LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXII. — Dom Augustin à Rome. Examen des accusations portées contre lui, appréciation de ses qualités. Son retour et sa mort.

 

 

Le voilà donc, à l'âge de soixante-douze ans, après quarante-six ans de pénitence, après trente-cinq ans de travaux, de courses et de souffrances apostoliques, cité devant le Saint-Siège comme un perturbateur de l'Eglise, et réduit à justifier une vie si laborieusement consacrée à la gloire de Dieu. Ses adversaires triomphent ; ils le croient déjà condamné sur ce simple appel qu'ils ont provoqué, ils s'occupent de rassembler de nouvelles pièces pour le procès, ils annoncent que les diverses Trappes dont il est le père, vont recevoir une organisation uniforme et permanente, et que le fondateur sera mis de côté.

Puisque les adversaires même de dom Augustin nous en fournissent l'occasion, profitons-en pour rendre un dernier témoignage au sauveur de la Trappe, et pour apprécier ses qualités personnelles d'homme et de supérieur, mieux que nous n'avons pu le faire dans le cours d'une histoire générale.

Parmi les accusations portées contre lui, il y en avait de si grossières, de si brutales, qu'un homme de bien ne peut les répéter. Elles n'inspirèrent à Rome que mépris et dégoût, et quand dom Augustin voulut y répondre, on le déclara d'avance tout justifié ; on regarda comme inutile la réfutation d'absurdités auxquelles personne ne croyait.

Il en était une autre plus sérieuse et qui semblait plus difficile à repousser. Elle avait rapport à son administration de Père immédiat. On lui reprochait d'avoir gardé pour lui, dans chaque maison particulière, toute l'autorité de supérieur local, de n'avoir jamais voulu donner de supérieur local stable et permanent, d'avoir gouverné par lettres, et quelquefois sur des renseignemens inexacts, les monastères qu'il ne pouvait occuper tous à-la-fois. Nous avouons que ç'a été là en effet la partie faible du grand homme. Dans son zèle pour l'uniformité, il craignait d'abandonner à un autre le droit de se conduire selon ses idées particulières, et il se réservait la puissance de tout régler, de tout disposer, même celle de changer les moindres officiers, souverainement et sans réclamation. Il en résultait quelquefois des abus ; les supérieurs incertains d'être approuvés, et forcés d'attendre l'approbation, ne pouvaient rien entreprendre d'eux-mêmes, ni commander avec assurance. Leur autorité, ainsi limitée, n'inspirait pas assez de confiance et de respect, et quand il se glissait dans un monastère, quelque esprit inquiet, ou quelque fourbe et hypocrite, il leur était facile de méconnaître, de rejeter les ordres ou les représentations les plus légitimes, et d'obtenir gain de cause par des rapports mensongers, auprès d'un Père immédiat absent. Toujours porté par ses bonnes qualités naturelles, à ne penser mal du prochain qu'à la dernière extrémité, dom Augustin fut plusieurs fois la dupe de la calomnie, parce qu'il avait peine à croire à la calomnie, et il prononça contre l'innocent accusé, parce qu'il était lui-même incapable d'accuser un innocent. C'est là le seul reproche sérieux que nous ayons recueilli de la bouche de ceux qui l'ont connu, et nous aimons trop la vérité pour ne pas la dire même à dom Augustin ; sa vie est d'ailleurs assez belle pour que nous ne craignions pas de laisser paraître une ombre sur ce tableau gigantesque. Toutefois Sa Sainteté ne fut pas très effrayée de cet abus ; car elle lui laissa tous ses pouvoirs, elle lui fit même dire expressément qu'elle les lui conservait, et nous voyons, par ses lettres, qu'il gouverna, de Rome même, ses diverses maisons.

On lui reprochait une grande dureté pour ses inférieurs, une sévérité inflexible ; les faits abondent pour prouver le contraire. Nul ne fut plus attentif aux besoins de ses frères ; il veillait sur leur santé avec la sollicitude d'une mère — laissons-lui cette comparaison qu'il affectionnait — ; il découvrait en eux des indispositions dont ils ne se doutaient pas, et il leur imposait des soulagements dont ils s'étonnaient eux-mêmes. De Rome, en confiant de nouveau au père Marie-Michel le gouvernement de Bellefontaine, il le mettait, par ordre, à l'infirmerie, et lui défendait d'en abandonner le régime avant une permission expresse. Il avait pour les malades une tendre compassion, il se plaisait à leur rendre lui-même les soins les plus vulgaires ou les plus pénibles. Dans ses visites, il passait volontiers une partie de son temps auprès des infirmes. A Aiguebelle, on l'a vu plusieurs fois remplacer l'infirmier, laver les ulcères, panser les plaies, quelquefois après y avoir appliqué ses lèvres par dévotion pour les membres souffrants de Jésus-Christ. S'il s'agissait de reprendre quelque coupable, on voyait en lui plutôt l'affliction d'un père que la sévérité d'un supérieur. Il prenait sa tête entre ses mains, et d'un ton pénétré, il disait : Mon ami, cornaient avez-vous pu faire cela ? A la moindre marque de repentir, il ne savait plus que prononcer des paroles de consolation et d'encouragement. Nous avons sous les yeux une lettre où ce caractère de charité se retrouve parfaitement. Un religieux qu'il avait chargé d'une fondation, venait de lui refuser l'obéissance, et, cédant à des suggestions perfides, il annonçait en ternies injurieux et en bravades grossières, sa révolte à son supérieur. Dom Augustin, au bout de quelques jours lui répondit : J'espère que vous aurez fait de sérieuses réflexions pendant cette retraite, et que vous aurez pris une ferme résolution de réparer le mal que vous avez commis depuis la dernière... Vous à qui le Seigneur a fait tant de grâces depuis que vous êtes sur la terre et à qui il voulait en faire de plus grandes encore en vous séparant du inonde, vous à qui il a pardonné tant de péchés sous cette seule condition que vous seriez fidèle à vos promesses, n'en doutez pas, il vous abandonnera si vous ne profitez du dernier effort qu'il fait par ma bouche pour vous sauver. Il vous dit : Si inimicus meus maledixisset mihi, sustinuissem !digue, tu vero... Oh, mon cher ami, que ces deux paroles, si courtes en apparence, doivent cependant vous dire de choses ! Tu vero, quel tendre et vif reproche, si votre cœur n'est pas tout-à-fait endurci. Tu vero... mais vous qui aviez assuré votre abbé, qui me remplace, qu'il pouvait compter sur vous ; vous nous avez donc trompés tous les deux. Tu vero... mais vous que j'avais envoyé pour faire refleurir l'ordre de Cîteaux, pour sauver les âmes !... Je ne me recommande pas, comme à l'ordinaire, à vos prières, quelque grand besoin que j'en aie, parce que je ne vous crois pas en état de grâce, mais je vous conjure de vous y mettre au plus tôt, et alors de ne pas m'oublier. Ajoutons un dernier fait dont il existe peu d'exemples, et qui suffirait à réfuter toutes les accusations. Un jour, à Aiguebelle, dans sa visite régulière, il s'aperçut que la bonté extrême du père Etienne, accrue encore par les faiblesses de l'âge, ne pourvoyait pas assez au maintien de la régularité. Il lui en fit de sévères reproches que le vieillard reçut à genoux. Mais, après le premier mouvement, il craignit de n'avoir pas assez concilié les égards dus à la vieillesse avec le zèle de la règle, il revint donc à la chambre du père Etienne, et lui rappelant ce qui s'était passé entre eux, il se mit à genoux devant son inférieur, et lui demanda pardon de ce qu'il appelait son emportement. Mais cette réparation lui parut encore incomplète, et il voulut la rendre publique en disant à un religieux : Le cœur me saigne d'avoir réprimandé ce saint vieillard.

On l'accusait de s'épargner lui-même, de se donner de grands adoucissements qu'il refusait aux autres. Rappelons-nous ici ce que nous avons vu précédemment, cette sobriété excessive dans les voyages qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie. C'était bien à lui que s'appliquaient ces paroles de saint Paul : Castigo corpus meum, non quasi in aerem verberans. Des religieux qui l'ont connu, un abbé qui a été novice de son temps, nous ont assuré que personne, dans l'ordre, n'a jamais porté si loin la mortification, et si nous pouvions avoir ici quelque chose à lui reprocher, ce serait plutôt un excès de zèle contre lui-même. Quelques-uns de ses adversaires lui ayant vu manger de la viande en voyage, conclurent de là que, loin de ses religieux, il s'affranchissait de la règle qu'il leur avait imposée. Ces gens-là ne savaient pas sans doute que la maladie était la seule cause de cette exception, et qu'il avait donné la même permission à tous les religieux qui se trouveraient dans le même cas. Dans les dernières années de sa vie il tentait d'incroyables efforts pour pratiquer sans adoucissement toutes les austérités dont il avait été le propagateur, et souvent il excitait la compas- ; sion plus encore que l'admiration de ses religieux, par l'abattement où le réduisait une bonne volonté supérieure à ses forces.

Sa prompte arrivée à Rome déconcerta singulièrement ses adversaires ; on avait annoncé qu'il n'obéirait pas, et il se présenta au premier appel. On avait parlé de sa turbulence, de cette humeur inquiète vulgairement appelée de l'intrigue, et on trouva en lui une âme calme qui se remit tout entière aux mains du pape et attendit, avec une patience incompréhensible pour des hommes prévenus, le jugement qui devait lui être signifié. On comptait sur les réclamations de ses religieux pour l'accabler de leurs plaintes, et on reçut de tous ses monastères des déclarations pareilles à celles de 1795, qui protestaient en sa faveur et sollicitaient le maintien de son autorité. On attendait les dénonciations des évêques dont les diocèses avaient été troublés, disait-on, par les fondations et les extravagances de cet homme, et ces dénonciations n'arrivaient pas ; on recevait, au contraire, la nouvelle qu'un évêque ayant visité un des monastères, en était revenu édifié et surpris comme la reine de Saba. Un évêque avait écrit que dom Augustin n'irait pas à Rome, ou que s'il y allait il serait mis en prison ou dans une maison de fous, par grâce ; et à peine il se fut fait connaître qu'on le regarda comme un homme de grand sens, capable de traiter les affaires les plus sérieuses. On le lui dit à lui-même à la secrétairerie de la congrégation chargée de le juger.

Mais au lieu de parler nous-même, produisons une pièce qui ne saurait être suspecte, le rapport de l'archevêque d'Ancyre, secrétaire de la congrégation des évêques et réguliers. On y trouve partout le sentiment de surprise d'un homme qui croyait avoir à juger un grand coupable, et qui, après l'examen de l'affaire, ne trouve que vaines accusations et bavardages ridicules. Voici le texte :

On nous avait épouvantés par de vaines clameurs contre ce père Augustin, qui, humble et soumis, est venu tout de suite à Rome, où il est encore, pour recevoir les ordres qu'on lui donne de temps en temps relativement à sa règle. Il y a cinq mois qu'on a demandé des données précises sur les plaintes graves qui ont provoqué l'appel et un voyage de cinq cents lieues, et il n'a paru aucun chef d'accusation contre lui. Bien plus, Vos Eminences auront bientôt sous les yeux une lettre écrite au prieur d'une Trappe, après la visite qu'y avait faite un des évêques plaignants, dans laquelle il dit qu'il a été enchanté de tout ce qu'il a trouvé, et qu'il entre dans les sentiments de la reine de Saba : Donec ipsa veni et vidi ocuis meis, et probavi quod media pars mihi nuntiata non fuit.

Il y a un an qu'ils firent appeler cet abbé intrigant par la sainte congrégation, et Vos Excellences se rappelleront qu'on nous le dépeignit comme si indomptable que si on ne le retirait de son poste, il serait impossible de purger la France des troubles que ses établissements y occasionnaient. De là on l'appela comme en tremblant, craignant qu'il ne vînt pas ou qu'il prît la fuite, peut-être en Amérique ; cependant il se rendit à l'appel. Depuis le mois de juillet, au plus fort de la canicule, le pauvre abbé est à Rome. Sept mois après, la sainte congrégation écrivit à ses accusateurs de nous donner des détails particuliers sur les motifs de son appel. Depuis cinq mois ils n'ont pas daigné nous répondre pour nous instruire comment un Bénédictin, père de tant d'établissements pieux, a été arrêté clans sa carrière, et appelé sans viatique jusqu'ici.

Quatre jours après cette intimation, il entendit le nom du saint Père, il crut reconnaître la voix de Dieu, et longo et rectotramite, il partit pour Rome. Ici il ne s'est jamais plaint de la forme de son veniat. Il s'est présenté à l'obéissance avec joie, et a demandé comment il devait la pratiquer. On lui a demandé avec peine les lettres qui l'autorisaient à faire tant d'établissements. Le pauvre abbé, toujours franc et soumis, m'a produit la fondation de l'abbaye de la Val-Sainte, approuvée et reconnue par Pie VI. Lorsque je lui parlai des autres établissements, il parut surpris qu'on lui demandât autre chose. Il m'apporte de temps en temps des lettres pleines des soupirs de ses ermites pour son retour, du désordre que cause son absence, de la nouvelle d'une rétractation qu'a faite un évêque de quelques soupçons sur ses mœurs.

Vos Excellences ont déjà vu s'il est importun par ses visites et par ses instances. Un intrigant serait tout le jour dans les antichambres. Rester un an sans écrire un billet pour presser une cause qui attaque l'honneur, la réputation, le rang, le zèle, me semble une chose extraordinaire.

Il vient rarement chez moi, et avec timidité. Pour que je n'en sois pas surpris, il me dit toujours qu'il est prêt à venir toutes les fois qu'il sera appelé. Une seule fois, il y a quelques mois, il me demanda comment allait son affaire : je lui répondis qu'on attendait la réponse des évêques ; il ne s'est plus informé de la cause de ce retard.

En recevant de lui quelques documents pour former un sommaire des entraves que souffraient ses établissements, je puis confesser mon étonnement de n'avoir jamais entendu de sa bouche une parole de plus que le simple fait. Je puis attester qu'en l'entendant parler de l'évêque de Séez, dont il avait beaucoup à se plaindre à cause de ses vexations, je n'ai pu savoir s'il a quelque défaut et quel est son naturel. A mon âge, je n'ai jamais connu d'homme ayant une longue contestation avec d'autres, à qui je puisse rendre un pareil témoignage.

Quant à sa conduite en public, où il paraît rarement, l'on n'a jamais entendu personne y reprendre la moindre chose.

Les Bernardins eux-mêmes, qui l'avaient refusé au commencement, m'ont assuré qu'il est délicat pour son régime et pour les remèdes ; mais qu'il fait maigre, qu'il est sobre, qu'il ne boit presque pas de vin, qu'il édifie par sa retraite, son silence perpétuel et ses oraisons prolongées pendant plusieurs heures.

 

Ce rapport, qui fut rédigé un an après l'arrivée de dom Augustin à Rome, démontre évidemment que ceux qu'on avait d'abord prévenus contre lui, ne trouvaient plus, dans la connaissance de l'affaire, matière à condamnation. Le Saint-Père, lui-même, l'avait traité avec honneur dès le commencement, et, pendant toute la durée de son séjour, il lui continua la même bienveillance. Il lui fit donner un logement au monastère de Saint-Bernard des Thermes, il lui fixa une pension. Seulement il voulait toujours le retenir à Rome. Dom Augustin ne pouvait s'expliquer la cause de ce retard. Mille bruits circulaient, qui tous l'inquiétaient également ; question de juridiction, question d'observance ; on ne savait si les maisons de la Trappe, en France, seraient soumises aux évêques, ou si elles relèveraient immédiatement du président de l'ordre de Cîteaux. On disait que le Saint-Père avait l'intention de réunir tous les pénitents des différents ordres sous une règle commune ; on disait aussi qu'on forcerait la Trappe à descendre, et que les règlements même de l'abbé de Rancé ne seraient pas maintenus, parce qu'on les trouvait trop austères. Le pauvre abbé, au milieu de toute cette agitation, ne savait à quoi se prendre ; il n'apprenait rien qui pût arrêter les mauvais desseins de ses adversaires, ni faire entrevoir à ses disciples la fin de leurs incertitudes ; mais il ne cessait de les encourager à la patience, à la persévérance, leur rappelant que leur fidélité et leur résignation étaient seules capables d'amener une conclusion digne de la gloire de Dieu et favorable à leur salut.

Pour leur rendre moins pénible la prolongation de son absence, il leur représentait de combien d'affaires le Souverain Pontife était accablé. Je comprends très bien que les affaires ecclésiastiques de France doivent arrêter les nôtres. Je me mets à la place du pape, et à sa place je ferais comme lui. Il leur citait l'exemple des saints : Vous savez que M. de Rancé est resté à Rome près de deux ans sans rien obtenir ; je lisais, il y a quelque temps, dans la vie d'un saint évêque, qu'il fut dix ans à Rome avant d'obtenir ce qu'il désirait. Je lisais encore, il n'y a pas huit jours, que saint Brice, successeur de saint Martin, fut obligé d'y rester avant de se justifier, l'espace de sept ans, quoiqu'il fit des miracles qui donnaient évidemment tort à ses ennemis.

Il savait qu'en France on tentait de grands efforts pour les détacher de son obéissance, pour les forcer à diminuer leurs austérités. Eloigné de ses ennemis et de ses enfants, empêché de combattre les uns de près, d'encourager, de soutenir les autres par ses paroles et par ses exemples, il y suppléait par ses lettres, dont le nombre et l'étendue témoignent que les fatigues, la vieillesse et les chagrins n'avaient rien diminué de son activité et de l'ardeur de son âme. Ici encore il leur citait l'exemple des saints : Puisque j'en suis sur mes lectures, je vous dirai que je lisais aujourd'hui quelque chose qui a assez de rapport à la circonstance où nous nous trouvons. C'est dans la vie de sainte Fare, abbesse de Farmoutier, en l'an 617. Notre sainte, dit l'historien, entretint une correspondance parfaite entre son monastère et celui de Luxeu sous le gouvernement duquel elle vivait — ; c'est ce qui fit qu'elle ne put demeurer indifférente aux persécutions que le moine Agreste avait suscitées à saint Eustase. Ce brouillon, qui avait entrepris de faire condamner la règle de saint Colomban dans un concile tenu à Mâcon, et de la faire abandonner par tous les monastères, avait déjà gagné beaucoup de monde, et avait même surpris saint Romaric, et saint Amet, abbé de Remiremont, lorsqu'il vint tenter sainte Fare, pour l'attirer dans son parti ; il la trouva heureusement prévenue contre ses artifices ; elle l'obligea de se retirer, après lui avoir fortement reproché sa perfidie et sa malignité. J'ai voulu vous citer ces exemples pour vous faire comprendre que tout ce qui est arrivé et tout ce qui peut arriver par la suite ne doit pas vous ébranler ni vous décourager. Tâchez seulement d'être fidèles à vos vœux jusqu'à la fin, et souvenez-vous toujours de ces paroles de notre divin Sauveur : Qui perseveraverit in finem, hic salvus erit.

Sa plus grande sollicitude était la pensée que peut-être ses ennuis se laisseraient aller à ne plus le reconnaître pour père, à se soumettre, comme on les en pressait, à l'autorité de l'ordinaire, et qu'ainsi les frères seraient séparés, et les membres de la même famille deviendraient étrangers les uns aux autres ; quelques-uns même avaient déjà cédé. Il leur prêchait, en conséquence, l'union, la charité fraternelle. La charité, c'est par excellence la vertu de dom Augustin, sa seule recommandation, son seul précepte ; depuis le jour où il emmena ses frères en Suisse, en leur disant : Diligamus nos invicem, jusqu'au dernier moment de sa vie, il a tout rapporté, tout réduit à la charité. Citons encore une de ses lettres ; on nous pardonnera tant de citations, quelque longues qu'elles soient. La moindre parole d'un tel père, la moindre expression d'une si ardente charité, ne vaut-elle pas beaucoup mieux que toutes les phrases, toutes les exclamations d'un pauvre historien comme nous

Comme je prévois que l'esprit ennemi cherchera, pour vous perdre plus sûrement, à vous attaquer par le fonde. ment de la vie religieuse, c'est-à-dire du côté de l'attachement, de l'amour, de la soumission que vous devez à celui qui tient la place de Dieu, et que vous avez toujours eus pour moi jusqu'à présent, je viens vous ouvrir mon cœur, et vous prémunir contre une tentation qui vous serait si funeste, puisqu'elle vous ferait sortir du bercail de Jésus-Christ, en vous détachant de l'autorité de saint Pierre, et des papes ses successeurs, pour vous faire entrer dans le schisme, qui est le pire de tous les maux : car tant que le pape n'aura pas rompu les liens qui m'attachent à vous, vous ne sauriez vous en séparer, quand tous les évêques de France voudraient vous y engager, ii sans vous séparer de Sa Sainteté elle-même.

Caritas nunquam excidit. La charité, quand elle est véritable, quand elle est vraiment la charité de Dieu, ne cesse jamais. Nunquam excidit ; il n'est pas un seul instant où elle ne soit également vive, également désintéressée, également généreuse. Il n'est pas de circonstance, il n'est pas de mauvais procédés, il n'est pas de peine, de désagrément, de chagrin et d'affliction qui puisse la faire disparaître. Nunquam excidit ; au contraire, plus on fait de mal à celui qui a le bonheur de la posséder, et qui en est sincèrement animé, plus il s'efforce de faire du bien, plus il s'attendrit sur le sort de ceux qui, en le blessant, se blessent eux-mêmes, et c'est la plaie de leur âme qui l'afflige plutôt que sa propre douleur. Nunquam excidit ; plus on le repousse, plus il s'empresse, plus il trouve de satisfaction à courir après ceux qui le fuient, à estimer ceux qui le méprisent et le dédaignent, à rechercher ceux qui le blâment et le rejettent. Et s'il était jamais obligé d'user de quelque sévérité, c'est alors que dans le fond de son cœur sa charité serait plus ardente : Nunquam excidit.

Pressé par cette charité divine, je vous ai écrit, mes chers frères, il y a quelques mois, une lettre toute d'amour, et vous en avez été touchés jusqu'aux larmes, du moins vous me l'avez écrit, et si quelques-uns de vous ont changé, quant à moi je suis toujours le même pour vous ; je ne dis pas assez, je me sens au contraire plus pressé de charité à mesure que vous êtes plus pressés de périls et de tentations.

Vous n'auriez pas de peine à le croire si vous saviez ce que c'est que l'amour paternel d'un père spirituel. Saint Augustin, mon patron, dit que son emploi n'est autre chose que l'office continuel de l'amour : amoris officium ; saint Chrysostome, que c'est le meilleur argument pour prouver l'amour, amoris argumentum ; saint Grégoire, que c'est le témoignage, l'exercice continuel de l'amour : amoris testimonium  ; et j'oserai dire avec saint Paul, que si vous avez plusieurs maîtres, plusieurs guides, différents supérieurs, vous n'avez qu'un seul père : Si decem millia pœdagogorum habeatis in Christo, sed non multos patres ; car c'est moi qui vous ai enfantés en Jésus-Christ : in Christo vos genui ; c'est moi, qui, comme un père tendre, vous ai arrachés à la fureur des révolutionnaires français en vous conduisant dans l'Helvétie ; qui, comme une mère vraiment amoureuse de vous, vous ai soustraits au glaive de ces furieux, quand ils sont entrés dans la Suisse, en vous conduisant au nombre de deux cent quarante-quatre jusque dans la Russie ; qui, comme un pasteur fidèle et vigilant, suis allé vous chercher parmi les sauvages de l'Amérique, du moins ceux qui ont eu le courage d'y aller, quoique je fusse poursuivi moi-même à toute outrance, et avec la plus grande fureur, par nos ennemis, qui disaient qu'il fallait faire un exemple de moi. Et pour vous faire connaître, dans les circonstances extraordinaires où nous sommes, tout mon dénouement pour vous, et l'attachement fidèle que vous devez avoir pour moi, je vous dirai ce que je n'ai jamais dit à personne, au risque de passer pour peu sage, comme saint Paul, en parlant à mon avantage ; car on doit ordinairement cacher ce qui peut attirer quelques louanges, puisque nous ne sommes tous, et moi surtout, que misères. Je vous dirai cependant, insipiens dico, que pensant que peut-être on n'en voulait qu'à moi-même, et que si on me tenait une fois, on vous laisserait tranquilles, j'ai été sur le point de repasser la frontière, afin de me livrer pour vous sauver. Peut-être ai-je mal fait de n'avoir pas suivi cette pensée, puisque j'aurais eu le bonheur de mourir pour vous et pour la charité, mais du moins j'ai pu depuis vous être de quelque utilité, et si vous trouvez que tout cela soit peu de chose, soyez assurés que je suis prêt d'eu faire pour vous beaucoup davantage : Si parva sunt ista, adjciam multo majora...

Mais prenez garde, il ne faut pas que ces petits reproches, que mon devoir m'oblige à vous faire, et que je fais, même aux plus coupables, avec toute l'affection d'un père tendre, troublent la charité qui doit régner parmi vous tous, en vous inspirant du mécontentement contre ceux d'entre vous qui ont manqué à ce qu'ils me devaient à tant de titres. Souvenez-vous que vous êtes tous mes edams, que nous sommes tous fragiles, que le sort de l'homme est de se tromper et de s'égarer en beaucoup de choses ; que la faute où quelques-uns sont tombés, vous pouvez y tomber vous-mêmes ; que ceux qui ont manqué si essentiellement à l'obéissance qu'ils avaient vouée à Dieu, vous serviront peut-être de modèles à l'avenir, en fait de soumission ; enfin, qu'il n'y a que ceux qui persévèrent dans leur égarement jusqu'à la mort, dont on puisse véritablement dire : Perseverare diabolicum.

Je finis donc, mes très chers frères et enfants vraiment bien aimés, en faisant pour vous, à Dieu, la même prière que faisait notre divin Sauveur à son Père, pour ses disciples et leurs successeurs, et par conséquent aussi pour vous. Pater sancte, Père saint, conservez dans la charité ceux que vous m'avez confiés : Serva eos quos dedisti mihi, ut unum sint. Oui, ce que je demande en ce moment pour eux, c'est qu'ils ne soient qu'un entre eux, ut unum sint, et que, par cette intime charité, ils consomment l'œuvre de leur sanctification : ut sint consummati in unum, et que les fidèles, ne voyant parmi eux que paix, union et amour, ne puissent trouver matière à se scandaliser, mais reconnaissent, au contraire, que l'esprit de Dieu est vraiment avec eux, ut cogniscat mundus. J'ai toujours tâché, Seigneur, de leur inspirer, et de conserver dans leurs cœurs la sainte charité. Je leur ai dit souvent que vous étiez la charité même, que c'était votre attribut principal, votre nom par excellence : Deus caritas est ; je puis donc dire, comme votre divin Fils, que je leur ai fait connaître votre nom le plus doux : Notum feci eis nomen tuum. Et puisque cette charité divine vous plaît tant, ô mon Dieu, je prends la résolution de la leur prêcher encore davantage, de la leur prêcher toujours, de la leur prêcher jusqu'à la mort, à l'exemple de votre disciple bien aimé, et j'ose dire avec Notre Sauveur : Notum feci eis nomen tuum et notum faciam. Je puis donc, mes très chers frères, vous assurer que c'est dans le sein de cette charité toute divine, que je suis cette fois, plus que jamais, tout à vous en son amour...

 

Saint Bernard, séparé de ses moines par la grande importance que le pape et toute l'Eglise lui avaient faite, écrivait en gémissant : Mon âme est triste jusqu'au retour ; il demandait, comme une faveur insigne, d'être ramené à Clairvaux, d'y mourir au milieu de ses frères, et de mêler les dépouilles mortelles du pauvre aux corps des autres pauvres, dans l'habitation commune de la mort. Il eut ce bonheur si ardemment désiré, et sept cents religieux, recevant son dernier soupir, élevèrent son âme, sur les ailes de leurs prières, jusqu'au séjour des bienheureux. Dom Augustin disgracié, réduit à attendre indéfiniment la sentence qui déciderait de son propre sort, et de l'avenir de ses œuvres, se sentait dépérir dans l'exil, et voyait approcher le moment douloureux où il finirait sa vie loin de ceux à qui il l'avait consacrée tout entière. Ses affaires n'avançaient pas, et son corps, épuisé par tant de sacrifices, perdait le peu de forces que son zèle et la haine de ses ennemis lui avaient laissées. Toujours dévoré d'une grande ardeur pour le salut des âmes, au moment même ou ses fondations en France étaient arrêtées par la prudence et l'autorité du Saint-Siège, il s'occupait d'en préparer une nouvelle dans le royaume de Naples. Pendant les vacances de 1826, il vint dans cette ville, fut présenté au roi, et s'entretint avec lui de l'établissement d'une maison de la Trappe dans ses états. Mais ce voyage augmenta sa faiblesse, et comme au retour il voulut visiter le mont Cassin, il y tomba gravement malade. Ce lui fut une consolation sensible de penser qu'il pourrait mourir aux pieds du législateur dont il avait si constamment propagé la loi, et aux pieds de sainte Scolastique, la législatrice et la patronne naturelle des religieuses, dont il avait renouvelé l'institut. Quand il crut que sa dernière heure était proche, il demanda les derniers sacrements, et voulut aller les recevoir à l'église, non pas porté sur un brancard, mais appuyé sur les bras de deux religieux. Ce devoir rempli, il adressa aussitôt à tous ses monastères une circulaire, qui était son testament spirituel, et qui contenait quelques bonnes paroles pour tous ceux que la Providence avait mis sous sa conduite. Il commençait par les religieuses, et leur rappelant, par des éloges empruntés à saint Cyprien, la perfection de leur état, il leur faisait voir dans cette noblesse même, l'obligation de la soutenir par la pureté du cœur, par le renoncement aux pompes du siècle, par la soumission à l'autorité. Passant de là à ses frères, ses fils ainés, il remerciait tous ceux qui lui étaient restés fidèles, pardonnait à ceux qui lui avaient fait du mal, et recommandait à tous l'oubli dont il donnait l'exemple. Il protestait de sa tendresse pour ses chers frères convers et donnés, dont il se souviendrait toujours. Il finissait par les petits enfants du tiers-ordre, dont le salut lui avait toujours été si précieux, et promettait à leur sagesse le royaume du ciel : Talium est regnum cœlorum. Puis, après s'être recommandé aux prières de tous, il concluait par un acte d'humilité et de charité universelle :

Je vous prie tous en général, et chacun en particulier, comme si cette lettre n'était que pour lui, de me pardonner tous mes manquements à votre égard, qui sont partis de mon imperfection, mais non pas de mon indifférence et de mon défaut d'amour pour vous.

Faites des copies bien en règle et bien écrites de cette lettre, et envoyez-les dans toutes nos maisons : 1° à Aiguebelle ; 2° à Bellefontaine, pour les frères et les sœurs ; 3° à la Meilleraye, par Nantes, département de la Loire Inférieure ; 4° à Lyon ; et chargez nos sœurs d'en faire des copies pour Bayeux, pour Montigny, pour l'Angleterre, pour Louvigné-du-Désert, par Fougères — Ille-et-Vilaine —. N'oubliez pas Westmal, par Anvers, et nos frères qui sont en Alsace, non plus que ceux de Bellevaux, par Besançon, mais commencez par Lyon.

 

Cependant Dieu lui rendit la santé et lui permit de revenir à Rome. Il y continua son travail et reprit, quoique de si loin, sa surveillance infatigable sur ses monastères, plus menacés que jamais. Nous avons une dernière lettre, où' il exprime son étonnement des tentations nouvelles qui avaient été employées pour séduire ses religieux et ses religieuses, et sa joie de la résistance courageuse et invincible que les uns et les autres y avaient opposée. Toutefois, il semble craindre qu'il ne faille tôt ou tard céder aux réclamations, et dans la prévision de ce changement forcé, il leur fait connaître clans quel esprit et à quelles conditions il pourra être permis de transiger.

Si vous êtes obligés de diminuer quelque chose des austérités que saint Benoît et sainte Scholastique vous ont prescrites, appliquez-vous à compenser ces adoucissements par une plus grande fidélité, un zèle plus ardent, à pratiquer les vertus intérieures que la règle recommande, et surtout les chapitres de l'obéissance et de l'humilité et tout ce qui y a rapport. Que ce soit là l'objet principal de vos méditations et de vos résolutions. Considérez toujours avec soin ce qu'a fait Notre-Seigneur durant sa vie pour nous apprendre à souffrir, et ce que nous serons bien aises, à l'heure de la mort, d'avoir fait pour participer à ses mérites, sans lesquels nous ne pourrions être sauvés.

 

La crainte que le danger ne devînt plus pressant et que son absence prolongée ne donnât à ses adversaires une confiance sans bornes le décida à quitter Rome et à rentrer en France. Il partit au mois de juin 1827, après deux ans de séparation. La Sainte-Baume était le premier de ses monastères qui s'offrît à lui ; il s'y rendit, pour se remettre d'un voyage qui avait encore augmenté sa faiblesse. L'évêque d'Angoulême était venu visiter la grotte ; dom Augustin voulut le rejoindre à l'autel de Sainte-Madeleine, mais un faux pas le renversa, et il alla donner de la tête sur un rocher. Le coup était dur, la blessure assez grave, il resta étendu et évanoui. La communauté ayant été avertie quelques instants après, accourut pour le relever, et le rapporta sur une charrette. Le sang coulait avec assez d'abondance, et le blessé était livré au délire. On lui prodigua des soins qui firent espérer la guérison ; mais il aurait fallu un long repos, et son ardeur n'en avait jamais connu. Dès qu'il put se tenir sur ses pieds et que la souffrance fut devenue supportable il se remit en marche. Il visita. Notre-Dame-des-Lumières, maison du tiers-ordre, près d'Avignon, puis Aiguebelle. Là il resta dix jours, non pas pour s'accorder les adoucissements que réclamait son état, mais pour reprendre l'exercice des plus rudes mortifications. Ceux qui l'y ont vu, regardaient comme un prodige qu'il n'y fût pas mort, tant était grande la sévérité dont il usait contre un corps exténué. Il prit la route de Lyon. Arrivé dans cette ville, comme il approchait du monastère de Vaise, il entendit les cloches des religieuses. Il me semble, dit-il à son compagnon, qu'on sonne pour un mort. Avait-il en ce moment le sentiment de sa fin prochaine, ou parlait-il au hasard ? On ne peut le décider ; mais il annonça l'intention de rendre une visite à l'archevêque, pour continuer ensuite son chemin. Comme le chapelain des religieuses lui représentait qu'une pause de quelques jours lui était indispensable, et que tel était l'avis du médecin : Oh ! mon ami, répondit-il, le grand-maître ordonne de marcher quand le besoin l'exige. Cependant de violentes coliques l'avertirent qu'il n'était plus le maître de son corps ; la douleur le força de garder la chambre. Le lendemain, il témoigna le désir de se confesser au religieux qui l'assistait ; celui-ci lui offrait d'appeler un prêtre du dehors, mais l'humilité profonde du malade n'éprouva aucun embarras à prendre pour juge un de ses inférieurs. La confession finie, il reçut les derniers sacre-mens avec une foi et une piété dignes de toute sa vie, avec la joie du serviteur fidèle qui, après avoir soutenu le poids du jour et de la chaleur, va recevoir, en échange des tribulations humaines et passagères, le poids éternel de la gloire divine.

Les quatre jours suivants se passèrent dans un grand calme ; la crainte du jugement, l'horreur naturelle de la mort ne troublèrent pas un seul instant cette âme depuis longtemps détachée du corps, cette conscience qui n'avait jamais cherché que la sainte volonté de Dieu. On le voyait prier intérieurement avec la vénération d'un ange et la confiance d'un élu. Ses edams furent admis en sa présence ; il leur rappela les instructions contenues dans la lettre du mont Cassin, leur fit baiser son anneau pastoral et leur donna sa bénédiction. Dieu lui réservait, pour sa mort, un jour cher aux moines de Cîteaux, et à lui en particulier, le jour de saint Etienne, le jour anniversaire de l'ouverture des chapitres pour l'institution de la réforme de la Val-Sainte. Le 16 juillet 1827, au point du jour, après avoir entendu les Matines récitées par le chapelain, au moment où le chœur chantait le Te Deum, en actions de grâces de la mort heureuse du troisième abbé de Cîteaux, dom Augustin remit son âme entre les mains de Dieu.

De grands honneurs furent rendus à la dépouille mortelle du serviteur de Dieu. Les religieuses de Valse, voulant préserver de la corruption du tombeau la relique dont la Providence leur confiait la garde, firent embaumer son cœur et ses membres précieux. Le corps, revêtu des habits religieux et la face découverte, fut exposé pendant trois jours dans l'église à la vénération publique. La foule se pressa à l'entour, pour contempler une dernière fois cette belle figure, que la sérénité d'une mort paisible semblait avoir rendue encore plus douce et plus majestueuse. On s'estimait heureux d'emporter, comme un trésor de grand prix, quelques-uns de ses cheveux blancs, quelques parcelles de ses habits, du cordon de sa croix, ou même de sa chaussure. Le 19 juillet, jour choisi pour l'inhumation, un grand nombre d'ecclésiastiques et de fidèles, aussi distingués par le rang que par la piété, voulurent assister à la cérémonie suprême, à cette dernière entrevue où les amis ne se donnent plus rendez-vous qu'au ciel. Tous ceux qui avaient vu, qui avaient connu, qui avaient compris le grand homme, semblaient impatiens de protester en faveur de ses œuvres outragées et de lui adjuger la gloire que l'envie lui disputait. Et nous, qui avons eu l'insigne honneur d'être choisi pour son historien, quitterons-nous cette tombe sans déposer sur la froide pierre l'hommage de notre admiration, de notre affection et de nos regrets. Nous n'osons pas dire que nous lui apportons le témoignage de l'histoire et le jugement de la postérité ; ce n'est pas à notre faiblesse qu'il appartient de faire les réputations, et ce récit, quelque travail, quelques recherches, quelque temps qu'il nous ait coûtés, n'est rien en comparaison de ce que tout autre, moins inhabile, aurait pu faire. Mais il nous sera permis d'exprimer au moins les convictions qu'a formées en nous une si longue étude, de si intimes rapports avec les pensées, les œuvres et les disciples du héros de la pénitence. Nous le proclamons donc hardiment le sauveur de l'ordre monastique. C'est lui qui, s'opposant seul aux forces multiples de la république française, a retenu sur le bord de l'abîme ce qu'elle croyait y avoir précipité ; qui, paraissant sur tous les points envahis par elle, a suscité de courageux et immortels successeurs à ceux qu'elle avait tués ou dispersés. C'est lui qui, s'attaquant seul, dans le silence du monde, à la puissance de Napoléon, pour l'honneur de l'Eglise romaine, a fait voir qu'un moine pouvait oser plus que les rois, et que la patience d'un persécuté brisait les volontés d'un despote mieux que les armées et les coalitions. C'est lui encore qui, bravant la misère par la charité, l'indifférence par le zèle, les contradictions par la foi, a formé, soutenu, de nos jours et sous nos yeux, tous ces établissements dont ses adversaires annonçaient dédaigneusement la fin prochaine, et qui se sont glorieusement affermis, pour leur confusion. L'homme qui a vaincu la république française, Napoléon et la misère, a déjà vaincu l'envie, n'en doutons pas. Quelques échos honteux des anciennes clameurs peuvent bien jeter un son aigre et discordant au milieu du concert de louanges qui s'élève de tous les points de l'Église ; la gloire du vainqueur de Goliath ne pâlira pas devant la jalousie et l'impuissance des ingrats.