LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXIII. — Étal des monastères de la Trappe à la mort de dom Augustin. Supériorité provisoire de dom Antoine, abbé de Melleray. Reconstruction de la Grande-Trappe. Révolution de juillet. Nouvelles épreuves des Trappistes et nouveaux succès. Fondations en Irlande et en Belgique.

 

 

Au moment de la mort de dom Augustin, les monastères de la Trappe avaient déjà pris un grand développement. On comptait à Melleray cent soixante-quinze religieux de chœur, convers et frères donnés ; quatre-vingts à Bellefontaine, non compris les réfugiés de la Grande-Trappe ; quatre-vingts à Aiguebelle, vingt à la Sainte-Baume, quatre-vingts au Port-du-Salut, soixante-quinze au Gard, trente-cinq au Mont-des-Olives, trente au Mont-des-Cats, trente à Bricquebec ; la petite maison de Saint-Aubin était la seule qui n'eût au-cime chance de durée. Il existait donc en France seulement six cent douze Trappistes, auxquels il faut joindre ceux de la Grande-Trappe qui n'avaient pas encore recouvré leur monastère propre, ceux de Westmal, de Sainte-Suzanne et d'Amérique. C'était là ce que les travaux de dom Augustin avaient rendu à l'Église pour les vingt-quatre qu'il avait emmenés en Suisse.

Les religieuses Trappistines ne formaient pas un nombre moins imposant. On en comptait quatre-vingt-six à Sainte-Catherine de Laval, quatre-vingts aux Gardes, quatre vingt-six à Lyon, trente-cinq à Mondaye, trente-cinq au Mont-des-Olives ; ce qui faisait un total de trois cent vingt-deux, sans y comprendre celles d'Angleterre. Cette institution appartenait tout entière à dom Augustin ; il avait, de lui-même, recueilli hors de France les religieuses éparses de divers instituts, et reconstitué les religieuses cisterciennes par les sacrifices généreux dont nous avons parlé plus haut. Quand on se rappelle les tribulations, les avanies, les persécutions éprouvées par l'ordre de la Trappe depuis trente-six ans, et qu'on trouve encore en dernier résultat ce chiffre étonnant de mille religieux ou religieuses, demeurés plus forts que toutes les puissances ennemies, il suffit de constater le fait pour louer dignement l'instrument de la Providence.

Quelques-unes de ces maisons étaient parvenues à une prospérité véritable. Ainsi Aiguebelle avait réparé tous ses bâtiments, mis en rapport toutes ses terres, et, par des plantations considérables de mûriers, préparé et assuré un avenir heureux. Ainsi Bellefontaine s'était agrandie, régularisée ; un véritable monastère s'était élevé sur l'emplacement de l'ancien ; la maison était en état d'être érigée en abbaye, ce qui eut lieu l'année qui suivit la mort de dom Augustin. Mais aucun monastère de l'ordre n'avait prospéré autant que Melleray ; il convient de nous arrêter un moment à considérer les travaux de dom Antoine et de ses religieux, puisque c'est par Melleray que la réputation agricole des Trappistes a commencé.

Les religieux de Melleray n'avaient gardé pour leur propre travail que cinquante-cinq hectares, le reste devait demeurer aux fermiers jusqu'à l'expiration des baux, en 1826. C'était d'ailleurs une étendue suffisante au commencement, puisque, outre leurs terres à cultiver, ils avaient à réparer leurs bâtiments. Sur cet espace, ils tracèrent l'emplacement de leur jardin, et créèrent des chemins et des prairies. Ils avaient obtenu la permission d'emporter d'Angleterre leurs instruments aratoires : la charrue écossaise, le rouleau pour pulvériser la terre, et les grandes herses ; ils s'en servirent avec avantage. Une première récolte de froment, seigle et avoine les encouragea. L'année suivante ils voulurent faire des prairies artificielles et semer du trèfle, cet essai manqua deux fois. Les habitons du pays, qui ne connaissaient pas cette culture, et qui l'avaient déclarée impossible, triomphaient de cet échec ; mais dom Antoine, comprenant que la préparation insuffisante du terrain en était la seule cause, y remédia par la culture du ray-grass, fort usitée en Angleterre, et qui produisit l'effet attendu. Les plus belles prairies artificielles furent la récompense de cette tentative, et les voisins convaincus vinrent avec empressement chercher à l'abbaye la graine du trèfle, qu'ils cultivèrent à leur tour avec un grand profit. Comme c'est le jardinage qui fournit la plus grande partie de la subsistance des Trappistes, on s'occupa dès le premier jour, concurremment avec la culture des champs, de l'établissement d'un jardin. La plus grande partie de la place qu'il devait occuper était en friche ou rompue par des fossés ; on fouilla hardiment ce sol stérile, on combla les vides, on pratiqua des écoulements aux eaux par des canaux souterrains ; puis on planta des arbres fruitiers de toute espèce, des treilles de chasselas furent dressées le long des murs ou des carrés ; les légumes prospérèrent en abondance ; le chou de la Vendée, la disette, le gros navet anglais appelé turneps, et par-dessus tout les pommes de terre, si utiles aux vrais moines de Saint-Benoît, et aux pauvres avec lesquels ils aiment à partager. Bientôt les Trappistes ne suffirent plus à la consommation de leurs légumes ils firent vendre l'excédant au marché de Châteaubriand. Dès qu'on eut vu au dehors les produits de leur travail, on se les disputa, et on fit en quelque sorte aux moines une obligation d'approvisionner les marchés. On commença à venir chercher des grailles de légumes, des plants d'arbres comme on avait fait la graine de trèfle. Bientôt les religieux, pour satisfaire à tous les désirs, établirent des dépôts dans les villes voisines, à Rennes, à Nantes, etc. ; et comme ils avaient à cœur de répondre à la confiance publique, ils perfectionnèrent encore les procédés de leur culture, et en particulier les moyens d'arrosage ; ils employèrent les pompes qui, par des tuyaux de toile, portaient l'eau à deux cents pieds. Ils introduisirent une amélioration non moins notable dans l'entretien du bétail. La race des ruminants est très médiocre en Bretagne ; il était difficile de la renouveler sans élément étranger ; dom Antoine fit venir des vaches du Cotentin, qui souffrirent un peu de la route, mais se remirent ensuite et donnèrent d'excellents élèves ; il en fut bientôt de la race bovine comme des légumes et des prairies : on vint de tous côtés chercher à Melleray les produits des troupeaux.

En 1826, les habitants de la contrée commençaient à reconnaître que leur routine était en défaut. Résignés à retirer peu de leurs terres, qu'ils croyaient incapables de rendre davantage, après avoir obtenu trois ou quatre récoltes d'un champ, ils le laissaient reposer ensuite pendant sept ou huit années. Neuf ans d'un travail soutenu leur avaient enfin appris que les terres s'améliorent par la variété des produits, et qu'elles peuvent rendre tous les ans. Ils le comprirent encore mieux, lorsque les fermiers de Melleray se retirant enfin, les moines se furent chargés eux-mêmes de la culture de tout leur domaine. Ils exécutèrent sur ces trois fermes ce qu'ils avaient essayé sur la première, mêmes défrichements, mêmes plantations, même variété de culture. Les joncs et les bruyères furent remplacés par les plus belles moissons, et la culture du trèfle se fit désormais en grand. Depuis cette époque surtout, le trèfle est devenu la richesse du pays. Dom Antoine avait voulu que les instruments aratoires, nécessaires à la communauté, fussent confectionnés dans la maison ; quand leur supériorité fut reconnue, on le pria de fabriquer pour le dehors des herses perfectionnées, des charrues écossaises ; et le grand nombre de demandes rendit nécessaire l'établissement de quatre soufflets de forge, qui étaient toujours en activité. Comme il fallait employer beaucoup de bras et un temps considérable à battre le blé, le seigle, etc., dom Antoine fit venir d'Angleterre une machine à battre, que l'eau met en mouvement, et qui rend dans un seul jour soixante hectolitres de blé et cent dix d'avoines, sans employer plus de six personnes. Cette nouvelle importation, si utile à une communauté qui a besoin de ménager le temps, fut un nouvel objet d'admiration, et un particulier pria dom Antoine d'en faire confectionner une semblable pour lui.

Ce qui rend les travaux de Melleray plus remarquables que ceux de tout autre cultivateur, c'est la faiblesse des ressources dont les moines disposaient. La propriété, au moment de leur arrivée, était affermée à 3.600 francs, et jamais dom Antoine ne voulut recourir aux quêtes ; mais l'union des esprits, l'habitude des privations, la résignation à la volonté de Dieu et la foi à la Providence, dirigent l'emploi du temps, soutiennent la persévérance, suppléent aux retards des résultats, et pourvoient à tous les besoins par la modicité même des besoins. Quelle n'est donc pas l'utilité matérielle d'un ordre religieux travailleur ? On peut affirmer que dom Antoine, auquel sa naissance et sa célébrité donnaient une importance assez grande, a contribué puissamment à répandre ce goût d'agriculture, dont s'honorent aujourd'hui les hommes les plus élevés dans la société. Dès qu'un visiteur intelligent se présentait à Melleray, le père abbé se faisait un devoir de le conduire partout, de lui expliquer les travaux déjà exécutés, de lui exposer les méthodes suivies par les moines, afin de propager au-dehors, et de multiplier, pour le bien de la société, les avantages qu'ils avaient eux-mêmes obtenus. On ne pourra nier du moins que la face du pays, qui entoure Melleray, n'ait été renouvelée par les exemples des Trappistes. Grâce à une imitation docile et lucrative, les jachères ont presque entièrement disparu, et tel champ qu'on ne cultivait pas, rapporte maintenant en dix-huit mois la valeur du fonds, par son produit en avoine, trèfle et ray-grass.

Dom Augustin étant mort, il fallait pourvoir à l'organisation des monastères de la Trappe. Le pape Léon XII nomma dom Antoine visiteur-général. L'abbé de Melleray fut chargé d'examiner l'état de toutes les maisons qui existaient en France, et de proposer les mesures capables d'établir, entre toutes ces filiations de la même mère, l'uniformité des pratiques et l'unité du gouvernement. Il était en même temps investi du pouvoir d'introduire provisoirement chez les religieuses les modifications qu'il jugerait indispensables. C'est ce voyage qui l'a mis en rapport avec le monde plus qu'il n'aurait voulu, et qui a fait sortir du cloître pendant plusieurs années, et rendu en quelque sorte publique, cette finesse d'esprit, cette amabilité de manières qu'il avait cru y renfermer pour toujours. On n'admira pas moins sa régularité inflexible, et sa parfaite humilité au milieu de l'empressement dont il était l'objet. Malgré ses soixante-trois ans, dont trente-deux de profession religieuse, il fuyait les soulagements les plus légitimes, et pour parcourir toute la France, de Nantes à Strasbourg, et de Bailleul à Marseille, il refusa de prendre une voiture particulière, quoique le nonce Lambruschini le lui conseillât instamment.

Dom Antoine visita tous les monastères de la Trappe, hommes et femmes. Il crut devoir prescrire des adoucisse-mens dans plusieurs communautés de femmes où le zèle excédait peut-être les règlements même de la Val-Sainte. C'est à ce moment qu'il interdit aux Trappistines de Mondaye ce vœu de victimes du Sacré-Cœur dont nous avons parlé. Il régla en général, pour les Trappistines qui suivaient les règlements de la Val-Sainte, qu'elles pourraient user de lait dans le carême, prendre, au lieu d'eau pure, la boisson du pays où chaque communauté était établie, que le lever n'aurait jamais lieu avant une heure du matin et que le dîner ne serait jamais plus tard que midi. Dans le rapport qu'il adressa au Saint-Père, il proposa la suppression du tiers-ordre, se fondant sur deux raisons ; la première, qu'en France l'instruction publique était confiée exclusivement à l'Université, et que le tiers-ordre ne remplissait pas les conditions exigées par le gouvernement ; la seconde, que Sa Sainteté voulant rétablir l'uniformité entre tous les monastères, cette uniformité était incompatible avec les règlements donnés au tiers-ordre par son fondateur.

Il demandait la suppression du monastère de Saint-Aubin, et la conservation de tous les autres. Quant aux moyens d'établir l'uniformité de pratiques, il semblait conseiller de prendre pour base les constitutions de l'abbé de Rancé, sans doute parce que ce nom avait été souvent invoqué dans les derniers temps ; mais il y mettait des restrictions que nous croyons devoir reproduire, parce qu'elles prouvent qu'il s'attachait plus à l'esprit qu'à la lettre de ces constitutions :

Monsieur de Rancé lui-même changerait bien des choses s'il se trouvait dans nos temps, et s'il avait à donner des règlements à des maisons qui sont resserrées par tant de besoins d'un côté, et tant de privations de l'autre.

 

Voici comment dom Antoine se prononce à propos du travail des mains :

Saint Benoît en prescrit à-peu-près sept heures. Il est vrai que l'office divin n'était pas alors aussi long qu'à présent. M. l'abbé de Rancé obligé de ramener à un travail manuel des religieux qui, depuis longtemps, en avaient perdu l'habitude, jugea avec sagesse qu'il ne fallait pas effrayer des hommes délicats, en donnant un temps trop prolongé à un exercice dont ils ne goûteraient probablement pas d'abord les avantages ; il se contenta de prescrire trois heures par jour, moitié le matin, moitié l'après-midi ; rien de plus discret et de plus sage. Mais M. de Rancé donnait des règles à des religieux qui avaient fait vœu de pauvreté, et qui voulaient vivre pauvres, sans que leurs maisons le fussent véritablement, et pour lesquels le travail était un exercice de pénitence, et non un besoin et une nécessité. Les temps sont bien changés, les biens des monastères ont été enlevés, les dotations de ceux qui existent à présent sont nulles ou presque nulles ; il faut dès-lors que les religieux trouvent dans un travail utile au moins une partie de leur existence ; il faut qu'ils se rappellent ces mots de saint Benoît : qu'ils seront heureux s'ils vivent du travail de leurs mains. Dom Augustin et ses frères, à la Val-Sainte, emportés par un zèle plus admirable qu'imitable, avaient voulu trop faire ; ils avaient, avec les obligations actuelles de l'office tout chanté, cherché à placer tout le temps que saint Benoît consacrait au travail ; de là des exercices trop cumulés, trop peu de temps de lecture et de réflexion. Il est pourtant bien vrai aussi que, si on donne à des religieux qui mènent une vie austère et pénible, qui pratiquent des veilles et des jeûnes, de trop longs intervalles, ils n'en seront ni meilleurs ni plus fervents ; l'engourdissement, l'assoupissement, ou, ce qui est pis encore, la dissipation, viendront occuper une partie de leurs moments, et c'est ce qui a lieu actuellement dans plusieurs des maisons qui suivent les règlements de l'abbé de Rancé. Les femmes surtout, plus légères, moins instruites, moins capables d'occupations trop abstraites, ne gagneraient rien avec cette prétendue spiritualité : leur travail, d'ailleurs, en général est si aisé, si peu appliquant, si peu fatigant, qu'il peut facilement se concilier avec l'esprit d'oraison et la présence de Dieu. Quand je fis pressentir aux religieuses, de Laval surtout, que les autres, par soumission au souverain chef de l'Eglise, abandonneraient sans murmure ni plainte leurs règles et leurs constitutions, si le Saint-Père l'ordonnait ainsi, je ne trouvai pas la même simplicité ni le même abandon. — Et notre esprit intérieur ? me dirent-elles, d'ailleurs nous sommes assez riches. — Vous ne l'avez pas toujours été ; c'est parce que l'on vous a fait des dons. Mais n'avez-vous pas de pauvres autour de vous ? J'ai rencontré, en venant chez vous ce matin — c'était pendant l'hiver — des femmes, des enfants, qui n'avaient pas de bas, tricotez-en, pendant ce temps, en pensant au bon Dieu ; vous aurez là double profit. Quelle est la dame dans les plus hauts rangs de la société qui ne travaille pas plus de trois heures par jour ! Je crois que, sans nuire aux autres exercices, il serait très facile de placer quatre heures et demie ou cinq heures de travail par jour, ce qui n'écraserait personne, fournirait une ressource aux maisons pauvres qui en ont besoin, et contribuerait puissamment à la régularité des communautés.

 

Nous avons tout cité par esprit d'impartialité d'abord, et ensuite pour faire voir que, dans son désir de mettre fin aux plaintes qui s'étaient élevées depuis quelques années contre dom Augustin, dom Antoine était prêt à sacrifier des pratiques auxquelles il tenait lui-même beaucoup. Car à Melleray, on travaillait plus de cinq heures par jour, au moins en été, comme on fait encore aujourd'hui dans les monastères qui ont conservé les traditions de la Val-Sainte, et il n'en est jamais résulté que des avantages pour la santé du corps et de l'esprit. Le rapport de dom Antoine fut envoyé au cardinal Odescalchi, préfet de la congrégation des évêques et des réguliers. Il devait servir de base à un travail d'organisation générale auquel le Saint-Père donnerait son approbation. Mais cette conclusion se fit longtemps attendre. La Providence ne voulait pas que les monastères de la Trappe fussent constitués en congrégation avant d'avoir recouvré leur chef naturel. Les filiations existaient et la mère semblait effacée du sein de la France. La Trappe, mère de toutes les autres, abandonnée depuis plusieurs années, réclamait encore ses enfants, réfugiés chez sa fille de Bellefontaine. La reconstruction de ce monastère antique, berceau unique et centre de l'ordre, et l'élévation d'un abbé sur le siège de dom Augustin, pour être le père commun des autres abbés et des moines, devaient précéder le décret pontifical destiné à rassembler en un seul corps, et sous une autorité régulière, les diverses branches de la même famille.

Le bon évêque de Séez n'avait pas Vu sans affliction le résultat de ses démêlés avec dom Augustin, et le départ des religieux de la Trappe. Aussitôt qu'il eut appris l'événement du 16 juillet 1827, il écrivit au père Marie-Michel pour réclamer au profit de son diocèse la communauté que Bellefontaine avait recueillie. Le père Marie-Michel s'empressa d'annoncer aux réfugiés de la Trappe que les anciennes difficultés étaient aplanies, et que les portes de leur monastère leur étaient ouvertes par celui même qui les leur avait fermées. Parmi eux, il s'en trouvait un dont la capacité n'avait pu échapper sous une grande modestie, et une santé très faible, à l'œil pénétrant du père Marie-Michel. Il se nommait en religion Joseph-Marie. Ancien professeur au séminaire de Vannes, l'étude profonde de la théologie, et une connaissance remarquable de l'Écriture, ne lui avaient point ôté le souvenir de fortes études classiques qui se retrouvait dans la facilité de sa parole et la pureté de sa diction. Sa bonté naturelle et une simplicité toute chrétienne le faisaient aimer de ceux qui l'approchaient, pendant que sa prudence et sa fermeté le rendaient capable de traiter les affaires délicates, et de ne pas plus faillir à la justice qu'aux convenances. Il avait pris l'habit à la Trappe même, des mains de dom Augustin, en 1817. Un généreux excès de travail dans une maison si pauvre, un accident négligé, avaient déterminé chez lui une affection chronique de la poitrine, dont chaque recrudescence semblait devoir lui ôter la vie. Il habitait souvent l'infirmerie par ordre ; ce fut même là qu'un jour le père Marie-Michel alla le chercher pour l'instituer cellérier, c'est-à-dire lui confier la direction du temporel. Il se regardait lui-même comme perdu, tant il se sentait faible ; et il souriait en acceptant, par obéissance, des fonctions qu'il ne croyait pas pouvoir remplir pendant deux jours. Mais dans cette nouvelle place, au lieu de s'affaiblir encore par la fatigue, il puisa de nouvelles forces dans son besoin naturel d'activité ; il fit reconnaître en lui un administrateur habile, et se montra aussi bon agriculteur que théologien.

Le père Marie-Michel ayant donc rassemblé dans sa chambre les religieux de la Trappe pour leur faire ses adieux, voulait en même temps leur désigner un supérieur. Le père Joseph-Marie, leur dit-il, est le plus capable de commander l'expédition, que vous en semble ? Et tous répondirent : oui ; et c'est ainsi que la Providence, par une désignation heureuse et un consentement spontané, procura une première élection de celui qui devait en peu d'années relever la Trappe et lui rendre plus de prospérité qu'elle n'en avait jamais eu, obtenir la réunion de tous les monastères en congrégation, et gouverner le premier ce nouvel ordre avec une sagesse que nous admirons tous les jours.

Les religieux, en rentrant dans le diocèse de Séez, furent bien reçus. L'évêque en fit même conduire quelques-uns dans sa voiture jusqu'à Montagne. Un heureux à-propos, une application spirituelle d'une parole de saint Bernard avait concilié, dès le premier jour, au supérieur la bienveillance personnelle du prélat. En lui demandant sa protection, le père Joseph-Marie voulut lui prouver qu'il serait fort accommodant sur l'affaire de la juridiction, et il lui transcrivit ces paroles de l'abbé de Clairvaux : plus timeo dentes lapi quam virgam pastoris : je crains plus les dents du loup que la houlette du pasteur. Toutefois, la perspective ne fut pas longtemps favorable. Le régisseur qui avait gardé la maison pendant l'absence de la communauté s'était assez maladroitement acquitté de' son emploi ; il avait vendu le bétail, et nulle provision n'était prête pour recevoir seize personnes, dont huit religieux de chœur et huit frères convers. Depuis la mort de dom Augustin, propriétaire du domaine, les scellés étaient apposés sur tous les meubles, et quelques irrégularités dans le testament qui instituait trois religieux héritiers, allait retarder la délivrance du legs. Le peu d'argent qu'on avait apporté de Bellefontaine avait été dépensé pour les frais de route ; et un des anciens propriétaires, qui n'était pas encore payé, dès qu'il vit reparaître des religieux, réclama les 40.000 fr. qui lui étaient dus pour les étangs et le vieux moulin. Il semblait raisonnable de retourner en arrière, mais le père Joseph-Marie obtint heureusement un retard légal pour un premier paiement de 10.000 francs, et pendant ce répit il écrivit à un ancien ami, devenu riche, pour lui recommander l'œuvre, la fondation dont il était chargé. Cet ami lui répondit par l'envoi de 10.000 fr. C'était là un de ces coups de la Providence qui décident les plus irrésolus, et qui rendent probable à la foi ce qui paraissait impossible à la raison. La colonie demeura. Ensuite le révérend Père, sans souci de sa propre santé, entreprit pendant l'hiver le voyage du Vivarais pour visiter la famille de Lestranges, dépositaire du testament de dom Augustin. Il arriva à temps pour déconcerter les intrigues d'un misérable, qui, en protestant de son dévouement à la Trappe, et à l'exécution des dernières volontés du testateur, cherchait à se faire mettre en possession de l'héritage. Le legs fut enfin délivré aux véritables légataires ; mais à peine la propriété était assurée que se présenta la nécessité de payer à l'Etat le droit de mutation, et ce droit ne montait pas à moins de 8.000 fr. Cette somme fut donnée par un auguste bienfaiteur qui avait visité l'ancienne Trappe avant la révolution, et qui s'estima heureux de contribuer de ses deniers à la fondation de la nouvelle.

Malgré de si heureux encouragements, la Trappe se trouvait encore dans une situation très précaire : des dettes considérables, une communauté à entretenir, et des terres en mauvais état. La prudence du supérieur pourvut, par la direction des travaux, par les amitiés qu'il sut gagner, et surtout par la modération de ses premières entreprises, à ce que la communauté ne manquât jamais du nécessaire. Dans la première cour, on avait une maison à-peu-près habitable ; on s'en contenta. Dans l'armée 1828, on ne fit pas de construction coûteuse ; on ne bâtit qu'une petite chapelle qui existe encore aujourd'hui sur l'emplacement de la tombe de Rancé, et qui marqua le nouveau cimetière ; la dépense n'excéda pas 1,500 francs. On rie tenta pas non plus de ces grands travaux de défrichement qui exigent beaucoup de temps et d'argent. On laboura çà et là les pièces de terre qui ne demandaient pas de préparation longue, le grand jardin, le champ du moulin, la tuilerie, et la partie de la pièce de Chaumont qui n'était pas couverte de bois : on y récolta des pommes de terre, du seigle, de l'avoine, mais peu de blé. Cela ne veut pas dire que les religieux travaillèrent peu dans ces commencements et qu'ils vécurent des dons de leurs amis ; on travaillait au contraire avec une constance admirable, sous la direction d'un supérieur qui est un des propagateurs les plus zélés du travail des mains parmi les moines ; dans l'été on restait quelquefois aux champs ou dans les prés jusqu'à huit heures du soir ; mais on évitait de tenter au-delà des ressources dont on pouvait disposer. L'année 1828 n'ayant pas été mauvaise, on fit plus l'année suivante, on planta des pommiers, des peupliers qui forment Maintenant, après seize ans, de belles avenues, des saules et des aunes ; on commença à rendre praticable aux voitures le chemin qui conduit à la ferme du Boullay, et on le borda de deux haies d'épines blanches.

Ce fut, pour ainsi dire, la Providence qui donna le signal de rebâtir l'ancien monastère. L'église de la première cour, établie un peu vite à la place d'une grange, sous dom Augustin, menaçait ruine ; les murs s'écartaient, et il fallait les soutenir par des charpentes, comme une masure. La prudence commanda aux religieux d'en abandonner l'usage et de se réfugier dans le petit cloître que dom Augustin avait ajouté à l'abbatiale, mais qui, suffisant pour des lectures, ne convenait véritablement pas à la célébration de l'office divin. Il fut question alors de savoir si on se contenterait de réparer l'église qui avait servi jusqu'alors, ou si on en bâtirait une nouvelle. Le révérend Père adopta ce dernier parti. Les plus sages blâmaient cet excès de confiance, et se demandaient à quoi bon construire une église dont on ne verrait probablement pas la fin. Ils ne savaient pas que leur supérieur avait entrevu les desseins de miséricorde de Dieu, et que son entreprise ne serait pas si longue à exécuter qu'ils pouvaient le craindre.

L'emplacement de l'ancien monastère, au bout de la seconde cour, était encore marqué par les décombres. Puisqu'il s'agissait de relever la Trappe, rien ne devait être plus selon le cœur des restaurateurs que de la relever aux lieux mêmes où elle avait été. Quel bonheur pour les héritiers et les vengeurs de Rancé et de ses disciples, de prier, de s'asseoir, de se reposer à la fin du jour, à la place même où ces illustres et saints prédécesseurs avaient prié, sur le même pavé purifié par leurs sueurs, sur les mêmes siéger réparés de leurs mains ! C'est le sol de la patrie, c'est le toit paternel qu'il faut à l'exilé pour le consoler de l'absence ; la frontière même n'est pour lui qu'un exil plus éclatant et plus sensible. Les Trappistes se proposèrent donc, si la Providence leur en donnait les moyens, de rebâtir fidèlement la maison de leurs pères sur le même plan ; et c'est ce qu'ils ont exécuté à la longue, reproduisant jusqu'à la direction des avenues qui conduisent de la première cour au monastère. On commença par l'église ; il ne restait de l'ancienne que les murs du chevet et le pignon du portail : des broussailles, quelques arbres occupaient la place des deux chœurs. On arracha les broussailles, on abattit le peuplier qui s'élevait sur l'ancien presbytère ; puis on démolit les vieux murs pour les faire rentrer dans les nouveaux. Il est bon de le remarquer, les décombres du monastère de Rancé, qui couvraient le sol dans le plus grand désordre, et présentaient l'aspect d'une carrière bouleversée par une explosion, ont fourni toutes les pierres du monastère moderne ; il n'y est entré de neuf que les briques et le bois. Ce furent les religieux eux-mêmes qui déblayèrent le sol où devait reparaître l'église ; et quand la reconstruction commença ils servirent les maçons ; car, nous disait un de ceux qui ont pris part à ce travail, nous n'étions pas assez habiles pour construire nous-mêmes ; nous ne pouvions qu'approcher les matériaux et les faire passer à la chaîne de main en main jusqu'à leur destination. L'église ne s'éleva que lentement ; la première pierre fut posée le 19 juillet 1829, jour de la fête de saint Vincent-de-Paul, et le clocher ne devait apparaître que trois ans après. Il fallait ménager les fonds, et aussi bien les religieux avaient à se partager entre l'église et les champs. L'urgence, la longueur des travaux de la campagne, surtout dans l'été, absorbaient la plus grande partie du temps et des forces. Les vents de l'automne, le long hiver de 1830 arrêtèrent les murs, qui commençaient à sortir de terre. On les reprit au printemps, et au mois de juillet ils s'élevaient presque à la hauteur des fenêtres.

Les choses en étaient là lorsque la révolution de juillet éclata. Cette commotion se fit sentir jusque dans le désert, et apporta aux Trappistes, sur différents points du royaume, de nouvelles épreuves que nous ne devons point passer sous silence, parce qu'elles honorent une fois de plus la constance des religieux, et qu'elles sont un nouveau témoignage de la protection céleste. A la vue d'une révolution si rapide, d'un succès si imprévu et si complet, les ennemis de la religion avaient cru que tout s'était fait pour eux, et que cette fois du moins l'œuvre de ruine, manquée à la fin du XVIIIe siècle, allait recevoir son entier accomplisse. ment. Ils ne savaient pas où Dieu les attendait ; ne sentant plus le frein qui leur avait été retiré pour un moment, et qu'ils devaient bientôt reprendre, ils se ruaient au renversement des édifices religieux et des institutions catholiques. Ils ne prétendaient pas plus épargner la demeure des solitaires silencieux que le palais des évêques pairs de France.

A peine la révolution fut accomplie, que les religieux de la Trappe furent avertis et menacés d'une visite domiciliaire. On les accusait de recéler un des ministres, signataires des fameuses ordonnances, qui avait échappé aux recherches populaires. Les ouvriers des fabriques de l'Aigle, égarés par d'absurdes insinuations, et rebelles au bon sens des administrateurs, se promettaient de fondre sur les partisans de la tyrannie. Les religieux continuaient leurs travaux paisibles, dans la résignation et dans la confiance. Ils rentraient leurs foins, sciaient leurs blés et leur seigle, et comptaient, avec actions de grâces, leurs gerbes plus nombreuses que l'année précédente. Tout-à-coup, pendant la nuit du 30 août, la sonnette de la porte se fait entendre avec éclat ; le frère portier se lève, et un homme armé lui signifie qu'il ait à ouvrir immédiatement, que l'enclos est cerné afin que personne n'échappe, et que l'autorité supérieure l'a chargé de visiter toute la maison et d'arrêter les personnes suspectes qu'elle recèle. C'était une compagnie de vétérans d'Alençon ; en passant par Mortagne, ils s'étaient laissé dire que les religieux étaient nombreux et bien armés, qu'il serait prudent de prendre du renfort : en conséquence, ils avaient invité la garde nationale à se joindre à eux, et un certain nombre de soldats citoyens avaient répondu à l'appel avec cet empressement et cet amour d'aventures qui donnent quelquefois à une institution utile un air si parfaitement ridicule. Ils s'étaient approchés du monastère à petits pas, sans aucun bruit de tambour, pour entourer l'ennemi avant son réveil. Comme le frère portier n'avait pas voulu ouvrir sans consulter le supérieur, et que celui-ci se faisait un peu attendre, le gros de la troupe, ne pouvant enfoncer la porte, se jeta par dessus une large haie, au milieu du jardin de l'abbatiale, et aussitôt, s'alignant en bataille, ils couchèrent leurs fusils en joue sur les fenêtres, d'où ils craignaient de recevoir une décharge. La vue de cette ligne menaçante de canons de fusils qui apparaissait au clair de la lune, fit croire à quelques religieux qu'il fallait se préparer à la mort. Cependant le supérieur était descendu, et il se montrait disposé à satisfaire tous les désirs du commandant de la troupe. On commença à croire que la communauté n'avait pas d'armes ; mais on réunit tous les religieux dans le chapitre, et on les y enferma sous la garde d'un factionnaire, à l'exception de deux ou trois qui accompagnèrent le supérieur. La visite se fit avec une exactitude minutieuse. D'abord on examina le registre des noms, afin de bien connaître les habitants de la maison ; on n'y trouva pas de conspirateurs. Il y eut pourtant certains noms de religion peu communs dans le monde, tels que : Jean Climaque, Hilarion, Pacôme, qui parurent bizarres et suspects à certains esprits. Toutefois, l'observation n'eut pas de suite, et l'on visita la procure, c'est-à-dire la dépense, le cabinet et le magasin du cellérier. A la lueur d'une lanterne ou d'une chandelle, on distinguait mal les objets ; un des visiteurs aperçut une lame sur un paquet, il crut saisir un paquet de poignards, et il apportait avec jactance cette terrible pièce de conviction ; mais dès qu'il l'eut approchée de la lumière, on reconnut un petit couteau inoffensif, un couteau d'écolier, qui servait de montre sur un paquet d'instruments tranchants absolument pareils, récemment achetés pour l'usage de la maison. La découverte fit rire tout le monde, excepté son auteur découragé. On visita l'hôtellerie : c'était là sans doute que s'était réfugié M. de Montbel, contre qui les hommes libres du département de l'Orne paraissaient avoir une haine de prédilection. On ne le trouva pas plus à l'hôtellerie qu'à la procure, mais dans la chambre d'un prêtre, ami des moines, on découvrit des cahiers, écrits en latin, et par conséquent mystérieux pour le savoir des soldats et même des officiers. On leur dit que c'était de la théologie, mais comme ils ne pouvaient en avoir la preuve par eux-mêmes, la langue secrète fut appréhendée, et sous bonne et forte ficelle, mise en réserve pour le préfet.

Cependant l'invasion nocturne tournait au burlesque. Plusieurs des braves, fatigués d'une longue marche dans les chemins du Perche, dormaient tout haut sur le pavé ou sur des bancs. Quelques autres, qui, dans leur enthousiasme, avaient oublié de dîner avant le départ, se rappelaient, à une heure assez avancée de la nuit, qu'ils étaient hommes après tout, et se répandant un peu avant l'aurore dans le jardin, ils abattaient des choux et des artichauts. La visite terminée, le commandant, qui, du reste, avait toujours été poli, pria le révérend Père de lui donner un certificat de bonne conduite, de régularité et d'honnêteté. Le révérend Père ne voulut pas le lui refuser, malgré le petit larcin des moins discrets ; alors la troupe se rangea en colonne, tambours en tête. Ils étaient venus en silence pendant la nuit pour assurer la surprise, et quand personne ne pouvait les voir. Mais au point du jour, ils crurent convenable d'annoncer aux campagnes, par une démonstration bruyante, les services qu'ils n'avaient pas rendus, et les dangers qu'ils n'avaient pas courus ; ils sortirent du monastère avec un grand bruit de tambours, et, à quelque distance, ils déchargèrent leurs armes, pendant que les religieux, remis en liberté, chantaient l'office de la nuit retardé de six heures.

Le préfet, au bout de quelques jours, rendit en souriant les cahiers de théologie. Comme on lui demandait pourquoi il avait autorisé cette expédition, il répondit qu'il l'avait fait pour sa propre tranquillité et pour celle des religieux. Harcelé depuis trois semaines par des accusations réitérées, et certain qu'elles n'avaient rien de fondé, il avait voulu convaincre les plus ardents de l'inutilité de leurs plaintes en les envoyant chercher des preuves contre eux. Il avait voulu encore, par une visite domiciliaire officielle, en prévenir d'autres, qui, à l'insu de l'autorité, et loin de toute surveillance, auraient pu entraîner des résultats fâcheux. Le souvenir de cette expédition mit fin, en effet, aux menaces qui étaient venues d'un autre côté, et qui étaient plus sérieuses ; il rendit un service réel aux Trappistes, mais il devint aussi un objet de plaisanterie redoutable aux héros de cette nuit. La malice populaire parla longtemps de la campagne des choux et des artichauts, et ôta à ceux qui y avaient pris part le goût d'en parler eux-mêmes.

Si les religieux de la Trappe en furent quittes pour une nuit passée dans l'incertitude, ce qui arriva sur d'autres points à leurs frères, dut les tenir continuellement en alerte. Le Mont-des-Olives fut troublé contre toute attente. La population qui entoure les deux monastères de ce nom, surtout celle des campagnes, est pourtant pieuse et dévouée aux moines ; mais, comme on le voit trop souvent, ce ne sont pas les habitants du pays qui font la loi, mais des hommes étrangers au caractère et aux vrais intérêts du pays. Loin de favoriser une injuste effervescence contre un établissement qui méritait d'être protégé, le gouvernement donna des témoignages de son intérêt aux religieux menacés ; les paysans craignant que la malveillance ne mît le feu à la maison, faisaient la garde pendant la nuit autour des murs. Mais l'origine allemande de la plupart des religieux et des religieuses fut articulée contre eux comme un grief capital. Il fallut fermer l'église et aller chercher asile hors de France. Au moment de la sortie, une religieuse malade, portée sur un brancard par quatre sœurs, expira à quelques pas de l'asile où elle avait juré de mourir. Dom Pierre, supérieur des uns et des autres, les conduisit en Helvétie ; il essaya de s'établir à la Val-Sainte. De nombreuses pétitions furent présentées au gouvernement du canton ; mais des influences contraires firent échouer cette démarche, et dom Pierre fut réduit à disperser ses frères et ses sœurs dans les montagnes.

Quinze jours avant l'apparition des ordonnances de juillet, le Gard avait acquis une nouvelle filiation. Depuis 1817, il existait, dans les restes de l'abbaye cistercienne de Bellevaux, une petite communauté à laquelle un ancien religieux de Septfonts, avait donné pour règle la réforme d'Eustache de Beaufort. La mort du fondateur avait ajouté à la faiblesse de cet établissement, lorsque l'archevêque de Besançon, monseigneur de Rohan, le prenant sous sa protection, sollicita l'abbé du Gard d'y envoyer des religieux. Dom Germain y consentit, à la condition que les religieux de Bellevaux adopteraient la règle de l'abbé de Rancé, et il accorda six Trappistes. Bellevaux était donc devenu une Trappe vers le milieu de juillet 1830, lorsque ses nouveaux habitants apprirent qu'ils avaient été envoyés moins pour consolider un monastère chancelant que pour donner l'exemple de la résignation dans une plus grande détresse. Les moines, absolument étrangers aux évènements du dehors, chantaient encore, au milieu d'août, l'Exaudiat, conformément à la prescription du cardinal ; ils priaient, sans le savoir, pour un souverain détrôné. La malveillance tira bon parti de cette opposition involontaire au nouveau gouvernement. On répandit le bruit que des rassemblements d'armes avaient été faits à Bellevaux, et que le cardinal et deux anciens préfets s'y étaient cachés. Dans les premiers jours de septembre, le couvent fut envahi, non-seulement par des gardes nationaux, disposés à conserver les formes légales, mais encore par une troupe d'hommes armés de fusils, de piques, de barres de fer, de pistolets ou de fourches. Le commandant de la garde et le maire qui l'accompagnait ne purent contenir la rage de ces auxiliaires qu'ils n'avaient sans doute pas appelés ; et ces malheureux, se répandirent dans la maison, crevant les plafonds. brisant les boiseries, cherchant quelque butin à faire ; dans l'Eglise, déplaçant les autels, et visitant même les tabernacles ; dans les granges, déliant toutes les Lottes de paille et de foin, et les dispersant par instinct de destruction : enfin dans la cave, où ils défoncèrent quelques tonneaux dont ils se disputaient le vin en se culbutant les uns les autres.

Cette irruption avait au moins démontré, par l'exactitude des recherches, qu'il n'y avait dans le monastère ni armes, ni personnes suspectes. Le prieur porta plainte au préfet ; mais celui-ci répondit que, dans un moment d'effervescence, et si loin des villes, l'autorité ne pouvait guère s'opposer efficacement aux violences subites d'une populace effrénée. Il ajoutait que le gouvernement était bien éloigné de vouloir persécuter, mais que, dans l'état présent des choses, le meilleur parti que les religieux pussent prendre était de se retirer. Ce conseil était conforme aux instances du cardinal, qui déjà depuis plusieurs semaines pressait le prieur d'emmener ses frères à Fribourg. Le prieur n'hésita plus ; mais il avait vingt-cinq ans et peu d'expérience ; il vendit Bellevaux à un fripon qui ne le paya pas, et qui fut bientôt mis en prison pour d'antres dettes. Ensuite, quand les Trappistes de Bellevaux furent arrivés à Fribourg, ils s'aperçurent que les autorités, craignant l'influence de la révolution, n'osaient pas les recevoir comme religieux, et il fallut se contenter d'être accueillis dans le canton, comme hôtes, mais sans porter l'habit, et sans se réunir au nombre de plus de huit dans la même maison. Cette dispersion, ordonnée par des hommes qui se disaient protecteurs, était trop intolérable. Le prieur, au mois de mai suivant, visita le Valais, fut bien accueilli par l'abbé de Saint-Maurice, et par l'évêque de Sion, et obtint de ce dernier le monastère de Géronde, que quelques Trappistes de la Val-Sainte avaient occupé pendant deux ans, et dont les Trappistes de Bellevaux prirent possession à leur tour pour trois ans.

En 1831 un coup non moins terrible fut porté à Melleray. Ce grand et beau monastère avait encore prospéré dans les dernières années. Frappés des magnifiques résultats obtenus par les religieux, les préfets des départements voisins avaient demandé l'établissement d'une école d'agriculture dans le couvent. Là, on enseignait aux jeunes élèves la culture des terres et des jardins dans toute sa perfection ; l'application et l'exemple se trouvaient à côté de la théorie. Mais depuis longtemps déjà, l'envie avait vu avec peine la confiance dont jouissaient les moines dans la contrée, et la concurrence, qu'ils faisaient très légitimement aux autres industriels. Les partisans de la concurrence sont comme ceux de la tolérance, ils la veulent pour eux ; ils ne veulent pas que les autres en profitent ; la cupidité surtout, égoïste et peu soucieuse de l'intérêt d'autrui, n'aime pas une concurrence honnête qui l'oblige à garder une probité sévère dans les produits, et à se contenter du gain légitime. Les concurrents des travailleurs de Melleray attendaient une occasion de se débarrasser d'une rivalité odieuse, quoique fondée sur la loi. Ils crurent le moment favorable après la révolution de 'juillet. Dom Antoine était connu pour son attachement à la branche aînée des Bourbons ; il avait partagé leur exil au temps de la république et de l'empire ; il avait dû à leur gouvernement le bonheur de revoir sa patrie. Il avait prononcé à Nantes, en 1820, l'oraison funèbre du duc de Berry, et en 1829, la duchesse de Berry-avait fait à Melleray une visite de curiosité et d'intérêt, où elle avait été reçue avec tous les honneurs dus à son rang. On ne pouvait du reste reprocher à dom Antoine aucune démonstration hostile contre le nouveau gouvernement, à moins de faire un crime à un vieillard de garder, à soixante-sept ans, les affections de toute sa vie. Mais l'amour de l'argent ne comprend ni ne respecte les convictions ; on représenta Melleray comme un rendez-vous des ennemis de la royauté nouvelle, dans le voisinage d'une contrée où ils étaient assez nombreux. A un intérêt de dynastie et de constitution, on joignit habilement un intérêt d'orgueil national. Beaucoup d'Irlandais et quelques Anglais étaient venus chercher à Melleray, sous un supérieur célèbre parmi leurs concitoyens, la vie monastique qu'ils ne trouvaient plus à Lulworth. On représenta Melleray comme un établissement d'étrangers qui venaient faire concurrence à la production française ; on allait même jusqu'à dire que dom Antoine était Anglais. Enfin, en dénaturant les faveurs très modestes que Louis XVIII avait accordées aux Trappistes, à leur retour de Lulworth, on affirmait que la propriété achetée par dom Antoine, avait été donnée par le roi, et devait être rappelée au domaine de l'Etat. Le gouvernement eut la faiblesse de céder, et ce qui paraît le plus difficile à comprendre, c'est que ce fut sous l'administration de Casimir Périer. Nous regretterons toujours pour l'honneur de ce grand ministre, que l'homme qui ne tremblait pas devant les orages parlementaires et les fureurs de la place publique, ait sacrifié si facilement à un calcul mesquin d'intérêt la cause de la justice trahie par l'indifférence de l'opinion.

Le 5 août 1831, le préfet de la Loire-Inférieure avait pris un arrêté en vertu duquel la communauté religieuse d'hommes établie à Melleray sous le nom de Trappistes était supprimée et dissoute. Le mercredi, 28 septembre, sur les deux heures après midi, six cents hommes au moins, à pied, à cheval, soldats, gendarmes, entourèrent l'abbaye comme une place qu'on assiège, et mirent des factionnaires à toutes les issues. Ensuite les autorités se rendirent au cabinet du père abbé, et déclarèrent qu'en vertu d'une ordonnance de Napoléon, de messidor an titi, la maison de Melleray était illégale et inconstitutionnelle, qu'ils venaient en conséquence la dissoudre sur-le-champ et donner à tous les membres des passeports. Ces gens-là faisaient valoir des ordonnances d'un autre temps, abolies par la charte, parce qu'ils n'osaient pas avouer leurs véritables motifs. Il faut cependant rendre justice au sous-préfet de Châteaubriand qui finit par faire cette confidence curieuse : Une des grandes raisons des mesures qu'on est obligé de prendre en ce moment, c'est la réclamation de beaucoup de bons citoyens, respectables pères de famille, qui ont dit que presque tous les gens des environs préféraient moudre à l'abbaye plutôt qu'à leurs moulins, que les légumes de Melleray étaient achetés de préférence et à meilleur marché, que les cuirs qui venaient de là étaient très recherchés.

Dom Antoine, dès le premier moment, prit une noble et ferme attitude qu'il conserva pendant toute la durée de cette malheureuse affaire. Il se posa, en présence des violateurs de la loi commune, comme un citoyen protégé par la charte, et son établissement, comme une propriété soumise aux lois, mais protégée par elles au même titre que les autres propriétés. Il proclama ce principe : que sous une charte qui assurait la liberté de tous les cultes, toutes les lois antérieures qui avaient prétendu régler les affaires d'un culte particulier, étaient abrogées ; que sous une charte, sans religion de l'Etat, nul ne pouvait être inquiété pour le fait seul de sa religion, et pour l'exercice de cette religion ; que sous une législation qui ne reconnaît plus de religieux, mais qui n'a le droit d'interdire à personne la profession religieuse dans le for intérieur, nul ne peut être considéré légalement ni recherché comme religieux. Nous ne pouvons que tracer rapidement, dans une histoire générale, la résistance active, infatigable, éloquente, féconde en ressources, de ce vieillard toujours prêt à mourir peur la justice, mais toujours prêt à confondre par la raison l'iniquité de ses adversaires. Nous insistons particulièrement sur les principes sociaux et politiques qu'il défendit, et qu'en dépit de tant de violations il a fait triompher à la fin.

Dès le premier jour, par un seul mot, il déconcerta toute l'audace de ses ennemis. L'ordonnance que vous citez, leur dit-il, est abrogée par la Charte ; intérieurement, moi et les habitants de Melleray, nous sommes ce que nous voulons être, religieux, ou quakers, ou saint-simoniens, cela ne regarde personne, mais extérieurement, nous sommes une société d'agriculteurs. Je suis leur chef, le propriétaire de la maison ; je suis chez moi ; il m'est permis d'avoir autant d'associés qu'il me semble bon ; ce n'est point là le cas des réunions de vingt personnes, prohibées par le code pénal. Comme, au lieu de lui répondre, on lui demandait s'il résistait ou s'il consentait. Ni l'un ni l'autre, s'écria-t-il, je réclame ; je réclame auprès du ministre mieux instruit, du préfet, qui devrait être plus éclairé. Ce mot, auquel on ne s'attendait pas, arrêta tout. Les exécuteurs des hautes œuvres du préfet attendirent pendant six jours de nouveaux ordres. Mais ranimés par les nouvelles injonctions de leur chef, qui s'appuyait sur le ministre de l'intérieur, et comptant sur le triomphe des baïonnettes, ils revinrent à Melleray, le mardi 4 octobre ; ils expédièrent des passeports à quarante-cinq Français, et leur signifièrent l'obligation de partir immédiatement. Les gendarmes, entrant au galop dans la cour, et tirant leurs sabres, mirent obstacle à toute réclamation. Dom Antoine crut prudent de quitter l'habit religieux pour ne plus montrer en lui que le citoyen, et d'interrompre les exercices réguliers jusqu'à ce qu'il eût pu examiner quels droits la charte lui accordait sous ce l'apport. D'un autre côté l'administration, satisfaite d'une première violence, et d'ailleurs obligée à quelques ménagements vis-à-vis des Anglais, pour lesquels réclamait leur consul, ajourna l'exécution complète, en laissant toutefois dans la maison une troupe considérable de gendarmes aux frais du propriétaire. Dom Antoine profita de cc répit ; il dénonça à la Chambre des députés le ministre Casimir Périer, et réclama le droit de le poursuivre en dommages-intérêts pour le tort que les ordres de ce haut fonctionnaire avaient causé à sa propriété. Puis, quelques jours après, il déclara au capitaine de la gendarmerie qu'il entendait désormais exercer librement ses droits, et jouir de tous les droits attachés à sa propriété et à la direction de son établissement industriel, ne pouvant en être empêché, puisqu'il payait patente et tous les impôts et charges légales ; qu'il prétendait reprendre l'habit religieux, parce que tout citoyen de France avait le droit de porter l'habit qui lui plaisait ; qu'il prétendait sonner ses cloches, parce qu'aucune loi ne défendait à un propriétaire français d'avoir une cloche dans son établissement pour régler le service intérieur de sa maison ; qu'il prétendait également faire chanter dans sa maison telles chansons ou psaumes qui lui conviendraient, parce que la charte, ayant aboli toute religion d'État, le gouvernement ne pouvait plus, sans violer la Charte, s'immiscer dans ce qui regardait le culte, lorsque le culte était circonscrit dans l'intérieur de la maison d'un citoyen, et que ce citoyen ne violentait la liberté religieuse d'aucun de ses associés. Il ajouta qu'à partir de ce moment il refusait aux gendarmes toute provision quelconque, le bois, la chandelle, le feu et l'eau.

Le capitaine de gendarmerie, furieux, saisit le premier prétexte pour se venger indignement. Dès qu'il entendit la cloche, il s'écria : On sonne le tocsin, et voyant passer quelques-uns des habitants de la maison qui se rendaient à l'Église, il ajouta : Que vois-je ? un rassemblement ! Sur ces deux mots tocsin et rassemblement, il comptait monter une accusation de complot et d'appel à la guerre civile. Il arrêta même dom Antoine et un de ses amis, son conseil depuis quelque temps, les séquestra pendant vingt-trois heures sous la surveillance la plus stupide, puis les fit conduire au juge d'instruction de Châteaubriand : mais le juge, après un interrogatoire minutieux, reconnut la fausseté de l'accusation, remit les prisonniers en liberté, et dom Antoine, avant de rentrer chez lui, alla faire, entre les mains du maire de Melleray, une protestation régulière, dans laquelle il déclarait qu'il entendait user de la liberté religieuse et civile accordée par la Charte, et refuser toute provision aux gendarmes. L'administration intimidée fit retirer toutes les troupes de la maison, et le sous-préfet offrit à dom Antoine de payer les dépenses qu'elles avaient occasionnées.

Un droit bien important fut reconnu par là : le droit pour un citoyen français, prêtre ou religieux, de ne pouvoir être dépouillé, et l'impossibilité de faire prévaloir des lois d'exception, dans un régime de droit commun, l'impossibilité de confisquer le bien d'un religieux soumis à la loi commune. Mais on voulait ruiner un établissement prospère, odieux à la cupidité de quelques bons citoyens. On porta le coup décisif en expulsant les soixante-dix-huit Anglais qui travaillaient dans les usines du monastère. Le 10 novembre, un commissaire de police, accompagné de forces imposantes, vint signifier aux étrangers qu'ils n'étaient pas autorisés à former en France un établissement industriel ; ils eurent beau protester devant le maire de la commune, devant le sous-préfet, il fallut partir ; leur consul, trompé par un faux exposé de l'affaire, et par une explication forcée des lois françaises, peu empressé d'ailleurs de défendre des catholiques, avait abandonné leur cause. Comme ils refusaient de sortir, les gendarmes les prirent trois à trois, et les mirent dehors. Plusieurs étaient affectés de maux de jambe où la fatigue pouvait en quelques instants déterminer la gangrène ; on répondit avec un dédain atroce : On peut guérir d'un mal de jambe. Les gendarmes les emmenèrent à Nantes, les laissant insulter et frapper sur le chemin. Après quelques jours de détention on les déposa sur un bateau à vapeur, d'où ils devaient être transbordés sur une corvette.

Dom Antoine ne cessa de réclamer pour eux, comme il avait réclamé pour les Français. Deux jours après leur sortie de Melleray, il adressait une nouvelle pétition à la Chambre des députés. On y lit ces paroles, à la suite de l'exposé des violences que lui et les siens avaient subies : Députés du royaume, on me traite comme je viens de vous raconter, et l'on ose bourdonner incessamment à mes oreilles le nom de légalité. C'est à vous de m'apprendre si les lois de la France sont telles qu'on les interprète et qu'on les exécute, au nom d'une révolution qui a consacré en principe la résistance à l'oppression. Députés du royaume, il est possible que mes sentiments, mes croyances, mes pratiques, heurtent vos propres opinions, mais apparemment vous n'êtes pas de ceux qui ne veulent la liberté que pour eux-mêmes ; vous la voulez pour tous, et je réclame ma juste part. Il vous sera glorieux de ne pas immoler mes droits aux exigences d'un libéralisme étroit et persécuteur. Cette noble fierté rappelait saint Paul, s'écriant : Je suis citoyen romain. Mais, de même que ce titre n'avait pas sauvé l'apôtre de la mort, les justes réclamations de dom Antoine ne furent pas écoutées. On n'avait pu chasser ni déposséder un propriétaire, quoiqu'il fût moine ; on n'avait pas même pu faire prévaloir la doctrine qu'une association paisible de cultivateurs était illégale du moment qu'elle se composait de moines. Mais dom Antoine était réduit à n'avoir plus dans sa maison qu'un petit nombre de Français, deux Piémontais et un Belge ; on lui avait enlevé ses chefs d'usine, ses deux économes, qui avaient tout le secret de sa comptabilité. On avait ruiné son industrie, et sans doute gagné quelques électeurs : on maintint ce résultat désiré. L'abbaye de Melleray resta pendant plusieurs années dans une inaction forcée, et dans un état d'incertitude qui ne permettait pas d'y recevoir de nouveaux religieux. Dom Antoine fut obligé d'affermer une partie des terres que les moines ne suffisaient pas à cultiver.

Les épreuves des Trappistes ne se bornèrent pas là. En 1832 ce fut le tour de Bellefontaine. Les mouvements qui agitèrent à cette époque la Vendée, devaient compromettre une maison religieuse auprès de certains esprits, qui s'obstinent à croire que le trône est inséparable de l'autel pour les catholiques, et que les hommes qui servent Dieu dans la simplicité du cœur ne peuvent s'exempter de conspirer en faveur d'un parti. Depuis le désastre de Melleray, Bellefontaine était l'objet d'une surveillance exacte ; jour et nuit des patrouilles s'en approchaient. Là, dans cette solitude mystérieuse, sous ces habits singuliers ; devaient se trouver des suspects poursuivis pour leurs crimes. On parlait d'une presse établie dans le monastère, et qui répandait dans toute la contrée des proclamations incendiaires. Au mois de mai 1832, un bataillon cerna l'abbaye pendant la nuit, et dès le point du jour on fit des fouilles minutieuses. Vous avez une imprimerie, dit-on au père abbé, dom Fulgence, successeur du père Marie-Michel. Oui, messieurs, répondit l'abbé, et il les conduisit à un bureau où se trouvaient étalés des caractères volants, percés à jour dans de petites planches de cuivre, et des pinceaux qui servaient à appliquer l'encre sur le papier par les ouvertures. C'était l'atelier du religieux chargé de réparer les livres de chant. On reconnut qu'une telle presse n'était pas assez expéditive pour suffire aux besoins de la guerre civile, et on n'en parla plus ; mais on rechercha les provisions de fusils dénoncés, on ne les trouva pas davantage. On réclama le général Clouet ; il n'avait jamais paru dans la maison. Pendant toutes ces recherches, les religieux, après avoir été soumis à un appel nominal, étaient enfermés et gardés à vue. Il fallut bien cependant se retirer sans aucune pièce de conviction. Mais, un mois après, on revint à la charge, et dans une intention plus hostile. Un individu, partant de Bellefontaine pour la Trappe, avait laissé en dépôt, à dom Fulgence, une somme de 2.000 francs, et en avait reçu une reconnaissance. Cet individu fut arrêté dans la compagnie de plusieurs hommes qu'il ne connaissait pas, et qui faisaient partie des insurgés. On le prit pour chouan, comme les autres, et quand on trouva sur lui la signature de dom Fulgence, il parut évident que cet abbé donnait ou recevait de l'argent pour les chouans, puisqu'un d'eux portait sa signature. On venait, en conséquence de ce raisonnement, fouiller de nouveau l'abbaye, et arrêter l'abbé. Dom Fulgence ne résista pas : il se laissa conduire à Cholet, puis au château d'Angers, puis à La Flèche, où il resta un mois incarcéré. Après des interrogatoires opiniâtres, qui ne donnèrent aucune prise, malgré tous les efforts et toute l'adresse du juge, on lui rendit la liberté. Néanmoins Bellefontaine ne cessa pas d'être suspecte. Une autre fois, une compagnie entière de soldats entra au réfectoire pendant le dîner de la communauté, les religieux furent obligés de sortir, et les soldats, avant de procéder à la visite, mangèrent leurs portions de pois à l'eau ; les persécuteurs se firent malgré eux pénitents, parce qu'on n'avait rien de mieux à leur offrir. Aux soupçons administratifs se joignit aussi dé temps en temps la haine privée. Pendant une nuit on tira des coups de fusil sur les chiens ; une balle vint frapper une fenêtre derrière laquelle on voyait passer un religieux portant une lumière.

Enfin en 1833, une révolution qui avait beaucoup d'analogie avec la l'évolution de juillet, mais qui ne fut pas contenue avec la même habileté, éclata en Espagne et supprima tous les ordres religieux. La Trappe de Sainte-Suzanne, déjà dispersée et rétablie deux fois, reçut le dernier coup. La plupart de ses moines se réfugièrent en France, et trouvèrent bien un refuge dans les environs de Bordeaux, mais n'y formèrent pas une communauté. Les Trappistes de Majorque ne furent pas entièrement chassés de l'île ; il y a deux ans, les religieux envoyés en Afrique pour y commencer la Trappe algérienne, ont rencontré quelques débris de ces frères, qui ont tout perdu, excepté l'espérance.

Nous sommes habitués, depuis le commencement de ce récit, à voir les Trappistes braver toutes les persécutions, s'obstiner à vivre au milieu des cris de mort, et rebâtir intrépidement sur des ruines. Il en fut après 1830, et dans les temps les plus difficiles, comme pendant la république, ou après l'empire ; nous sommes même tenté de dire que leur persévérance après la dernière révolution fut plus remarquable encore que celle de leurs prédécesseurs, Ce n'était plus sur un autre sol, dans une autre patrie, qu'ils allaient porter leur règle et leur travail. Ce fut sur la terre même de la persécution, au milieu des hommes qui les menaçaient et réclamaient leur bannissement, qu'ils continuèrent à élever leurs murs, à défricher les terres incultes. Il est bon de mettre en regard de l'exil du Mont-des-Olives et de Bellevaux, des désastres de Melleray et des dangers de Bellefontaine, l'achèvement des travaux de la Grande-Trappe, et les développements de Bricquebec.

Depuis la visite domiciliaire, les religieux de la Trappe se tenaient prêts à partir au premier signal ; le modeste bagage de chacun était tout disposé pour le moment choisi de Dieu ; mais en attendant, avec la prudence chrétienne, une nécessité qui ne se présenterait peut-être pas, le supérieur et ses frères, se rappelant la parole du Sauveur qu'à chaque jour suffit son mal, travaillaient pour l'affermissement de leur monastère, comme si la certitude de leur avenir leur eût été révélée. Pour justifier cette confiance, et se jouer des desseins de ses ennemis, Dieu commençait à mettre à leur disposition de belles ressources, très capables de hâter leur succès. Un ami, un prêtre dévoué à leur cause, leur trouvait d'autres amis, dont la générosité, répondant à son dévouement, ne se lassait pas de contribuer à la reconstruction du sanctuaire monastique. Nous devions ce modeste témoignage à un homme dont nous avons été à même d'apprécier l'amitié, la patience, et les voyages infatigables. Nous le devions aussi à tous ceux, qui, en contribuant de leurs deniers à la reconstruction de la Grande-Trappe, ont fait voir combien la foi est encore puissante de nos jours, et ont participé pour le bien de la société à la fondation d'un établissement d'utilité publique. Grâce à un zèle qui ne s'est pas affaibli pendant dix ans, grâce au courage et à la résignation de ses frères et à la sienne propre, le père Joseph-Marie tenta de nouvelles entreprises, au moment même où il semblait si difficile de conserver ce qui existait déjà. Les grands défrichements, qui ont rendu la Trappe si célèbre auprès des cultivateurs normands, datent de la fin de 1830. Sous la direction du supérieur, on commença à couper, à extirper les taillis ; après cette opération pénible, il fallait remblayer le terrain divisé, et quelquefois creusé à une grande profondeur par l'arrachement des racines. On reprit la culture de terres abandonnées depuis longtemps, en brûlant d'abord les herbes sèches qui les recouvraient, pour faire un premier engrais de la cendre. On dessécha des marécages ; on nivela des pièces inégales. On supprima, on combla un étang voisin de l'auberge pour équarrir un champ, on en creusa un autre dans une situation plus convenable, pour y déposer du peuple. Que de fois les ouvriers qu'il fallait adjoindre aux religieux, les cultivateurs du pays, ou les religieux même, hésitèrent à croire le succès possible, à la vue des difficultés, à la pensée d'une stérilité déjà ancienne, qu'il semblait téméraire de combattre. Mais le révérend Père allait droit à son but. Il avait calculé, il avait compté d'avance les moyens et le temps nécessaire ; il réussissait, et le succès, en le justifiant pour le passé, le justifiait d'avance pour les nouvelles entreprises. Cependant, les travaux de l'église montaient toujours, et les autres lieux réguliers commençaient à sortir de terre. Nous arrêter mois par mois, jour par jour, sur les progrès successifs de ces travaux, et compter, pour ainsi dire, les pas des travailleurs, serait une affectation puérile et monotone, que l'amitié même ne suffirait pas à excuser. On peut tout résumer en un mot, qui présente le signe distinctif de cette époque singulière. Le clocher de l'église porte la date de 1832 ; le bâtiment, qui comprend le réfectoire et le dortoir, porte celle de 1833. Lorsque les abbés ou les religieux des autres maisons persécutées venaient à ce moment visiter la Trappe, ils comparaient avec admiration la sécurité du père Joseph-Marie, avec les inquiétudes bien légitimes où les entretenait la malveillance constante de leurs voisins ; et aujourd'hui encore, quand on connaît l'histoire de ces temps, la vue de ces deux chiffres qui dominent tout le monastère, reporte naturellement l'esprit vers cette comparaison significative. Qui confidunt in Domino, sicut mons Sion : montes in circuita ejus et Dominus in circuita populi sui.

En 1833, une démonstration publique, une grande cérémonie à laquelle toute la contrée assista, révéla encore bien mieux la sainte audace des habitants de la Trappe, s'il y a audace, dans un pays fibre, à réclamer sa part de liberté, et à prendre sa place au soleil qui luit pour toutes les croyances. L'église était achevée, et le monastère approchait de sa fin. Les Trappistes résolurent de faire consacrer leur église, et supplièrent l'évêque de Séez d'officier lui-même dans cette cérémonie. La consécration d'une église est un moment solennel dans l'ordre de Cîteaux, où le monastère s'ouvre à tous ceux qui veulent le visiter ; les prohibitions les plus sévères tombent à l'occasion de cette fête. Pendant la neuvaine, les femmes elles-mêmes ont le droit d'entrer partout et de voir à leur aise tous les lieux réguliers. Depuis plusieurs années, dans le pays qui entoure la Trappe, bien des curiosités étaient contenues par les règles ordinaires, et l'impatience de se satisfaire enfin, était doublée par le retard. On conçoit donc que la nouvelle répandue que la Trappe allait enfin être ouverte, pendant huit jours, aux femmes comme aux hommes, fut accueillie avec empressement, et que personne ne voulut perdre sa part de plaisir. Les Trappistes avaient choisi le 30 août, jour auquel le bréviaire de Cîteaux fixe pour tout l'ordre la fête de la dédicace. Dès le lever du soleil, tous les chemins qui mènent au monastère, si raboteux et incommodes qu'ils soient, étaient encombrés de curieux et de voitures, et bientôt une foule immense se trouva rassemblée devant la porte qu'elle ne pouvait franchir qu'à la suite de l'évêque. Dès qu'il parut, la multitude se précipita à flots derrière lui, et assista avec, un recueillement profond, à ces longues et imposantes cérémonies qui commandent le respect même aux moins réservés, et qui se terminent par la célébration d'une messe solennelle. Le lendemain, le prélat bénit la cloche et donna la confirmation dans la nouvelle église ; un millier d'enfants étaient venus sous les bannières de leurs diverses paroisses, accompagnés de leurs curés et de leurs familles, pour recevoir le sacrement de la force dans la maison des moines. Pendant les neuf jours l'affluence ne diminua pas : le répit accordé aux retardataires, par la durée même de la neuvaine, permettait de venir de loin et de participer encore à la fête. On peut évaluer à cinquante mille le nombre des visiteurs. Le vallon de la Trappe, écrit un témoin oculaire, offrait le spectacle de la fameuse vallée du jugement, alors que s'y tiendront les dernières assises du genre humain.

Il n'était pas juste que la curiosité seule fût satisfaite ; il fallait que la charité eût son tour. La Trappe, mère des pauvres, voulut leur faire célébrer la fête par une distribution extraordinaire, le dimanche 1er septembre.

Dès la veille, le bruit avait couru dans les bourgades voisines qu'il y aurait pour les pauvres grand régal à la Trappe ; aussi y vit-on accourir, comme au festin de l'Evangile, tout ce qu'il y avait aux environs d'aveugles, de boiteux et d'estropiés, à qui leur misère, trop visible, tenait lieu de robe nuptiale et de titre d'admission. Ils trouvèrent, en effet, un repas excellent et copieux auquel le dessert ne manqua pas, non plus que l'appétit. Mais ce qui toucha le plus les assistants et les convives, c'est que ceux-ci furent servis par le supérieur, aidé de quelques-uns de ses frères, qui exercèrent cet office de charité avec une joie, un épanouissement de bonheur qu'on ne saurait exprimer, qu'on ne peut même concevoir si l'on ne met soi-même sa félicité à faire des heureux, et si l'on ne voit, dans les pauvres, des frères et les membres souffrants de Jésus. Christ. — La Trappe mieux connue, 1834.

 

La Trappe gagna beaucoup à être vue, considérée en détail pendant plusieurs jours et par un si grand nombre de visiteurs. Ses vertus, son utilité sociale commencèrent à être senties, comprises, louées comme elles le méritent, et l'on peut rapporter à cette cause la grande estime, la grande réputation dont elle jouit maintenant dans tous les départements du voisinage. On vit les travaux agricoles des Trappistes, les terres les plus froides, les plus ingrates du pays, couvertes, par leurs soins, des plus belles moissons, et l'on toucha la planche dure sur laquelle ces infatigables agriculteurs venaient réparer leurs forces pendant la nuit. On vit leur charité, et l'on goûta à leur réfectoire la nourriture légère dont la modicité laisse aux pauvres la plus grande part de leurs revenus. On alla voir la pharmacie, la salle de médecine ; on consulta à l'aise le père médecin ; c'était à qui lui expliquerait son état, ses indispositions ordinaires, ses craintes pour l'avenir ; c'était à qui remporterait un mot du docteur monastique ; et l'on comprit que ces hommes ne se refusent tout que pour tout accorder au prochain ; qu'ils ne sont si durs à leurs propres corps que pour mieux ressentir, mieux adoucir, mieux servir les souffrances et les moindres infirmités des frères qu'ils ont laissés dans le monde.

Le monastère n'était pas entièrement achevé, lorsque l'église fut consacrée. Il ne fut habitable qu'à la fin de janvier 1834. La veille de la Purification, l'évêque de Nancy, monseigneur de Forbin-Janson, vint le bénir, et le jour de la Présentation de l'Enfant-Jésus au temple, les religieux en prirent possession.

Tandis que la Trappe se relevait, la Trappe de Notre-Dame-de-Grâce, près de Bricquebec, s'affermissait par des travaux du même genre, et qui peut-être même tirent un plus grand mérite de plus grandes difficultés vaincues. Nous avons exposé plus haut l'état de la propriété cédée au père Augustin ; nous pouvons parler maintenant des entreprises exécutées pour la mettre en état de suffire à ses habitants. Pour se faire un jardin d'un sol humide et peu propre à cette destination, les religieux avaient pratiqué des canaux qui se croisent à un mètre et demi de profondeur pour rentrer dans un canal commun qui porte l'eau dehors. Pour préparer l'emplacement d'un monastère plus commode que la petite maison qui les avait d'abord reçus, ils avaient déblayé et remblayé le terrain à un mètre de profondeur, moyenne proportionnelle. Quelques années après l'érection de la communauté, la portion de bois qui l'avoisinait ayant été mise en vente, il devint nécessaire, pour éviter un voisinage qui pourrait être gênant, d'acquérir cette propriété qui comprenait environ onze hectares. Mais pour en tirer parti, il fallait la défricher, et une quantité considérable de pierres augmentait la difficulté du défrichement. On en jugera sans peine quand on saura que dans une seule pièce d'un hectare soixante ares — moins de quatre arpents —, il y avait tant de pierres qu'après le défrichement la superficie en fut presque entièrement couverte. Il s'y trouvait de plus, çà et là, des blocs si gros qu'on ne put les vaincre que par le feu ; il fallut les couvrir de combustibles pour les concasser sur place. Deux autres pièces à côté de celle-là ne purent être dressées et rendues cultivables que par deux mois de travail opiniâtre, quoiqu'on employât régulièrement deux et même trois banneaux — terme de Normandie — pour transporter les terres.

Ce qui ajoute à notre admiration, c'est que le père Augustin, dans ces commencements si pénibles, comme encore aujourd'hui, ne voulait pas recourir aux quêtes ni aux souscriptions. Il avançait selon ses ressources, acceptant les dons que la Providence lui envoyait de temps en temps, mais ne demandant qu'à un travail opiniâtre le succès, le pain de ses religieux et des pauvres.

Comme le père Joseph-Marie à la Trappe, le père Augustin à Bricquebec ne s'effraya pas de la révolution de 1830, ni des persécutions qui en furent la suite pour les abbayes dont nous parlions plus haut. Ce fut en 1831, l'année même où Melleray fut troublé, qu'il commença à bâtir son nouveau monastère. Son industrie lui avait préparé les matériaux ; les pierres extraites de ses champs entrèrent toutes, et l'on pourrait dire seules, dans les nouvelles constructions ; car à l'exception du carreau et d'une soixantaine de toises de pierres qui furent extraites d'une 'carrière, tout le reste avait été tiré des entrailles de la propriété. L'église fut construite la première, et l'ouvrage, une fois entrepris, ne fut pas interrompu. On bâtit successivement le dortoir, le chapitre, l'hôtellerie, tout en continuant à faire valoir les terres, à tirer parti des eaux, à les réunir pour le service d'un moulin qui a fondé la réputation proverbiale de probité dont jouissent les meuniers Trappistes de Bricquebec.

Mais ce n'était pas seulement en France que la Trappe réparait les échecs qu'elle avait éprouvés en France. La nouvelle persécution semblait lui avoir été envoyée d'en haut pour la forcer à reporter sur d'autres contrées l'influence de ses exemples et l'utilité de ses travaux. Les exilés de Melleray avaient déjà fondé une Trappe en Irlande. Dès l'année 1830, dom Antoine souvent sollicité de rendre à l'Irlande un monastère cistercien, et jusque-là inflexible dans ses refus, avait enfin consenti à répondre favorablement, dans la prévision des épreuves que sa maison pourrait avoir à subir, comme il arriva quelques mois après. Le père Vincent Ryan, Irlandais lui-même, natif du comté de Waterford, avait été envoyé pour tenter les véritables dispositions de la contrée, et connaître par lui-même les chances de succès. De grandes difficultés semblèrent d'abord prouver que la bonne volonté des Irlandais s'était méprise, et que le bien qu'ils désiraient n'était pas facile à exécuter. Mais le moment de la Providence n'était pas venu ; quand les Trappistes irlandais furent bannis de France, les obstacles s'aplanirent, et la main de Dieu parut bien clairement dans la proposition spontanée d'un protestant, M. Kean, qui offrit aux exilés de les recevoir sur son domaine. Il mettait à leur disposition six cents journaux de landes et de terres en friche, et quelques cabanes en planches sur une colline d'où coulait heureusement une source abondante, seul avantage réel qu'offrit dans les premiers temps la concession. Les Trappistes acceptèrent, trop heureux de conserver leur état, de changer un exil cruel en fondation glorieuse, et de n'avoir été séparés de leur père, dom Antoine, que pour propager son œuvre. Ils s'établirent six dans chaque cabane, cultivèrent sans délai un jardin dont l'étendue était à peine tracée ; creusèrent des fossés pour limites de leurs terres, et ne tardèrent pas à jeter les fondements d'une église.

Cette générosité d'un protestant avait déjà ému les populations voisines ; la vue des religieux pauvres et travailleurs décida leur enthousiasme. Les pauvres irlandais voulurent contribuer à l'établissement. Bientôt des charrettes chargées de provisions et de matériaux de toute nature se dirigèrent de ce côté ; des laboureurs, des artisans mirent à la disposition des moines leurs outils et leurs bras. Il y eut un moment quinze cents ouvriers volontaires, dirigés par leurs prêtres, qui venaient prêter main-forte à la colonie. Grâce à tant de bienveillance, les Trappistes eurent bientôt une église et même un monastère qu'un voyageur qualifiait récemment de magnifique.

Mais un résultat plus étonnant, parce que les Trappistes ne le durent qu'à eux-mêmes, fut la révolution véritable qu'ils opérèrent dans l'agriculture. Dès la première année, ils plantèrent quarante mille pieds d'arbres fruitiers et forestiers, et dans la seconde, ils en plantèrent trente mille. Ils labourèrent, ils ensemencèrent une terre jusque-là condamnée par l'ignorance ou l'habitude à la stérilité, et ils la couvrirent de moissons de seigle et d'avoine, de navets, de pommes de terre. On appelait ces landes, avant le défrichement, des terres maudites ; ils levèrent l'interdit porté contre elles. A peine les fruits de leur travail étaient connus et appréciés que leurs voisins en recherchèrent de semblables. De toutes parts on s'adressa à M. Kean pour obtenir à ferme quelques parties de ces landes, et trois ans après l'arrivée des religieux, M. Kean retirait de ces fermes un revenu de 100.000 fr.

Un voyageur qu'on peut citer sans craindre pour son témoignage le reproche de partialité, disait, à propos de la prospérité des Trappistes irlandais :

Le Munster a toujours été, depuis la conquête de Henri II, le boulevard de la nationalité, comme, depuis l'introduction forcée de la religion anglicane, il a été le boulevard du catholicisme, cette seconde nationalité de la vieille Érin. Aussi est-ce dans le Munster que se sont produits les deux plus récents représentants de cette double nationalité : un homme et une institution. L'homme, c'est Daniel O'Connell, qui, depuis quarante ans, travaille à faire une nation de ce qui n'était, depuis des siècles, qu'un troupeau d'hommes. L'institution, c'est le couvent des Trappistes... Ainsi, s'associant à l'œuvre du libérateur de l'Irlande, le clergé régulier, laboureur et instituteur tout ensemble, vient en aide par l'exemple et le travail aux prédications du clergé séculier. Ainsi, après tant de siècles de ténèbres et de barbarie, le catholicisme va marcher à la conquête de la civilisation irlandaise par les mêmes voies qu'il a suivies au moyen-âge, pour recommencer en Europe la société, disparue sous les irruptions de barbares. — L'Irlande, par M. de Feuillide.

 

La Trappe d'Irlande prit le nom de Mount-Melleray, pour garder éternellement le souvenir de son origine, pour resserrer, dans le for intérieur de la conscience et de la fraternité chrétienne, des liens, que les susceptibilités et. les distinctions nationales ne peuvent rompre, mais obligent les frères à tenir cachés. Dom Antoine ne gouverna pas sa filiation, mais il ne cessa pas d'être un père pour elle ; le père Vincent ne fut plus le religieux de dom Antoine, mais il ne cessa de lui témoigner la déférence, l'obéissance et l'affection d'un fils.

La Trappe de Mount-Melleray avait donné, en 1831, l'exemple de chercher hors de France la liberté religieuse contestée aux moines dans certains départements. Cet exemple fut suivi, en 1832, par quelques religieux du Gard, qui profitèrent de la liberté véritable reconquise par les Belges. A deux lieues de Poperingen, à quatre lieues d'Ypres, au milieu d'un bois solitaire, vivait un vieil ermite qui avait eu pendant toute sa vie le désir et l'espérance de fonder un monastère en l'honneur de la sainte Vierge. Il avait acheté, dans ce dessein, des champs assez vastes, entourés de bois, et il y avait bâti son ermitage. Mais il ne pouvait par lui-même rassembler une communauté. Il s'adressa au Gard. Dom Germain rappela de Géronde le prieur dont nous avons parlé, et le mit è la tête de la nouvelle colonie. La pauvreté, toutes les peines d'une fondation improvisée, assaillirent les Trappistes ; mais ils tinrent bon contre ces difficultés rebutantes, et organisèrent par leur constance la Trappe de Saint-Sixte, qui subsiste encore.

Cependant en France les esprits se calmaient et laissaient au gouvernement la liberté de tolérer les moines. Dom Pierre ramenait au Mont-des-Olives ses frères et ses sœurs. Le diocèse de Besançon redemandait les Trappistes de Bellevaux pour les établir au Val-Sainte-Marie. Les Trappistes avaient triomphé sur tous les points de la persécution nouvelle ; ils avaient fait plus que résister, ils s'étaient Multipliés au milieu des épreuves, et la politique ne leur contestait plus une existence si laborieusement conquise. Le moment choisi par Dieu pour leur donner une organisation régulière, pour les récompenser de leur fidélité par l'approbation de l'Eglise, était venue.