C’est un fait admis par toutes les sociétés antiques, émancipées du vieux droit sacerdotal, que l’État seul fait et promulgue la loi. Pendant la république romaine, le peuple par les plébiscites, le sénat par les sénatus-consultes, commencent à édifier le vaste monument du droit romain. En vertu de la Lex Regia, le peuple abdique entre les mains de l’empereur son pouvoir législatif. Le prince exerce désormais ce pouvoir en son nom. Le sénat, déchu de sa dignité et de son indépendance, ne garde plus que l’apparence de ses anciennes prérogatives. Il est réduit à enregistrer passivement les décrets du prince. Les jurisconsultes peuvent définir en ces termes le pouvoir impérial : Quidquid principi placuit, legis habet vigorem. L’État est désormais incarné dans la personne du souverain. Le principe fondamental de la jurisprudence romaine n’a pas changé et reste intact. Seuls, les organes par lesquels s’exerce la puissance législative ont été modifiés par la constitution impériale. Ce principe n’admet aucune exception. La loi religieuse, aussi bien que la loi civile, est du ressort du prince. Ulpien dit : La jurisprudence est la connaissance des choses divines et humaines, la science du juste et de l’injuste, et Pomponius : La religion fait partie du droit. Les siècles s’écoulent ; une révolution prodigieuse substitue le christianisme au polythéisme, sans que ces maximes soient effacées de la législation, et semblent avoir perdu de leur vertu. Nous les retrouvons invoquées et textuellement reproduites dans les Basiliques[1], comme dans la compilation de Justinien, au neuvième siècle comme au premier. La loi est l’expression de la volonté commune des citoyens. Il appartient à l’empereur seul, représentant de cette volonté collective, de la formuler et de l’inscrire dans les codes. La source d’où découle le droit est unique. S'il existe un droit religieux et un droit civil, leur origine est la même. Les évêques ne sont pas des législateurs. Réunis en concile, ils ne font pas des lois. L’empereur seul est en possession de donner la sanction légale à leurs propositions. De longtemps nul ne songea à dénier à l’empereur ce pouvoir de législateur suprême. Les pères du IV® siècle, les papes, Grégoire le Grand, si ferme dans la revendication des privilèges du siège de Rome, se plaignent de l’arbitraire impérial ; il ne leur vient pas à l’esprit qu’ils puissent s’y soustraire, sans manquer à leurs devoirs de respect envers le souverain. A plus forte raison l’Orient tout entier se soumet et s’incline devant le droit législatif du souverain, ce droit s’exerçât-il dans le domaine religieux. Un archevêque de Bulgarie, Démétrius Chomatenus, écrit : Il appartient à l’empereur seul de changer et d’innover en matière canonique et ecclésiastique ; car l’empereur est pour les églises le suprême maître des croyances. Il préside les synodes et donne à leurs sentences la force qu’il tire de lui-même ; il maintient les divers degrés de la hiérarchie religieuse ; il règle par ses lois la vie et la discipline de ceux qui servent l’autel ; il intervient dans les jugements des évêques et des clercs, et dans les élections des églises sans pasteurs[2]. Telle est la règle consacrée par la tradition, et dont nul empereur, soucieux de son droit, ne se départit. En s'immisçant dans les affaires religieuses, en tenant la main à l’observance des prescriptions canoniques, en intervenant dans la discipline du clergé, il agit à la fois comme dépositaire de l’autorité publique et comme l’héritier du droit pontifical. Le clergé réuni dans ses comices, c’est-à-dire dans les conciles, n’a aucune des anciennes prérogatives des assemblées par centuries ou par tribus. Il n’est pas non plus une sorte de sénat religieux, dont les décrets sont obligatoires et s’imposent à l’obéissance de tout citoyen. Ces vieilles institutions ne sont pas rajeunies au profit de la république chrétienne ; elles dorment pour toujours dans le passé et n’existent plus qu’à l’état de souvenir. L’empereur, en provoquant la réunion du concile, n’abdique pas une parcelle de sa puissance législative ; il ne rend pas au peuple et à ses pasteurs les pouvoirs qu’il a reçus au commencement de l’empire. Il n’admet les synodes que comme des assemblées consultatives, et non pas souveraines. Les canons ne sont pas des lois ; ils peuvent entrer dans la législation, mais à condition que l’empereur les accepte et leur y fasse leur place. Ils n’existent pas non plus en dehors du droit public ; ils font partie de ce droit. De même que plusieurs des prescriptions inscrites dans les
commentaires des pontifes païens passèrent dans la législation républicaine,
ainsi une partie des décisions synodales et des textes canoniques figurent
dans les codes impériaux. Dans ses Scholies au Nomocanon, Balsamon
écrit[3] : Les canons décrétés et confirmés par les empereurs et les
évêques doivent être reçus au même titre que les saintes Écritures. Quant aux
lois, les empereurs seuls en sont les auteurs, et, pour ce motif, ne peuvent
prévaloir contre les saintes Écritures et les canons. Si nous serrons
de près l’interprétation de ce texte, nous voyons que les canons, pour avoir
force de lois, ont besoin de la double consécration synodale et impériale.
Par eux-mêmes, ils n’ont qu’une valeur relative et secondaire ; ils expriment
l’opinion des évêques sur un point de dogme ou de discipline ; ils préparent
et appellent la sanction de l’empereur : Les canons
sont par eux-mêmes nuls s’ils sont contraires aux lois, dit le Nomocanon[4]. Les empereurs
forcèrent souvent le clergé à s’en souvenir ; témoin leur résistance aux
prétentions des clercs à une juridiction spéciale en matière civile ; témoin
la constitution de Constantius, qui cassa les canons d'Ariminum, déclarant
exempts de tout impôt public les biens des églises ; témoins tant d’autres
décrets du même genre, abrogeant des dispositions synodales et où s’affirme
de la façon la plus absolue l’omnipotence impériale[5]. Quand Justinien
dit quelque part : Les canons ont une valeur égale
aux lois, il a soin d’ajouter : Ainsi le
veulent nos lois elles-mêmes. Ce qui revient à dire : Notre volonté
les transforme en textes législatifs[6]. Les canons des
conciles œcuméniques ne peuvent se passer de la même sanction. La solennité
de l’assemblée où ils ont été discutés, le nombre des prélats qui ont
collaboré à leur rédaction, n’ajoutent rien à leur autorité au point de vue
légal. Ils n’ont qu’une valeur consultative plus grande, en tant qu’ils
représentent l’opinion de l’Église universelle. Pour qu’ils deviennent
obligatoires, il faut que l’empereur les revête de son sceau, les confirme et
les publie de la même façon que les autres édits impériaux. Justinien et
Basile les inscrivent dans leurs codes, mais avec cette mention : Nous décrétons que les saints canons ecclésiastiques
promulgués par les sept conciles œcuméniques obtiendront force de loi[7]. Pour ce qui est
de la supériorité des canons sur les lois, telle qu’on pourrait l’inférer des
textes de Balsamon, elle est toute apparente : le commentateur a entendu dire
seulement que si les lois ordinaires ont pour elles l’autorité impériale, les
canons reconnus par la loi ont pour eux, outre l’empereur, les conciles.
Cette double autorité les rend par là même plus respectables. Sans doute il est admis par l’Église que les lois impériales contraires aux canons ne peuvent rien pour les infirmer et les détruire. Le caprice impérial ne saurait revenir sur les décisions prononcées par les conciles œcuméniques et confirmées par l’empereur. Il ne peut pas opposer au dogme de l’Église un dogme de son invention et le déclarer obligatoire. Bien que l’histoire byzantine soit pleine de prétentions contraires, l’usage veut que tout dogme nouveau soit reconnu par les cinq patriarches au nom de l’Église catholique, et cet usage est respecté par tous les empereurs soucieux de la paix publique, et désireux de conserver l’harmonie entre le pouvoir spirituel et le temporel. Le plus souvent ils se contentent de donner une interprétation nouvelle des Écritures ou des décisions canoniques ; rarement ils heurtent de front le dogme reçu ; ils innovent plutôt qu’ils ne réforment. Lorsqu’il s’agit d’abolir une constitution impériale entachée d’hérésie, les docteurs de Byzance, embarrassés de trouver dans l’arsenal des lois une disposition qui diminue l’omnipotence législative du souverain, sont obligés de recourir à des biais ingénieux. Ce ne sont pas les hommes, mais Dieu qui se charge de donner un démenti à l’édit de l’empereur. Tarasius, qui détruisit à Constantinople l’hérésie des iconoclastes, est obligé de faire le procès à Léon l’Isaurien. L’empereur, dit-il, a renversé les images. Mais, parce que la seule volonté impériale les a renversées et que l’Église n’a pas consenti à leur destruction, toute la question se réduit à ceci : L’empereur a jugé bon d’abolir une ancienne coutume, respectée par la tradition ; mais par ce décret la volonté divine n'a pas été liée[8]. Tel est, ce nous semble, le commentaire naturel à la Scholie de Balsamon. D’une part, la sanction impériale est nécessaire pour transformer en lois les canons de l’Église ; d’autre part, le dogme ne peut être décrété par l’empereur sans le consentement de l’Église, et en opposition à ses canons. Il y a loin de cette règle à l’audacieuse prétention du pape Nicolas Ier : Les lois des empereurs ne doivent pas être absolument rejetées, mais elles doivent passer après les décrets émanant des apôtres et des conciles, et ne peuvent leur porter préjudice. Nous voyons ici poindre le droit nouveau, tel que Rome va le proclamer au IXe siècle, mais que le droit gréco-romain ne consentira jamais à admettre. Les articles de législation religieuse abondent dans le code théodosien, dans les compilations de Justinien et dans les Basiliques. Ils remplissent des titres et des livres entiers. On ne peut manquer d’être frappé de cette sollicitude, sans cesse éveillée sur les personnes et les choses qui touchent à l’Église. L’empereur a la conscience que son premier devoir est le soin de la religion. En maintes circonstances, il proclame qu’il est le gardien des saintes Écritures et des canons, le défenseur de l’orthodoxie, le gardien vigilant de la discipline ecclésiastique. Grégoire le Grand lui fait dire par l’organe de Dieu : J’ai confié à ta main mes prêtres. Les souverains de Byzance sont tous des théologiens exercés dans la connaissance du droit canonique, aussi bien que du droit civil. Et de même qu’ils appellent dans leur conseil des jurisconsultes laïques, quand ils veulent combler quelque lacune de la législation civile, ils s’éclairent des lumières de jurisconsultes ecclésiastiques, évêques ou docteurs, s’ils veulent légiférer en matière religieuse. Le patriarche de Constantinople est naturellement appelé le premier à ces consultations. Mais l’empereur ne se fait point faute de recourir à d’autres évêques qui ont gagné sa confiance par leur sainteté, leur science ou leur complaisance. Il semble, sans que nous puissions formellement l’affirmer, qu’un conseil de théologiens siégea en permanence dans le palais, toujours prêts à donner leur avis et à éclairer la religion du prince[9]. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner en détail la législation religieuse de l’empire byzantin. Nous voulons seulement en indiquer brièvement l’esprit et la portée. Nous distinguons tout d’abord une série de constitutions ayant pour objet de défendre le dogme établi par les canons et d'en assurer l’application. Les empereurs s’y montrent les véritables évêques extérieurs de l’Église, et leur langage est tel, qu’il est difficile de démêler si c’est l’évêque ou le suprême législateur qui parle. Nous frappons d’anathème toute hérésie, dit l’empereur Basile, après avoir, par un édit impérial, transformé en lois de l’État les décrets des sept conciles œcuméniques[10]. Tous les princes qui le précèdent ou le suivent s’expriment dans des termes semblables. Nous voulons, dit une constitution de Gratien, que tous les peuples que régit notre clémence, suivent la foi de l’évêque de Rome et de l’évêque d’Alexandrie. Ceux qui observent leur symbole, nous ordonnons qu’ils prennent le nom de catholiques. Quant aux insensés qui s’abandonnent à la folie des dogmes hérétiques, ils seront atteints d’abord par la vengeance céleste, ensuite par la puissance que la volonté divine nous a mise entre les mains. — Que toutes les hérésies défendues par les lois et les édits impériaux cessent à jamais, dit une autre constitution de Gratien, renouvelée par Basile[11]. Que le nom du Dieu suprême et unique soit partout célébré[12]. Nous n’admettons pas l’erreur de ceux qui baptisent deux fois[13]. Justinien ordonne qu’il n’y ait plus ni païens ni hérétiques, mais seulement des chrétiens orthodoxes, et il donne trois mois aux dissidents pour se convertir[14]. Justin II défend que personne innove désormais en matière ecclésiastique[15]. Les hérétiques sont poursuivis avec une impitoyable rigueur. Théodose institue de véritables inquisiteurs d’État, chargés de scruter les opinions de chacun et de dénoncer les délinquants au bras séculier. Les livres mêmes, coupables de renfermer des doctrines perverses, n’échappent pas à l’œil vigilant de la police impériale. Théodose et Valentinien proposent de brûler tous les manuscrits qui rappellent les erreurs de Nestorius ou qui s’inspirent de ses écrits. Les proscriptions, l’exil, les mutilations, la mort, atteignent les coupables, devançant ainsi la justice de Dieu. S’il faut en croire .Cédrénus, l’impératrice Théodora, prise du zèle le plus brûlant pour la foi, fit périr par la croix ou par le glaive plus de cent mille manichéens et pauliciens[16]. Ces exécutions, opérées par les inquisiteurs Léo Argyrus et Andronicus Doucas, rappellent et dépassent les excès de l’inquisition espagnole et les assises sanglantes de Jeffreys, en Angleterre. Le glaive de la loi, qui remplissait de sang la Rome impériale, les exils qui peuplaient de proscrits les écueils et les îles de la Méditerranée, sont mis par les empereurs byzantins au service de l’orthodoxie. Jadis un sénatus-consulte défendait les affiliations au culte de Bacchus et condamnait ceux qui participaient à ces mystères. Plus tard, les empereurs exclurent les chrétiens de la tolérance universelle accordée aux religions des sujets de Rome ; les empereurs ralliés au christianisme tournent maintenant les mêmes armes contre l’hérésie et invoquent contre elle les droits de l’État. Le culte a changé, mais non la politique et les principes de gouvernement des successeurs d’Auguste. La seule différence entre le culte nouveau et l’ancien, c’est que le premier est moins tolérant et moins hospitalier que le paganisme. Constantin, Julien, Valens, essaient de faire vivre côte à côte les zélateurs de doctrines adverses et de protéger indifféremment toutes les croyances. Ces velléités d’impartialité cessent bientôt. L’État a son symbole et prétend imposer sa foi. En vain les consciences froissées et outragées s’irritent et réclament. L’hérésie est interdite comme une offense à l’État, à la loi, au prince. Les atteintes à la religion sont des crimes publics et sont punis comme tels. Les apostats perdent leurs droits de citoyens. Ils demeurent absque jure Romano[17]. Ils n’ont plus la faculté de tester, d’hériter. Le magistrat ne reçoit plus leur témoignage en justice, leurs biens sont confisqués, et la prescription contre leur crime s’étend jusqu’à cinq années après leur mort. Ils vivent en véritables parias de la législation byzantine[18]. L’État, c’est-à-dire le prince, impose sa croyance ; il adopte et fait siens les dogmes de l'Église, il poursuit comme des rebelles les contempteurs des prescriptions canoniques. La foi comme la loi est en dehors et au-dessus de toute discussion. On peut dire en interprétant la parole du Digeste : Ce qui plait au prince en matière de foi a force de loi. De là, à la faveur de cette confusion, de graves périls pour l’Église, prisonnière elle-même des défenseurs qu’elle s’est donnés. Si l’hérésie est une infraction à la loi et une offense au prince, lui-même peut être à son tour impunément fauteur d’hérésie, et regarder comme rebelle quiconque résiste à son caprice. De là aussi les funestes tendances des empereurs à innover sans cesse en matière de dogme, les troubles périodiques qui pendant cinq siècles bouleversèrent la chrétienté, et l’affranchissement de cette tutelle, reconnu indispensable pour la foi et opéré par les évêques de Rome. Toute une série d’autres articles de lois semblent se rattacher à l’ancien droit pontifical. On sait que le Pontifex maximus avait dans l’ancienne Rome le devoir de prescrire les jours fériés, de dresser le calendrier, de veiller au respect des sépultures. .Jules César modifia le calendrier romain, et adopta la réforme d’Eudoxe. Auguste et ses successeurs prescrivirent des jeux publics, instituèrent les fêtes séculaires, les quinquennalia, etc. Les empereurs chrétiens se conformèrent à ces traditions respectées. Constantin déclare que l’empereur seul a le droit de désigner les jours fériés[19]. Il ordonne aux juges et même aux artisans de suspendre leurs travaux le dimanche. Il n'établit d’exception que pour les travaux des champs qui ne peuvent se remettre en raison du temps. La seule occupation permise le jour dominical est l’émancipation des esclaves[20]. Sont déclarés jours fériés par une constitution de Théodose et d’Arcadius, les anniversaires de la fondation de Rome et de Constantinople, le temps de la Pâques, c’est-à-dire les sept jours qui précèdent et les sept qui suivent la Résurrection, le jour de la Nativité du Seigneur, l’Épiphanie, etc., les anniversaires de la naissance et de l’avènement de l’empereur régnant. Constantin insista au concile de Nicée et usa de rigueur, pour que la fête de Pâques fût célébrée le même jour par tous les chrétiens. Les empereurs continuèrent à protéger la demeure des morts et à punir comme sacrilèges ceux qui troubleraient leur repos, en enlevant les pierres qui les couvrent, les vases et autres ornements qui les décorent[21]. Il n’est pas téméraire de voir dans cette sollicitude de l'empereur, un vestige des pouvoirs que lui conférait autrefois le pontificat. Les mesures concernant la discipline et la police intérieure de l’église tiennent une large place dans la législation. Le livre XVI du Code théodosien, le livre I (de sumund Trinitate) du Code de Justinien sont exclusivement consacrés à l’Église et à ses membres. Nombre de ces articles sont évidemment empruntés aux dispositions synodales. On remarque dans d’autres la préoccupation de prémunir l’État contre les empiétements et l’influence de plus en plus agissante du clergé. Comblé de grâces et de faveurs par la complaisance des césars néophytes, exempté des servitudes et des charges publiques, enrichi par des donations fréquentes, le clergé voit peu à peu ses privilèges diminués et restreints, comme si les empereurs, après avoir grandi l’Église, pensant trouver en elle un appui solide de leur autorité, s’étaient aperçus qu’ils travaillaient pour son indépendance, plutôt que pour la stabilité des institutions impériales. Sauvegarder les droits et les intérêts de l’État, conserver au clergé la dignité et la pureté qui sont indispensables à ses fonctions, tel est le double souci qui se fait jour dans les volumineux recueils législatifs des empereurs. Défense est faite d’ordonner des prêtres qui ne savent pas lire, qui ont vécu en concubinage, et ont eu des enfants naturels, qui ont moins de trente ans, ou des diacres âgés de moins de vingt-cinq ans[22]. Les évêques, prêtres, diacres, sous-diacres, lecteurs, doivent s’interdire les jeux, les dés, les paris, éviter les spectacles, sous peine d’être privés pendant trois ans de leurs fonctions, et relégués dans un monastère[23]. La loi prend les précautions les plus minutieuses touchant la moralité de ceux, hommes ou femmes, qui embrassent la vie monastique, et qui par leurs désordres risquent de déshonorer les asiles de la prière et du recueillement[24]. Une. loi fixe le nombre des desservants du culte, et spécialement dans la province ecclésiastique de Constantinople. Ce nombre ne peut dépasser le chiffre de soixante pour les prêtres, cent pour les diacres, de quarante pour les femmes consacrées au culte, de quatre-vingt-dix pour les sous-diacres, de cent dix pour les lecteurs, de vingt-cinq pour les chantres, et de cent pour les ostiaires. Il fallait empêcher aussi que, séduits par les avantages faits aux clercs et par les immunités attachées à leurs fonctions, beaucoup de citoyens actifs, désireux de se soustraire aux charges publiques, entrassent dans le temple, enrichissant l’Église et appauvrissant l’État. Il fallait opposer une barrière au zèle intéressé des esclaves et des affranchis, qui seraient tentés de chercher dans l’Église un refuge contre les exigences du patronat et les duretés de la servitude. Plusieurs constitutions établissent que les adscriptitii et les censiti, ne peuvent, sans l’expresse volonté de leurs maîtres, entrer dans les ordres ou se faire moines. S’ils tentent d’échapper à cette contrainte, au moins doivent-ils trouver un remplaçant qui s’acquitte envers leurs maîtres des obligations que leur situation exige. L’esclave ne peut être ordonné si l'octroi de sa liberté ne précède pas la cléricature[25]. Si l’esclave, au su de son maître, reçoit l’ordination, la cérémonie religieuse le fait libre et ingénu. Si la cérémonie s’accomplit à l’insu du maître, une latitude d’un an est laissée à celui-ci pour réclamer sa propriété et rendre le clerc à sa condition servile. Si l’esclave rompt ses vœux ecclésiastiques et retourne au siècle, il retombe dans la servitude. Ailleurs, la loi défend au curiale d’entrer dans les rangs du clergé. Il le pourra néanmoins, s’il consent à abandonner le quart de sa fortune aux décurions et au fisc[26]. La même défense s’applique aux officiers publics qui n’ont pas rendu leurs comptes[27]. Quittes envers l’État, curiales et fonctionnaires peuvent vouer en paix leur vie à Dieu et songer au salut de leur âme. Mais l’État est un maître impérieux, dont le service passe avant celui du ciel. S'il importe de ne pas diminuer les revenus publics au profit de l’Église, il importe davantage encore de ne pas affaiblir l’État en lui enlevant ses défenseurs. Les fils dégénérés de l’Italie et de la Grèce, préféraient aux fatigues de la guerre les douceurs monotones du cloître, et les honneurs sacerdotaux à la gloire périlleuse des armes. L’Église se recrutait donc aux dépens des légions, livrées aux mercenaires barbares. Déjà l’empereur Julien, ardent à chasser le clergé chrétien des positions conquises sous ses prédécesseurs, avait fait inscrire d’office tous les clercs sur le catalogue des soldats. L’empereur Valens avait ordonné de fouiller les solitudes de la Syrie et les déserts de la Thébaïde, pour verser dans la milice les moines réfractaires. Ces mesures intermittentes ne purent triompher d’abus qui s’invétérèrent sous des empereurs plus bienveillants. Enfin l’empereur Maurice, si respectueux pourtant des prérogatives du clergé, publia une loi conçue en ces termes : Aucun de ceux qui se sont enrôlés et qui portent au bras la marque des soldats du prince, ne peut se faire moine, s’il n’a achevé le temps de son service, à moins qu’il ne soit réformé pour blessures. Une autre loi concernant les fonctionnaires publics renouvelait les décrets de Justinien, mentionnés plus haut. Le pape Grégoire le Grand approuva la seconde de ces lois,
mais s’éleva en termes fort vifs contre la première. L’empereur fermait ainsi
les portes du ciel à de nombreux chrétiens disposés à quitter le siècle, au
moment où la fin du monde était annoncée comme prochaine. Ne pouvait-il
respecter un usage approuvé par ses prédécesseurs ? Pourquoi défendre ce que
d’autres empereurs ont permis ? Le Christ,
ajoutait-il, te parle ainsi par ma bouche : Je t’ai
fait de notaire, comte du palais, de comte du palais, césar ; de césar,
empereur et même père d’empereurs. J’ai confié en tes mains mes prêtres, et
toi tu veux soustraire tes soldats à mon service. Que répondras-tu à notre
divin maître, lorsqu’au jour du jugement il te tiendra ce langage ? Malgré
ces plaintes, le pape, tout en blâmant la loi, lui obéit et envoya le décret
impérial à ses métropolitains, pour qu’il fût publié suivant l’usage, dans
les églises. Il ne songea pas à une résistance qui eût été une dérogation
formelle à l’obéissance due au prince. Il ne fut pas, comme le prétend
Baronius, un halluciné, un vil flatteur de la
majesté impériale. Il resta dans la limite stricte de ses
attributions, l’avocat du clergé, mais le serviteur de l’empereur. Et
cependant au fond de son âme il ressentait une vive douleur. Il me paraît bien dur, écrivait-il au patrice
Théodore, que Dieu soit ainsi privé de ses
serviteurs, lui qui a tout accordé à Maurice, et qui lui a donné la
domination, non-seulement sur les soldats, mais aussi sur les prêtres[28]. Du reste,
rigide observateur de la loi, il se rendait justice à lui-même. J’ai fait mon devoir, disait-il, j’ai rendu à l'empereur le respect que je lui dois, et
d’autre part je n’ai pas gardé le silence sur ce que j’ai cru des abus. L’exemple de cette scrupuleuse obéissance avait été donné au pape Grégoire par plus d’un saint docteur. Constantin avait permis aux clercs de recevoir des legs de personnes pieuses, sans que les magistrats fussent autorisés à en récuser la validité. Cette permission avait amené des abus tels, que l’empereur Valentinien dut abroger la législation précédente et défendre aux clercs de recevoir des dons en héritage. Saint Jérôme explique la nécessité de cette loi par les obsessions et les intrigues des gens d’église, auprès des matrones, des veuves et des vieillards. Il dépeint en termes énergiques cette comédie de la piété et de la pauvreté jouée par les ministres du culte au lit des mourants[29]. Il s’écrie : Voici une grande honte pour nous. Les prêtres des faux dieux, les bateleurs, les personnes les plus infâmes peuvent être légataires, les prêtres et les moines seuls sont privés de ce droit. Une loi le leur interdit, et une loi qui n’est pas faite par des empereurs ennemis de la religion, mais par des princes chrétiens. Cette loi même, je ne me plains pas qu’on l’ait faite ; mais je me plains que nous l’ayons méritée. Elle fut inspirée par une sage prévoyance, mais elle n’est pas assez forte contre la cupidité. On se joue de ses défenses par de scandaleux fidéicommis, etc. Enfin l’Église armait les prêtres d’une arme terrible et dangereuse en leur permettant, par l’excommunication, d’exclure de la société des fidèles, ceux qu’ils jugeaient indignes de participer aux saints mystères. On renouvelait contre eux l’interdiction de l’eau et du feu, usitée dans le droit pontifical païen. Les empereurs craignirent qu’une telle arme fût parfois maniée sans discernement et ils en restreignirent l’usage. Ils ne crurent pas dépasser leurs pouvoirs en exigeant devant les tribunaux la preuve de la faute, et en retournant contre ceux qui avaient lancé légèrement l’excommunication, l’arme dont ils s’étaient indûment servis : Nous interdisons aux évêques de séparer de la sainte Église et d’exclure de la communion un chrétien, sans que sa cause soit entendue et son crime prouvé. Quiconque transgressera cet ordre, sera lui-même, pendant un temps donné, écarté de la sainte table[30]. Une autre loi ajoute que la victime de l’excommunication n’en devra tenir aucun compte et pourra participer à la communion, si ces formalités ne sont pas rigoureusement observées. Les empereurs soupçonnaient-ils qu’un jour viendrait où la loi qu’ils édictaient serait violée en leur personne, ou impuissants à couvrir leurs sujets contre les foudres de l’Église, ils ne réussiraient pas à s’en garantir eux-mêmes, où l’interdiction qu’ils se croyaient la puissance de conjurer s’étendrait sur eux, où l’évêque de Rome, puisant sa force dans un droit nouveau, pousserait la témérité jusqu’à frapper d’anathème les césars sur leur trône et dans l’exercice de leur pouvoir ? On peut juger par ce résumé rapide de la législation impériale, quelle place tenait dans les conseils du palais, la religion et les choses de la foi, dans quelle dépendance était tenue l’Église, comme il lui était difficile d’échapper à la sollicitude jalouse des empereurs, qui ratifiaient et donnaient cours par leur approbation aux décisions dogmatiques, et qui se croyaient de par leur pouvoir législatif, autorisés à intervenir dans les rapports des divers membres du clergé entre eux, et dans ceux des clercs avec les laïques. Sans doute les canons sont la base de la législation religieuse, mais l’empereur, par cela même qu’il leu r imp rime le caractère législatif et qu’il en impose, au nom de l’État, l’observation, en apprécie l’opportunité, en contrôle l’usage, en mesure l’application, et ne laisse pas entamer par eux et diminuer ses prérogatives. Toute leur valeur législative, toute leur autorité viennent de lui. |
[1] Basiliques, lib. II, art. 1 et 2.
[2] Jus Græco-Roman.
Leunclavius, lib. V, Responsio II ad Const.
Cabasilam.
[3] Balsamon, Schol. ad Tit. I,
can. 2 du Nomocanon.
[4] Nomocanon, canon 2.
[5] Code Théod., lib. XVI, tit. II, 15.
[6] Cod. Just., tit. III, 44.
[7] Just. Nov. 131. — Basiliques, lib. V, tit. III, 1.
[8] Théophane, Chronicon, p.
338, éd. 1655.
[9] Imperator Gregorium Agrigentinum et patriarcham in consilium adhibuisse dicitur, cum de sacris legibus promulgandis curam sumpsisset. — Metaphraste in vita Gregorii. — Vide Teoph., Chronicon, p. 56, éd. 1655 ; ibid., p. 366.
[10] Basile, lib. I, 6.
[11] Code Théod., lib. XVI, lit. V, 5. — Basile, tit. I, 21.
[12] Code Théod., lib. XVI, tit. V, 6.
[13] Code Théod., lib. XVI, tit. VI, 3.
[14] Évagre, lib. IV, ch. 9.
[15] Évagre, lib. V, ch. 4.
[16] Cédrénus, tome II, p. 541, éd. 1647.
[17] Code Théod., lib. XVI, tit. VII, 1 et 2.
[18] Codex I, tit. VI, VII, 2, 3. — Basil., lib. I, § 18, 23,
[19] Codex, lib. III, tit. 12, De Feriis.
[20] Sozomène, lib. VI, 8.
[21] Codex, lib. IX, tit. 19.
[22]
Basil., lib. III, tit. I, 20,
23, 24.
[23] Codex, lib. I, tit. III, 17, Lex Honorii.
[24] Codex, lib. I, tit. III, 43, Ep. Justinien ad Mennam. V. Codex I, tit. VI, toute une législation sur les monastères et tit. VII, sur l’ordination des évêques.
[25] Codex, De episcopis et cleris, tit. III, 36 et seq.
[26] Codex, lib. I, tit. III, 52.
[27] Codex, lib. I, tit. II, 4.
[28] Baronius, Ann. Eccl., an 593, § 19.
[29] S. Jérôme, Ep. 2 et 3. Tr. Villemain.
[30] Lex Leonis et Anthemii, Cod. I, tit. III, 29. — Cod. Novelles, coll. tit. VI, 23.