LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXIV. — Organisation des monastères de la Trappe en congrégations de France, de Belgique et d'Angleterre. Tableau de la vie quotidienne du Trappiste. — Conclusion.

 

 

Dom Augustin était mort depuis sept ans, et les affaires de la Trappe, évoquées à Rome dans les derniers temps de sa vie, n'étaient pas encore terminées. Il importait cependant aux Trappistes d'obtenir une conclusion. Le raffermissement de leurs monastères, et surtout la reconstruction vraiment prodigieuse de la maison-mère, donnaient assez de garanties pour l'avenir, et d'autre part, l'incertitude d'une existence, qui n'avait encore reçu aucune approbation officielle, pouvait décourager les vocations et compromettre le bien qui s'était si laborieusement accompli. On comprit la nécessité d'aller savoir à Rome même la volonté souveraine du chef de l'Église, dont les Trappistes ont toujours été les enfants les plus dévoués. Dom Fulgence, abbé de Bellefontaine, après s'être entendu avec dom Antoine, qui exerçait toujours les fonctions de supérieur général ; avec le père Joseph-Marie, qui venait d'être élu abbé de la Trappe ; avec l'abbé du Port-du-Salut et quelques autres, partit pour la capitale du monde chrétien le 19 mai 1834, et arriva précisément la veille de Saint-Pierre, la veille de cette fête si chère aux enfants et aux défenseurs de l'unité catholique.

Toutes les fois qu'il avait été question de réunir en un seul corps les maisons de la Trappe, une grande difficulté s'était présentée. Le lecteur se rappelle que diverses circonstances avaient introduit entre les communautés, toutes sorties de la Trappe, et qui toutes portaient son nom, quelques diversités de pratiques, et, pour parler plus clairement, deux observances distinctes. Les unes suivaient les constitutions de la Val-Sainte, que nous avons appréciées précédemment, et qui non-seulement reproduisaient la règle de saint Benoît dans toute son intégrité, mais la dépassaient même sur quelques points. Cette observance avait été assez fortement attaquée dans les douze dernières années de la vie de dom Augustin, et quoiqu'elle eût produit ces vertus héroïques qui avaient si fort réjoui l'Église dans les temps de tribulation et de licence, le Saint-Siège hésitait à en faire la loi commune de tous les monastères. Les autres suivaient simplement les constitutions de l'abbé de Rancé, que dom Eugène et les religieux de Darfeld avaient reprises en 1815. Cette seconde observance, moins sévère que la règle même de saint Benoît, semblait réunir plus de sympathies ; mais comme, par le rapport même de dom Antoine, il était constaté qu'elle ne répondait pas à toutes les exigences d'un siècle de travail et de pauvreté monastique, il était assez difficile de l'imposer à ceux qui avaient la force et qui sentaient le besoin de pratiquer davantage. Par esprit de conciliation, par désir de rapprochement, les premiers, ceux qui avaient conservé les traditions de la Val-Sainte et de dom Augustin, déclaraient qu'ils étaient prêts à abandonner tous les usages que les constitutions de la Val-Sainte avaient ajoutés à la règle de saint Benoît ; mais ils demandaient instamment à conserver la pratique de cette règle, selon les constitutions des fondateurs de Cîteaux, de saint Étienne et de saint Bernard. Les seconds, ceux qui avaient repris les règlements de l'abbé de Rancé, demandaient à leur tour à suivre exactement l'exemple de l'illustre réformateur, à pratiquer littéralement ses constitutions, à n'en rien retrancher, mais aussi à n'y rien ajouter.

Tel était l'état des esprits, lorsque dom Fulgence arriva à Rome, le 28 juin 1834. Il y fut favorablement accueilli par le Saint-Père Grégoire XVI, auquel il exposa la mission dont il était chargé et les vœux des deux observances. Le Saint-Père, plein de bienveillance pour la Trappe, et dont le règne sera toujours honoré comme une époque importante dans l'histoire de l'ordre, s'empressa de mettre fin à l'incertitude dont les monastères souffraient et qui avait prolongé leurs épreuves. Il nomma une commission spéciale, tirée de la congrégation des évêques et des réguliers, et composée des cardinaux Odescalchi, Pedicini et Weld. Le premier est célèbre pour avoir quitté plus tard la pourpre romaine, et pour avoir humblement fini ses jours dans un ordre religieux dont les membres ne peuvent accepter aucune dignité ecclésiastique ; le dernier était le fils du fondateur de Lulworth, bienfaiteur lui-même des Trappistes, et très connu des moines de Melleray. Possesseur d'une fortune immense, il avait su, comme son père, n'y pas attacher son cœur. Après la mort de sa femme et le mariage de sa fille unique, il avait cédé le château de ses ancêtres au fils aîné de son frère, et, dégagé de tout soin terrestre, il était entré dans l'état ecclésiastique. Il fut ordonné prêtre à Paris, et de retour à Londres, il travailla comme simple missionnaire dans une des plus pauvres paroisses de la ville. Léon XII, voulant honorer son désintéressement et offrir un nouvel aliment à son zèle, le nomma évêque d'Amyclée et coadjuteur du siège de Kingston, dans le haut Canada ; mais l'Angleterre s'étant opposée à ce qu'un Anglais allât donner de si grands exemples d'attachement à la religion catholique sur une terre anglicane, il vint à Rome, où Pie VIII le nomma cardinal, 15 mars 1830. Il fut le premier cardinal anglais depuis le célèbre Polus, dont les souffrances sont un des plus grands opprobres de la réforme de Henri VIII.

Tels étaient les hommes que le Saint-Père chargea de régler les affaires de la Trappe avec dom Fulgence. Quelques semaines après, le père Joseph-Marie, abbé élu de la Trappe, vint rejoindre son ami et apporter aux commissaires le tribut de sa haute et grave expérience. La vue de ces deux Trappistes produisit à Rome le même effet que celle de l'abbé de Rancé et de l'abbé du Val-Richer, deux siècles plus tôt. Leurs vertus, brillant dans la capitale du monde chrétien, exaltèrent l'institut qui les avait produites. Voilà, disait un jour le Saint-Père, des hommes d'un mérite exemplaire. Je voudrais bien que tous les religieux leur ressemblassent. A quoi le cardinal Odescalchi répondit : Le meilleur moyen serait d'élever l'un d'eux au cardinalat et de le charger de toutes les affaires religieuses. Et le pape ajouta : Nous en aurions besoin.

La commission comprit d'abord que la politique, les distinctions nationales ne permettaient pas de réunir en un seul corps les Trappistes des différents royaumes. On s'occupa donc avant tout de la France qui possédait le plus grand nombre de monastères de la Trappe ; on résolut de les réunir dans une seule congrégation. Mais comment rapprocher deux observances distinctes ? On jugea que l'uniformité absolue des pratiques n' était pas indispensable à l'unité. Les religieux qui avaient jusqu'alors suivi les constitutions de dom Augustin consentaient à abandonner les usages particuliers de la Val-Sainte, pourvu qu'on leur laissât, dans toute son intégrité, la règle de saint Benoît ; on accepta le sacrifice qu'ils offraient et on leur laissa ce qu'ils demandaient à conserver. Ceux qui avaient repris les constitutions de l'abbé de Rancé, demandaient qu'on ne les fit ni monter ni descendre, on adhéra à leur requête. Mais comme on jugea que c'était surtout dans l'office divin qu'il était plus important et plus facile d'effacer les distinctions entre les deux observances, on imposa aux uns et aux autres l'obligation de suivre les livres liturgiques de l'ordre de Cîteaux, sans tenir compte des pratiques particulières que l'un ou l'autre réformateur, l'abbé de Rancé ou dom Augustin, avait pu introduire dans la liturgie de l'ordre.

Il fallait donner également une règle aux religieuses de la Trappe ; on décida qu'elles feraient partie de la congrégation, et que des constitutions seraient rédigées pour leur usage et soumises à l'approbation du Saint-Siège.

Quant aux questions de juridiction et de gouvernement, il fut réglé, que quoique les monastères de la Trappe fussent exempts de la juridiction des évêques, cependant pour des raisons particulières, les évêques exerceraient sur eux une surveillance utile, à titre de délégués du Saint-Siège. En second lieu le président de l'ordre de Cîteaux, résidant à Rome, fut établi chef suprême de la congrégation ; on rattachait ainsi les Trappistes à l'Église romaine, et au centre de l'unité. Mais on établit en même temps, au sein de la congrégation, un chef unique avec le titre de vicaire-général, revêtu de tous les pouvoirs nécessaires pour le bon gouvernement de cette congrégation. On ne pouvait hésiter sur le choix de ce vicaire-général. Dans l'ordre de Cîteaux, la maison-mère avait toujours été la tête, le centre commun de toutes ses filiations. Or la Trappe, transférée à la Val-Sainte, puis reportée en France et glorieusement réparée, était la mère de tous les Trappistes qui existaient dans le monde. On régla que l'abbé de la Trappe serait à perpétuité le vicaire-général de la congrégation. Mais il fallait, comme à Cîteaux, contrebalancer l'autorité de ce chef unique par un chapitre général, et par l'importance des quatre abbés des quatre premières maisons. On régla que le vicaire-général tiendrait tous les ans le chapitre, où se rassembleraient les abbés et les prieurs des autres monastères, et que tandis que le vicaire-général visiterait tous les ans chaque monastère, le sien serait visité par les quatre premiers abbés. On établit pour premiers abbés, l'abbé de Melleray dont la maison représentant Lulworth, était la plus ancienne après la Trappe, entre celles qui devaient conserver la règle de saint Benoît, l'abbé du Port-du-Salut, dont la maison était la plus ancienne de celles qui conservaient les constitutions de l'abbé de Rancé, l'abbé de Bellefontaine qui gardait la même observance que Melleray, l'abbé du Gard qui gardait la même observance que le Port-du-Salut. Par ce choix on conciliait les droits de l'ancienneté et les intérêts de chaque observance.

Les choses étant ainsi préparées, les commissaires soumirent à l'approbation du Saint-Père le décret suivant :

Le premier jour d'octobre de l'année 1834, les Eminentissimes et Révérendissimes cardinaux de la sainte Eglise romaine, Charles Odescalchi préfet et rapporteur ; Charles-Marie Pedicini et Thomas Weld, membres de la sacrée congrégation des évêques et des réguliers, et spécialement chargés par N. S. P. le pape Grégoire XVI de donner aux monastères de la Trappe en France, un gouvernement plus régulier et plus favorable au maintien des vertus ; Sur le rapport des évêques dans les diocèses desquels sont situés ces monastères, et sur le rapport du père Antoine, abbé de Melleray, nommé visiteur par la même sacrée congrégation, ont jugé à propos d'arrêter et de régler ce qui suit :

I. Tous les monastères des Trappistes en France formeront une seule congrégation sous le nom de Congrégation des moines cisterciens de Notre-Dame de la Trappe.

II. Le président général de l'ordre de Cîteaux en sera le chef et confirmera l'élection des abbés.

III. Il y aura en France un vicaire-général revêtu de tous les pouvoirs nécessaires pour le bon gouvernement de la congrégation.

IV. Cette charge sera attachée à perpétuité au titre d'abbé de l'ancien monastère de Notre-Dame de la Trappe, d'où sont sortis tous les Trappistes, en sorte que les abbés de ce monastère canoniquement élus, aient en même temps l'autorité et la charge de vicaire-général.

V. Tous les ans, le vicaire-général tiendra le chapitre auquel il convoquera les autres abbés et les prieurs conventuels. De plus il visitera par lui-même ou par un autre abbé tous les monastères, et celui de N.-D. de la Trappe sera visité par les quatre abbés de Melleray, du Port-du-Salut, de Bellefontaine et du Gard.

VI. Toute la congrégation suivra la règle de saint Benoît et les constitutions de l'abbé de Rancé, sauf quelques dispositions conte-Lues dans ce présent décret.

VII. On se conformera au décret de la S. congrégation des rits, en date du 20 avril 1822, touchant le rituel, le missel, le bréviaire et le martyrologe dont on devra faire usage.

VIII. Le travail manuel ordinaire n'excédera pas six heures en été, et quatre heures et demie le reste de l'année. Quant aux jeûnes, aux prières, et au chant du chœur, on suivra ou la règle de saint Benoît ou les constitutions de l'abbé de Rancé, selon l'usage reçu dans chaque monastère.

IX. Les supérieurs pourront modifier et adoucir les dispositions de l'article vals en faveur des religieux qu'ils croiront mériter quelque indulgence à cause de leur tige, de leur mauvaise santé ou pour d'autres raisons légitimes.

X. Quoique les monastères des Trappistes soient exempts de la juridiction des évêques, cependant pour des raisons particulières et jusqu'à nouvel ordre, ils seront soumis à la juridiction des mêmes évêques qui agiront comme délégués (lu siège apostolique.

XI. Les religieuses de la Trappe, en France, appartiendront à cette Congrégation ; mais elles ne seront pas exemptes de la juridiction des évêques. Cependant la direction spirituelle de chaque monastère sera confiée à un ou deux religieux du monastère le plus voisin. Les évêques choisiront et approuveront les religieux qu'ils jugeront propres à cet emploi, et ils pourront donner pour confesseurs extraordinaires, même des prêtres séculiers.

XII. Les constitutions que les religieuses devront observer à l'avenir seront soumises au jugement du Saint-Siège.

 

Notre saint père le pape Grégoire XVI, à l'audience obtenue par monseigneur le secrétaire de la sacrée congrégation des évêques et des réguliers, ce i octobre 1831, a ratifié en tout le présent décret, l'a confirmé et ordonné qu'il serait mis à exécution.

Cardinal, Charles ODESCALCHI, Préfet.

JEAN, archevêque d'Ephèse, Secrétaire.

 

Grâces soient donc rendues au souverain pontife, Grégoire XVI ; la longue incertitude qui avait tenu isolés les uns des autres les différents monastères de la Trappe, prend fin par un acte de sa bienveillance souveraine, parce que les difficultés qui avaient jusqu'alors retardé ce résultat ont été aplanies par sa haute sagesse. Un ordre nouveau, sorti des ruines d'un grand ordre, par l'heureuse fécondité d'une mère fidèle, reçoit dans l'Église la place que lui ont méritée sa constance incomparable et ses travaux héroïques. Grégoire XVI sera cher à jamais aux Trappistes, comme le fondateur de leur ordre.

Le père Joseph-Marie, élu abbé de la Trappe avant son voyage à Rome, avait reçu la bénédiction abbatiale dans la ville éternelle, le 21 septembre 1831. En vertu du décret du 3 octobre, il devenait, à titre d'abbé de la maison-mère, successeur de dom Augustin, et supérieur général de toute la congrégation. Les autres monastères, qui faisaient partie de la congrégation de France, étaient Melleray, le Port-du-Salut, Bellefontaine, le Gard, que le décret reconnaissait pour les quatre premières maisons après la maison-mère ; puis venaient Aiguebelle, le Mont-des-Olives, Notre-Dame-de-Grâce-de-Bricquebec, le Mont-des-Cats. Joignons-y les Trappistes de Bellevaux, réfugiés en Suisse depuis trois ans, et que la bienveillance du clergé de Besançon rappelait à ce moment dans leur patrie. On leur offrait la ferme du Roucheret, près Ornans ; la bienveillance des autorités civiles, et la générosité de la commune où était situé ce domaine, égalait l'empressement du clergé. Ils acceptèrent une proposition dans laquelle ils croyaient reconnaître la bénédiction du ciel. L'acte d'acquisition fut conclu le 8 septembre 1834, jour de la Nativité de la sainte Vierge. Ce rapprochement leur inspira l'idée de mettre leur nouveau monastère sous la protection spéciale de la mère de Dieu, et ils lui donnèrent le nom de Val-Sainte-Marie. Ils quittèrent Géronde le 6 novembre, au milieu des regrets des Valaisans, et firent leur entrée au Val-Sainte-Marie, à la grande joie des communes voisines, le 11 du même mois (1834).

Nous ne parlons pas de la Sainte-Baume, qu'une mauvaise administration avait ruinée, et qu'on jugea convenable d'abandonner, ni de Saint-Aubin qui, selon les conclusions du rapport de dom Antoine, fut et demeura supprimé.

Les monastères de religieuses qui appartenaient à la congrégation de France étaient Sainte-Catherine-de-Laval, le Mont-des-Olives ou Œlenberg, deux abbayes qui, par ce titre, prennent rang avant toutes les autres maisons, les Gardes, près de Bellefontaine, Mondaye, Notre-Dame-de-Toute-Consolation, au faubourg de Vaise, à Lyon. Joignons-y une filiation de la Trappe de Vaise, qui s'organisait dans le temps même où les cardinaux travaillaient au décret constitutif de l'ordre. La révérende mère Victime cherchait depuis longtemps un lieu convenable pour y établir une partie de sa communauté. Elle découvrit Maubec, près de Montélimar, à trois lieues d'Aiguebelle, et, le 25 août 1834, elle y installa à-peu-près la moitié des religieuses de Lyon. Quelques jours suffirent à disposer une chapelle provisoire, un chapitre et tous les lieux réguliers, et l'on travailla activement à clore la propriété par des murailles. Ce nouveau monastère devait prendre en peu d'années de grands développements.

L'article V du décret établissait un chapitre général, que l'abbé de la Grande-Trappe devait tenir tous les ans. En vertu de cette prescription, le chapitre général fut convoqué pour le 24 mai 1835. Les abbés ou les prieurs des divers monastères s'y rendirent, et l'on y rédigea des réglo-mens qui avaient pour but de régulariser la congrégation, de fixer les usages qui devaient être communs aux deux observances et ceux qui étaient particuliers à chacune d'elles selon la règle de saint Benoît ou les constitutions de l'abbé de Rancé. Ces règlements ont constitué la vie de la Trappe telle qu'elle s'observe encore aujourd'hui. C'est donc ici que se place naturellement, et comme conclusion de toute cette histoire, le tableau de la vie quotidienne du Trappiste.

Le Trappiste, qui suit la règle de saint Benoît, conformément aux constitutions de Cîteaux, commence sa journée à deux heures du matin les jours ordinaires, à une heure les dimanches et à certains jours de fête, à minuit aux grandes fêtes qui ne se représentent qu'une douzaine de fois par an. Au sortir du dortoir, il descend à l'église pour chanter ou psalmodier, selon l'importance du jour, l'office nocturne. Cet office finit exactement à quatre heures. Suit une heure d'intervalle que les prêtres consacrent à dire la sainte messe, les autres à la servir ou à faire de pieuses lectures. A cinq heures en été, on chante prime, puis on assiste en communauté à la messe matutinale, si l'importance du jour l'exige, ou on entre au chapitre des coulpes où chacun s'accuse des fautes extérieures qu'il a pu commettre contre la règle. A six heures commence le travail des mains qui dure jusqu'à neuf heures. On rentre ensuite au monastère pour chanter tierce, la grand'messe et sexte. Après sexte, à onze heures et demie, le dîner qui dure ordinairement quarante minutes. Après les grâces, la méridienne jusqu'à une heure et demie. Du dortoir on passe à l'église pour chanter none. Quelques minutes avant deux heures, on retourne au travail. A cinq heures, vêpres suivies d'un quart d'heure d'oraison. A six heures le souper, suivi d'un intervalle d'une demi-heure. A sept heures la lecture en commun sous le cloître, complies et le Salve Regina : on se couche à huit heures.

Quand la nécessité l'exige, on ajoute au travail des mains une partie du temps destiné aux offices. On substitue, par exemple, une messe basse à la grand' messe de communauté ; on psalmodie au lieu de chanter ; quelquefois on récite l'office en plein champ, pour gagner les moments que prendrait le retour des champs au monastère, et du monastère aux champs. On peut également, dans les circonstances extraordinaires, changer les heures des exercices pour les accommoder aux variations de la température, ou aux besoins les plus pressants des foins et des moissons.

En hiver, conformément à la sage prévoyance de saint Benoît, l'ordre des exercices est modifié pour s'approprier à la saison. L'heure du lever ne change pas, mais tierce et la messe de communauté se chantent de huit à neuf heures. Le travail commence à neuf heures pour durer jusqu'à deux heures de l'après-midi, sauf une interruption clone demi-heure consacrée à serte. Ainsi, pendant la saison rigoureuse, le travail extérieur a lieu aux heures où le froid est moins vif, tandis que dans la belle saison il précède et suit les heures les plus chaudes de la journée. En hiver, le dîner n lieu à deux heures et demie, et le souper est supprimé. Un intervalle de trois quarts d'heure sépare le dîner de vêpres ; mais il n'y a pas de méridienne. En retour, la lecture et complies sont avancées d'une heure, et l'on se couche ù sept heures du soir, ce qui assure, dans cette saison comme dans l'autre, sept heures de sommeil. Dans le carême, le dîner, le repas unique, n'a lieu qu'après les vêpres, c'est-à-dire à quatre heures un quart. C'est l'époque la plus rigoureuse de la pénitence de la Trappe, mais elle ne dure que six semaines ; et d'ailleurs, ce surcroît d'austérités est parfaitement conforme, non-seulement à la règle de saint Benoît, mais à l'usage des chrétiens des douze premiers siècles, qui ne faisaient, dans le carême, qu'un seul repas, maigre, et à la fin du jour.

On voit déjà par ces indications que les Trappistes, qui avaient gardé jusqu'en 1831 les constitutions de la Val-Sainte, en abandonnèrent une partie pour se renfermer, selon leur promesse, dans les termes de la règle de saint Benoît, selon les constitutions de Cîteaux. Pour la même raison, ils cessèrent de coucher sur la planche, et reprirent l'usage de la paillasse piquée prescrite par le saint patriarche. Ils cessèrent aussi de s'imposer l'eau pour unique boisson, ils réglèrent que chaque monastère ferait usage de la boisson du pays : vin, cidre ou bière, dans la mesure fixée par la règle pour le vin. Ils portèrent si loin le scrupule, pour donner un témoignage incontestable de leur fidélité à leur parole, qu'ils supprimèrent jusqu'à certaines pratiques pieuses, introduites à la Val-Sainte, telles que la devise la sainte volonté de Dieu, qui depuis quarante ans se plaçait en tête de toutes les lettres et de tous les écrits des religieux. Ils décidèrent également, conformément à la règle, que le titre de dom ne se donnerait plus qu'à l'abbé. Autrefois, l'abbé de Rancé avait cru pouvoir le laisser aux simples religieux qui étaient prêtres ; dom Augustin n'avait pas modifié cet usage ; les religieux, qui avaient promis d'observer fidèlement, dans toute son intégrité, la règle de saint Benoît, n'attribuèrent plus ce titre qu'à celui auquel saint Benoît le réserve. Ils supprimèrent encore des processions, des litanies chantées à certains jours, quoique ces pratiques de la Val-Sainte eussent été approuvées par le pape Pie VI, mais parce qu'elles n'avaient pas été connues de saint Benoît, ni des fondateurs de Cîteaux. En vérité, il est difficile de trouver, dans l'histoire de la ferveur et de la piété monastique, une obéissance plus exacte.

Après cela, faut-il croire que l'œuvre de dom Augustin fut anéantie par ses disciples, et que la réforme de la Val-Sainte ait été condamnée et déclarée inutile par ceux qu'elle avait formés à la vie religieuse ? Ce serait une grave erreur. Tout ce qu'il y avait d'essentiel, de fondamental, dans cette réforme, subsista. On se rappelle que dom Augustin, trouvant la réforme de l'abbé de Rancé incomplète, et elle l'était certainement, se proposa de la compléter, en procurant l'observation stricte de la règle comme les fondateurs de Cîteaux l'avaient entendue. En reprenant les pratiques de cette règle, omises par le premier réformateur de la Trappe, il en dépassa quelques-unes, et ajouta aux austérités primitives ; nous l'avons dit au commencement de son histoire. Or, en 1834, ses disciples ne supprimèrent que ces inventions d'un zèle peut-être trop généreux, mais gardèrent toutes les prescriptions de la règle qu'il leur avait rendues ; ainsi les jeûnes primitifs sans collation, ainsi le travail des mains dans son étendue antique, ainsi la disposition des exercices de la journée, sauf le lever, dans toutes les saisons. C'est donc à la Val-Sainte et à dom Augustin que la chrétienté est redevable d'avoir encore aujourd'hui, douze siècles après la mort du législateur saint Benoît, de véritables et parfaits Bénédictins.

Les règlements de 1834 ne changèrent rien à la nature et à la qualité de la nourriture bénédictine et cistercienne. Abstinence de viande, de poisson, d'œufs et de beurre, pour les religieux en bonne santé, cet usage subsiste comme au temps de saint Etienne et de saint Bernard. On ne supprima rien non plus de la loi du silence, dont nous avons tâché de faire comprendre le véritable sens dans l'introduction de cet ouvrage. Nous renvoyons à cette explication.

A côté des religieux de chœur, se placent les frères convers, spécialement destinés au travail des mains, et exempts du chant de l'office. Ils se lèvent et se couchent à la même heure que les religieux de chœur. Ils assistent à l'office nocturne, mais non à ceux du jour, excepté le dimanche ; ils se contentent, à l'heure de chaque office, de réciter, au lieu même où ils se trouvent, quelques courtes prières. Ils ont les mêmes repas que les religieux de chœur, deux en été, un en hiver ; mais dans toutes les saisons, excepté les jours de jeûne d'Église, il leur est accordé le matin, avant le commencement du travail, un soulagement qu'on appelle le mixte, une soupe, ou quelques onces de pain, et une demi-mesure de boisson.

Pour les malades, religieux de chœur ou convers, la loi de l'abstinence est supprimée, selon la règle ; ils peuvent user, non-seulement de beurre et d'œufs, mais encore de viande.

Venons maintenant aux Trappistes, issus de Darfeld, qui ont repris en 1815 les constitutions de l'abbé de Rancé. Ils se lèvent et se couchent aux mêmes heures que leurs frères de l'autre observance ; ils observent également le silence, et l'abstinence de viande, de poisson, de beurre et d'œufs. Ils chantent ou psalmodient les mêmes offices, mais leurs jeûnes sont moins rigoureux, les religieux de chœur travaillent moins longtemps : il résulte de là une différence notable, dans la disposition de la journée, entre la règle de saint Benoît et leurs constitutions. Ainsi, en été, ils dînent à dix heures et demie, et soupent à cinq heures. En hiver, ils dînent à midi ; dans le carême et les autres jeûnes d'Eglise, à midi et demi, et le soir, à cinq heures, ils prennent une collation, qui est de deux onces de pain et d'un demi-verre de boisson. Ils doivent travailler une heure et demie le matin, ce qui a lieu dans l'été avant la messe de communauté, et dans l'hiver après cette messe ; une heure et demie dans l'après-midi, ce qui a lieu, en été, entre none et vêpres, en hiver entre le dîner et vêpres. Cette disposition des repas et cette brièveté du travail changent nécessairement les heures des offices réglées par saint Benoît, et multiplient les intervalles, c'est-à-dire les temps de repos où les exercices communs étant suspendus, chacun peut se livrer aux inspirations de sa dévotion particulière. Ainsi, pour dîner à dix heures et demie en été, il faut chanter sexto à dix heures ; pour dîner à midi et demi en carême, il faut chanter non-seulement none, mais vêpres à l'heure de midi, afin de conserver un souvenir de saint Benoît, qui veut que, dans ce saint temps, le chant de vêpres précède le dîner. Ainsi, pour partager entre toutes les parties de la journée les exercices communs, il y a intervalle, en été, entre le travail du matin et le chant de tierce, intervalle entre le dîner et la méridienne, intervalle entre le travail du soir et les vêpres, intervalle entre le souper, qui finit à cinq heures et demie, et la lecture avant complies, qui ne commence qu'à six heures et demie : il y a de plus longs intervalles en hiver, et surtout en carême, dans la seconde partie du jour, puisque vêpres et le dîner finissant à-peu-près à une heure, il ne reste, jusqu'à sept heures, qu'une heure et demie de travail et le chant de complies. A Dieu ne plaise que nous nous permettions de ne pas rendre justice à l'abbé de Rancé ; nous avons fait nos preuves du contraire, et en racontant l'histoire de sa réforme, nous croyons avoir démontré combien nous respections une œuvre entreprise et exécutée dans un siècle si difficile. Mais quand on la rapproche des idées de notre temps, et de la pratique complète de la règle de saint Benoît, elle ressemble un peu à une réforme de grand seigneur ; elle apparaît comme un essai de la pénitence, une expérimentation, à petites doses fréquentes, sur des esprits et des corps timides, et se défiant de leurs forces devant une si grande nouveauté. Aussi, dans la plupart des monastères qui suivent, depuis 1815, les constitutions de l'abbé de Rancé, on a bien conservé l'heure et le nombre des repas fixés par lui, mais on donne au travail des mains la plus grande partie des intervalles. Il suffit, pour s'en convaincre, de visiter Bricquebec, le Gard, ou le Mont-des-Cats.

Les religieuses Trappistines, admises dans la congrégation, devaient recevoir de nouveaux règlements. Le chapitre général de 1835 rédigea pour elles des constitutions qui furent approuvées l'année suivante par le Saint-Siège.

Les Trappistines suivent en grande partie les pratiques des Trappistes, mais quelques adoucissements ont été jugés nécessaires à l'infériorité naturelle de leurs forces. Elles se lèvent et se couchent aux mêmes heures, elles chantent les mêmes offices. Mais leur nourriture est un peu plus substantielle et plus abondante, les jeûnes moins longs. Le dîner, dans les temps ordinaires, est à dix heures et demie ; aux jeûnes d'ordre, à onze heures et demie ; aux jeûnes d'Église à midi. Le souper, ou la collation, est à cinq heures ; à la collation elles ont six ou cinq onces de pain et quelques fruits ; l'usage du lait ne leur est interdit que les vendredis hors du temps pascal, les mercredis de carême, et pendant la semaine sainte.

Les Trappistines gardent le silence bénédictin, même pendant une petite récréation qui leur est accordée après le dîner. Après le dîner, on se promène au jardin une demi-heure pleine, un livre ou le chapelet à la main ; le silence sera si exact pendant ce temps qu'on ne parlera pas même à la première supérieure.

Elles travaillent des mains pour se suffire à elles-mêmes, pour donner aux pauvres de leur travail. C'est à cette condition seulement qu'elles sont filles de saint Benoît : Les sœurs s'appliqueront de préférence aux ouvrages les plus simples, comme filer, coudre, etc., et autant qu'elles le pourront, elles aideront à faire le pain, le jardin, la cuisine, les lessives, et autres choses qui se pratiquent dans un ménage ; évitant quantité d'ouvrages superflus, qui n'auraient pour but que de satisfaire la vanité et la curiosité. Elles ne feront jamais de broderie, surtout en or et en argent, si ce n'est pour le dehors.

Les supérieures, abbesses ou prieures, sont élues par les religieuses, mais pour trois ans seulement : au bout de ce terme, la révérende Mère doit être réélue ou remplacée : pour être réélue une seconde fois, il faut qu'elle obtienne les deux tiers des voix ; pour être réélue une troisième, une quatrième, une cinquième fois, etc., il faut qu'elle réunisse l'unanimité des voix.

Quant au tiers-ordre, il n'en était pas question dans le décret pontifical, on ne s'en occupa pas dans le chapitre général. Cette institution ne pouvait pas subsister en présence des lois qui régissent en France l'instruction publique ; on la laissa s'éteindre successivement.

L'organisation que nous venons d'exposer, en constituant les monastères de la Trappe, a décidé la prospérité dont ils jouissent maintenant. Telle a été la cligne récompense de tout ce qu'ils avaient entrepris depuis plus de quarante ans, de tout ce qu'ils avaient souffert, soit dans l'exil, soit dans la patrie, soit dans les prisons, soit dans la liberté, pour l'honneur de la vie monastique, et pour la défense de l'Église romaine. L'unité de gouvernement, comme l'accord des volontés et des intentions, donne et entretient la vie ; c'est le schisme, c'est la division, qui affaiblit et qui tue ; l'Esprit-Saint a dit : ceux qui se détournent de la voie deviennent inutiles : declinaverunt, simul inutiles facti sunt. Sous la direction d'un chef unique, sous la surveillance du chapitre général, par les visites régulières, par les décisions prises en commun, les moindres négligences sont réprimées, les moindres abus réformés. La congrégation croît chaque jour en vertus, le nombre des moines augmente, et les hommes du monde qui visitent les solitaires s'en retournent édifiés et consolés ; ceux même qui croyaient y trouver à reprendre et à condamner, ceux qui étaient venus pour maudire, s'en retournent en bénissant. La simplicité, qui ne recherchait que Dieu et l'accomplissement de sa justice a conquis, comme par surcroît, la considération publique.

Depuis dix ans plusieurs monastères de la congrégation de France ont reçu de grands développements. Nommons d'abord la Trappe proprement dite ; elle ne faisait que renaître, que sortir des décombres lorsque le décret pontifical la reconnut solennellement pour la mère et le centre de l'ordre. Les travaux ont heureusement continué autour de la nouvelle Maison-Dieu. Sur ce terrain stérile que la main de l'homme n'avait pas exercé depuis quarante ans, ou que recouvraient des ruines, de beaux jardins ont été alignés et développés, parmi lesquels on distingue un verger en terrasse, où jaillit dans un bassin, et de là dans plusieurs réservoirs, l'eau intarissable de la fontaine Saint-Bernard. Les terres extérieures, les landes, les tourbes, les bruyères, ont été changées par des défrichements successifs, en champs ou en prairies ; l'emploi intelligent de la marne a renouvelé la nature d'un sol ingrat, et les engrais artificiels, si artistement préparés, ont suppléé à l'insuffisance des fumiers. Les bâtiments d'exploitation agricole, les étables, se sont agrandis, et l'établissement du nouveau moulin a offert aux habitants du voisinage un avantage réel, en même temps qu'il assurait un nouveau revenu à la maison.

L'exercice de la médecine avait rendu la Trappe célèbre même avant la révolution. Il continue de la rendre chère à ses voisins. Non-seulement le docteur Debreyne, appelé en religion le père Robert, a obtenu de l'autorité ecclésiastique dispense de la prohibition portée contre les religieux, et il a pu se consacrer tout entier à un travail si bien apprécié des pauvres et même des riches, mais encore il s'est adjoint depuis quelques années un autre médecin, son élève, beaucoup plus jeune, qui est destiné à lui succéder, et qui pratique la haute chirurgie. La capacité, et les heureux succès de cet opérateur ont augmenté la réputation médicale de la Trappe ; et toutes les fois qu'il s'agit dans la contrée d'une opération difficile, on dit communément : cela ne peut se faire qu'à Paris ou à la Trappe.

Enfin la Trappe a conservé jusqu'à présent, et nous espérons qu'elle conservera pendant de longues années, son réparateur, son abbé, dom Joseph-Marie ; et ce n'est pas là une des moindres causes de sa prospérité. Dieu a réuni, dans ce bon et vénérable père, toutes les qualités qui pouvaient en faire l'instrument de ses desseins de miséricorde. II lui a donné, avec une aimable simplicité, une haute intelligence que les infirmités n'altèrent pas, captive quelquefois dans un corps débile, mais toujours supérieure aux faiblesses de la nature par l'énergie de la volonté. On peut dire qu'il a tout créé dans son monastère, et loin de blesser ici ses religieux qui ont si bien exécuté ses plans, nous sommes certain qu'ils nous sauront gré de lui rendre publiquement ce témoignage de leur reconnaissance. C'est lui encore qui gouverne tout, car il est à la hauteur de toutes les questions, qui voit tout sans affectation de surveillance, qui pourvoit à tout sans effort et sans trouble. Un coup-d'œil le met au courant des affaires, une réflexion lui fait découvrir des ressources imprévues, un mot de sa bouche, un conseil répare ou prévient des fautes, des erreurs, des tentatives inutiles ou dangereuses. Obligé à de fréquents voyages, pour la visite régulière des maisons dont il est le général et père immédiat, il met à profit pour sa famille ces absences qui trop souvent le séparent d'elle. Il observe les inventions, les progrès de l'industrie ou de la culture moderne, il choisit celles qui peuvent convenir aux travaux de ses frères, et il importe à la Trappe ce qu'il a découvert de bon dans le monde. Il essaie sans présomption, et il adopte sans hésitation ce qu'il a éprouvé ; car il est l'ami du progrès véritable, et il sait que la règle de saint Benoît, qui doit durer jusqu'à la fin du monde, a été faite et calculée, par la prévoyance universelle de son auteur, pour l'usage de tous les siècles. Dévoué, comme un père qui comprend ses devoirs, à la Trappe dont il est le supérieur local, il l'est également aux autres monastères de sa congrégation dont il se regarde moins comme le chef que comme le défenseur. Il veille infatigablement au maintien de leur régularité, et à la défense de leurs intérêts, et il leur évite les difficultés que peuvent leur susciter, à une époque de transition comme la nôtre, les hommes qui ne comprennent pas encore la position nouvelle et les droits certains des ordres religieux.

Melleray avait été troublée et désolée en 1831 par un attentat à la liberté individuelle et au droit de propriété. Depuis ce temps, il n'y restait qu'un petit nombre de religieux, qui avaient cru prudent de ne pas porter leur habit et de ne pas chanter l'office, excepté le dimanche. La plus grande partie des terres avait été affermée de nouveau, les bras des moines ne suffisant plus à la culture ; seulement dom Antoine, pour conserver les résultats des travaux précédents, avait imposé aux fermiers l'obligation de suivre les méthodes qui lui avaient si bien réussi à lui-même. Lorsqu'il sembla que les esprits étaient enfin calmés et que l'autorité locale pouvait, sans se compromettre, rendre la liberté à des moines qui ne demandaient qu'à être considérés comme citoyens, dom Joseph-Marie et dom Antoine firent auprès du gouvernement les démarches nécessaires et obtinrent aux habitants de Melleray le droit de pratiquer, sur leur domaine, le genre de vie qui leur convenait, en se conformant aux lois qui règlent les rapports et les devoirs des citoyens propriétaires entre eux et avec l'État. Cette réparation s'accomplit vers la fin de 1837. Les religieux restés à Melleray reprirent l'habit monastique, les autres Français qui avaient cherché asile dans quelques-uns des monastères de la congrégation, s'empressèrent de rejoindre leurs frères, et dom Antoine eut le bonheur de voir sa famille réunie, à l'exception des Irlandais, après six ans de séparation. Il n'a pas joui longtemps de ce bonheur. Il est mort le 6 janvier 1839, à l'âge de soixante-quinze ans. Mais son esprit vit après lui dans son digne successeur, dom Maxime Melleray a déjà repris la plus grande partie de son ancienne prospérité, et le nombre de ses religieux, plus encore que le rang d'ancienneté, en a fait un des premiers monastères de la congrégation.

Aiguebelle avait recouvré, vers la fin de 1834, son titre d'abbaye. Le père Étienne, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, avait été élu abbé par ses frères. Il en remplit les fonctions pendant trois ans, mais en 1837 il donna sa démission. Il vécut encore jusqu'en 1840, pratiquant, dans cet âge avancé, la plus grande partie des austérités dont il avait contracté la sainte habitude à la suite de dom Augustin. Le nouvel abbé, dom Orsise, intrépide propagateur de la règle de saint Benoît, et secondé admirablement par le zèle de ses frères, a augmenté la prospérité d'Aiguebelle. Il a remis à neuf les bâtiments, distribué plus utilement les lieux réguliers et rendu les terres encore plus fertiles. Une grande épreuve, en 1840, n'a fait que suspendre un moment les résultats de tant d'efforts. Dans la nuit du 17 septembre, un ouragan terrible s'abattit sur la vallée, une pluie de quatorze heures fit déborder les torrents. L'inondation subite et furieuse emporta les ponts construits par les religieux, les arbres fruitiers, les vignes, les légumes ; les travaux de vingt-cinq années semblèrent anéantis ; la perte était évaluée au moins à 50.000 francs. Dom Orsise, revenant du chapitre général, ne reconnaissait plus une terre qu'il avait laissée si prospère ; mais comme les épreuves n'étonnent pas les vrais disciples de saint Benoît, il se contenta de dire : Dieu nous avait donné ces biens, Dieu nous les a ôtés ; que son saint nom soit béni. Les amis de la maison n'apprirent pas sans utilité pour elle le coup qui venait de la frapper, et les religieux ne se manquèrent pas à eux-mêmes. Non-seulement les désastres sont aujourd'hui réparés, mais deux ans après, le père abbé avait pu agrandir encore la propriété. Aiguebelle, par sa position au midi de la France, dans une contrée qui n'a pas d'autre monastère de la Trappe, était déjà, sous le père Étienne, le rendez-vous d'un grand nombre de bons et fervents religieux. Dom Orsise n'a pas découragé les vocations qui se sont présentées à lui : en 1842, Aiguebelle comptait cent soixante religieux.

Bricquebec a conservé son fondateur, le bon et aimable père Augustin, et recueilli, sous sa direction, les heureuses conséquences de ses entreprises. Les défrichements ont continué, les moulins ont reçu des améliorations considérables. Un frère convers, qui savait à peine lire à son entrée en religion, devenu, par amour du bien de ses frères, et sans rien perdre de sa simplicité, un habile mécanicien, a réparé les anciens moulins et leur a donné une supériorité incontestable sur ceux du pays. Mais comme l'eau leur manque à certaines époques de sécheresse, il a récemment entrepris un moulin à vent sur un nouveau modèle, imaginé par lui, et dont il a dessiné toutes les parties avec une précision admirable. Ce moulin s'élève sur une pyramide de 18 mètres de haut, et il est si bien construit et disposé, qu'il se tourne de lui-même au vent. Bricquebec est heureux en frères convers. Le bâtiment qui avait d'abord servi de monastère fut presque entièrement brûlé en 1839. Un frère convers, qui n'avait jamais été charpentier ni maçon, s'est chargé de le rétablir ; mais, ce qui est plus étonnant, c'est que pour y pratiquer une cave, il a déblayé cette construction dans toute sa longueur, à une profondeur de 2 mètres et demi, l'a reprise en sous-œuvre et a établi une voûte de grosses pierres brutes, dans laquelle il ne s'est pas fait la moindre lézarde. Ce frère avait dressé lui-même le pont de voussure, et avait si bien disposé les clefs de support, que lorsqu'il les fit sauter, on ne sentit pas le moindre dérangement. Le plus habile architecte n'aurait pas mieux réussi. Bricquebec, érigé en prieuré dans la seconde année de son existence, fut érigé en abbaye, sur la demande de dom Joseph-Marie, en 1836. Le père Augustin, élu par les suffrages unanimes de la communauté, a été béni par l'évêque de Coutances, le 28 janvier 1837.

Il n'y a pas jusqu'aux plus petits monastères qui n'aient suivi l'élan général et qui n'aient vaincu les difficultés immenses que leur opposaient ou la stérilité de la terre, ou la pauvreté, ou le nombre trop modique de leurs religieux. Nous citerons entre autres la Trappe du Mont-des-Cats, aujourd'hui gouvernée par le R.-P. Athanase, et qui, par la continuité infatigable de ses modestes entreprises, est devenue une solitude régulière et complète. Peu-à-peu on a mis les cloîtres en bon état, on a bâti une église, on a pourvu aux différents besoins du culte ; un des religieux a confectionné lui-même les ornements nécessaires à la célébration des saints mystères. Les habitons de ce pieux asile ne sont pas nombreux, mais leur piété est fervente et leur courage indomptable. En 1841, on y comptait treize religieux de chœur, trois novices et un postulant, dix-neuf convers profès, et un novice, deux frères familiers. On y admirait, parmi les convers, trois frères, seuls enfants d'un propriétaire riche du département. Comme la famille de saint Bernard, ils ont tous préféré Dieu aux biens de la terre et renoncé à la considération que la fortune paternelle leur assurait, pour les plus humbles fonctions de la vie monastique. Un d'eux est portier du monastère ; un des frères de saint Bernard, André, veillait ainsi à la porte de Clairvaux ; les deux autres dirigent la culture de la terre, conduisent les chevaux et font les divers voyages que réclament les besoins de la maison.

Mais non-seulement la congrégation de la Trappe a conservé et agrandi les monastères qui existaient au moment où elle a été constituée, elle en a encore augmenté le nombre. Au commencement de 1841, les Trappistines de Sainte-Catherine-de-Laval ont envoyé une colonie dans le diocèse de Saint-Dié, département des Vosges, à Eubexy, près Charmes. Cette tentative a parfaitement réussi, et donne aux pères du chapitre général les plus heureuses espérances. Dans la même année, le diocèse de Vannes sollicita l'établissement d'un monastère d'hommes. Les plus belles promesses de la part du clergé, les plus puissants motifs de confiance de la part d'une population toute chrétienne, décidèrent dom Joseph-Marie à écouter les sollicitations. Né dans ce diocèse, et un des anciens maîtres de ce clergé, il ne put résister à l'amour de la patrie et au désir de propager l'ordre dont il est le chef. Une pieuse dame céda, à des conditions avantageuses, le petit château de Thymadeuc, près de Rohan, à quatre lieues de Josselin. Une prairie assez vaste, sur le bord d'une rivière canalisée, de hautes futaies, un jardin et deux fermes, parurent un domaine suffisant pour commencer une fondation. Un religieux, autrefois prieur à la Grande-Trappe, très habile à se créer des ressources, un de ces hommes qui ne perdent rien de leur régularité dans les rapports fréquents avec le monde, y fut envoyé avec quelques autres, moins pour former immédiatement une communauté, ce que l'état des lieux rendait impossible, que pour préparer une solitude vraiment monastique aux vocations nombreuses qui attendent avec impatience le moment de l'admission. Le père Bernard — c'est le nom de ce supérieur — est en pleine voie de succès. En trois ans il a bâti une belle église, où l'on admire déjà de magnifiques sculptures sur bois, et la plus grande partie du monastère. Il peut dès à présent accepter des novices, et, avant un an, sans doute, la Trappe de Thymadeuc, par sa prospérité et ses accroissements, comblera les vœux de ces fervents Bretons, prêtres ou laïques, qui ont si généreusement concouru à sa formation. Elle sera, pour une contrée pauvre, une double ressource, et par ses bienfaits, et par l'exemple de ses travaux. Il est peu de pays en France qui aient un aussi grand besoin d'une habile direction pour les travaux agricoles. On le comprend sans peine dès qu'on a visité le Morbihan, touché ce sol de roc ou aperçu ces vastes landes ou ces champs de fougère et de sarrasin. Ce sera aussi pour les âmes vraiment chrétiennes une grande consolation, de voir renaître l'ordre de Cîteaux, par la réforme de la Trappe, dans le voisinage de cette antique abbaye de Prières, qui garda longtemps un rang si distingué parmi les monastères de l'Etroite-Observance.

La plus importante des fondations récentes de la Trappe, c'est sans contredit celle de Staouéli, près d'Alger. Un député du département de l'Orne, dévoué de cœur et de raison aux intérêts de l'Algérie, M. de Corcelles, n'avait pu voir les travailleurs de la Trappe sans les aimer, et sans comprendre quelle utilité de tels maîtres apporteraient, par leurs exemples, aux colons de notre belle France africaine. Il pressentit les dispositions de dom Joseph-Marie à cet égard, et les trouvant favorables, il proposa son projet au ministre de la guerre, le maréchal Soult. C'est donc à M. de Corcelles que la France sera redevable des grands résultats qu'elle attend, puisque le premier il en a eu la pensée et la conscience. Le maréchal Soult répondit avec bienveillance et empressement. Dom Joseph-Marie était alors (juin 1842) clans le midi, en tournée de visites régulières. Sollicité par M. de Corcelles de se rendre sans retard en Algérie, et assuré de la bonne volonté du pouvoir, il s'embarqua avec l'abbé d'Aiguebelle, pour aller examiner, sur les lieux mêmes, les chances de succès et d'utilité. L'accueil du gouverneur-général fut parfait. Il n'est pas dans notre caractère de flatter personne, encore moins les grands du monde et les hauts fonctionnaires de l'Etat ; mais si la réserve nous semble un devoir quand il s'agit de louer les vivants, nous ne croyons pas que cette réserve ait le droit d'être injuste, et il y aurait injustice à ne pas raconter au moins le bien. Le général Bugeaud, devenu depuis maréchal et vainqueur d'Isly, aime trop la discipline et l'agriculture pour ne pas aimer les Trappistes. Il a d'ailleurs trop de franchise et de bonne foi pour contester à un citoyen le droit de porter l'habit qui lui plaît, et pour méconnaître les services réels, sous quelque nom qu'ils soient rendus à la société. Il permit, en conséquence, aux deux abbés de visiter l'Algérie, les seconda dans cette exploration, et leur laissa le choix entre toutes les terres vagues qui attendaient des cultivateurs. L'affaire ne fut pas conclue immédiatement, mais au mois de juillet 1843, le maréchal, ministre de la guerre, concéda aux Trappistes un vaste domaine dans la plaine de Staouéli, à quelques lieues d'Alger, comprenant 1.020 hectares de terre presque tous en friche. Les conditions furent les mêmes que pour les autres colons. Les religieux durent former une société d'agriculteurs avec laquelle le gouvernement traita, comme il traite avec les individus ou les compagnies. La société s'engageait à défricher en dix ans les terres concédées, à planter chaque année 2.000 arbres ; au bout de dix ans, le défrichement étant achevé, elle aura la propriété de la terre. Le gouvernement prêtait une somme de 62.000 francs, et fournissait en bestiaux, en riz et légumes, de quoi subvenir aux besoins de la première année. La société doit payer l'intérêt de la somme prêtée jusqu'à restitution, et, quand la terre sera en rapport, payer l'impôt et les droits de mutation. Ainsi, l'Etat a reçu les Trappistes en Algérie comme citoyens, et nos religieux ne demandent pas d'autre faveur. Ils remplissent les conditions imposées aux autres citoyens, et en retour leurs droits, pareils à ceux des autres citoyens, sont garantis par la loi commune.

Les Trappistes qui ont commencé la fondation de Staouéli sont presque tous sortis d'Aiguebelle, quelques religieux de la Grande-Trappe ou de Melleray s'y sont joints. Les commencements sont pénibles sans cloute. Il a fallu bivouaquer dans des baraques de bois, dormir au milieu des hyènes et des chacals, et subir les influences funestes d'un climat inaccoutumé et variable, et les exhalaisons, les miasmes, d'une terre que la main de l'homme n'avait pas remuée depuis plusieurs siècles. Déjà même sept des fondateurs ont succombé ; mais pour de si nobles cœurs la mort de leurs frères est un engagement de plus. Ils ont maintenant à garder ces reliques sur lesquelles Notre-Dame de Staouéli est fondée. La mort est forte comme l'amour ; le lien qui rattache les vivants aux tombeaux est le plus indissoluble des liens. Les Trappistes tiennent encore à l'Algérie par le bien qu'ils y ont déjà accompli, par les résultats agricoles qu'ils ont produits dès la première année, par les effets de leur charité sur les enfants arabes, par l'affection respectueuse que les musulmans portent à ces marabouts chrétiens. Enfin ils vont entrer en possession d'un monastère régulier. Les travaux de cette construction, dirigés par des officiers supérieurs, accomplis en partie par des soldats, favorisés par la bienveillance infatigable du gouverneur-général, touchent à leur terme, et nous lisions récemment, dans une note venue d'Afrique, qu'aucun autre monastère de la Trappe n'égalerait celui-ci en étendue et en beauté. Honneur donc aux hommes qui ont compris la puissance de la religion, et qui lui ont rendu un si solennel hommage en l'appelant à leur secours. La Trappe de Staouéli s'élève à l'endroit même où débarqua, en 1830, l'année conquérante, et un de ceux qui servaient alors la France comme soldat, la sert aujourd'hui comme frère convers. Ainsi, après que la guerre a conquis le sol par la force, la religion vient en assurer la propriété par la civilisation ; après l'épée la prière, après le soldat le moine, après la violence le travail ; nous avons trouvé cette pensée dans une lettre du maréchal Bugeaud à labbe de la Trappe, et nous lui en laissons tout le mérite.

Encore quelques mots et nous finissons.

Les monastères de la Trappe, situés en France, avaient été réunis en congrégation par le décret du 3 octobre 1834, mais les Trappistes des autres contrées, frères des Français, attendaient une décision pareille. En Belgique, Westmal, la plus ancienne des fondations de la Val-Sainte, après avoir été approuvée par le roi de Hollande même, avait été affranchie de toute surveillance protestante par la révolution qui délivra la Belgique. Elle avait pris depuis cette époque un nouvel accroissement. Les religieux y avaient construit une hôtellerie, une bibliothèque, un atelier de relieur de livres, une procure pour le cellérier. Ils avaient encore établi une imprimerie, et obtenu de l'archevêque de Malines la permission d'imprimer tous les livres liturgiques de l'ordre de Cîteaux ; avantage immense pour eux-mêmes et pour toutes les autres maisons de leur réforme. En 1833, ils songèrent à rédiger des règlements, et à en solliciter l'approbation ; en 1831, ils en firent la demande formelle au Saint-Siège ; l'année suivante, ils envoyèrent à Rome deux religieux ; et enfin, en 1836, ils obtinrent le même avantage que leurs frères de France. Un décret pontifical du 22 avril 1836 érigea Westmal en abbaye, établit son abbé vicaire-général du président de l'ordre de Cîteaux, et lui subordonna tous les monastères de la Trappe qui existaient ou qui pourraient se former plus tard en Belgique. Par suite de cette décision, Saint-Sixte, filiation du Gard, devint une dépendance de Westmal. En 1838, cette petite congrégation s'est accrue par la fondation du monastère de Meersel, sur la frontière de la Hollande. Ainsi, la congrégation de Belgique se compose de Westmal, abbaye et maison-mère, de Saint-Sixte et de Meersel. Des documents qui nous ont été adressés au mois de mai 1814, se terminent ainsi : Westmal compte aujourd'hui cinquante-huit religieux, Saint-Sixte trente, Meersel vingt.

L'Angleterre, après avoir forcé Lulworth à l'exil avait reçu de nouveau les Trappistes dans les exilés irlandais de Melleray. Nous avons exposé dans le chapitre précédent la fondation de la Trappe d'Irlande, dont le père Vincent est encore le supérieur. Il nous reste à dire comment s'est fondée, en Angleterre même, une seconde Trappe. Un religieux du Mount-Melleray, étant venu en Angleterre pour les affaires de sa communauté, fut conduit par la Providence chez un protestant converti, M. Philips, qui conçut aussitôt la pensée d'assurer à la contrée qu'il habite le bien dont l'Irlande jouissait déjà. Il demanda si dom Antoine, abbé de Melleray, voudrait consentir à lui donner des religieux. Ce vœu étant exaucé, M. Philips céda un emplacement, consacré autrefois à la mémoire de saint Bernard, et l'argent nécessaire aux premiers besoins d'une communauté. Depuis, lord Schrewsbury a ajouté un don de 50.000 francs aux bienfaits du fondateur. Ainsi fut établi le Mont-Saint-Bernard, qui est devenu un centre de conversions nombreuses au catholicisme dans un pays presque entièrement composé de protestans. Le gouvernement anglais n'a jusqu'à présent manifesté aucun mauvais vouloir contre cette maison. On nous assure même que la reine Victoria, surprise mais non contrariée des éloges qu'on en faisait devant elle, a promis d'aller un jour visiter cette Trappe, et prononcé à ce sujet quelques mots d'admiration pour les services rendus par les moines dans les siècles catholiques. En élevant le supérieur du Mount-Melleray au titre d'abbé, le Saint-Père l'avait institué supérieur-général des monastères de la Trappe qui existaient déjà ou qui pourraient exister plus tard en Angleterre. La congrégation des Trappistes d'Angleterre comprend donc le Mount-Melleray, le Mont-Saint-Bernard et Stape-Hill.

Nous nous arrêtons ici avec joie, et tout ensemble avec tristesse. Avec joie, car nous nous arrêtons au milieu d'une époque de prospérité. Après avoir suivi les Trappistes, depuis cinquante ans, au milieu des persécutions, des épreuves, dans leurs exils si fréquents, dans leurs voyages si longs, nous les laissons dans la patrie, dans le repos, sous la garde de l'Eglise romaine et sous la protection des lois communes. Il y a sept cents ans, la Trappe n'était à son origine qu'une maison secondaire, qu'une petite partie d'un grand ordre, et aujourd'hui après s'être multipliée, contre toute attente, dans les persécutions même, la voilà devenue un ordre nouveau, divisé, non pas en trois monastères, mais en trois congrégations. Gardienne fidèle de la discipline monastique, elle a mérité d'être choisie de Dieu pour conserver, régénérer et rétablir la vie religieuse au milieu des peuples qui croyaient l'avoir anéantie ; gardienne non moins exacte de la charité fraternelle, par les services qu'elle ne s'est pas lassée de rendre à la société, elle a reconquis aux moines la considération publique dont ils semblaient dépouillés depuis un demi-siècle. Jamais l'opinion ne fut plus favorable que de nos jours a ceux dont nous avons retracé l'histoire. Le peuple a vu et il a compris que des moines travailleurs n'étaient pas à charge à la société puisqu'ils lui rendent plus qu'ils ne reçoivent d'elle ; que des moines citoyens qui ne veulent ni faveurs ni privilèges, mais qui portent le poids de toutes les charges publiques, avaient droit à la même liberté, au même respect que tous les autres 'labiums du sol ; et les anciennes haines, les murmures menaçants, les réclamations de la mauvaise foi, ont cédé la place à l'estime générale qui n'est pas le moindre avantage dont nous nous réjouissions en terminant.

Cependant cette joie, légitime et sincère, est mêlée d'un sentiment de tristesse qui est aussi un des droits de l'amitié. On ne se sépare pas sans regret d'un ancien et aimable compagnon. Si l'ouvrier s'attache à l'instrument d'un rude labeur, le rameur aux dangers des flots, si le captif lui-même trouve quelque charme au souvenir de sa misère, combien ce livre que nous terminons aujourd'hui n'a-t-il pas dû nous devenir cher pendant les cinq années que nous avons consacrées à le composer, et quelle ne doit pas être notre émotion, à la pensée que cette société nous manquera désormais ! L'histoire de la Trappe était toujours présente à notre esprit comme à notre cœur. Nous lui réservions sans partage tous nos loisirs, toutes nos heures de repos et de liberté, toute la bonne volonté que l'affection inspire : demain, et, avant demain, dans quelques instants, nous ne la retrouverons plus. La longueur même du travail et la fatigue de la composition nous étaient devenues une habitude précieuse, et cette habitude nous échappe, et nous faisons de vains efforts pour la retenir. Toutefois une pensée plus haute, plus chrétienne, nous console dans ces adieux : si nous cessons de raconter l'histoire de la Trappe, nous ne cesserons pas d'aimer les Trappistes : la fin de ce récit n'est pas la fin de nos rapports avec ceux qui nous en ont fourni le sujet. Nous ne perdrons pas l'habitude de les visiter, de nous édifier de leurs exemples, de profiter et de jouir de leur bienveillance. Nous les retrouverons eux-mêmes dans le temps, et, s'il plaît à Dieu, dans l'éternité : entre chrétiens l'amitié ne passe pas : l'éternité continue ou rétablit ce que le temps a commencé ou interrompu.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME ET DERNIER