son tribunal ? Constantin et ses successeurs n’avaient-ils pas donné aux évêques de véritables attributions civiles ? Plusieurs n’exerçaient-ils pas des charges réservées en général aux laïques[2] ? Pour toutes ces raisons, il semblait juste que la volonté de l’empereur se fît sentir dans le choix des évêques, qu’il surveillât leur élection avec un soin particulier, qu’il ne déléguât une partie de son imperium qu’à des hommes dont les sentiments à son égard ne fussent pas équivoques et qu’il sût incapables d’abuser des pouvoirs qu’il leur conférait. Les empereurs ne manquèrent pas à ce soin, commandé par la
prudence. Ils désignaient les évêques à élire, les arrachaient ou les
rendaient à leurs sièges, suivant que l’intérêt public leur en faisait une
loi. Constantius recevait Athanase d’Alexandrie par ces paroles : Tu as recouvré ton trône épiscopal par les suffrages du
synode et par notre volonté, lui faisant entendre que les vœux
formulés par les conciles étaient insuffisants par eux-mêmes à lui restituer
sa dignité. Il écrivait au peuple d’Alexandrie : Je
l’ai rendu à sa patrie et à son église, par la volonté du Très-Haut et par
mon propre jugement[3]. Athanase, dans
sa lettre apologétique, ajoutait : L’empereur a fait
abroger tous les arrêtés pris contre moi à l’instigation de mes ennemis ; il
les a fait rayer des tables du préfet d’Égypte, et c’est le décurion Eusèbe,
délégué pour cet objet, qui est chargé de faire exécuter les ordres du prince.
Pour couper court aux dissensions que Nestorius avait excitées à
Constantinople, Théodose le Jeune enjoignit aux évêques d’introniser ; dans
sa capitale, Proclus, et les prélats obéirent sans opposition[4]. Le pape Agapet,
étant de passage à Constantinople, demanda à l’empereur Justinien d’enlever
la dignité épiscopale au patriarche Anthémius, qui avait passé, malgré les
canons, de l’évêché de Trapezonte à celui de Byzance. L’empereur refusa, et,
comme le pape insistait, il entra dans une violente colère, et répondit au
pontife qu’il était libre d’agir comme il lui plaisait, vu qu’il était le maître[5]. Il en est de même des autres sièges. L’empereur Valentinien donna tous ses privilèges à l’archevêché de Ravenne, et comprit dans la juridiction du titulaire quatorze cités italiennes. L’évêque de cette ville fut le premier qui reçut de la main de l’empereur l’investiture par le pallium[6]. Il est vrai que, pour sauvegarder son privilège contre les empiétements du siège de Rome, l’église de Ravenne fut souvent obligée d’avoir recours à l’intervention de Byzance. Chaque évêque, à son avènement, recevait directement le pallium, non pas du pape, mais de l’empereur[7]. Le texte de la charte octroyée aux Ravennates nous a été conservé[8]. En voici un fragment : Nous ordonnons, par les présentes, que l’église de Ravenne soit libre et indépendante de toute juridiction épiscopale supérieure, qu’elle s’adresse à notre autorité dans ses besoins, que d’aucune façon elle ne soit soumise au patriarche de l’ancienne Rome, et qu’elle jouisse de l'autocéphalie. Ces privilèges octroyés par l’empereur, l’empereur seul pouvait les révoquer. Issue de la volonté impériale, l'autocéphalie du siège de Ravenne ne pouvait cesser que par un nouvel acte de cette même volonté. L’empereur Justinien Rhinotmète, menacé par les sectes religieuses qui contestaient son pouvoir à Byzance, et désireux de se ménager l’appui du pape, révoqua la charte concédée par Valentinien, et décida que les évêques de Ravenne seraient désormais ordonnés par le pape de Rome. Le type d'autocéphalie fut livré au siège apostolique, qui le garda dans ses archives en témoignage de sa précieuse victoire[9]. On peut, par cet exemple, juger de ce qui se passait dans chacun des diocèses de l’empire. Nulle part l’autorité impériale n’était absente. Toutes les élections étaient contrôlées par l’empereur ou par ses délégués, et soumises à sa confirmation. Malheur à qui essayait de se soustraire à ce contrôle. L’empereur voyait dans de semblables tentatives un acte de rébellion. Zénon condamna à mort un certain Moggus qui s’était laissé porter au siège d’Alexandrie sans demander l’approbation impériale[10]. Il dépendait aussi de la volonté du prince de fixer les limites de chaque circonscription épiscopale, de remanier les provinces ecclésiastiques, d’instituer de nouveaux évêchés. Les conciles eurent beau lui contester ce pouvoir et le réclamer pour eux, jamais il ne consentit à faire droit à ces revendications, qui tombèrent peu à peu dans l’oubli. La Cappadoce avait pour unique métropole Césarée. En haine de l’évêque Basile, un empereur divisa la province en deux diocèses, et établit dans l’un d’eux Anthémius, qui siégea à Tyane[11]. Vainement le pape Innocent Ier s’opposa à cette nouveauté ; les deux divisions de la province et les deux évêques furent maintenus. La Palestine ne formait, elle aussi, qu’une province avec une autre Césarée pour métropole. L’empereur créa trois circonscriptions ayant chacune un métropolitain. L’évêque de Jérusalem, invoquant les souvenirs du christianisme naissant, dont sa ville épiscopale avait été le berceau, prétendait au titre de patriarche et voulait marcher de pair avec les titulaires d’Antioche, de Constantinople, d’Alexandrie et de Rome. Une discussion irritante s’éleva à ce sujet au concile de Chalcédoine. L’empereur Marcien intervint, et ce fut lui qui trancha le différend en accédant à la demande de l’évêque de Jérusalem. Justinien, plus tard, confirma cette décision, qui ne fut solennellement approuvée que par Innocent III au concile de Latran. Des faits semblables se passèrent en Phénicie. La ville de Béryte devint par l’autorité impériale une métropole, et partagea ce privilège avec Tyr. Le canon 7 du concile de Chalcédoine défend, il est vrai, qu’à l’avenir le prince puisse multiplier les circonscriptions ecclésiastiques et créer de nouveaux évêques. Mais ce décret de l’autorité religieuse ne pouvait avoir de sanction efficace. L’évêque seul, qui consentait au partage, était atteint par les peines canoniques. L’empereur demeurait hors de toute atteinte, inviolable dans sa toute-puissance. Aussi continue-t-il, sans se soucier du concile de Chalcédoine, à instituer des évêques et des métropolitains. Zonaras, commentant le trente-huitième canon du sixième concile général, revendique pour l’empereur ce droit en faveur des villes nouvelles qu’il pouvait fonder. Balsamon va plus loin, et le réclame non-seulement dans les villes nouvelles, mais dans toutes celles de l’empire. L’empereur, d’après lui, est le seul juge des besoins de son peuple chrétien et de la nécessité de lui accorder un plus grand nombre de pasteurs[12]. Il arriva même qu’un siège eut à la fois deux titulaires, jouissant tous deux des prérogatives épiscopales. Justinien ayant essayé de rallier à ses doctrines entachées d’hérésie le patriarche d’Antioche, Anastase le Sinaïte, l’évêque non-seulement résista, mais osa réfuter, dans une lettre rendue publique, les erreurs du prince. La mort de Justinien suspendit le châtiment réservé à l’évêque rebelle. Justin poursuivit la vengeance de son prédécesseur, chassa de son église le courageux Anastase et intronisa à sa place Grégoire. Quatre papes passèrent sur le trône de saint Pierre, sans qu’aucun se souciât de parler en faveur d’Anastase et de s’élever contre un tel abus de pouvoir. Enfin, Grégoire le Grand, lors de son avènement, envoya ses lettres synodiques au patriarche d’Antioche, mais n’oublia pas l’évêque déchu : Vous êtes toujours pour moi, lui écrivait-il, investi de la dignité que vous avez reçue du Très-Haut, et que la volonté des hommes n’a pu vous ravir. Il intervint directement auprès de l’empereur Maurice, non pas, remarquons-le, pour le faire revenir sur la décision de Justin, mais seulement pour atténuer la rigueur de la sentence, et autoriser Anastase à porter encore les insignes de l’épiscopat, le pallium. Maurice accepta cet accommodement, et le Sinaïte, évêque sans évêché, put tranquillement finir ses jours à Rome. Nous pourrions multiplier ces exemples. Ils montrent jusqu’où pouvaient aller l’autorité impériale et la soumission de l’Église aux décrets émanés du prince. Toutefois, cette autorité, que les empereurs revendiquaient sur leurs sujets ecclésiastiques, fut peu à peu diminuée et absorbée par les papes, enhardis par leur éloignement de la cour et par la vénération dont ils étaient l’objet en Occident. Au temps du pape Damase, nous voyons le siège d’Alexandrie disputé par Lucius, candidat de l’empereur Valens, et par Pierre, qu'Athanase mourant avait désigné à son clergé comme le plus digne de lui succéder. Pierre, chassé d’Égypte, se rendit à Rome et revint en Égypte avec des lettres du pape, qui le confirmaient dans sa dignité[13]. Dès cette époque, les conflits entre les deux pouvoirs étaient fréquents. Pendant la persécution arienne, chaque siège avait deux évêques, munis, l’un de l’investiture papale, l’autre de l’investiture impériale, et s’excommuniant au nom des deux principes en présence. Jamais, en Orient, un évêque ne put être ordonné sans qu’auparavant l’empereur eût expédié les lettres patentes nécessaires pour la cérémonie ecclésiastique. L’éloignement des provinces occidentales fit que sa surveillance se relâcha, que le pape se passa de son concours et se substitua à la personne impériale. Le pape, qui porta le plus loin le souci de son intervention dans les élections épiscopales fut Grégoire le Grand. A parcourir sa volumineuse correspondance, on reste frappé d’étonnement devant cette prodigieuse activité, ces enquêtes incessantes ordonnées sur la vie, les mœurs, les aptitudes des candidats aux évêchés, devant la rigueur apportée dans la répression, sa sollicitude à faire partout sentir son autorité. Encore se garda-t-il de heurter de front les prétentions de l’empereur et de nier son droit. On le vit bien dans l’affaire de l’évêché de Salone. Maxime, élu par le clergé dalmate, reçut Fonction sacerdotale sur l’ordre de l’empereur Maurice, et, malgré les efforts du parti adverse, fut conduit à l’église par une escorte de soldats envoyés de Byzance. Grégoire excommunia le nouveau prélat pour avoir procédé au couronnement sans avoir reçu son consentement, le diocèse de Dalmatie étant du ressort du patriarche romain, Maxime lacéra publiquement la lettre du pape. Maurice signifia au pontife qu’il n’entendait pas qu’il annulât l’ordination de son protégé, et exigea qu’il fût accueilli à Rome avec les honneurs accoutumés. Vives furent les perplexités du pape. Il ne contesta pas à l’empereur son droit à désigner les titulaires des évêchés, mais il soutint qu’en qualité de primat des Gaules et de Dalmatie, son devoir était de faire une enquête et de vérifier si les faits de simonie et de sacrilège imputés à Maxime étaient fondés. Il se garda d’imposer son choix ; il accepta celui de l’empereur ; il se réserva seulement de prononcer sur la dignité ou l’indignité du prélat désigné par le souverain[14]. On se figure bien que l’élection des papes eux-mêmes n’échappait pas au contrôle de l’empereur. Il arrivait parfois que le prince installait d’autorité son candidat sur le trône pontifical ; ce fut le cas pour Félix, imposé par Constantius, après qu’une sentence d’exil eut frappé Libérius. Il arrivait aussi que l’exarque recevait de Byzance l’ordre d’expulser de Rome un pape peu docile. D’ordinaire, le clergé, le peuple et l’armée — clerus, populus, exercitusque Romanus — élisaient le prélat. Mais l’élection était de nul effet tant que l’empereur n’avait pas renvoyé le procès-verbal de l’élection approuvée, et qu’il n’avait pas prescrit formellement de procéder à l’ordination épiscopale[15]. Quelquefois, l’exarque de Ravenne suffisait à donner cette investiture. L’habitude était que le nouvel élu, en même temps qu’il sollicitait l’approbation de l’empereur, lui offrit de riches présents et une somme d’argent considérable. L’empereur fit remise de cette espèce de tribut au pape Agathon, eu égard à l’humilité de la requête que le prélat lui adressa. On y lisait ces mots : Rome est la fidèle esclave de votre sérénissime principal[16]. L’auteur du Liber pontificalis prétend que Constantin Pogonat dispensa les papes, par une lettre impériale au clergé et au peuple romain, d’attendre, à l’avenir, la confirmation du prince, et permit de procéder, aussitôt après l’élection, à l’ordination du pontife[17]. On ne peut voir dans ce fait, s’il est exact, qu’un acte isolé d’exceptionnelle bienveillance. Nous sommes plus portés à croire que l’écrivain ecclésiastique aura confondu deux choses fort distinctes : l’exemption du tribut accoutumé et la permission de se passer de l’autorisation de Constantinople. Jusqu’au moment, en effet, où Rome se sépara politiquement de Byzance, les empereurs continuèrent d’exiger leur sanction aux suffrages du clergé romain. Les papes étaient donc redevables au prince et de leur élection et des honneurs extraordinaires attachés au siège apostolique. Le pape Jean reconnaissait cette dépendance quand il écrivait à Justinien, en réponse au décret qui consacrait législativement la primatie de Rome : Rome est la première des Églises. Les règles de nos pères, les constitutions des empereurs, les paroles de votre révérendissime piété, sont les sûrs garants de nos privilèges[18]. II Le signe visible de l’investiture impériale était le pallium. On appelait ainsi une sorte de manteau, que les patriarches et les métropolitains avaient coutume de porter dans les grandes cérémonies, comme marque de leur pouvoir spirituel. Les auteurs anciens et modernes ne sont pas d’accord sur la forme et la couleur de cet ornement aux premiers siècles de l’Église. On suppose avec quelque vraisemblance que Constantin le donna pour la première fois à l’évêque de Rome. Marca[19] pense que le pallium était la chlamyde de pourpre, enrichie de dessins en forme de triangles et de croix, dont parle Balsamon, et qui, dans la fameuse donation de Constantin au Saint-Siège, est désignée sous le nom de chlamydem purpuream[20]. Baronius nous semble plus près de la vérité, quand il veut voir le pallium dans le phrygium candidonitore splendidum, mentionné dans la même donation, et que l’empereur jeta, dit l’auteur anonyme de cet acte, sur les épaules du pontife. Un texte négligé par Baronius et Marca nous semble couper court à cette discussion, et trancher le différend en faveur de l’opinion de Baronius. Il est tiré de la charte octroyée par l’empereur Valentinien à l’église de Ravenne : Ab Augusto pallium ex candida laud accepit episcopus : l’évêque reçut de l’Auguste le pallium en laine blanche[21]. Le pallium établit, d’après Alcuin, la différence qui existe entre l’archevêque et ses suffragants. Il faut entendre par là que l’archevêque reçoit avec le pallium le droit d’ordonner les évêques de son ressort, et qu’en vertu de son privilège, il peut communiquer à ses inférieurs en dignité, les pouvoirs apostoliques que l’empereur lui a concédés à lui-même. C’est là le sens de l’instruction adressée par le pape Pélage aux prélats de l’Occident : Qu’aucun archevêque, aucun patriarche n’ordonne les évêques avant d’avoir reçu le pallium[22]. Le pallium marquait aussi les degrés de la hiérarchie ecclésiastique. Les métropolitains le recevaient du patriarche, témoignant ainsi de leur dépendance à l’égard de ce haut dignitaire. Les chefs des églises indépendantes le recevaient directement de l’empereur. C’est pourquoi Maurus, évêque de Ravenne, craignant pour son église les entreprises du siège de Rome, recommandait en mourant à ses clercs, de demander le pallium à l’empereur pour son successeur ; s’ils voulaient conserver inviolée l’intégrité de leur prérogative[23]. Le pouvoir spirituel des évêques ne serait donc qu’une délégation de l’autorité impériale. L'origine même du pallium en est la preuve. C’est un ornement impérial dont le prince se dépouille en faveur des magistrats ecclésiastiques. En même temps qu’il leur communique une part de son pouvoir religieux, il leur en envoie le signe. Les synonymes employés jadis pour désigner le pallium ne laissent aucun doute sur ce point. Le Liber pontificalis l’appelle le manteau impérial ; on l’appelait plus simplement encore l’Impériale[24]. La preuve la plus éclatante que nous en puissions fournir est le texte même de la donation de Constantin. Tout faux qu’il soit, ce texte n’en remonte pas moins au VIIIe ou au IXe siècle. Le faussaire entreprend de persuader que Constantin, quittant Rome pour sa nouvelle capitale du Bosphore, abdiqua entre les mains du pape toute autorité sur l’Occident, et qu’en témoignage de son abdication, il laissa à l’évêque de Rome tous ses ornements impériaux. Nous donnons aux saints Évêques notre palais impérial de Latran, qui l’emporte en magnificence sur ceux du monde entier, le diadème et la couronne qui ceignent notre tète, le pallium phrygien d’une éclatante blancheur, le lorum et le super-huméral qui entourent notre cou, notre chlamyde de pourpre, la tunique écarlate et même les housses des chevaux de nos écuries. Nous leur remettons encore le sceptre, les insignes de notre puissance, de notre majesté et de notre gloire. Nous décrétons en outre que les clercs de tous ordres qui desservent la sainte église romaine, devront revêtir avec leurs ornements la sublimité et la magnificence de nos sénateurs, patrices, consuls et autres dignitaires, etc. Il est inutile de faire le procès à cette singulière déclaration. Ce que nous tenons à prouver, c’est que dans l’esprit des contemporains de Léon III et de Nicolas Ier, il n’y avait aucun doute sur l’origine des ornements pontificaux et de l’autorité des évêques de Rome. Ils voyaient seulement une abdication là où nous ne pouvons reconnaître qu’une délégation. Il n’est pas jusqu’à la tiare qui n’ait été empruntée par les papes aux empereurs byzantins. Quelques auteurs ont cru à tort, et Marca lui-même a partagé cette erreur[25], que la tiare était ce diadème dont il est parlé dans l’acte que nous venons de citer. Elle était entourée au bas d’un cercle d’or, Boniface VIII aurait ajouté le second cercle et Urbain V le troisième. Or nous lisons dans le Cérémonial de Constantin Porphyrogénète[26], que les empereurs dans certaines cérémonies religieuses por-talent la tiare, et que la tiare s’appelait d’un autre nom regnum, qu’elle était entourée d’une triple couronne d’or, qu’elle était l’emblème du pouvoir souverain, religieux et politique. Les pontifes la portèrent dans les grandes solennités de l’Église, mais jamais pendant la célébration des saints mystères. Elle leur rappelait qu’ils étaient les vicaires du Christ prêtre et roi. Les papes et les patriarches en général remettaient le pallium aux métropolitains. Mais encore fallait-il à chaque nouvelle investiture que le pape le demandât à l’empereur. On voulait indiquer ainsi que le pape n’était qu’un intermédiaire, et que l’empereur seul avait qualité pour déléguer à l’évêque ses pouvoirs. A lui, comme à la source de toute autorité, chaque évêque venait emprunter la sienne. Éclairé par une inspiration divine[27], il approuvait ou rejetait les propositions des papes. L'évêque d’Arles, Auxentius, ayant demandé au pape Vigile l’honneur du pallium, le pontife dut en référer à Justinien et prévint Auxentius en ces termes : L’honneur en sera plus grand pour vous, et moi je me serai acquitté de mes devoirs de fidélité envers le prince. Dans une seconde lettre au même prélat, il lui apprenait l’heureux succès de sa démarche et l’exhortait à prier pour Justinien et Théodora qui avaient consenti à sa demande. Brunehaut désirait le pallium pour l’évêque d’Autun, Syagrius, et pressait Grégoire le Grand de l’accorder à ce favori. Le pape lui répondit[28] : J’ai pris tes vœux en considération et j’ai résolu d’envoyer le pallium à Syagrius. J’ai donc prévenu le diacre qui nous représente auprès du sérénissime empereur, et par lui j‘ai appris que la volonté impériale était favorable à notre requête. Quand un évêque était déchu de sa dignité, il devait rendre à l’empereur le pallium. Anthimus, chassé de son siège de patriarche par les intrigues du pape Vigile, fit rapporter à Justinien et à Théodora, l’ornement épiscopal qu’il avait reçu d’eux[29]. Lorsque Bélisaire, pour crime de haute trahison, déposa le pape Silvérius, il lui arracha des épaules le pallium et le fit vêtir d’une robe de moine. C’est par exception et par une faveur spéciale de l’empereur Maurice, qu’Anastase le Sinaïte, évêque d’Antioche, put garder les insignes de l’épiscopat, bien que déchu de sa dignité. Par la suite, les papes s’enhardirent. Les rapports entre Rome et Constantinople devenaient de jour en jour plus difficiles. Les papes continuèrent à envoyer le pallium aux évêques d’Occident, mais s’abstinrent de consulter l’empereur. Les évêques le reçurent directement, et comme un pur don du Saint-Siège. L’autorité attachée au pallium eut son origine, non dans la toute-puissance de l'empereur, mais dans la vertu de saint Pierre. Grégoire II écrivait à Boniface l’apôtre et le premier évêque de Germanie : Je t’envoie le pallium sacré, afin que le recevant par la grâce du bienheureux Pierre, tu sois le premier parmi les évêques[30]. Boniface à son tour était chargé de transmettre le pallium aux métropolitains de sa région. Mais avant de s’en revêtir, ils durent s’engager par écrit à une soumission absolue aux volontés de Rome. On exigeait d’eux auparavant une simple profession de foi et la promesse d’observer les canons de l’Église. La nouvelle formule fut ainsi rédigée : Je promets au bienheureux Pierre et à son vicaire, la soumission et l’obéissance qui leur est due ; à mes suffragants, mon secours et l’assistance de mes lumières. Le pallium devint donc vers le VIIIe siècle le signe de l’investiture papale et de la dépendance des évêques à l’égard du siège de Rome, après avoir été le signe de l’investiture impériale et de la dépendance des évêques à l’égard de l’empereur. |
[1] Une loi de Justinien (Cod., I, 55, 2) prescrit que les defensores doivent être choisis : Non ex decurionum seu ex cohortalium corpore sed ex aliis idoneis personis. Ces autres personnes sont : les illustres, les spectabiles, les senatores, les clarissimi, les sacerdotales et les principales. Rien ne prouve qu’il y ait eu incompatibilité entre les fonctions de defensor et le titre d’évêque. (Voir cependant note 3, à la fin des Institutions politiques de l'ancienne France, par M. Fustel de Coulanges.)
[2] Cod. Just., lit. IV, ch. 3. — Sozomène, lib. I, ch. 9. — Nicéphore, lib. VII,
ch. 9.
[3] Socrate, lib. II, ch. 18.
[4] Socrate, lib. VII, ch. 39.
[5] Zonaras, lib. XIV, ch. 8.
[6] Agnelli, Liber Pontificalis, Vita sancti Joannis ; Muratori, t. II, p. 65.
[7] Liber Pontificalis, Agnelli, Vita Mauri ; Muratori, t. II, p. 144.
[8] Liber Pontificalis, Vita Mauri, Muratori, ex Estensi codice.
[9] Liber Pontificalis, Vita Leon. II, procurante divali jussione.
[10] Evagrius, lib. III, ch. 2.
[11] Grégoire de Naziance, Orat., 20.
[12] Balsamon, Comment. au can. 17 de Chalcédoine et au can. 38 du sixième concile.
[13] Socrate, lib. IV, ch. 30.
[14] V. Lettres de Grégoire, lib. VII, ep. 16, 34, 49, etc.
[15] Liber pontificalis, Vita Vitalii. Voir id., Vita Cononis.
[16] Act. 4 du concile de Constantinople VIe.
[17] Liber pontificalis, Vita Benedicti II.
[18] Cod. Just., De sancta Trinitate, tit. I, 8.
[19] Marca, De Concordia, lib. VI, ch. 6.
[20] Balsamon, Meditatio prima.
[21] Liber Pontificalis, Agnelli, Vita sancti Johannis, Muratori, t. II, p. 67.
[22] Distinctio, 100.
[23] Liber Pontificalis, Agnelli (Vita Mauri).
[24] Liber Pontificalis, Vita Hormisdœ. V. Ducange, Imperiale.
[25] Marca, De Concordia, lib. VI, ch. 6.
[26] Constantin Porphyrogénète, De Ceremoniis, lib. I, ch. 7.
[27] Agnelli, Lib. Ponlif., Vita Mauri. (Acte d'Autocéphalie.)
[28] Grégoire, lib. VII, ep. 5.
[29] Breviarium Liberati
Diaconi, ch. XXL
[30] Gregorii II, ep. 2 ad Bonifacium.