I Nous avons distingué dans la personne de l’empereur, le pontife et le magistrat suprême revêtu de l'Imperium. Nous allons chercher ce qu’il reste de l’un et de l’autre chez les césars de Byzance. Le titre de Pontifex Maximus a cessé de figurer sur les monuments publics, dès le Ve siècle. Mais pour tous les sujets de l’empire, et surtout pour les Orientaux, l’empereur conserve le prestige religieux dont le paganisme l’a entouré. On a pour lui, non-seulement le respect dû au prince qui gouverne, mais la vénération qui s’attache au chef du culte officiel. Il n’entrait pas dans l’esprit des Romains du Bas-Empire que le dépositaire du pouvoir pût renoncer au gouvernement des âmes. On ne rompt pas en un jour avec la tradition de plusieurs centaines de générations. Du changement de la religion ne découle pas, comme une suite nécessaire, le changement radical et instantané des idées et des usages. Des siècles sont nécessaires pour refaire l’esprit d’une société que des siècles ont formée et instruite. Du reste, loin d’affaiblir cette notion de l’indivisibilité des deux pouvoirs, le christianisme ne fit d’abord que la renforcer d’éléments nouveaux pour l’accommoder aux nécessités de la religion. Dans l’ancienne Rome, le pouvoir lui-même est saint, et l’exercice de ce pouvoir confère au magistrat son caractère sacré. A Byzance, l’empereur est de plus l’élu de Dieu ; c’est Dieu qui l’a choisi et préféré pour l’élever au-dessus des hommes et le rapprocher de lui. Car seul, il est la source d’où émane toute puissance terrestre. On a souvent recherché l’origine des prétentions de nos rois à une investiture divine ; on la trouvera sans nul doute à Constantinople, qui elle-même doit avoir emprunté cette idée aux livres des Hébreux. Quoi qu’il en soit, la théorie du droit divin est exposée dans les écrivains byzantins, telle que Bossuet a pu la développer au XVIIe siècle. Nous lisons dans Eusèbe : Dieu a voulu remplir de sa bonté le monde tout entier que le soleil éclaire, et à l’image de son royaume céleste il a formé le royaume terrestre. De sa sagesse participe dès cette vie notre empereur, cher au Seigneur, tant parce que Dieu l’a orné de vertus naturelles, que parce qu’il a fait glisser dans son âme quelques-unes de ses propres facultés. C’est par la communication qu’il a reçue de sa sagesse qu’il est sage, de sa bonté qu’il est bon, de sa justice qu’il est juste. Son intelligence est un reflet de l’intelligence divine. Il est en partage de la puissance du Très-Haut...[1] Et plus loin : Celui-là est digne du nom d’empereur qui a pour archétype le grand roi du Ciel, et dont l’âme réfléchit comme un miroir les vertus de Dieu[2]. De semblables expressions reviennent sans cesse sous la plume d’Eusèbe. De même qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il ne saurait y avoir qu'un empereur, et comme il n’y a qu’une loi divine, il ne peut y avoir qu’une loi terrestre, celle que fait l’empereur. Il peut bien appeler, pour l’aider dans l’exercice de ses fonctions plusieurs césars qu’il associera à sa puissance. Ils ne diminuent en rien sa souveraineté, et ne lui dérobent aucun rayon de sa gloire. L’empire, sous Constantin est considéré comme un char traîné par trois chevaux, qui sont les césars. Mais c’est l’empereur qui tient les rênes, maintient entre eux une divine harmonie et les dirige dans sa voie[3]. Il ne faudrait pas croire que ces idées appartinssent seulement à Eusèbe et n’aient eu cours que sous le règne de Constantin. Nous les retrouvons à chaque page de l’histoire byzantine. Elles sont reproduites dans l’admonitoire du moine Agapet au très-divin et très-pieux empereur Justinien : Par sa nature corporelle, l’empereur est l’égal de tout homme, par sa dignité il est semblable à Celui qui gouverne toutes choses[4]... C’est un signe de Dieu qui l’a désigné pour l’empire[5]. Il est prédestiné dans les desseins de Dieu, pour gouverner le monde, comme l’œil est inné au corps pour le diriger[6]. Dieu n’a besoin de personne, l’empereur a besoin de Dieu seul[7]. Entre la divinité et lui il n’y a pas d'intermédiaire. Plus tard encore, vers le XIIe siècle, l’auteur anonyme de vers à la louange de l'empire s’écrie : La royauté terrestre est l’image éclatante de celle de Dieu et l’empereur est lui-même l’image de Dieu[8]. Aussi ce ne sont plus les suffrages des armées et du sénat, ce n’est pas même l’hérédité qui désigne un mortel à de si hautes destinées. Ce mortel est avant tout l’élu de Dieu et les suffrages des hommes sont inspirés par lui. Aussi n’est-il pas d’empereur à qui des présages heureux ou des prophéties de moine n’aient promis antérieurement le trône. L’homme ne fait que sanctionner par son acquiescement les décrets des volontés d’en haut. Jamais on ne vit démocratie plus radicale que celle de Byzance dans ses choix. Un pâtre, un soldat n’étaient pas dédaignés comme indignes. Dieu pouvait les avoir marqués de son sceau pour l’empire. Tantôt c’est un moine visité par des apparitions célestes, tantôt le vol d’un aigle qui les révèlent. De ce jour, l’élu trouve des partisans qui croient en lui et secondent sa fortune. Si humble qu’il puisse être, les dévouements même désintéressés s’empressent autour de lui. Il peut ainsi se pousser au premier rang, si son ambition trop impatiente ne l’a désigné par avance aux jalouses fureurs de l’empereur régnant, qui craint en lui un successeur prématuré. Quand même, pendant une courte période, l’hérédité se maintient dans une famille, le fils n'en succède pas moins au père par l’élection du Ciel. Ce n’est pas moi, dit Justin II, mourant, à Tibère, qui te donne la couronne, mais c’est Dieu par ma main[9]. La marque sensible de cette élection sera l’onction par l’huile sainte. De ce moment c’est à l’empereur que s’appliquent les paroles du psalmiste : J’ai trouvé David mon serviteur, et de mon huile sacrée je l’ai oint et mon bras le défendra de ses ennemis[10]. L’onction est le signe du sacerdoce. Il confère à celui qui l’a reçue le gouvernement des âmes en même temps que des corps. Dans la sphère élevée où la main de Dieu l’a placé, l’empereur domine l’humanité et devient pour elle un objet d’admiration, de crainte et de vénération. Ecoutons Constantin Porphyrogénète parlant à son fils de la majesté impériale[11] : Les nations demeureront frappées d’étonnement devant ta grandeur et elles fuiront devant toi comme devant le feu. Leur bouche sera bâillonnée et tes paroles les perceront comme des traits. Ton aspect leur sera terrible et devant ta face un tremblement les saisira. Le Tout-Puissant te couvrira comme d’un bouclier, le Créateur te remplira de sa sagesse. Il conduira tes pas et te placera sur une base inébranlable. Ton trône devant lui sera comme le soleil, et ses yeux seront fixés sur toi, et l’adversité n’aura point prise sur toi. Car lui-même t’a élu, et il t’a choisi dès le sein de ta mère, et il t’a confié comme au meilleur sa royauté, et il t’a élevé comme une tour sur une colline, ou comme une statue d’or sur une hauteur, et comme une ville sur une montagne, afin que les nations t’apportent des présents et que les habitants de la terre se prosternent devant toi. Cette idée que l’empereur se fait de son pouvoir est partagée non-seulement par le monde officiel qui l’entoure et le flatte ; elle est aussi celle du peuple, et malgré les tragédies de l’histoire byzantine, les scènes sanglantes du palais et de l’hippodrome, elle ne trouve guère de sceptiques. Nos ancêtres voyaient dans le duel judiciaire, un combat où Dieu lui-même se prononçait entre deux adversaires. Dans la lutte de deux rivaux pour la possession du trône, les Byzantins ne manquaient pas de voir aussi l’intervention divine. Le vainqueur était toujours le plus digne, le plus saint, l’élu. Personne ne songeait à lui demander compte des moyens qui lui avaient frayé la voie au pouvoir. L’onction sainte le lavait de tout crime. Comment d’ailleurs eût il été coupable, puisque Dieu avait guidé son bras et dirigé ses coups. Prêtons l’oreille aux acclamations qui l’accueillent quand il dévoile sa majesté à son peuple : Dieu veuille accorder de longues années à ta sainte royauté[12]. Salut, divin, très-divin, saint empereur, toi que Dieu a suscité, qu’il a couronné, qui as reçu de lui la puissance ! Longue vie au rempart de la Trinité ! Gloire à l’empereur, notre maître et le Christ du Seigneur ![13] Dans les cérémonies on ne prononce pas le nom de Constantin sans y joindre celui d'ίσαπόστολος, successeur des apôtres et de saint Paul. Et n’était-il pas un apôtre en effet, celui qui avait conquis une aussi glorieuse moisson d’âmes au Seigneur, celui qui amenait aux pieds des autels des nations entières de catéchumènes, dont l’exemple seul suffisait pour détacher les multitudes de la foi à ses faux dieux, et les entraîner à sa suite dans les voies du christianisme ? Aussi les factions du cirque s’évertuent à donner à l’envi ce titre aux empereurs[14]. Encore en 1293, nous voyons le patriarche Anastasius le décerner à son souverain[15]. C’est que la tradition se continue à travers les siècles et que la propagande religieuse commencée par les premiers disciples du Christ s’étend aujourd’hui sous le patronage irrésistible de l’autorité impériale. Les armées des césars sont devenues pour les nations qu’elles subjuguent les messagères de la bonne nouvelle. Goths, Slaves, Russes, Khazares, ont reçu des Byzantins l’évangile. Point de guerre qui ne soit une croisade. Ce que les papes firent pour l’église d’Occident, envoyant des missionnaires en Germanie, en Bretagne, les empereurs l’avaient fait avant eux en Orient. Des deux parts la politique fut la même ; mais les papes ne firent que suivre l’exemple que depuis longtemps leur donnaient les souverains de Constantinople. Tout ce qui émane de la volonté de l’empereur, tout ce qui sort de sa bouche, tout ce qui s’échappe de sa plume, tout ce qu’il dicte à ses secrétaires a le même caractère sacré que la personne du monarque. Ses lettres sont appelées θειαι σακραι, diva ou divalis jussio. Ceux qui l’approchent se prosternent et frappent du front la terre, comme en présence de l’image vivante de la Divinité. Les césars, les fils de l’empereur sont tenus eux-mêmes à ce cérémonial. Luitprand, témoin de ces adulations, et habitué aux façons moins serviles des grands vassaux d'Othon, raconte avec indignation que lorsque Nicéphore traverse la ville pour se rendre au temple, les césars associés l’adorent en se prosternant[16]. L’empereur, quand sa conscience de chrétien s’éveille au milieu des flatteries excessives de sa cour, essaie parfois de se garder de la superstition populaire, qui ne fait plus de différence entre l’adoration des images impériales et des images divines, et les confond volontiers dans le même culte. Tel est le sens de la constitution de Gratien, qui ordonne de modérer les manifestations peu séantes de la foule ; de la lettre de Théodose à Césarius, où il refuse pour lui-même un culte qui n’est dû qu’à Dieu seul. Optatus Milævitanus nous apprend que les donatistes d'Afrique reprochaient aux catholiques de laisser sur l’autel la statue de l’empereur pendant le sacrifice[17]. Saint Jean Chrysostome redoutait à ce point les entraînements et les habitudes populaires, que, dédaigneux de la faveur impériale, il ne souffrit pas qu’on plaçât dans le voisinage de la basilique la statue de l’impératrice Eudoxie. A plus forte raison est-ce un sacrilège que de porter la main sur l’oint du Seigneur. Une atteinte à sa personne équivaut à une offense à la Divinité. Le culte du souverain est aussi pour les Byzantins une religion. Le rebelle devient un apostat. L’empereur Théophile, après avoir reçu des meurtriers de son prédécesseur l’aveu de leur crime, assemble le sénat et lui pose cette question redoutable : Celui qui, entré dans le temple du Seigneur, a tué le Christ du Seigneur, quelle peine mérite-t-il ? La législation répond : La loi contre les criminels de lèse-majesté est la même que celle contre les sacrilèges[18]. Une novelle de Constantin VIII, promulguée en 1026, prouve que ce sentiment ne s’était pas affaibli sous le Bas-Empire : Sur quiconque osera tramer une conspiration ou une révolte, anathème ! Sur tous ceux qui se feront les auxiliaires et les complices de son apostasie, anathème ! Sur tous ceux qui se feront ses conseillers et ses instigateurs, anathème ! Sur tous ceux qui marcheront sous ses enseignes, anathème ! Sur les prêtres qui l’admettront à la pénitence, sans qu'il se repente de son apostasie et qu’il y renonce, anathème ![19] Du haut de leur trône pontifical, les papes du moyen-âge ne fulmineront pas une plus terrible et plus complète excommunication. II Nous avons reconnu que l’élection divine désigne l’empereur et le porte au trône, que la sagesse divine l’inspire et lui donne entre tous un caractère sacré, qu’attenter à ses jours ou à son pouvoir, c’est contrevenir à la volonté de Dieu et se souiller d’un sacrilège. Mais ici se présente pour nous une question complexe et délicate, qui a embarrassé l’antiquité chrétienne et que quelques modernes ont effleurée, sans lui donner une solution satisfaisante et définitive. L’empereur, élevé si haut au-dessus du reste des hommes, que les peintures byzantines nous représentent, comme les saints de la légende, le front ceint d’un nimbe d’or, est-il un clerc ou un laïque ? La question, nous le savons, n’existait pas pour les vieux Romains, dans les termes où nous la posons. Le départ n’était point fait chez eux entre la société laïque et l’ecclésiastique. Tout magistrat était revêtu d’une portion de l’autorité religieuse, et le sacerdoce lui-même était une magistrature. Avec le christianisme, cet état de choses fut complètement modifié. Le prêtre devint un être à part, exempt des charges de la vie commune, de bonne heure sevré de toute affection de famille, voué à l’autel et en communication avec les fidèles par le prêche et la participation aux sacrements. Le prince, ancien pontife du culte païen, semblait n’avoir plus sa place dans cette hiérarchie strictement constituée, exclusive, jalouse de ses privilèges et de ses fonctions. Allait-il être rejeté dans la foule des non-prêtres, le premier, il est vrai, des laïques, mais, en somme, au second plan, en un temps où les idées religieuses prenaient l’homme tout entier et exerçaient sur lui un empire souverain ? Les empereurs pouvaient-ils accepter une situation qui était pour eux une déchéance, qui consacrait un réel abaissement de leur pouvoir devant la puissance sacerdotale ? Nous ne voyons pas qu’ils l’aient acceptée. Il fallut chercher un compromis qui sauvât l’autorité impériale et la dignité de l’Église, un modus vivendi, qui, sans heurter les prétentions du prince à la souveraineté, sans restriction d’aucune sorte, les conciliât avec les exigences du culte nouveau. Il n’est pas douteux que, sous les premiers empereurs chrétiens, et quand le christianisme fut devenu la religion officielle de l’empire, les théologiens essayèrent de faire prévaloir leurs idées sur la séparation des deux pouvoirs. Des exemples nombreux, empruntés aux Pères du IVe et du Ve siècle, nous montrent le clergé résistant à l’ingérence des empereurs dans les choses religieuses, et réclamant l’indépendance complète à l’égard de l’État. L’évêque Ignatius, s’adressant aux Philadelphiens, s’exprimait ainsi : Que les préfets obéissent à César et les soldats aux préfets ; que les diacres obéissent aux prêtres, et les prêtres, les diacres, les clercs, le peuple tout entier, les soldats, les préfets, et César lui-même à l’évêque, les évêques au Christ, comme le Christ a obéi à son Père ! Ainsi l’unité sera sauvegardée pour tous. Et saint Jean Chrysostome, parlant des devoirs de l’évêque, s’écrie, dans une de ses homélies[20] : Si le prince, couronné de son diadème, veut s’approcher indigne des sacrements, écarte-le, car ta dignité est plus élevée que la sienne. L’idée de la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, et de la supériorité du premier sur le second, date des origines mêmes du christianisme, elle est en germe dans ses institutions primitives. Mais il n’est pas moins vrai que ce grand principe fut un instant compromis dans le triomphe de la religion nouvelle. Les chrétiens se sentaient encore trop près des persécutions pour oser disputer au prince la prérogative essentielle de son pouvoir, et trop à la merci de son caprice pour s’attaquer au dogme de l’empire. Ils firent donc peu à peu le silence sur les conséquences que le temps devait forcément dégager de ce principe. Les Orientaux ne tardèrent pas à l’oublier presque complètement, les barbares d’Occident n’eurent garde d’y songer. La papauté le recueillit et le sauva. Les empereurs ignorèrent ces tentatives ou luttèrent contre elles, appuyés sur tout le passé de Rome, et trouvèrent presque tout l’Orient complice de leurs prétentions, unanime à les aider dans la revendication d’un de leurs attributs les plus précieux. Constantin, après sa victoire au pont Milvius, alors même qu’il n’avait pas encore reçu le baptême, par le fait seul qu’il est l’empereur, se croit, pour les chrétiens, évêque parmi les évêques, comme il est, pour les païens, pontife parmi les pontifes. Eusèbe nous dit que, pendant son séjour à Rome, pareil en dignité aux évêques assemblés, il siégea dans le concile des ministres de Dieu, et ne dédaigna pas de se mêler à la discussion. Il s’assit au milieu d’eux comme s’il était l’un d’entre eux[21]. Plus tard et lorsqu’il fut mieux instruit du cérémonial chrétien, il ne renonce pas à ce titre d’évêque, qu’il a pris tout d’abord spontanément, peut-être sans avoir conscience de la gravité de cet empiètement. Il écrit aux évêques en leur communiquant les canons du concile de Nicée : Moi-même, comme l’un d’entre vous, je siégeais dans le concile[22]. Il recherche les occasions de parler au peuple en ministre du culte, de l’entretenir de questions théologiques, et lorsqu’il aborde de tels sujets, sa parole, dit Eusèbe, semble inspiré par un souffle d’en haut[23]. Il harangue les fidèles en les appelant mes frères et co-serviteurs de Dieu[24]. Quand il s'adresse aux évêques, il les appelle mes très-chers frères, comme s’il saluait en eux des collègues. Ajoutons que parmi celles de ses œuvres conservées par Eusèbe, on trouve de véritables sermons et une apologie du christianisme, très-curieuse par son pédantisme et toute empreinte de l’onction sacerdotale[25]. Il est cependant de toute évidence que l'illusion ne pouvait être complète pour lui. Il ne pouvait se considérer comme un évêque semblable en tous points aux prélats qui vivaient à sa cour. Il les voyait célébrant les saints mystères, distribuant les sacrements, tandis que lui-même était par les canons exclu de ces fonctions. Aussi avait-il trouvé une formule ingénieuse pour marquer cette différence. Il disait : Sans doute, je suis aussi un évêque, mais vous êtes les évêques affectés aux choses intérieures de l’Église. Je suis de par Dieu constitué l’évêque du dehors[26]. Il comprenait par là, comme il le fait entendre dans une lettre aux Nicomédiens[27], qu’il exerçait sur les évêques un droit de coercition, qu’il avait mission de poursuivre les hérésiarques, de maintenir dans toute l’étendue de l’empire l'unité de la doctrine, de donner force de loi aux canons des conciles, de faire entrer dans le droit public les décisions de l’autorité religieuse. Ce serait cependant mal définir les pouvoirs religieux, que s’attribuèrent les empereurs, que de les restreindre à ces limites trop étroites, soit que les successeurs de Constantin se soient montrés moins accommodants que lui, et plus envahissants sur le domaine ecclésiastique, soit que lui-même n’ait découvert qu’une partie de sa pensée dans le document que nous avons cité. Les souverains de Constantinople ne se contentèrent pas de ce simple rôle de surveillance, ils prétendirent à une investiture réelle de la puissance ecclésiastique ; ils se crurent véritablement chargés du gouvernement des âmes. Loin de se considérer comme inférieurs aux évêques et aux patriarches, ils s’estimaient supérieurs à eux dans l’exercice de leurs fonctions. L’archevêque de Bulgarie, Demetrius Chomatenus, dit du prince qu’il est le souverain maître des croyances. Dans la préface des lois de Constantin Porphyrogénète, nous voyons que l’empereur, au même titre que les papes, semble revendiquer pour lui l’héritage de saint Pierre. Dieu, dit-il, a fait preuve à notre égard de sa munificence et de sa bonté, quand il nous a confié comme à Pierre, le premier des apôtres, la garde de son fidèle troupeau. Le savant évêque d’Antioche, Balsamon, nous apprend qu’à certains jours de l’année, dans les processions publiques, on portait devant l’empereur le δεδάμπουλον, devant l’impératrice et le patriarche le μουάμπουλος. Il nous explique le sens de cette cérémonie[28], Le δεδάμπουλον indique que l’empereur a le soin et la garde des âmes et des corps de ses sujets. L’emblème porté devant le patriarche marque qu’il a sous sa surveillance les âmes des fidèles ; celui qui précède l’impératrice qu’elle ne doit avoir souci que du bien des corps. Au-dessus des magistrats, au-dessus des prélats, au sommet de la hiérarchie civile et de l’ecclésiastique, siège donc l’empereur, investi d’un double pouvoir, également apte aux doubles fonctions que le sacre lui confère. Le clergé byzantin, et même le clergé romain rendent fréquemment hommage au caractère sacerdotal de la majesté impériale. Ils reconnaissent dans l’empereur, un des leurs, le vicaire de Dieu sur la terre[29], le représentant le plus auguste, l’incarnation la plus fidèle de la divinité ici-bas. Et qu’on ne croie pas que nous exagérions la portée des termes qui se rencontrent à chaque page dans les lettres échangées entre le souverain et les évêques. Pour Grégoire de Naziance l’empire est un sacerdoce[30]. Dans les prières lues au couronnement de chaque empereur, le métropolitain désigne par ces mots le pontificat royal, l’exercice du pouvoir. Le pape Léon écrit à Théodose II : L’Église se réjouit de voir réunis en vous le caractère royal et le caractère sacerdotal[31]. Le même pape félicite l’empereur Marcien de l’affection sacerdotale qu’il témoigne aux chrétiens. S’adressant à l’empereur Léon il développe en ces termes sa pensée : Je t’exhorte, ô prince, à entrer en partage de la gloire des apôtres et des prophètes. Méprise et repousse, sans te lasser, ceux qui dédaignent le nom de chrétien. Par la vertu de son sacrement, le Seigneur a illuminé ta clémence de ses rayons. Tu dois consacrer ta puissance, non-seulement à gouverner le monde, mais surtout à protéger l’Église. Ton âme de prêtre et d'apôtre doit s’indigner des maux dont gémit l’église de Constantinople et qui crient vengeance[32]. Et un autre : Le Seigneur a dit à Pierre : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église et les portes de l’enfer ne peuvent prévaloir contre elle. Dieu a tenu sa promesse, puisque votre sérénité a revêtu la pourpre des Augustes[33]. Les prêtres de l’église d’Isaurie louent l’empereur Léon d’avoir suivi les exemples du grand Constantin, qui maintenant dans le ciel, se tient debout auprès du trône de Dieu, entouré du roi David, comme lui roi et prophète, de saint Pierre et de saint Paul, puisque semblable à eux, il a confessé la vérité[34]. Plus tard, quand invoquant cette autorité pontificale reconnue par les anciens papes, Léon l’Isaurien voudra imposer à la chrétienté un dogme nouveau, et proscrire les images, il répondra au pape Grégoire, qui conteste son droit : Ne sais-tu pas que je suis prêtre et roi ? Chose remarquable ! L’évêque de Rome n’ose faire ouvertement justice de cette prétention surannée. Il ne dit pas : un droit nouveau a substitué dans les questions de dogme ma puissance à la vôtre ; c’en est fait de l’autorité pontificale des empereurs ; leur pouvoir a réellement cessé, du jour où a fini le paganisme. Il esquive la difficulté et s’en tire par une équivoque, qui répond mal à l’assertion catégorique de l’empereur. Sans doute, dit-il, Constantin, Théodose, Valentinien, Justinien, furent rois et prêtres. Ils l’ont prouvé par leurs œuvres, en gouvernant selon la religion, en augmentant les richesses et les privilèges des clercs. Mais toi, depuis le moment où tu as occupé le trône, tu as méconnu les définitions et les canons des pères, tu as dépouillé les églises de leurs ornements d’or et d’argent[35]. Est-il nécessaire d’ajouter que le pape en cette circonstance manqua de franchise et d’audace ; que si le titre de prêtre était indûment usurpé par l’empereur, il convenait de l’en déposséder, qu’en reconnaissant que d’autres souverains l’avaient porté avant Léon l'Isaurien, et avaient eu raison de s’en parer, le pape ne pouvait plus contester à l’empereur le droit de diriger les affaires ecclésiastiques, et qu’après cette concession, lui refuser toute ingérence dans la conduite de l’Église, c’était l’autoriser à garder un titre désormais vide de sens et dépouillé de toute réalité ? III Il est vraisemblable que quelques théologiens de Constantinople essayèrent de justifier par un titre, le droit que s’arrogeait l’empereur de s’associer aux cérémonies du culte et de le rattacher par un lien quelconque à la hiérarchie ecclésiastique. Il paraît avoir joui de prérogatives analogues à celles des diacres, qui, on le sait, ne donnaient pas la communion[36]. Syméon le Thessalonique, dit que le chrême fait de lui un δεπουτάτος, un défenseur de l’Église. Le terme de deputatus répond à peu près à celui de diacre dans la liturgie byzantine. Ses fonctions consistaient à porter le pallium du patriarche, à précéder le saint évangile, armé de flambeaux, quand le lecteur montait à l’ambon, et à déposer sur l’autel les présents que la piété publique offrait au Seigneur[37]. Elmacinus rapporte que le patriarche Nicolas, menaçant l’empereur Léon le Sage, qui après la mort de sa femme voulait contracter un second mariage, lui dit : Tu es diacre ; si tu persistes dans ta résolution, tu n’entreras pas dans le sanctuaire[38]. Nous pensons qu’il ne faut pas prendre à la lettre ces titres qui étaient donnés à l’empereur par analogie. Des fonctions subalternes ne pouvaient convenir à la majesté impériale. Mais ses prérogatives ne dépassant pas celles du diaconat, on était embarrassé pour désigner par un terme plus précis des privilèges d’exception. Quoi qu’il en soit, an temps de Basile, dès le bas âge, le jeune Porphyrogénète est consacré à l’Église et reçoit la tonsure, qui est le signe de son initiation au sacerdoce. Au jour prescrit, le patriarche est mandé au palais de la part de l’empereur. Il arrive entouré de métropolitains et d’archevêques. Le cortège ainsi formé se rend au temple. Un grand dignitaire apporte plusieurs morceaux de toile, que l’on coud l'un à l’autre pour en faire une longue pièce, et la tend au patriarche. Alors s’accomplit la cérémonie ecclésiastique de la tonsure. Le patriarche recueille les cheveux coupés dans un tissu filé d’or, qu’il remet au dignitaire. Les autres morceaux de toile sont partagés entre les personnes présentes à la cérémonie[39]. Nous savons que Basile le Macédonien fit tonsurer son fils Léon dans l’oratoire du grand martyr Théodore. Le savant commentateur Reiske suppose que cette coutume était un souvenir du paganisme. On sait en effet qu’en Grèce les éphèbes des deux sexes sacrifiaient quelquefois une partie de leur chevelure sur l’autel d’une divinité. Cette explication nous paraît de tout point invraisemblable. On ne voit nulle part dans les auteurs byzantins, que cette habitude païenne se soit continuée à l’époque chrétienne. Du reste les termes dont se sert le royal écrivain qui nous a transmis ces détails, ne prêtent à aucune équivoque possible, et témoignent que la cérémonie était toute ecclésiastique[40]. S’il est vrai que l’empereur eut rang de diacre dans l’Église, on ne saurait s’étonner que l’enfant destiné à la pourpre, reçût la tonsure. L’Eglise dès sa naissance le marquait ainsi comme sien. Il suit de là que l’empereur devait jouir d’un grand nombre des prérogatives des clercs. Tandis que le peuple des fidèles se tient pendant les cérémonies du culte hors des barrières interdites aux laïques, l’empereur a sa place dans le sanctuaire. Le trône était là, comme partout, élevé au-dessus des sièges des autres clercs. Le patriarche lui-même siégeait aux pieds de son souverain. Le pape Innocent III fit à ce sujet des remontrances fort vives aux princes de Constantinople, sans pouvoir obtenir qu’ils renonçassent à leur privilège. Nicetas Choniata rapporte qu’Andronic Comnène, pour récompenser la complaisance du patriarche qui lui avait permis de contracter mariage avec une de ses parentes, consentit à exhausser son siège dans l’église, de façon à l’élever au niveau du sien. Mais après avoir, par cette concession passagère, satisfait l’ambition du prélat, il ht, aux cérémonies suivantes, descendre le patriarche au rang qu’il avait toujours occupé. A maintes reprises cependant, des évêques courageux s’attaquèrent à cet usage et tentèrent de l’abolir. On connaît la scène fameuse de saint Ambroise et de Théodose le Grand[41]. L’empereur étant entré dans la basilique de Milan, marcha droit à l’autel, y fit son offrande accoutumée, puis resta dans le sanctuaire. L’évêque envoya un des acolytes pour l’avertir que les prêtres seuls et les diacres avaient le droit d’occuper cette place, et qu’il eût à prendre son rang parmi les laïques. Théodose répondit qu’il n’avait pas eu le dessein d’entreprendre sur les droits des clercs, mais qu’il avait suivi la coutume en usage à Constantinople. Loin de s’offenser de la liberté d’Ambroise, il le remercia de lui avoir enseigné ses devoirs. Revenu à Constantinople, l’empereur, après l’offrande, se mêla simplement aux laïques. Et lorsque le patriarche Nectaire lui demanda pourquoi il désertait son ancienne place, il répondit : Je sais maintenant combien diffèrent un prêtre et un empereur, et je n’ai trouvé pour me dire la vérité qu’un évêque, digne de ce nom, Ambroise de Milan. Théophane ajoute que depuis ce temps, les empereurs se tinrent éloignés de l’autel et assistèrent aux cérémonies, au rang des laïques. Malgré l’affirmation précise du chroniqueur byzantin, les textes abondent qui tendent à établir le contraire. Peut-être faut-il distinguer ici les diverses époques que traversa l’empire byzantin pour expliquer cette contradiction apparente : peut-être le respect pour le caractère des évêques s’affaiblit-il à mesure que prit plus d’éclat le prestige de la majesté impériale ; peut-être les traditions du passé, reprenant le dessus à partir de Justinien et surtout de Basile, firent-elles oublier les pieux scrupules des Gratien et des Théodose. Il suffit d’ouvrir le cérémonial de Constantin Porphyrogénète pour s’en convaincre. Presque dans toutes les cérémonies importantes, l’empereur entre dans le sanctuaire. Il est vrai qu’il n'y reste pas jusqu’à la consommation du sacrifice[42]. Le soixante-neuvième canon du concile in Trullo s’exprime ainsi : Il n’est permis à aucun laïque de s’avancer jusqu’au saint autel. Cette défense ne concerne pas l’empereur, lorsque, d’après de très-anciennes traditions, il lui plaît d’offrir ses présents au Créateur. Mais ce n’est pas dans ces circonstances seules que l’empereur approche du Saint des saints. Il reçoit des mains du patriarche l’encensoir, fléchit trois fois le genou et encense l’image du Crucifié[43]. D’autres fois, il est admis comme les clercs à baiser le coin du drap qui couvre l’autel. Reiske prétend qu'il ne le touche pas de ses propres mains, et que le patriarche le présente seulement à ses lèvres. Les textes ne nous disent rien de pareil. Cette réserve, d’ailleurs, ne saurait tenir à l’indignité de la personne impériale. Nous verrons plus loin l’empereur admis à des privautés bien autrement sérieuses. Dans des cas très-rares, et notés avec soin par l’auteur du Cérémonial, à la fête de la Purification de la Vierge par exemple, l’empereur ne fait que traverser le temple et se retire dans son oratoire, laissant le patriarche officier en son absence[44]. Balsamon coupe court à cette discussion, et déclare en termes exprès : Quelques docteurs prétendent, s’appuyant sur le texte des canons, que l’empereur peut seulement entrer dans le sanctuaire pour l’offrande, mais non pas quand il veut adorer la Divinité. Tel n’est pas mon sentiment. Les empereurs orthodoxes, qui, par l’inspiration de la sainte Trinité, nomment le patriarche, et qui sont les Christs du Seigneur, peuvent sans aucun empêchement, quand ils le veulent, approcher de l’autel, brûler des parfums et imprimer dans la cire le signe de la Trinité, comme font les prêtres[45]. Aux prêtres seuls appartient le droit de parler du haut de la chaire et de commenter les livres saints. Le Nomocanon dit : Aucun laïque ne peut enseigner. Or nul ne conteste à l’empereur cette prérogative. Il parle au peuple, non comme un général d’armée, non comme un chef de gouvernement, mais comme le dépositaire de la parole de Dieu, non sur la place publique, mais dans la basilique. Il catéchise comme le patriarche, on le regarde comme un docteur et un père de l’Eglise. On porte, dans les cérémonies religieuses, un flambeau devant lui, parce qu’il doit de sa parole, comme l’apôtre, éclairer le monde. Lorsqu’il manifeste le désir de se faire entendre, il se lève, sort en dehors de la grille du sanctuaire et se tient debout sur le degré le plus élevé. Un officier fait un signe, et le peuple chante le Polychronion. Le silence rétabli, le prince prend la parole, et lorsque le discours est terminé, sur un nouveau signe de l’officier, le peuple réitère ses acclamations. L’empereur alors fait sur la foule trois signes de croix, devant lui, à droite et à gauche. Il regagne le siège d'or qui lui est réservé, et aussitôt les soldats chantent des hymnes à la louange du prince[46]. Cet honneur, l’empereur le doit, dit Syméon le Thessalonique, à Fonction royale qui le constitue diacre et défenseur de l’Eglise ; c’est, dit Balsamon, un privilège qui remonte au temps où les empereurs païens étaient souverains pontifes[47]. Le prince ne participe pas aux sacrements de la même manière que le commun des fidèles. Il use d’un cérémonial particulier, qui marque la distance de lui aux simples laïques. Quand il veut approcher de l’eucharistie, deux ostiarii déroulent le sudarium au-dessous de ses lèvres, il prend de ses mains le pain sacré offert par le patriarche, qu’il embrasse ; puis, descendant les marches de l’autel, il se signe trois fois avec l’hostie et communie[48]. La cérémonie de la communion, telle que nous la décrit Codinus Curopalata, diffère un peu de la précédente : Le jour du couronnement, l’empereur reçoit du patriarche, en ses mains propres, une parcelle du corps du Sauveur, et communie. Le patriarche, à son tour, communie en buvant le vin sacré, changé en sang ; ensuite il présente à la bouche du prince le calice, comme les prêtres ont coutume de le faire[49]. Si l’empereur, non plus que les diacres, ne prononce les paroles sacramentelles qui transmutent le pain et le vin en la substance du Christ, du moins il approche comme eux des choses sacrées ; ses mains touchent, sans les profaner, et l’autel, et le calice, et l’hostie sainte. Il semble même que ses prérogatives aient été plus larges encore, et qu’il ait eu le droit de célébrer lui-même quelques cérémonies, dont les textes malheureusement ne précisent pas la nature. En plusieurs passages du Cérémonial de Constantin, nous rencontrons cette expression étrange : Ce jour-là, l’empereur célèbre la sainte liturgie[50]. Sans doute, Constantin entend par ces mots que l’empereur s’enferme dans son oratoire pour méditer, prier, lire et commenter les livres saints, se livrer aux dévotions que la fête commande. Mais nous trouvons, dans le même auteur, une expression identique s’appliquant aux cérémonies pratiquées par le patriarche à l’autel. Bien plus, dans la même phrase, cette expression s’étend aux deux personnes : Le prince et le patriarche se saluent ; celui-ci pénètre dans le sanctuaire pour célébrer la sainte liturgie ; l’empereur se dirige vers son oratoire et célèbre aussi la sainte liturgie[51]. Toutefois, malgré la similitude des termes, et peut-être la similitude des actes, l’expression grecque est trop vague et trop peu précise pour qu’on puisse conclure à une plus grande extension des pouvoirs religieux de l’empereur. Tous les textes tendent, au contraire, à prouver que ces pouvoirs ne dépassaient pas ceux des diacres ordinaires de l’Eglise. Le jour où l’empereur célèbre seul la liturgie, les laïques, officiers du palais et patrices peuvent l’assister. Lui-même ceint la tiare et revêt des ornements sacerdotaux, le lorum ou huméral, que les pontifes païens ont transmis aux prêtres chrétiens. C’étaient là les insignes de l’ancienne dignité pontificale païenne. Les empereurs s’en servaient à certaines époques déterminées de l’année. Les consuls désignés les leur jetaient sur les épaules[52]. Ainsi se perpétuent, à travers les siècles et jusqu’à la fin du moyen-âge, les coutumes du rituel païen ; ainsi se concilient la nouvelle et l’ancienne liturgie. Après Constantin, comme avant lui, l’empereur a donc quelque raison de prendre le titre de prêtre-roi. Spanheim se trompe gravement, lorsque définissant les pouvoirs des empereurs byzantins, il écrit : Les princes ne célèbrent pas le sacrifice, ne prennent pas l’encensoir, ne prêchent pas en public, ne portent pas le bâton pastoral. Ils se contentent de gouverner politiquement l’Église, de réformer la discipline, de prescrire la réunion des synodes, de les présider en personne, ou de déléguer quelque officier en leur place, de sanctionner les canons et les constitutions ecclésiastiques, de juger les différends, d’admettre les appels, de condamner les hérésies, d’instituer les évêques, d’agir enfin comme le fit Constantin en évêque extérieur. Cet épiscopat impérial était d’une nature particulière, et difficile à définir, parce que nulle part il n’eut d’équivalent. L’empereur ne représentait pas seulement le bras séculier chargé d’exécuter les sentences ecclésiastiques, il ne ressemblait pas aux princes chrétiens de l’Occident. Du jour où il est sacré, il cesse d’être un laïque ; il n’est pourtant pas tout à fait un prêtre, bien qu’il se réclame de ce titre. Il fait partie de l’Église sans être admis à tous les privilèges des pontifes. Il lui manque la plus essentielle de leurs prérogatives, celle d’accomplir le sacrifice. À cette seule exception près, rien ne le distingue des serviteurs de l’autel[53]. Demetrius Chomatenus ne trouve rien de mieux pour caractériser le pouvoir sacerdotal de l'empereur, que de le comparer au pontificat païen d’Auguste et de ses successeurs : Nous lisons, dit-il, dans les Antiquités de Flavius Josèphe une inscription ainsi conçue : Tibère, Claude, Cæsar, Auguste, Germanicus, grand pontife, tribun, consul pour la seconde fois. Quant à notre empereur, il est le Christ du Seigneur, à cause de l’onction royale ; il est notre Christ et notre Dieu, à l'exemple de ses prédécesseurs ; il est aussi notre grand pontife. Il l'a été et conserve encore ce titre. Aussi jouit-il avec raison des privilèges pontificaux[54]. En somme, l’empereur occupe une place à part entre la société laïque et la société ecclésiastique ; il les domine l’une et l’autre, et fait partie de l’une et de l’autre. Il concilie en lui les deux principes et les unit en sa personne. IV Ce caractère sacerdotal, l’empereur le conserve dans tous les actes de sa vie privée et publique. Lorsqu’il marche à la tête des armées, lorsqu’il investit les magistrats de leurs fonctions, le prestige religieux l’environne ; toutes les paroles officielles qu’il prononce semblent empruntées à un rituel consacré par l’Église. Quand au retour d’une expédition l’empereur revient à Constantinople, les deux factions rivales des Vénètes et des Prasiniens, l’accueillent par ces acclamations répétées à l’envi : Le monde se réjouit de t’avoir pour empereur et seigneur ; ta ville tout entière est en liesse. Ô prince que Dieu même a couronné, le principe de l’ordre se complaît en toi, l’ordonnateur de toutes choses. Le sceptre impérial est heureux de te trouver pour porte-sceptre. Tu es l’ornement du trône et de la majesté paternelle ; de ton front et de celui de l’impératrice s’échappent des rayons de gloire. Aussi la cité, fière de toi, déborde d’allégresse. Guerrier incomparable, défenseur et protecteur du monde, exalté sur le trône de la majesté, soumets les nations par les armes divines de ta piété[55]. L’empereur manque rarement d’assister aux processions si
fréquentes à Constantinople. Les officiers du palais le précèdent alors,
portant des drapeaux ou des flammes. La première est l'archistrategos, la
deuxième l’octopodion, avec les images des saints pontifes. Suit une bannière
avec les images des quatre grands martyrs, Demetrius, Procope et les deux
Théodore. Vient ensuite le dracônteion qui raconte probablement la lutte de
saint Georges et du dragon, enfin l’effigie équestre de l’empereur[56]. Luitprand
s’indigne à bon droit des adulations que les épibœ-mata de la foule font
retentir aux oreilles du grotesque et sinistre empereur Nicéphore Phocas[57]. Voici venir l’étoile du matin. Eoüs se dégage de l’Orient
et se dore des rayons du soleil. Salut à Nicéphore dont le regard envoie la
mort aux Sarrasins ! Longues années à Nicéphore ! Peuples, adorez-le,
adressez-lui vos hommages, soumettez-vous à sa toute-puissance ! Ce
n’étaient point là de vaines flatteries, comme se le persuade Luitprand,
nouveau venu au milieu des pompes de la ville impériale. Un sentiment plus
profond et plus vrai, le sentiment religieux, dictait ces chants.
L’initiative individuelle, la servilité familière aux peuples de l’Orient
étaient pour peu de chose dans ces manifestations. C’étaient de véritables
cantiques, appris à l’avance, consacrés par l’usage et par des traditions
vénérables. Il n’est pas jusqu’à l’investiture officielle d’un
patrice, d’un recteur, d’un syncelle, d’un préfet, qui n’emprunte à la présence
de l’empereur une sorte de solennité religieuse. Sans doute ces magistrats,
ces officiers n’ont à exercer aucune fonction dans l’église ; leur charge les
attache à la domesticité du palais, à l’administration de la ville, au
gouvernement des provinces. Mais, soit en souvenir des anciennes
magistratures romaines, soit que l’empereur communique à tout ce qui
l’entoure et le sert, quelque chose de son caractère sacré, la religion n’est
jamais complètement absente de ces cérémonies. Le candidat s’incline devant
l’empereur, qui prononce sur lui ces paroles : Au
nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, la majesté impériale qui vient de
Dieu, t’élève à la dignité de patrice, de syncelle, etc.[58]. Dans ces repas
somptueux que décrit Luitprand avec une ironie envieuse, et auxquels préside
la plus minutieuse étiquette, les acclamations et les chants sont de rigueur
: Dieu, qui tient le sort des batailles en ses mains
a fait s’ouvrir devant toi les portes de l’empire. Le monde qui obéit à ton
sceptre, rend grâce au Seigneur, à qui ta grandeur a plu. Il t'a choisi pour
être notre empereur, notre maître très-pieux, notre pasteur ![59] Même sous les
armes, l’empereur apparaît comme le vicaire de Dieu. Constantin le Grand
compose et prescrit à ses soldats la prière qu’ils doivent répéter matin et
soir. Dans son traité sur la tactique, Constantin Porphyrogénète ordonne
d’invoquer le secours du Christ et de sa mère ; il fait de la prière
quotidienne une obligation militaire. Si le consul ne consulte plus les
auspices, comme on faisait à Rome, et ne préside plus aux sacrifices qui
doivent rendre la divinité favorable, l’empereur chrétien, pour encourager
ses soldats, les harangue et son exhortation militaire est en même temps un
sermon. Heraclius marchant contre les Perses, déploie dans les plis de son
étentard l’image sacrée d’Edesse, où la face du Sauveur s’est imprimée
sanglante, et s’écrie : Mes frères et mes fils, les
ennemis de Dieu ont foulé aux pieds nos provinces, décimé nos villes, rempli
de sang l’autel où se consomment des sacrifices non sanglants. Ils ont
souillé de leurs sacrilèges débauches les églises qui ont horreur du
sacrilège. Ayons donc le cœur plein de l’amour de Dieu, et efforçons-nous de
venger ses injures. Soyons forts contre des ennemis qui maltraitent les
chrétiens. Vénérons l’empire romain, qui est le propre domaine de Dieu et non
d’autres. Que la foi soit notre cuirasse. Avec elle nous ne pouvons redouter
la mort. Vengeons les outrages des vierges, les massacres de nos compagnons
d’armes. Pleurons-les, mais sachons que leur mort a pour récompense la vie
éternelle. Soyons hommes et le Seigneur nous aidera et jettera la confusion
parmi nos ennemis. C’était là le ton de toutes ces harangues ; par ce
seul exemple, on peut juger des autres. Tout ennemi du prince était en même
temps un ennemi de l’Église, et chaque soldat en marchant au combat, sentait
qu’il combattait pour la cause de l’empire et pour la cause de Dieu. Pendant les grandes calamités publiques, l’empereur prescrit des prières extraordinaires, qui doivent conjurer et détourner la colère de la divinité. Ainsi, les anciennes incantations et les supplications ordonnées par le sénat devaient fléchir les dieux de l’Olympe. Un tremblement de terre ayant causé de nombreux désastres à Constantinople, Théodose II fit répéter dans toutes les basiliques cet hymne que l’Église a conservé : Sanctus Deus, sanctus fortis, sanctus immortalis, miserere nobis, etc. Ces prières eurent, dit-on, la vertu de faire presque aussitôt cesser les secousses du tremblement de terre. Tel était le souverain de cette société byzantine, qui nous paraît étrange, aujourd’hui que ses formes ont vieilli et se sont usées, pour être remplacées par d’autres, qui périront à leur tour ; société de transition, héritière des habitudes d’esprit de générations formées par le paganisme, et qui a laissé quelque chose d’elle-même aux sociétés qui lui ont succédé en Orient comme en Occident. De nos jours les théocraties anciennes ont vécu, le divorce s’est accompli entre le monde ecclésiastique et le monde laïque. L’Église et l’État sont devenus, sinon toujours dans les institutions, du moins dans les idées, deux organismes différents par leur constitution et par leur but, capables de vivre d’une vie indépendante, se suffisant à eux-mêmes, coexistant côte à côte, tantôt alliés et tantôt ennemis. Parmi les souverains et les États modernes, les uns ont redouté les empiétements de l’Église et l’ont tenue en tutelle, d’autres s’en sont servis pour étayer leur pouvoir, croyant lui donner une base plus durable. Longtemps même, au rebours de ce qui se passait à Byzance, on a vu des pontifes-rois disposant des trônes, comme dans la ville impériale nous avons vu des rois-pontifes disposant du sacerdoce. Mais nulle part, sinon peut-être chez les nations directement issues de la civilisation byzantine, au pouvoir ne s’est plus étroitement attachée une idée religieuse, nulle part le trône et l’autel n’ont été si voisins l’un de l’autre et si indissolublement unis. |
[1] Eusèbe, De laud. Const., pag. 452-453.
[2] Eusébie, Hist. Eccles., tom. I, p. 449 D, éd. Genève.
[3]
Eusèbe, Hist. Eccles., tom. I, p. 449 D.
[4] Agapet à Justin., cap. 21.
[5] Agapet à Justin., cap. 45.
[6] Agapet à Justin., cap. 46.
[7] Agapet à Justin., cap. 63.
[8] Edit de Codinus Curopalata.
[9] Théophane, Chron., p. 210, éd. 1655.
[10] Ep. du pape Aghaton à Constant Pogonat, an 680.
[11] De Administratione Imperii, ch. I, p. 66, cité par Rambaud. (Constantin Porphyrogénète.)
[12]
De Ceremoniis, lib. I,
ch. 2.
[13] Théophane, ch. I, p. 86.
[14] De Ceremoniis, ch. LXXXIII.
[15] Banduri, Antiq. Byzant., t.
I, lib. VII, p. 977.
[16] Luitprand, Legatio ad Niceph.
[17] Optat. Milæv., Cont. Parmen, lib. II, 3.
[18] Attaliatœ synopsis, tit. LXIX. (Jus græco-romanum Leunclavius). Dig., lib. IV, tit. IV. Quod crimen læsæ majestatis sacrilegio similis est. — Nomocanon, tit. II.
[19] Lire aussi une constitution des empereurs Léon et Alexandre contre les juges prévaricateurs.
[20] J. Chrysostome, homélie 8, in
Matt.
[21] Eusèbe, Vit. Const., lib. I, ch. 37.
[22] Eusèbe, Vit. Const., lib. III, ch. 23.
[23] Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 29.
[24] Eusèbe, Vit. Const., lib. III, ch. 23.
[25] Entre autres choses, on voit dans ce curieux traité que le Messie a été annoncé non-seulement par les prophètes hébreux, mais aussi par quelques auteurs païens, et surtout par Virgile, dans la fameuse églogue dédiée à Pollion.
[26] Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 24.
[27] Théodoret, lib. I, ch. 19.
[28] Balsamon, De Patriarch. privileg.
[29] Ep. II, Anastasii papæ ad
imp. Anastasium.
[30] Grégoire de Naziance, Prior Invect. in Julianum.
[31] Ep. Leonis papæ ad Theod. (concile de Chalcédoine.).
[32] Ep. Leonis papæ ad imp. Leonem. (Annexe du concile de Chalcédoine.)
[33] Ep. ep. Syriæ secundæ ad Leonem (Annexe du concile de Chalcédoine).
[34] Ep. Isauriæ ecclesiæad Leonem (Annexe du concile de Chalcédoine).
[35] Ep. II Gregorii papæ ad
Leonem.
[36] 18e canon du concile de Nicée
[37] Jus Græco-Rom. Respons I Joannis ep. Citri ad Constant. Cabasilam.
[38] Elmacinus, p. 180.
[39] Constantin Porphyrogénète, De Ceremoniis, lib. II, ch. 23.
[40] Constantin Porphyrogénète, De Ceremoniis, lib. II, ch. 23.
[41] Théodoret, Hist. Ecclés., lib. V, ch. 17. — Théophane, Chronicon, p. 62, éd. 1655.
[42] De Ceremoniis, lib. II, ch. 26.
[43] De Ceremoniis, I, ch. 10.
[44] De Ceremoniis, I, ch. 10.
[45] Balsamon, Comment. au sixième concile œcum.
[46] Constantin Porphyrogénète, De Ceremoniis, lib. II, ch. 10.
[47] Balsamon (Médit. I). — Id., Comm. au sixième concile.
[48] Constantin Porphyrogénète, De Ceremoniis, lib. I, ch. 22, § 5.
[49] Codinus Curopalata, chap. 17.
[50] De Ceremoniis, lib. I, ch. 27, § 2 ; lib. I, ch. 25, § 2 ; lib. I, ch. 30, § 6, etc., etc.
[51] De Ceremoniis, lib. 1, ch. 28, § 2.
[52] De Ceremoniis, lib. I, ch. 30, § 6, et lib. II, ch. 40.
[53] Demetrius Chomatenus, Respons II, Constantino Cabasilæ.
[54] Demetrius Chomatenus, Respons II, Constantino Cabasilæ.
[55] De Ceremoniis, lib. I, ch. 62 et 63.
[56] Codinus Curopalata, De Officiis, ch. 6.
[57] Luitprand, Legatio ad Niceph.
[58] De Ceremoniis, lib. II, ch. 4 et 5.
[59] De Ceremoniis, lib. I, ch. 65.