LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXI. — Restauration de la Trappe. Chute de Napoléon. Rentrée des Trappistes en Espagne, en Belgique, en France. Fondation de dix monastères d'hommes, et de cinq monastères de femmes en France (1815-1827).

 

 

Certes, ce n'est pas nous qui triompherons de la chute de l'empereur dans l'intérêt d'un parti ; grâce à Dieu, nous n'avons d'autre parti que la vérité catholique et l'honneur national. Mais il faudrait avoir perdu la foi, ou ignorer absolument l'histoire de l'Église, pour ne pas reconnaître, dans la catastrophe de 1814, la vengeance divine sur le persécuteur du Saint-Siège, et un nouvel accomplissement des promesses de Notre Seigneur à saint Pierre. Il n'est pas dans l'ordre naturel que la victoire renverse le vainqueur, et voilà que, de Lutzen à Montereau, les plus beaux succès ne servent qu'à ouvrir le chemin aux vaincus étonnés. Il est plus merveilleux encore que l'erreur combatte pour la vérité, et relève de ses mains la chaire d'où part incessamment sa condamnation ; et voilà que les Russes schismatiques ; les Prussiens protestans, les Anglais si fiers de haïr le papisme, tirent le pape de prison, affranchissent la vraie foi, et rendent au pasteur suprême le trône de l'unité. En présence de ces résultats que nous avons vus, quel peuple, quel roi de la terre oserait s'attribuer l'honneur d'avoir vaincu Napoléon l La gloire en est à Dieu seul ; le géant invincible aux hommes n'a cédé qu'à la main du Tout-Puissant : a Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris.

L'Église romaine étant ainsi délivrée, la Trappe sortit des catacombes. Les diverses communautés se rallièrent, comme on voit après la tempête les débris d'une grande flotte se rassembler de tous les points de l'abîme autour du pavillon de l'amiral. Déjà le retour du roi d'Espagne dans ses états avait permis aux Trappistes espagnols de rentrer à Sainte-Suzanne. En revenant dans leur première demeure, ils n'abandonnèrent pas entièrement l'asile qui les avait sauvés de la dispersion : ils laissèrent une colonie à Majorque, et le résultat de la persécution fut de les multiplier au lieu de les anéantir. La révolte de Corte rendit la liberté aux Trappistes de Cervara et à leur chef dom François de Sales : les uns vinrent à Gênes, d'autres en Piémont, quelques-uns prirent la route de la Val-Sainte ; tous attendirent fidèlement ce que Dieu leur permettrait de faire pour sa gloire. Leur supérieur, après avoir visité le pape à Rome, retourna à la Cervara même, pour recueillir ce qui pouvait rester encore des biens de ce monastère, et voir sur les lieux s'il était possible de réunir la communauté. En Belgique, trois frères gardaient Westmal : le passage et les violences des Cosaques et des Prussiens ne les avaient pas plus découragés que la fureur de Napoléon ; bientôt le père Alexis, l'ancien prieur, rappela par ses lettres les religieux à leur chère solitude. Le 21 août 1814, vingt-cinq religieux de chœur ou convers, parmi lesquels trois novices, rentrèrent en possession de Westmal, qui fut ainsi le premier rétabli de tous les monastères situés dans les limites de l'empire français. Ils revêtirent l'habit monastique et célébrèrent par le chant du Te Deum ce joyeux événement.

Dom Eugène avait maintenu depuis trois ans dans la régularité ses frères et ses sœurs, dispersés en divers lieux de la Westphalie. Aussitôt après la chute de l'empereur, il tourna ses regards vers la France. Dans une audience que lui accorda le roi Louis XVIII (20 août 1814), il obtint la permission de ramener ses religieux dans le royaume. Il fallait ensuite chercher un établissement ; il n'en trouva pas de plus convenable que l'ancienne Trappe du Perche. Il commença immédiatement les négociations nécessaires pour racheter ce saint lieu des mains des acquéreurs ; il accepta, avec sa bonhomie ordinaire, les conditions beaucoup trop élevées qu'on lui offrit, espérant y satisfaire par une souscription qu'il proposa aux amis des ordres religieux. En même temps, il s'occupait d'introduire dans le genre de vie de ses frères une modification qui lui semblait capable de leur assurer l'approbation ecclésiastique. Pendant la persécution qui venait de finir, dom Eugène avait visité à Fontainebleau le Souverain Pontife, et les cardinaux qui partageaient les glorieux affronts de Pie VII. Des entretiens qu'il eut avec le chef et les princes de l'Église, il remporta la pensée que la réforme de la Val-Sainte, jusque-là pratiquée à Darfeld comme dans tout le reste de l'ordre, leur paraissait trop sévère, que les constitutions de l'abbé de Rancé leur plaisaient davantage, parce qu'elles avaient pour elles l'autorité de cent cinquante ans d'expérience, et l'approbation de plusieurs papes. En conséquence, il sacrifia son sens propre à ce qu'il prit pour la volonté de ses supérieurs. On se rappelle avec quelle énergie il avait protesté en faveur de la réforme de la Val-Sainte ; sa déclaration est peut-être la plus ferme et la plus explicite de toutes (v. ch. XIV). Son changement s'explique par cette docilité empressée que nous avons plus d'une fois remarquée en lui. Il rassembla ses frères, leur exposa les raisons qui le déterminaient lui-même, et en louant encore, au lieu de les insulter, le zèle et la vertu de dom Augustin et de tous ceux qui avaient participé à sa réforme, il les invita à se contenter des règlements de l'abbé de Rancé. Ce fait est très important dans cette histoire : il nous explique pourquoi plusieurs maisons de la congrégation de la Trappe suivent aujourd'hui ces règlements. Nous les désignerons à l'époque de là fondation de chacune d'elles. Nous définirons aussi plus tard les différences qui distinguent ces maisons de celles qui représentent la. Val-Sainte. Il nous suffit de marquer ici les deux principales : dans la règle de l'abbé de Rancé il y a une collation les jours de jeûne, et le travail des mains est réduit, polir les religieux de chœur, à trois heures par jour.

D'un autre côté, la Val-Sainte se rétablissait. A la demande des peuplades voisinés, le gouvernement de Fribourg ayant révoqué la suppression qui fui avait été imposée trois ans plus tôt, le père Etienne Vit revenir à lui plusieurs 'religieux ; le plus grand nombre avait fait partie de la Val-Sainte avant la Suppression ; d'autres avaient appartenu à Darfeld ou au Mont-Genèvre. Le 27 septembre 1814, ils reprirent l'habit, et commencèrent à chanter l'office ; les novices ne tardèrent pas à se présenter. Quelques autres restèrent à la Riedra, dans le voisinage des sœurs qui, au temps même de la persécution, n'avaient pas interrompu leurs exercices.

Cependant dom Augustin avait appris, au-delà des mers, la délivrance de l'Église. Cette nouvelle le transporta de joie et d'espérance ; et s'il eût été capable de se glorifier, elle eût été pour lui la meilleure justification de sa courageuse résistance au persécuteur. Quelle que fût son affection polir les sauvages et les protestans du Nouveau-Monde, l'amour de la patrie, le désir de rendre à la France l'ordre de Saint-Bernard, la Conviction 'que ses efforts auraient Plus de succès dans l'ancien continent, toutes ces pensées légitimes et raisonnables le décidèrent à revenir en Europe. Il ne voulait laisser à l'Amérique que le père Marie-Joseph, toujours livré à ses missions sur les bords (la Missouri et du Mississipi. Le père Vincent de Paul et sis frères, chargés de terminer les affaires temporelles des établissements de New-York devaient partir un peu plus tard : nous les retrouverons bientôt. Les autres furent partagés en deux bandes : la première, sous le commandement de dom Augustin, était composée de douze religieux, des sœurs et des élèves ; la seconde, sous le commandement de dom Urbain, était composée de quinze religieux. Ces deux troupes s'embarquèrent, en octobre 1814, sur deux vaisseaux qui devaient aborder en France. Le père Urbain, après cinquante jours de navigation, toucha à l'île de Rhé, d'où il gagna La Rochelle : il y fut accueilli généreusement par le supérieur du séminaire„ qui leur donna l'hospitalité en attendant qu'ils eussent trouvé un monastère à leur convenance. Dom Augustin avait déjà débarqué au Havre le 19 novembre 1814 ; le lendemain il officia abbatialement dans cette ville, et le 1er décembre il arriva à Paris. Comme il s'occupait de trouver un établissement, dom Eugène vint au-devant de ses désirs. Le supérieur de Darfeld était déjà en marché pour racheter la Trappe du Perche ; il comprit que ce lieu d'où étaient sortis les Trappistes, sous la conduite de dom Augustin, devait appartenir à l'homme qui les avait sauvés et multipliés par tout le monde. En conséquence, par respect pour le père qui avait reçu ses vœux, par déférence pour le plus ancien abbé de l'ordre, il lui proposa de lui transporter le fruit de ses travaux, de ses voyages, de ses démarches, son traité avec les propriétaires actuels des biens dépendants de la Trappe, et le produit de la souscription qu'il avait ouverte pour le rétablissement de cette abbaye. Cette offre, qui fut acceptée, honore singulièrement dom Eugène, et prouve que s'il avait cru pouvoir autrefois accepter le titre d'abbé malgré dom Augustin, et plus récemment renoncer à sa réforme, il ne se croyait pas permis de manquer à la reconnaissance et an respect envers le conservateur de l'ordre et le premier fondateur de Darfeld ; encore moins de contrarier son zèle infatigable, et de le traiter en étranger ou en ennemi.

La réapparition des Trappistes et le retour de dom Augustin en Europe ouvre une époque qu'on pourrait appeler la période moderne, ou la constitution définitive de l'ordre de la Trappe. Tous les travaux, toutes les fondations que nous avons admirés jusqu'ici, n'ont été que provisoires, pour ainsi dire : ce sont des essais glorieux par lesquels il a plu à Dieu d'éprouver et d'entretenir le zèle de ses serviteurs ; mais la stabilité leur a été refusée, et, faute de temps, les résultats utiles et sociaux de ces établissements n'ont pu se développer dans toute leur étendue, et forcer la conviction publique. A partir de 1815, commencent les fondations, qui subsistent encore aujourd'hui, et auxquelles trente ans de durée, sinon de calme et de sécurité parfaite, ont permis de répandre, dans les contrées qui les entourent, les bienfaits d'un travail désintéressé, et de faire reconnaître leurs droits à l'existence légale et à l'estime publique. L'organisation intérieure de l'ordre, malgré la bulle qui érigeait la Val-Sainte en abbaye, et lui donnait la suprématie sur toutes ses filiations, n'avait pas non plus été clairement définie ; les Trappistes s'étaient propagés dans plusieurs nations ; les rapports divers du clergé avec l'État, dans les différents royaumes, et des ordres religieux avec l'épiscopat, selon les usages, les privilèges ou les lois de ces royaumes, toutes ces circonstances avaient soulevé des difficultés de juridiction, quelquefois funestes à l'unité et aux progrès de la congrégation. Dans la nouvelle période que nous abordons, ces grandes questions doivent être résolues avec le calme et le prudence qui distinguent la politique romaine, et avec une sagesse qui satisfera également l'ordre monastique et l'épiscopat.

C'est encore dans cette période que les rapports des Trappistes avec l'État s'établissent selon les conditions nouvelles que les changements survenus dans les lois politiques ont faites aux citoyens. Nous parlons surtout de la France, qui est, de toute la chrétienté, le pays où les Trappistes se sont le plus multipliés. Avant la révolution, les ordres religieux étaient reconnus par l'État : l'existence, le droit de propriété de ces ordres étaient régis par des lois spéciales ou des privilèges. Chaque monastère était une personne morale (style de jurisprudence), qui acquérait et possédait toujours sans mutation, parce que cette personne ne mourait pas. Les biens du monastère étaient exempts de toute charge publique, impôts et droits d'héritage. La loi civile sanctionnant la loi religieuse, tous les vœux du moine étaient mis sous la garde de la puissance séculière, qui veillait à leur accomplissement. Après son vœu de pauvreté, le moine ne pouvait plus hériter, tester, acquérir ; après son vœu de célibat, il ne pouvait plus contracter légalement un mariage ; après son vœu d'obéissance, il ne pouvait plus quitter son cloître sans être repris comme fugitif par les tribunaux. Reconnu mort au monde par la loi, le moine était, par une conséquence nécessaire, exempt de toute charge personnelle, entre autres, du service militaire, comme les biens qu'il possédait en commun étaient exempts de toute charge pécuniaire. En 1815, lorsque les Trappistes rentrent en France, ces lois spéciales n'existent plus. La loi civile ne favorise plus les ordres religieux, ne sanctionne plus les vœux, n'exempte ni les personnes ni les biens des moines des charges qui pèsent sur les autres citoyens. Si elle accorde quelques privilèges au clergé séculier qu'elle reconnaît, elle n'en accorde aucun aux moines, qu'elle ne reconnaît pas. Aux yeux de la loi, le moine est un citoyen comme tous les autres habitants du sol : sa conscience seule, et non plus la force extérieure de l'autorité séculière, est la gardienne de son vœu, de sa pauvreté, de sa chasteté, de son obéissance. Les biens du monastère n'appartiennent plus à une personne morale, privilégiée et immortelle, mais à un particulier ou à plusieurs qui acquièrent et possèdent selon les lois communes, qui paient l'impôt, qui meurent et laissent un héritage, mais ne peuvent le transmettre sans le charger du droit de mutation. La personne du moine étant vivante légalement, n'est point exempte des devoirs personnels envers l'État, et elle n'échappe au service militaire qu'à la manière des autres citoyens, par la faveur du sort ou la présentation d'un remplaçant. Il est certain que ces obligations nouvelles ont été, dans les commencements surtout, une grande gêné pour les pauvres Trappistes, lorsqu'à la difficulté de trouve lé pain dè chaque jour venait se joindre la difficulté de trouver l'argent dû à l'État, et que, sans tenir compte de l'insuffisance ét dé l'inégalité des revenus, les exigences fiscales sé représentaient avec leur régularité inflexible. Mais il 'n'est pas moins certain que cette gêne portait avec elle une grande compensation. Les privilèges particuliers sont remplacés par le droit commun, et le droit commun est la plus noble et la plus assurée de toutes les existences. L'État ne favorise plus les monastères d'hommes, mais il n'intervient plus dans le gouvernement des monastères ; son autorité se borne à exercer sur eux, comme sur toutes les maisons des citoyens, la surveillance légale nécessaire à l'ordre public ; il n'accorde pas d'immunités aux biens des religieux, mais il ne peut prélever sur ces biens une part plus considérable que sur les autres propriétés. Par le droit commun, deux grands fléaux sont devenus impossibles : les abbayes commendataires, ce scandale des temps de privilège, et la confiscation, cette vengeance de la jalousie et de la cupidité.

Au moment où dom Augustin reparut en France, ce royaume semblait être le seul refuge auquel l'ordre de la Trappe pût se confier avec quelque sécurité. La Westphalie, livrée au roi de Prusse, tombait aux mains du plus ardent propagateur du protestantisme : c'était ce Frédéric-Guillaume III, qui déjà douze ans plus tôt avait forcé les Trappistes à évacuer Velda, et qui a de nos jours emprisonné l'archevêque de Cologne. Aussi dom Eugène, tout en faisant rentrer à Darfeld ses religieux allemands, s'était empressé de chercher un monastère en France. La catholique Belgique, réunie, par les convenances des potentats européens, à la Hollande calviniste, était assujettie à un autre Guillaume, aussi obstiné dans l'erreur et l'intolérance que son allié de Prusse, et dont l'entêtement devenu proverbial a fait éclater l'heureuse révolution de septembre 1830. On ne pouvait guère croire à sa bienveillance pour les ordres monastiques ; il se plaignait même au vicaire apostolique de Malines que les Trappistes fussent rentrés à Westmal, et que, par cet événement, l'habit religieux et reparu dans ses Etats. Le représentant du pape en Belgique détournait le père Alexis de faire les démarches nécessaires pour la fondation d'un couvent de Trappistines, dans la crainte qu'un nouveau monastère, loin de trouver faveur et protection auprès du gouvernement, n'entraînât la ruine dé celui qui existait déjà. En Italie, les ordres que la -conquête française avait supprimés songeaient à se reformer et à reprendre lents anciennes retraites : les Bénédictins réclamaient la Cervara et le Saint-Père en avait averti dom François de Sales. Enfin le gouvernement de Fribourg devenait si exigeant pour la Val-Sainte, qu'il semblait se repentir d'avoir révoqué le décret de suppression. Outre le renouvellement des anciennes conditions fixées en 1791, il voulait encore foré« les Trappistes à recevoir chez eux, comme dans un lieu de correction, et pour une pension d'une modicité dérisoire, lés enfants de certaines familles qui auraient été tout ensemble une charge pour une maison pauvre ; et une occasion inévitable de désordre. Aussi le père Etienne perdait l'espérance de demeurer à la Val-Sainte, et hésitait à recevoir des novices. Le temps n'était pas éloigné où l'Angleterre devait inviter au départ les Trappistes de Lulworth. Ce fut donc surtout en France que l'ordre de la Trappe se réorganisa.

Fondation du Port-du-Salut et de Sainte-Catherine de Laval. La première communauté de Trappistes qui, après la chute de l'empereur, reçut en France une organisation régulière vint de Darfeld. Dom Eugène, ayant cédé l'acquisition de la Trappe du Perche à dom Augustin, avait dû chercher un autre établissement. Une offre généreuse vint au-devant de ses désirs. M. Leclerc de la Roussière, son ami, avait acheté sous l'empire, près de Laval, sa patrie, dans la commune d'Entrammes — département de la Mayenne —, un ancien monastère de Genovéfains, appelé le Port-Rheingeard. Il s'était toujours proposé d'y rappeler des moines lorsque le temps le permettrait ; il le mit à la disposition de dom Eugène. L'abbé de Darfeld, acceptant cette fondation, envoya pour surveiller la réparation des bâtiments, le père Bernard de Girmont, qui fut bientôt rejoint par deux religieux. Depuis six ans, l'ancienne église était sans couverture ; les autres toits tombaient en ruines ; il n'y avait plus ni portes ni fenêtres. M. de la Roussière savait que les religieux de Cîteaux, d'après leurs vieilles constitutions, ne doivent pas accepter de fondation qui ne soit en état de recevoir une communauté régulière, et quine leur offre des ressources assurées pour un an, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils puissent recueillir le fruit de leur premier travail. Pour se conformer à ces prescriptions, il ne négligea rien de ce qui était utile à la réparation du monastère : il rassembla des provisions de toute espèce, et n'oublia pas même les bottes d'allumettes. Comme ces travaux se prolongeaient, il donna au père Bernard et à ses frères, pour demeure provisoire, une maison de campagne qui appartenait à sa femme ; pendant plusieurs mois cette maison fut transformée en couvent. Les religieux, malgré leur petit nombre, observaient tous les points de la règle ; ils se levaient pendant la nuit pour chanter l'office : ils jeûnaient, travaillaient des mains, tenaient le chapitre, gardant, en un mot, dans une situation exceptionnelle, toutes les régularités, à l'exemple de ces frères que tant de voyages, de déplacements, n'avaient pu décider à s'affranchir, même en passant, de leurs devoirs.

Le Port-Rheingeard réparé fut appelé le Port-du-Salut : c'est le nom qu'il conserve encore aujourd'hui. Les travaux étant terminés vers la fin de février 1815, et la communauté accrue par l'arrivée de plusieurs autres religieux de Darfeld, il parut convenable de prendre possession du monastère. Le 21 février fut désigné pour cette cérémonie. A cette nouvelle, toutes les populations d'une contrée si religieuse s'émurent. Les curés, les paysans du Bas-Maine voulurent assister à la réinstallation des moines dans leur voisinage. Comme on prévoyait une grande affluence, le maire d'Entrammes offrit au père Bernard une escorte de gendarmerie pour prévenir le désordre ; mais le religieux refusa cet appareil de force matérielle, l'estimant avec raison ou inutile ou dangereux : inutile auprès d'un peuple chrétien dont la foi toute seule fait la police par le recueillement ; dangereux auprès des impies dont la haine s'accroît à la vue des baïonnettes qui leur semblent une menace personnelle. A huit heures du matin les religieux se mirent en marche processionnellement à la suite d'une croix de bois, et chantant les psaumes et les cantiques propres à la circonstance. Les curés de Louvigné, d'Argentré, de Vaiges, de Bazougiers, avec une partie de leurs paroissiens, et beaucoup d'autres, s'y joignirent, soit au moment du départ, soit sur le chemin, à mesure que la procession avançait. La multitude monta, dit-on, à trente mille personnes. Tout en taxant ce nombre d'exagération, il faudra néanmoins reconnaître que le concours fut considérable. On s'arrêta à la paroisse de Furci pour y célébrer la sainte messe. Les assistants purent déjà comprendre quelle édification leur apportaient leurs nouveaux concitoyens. Ils virent la tenue angélique des religieux pendant le saint sacrifice ; mais ils furent encore bien plus doucement surpris du baiser de paix qui précède la communion, et ils en ressentirent cette émotion dont personne à cette vue n'est le maître de se défendre. Après la station, on se remit en marche vers le monastère avec la même gravité qu'auparavant, et l'on n'atteignit le terme du voyage qu'à deux heures après midi.

Le Port-du-Salut adopta les constitutions de l'abbé de Rancé, à l'imitation de Darfeld, sa maison-mère. Il fut érigé en abbaye, le 10 décembre 1816, par un bref du souverain pontife Pie VII, et quelque temps après un privilège spécial l'exempta, comme Darfeld dont il sortait, de la juridiction de dom Augustin. Dom Bernard de Girmont, le fondateur, en fut le premier abbé. Ce monastère a prospéré depuis ce temps, et n'a point eu à souffrir des épreuves qui, dans les quinze dernières années, ont troublé un moment plusieurs maisons de l'ordre. Il se fait remarquer encore aujourd'hui par un attachement inflexible à son observance.

A côté du Port-du-Salut, les Trappistines françaises de Darfeld vinrent fonder la Trappe de Sainte-Catherine à Laval, qui est une abbaye gouvernée par une abbesse. Un décret spécial du général de l'ordre de Cîteaux mit cette abbaye de femmes sous la juridiction de l'abbé du Port-du-Salut.

Fondation de la Trappe de Mondaye. De tous les monastères supprimés par la vengeance de Napoléon, un seul était parvenu à conserver son intégrité. Les Trappistines de Valenton, se réfugiant d'abord à Paris, puis de Paris en Bretagne, avaient pu demeurer unies, et par un déplacement opportun, sauver de la dispersion leur vie commune et régulière. La chute du persécuteur leur donna la confiance de se rapprocher de la capitale. Madame de Chateaubriand était toujours à leur tête ; elles avaient pour chapelain un religieux profès de la Val-Sainte, plus tard envoyé à la Cervara, qui, après les avoir dirigées pendant leur séjour à Valenton, les avait suivies dans l'exil. Leur petite communauté, échappée au désastre de toutes les autres, reparaissait donc intacte. Ce fut à Bayeux qu'elles s'arrêtèrent, parce qu'il s'y présenta pour elles, dès leur arrivée, un asile honorable et des protecteurs. Le zèle charitable dont elles furent l'objet ne tarda pas à leur procurer un établissement fixe. A trois lieues de Bayeux, dans la commune de Juaye, il existait une ancienne abbaye de Prémontrés, dont les bâtiments, d'une solidité extraordinaire et d'une architecture imposante, avaient été vendus, mais non détruits dans la révolution ; on l'appelait Mondaye par corruption de l'ancien nom Mons Dei — Mont-Dieu. L'église du monastère était devenue la paroisse du village ; mais dans les autres parties de la maison il était facile de trouver la place d'une église monastique et des lieux réguliers. On racheta donc ce qui était disponible, et le 8 mai 1815, les Trappistines en prirent possession.

Ces religieuses, comme on l'a vu (chap. XIX), n'étaient filles de dom Augustin que par adoption ; mais elles avaient embrassé avec une ferveur ardente et infatigable l'esprit et les sentiments de piété et de mortification du sauveur de la Trappe. Aucune de leurs sœurs peut-être ne suivait de si près les pas et les exemples du père commun ; disons plus, elles le dépassèrent en quelque sorte, et étonnèrent, par les inventions de leur pénitence, le plus ardent et le plus mortifié des moines. Leur pauvreté était extrême, mais elle ne put surpasser leur courage. Quand elles arrivèrent à Mondaye, elles avaient si peu de bagage, qu'un âne suffit à tout porter ; pour couvertures de nuit, elles se firent des loudiers de foin, parce que la laine leur manquait ; elles n'avaient pas de seconds habits. Dom Augustin a lui-même constaté ce dénuement héroïque dans une carte de visite où nous lisons les détails qui suivent :

Nous avons trouvé la communauté dans une situation de pénurie si grande que nous en avons frémi nous-même, quelque accoutumé que nous soyons depuis longtemps à l'état de pauvreté. La leur est si complète qu'elles n'ont pas de feu, pas même dans l'infirmerie pour les malades, point d'huile pour mettre dans leur salade, point de second habit pour changer et laver l'autre, et certainement pas de couvertures suffisantes pour les réchauffer la nuit ; mais nous devons ajouter, pour rendre gloire à Dieu, et à Dieu seul, que malgré cela nous les avons trouvées animées d'un si grand esprit de prières, et dans un si grand contentement que nous ne pouvons nous lasser d'admirer la puissance de la grâce.

 

Leur obéissance n'était pas moins exacte ; un signe de la supérieure mettait en mouvement toute la communauté : une mère si docilement écoutée avait besoin d'apporter une grande réserve dans ses commandements et ses exhortations. Un simple désir exprimé par elle, un simple conseil de perfection eût produit des excès de vertu dangereux pour leurs auteurs. Leur piété, leur régularité enfin, allaient spontanément au-delà de tout ce qui s'était pratiqué dans l'ordre. Elles observaient la réforme la plus austère de la Trappe, jeûnes et travail des mains, et aux vœux ordinaires elles ajoutèrent celui de victimes du Sacré-Cœur, qui les obligeait à l'adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement, et leur retranchait encore sur leur sommeil plus que n'avaient fait les règlements de la Val-Sainte. Telle fut, dès son origine, la Trappe de Mondaye, et elle persévéra dans cette voie de pénitence extraordinaire jusqu'en 1827, époque à laquelle l'autorité supérieure imposa quelques adoucissements à ces saintes filles, comme nous le dirons en son lieu.

Translation des religieux de la Val-Sainte en France. A peine arrivé d'Amérique, dont Augustin s'était occupé de trouver un asile pour les religieux qu'il avait ramenés en France, et pour ceux qu'il se proposait d'y rappeler. Un désir bien légitime qui se rattachait aux espérances et aux travaux de toute sa vie, le porta à écouter des propositions qui lui furent adressées pour le rétablissement du monastère même de Cîteaux ; mais la somme énorme de 1.400.000 fr., réclamée pour des ruines qui ne pouvaient recevoir une communauté sans une seconde dépense également considérable, reporta ses pensées sur l'ancienne Trappe du Perche, et lui fit accepter les offres de dom Eugène, quoique le marché entamé avec les acquéreurs par l'abbé de Darfeld ne fût pas très avantageux. Tout-à-coup une nouvelle inattendue lui apporta une autre contradiction et vint renverser ou du moins ajourner ses projets. Le persécuteur qui l'avait poursuivi par tout l'ancien inonde, sortit de l'île étroite où l'imprévoyante politique des vainqueurs avait cru emprisonner son génie. Napoléon parti de Porto-Ferrajo avec douze cents grenadiers pour attaquer le monde, débarquait à Canne, et à ce nom seul, ces débris de l'antique société française qui avaient espéré reprendre les honneurs politiques pour toujours, tremblaient et s'enfuyaient. L'aigle impériale, retrouvée dans les tambours ou dans les replis des uniformes, volait de clocher en clocher du golfe Juan aux Tuileries ; et les populations se pressaient sur les pas du vaincu qui revenait en vengeur de l'humiliation commune. Dieu cependant ne voulait pas rendre à Napoléon la puissance dont il avait si odieusement abusé contre l'Église ; dans un dessein de miséricorde, il le conduisait à une défaite plus lamentable que la première, il lui préparait dans une rude captivité, sous la geôle du plus vil des gouvernements, un moyen d'expier ses fautes pour le récompenser ensuite de ses anciens services. Mais au t20 mars, qui pouvait prévoir les mystères de Waterloo ? Dom Augustin contraint d'abandonner encore ce qu'il croyait avoir ressaisi après tant de traverses, quitta le continent pour mettre entre lui et son persécuteur l'Océan dont le grand homme n'avait jamais pu dire : La mer est à moi, c'est moi qui l'ai faite. Il alla attendre encore une fois en Angleterre, auprès de ses monastères de Lulworth et de Stape-Hill.

Les Cent-Jours passèrent ; Napoléon, pris au piège de la foi anglaise, alla commencer à Sainte-Hélène cette mort de six années qui termina si noblement une vie extraordinaire ; justice de Dieu que le chrétien laisse passer en adorant la Providence, mais opprobre éternel d'une politique, qui depuis Jeanne d'Arc jusqu'à O'Connell ne sait se défendre que par des lâchetés ! Dom Augustin rentra donc en France, et n'hésita plus à y rappeler les religieux de la Val-Sainte, quoique le père Etienne, effrayé de l'incertitude des affaires, essayât de lui rendre quelque confiance dans le gouvernement de Fribourg. Il rachetait la Trappe pour une somme de 70.000 francs, et en même temps il faisait chercher dans le midi une maison qui pût recevoir une communauté ; le père Marie-Bernard envoyé par le père Etienne, après de vaines tentatives, avait enfin arrêté ses pensées sur Aiguebelle, ancienne maison de l'ordre de Cîteaux, au diocèse de Valence. Des ruines encore imposantes au fond d'un vallon agreste et silencieux, dans le voisinage de torrents dévastateurs et fécondants, lui parurent dignes d'être rendues à l'ordre de saint Bernard. A cette vue, disait-il plus tard, un vif sentiment de bonheur et d'admiration s'empala de tout mon être : c'était le lieu que je cherchais depuis longtemps. La plus grande difficulté qui restât encore, c'était de trouver de l'argent, mais en revenant à Avignon, il rencontra dans le comte de Broutet un bienfaiteur généreux qui lui promit de faire l'acquisition du domaine nécessaire au premier établissement.

Deux maisons se trouvant ainsi à la disposition de dom Augustin en France, les religieux de la Val-Sainte reçurent l'ordre, les uns de venir rejoindre leur abbé à la Trappe, les autres de se rendre à Aiguebelle sous la conduite du père Etienne ; les premiers partirent le 16 novembre 1815, les autres en décembre de la même année ; les religieuses de la Riedra devaient à leur tour quitter la Suisse au printemps.

Ainsi fut abandonnée la Val-Sainte. Mais de trop précieux souvenirs se rattachent à cette maison pour que nous puissions la quitter sans retourner de temps en temps la tête, et sans la saluer de ces adieux lointains qui retardent la séparation jusqu'à ce que enfin tout disparaisse derrière les montagnes, ou les larmes qui couvrent les yeux. La Val-Sainte n'est plus une maison de prières et de travail. En 1818, les Liguoriens appelés par le préfet de Gruyères, vinrent s'y installer à la grande joie des paroissiens de Cerniat ; puis l'entretien coûteux des bâtiments, les tracasseries des autorités du canton, la difficulté réelle de faire d'un lieu isolé un rendez-vous quotidien pour des missionnaires, les décidèrent à en céder la propriété. Deux particuliers achetèrent successivement la demeure des solitaires ; un d'eux ayant annoncé l'intention de la céder au premier ordre religieux qui voudrait en faire l'acquisition, on sollicitait les Chartreux d'y revenir. Un jour (1827) on vit plusieurs des pères de la Part-Dieu se diriger vers la Val-Sainte ; on crut qu'ils cédaient enfin au vœu de la contrée ; on les accompagna avec empressement ; mais le soir même on les vit revenir sur leurs pas ; c'étaient quelques anciens élèves des Trappistes qui, devenus disciples de saint Bruno, n'avaient pas oublié saint Bernard, et qui gardaient, dans leur retraite nouvelle, l'amour de la maison où s'était formée leur enfance. Ils avaient obtenu la permission de venir en spaciement à leur ancienne école : leur pauvreté et la dégradation des bâtiments ne leur permettait pas d'y faire un plus long séjour. La Val-Sainte est donc restée depuis ce temps, entre des mains profanes, un objet de débats judiciaires et de spéculations d'intérêts. Toutefois nous ne vous oublierons jamais, ô Maison-Dieu de la Val-Sainte ; toute défigurée  que vous êtes aujourd'hui, tant qu'il restera une pierre de vos murs sacrés, nous vous reconnaîtrons, nous vous aimerons, nous nous inclinerons devant vous, et même quand le vent des montagnes, ou le marteau de l'homme plus destructeur que les tempêtes, aura emporté jusqu' aux derniers grains de votre poussière, votre sol consacré par les reliques des pénitents qui y dorment, sera toujours pour nous une terre sainte. Domum tuam, Domine, decet sanctitudo in qua tantœ frequentatur memoria sanctitatis. Asile de la Trappe exilée, dépositaire du talent divin, vous lui en avez fait produire dix autres. De Sainte-Suzanne à Lulworth, de Zydischin à Melleray, de Westmal à Aiguebelle, de Darfeld à Bellefontaine, de Rome à la Nouvelle-Écosse, l'Ancien et le Nouveau Monde répètent vos louanges. Est-il un Trappiste, par toute la terre, qui ne vous reconnaisse pour sa mère ? Ah ! si jamais (mon Dieu ne le permettez pas), il en était un seul qui osât renier son origine et votre héritage, blasphémer votre nom et vos mérites, et déclarer la guerre à ses frères fidèles, ah ! tombe du ciel sur lui la peine des mauvais fils, que ses jours soient abrégés sur la terre, s'il était lui-même père et pasteur, que son troupeau, que sa famille soient transportés à un autre plus digne : Fiant filii ejus orphani, et episcopatum ejus accipiat alter.

Rétablissement de la Trappe. En ramenant à la Trappe les moines de la Val-Sainte, dom Augustin lui rendait, modifiée par le temps dans les personnes, mais toujours la même dans l'essence, la communauté qui en était sortie pour aller s'abriter provisoirement sous les montagnes de la Suisse. En y transportant son siège, il y transportait naturellement le chef-lieu de l'ordre et tous les droits de maison-mère que la Val-Sainte avait reçus de la bulle de Pie VI. La Trappe avait toujours été la Trappe pendant le séjour forcé de ses moines à la Val-Sainte, comme Rome avait toujours été le siège des papes pendant le séjour momentané des papes à Avignon ; les colonies sorties des murs de la Val-Sainte étaient véritablement sorties de la Trappe. Lors donc qu'au jour de la réparation, la Trappe revenait en France, elle y rapportait avec elle tous les avantages, tous les honneurs, tous les droits qu'elle avait conquis dans l'exil. Nous avons cru devoir insister sur cette pensée dans la crainte que quelques esprits mal faits, commençant une ère nouvelle à la chute de Napoléon, ne prétendissent donner les avantages de l'ancienneté sur la Trappe à quelque monastère dont les murs auraient pu être élevés en France avant que les siens fussent relevés.

Le caractère distinctif de l'époque dont nous racontons l'histoire jusqu'à la mort de dom Augustin particulièrement, c'est une pauvreté absolue au milieu de la nécessité de tout fonder de nouveau. La charité recommandée par l'apôtre, et la pauvreté voilà les racines, les bases des maisons nouvelles : In caritate radicati et fundati. La Trappe, mère de toutes les autres leur donna l'exemple du courage et de la patience. Ce n'est pas la pauvreté qui est une vertu, dit saint Bernard, c'est l'amour de la pauvreté ; certes ils avaient bien cet amour qui fait la vertu ceux qui ne se rebutèrent pas à la vue et sous le poids de tant d'épreuves. L'étranger qui visite aujourd'hui la Trappe régénérée, est frappé de la régularité, de l'étendue, de l'élévation, du bon état des bâti-mens, de la belle apparence des jardins, de leur fécondité, de l'emploi ingénieux et presque minutieux des moindres parcelles du terrain. Mais en 1815, sauf la belle ceinture de bois et de coteaux violets qui entoure le monastère, et ces étangs qui s'avancent en montant au milieu des arbres jusqu'à la forêt du Perche, il n'existait plus rien de la Trappe de Rancé ; il n'existait encore rien de la Trappe nouvelle. L'emplacement de l'ancien monastère renversé était hérissé de broussailles et de décombres inabordables, et les terres les plus rapprochées des anciens jardins n'étaient que des fondrières de boue ; les bâtiments même d'exploitation agricole, écuries et remises, n'avaient pas plus été épargnés que les cloîtres ; une cabane de bois, et une roue exposée au grand air, représentaient l'ancien moulin. L'impiété n'avait laissé debout que les murs de la première cour, l'abbatiale construite par l'abbé de Rancé dans la prévision du retour des commendataires, et au dehors, presque en face de la première porte, une auberge.

Dom Augustin était arrivé le premier avec un religieux de Darfeld, un autre d'Angleterre, un convers de Suisse, un autre de Cervara et de quelques frères donnés. Le G décembre 1815, il arriva de la Val-Sainte huit religieux et deux élèves et un autre frère donné. Il s'agissait de prendre possession des ruines et d'y organiser la vie religieuse et commune. L'abbatiale, divisée en petits compartiments, fournit les lieux réguliers. Une salle à manger, qui est aujourd'hui le réfectoire des hôtes, éclairée par deux fenêtres, devint l'église ; pour autel une commode cachée derrière un parement bien pauvre, pour stalles des bancs, pour stalle de l'abbé un tabouret, et la crosse attachée au mur. Une autre salle, qui est maintenant la salle de réception, coupée en deux, fit la cuisine et le réfectoire ; des planches soutenues sur des bâtons croisés formaient les tables. Le dortoir fut établi dans les mansardes, immédiatement sous les toits, les couches serrées les unes contre les autres n'étaient séparées que par l'espace nécessaire pour atteindre chacune d'elles ; on y ressentait toute la rigueur du froid contre lequel on n'avait d'autre rempart que l'épaisseur d'une tuile. Le chapitre, large de sept pieds, n'offrait pas plus de facilité pour les lectures et les réunions capitulaires. Il existait bien quelques autres bâtiments ; mais loin de s'en servir pour se mettre plus à l'aise, les religieux les conservaient pour l'accomplissement de leurs devoirs de charité ; les murs qui unissaient l'abbatiale à la pharmacie, et qui aujourd'hui servent de prolongement à l'hôtellerie et d'église extérieure, formèrent la grange ; mais la pharmacie subsista avec sa destination charitable, et les chambres qui la surmontent devinrent l'hôtellerie ; aucune gêne personnelle ne pouvant empêcher les Trappistes d'offrir aux étrangers l'hospitalité de saint Benoît. De l'autre côté de la cour, les murs, qui portent l'écusson de Penthièvre, furent également partagés entre les besoins de la communauté, et les services que la Trappe ne voulait pas cesser de rendre à la société. On plaça les étables dans la partie de ces bâtiments où est aujourd'hui l'hôpital ; et le reste fut l'école et l'habitation du tiers-ordre. Enfin à la place de la loge du portier et du parloir, on établit une chapelle extérieure, dont l'ancienne destination est encore rappelée aujourd'hui par deux croix marquées sur la pierre.

La pauvreté de la vie répondit à la pauvreté, à l'insuffisance des bâtiments. Ici, comme à la Val-Sainte, nous retrouvons les fondateurs de Cîteaux. Un pain brun, collant, était la nourriture la plus substantielle, on y joignait des pommes de terre dont on ne négligeait pas même les. plus petites, qu'on pilait pour en faire de la bouillie. Le vestiaire, mal monté, ne fournissait pas même à chacun tous les habits réguliers ; il fallait conserver sous la robe des habits séculiers, et garder de tout temps les sabots, excepté pour aller à la communion. Une pénurie si complète ne pouvait diminuer sans de grands travaux, et le travail rencontrait de grands obstacles dans l'état lamentable des terres rachetées ; du monastère à la ferme du Boulay, ce n'était que taillis, marécages ou étang, et pour chemin, un fossé inégal, rompu par les eaux et souvent inabordable. On travaillait donc avec opiniâtreté, dans l'hiver depuis neuf heures jusqu'à deux sans s'interrompre, sans rentrer même pour l'office qu'on récitait dehors ; dans l'été, on prolongeait le travail autant que les forces y pouvaient suffire, puis on prenait avec joie la pauvre réfection que la maison pouvait fournir, et on allait retrouver sur les couches un sommeil auquel la fatigue et la joie du devoir rempli, donnaient un grand calme et une grande douceur. Plusieurs religieux qui ont passé par cette épreuve, maintenant qu'ils n'ont plus à supporter que la pauvreté régulière, se souviennent avec un plaisir qui va jusqu'à l'attendrissement de cette époque de misère, et l'appellent leur bon temps.

Ce n'était pas même du vivant de dom Augustin que la Trappe devait sortir de ces embarras. Les difficultés de tout genre dont nous allons le voir assailli, et la sollicitude de toutes les autres maisons qui le reconnaissaient pour père, ne lui permit pas d'accomplir dans son chef-lieu l'œuvre qui était réservée à son digne successeur. Tout lui manqua. Le gouvernement, favorablement disposé, rendit, le 17 avril 1816, une ordonnance qui reconnaissait les droits de dom Augustin sur le Mont-Valérien, sa propriété particulière, et lui accordait, avec la restitution du mobilier encore existant, le paiement d'une somme de 59.367 francs 50 centimes. Mais cet argent, qui n'aurait pas suffi à payer le rachat de la Trappe même, ne devait être liquidé que par tempéraments, en six années, et aux termes de l'ordonnance devait être partagé entre les différents monastères, loin d'être consacré aux réparations d'un seul ; cette somme ne fut même jamais acquittée complètement. Le libéralisme, qui entendait si mal la liberté, prétendit faire passer pour un don ce qui n'était qu'une restitution, et il se trouva qu'au lieu de recevoir du gouvernement ce qui lui était dû à titre de citoyen-propriétaire, dom Augustin donna au gouvernement une partie de ce qu'il ne lui devait pas. Une autre ordonnance du 11 décembre 1816, relative à la maison de la Trappe proprement dite, autorisait les religieux à se faire délivrer, dans les forêts de l'État de leur voisinage, la quantité d'arbres nécessaires aux réparations de leurs bâtiments. Elle ne fut pas plus exécutée que la première. Les autorités subalternes, disposées à ruiner un bienfait accordé sans leur concours, ou contrairement à leurs inclinations philosophiques, chicanèrent sur les mots, avec cette importance d'inférieurs qui veulent se faire craindre et flatter, et qui arrêtent la marche des affaires, en se permettant de juger et de réformer ce qu'ils n'ont que le droit d'exécuter. Ceux-ci prétendirent qu'il fallait entendre, par réparation des bâtiments, celle des bâti/riens qui étaient encore debout, et non pas de l'ancien monastère, comme si, disait dom Augustin, le roi eût pris la peine de faire une ordonnance pour donner sept ou huit planches, et trois ou quatre soliveaux, comme si une auberge, une pharmacie, avec un petit bâtiment où les religieux étaient réduits à s'entasser au péril de leur santé et de leur vie, pouvaient être appelés un monastère. Certes, le gouvernement était bien libre de ne rien donner, et ce n'est pas nous, ennemi déclaré des faveurs et des privilèges, même pour nous et nos amis, qui lui disputerons ce droit. Mais la mauvaise foi n'est permise à personne, et l'ordonnance du Il décembre, faite dans un esprit de bienveillance, devint, par la mauvaise foi des hommes chargés de l'exécuter, un moyen de persécution. On fit venir un architecte de l'État pour déterminer la quantité de bois nécessaire ; celui-ci, auquel la loi de l'an vit accordait, pour honoraires, un demi pour cent de la somme à laquelle s'élèverait la concession de bois, fit monter bien haut cette somme. Cette exagération servit de prétexte pour ne rien accorder, et tandis qu'on ne donnait rien à dom Augustin, on réclama de lui 1.452 francs pour honoraires, de l'architecte, qui avait passé vingt-quatre heures dans la maison. Comme il refusait de payer, on l'assigna devant le juge-de-paix ; on parlait même de venir faire la saisie de ses meubles et de ses bestiaux. Nous avons un peu insisté sur ce fait, pour éclairer certains esprits prévenus, et leur faire voir que si les religieux de la Trappe possèdent aujourd'hui un abri et quelques champs, ils le doivent, non pas à la faiblesse ou aux complaisances du gouvernement qui a succédé à l'empire, mais à leur seul travail.

La Trappe rétablie, ou plutôt campée provisoirement dans des ruines, devait donc attendre du temps une réparation sérieuse. Il s'y fit peu d'améliorations dans les sept années qui suivirent. Néanmoins les novices se présentaient en grand nombre. Avec, le peu de ressources dont on pouvait disposer, on fit une petite construction dont le bas servait de cloître pour les lectures, et le haut, de nouveau dortoir. On convertit ensuite la grange en église (1822), et on y plaça le corps entier de saint Placide, relique précieuse apportée de la Val-Sainte.

Fondation de la Trappe d'Aiguebelle. La maison choisie dans le midi de la France par le père Marie-Bernard, et qui devait recevoir le père Étienne avec le reste des religieux de la Val-Sainte, était une ancienne abbaye de l'ordre de Cîteaux. Elle avait été fondée en 1137, par Gontard du Puy-de-Rochefort. Elle est située dans une vallée qu'on appelait le Val-Honnête — Vallis Honesta —, traversée par trois ruisseaux, bordée par des rochers escarpés, des collines à pic et quelques pentes douces. Le nom d'Aiguebelle — Aqua bella — vient des eaux qui la baignent, la fertilisent ou la ravagent. L'air y est pur, mais très vif ; le vent du nord-est y souffle pendant une grande partie de l'année, et y entretient un hiver rigoureux ; avec le calme arrivent des chaleurs accablantes. Mais la fertilité du sol en légumes, en vignes, en plantes médicinales, en amandiers et en mûriers, encourage le travail, et soutient la patience des habitus. Ce furent des religieux de Morimond, envoyés par Otton de Frisingue, qui fondèrent en cette solitude, et par la magnificence du seigneur Gon tard, une communauté qui prospéra longtemps sous vingt-six abbés réguliers. Au commencement du XVIe siècle, l'introduction des commendes hâta une décadence commencée par le relâchement ; les guerres des Calvinistes, et la rage du baron des Adrets, portèrent à Aiguebelle des coups non moins funestes, en dispersant les religieux, en renversant une partie des bâtiments. Après le rétablissement de la paix, la régularité monastique, qu'aucune autorité ne protégeait plus réellement, alla toujours en décroissant, et quand la révolution française arriva pour demander compte aux religieux de l'observation de leur règle et du patrimoine des pauvres, elle en trouva trois à Aiguebelle, lesquels, vivant assez honnêtement pour des prêtres séculiers, se faisaient par là illusion sur l'oubli ou l'ignorance de leurs obligations particulières de moines. Le fléau de Dieu reconnut les coupables réservés à ses coups, et s'abattit sur Aiguebelle. L'abbaye fut déclarée bien national et vendue. Les habitants du voisinage, à l'exception de Réauville et de Montjoyer, ne laissèrent pas tout à l'État ou aux acquéreurs ; ils vinrent piller tout ce qu'ils purent, et enlevèrent jusqu'aux gonds des portes et des fenêtres.

L'abomination de la désolation entra et demeura plus de vingt ans dans le sanctuaire. L'Église avait résisté aux ravages et aux violences des Calvinistes, mais elle fut ruinée par la négligence et par les plus profanes usages. Le pavé fut enlevé, le presbytère, c'est-à-dire la partie où se trouve l'autel, fut changé en étable à bœufs et en grenier à foin ; la sacristie devint le juchoir des poules. Les porcs et les chevaux habitèrent le chapitre. On laissa tomber les toits, et l'humidité, pénétrant partout, dégrada tous les bâtiments. Quelques parties seulement furent mieux entretenues, parce qu'elles restèrent à l'État, qui se les réservait pour loger ses gardes-forestiers. La dégradation était complète en 1815 mais elle ne rebuta pas les Trappistes. Un noble cœur se fait gloire de reconnaître un ami sous les haillons, et dom Augustin qui travaillait avec tant de persévérance à relever l'ordre de Cîteaux trouvait une consolation particulière à replacer les héritiers de Cîteaux dans les maisons mêmes qui avaient appartenu à cet ordre. Il avait donc autorisé le père Marie-Bernard à racheter pour 22.000 francs ces débris de monastère et quelques-unes des terres qui en avaient fait partie. Le 30 novembre 1815, le père Étienne quitta la Val-Sainte ; le 9 décembre suivant, un religieux de chœur, quatre frères convers et deux novices, prirent la route d'Aiguebelle. Ils arrivèrent avant leur supérieur qui s'était arrêté en divers lieux pour recommander son nouvel établissement à la bienveillance des autorités ecclésiastiques et aux amis des ordres religieux. Le père Étienne prit possession d'Aiguebelle, le 27 janvier 1816.

Une maison à réparer et en attendant inhabitable, à-peu-près trente-cinq hectares de terres, dont une douzaine de labourables, deux autres en prairies, et le reste en bois ou taillis, nulle provision, et huit personnes, y compris un supérieur de 72 ans, pour suffire à tous les travaux ; tel était l'état d'Aiguebelle, au moment de sa fondation. Le comte de Broutet, qui peut être considéré comme le véritable fondateur de la nouvelle communauté, avait donné les 22.000 francs de rachat ; mais cette grande et noble générosité était déjà absorbée par le rachat même et par les frais légaux. Nous voyons, sur un compte du 5 février 1816, que, tandis que le père Etienne avait à payer au receveur de l'enregistrement, à Grignan, 788 francs, au receveur du bureau des hypothèques, pour transcription d'acte et certificat d'inscription, 332 francs, au notaire, 100 francs, il était réduit à n'acheter que pour 30 francs d'instruments aratoires pour 4 francs 50 cent. de pain, oignons, huile et riz, et pour 50 fr. d'objets de ménage indispensables.

Une telle pénurie excita l'attention du voisinage : les curés, les maires, plusieurs propriétaires, des juges, des avoués, des conseillers municipaux, se réunirent pour recommander l'établissement nouveau au roi Louis XVIII ; une pétition couverte d'un grand nombre de signatures auxquelles le sous-préfet de Montélimar joignit la sienne et son suffrage motivé, fut présentée au mois de juin. En reconnaissant l'utilité certaine de la Trappe qui commençait, et la noble pauvreté des fondateurs, les signataires priaient le roi d'accorder aux religieux une forêt voisine de leur habitation qui leur eût constitué un revenu convenable sans les dispenser du travail. Si cette demande eût été exaucée, elle eût plutôt nui que profité aux véritables intérêts de la maison ; les Trappistes, dotés par l'État, auraient perdu leur indépendance de citoyens, et la donation royale n'eût été qu'une propriété précaire, révocable au gré des révolutions. Il valait mieux que la nouvelle Aiguebelle ne dût rien qu'à son travail et à la bonne volonté de ses amis particuliers. La haine politique peut reprocher et reprendre à un corps ce que l'affection politique lui a donné ; mais rien de plus légitime, de plus inattaquable que les dons individuels. Il est bon de le faire remarquer ici : quand une institution apporte à la société une aussi grande utilité que celle des aumônes intelligentes, des exemples supérieurs en tout genre, et des travaux opiniâtres des Trappistes, les dons qui servent à la fonder sont naturels et aussi honorables à ceux qui reçoivent qu'à ceux qui donnent ; les quêtes même, comme moyen de premier établissement, sont tolérables, parce que ces dons et quêtes, ainsi entendus, rie sont que des emprunts qui reviendront bientôt, dans toute leur intégrité et au-delà, aux donateurs et au public.

Les Trappistes d'Aiguebelle ne reçurent rien du gouvernement, et ils n'eurent recours à la générosité de leurs amis que tant que leur travail ne put dompter les difficultés de leur position. En tête de leurs bienfaiteurs, après le comte de Broutet, plaçons deux pauvres paysans, Charré et Pigeon, qui les aidèrent de leur orge, de leurs pommes de terre et surtout de leurs bras. Nommons encore un chanoine de Valence, l'abbé Filhol, ancien curé de Charmey, dans le voisinage de la Val-Sainte ; M. Bolleaud, fabricant de verres à Givors ; M. Rousselot, autrefois élève du tiers-ordre, aujourd'hui grand-vicaire de Grenoble, qui n'a pas cessé d'être l'ami de la communauté. Mais en même temps, par une grande simplicité, en restreignant leurs besoins à une modicité incroyable, les religieux hâtaient, au péril de leur santé, le moment de se suffire à eux-mêmes. Ils prirent leur monastère tel qu'il se trouvait. Les vitres leur manquaient, ils fermèrent par des planches les fenêtres de l'église, et en attendant la réparation, ils établirent, dans la croisée, un chœur formé par des toiles tendues. Ils fermèrent avec de la paille les fenêtres du dortoir, et là encore, ils n'eurent que des toiles tendues pour cloisons entre les couches. Les cloîtres ne pouvaient être ni pavés ni vitrés, on s'en servit néanmoins pour les exercices auxquels ils sont destinés ; on s'asseyait sur des poutres placées le long des murailles. On avait semé, dès le commencement du printemps, une assez grande quantité de pommes de terre et de l'orge pour suppléer au blé. L'hiver venu, après que le blé acheté et l'orge récolté furent épuisés, on se contenta de pommes de terre ; quand les pommes de terre manquèrent à leur tour, il fallut ramasser, dans la prairie ou la forêt, des herbes et des racines : plus d'une fois on mangea des glands rôtis.

Cependant la communauté ne tarda pas à augmenter ; à la fin de 1816 on y comptait déjà vingt personnes ; dans la seconde année, il s'y trouva, huit novices de chœur et autant de convers. Ces nouveau-venus exigeaient, pour vivre, de plus grandes dépenses ; mais ils étaient eux-mêmes un accroissement de ressources. Aussi la réparation dés bâtiments et le défrichement des terres avançaient également. L'église avait exigé de grands travaux, il avait fallu reprendre deux fois la voûte ; néanmoins elle fut en état d'être réconciliée à la fin de carême de 1817 ; à la même époque, on construisait un pont et un aqueduc, pour rendre les communications plus faciles entre les diverses parties du domaine et tirer partie des eaux de la vallée. En 1818, on construisit une l'Orge et des ateliers de charronnage et de menuiserie, où furent confectionnés les outils nécessaires à l'agriculture et les ferrements des portes et fenêtrés. Les travaux agricoles furent poussés avec une nouvelle ardeur et avec un succès qui commença à faire comprendre les services que la Trappe d'Aiguebelle pouvait rendre, par ses exemples, à la contrée. Le plus grand obstacle à la culture, c'étaient les pierres qui couvraient presque partout le terrain et semblaient le condamner à une stérilité perpétuelle ; les religieux travaillèrent courageusement à extirper ces pierres, et trouvèrent par dessous un 'sol très productif ; ils y plantèrent un grand nombre d'arbres fruitiers, pommiers, figuiers, amandiers et mûriers, qui réussirent parfaitement. Ce fut le commencement de la prospérité d'Aiguebelle et un encouragement pour les paysans, qui apprirent, par cet exemple heureux, à tirer parti des terres jusque-là stériles et réputées indomptables. Enfin, dans cette même année 1818, Aiguebelle était déjà capable de fournir des religieux à dom Augustin pour une nouvelle fondation (v. plus bas).

Fondation de la Trappe de Bellefontaine. Pendant que les religieux, revenus de la Val-Sainte, repeuplaient la Trappe et Aiguebelle, les religieux revenus d'Amérique fondaient Bellefontaine.

Le père Urbain et ses compagnons, débarqués à La Rochelle vers la fin de 1814, avaient reçu l'hospitalité chez M. Baudoin, supérieur du séminaire, qui voulait les retenir jusqu'à ce qu'ils pussent trouver un établissement. Les démarches du père Urbain avaient déjà préparé l'acquisition d'un ancien monastère, situé près des sables d'Olonne, lorsque le retour de Napoléon lui commanda un ajournement dont il ne pouvait prévoir la durée. Il reçut l'effrayante nouvelle le vendredi saint, 24 mars 1815. Résigné à la volonté de Dieu, il rompit le marché proposé ; et en même temps, dans la crainte de laisser indéfiniment sa communauté à la charge du séminaire, il la dispersa de différents côtés, jusqu'à l'arrivée de temps plus heureux. Après les Cent-Jours il se remit en recherche, et un curé charitable lui indiqua dans le diocèse d'Angers, entre Cholet et Beaupreau, un ancien monastère de Feuillants, qui avait porté le nom de Bellefontaine.

Bellefontaine, ainsi appelée de plusieurs sources, dont l'eau est excellente, était, depuis sa fondation en 1100, une abbaye de Bénédictins, relevant de Marmoutier. En 1642, l'abbé commendataire qui la tenait avec celle de Vendôme l'abandonna aux Feuillants pour qu'ils y missent la réforme. Les Feuillants (v. t. I, ch. III) étaient un démembrement de Cîteaux, une congrégation de Cisterciens qui, en reprenant l'observation de la règle, avaient obtenu des souverains pontifes le droit de ne plus reconnaître des supérieurs relâchés et de se gouverner eux-mêmes. Belle-fontaine se trouva donc par là rattachée à la règle de Cîteaux ; malheureusement la persévérance ne fut pas longue chez les Feuillants, et quand la révolution éclata, Bellefontaine n'était pas du petit nombre de monastères qui auraient pu réclamer une exception. Les vieillards du pays parlent encore du relâchement de ses moines au XVIIIe siècle, et ce souvenir n'a pas peu contribué à concilier aux vertus des Trappistes qui l'habitent aujourd'hui le respect et l'admiration générale. Ce monastère était riche et bien bâti ; l'église était la plus belle de la contrée. La voûte ogive ressemblait à celle de Saint-Serge d'Angers. Le granit rouge de Vezin et le granit gris de Mortagne se rencontraient dans cette construction. Mais un mur flanqué de trois tourelles, des meurtrières de distance en distance, et en avant de ces remparts, un large fossé, qu'on remplissait d'eau en cas de besoin, lui donnaient plutôt l'aspect d'une citadelle que d'une maison de prières. Il est vrai que Bellefontaine était une abbaye royale, et qu'à la place des vertus monastiques, elle offrait sur les points les plus appareils les armes de France sculptées dans la pierre ; c'était là, sous l'empire d'idées fort différentes des nôtres, une manière de faire illusion au respect et à la bonne volonté de certains esprits. L'abbé commendataire, et les religieux de leur côté, exerçaient plusieurs droits de seigneurie : le plus bizarre était celui qui rendait les mariages tributaires de l'abbaye. Quand il se faisait un mariage dans le pays, les nouveaux époux venaient au monastère avec leurs familles offrir à l'abbé, ou, en son absence, au prieur, certaines marques de vassalité ; on ne renvoyait pas la compagnie sans lui rendre un repas de noce. Ces rapports des moines avec le monde ne leur profitèrent pas ; la société corrompue à laquelle ils essayaient de se mêler et de ressembler ne leur tint pas compte de ces tristes efforts. Le 27 mai 1791, le district de Cholet vendit les bâtiments et les terres de Bellefontaine. La guerre de la Vendée, les spéculations de l'acquéreur, puis la vengeance même des paysans, qui se faisaient un jeu de voler celui qui avait volé le clergé, dégradèrent, brûlèrent et abattirent successivement la plus grande partie des murs.

Lorsque le père 'Urbain se présenta, en 1815, pour acheter l'emplacement occupé autrefois par l'abbaye, il ne restait debout que les tourelles et un pavillon, qui se reconnaît encore aujourd'hui à l'élégance et à la solidité d'un grand escalier ; les fermiers de l'acquéreur habitaient, dans les cours, les maisonnettes qu'ils s'étaient construites à leur gré ; une petite maison attenante au monastère, et qui est maintenant l'hôtellerie, pouvait seule offrir un abri provisoire à une communauté, pourvu que le nombre des religieux ne fût pas considérable. Comme le propriétaire exigeait de l'argent comptant pour tout le reste, en attendant qu'il eût trouvé des ressources, le pèré Urbain acquit d'abord la petite maison et y fixa, le 4 mai 181G, sa colonie, fort diminuée par la dispersion des Cent-Jours. Il ne termina l'achat des débris du monastère qu'en janvier et en mars 1817. Alors il sembla que sa tâche était remplie. Voyageur intrépide, à la suite de dont Augustin, après avoir été un des sept qui sollicitèrent l'établissement en Suisse, il avait fait partie des vingt-quatre qui gagnèrent la Val-Sainte à travers la France soulevée contre les moines. Infirme avant l'exil, frappé aux jambes d'un mal incurable, il montra pendant vingt-six ans une activité infatigable. C'est lui qui dès 1794 avait tenté un établissement en Russie. Revenu en Suisse, il fut le fondateur du premier monastère de la Trappe en Valais. Poussé jusqu'aux glaces de la Podolie, il fut prieur dans la retraite de Russie ; à peine installé à Velda, il partit seul pour parcourir les bords du Rhin et rassembler les éléments de la colonie d'Amérique. Les douze ans de son séjour dans le Nouveau-Monde furent. marqués par ses courses en Pensa vaine, au Kentucky, à la Louisiane, et de la Louisiane à la Nouvelle-Ecosse. Reconduit à la fin en France, il chercha pendant deux ans une maison pour ses frères, et il se préparait à subir de nouveau toutes les peines qui s'attachent aux fondations. Mais Dieu, qui le trouvait mûr pour le ciel, ne lui laissa que le temps de se découvrir un tombeau dans sa patrie. Il avait conclu le marché d'achat de Bellefontaine le 21 mars ; quelques jours après, il tomba malade à Cholet ; par un sentiment d'humilité digne de toute sa vie, il se fit porter à l'hôpital, et il y mourut sur le lit du pauvre le mercredi saint, 2 avril. Le lendemain, les religieux, accompagnés du clergé d'alentour, se rendirent auprès de son corps précieux, et le rapportèrent dans leur solitude. La tombe de leur père fut le premier fondement de la nouvelle Trappe.

Les commencements de Bellefontaine offrent une parfaite conformité avec ceux d'Aiguebelle et de la Grande-Trappe. Même gêne, même dénuement, même persévérance. Les fermiers de l'ancien propriétaire n'étaient pus à bout de bail ; ils demeurèrent encore pendant cinq ans dans les cours avec leurs familles et leurs troupeaux. Un témoin oculaire, le seul qui reste de ce temps remarquable, nous atteste qu'il y a compté cinq ménages à quelques pas des religieux. La petite maison servit de monastère. Nous la connaissons, et nous ne comprendrions pas qu'elle ait pu suffire à tous les usages d'une communauté, si nous n'avions appris, par toute cette histoire, combien la pauvreté monastique est ingénieuse. Au rez-de-chaussée, la grande salle — nous disons grande par comparaison avec le reste — fut le chauffoir, le réfectoire, le laboratoire, le parloir, et même le vestiaire. Après le repas, on relevait les écuelles et les couverts de bois sur des planches, et les tables étaient libres pour un autre exercice. On appendait aux murs les habits de chœur pendant les heures du travail. La cuisine était en face, dans le cabinet qui est au pied de l'escalier. L'étage qui surmonte ce rez-de-chaussée fut coupé en deux parties ; on fit le chapitre et l'église. La petite maison du bon Dieu fut pauvre, indigente, comme ses serviteurs. Pour garniture d'autel, une statue mutilée, et quatre tableaux de carton : un seul calice, une seule aube, trois chasubles qui ne suffisaient pas aux diverses couleurs indiquées par les rubriques ; le chapitre, mal éclairé, était en même temps un lieu de passage. Le dortoir fut établi sous les toits, sous la tuile même, comme à la Grande-Trappe : point d'autre buanderie que le puits ; on se rassemblait à l'entour, chacun tirait un seau d'eau, et lavait ses habits sur une planche. On réserva aux hôtes les tourelles, et au tiers-ordre le pavillon qui restait de l'ancien monastère.

Ne nous lassons pas de répéter à un monde qui a peur des moindres privations, l'abnégation héroïque des moines. Les habits étaient en si mauvais état qu'il quelquefois en serrer les lambeaux autour des membres avec une corde. La nourriture semblait capable de rebuter les plus intrépides ; point de lait ; l'argent et la place manquaient pour avoir des bestiaux, pour acheter le lait des fermiers ; cette privation, considérable pour les Trappistes, dura jusqu'en 1821 : de portions de poireaux et de mie de pain, des herbes, des salades cuites à l'eau, et du pain de pommes de terre au souper pour ceux qui avaient mangé au dîner toute la quantité du jour. La détresse alla même quelquefois plus loin ; il arriva un jour que les provisions manquant tout-à-coup, le cuisinier n'avait plus rien pour faire le dîner. Il voyait avec effroi approcher l'heure où la communauté ne trouverait que du pain au réfectoire, lorsqu'il entra dans la cour une charrette remplie de légumes secs, pois, haricots, lentilles, qu'envoyait une dame d'Angers, dévouée aux intérêts de la maison.

L'épreuve des fondateurs de Bellefontaine fut longue. Tant que les fermiers continuèrent à exploiter la terre, le travail des religieux fut restreint, et le revenu très médiocre ; d'autre part, l'obligation de relever le monastère absorbait une partie des fonds qu'il était possible de rassembler. A propos des secours que reçut la Trappe de Bellefontaine, nous ne pouvons omettre un fait intéressant, surtout à notre époque ; c'est que la plus grande partie de l'argent qui fut donné alors vint d'Irlande. Les pauvres aidèrent les pauvres avec cette générosité que la multiplicité des besoins interdit trop souvent au riche, et cet amour du sacrifice que le sacrifice inspire. Les catholiques persécutés tendaient une main amie et vraiment libérale aux moines délaissés. O Irlande, l'émeraude de la mer ô île des saints, il t'est donné dans ce siècle de marcher à la tête de toutes les grandes œuvres catholiques, et de montrer au inonde apostat et inquiet, ce que peuvent la foi contre la matière, l'espérance contre l'oppression, la charité contre la misère ! Un autre secours que Dieu envoya à Bellefontaine, ce fut un nouveau supérieur, le père Marie-Michel, dont le souvenir se transmettra parmi les moines de génération en génération. Tout jeune encore, mais distingué par d'éminentes qualités, il avait attiré l'attention de dom Augustin pendant son noviciat à la Trappe. Il n'était encore que diacre lorsqu'au commencement du carême 1818 il fut mis à la place qu'avait dû occuper le père Urbain. Un grand savoir théologique, une connaissance de l'Écriture sainte qui rappelait celle de saint Bernard, une grande amabilité d'esprit, et par dessus tout l'intelligence de l'état sublime auquel la Providence l'avait appelé, voilà ce qui le rendit bien vite cher et précieux à ses frères. A la vue de la détresse de la maison il s'était écrié : Il faut avoir grand'faim de faire son salut pour demeurer ici ; mais comme il donnait l'exemple de tout supporter avec joie, il soutenait tous les courages. Dès qu'il survenait quelque faveur du ciel, un expédient inattendu qui confondait les craintes ou les inquiétudes bien naturelles à ceux qui semblaient menacés, à chaque instant, de manquer du nécessaire, il le présentait aux siens comme une preuve nouvelle de l'assistance divine, comme un motif de confiance inaltérable, comme la vérification de cette parole de l'Evangile : A chaque jour suffit son mal. Et il était vrai que la protection de la Providence se manifestait de temps en temps aux Trappistes par des témoignages éclatans. Nous en citerons un fait entre plusieurs autres. Comme il fallait du bois pour la reconstruction de l'église, on acheta une petite futaie près du château de Piédouault, et l'on prit des termes pour le paiement. Quinze jours avant l'échéance du premier, qui montait à 3.000 francs, le cellérier vint rappeler cette obligation au père Marie-Michel, qui répondit avec calme : J'espère que Dieu y pourvoira. Le cellérier crut que son supérieur savait où trouver l'argent, et ne s'inquiéta plus du paiement ; mais la veille du jour fatal il revint demander les 3.000 francs, et reçut cette réponse désolante : Je n'ai pas trois francs. Que faire dans une pareille extrémité, et comment éviter l'affront et les conséquences d'une saisie ! Le lendemain, en effet, un huissier arrive à cheval, et demande le cellérier ; celui-ci se présente tout tremblant et reçoit la notification d'un arrêt qu'il regardait comme la ruine de la maison. Mais à peine il a jeté les yeux sur cet écrit, quel n'est pas son étonnement ! l'arrêt lui signifiait la défense de payer, sous peine d'avoir à payer une seconde fois. Le vendeur était en procès avec son beau-père, qui voulait se réserver, jusqu'à la conclusion de l'affaire, une garantie. Ce retard dura dix-huit mois, pendant lesquels la maison eut le temps de se mettre en règle, et les religieux bénirent la Providence, qui leur ménageait de telles ressources et de si salutaires encouragements.

Ce ne fut véritablement qu'en 1821 que Bellefontaine commença de sortir de ces extrémités. La communauté, accrue par l'arrivée d'un bon nombre de religieux, ne pouvait plus tenir dans la petite maison. Précisément à cette époque les fermiers, à bout de bail, se retirèrent ; on prit leurs logements, et on se servit des constructions nouvelles ; l'église n'était pas achevée, mais on célébra l'office divin dans un cloître, plus commode que le pauvre oratoire de la petite maison, quoique mal éclairé et trop étroit. Les religieux prirent eux-mêmes l'exploitation des terres, et achetèrent des bœufs pour le labour, et quelques vaches qui leur donnèrent du lait. Deux ans après (1823) on prit possession de la nouvelle église.

Translation des Trappistines de la Riedra en France. Lorsque dom Augustin s'était décidé à ramener en France ses religieux de la Val-Sainte, il avait également songé à faire rentrer les Trappistines dans la patrie ; ces bonnes filles le demandaient elles-mêmes, pour ne pas rester reléguées trop loin de leurs frères. Le révérend Père avait acquis, près de la Trappe, sur la paroisse de Saint-Ouen, le domaine des Forges ; des terres labourables, des pâturages, des bois, tout cela joint au travail des religieuses, pouvait leur fournir le nécessaire ; l'argent retiré de la vente de la Riedra pouvait en même temps couvrir les frais d'acquisition. La malveillance, qui poursuivait à cette époque dom Augustin, voulut à ce propos lui faire un crime d'une circonstance que tout homme de bonne foi trouvera bien indifférente. Les Forges étaient un bien d'émigré, mais qui, vendu et revendu plusieurs fois, avait recouvré son prix réel, et dont la confiscation ancienne ne profitait aucunement au nouvel acheteur. Néanmoins il y eut des gens qui s'indignèrent qu'on vint établir les servantes du Seigneur dans la vigne de Naboth, et qui crurent que la Providence vengerait sur les Trappistines la violence faite à l'ancien propriétaire. Dom Augustin crut devoir en traiter avec les héritiers, frustrés autrefois dans leur mère, et en reçut l'assurance qu'ils verraient avec plaisir une maison religieuse sur une terre qui avait appartenu à leur famille. Il fit aussi des démarches pour obtenir un autre établissement dans le département du Calvados, à Frénonville ; les promesses qu'il reçut de quelques habitants lui donnèrent trop de confiance.

Fondation de la Trappe des Forges. Les choses étant donc ainsi préparées, dom Augustin manda, le 29 février 1816, la révérende mère Thérèse de la Riedra, et la dirigea sur les Forges, qui devaient porter le nom de monastère de l'archange Raphaël. La mère Thérèse en prit possession le 21 mai ; au mois de juin, une colonie de religieuses de chœur, de converses et de sœurs du tiers-ordre, vint la rejoindre, et quelque temps après la nouvelle maison reçut pour renfort quelques élèves qu'on avait en vain essayé d'établir à Cuignière, dans le diocèse de Beauvais.

Fondation de la Trappe de Vaise à Lyon. Dans cette même année, le 29 septembre 1816, dom Augustin avait fait partir de la Riedra la révérende mère Marie du Saint-Esprit, avec une colonie assez nombreuse, pour former un établissement à Frénonville. Il s'y était transporté avant elles pour les recevoir, et les avait laissées avec quelques secours, et entourées de la bonne volonté et des promesses des personnes pieuses du pays. L'arrivée ultérieure des dernières religieuses de la Riedra redoubla l'enthousiasme, et confirma la confiance ; aussi la maison de Frénonville devait-elle s'appeler Notre-Dame-de-Toute-Consolation. Mais les promesses ne se réalisèrent pas, et bientôt les Trappistines se trouvèrent abandonnées dans leur petite maison, sans argent, sans provisions, ne possédant que quelques meubles de première nécessité. Cette nouvelle étonna mais n'abattit pas dom Augustin. Toujours prêt à la fatigue, il semblait avoir juré, comme David, de ne pas donner de sommeil à ses paupières, avant d'avoir trouvé à tous ses enfants le tabernacle où Dieu devait habiter avec eux. Il courut à Lyon, ville riche et industrieuse, mais où la piété se rencontre partout au milieu des intérêts profanes, où l'amour de la richesse semble donner plus d'élan à la charité. Il loua une maison au faubourg de la Croix-Rousse, et il y appela la mère Marie du Saint-Esprit, avec sa communauté de Frénonville. Il les y reçut le 13 mai suivant. Après avoir pourvu à leurs premiers besoins, il les laissa sous la direction de leur aumônier, qu'il chargeait de leur trouver un domicile plus convenable.

Dès que la communauté se fut installée et qu'elle eut commencé à chanter l'office dans une salle basse, changée en oratoire, les bons Lyonnais, édifiés de cette régularité, regardèrent comme un bonheur l'arrivée de ces saintes filles parmi eux. Ils les entourèrent de soins, et soutinrent de leurs bienfaits tous les efforts qu'elles faisaient pour organiser un établissement durable. L'aumônier, fidèle à la confiance de dom Augustin, après plusieurs recherches infructueuses, trouva un peu plus loin que le faubourg de Vaise, dans le quartier appelé Gorge-de-Loup, un local favorable, un grand jardin clos, et un château au milieu. Il fallait pour l'acheter 70.000 francs. Les sœurs avaient eu pour leur part de la verte de la Riedra 30.000 francs, elles en empruntèrent 25 autres ; le complément de la somme fut fourni par les dots de quelques personnes riches qui entrèrent à ce moment en religion. Mais la terre et les murs une fois acquis, il fallait songer à de nouvelles dépenses, pour donner à la maison une forme monastique. La bienveillance des amis que l'aumônier avait su se concilier, et son activité personnelle, hâtèrent le résultat. La communauté prit possession du monastère de Vaise le 18 mai 1820.

La première pensée des religieuses, après la reconnaissance envers Dieu, fut une expression solennelle de reconnaissance pour les hommes qui avaient été, à leur égard, les instruments de la Providence. Elles dressèrent un acte de remercîment qui fut écrit sur un registre, pour mémoire éternelle des bienfaits reçus, afin de transmettre à celles qui leur succéderaient les sentiments qui les animaient elles-mêmes. Les Lyonnais, à leur tour, voulant se mettre en rapport, autant que la clôture pouvait le permettre, avec leurs protégées, demandèrent la construction d'une église extérieure, d'où les séculiers pussent assister à des offices qui les édifiaient singulièrement. Ce fut sur leurs instances réitérées que l'on commença, en 1822, l'église extérieure, qui fut terminée l'année suivante.

Fondation de la Trappe du Gard. L'année 1816 fut féconde en fondations. Après Aiguebelle, Bellefontaine, les Forges et Notre-Darne-de-Toute-Consolation, nommons encore la Trappe du Gard. Dom Eugène, ayant abandonné à dom Augustin l'acquisition de l'ancienne Trappe, et envoyé une partie de ses religieux au Port-du-Salut, cherchait pour lui-même et le reste de ses religieux de Darfeld une retraite en France ; il ne se fiait aucunement à la modération sournoise du roi de Prusse. Il désirait trouver aussi quelque vieille abbaye, et, s'il était possible, quelque monastère de Cîteaux à réparer. On lui montra Valoires, au diocèse d'Amiens. Ce monastère, vendu comme bien national, n'avait rien perdu de l'apparence monastique : il semblait n'attendre que des moines. L'acquéreur avait tout respecté. L'église était restée intacte, les autels ornés, les formes garnies de livres de chant, la sacristie fournie d'ornements et de calices. Il était difficile de rencontrer jamais une plus belle occasion. Tout semblait même succéder aux désirs de dom Eugène. L'argent nécessaire lui était offert et donné par un pieux laïque belge qui depuis embrassa l'état ecclésiastique et devint chanoine de Tournay. Déjà il avait envoyé en France un de ses religieux, le père Olympiade, pour traiter avec l'acquéreur, lorsque tout-à-coup il fut arrêté lui-même dans ses projets par une recrudescence violente d'une maladie de poitrine qui le minait depuis longtemps. Il mourut prématurément et presque subitement dans une communauté entre Vesel et Cologne.

Après la mort de dom Eugène, le père Olympiade ne put convenir du prix de cession de Valoires ni surtout s'accommoder de certaines conditions qui lui parurent trop onéreuses. Il avait vu sur les bords de la Somme, près de Pecquigny, à-peu-près à égale distance d'Amiens et d'Abbeville, les ruines de l'antique abbaye du Gard. Ce nom qui s'écrivait autrefois Ward conserve, selon la tradition du pays, le souvenir d'une station militaire établie en ce lieu par César. Guermond, vidame de Pecquigny en 1137, y fonda un monastère qu'il donna aux Cisterciens. Clerlieu, fille de Clairvaux, fut la mère du Gard. Le Gard suivit la destinée de la plupart des maisons de l'ordre. Il fut très fervent, puis il devint riche, et dès qu'il eut tenté l'avidité des commendataires, il perdit avec ses abbés légitimes sa régularité. On admirait plus ses bâtiments que ses vertus ; son église en particulier était fort remarquable, elle représentait en petit la cathédrale d'Amiens, et M. de La Motte l'appelait sa petite cathédrale. Mais au moment où le père Olympiade l'acheta, l'état de délabrement où la révolution l'avait réduit ne pouvait tenter que l'abnégation et le dévouement d'hommes décidés à vivre pauvres et à fuir jusqu'à l'apparence de la richesse qui corrompt. Il ne restait pas une pierre de l'église, et les trois quarts des autres bâtiments étaient abattus. Le père Olympiade traita plus facilement pour ces ruines (1816), et il y appela les religieux qui restaient à Darfeld ; car dans la pensée de dom Eugène la fondation nouvelle avait dû remplacer le monastère de Westphalie, que le changement de souverain rendait fort difficile à conserver ; ce n'était pas une filiation qu'on songeait à établir, c'était bien plutôt un déplacement qu'il paraissait urgent d'opérer.

Tous les religieux de Darfeld ne répondirent pas à l'appel du père Olympiade ; plusieurs restèrent en Westphalie dont ils ne sont sortis qu'en 1825. Il n'y en eut que sept qui se rendirent au Gard ; mais comme il devenait nécessaire d'assurer l'existence de la communauté, on obtint de Rome la permission d'élire un abbé, malgré le petit nombre de religieux. L'élection eut lieu le 3 juin 1818, et porta sur dom Germain, ancien prieur de Darfeld et qui était alors chapelain des Trappistines de Sainte-Catherine près Laval. Toutes les notices, qui ont été publiées sur l'abbaye du Gard, exaltent les vertus de dom Germain que sa charité en particulier faisait appeler le Père des pauvres, qui donnait aux indigents et le peu d'argent dont il pouvait disposer, et même son bétail, se rassurant sur l'avenir de sa communauté par cette pensée : Le bon Dieu ne nous abandonnera pas ! On conserve au Gard la mémoire de sa bienveillance inaltérable pour ses religieux, et de sa sévérité pour lui-même. Malgré le changement d'observance introduit, en 1814, par dom Eugène, parmi ses frères, dom Germain gardait pour lui toute l'austérité de la Val-Sainte, et jusqu'à ce que de cruelles infirmités le lui interdissent, il coucha sur la planche et jeûna au pain et à l'eau.

Le Gard, formé par des débris de Darfeld, adopta les règlements de l'abbé de Rancé ; cependant il est un point capital de ces règlements qui ne s'y observe pas : nous voulons parler du travail des mains. L'abbé de Rancé, par des motifs déjà exprimés plusieurs fois, avait fixé à trois heures seulement par jour la durée de cet exercice pour les religieux de chœur. Les Trappistes du Gard ont jusqu'ici été forcés par la sainte pauvreté de consacrer au travail un temps beaucoup plus considérable ; et loin de les en plaindre, nous les en félicitons. Cette dérogation à des règlements du XVIIe siècle, est parfaitement conforme à la règle de saint Benoît, et non moins sagement appropriée à l'esprit de notre âge qui estime par dessus tout les hommes utiles, et qui pardonne aux moines la contemplation en faveur du travail.

Translation des Trappistes de Lulworth à Melleray. La Suisse, la Westphalie, l'Amérique avaient rendu à la France les moines qu'elles en avaient reçus ; en 1817, le gouvernement anglais, redevenu ennemi des Français exilés, força au départ les moines qu'il avait accueillis pendant la révolution, et nous l'envoya par haine le bien qu'il nous devait, et les résultats incontestables qu'il nous envie maintenant.

En 1815, un religieux de Lulworth apostasia. Cette épreuve que Dieu permet, de temps en temps, pour l'instruction de ses plus fervents serviteurs, s'est manifestée dans les plus beaux siècles du christianisme comme à des époques moins heureuses. Saint Bernard n'a-t-il pas été odieusement trompé par son secrétaire ? Et pour citer un exemple plus terrible et plus significatif, l'apôtre Judas, qui avait fait des miracles, n'a-t-il pas trahi son maître, en face et au milieu des autres apôtres ? Nous disons cela pour rassurer certaines âmes faibles que le scandale ébranle, pour réfuter les clameurs de certains philosophes qui imputent à l'impuissance de la religion la chute de ceux qui avaient paru d'abord de grands saints. Dieu appelle l'homme et l'aide à venir, mais il ne le contraint pas fatalement à persévérer ; il lui laisse la liberté de se damner, tant il respecte la liberté qui seule constitue le mérite ou le crime. L'apostat dont nous parlons, après avoir rejeté l'habit monastique, après avoir abjuré la religion catholique, forma le projet de détruire la maison qu'il avait désolée par sa trahison. Il adressa au premier ministre, ennemi acharné des catholiques, un ramas d'accusations monstrueuses dont la moindre emportait la peine de mort ; il les appuyait de tous les moyens que la rage peut inventer ; il ne reculait pas devant la production de pièces fausses.

Si l'accusation était furieuse, la défense fut énergique et bien conduite. Dom Antoine, devenu abbé depuis deux ans, devait cette dignité à la considération qu'il s'était acquise, et aux instances des hommes influents qu'il comptait pour amis. Il se rendit à Londres, et demanda une audience à lord Sydmouth, ministre de l'intérieur. Il fut présenté une première fois par lord Clifford et M. Weld ; une seconde fois, par l'évêque d'Uzès. L'ambassadeur de France à Londres, le marquis d'Osmond, voulut à son tour conférer à ce sujet avec le ministre. Lord Sydmouth comprit bien vite qu'il ne pouvait ajouter aucune foi aux calomnies, sans faire tort à sa réputation d'homme d'État ; il protesta qu'il tenait l'abbé de Lulworth pour un prêtre honorable, et le calomniateur pour un mauvais sujet, et que le gouvernement ne donnerait aucune suite à l'affaire, ce qui suffisait, selon lui, pour accorder gain de cause aux accusés. Dom Antoine ne pouvait se contenter d'une justification négative ; il demandait, pour l'honneur de ses frères, une confrontation avec le calomniateur ; mais le ministre s'inquiétait peu de la bonne renommée des catholiques ; il donna même une preuve toute diplomatique de son mauvais vouloir, en profitant d'une scélératesse qu'il méprisait, pour obliger les Trappistes à quitter l'Angleterre. Pendant que dom Antoine sollicitait une réparation légitime qui n'imposait au juge que la promulgation d'un arrêt solennel, lord Sydmouth lui déclara que les religieux français avaient outrepassé les intentions du gouvernement, qu'on avait toléré leur séjour momentané, mais non autorisé une institution permanente ; et à toutes les bonnes raisons de l'abbé, il ne répondit qu'en exigeant la promesse du départ, dès que la tranquillité serait rétablie dans les affaires de France. Ainsi, la calomnie était reconnue, désavouée, flétrie, et néanmoins elle entraînait la disgrâce des innocents ! L'audace d'un apostat avait encouragé la haine des hérétiques.

Dom Antoine, repoussé par les Anglais, était rappelé par le roi de France ; il s'empressa, en conséquence, de chercher un établissement dans ce royaume. Il visita le Dauphiné et n'y trouva rien qui pût convenir à ses desseins. Une indication, qui devait lui profiter davantage, le ramena à l'entrée de la Bretagne, dans l'arrondissement de Châteaubriant, au diocèse de Nantes. Il v avait là un monastère assez bien conservé qui avait donné son nom à un bourg, formé dans son voisinage : ce nom était La Meilleraie ; il a été depuis quelques années modifié, au moins pour l'abbaye, en celui de Melleray, qui se rapproche davantage de l'étymologie. C'était comme le Gard, comme Aiguebelle, comme la Trappe, une ancienne maison de Cîteaux. Sa fondation remontait à l'an 1145 ; deux religieux de Pontron, fille de Loroux, fille de Cîteaux, envoyés à la découverte par leur supérieur, pour chercher l'emplacement d'un nouveau monastère, avaient pénétré dans des bois solitaires. Ils demandèrent l'hospitalité au village de Moisdon, mais elle leur fut durement refusée. Réduits à passer la nuit dans la forêt, ils choisirent pour abri un grand arbre creux, et en y entrant, ils découvrirent un rayon de miel qui fournit à leur repas. Cette circonstance providentielle les frappa ; ils crurent devoir bâtir leur demeure au lieu même où la main du Père céleste les avait conduits et rassasiés, et fariner une maison d'hospitalité sur cette terre inhospitalière ; sainte vengeance qui, depuis tant de siècles, accomplit la justice de Dieu. La tradition rapporte que le maître-autel fut érigé à la place même de l'arbre protecteur, et le nom de Meilleraie ou Melleray conserva le souvenir du rayon de miel qui avait nourri les deux voyageurs. A la révolution, Melleray fut vendu, comme bien national, à plusieurs acquéreurs. Dom Antoine traita d'abord, non sans peine, avec ceux qui possédaient maintenant le monastère, et il accepta de lourdes charges auxquelles son activité ingénieuse pouvait seule le mettre en état de faire honneur ; mais en même temps, il reçut une de ces marques de la protection d'en haut qui encouragent à tout tenter. Parmi les acquéreurs des biens de l'abbaye se trouvait madame de la Meilleraie, d'une famille ancienne et également distinguée par la naissance et par l'amour de la religion. Cette dame n'avait pu assister sans une affliction profonde à la vente des biens ecclésiastiques, et pour tromper la haine des vendeurs, elle acheta deux métairies qui avaient appartenu à Melleray, se proposant de les rendre aux moines qu'elle espérait voir revenir un jour, et de sauver ainsi quelque partie du patrimoine des pauvres. Dom Antoine avait signé le contrat avec les autres propriétaires, le 8 février 1817 ; madame de la Meilleraie, dès le lendemain, le pria de venir chez elle, et lui remit, sans aucune charge, la propriété des deux métairies, dont elle n'avait jamais été, à ses propres yeux, que la gardienne.

Assurés d'un asile en France, les Trappistes de Lulworth se préparèrent au départ. Les Français rentraient avec joie dans la patrie ; les Anglais, les Irlandais, qui s'étaient joints à eux, ne voulurent pas les quitter, et leur dirent : Nous vous suivrons partout, nous mourrons où vous mourrez ; votre peuple sera notre peuple, comme votre Dieu est notre Dieu. Thomas Weld, le généreux fondateur, était mort en 1810 ; mais son fils avait hérité de ses vertus comme de ses biens, et n'était pas moins dévoué aux Trappistes. Il rentrait en possession des terres que son père leur avait données, mais il ne voulut pas profiter des améliorations que leur travail y avait introduites ; il les dédommagea généreusement de leurs frais de culture et du revenu qu'ils abandonnaient. Il peut donc être considéré à juste titre comme un des premiers et des principaux fondateurs de Melleray. Dom Antoine s'engagea formellement, en son propre nom et en celui de ses frères, à le reconnaître en cette qualité et à lui rendre, ainsi qu'à ses descendants, tous les hommages, toutes les prérogatives accordés aux fondateurs. Les religieux retirèrent encore quelque argent de la vente de leurs bestiaux et des ustensiles dont le transport était trop coûteux ou trop difficile ; mais ils conservèrent des instruments aratoires qu'ils devaient introduire les premiers en France, une partie de leurs meubles, même leurs sabots, et la croix de bois que dom Augustin, à la porte de la Val-Sainte, avait remise aux mains de dom Jean-Baptiste, lorsqu'il croyait l'envoyer au Canada : on la garde encore précieusement dans le cloître de Melleray. Ils quittèrent enfin leur solitude, entourés des regrets de leurs voisins ; le peuple des campagnes les suivit, en pleurant, jusqu'à Weymouth, où ils devaient s'embarquer. Après leur départ, M. Weld voulait conserver précieusement le modeste monastère qui les avait abrités pendant vingt-et-un ans ; mais la plus grande partie des constructions s'écroula de fond en comble en 1818 : les murs extérieurs des cloîtres restèrent seuls debout, ils servaient d'enceinte au préau qui avait été le cimetière des religieux. M. Weld en fit murer les fenêtres, et préserva ainsi de toute irrévérence une terre sanctifiée par les restes des pénitents. N'oublions pas le nom de M. Weld ; le temps n'est pas éloigné où il abandonnera les grandeurs du inonde pour l'habit ecclésiastique, et, dans cette situation nouvelle, rendra, non plus seulement à une maison de la Trappe, mais à l'ordre tout entier, des services plus éminents encore que ceux de son père.

La colonie reçut ensuite du gouvernement français de grandes preuves de bienveillance. Nous tenons à le constater ; mais nous devons aussi réfuter une opinion erronée, qui a entraîné en 1831 de déplorables conséquences. On a prétendu que le roi Louis XVIII avait donné l'abbaye de Melleray aux religieux de Lulworth, et l'on a cru un moment pouvoir leur reprendre ce qu'on appelait un bien de l'État. Ce n'était là qu'une ruse de concurrents jaloux qui tendait à la ruine d'une communauté florissante. Le roi n'a rien donné ; la fondation de Melleray n'a rien coûté à l'État. Dom Antoine et ses frères ont payé du fruit de leurs sueurs et avec les dons particuliers et volontaires de leurs amis l'acquisition du monastère et de ses dépendances ; ils possédaient au même  titre que tous les autres citoyens ; et leur droit de propriété, fondé sur la charte, était garanti par elle. Ce qui est vrai, c'est que le roi, par l'entremise du ministre de la marine, le vicomte du Bouchage, mit à leur disposition un bâtiment pour les transporter en France, et que la frégate la Revanche les alla chercher à Weymouth. Tous ceux qui prirent part à cette mission s'en faisaient honneur, et célébraient comme un heureux événement la rentrée des Trappistes. Le capitaine Grivel écrivait à dom Antoine : Vous pouvez assurer vos religieux qu'en revenant parmi leurs compatriotes, ils en seront reçus avec toute la convenance et le respect que méritent leurs vertus. Le chef maritime du département du Nord, chevalier Amyot, disait à son tour : Très vénérable père, Dieu, dans sa divine bonté, vous rappelle dans les Etats du fils aîné de l'Église : Prosternons-nous devant sa bonté adorable... J'ai reconnu les bienfaits et les miracles de la puissance divine. Enfin, le capitaine Pelleport, commandant de la Revanche, annonçant l'époque de son arrivée à Weymouth, ajoutait : Cette mission m'honore... Porté par mes devoirs et par mes sentiments particuliers à vous prodiguer tous les soins, tous les égards, toutes les prévenances et les marques extérieures du plus tendre intérêt et du plus profond respect qu'on doit à de longues infortunes, à votre résignation sublime, à toutes vos vertus, j'ai pris, autant qu'il était possible à la prévoyance humaine, tous les soins pour rendre votre séjour le moins pénible possible... Heureux d'être un des premiers à vous prouver, par mon respect, le bonheur que votre rentrée en France y causera. Toutes ces promesses furent tenues scrupuleusement. La communauté, sur la frégate, fut entourée des attentions les plus aimables et des soins les plus intelligents. Aussi dom Antoine, après le débarquement, écrivait au capitaine Pelleport : Vous avez, dans votre sagesse, tout prévenu, tout calculé ; vous ne nous avez rien laissé à demander, rien même à désirer ; vieillards, enfants, malades, aucun n'a échappé aux recherches de votre industrieuse charité. MM. les officiers nous ont, à l'exemple de leur chef, donné à l'envi toutes les marques possibles de charité et de bonté ; et en partageant envers nous ces dispositions, ils partagent aussi notre reconnaissance. Jusque dans les simples matelots nous avons éprouvé de l'accueil et de l'amitié ; nos frères étonnés ont presque retrouvé sur votre bord, par l'excellent effet de votre discipline, le silence et la tranquillité de leurs cloîtres. Ces paroles devaient être précieuses au capitaine ; mais dom Antoine, dont l'âme était si noble, ne crut pas qu'une lettre suffit à l'expression publique de sa reconnaissance. Sa pauvreté titi interdisait une offrande considérable ; il suppléa à la munificence par la délicatesse : il offrit au commandant une épée ; c'était celle d'un religieux qui avait été un brave soldat, et il accompagna l'envoi de ces lignes flatteuses : Je n'ai pas cru pouvoir la déposer mieux qu'entre vos mains. Un prêtre du Seigneur ceignit autrefois David d'une épée ; et je suis convaincu, qu'à l'exemple du saint roi, vous n'userez de celle que j'ai l'honneur de vous présenter que pour défendre votre religion et votre patrie.

Sur la terre de France, les Trappistes de Lulworth furent accueillis avec enthousiasme. Partis de Weymouth le 10 juillet, ils débarquèrent en France le 20 juillet 1817. Ce n'étaient pas, comme sur les autres points du royaume, des débris de communautés, des restes de la persécution impériale, rassemblés de diverses retraites, venant successivement au rendez-vous pour s'installer sur des ruines, et attendre du cours des années des conditions d'existence et d'accroissement ; c'était une communauté florissante, composée de cinquante-neuf personnes, capable de suffire dis le premier jour à tous les devoirs et à tous les exercices monastiques, dont le passage au milieu d'une population religieuse, loin d'être secret, devait frapper vivement les esprits et édifier les cœurs. On les vit à Nantes, et on admira leur simplicité. Ils choisirent pour station l'Hôtel-Dieu, les pauvres volontaires, au lieu de rechercher l'hospitalité des grands ou des riches, donnèrent la préférence à la maison des pauvres. Quatre jours après, ils quittèrent Nantes, et se dirigèrent vers Nort. Dès que l'on sut qu'ils approchaient, tous les habitants se portèrent à leur rencontre ; le curé vint les complimenter sur leur retour, et les conduisit à l'église, où ils chantèrent le Te Deum en actions de grâces pour leur entrée dans la patrie ; au sortir de l'église, à l'extrémité de la commune, ils virent le maire, qui les pria d'accepter un modeste repas conforme à leur règle ; puis les notables du canton et le clergé du voisinage s'approchèrent d'eux et leur témoignèrent hautement combien ils étaient heureux d'accueillir de si fervents chrétiens. A mesure qu'ils avançaient dans la campagne, les paysans suspendaient leurs travaux pour les contempler ou les suivre, et une foule immense arriva avec eux à la porte du monastère.

L'installation solennelle eut lieu le 7 août. Laissons parler ici une relation contemporaine, le journal de Nantes, qui recueillait, quatre jours après, les sentiments produits par cette cérémonie :

M. l'abbé Bodinier, vicaire-général capitulaire, accompagné de plusieurs chanoines et de trente curés des paroisses environnantes, s'est rendu au chapitre de la communauté, où le vénérable abbé avait rassemblé tous ses religieux, revêtus de leurs robes de laine blanche. Précédée de la croix, la procession s'est mise à défiler dans les longues galeries du monastère, qui, après vingt années de silence, a retenti des hymnes du Seigneur. Les personnes invitées à la cérémonie marchaient entre le clergé et les frères convers ; toutes semblaient émues d'un spectacle si imposant et si nouveau pour la plupart d'entre elles. On ne pouvait regarder sans envie la paisible sérénité et l'air de profond bonheur qui brillaient sur le front de ces hommes qui se sont séparés des chagrins du monde. On ne pouvait surtout voir sans attendrissement le chef de ces pieux cénobites au milieu de ses en Fans, sans autre marque distinctive qu'une croix de buis sur la poitrine et une crosse de bois à la main. En le voyant, on se rappelait ces premiers temps de l'Église, où les prêtres étaient d'or, et les calices et les croix étaient de bois.

Arrivés à l'église, M. le vicaire-général adressa à l'abbé et aux religieux un discours de félicitation. Le vénérable abbé répondit, et l'émotion qu'il ressentait fut partagée par tous ; et la même prière, s'élevait de tous les cœurs pour la conservation d'un chef aussi précieux, pour le bonheur d'une communauté aussi édifiante. Après ces discours, la procession et les hommes seulement entrèrent dans la partie de l'église réservée aux religieux.

Avant la messe du Saint-Esprit, chaque Trappiste alla se prosterner devant le supérieur, et dit : Mon Père, je vous promets obéissance jusqu'à la mort ; et le Père abbé répondait en les relevant et en les embrassant : Et moi, mon fils, je vous promets, au nom de Jésus-Christ, la vie éternelle. A Agnus Dei, les religieux quittèrent leurs stalles et vinrent à la communion, en se donnant le baiser de paix. Un spectacle aussi saint, aussi sublime, ne peut se redire ; il est au-dessus de toute description, comme il est au-dessus de tout oubli. Ceux qui ont été assez heureux pour en être témoins s'en souviendront toujours et me sauront gré de ne pas chercher à le peindre. Le Te Deum finit la cérémonie. Les religieux rentrèrent avec une sainte joie dans la retraite d'où ils ne sortiront plus ; et les étrangers s'éloignèrent de la solitude de Melleray, emportant au-dedans d'eux-mêmes une haute idée de la vertu de ces hommes de Dieu, et la conviction que l'on chercherait vainement, au milieu des plaisirs et des délices du monde, une paix semblable à celle qu'ils goûtent dans leur cloitre silencieux, où le bruit des orages ne parviendra plus.

 

Il ne faut pas croire cependant que la Trappe de Melleray fut dispensée, dès le premier jour, des peines, des embarras, des travaux inséparables de toute fondation ; la prospérité à laquelle ses moines l'élevèrent et la soutinrent par leur travail, ne doit pas faire illusion sur ses commencements. Le monastère était lui-même en assez mauvais état pour faire sentir à ses habitants l'aiguillon de la pauvreté. Il est situé d'ailleurs dans un des plus mauvais cantons de la Loire-Inférieure, qu'un propriétaire des environs appelait la Sibérie de la Bretagne ; beaucoup de landes, de ravins pierreux, faisaient partie de la propriété acquise par dom Antoine. Cette propriété, comprenait à-peu-près 200 hectares, divisés en quatre fermes ; trois d'entre elles furent laissées aux fermiers qui les cultivaient, la quatrième, de 55 hectares, la plus difficile à mettre en rapport, fut réservée aux religieux ; et ce fut par là qu'ils commencèrent ces travaux, qui ont rendu la Trappe de Melleray si célèbre. Mais il serait difficile d'en raconter l'histoire, année par année. Il vaut mieux attendre que les principaux résultats aient été obtenus pour en faire connaître les causes et les moyens. Reprenons, suivant l'ordre chronologique, la suite des fondations.

Fondation de la Trappe des Gardes. Dans un des fréquents voyages que dom Augustin faisait à Bellefontaine, une dame d'Angers lui demanda un monastère de religieuses trappistines ; elle possédait beaucoup de propriétés dans les environs du May, qui est la commune de Bellefontaine elle offrait sur ces terres un établissement. Le zèle inextinguible du propagateur de la Trappe, saisit cette espérance. Il donna ordre à la mère Thaïs de quitter les Forges avec deux ou trois sœurs, ce qu'elles firent immédiatement, et elles vinrent se cantonner, en attendant l'effet des promesses, dans le hameau de Bégrolles, dépendant de la commune du May. Elles y habitèrent une pauvre chaumière, où elles observèrent le silence et le travail des mains ; quand leur porte s'ouvrait par hasard, on les voyait avec édification, devant leurs rouets, occupées dans le plus grand calme aux travaux des plus pauvres femmes du pays ; elles attirèrent même à elles quelques novices, et il semblait que la contrée fournirait le personnel aussi bien que les murs de la communauté nouvelle, lorsque tout-à-coup la fondatrice, qui avait mis un peu de lenteur à tenir sa parole, tomba en enfance, et fut interdite sur la demande de ses héritiers, qui ne voulurent pas entendre parier de donation. Pour continuer l'œuvre commencée sous les auspices de la pauvreté et de la résignation, dom Augustin se trouva réduit à chercher fortune ailleurs.

Il existe, à quatre lieues nord-est de Bellefontaine, sur la route de Cholet à Angers, une montagne, un puy, qu'on appelle, de temps immémorial, la Garde ou les Gardes ; ce nom vient, dit-on, d'une station militaire que César y avait établie. C'est le point le plus élevé de l'Anjou. L'horizon s'étend de là à vingt lieues ; d'un côté on aperçoit les clochers de Saint-Maurice d'Angers, de l'autre Bressuire. Une chapelle y fut d'abord construite pour recevoir une statue de la sainte Vierge, trouvée dans la terre ; bientôt la renommée de cette statue attira mi grand concours de pèlerins, et ce concours rendit nécessaire la construction de maisons, qui formèrent un hameau ; puis enfin des pères Augustins s'y bâtirent un monastère. L'église fut détruite à la révolution, et les habitants du hameau furent compris dans la paroisse de Saint-Georges du Puy de la Garde, qui est au bas de la montagne. Ces bons paysans regrettaient toujours leur église ; mais ils étaient pauvres, et le voisinage de la paroisse de Saint-Georges ôtait à leurs désirs l'intérêt public. Cependant un soir, dans une de ces réunions villageoises, où règnent la gaîté et la confiance, quelqu'un s'avisa de demander s'il ne leur serait pas possible de suffire par leur bonne volonté, leurs sacrifices, leur travail, à relever leur petit temple abattu Tous comprirent ce que peut la communauté des efforts et l'union des volontés ; ils commencèrent immédiatement. Après avoir donné la plus grande partie du jour aux travaux de leur état, ils donnaient le soir à la maison du bon Dieu ; les femmes et les edams, tous s'y consacraient : c'était en petit, le zèle et la persévérance qui élevèrent, dans le cours du moyen-âge, de si magnifiques cathédrales. Le Seigneur, dont ils recherchaient si généreusement la gloire, leur envoya bientôt un grand secours ; un ami, un admirateur, leur trouva une somme de 13.000 francs, qui paya la pierre, leurs bras firent le reste. Enfin, l'église tant désirée était debout, mais il n'y avait pas de prêtre pour la desservir. Les fondateurs songèrent à recourir à dom Augustin, et lui promirent de lui donner l'église et ce qui restait de l'ancien monastère des Augustins, s'il voulait v envoyer une communauté de religieuses, dont le chapelain dirait tous les jours la messe. La proposition fut acceptée, et un acte d'engagement réciproque fut passé devant notaire, le 7 mars 1818.

On s'occupa, sans délai, de réparer les bâtiments, et en 1819 les religieuses de Bégrolles vinrent en prendre possession. Ainsi fut relevé, par la foi d'une population pauvre et le concours de la Trappe, le sanctuaire si vénéré de Notre-Dame-des-Gardes. Quatre ans après, la Trappe des Gardes reçut un grand accroissement par l'arrivée des Trappistines des Forges, obligées de quitter le diocèse de Séez, comme nous le raconterons bientôt.

Fondation de Saint-Maurice en Piémont. La joie de rétablir son ordre en France, de rendre à ce royaume dix Trappes pour une seule qu'il possédait autrefois, ne faisait point oublier à dom Augustin les nations voisines, qui, pendant vingt ans, avaient reçu avec empressement ses communautés, et où d'ailleurs l'ordre de Cîteaux avait prospéré en des temps plus heureux. De grandes difficultés avaient contrarié et rendu impossible une seconde fondation de la Cervara, mais en 1818 une occasion favorable s'offrit de fonder une Trappe au diocèse d'Albe en Piémont, dans les États du roi de Sardaigne. Déjà Aiguebelle prospérait, le personnel des religieux augmentait assez pour qu'on pût en détacher une petite colonie. Dom Augustin fit partir deux prêtres et cinq convers, dont un novice. L'évêque d'Albe les reçut à bras ouverts, mais sa pauvreté ne lui permit pas de faire beaucoup pour eux ; il ne leur donna pour asile qu'une grange, ils s'y installèrent avec joie ; et décidés à combattre, à vaincre la pénurie la plus stricte, ils commencèrent à travailler. Quoique leur genre de vie ne fût pas toujours du goût des Italiens, ils se sentaient appuyés par l'estime du clergé et par l'empressement des novices, et ils donnèrent à leur père immédiat l'espérance de voir enfin réussir ses tentatives sur une terre où elles avaient déjà été déconcertées deux fois. Malheureusement un religieux infidèle, qui fuyait la France, s'arrêta chez eux, et trouvant encore plus de privations à Saint-Maurice qu'à la Trappe, commença à leur conseiller le relâchement. Diverses réclamations s'étaient élevées contre leurs règlements ; des querelles de juridiction s'y joignaient ; l'établissement de Saint-Maurice dura à peine quatre ans ; les religieux se dispersèrent : deux rentrèrent en France.

Rentrée provisoire des Trappistes de Sainte-Suzanne en France. Il est difficile de trouver une vie plus active, une charité plus ardente et plus dilatée que celle de dom Augustin. Sauveur de la Trappe, rien de ce qui touche la Trappe ne lui est étranger : toutes les misères, tous les dangers de ses frères le trouvent prêt. Après la révolution de 1820, le nouveau gouvernement d'Espagne prétendit anéantir les maisons religieuses. A cette nouvelle, dom Augustin tendit les bras à la Trappe de Sainte-Suzanne, à cette partie de sa famille, que l'éloignement et les exigences politiques n'avaient pu arracher de son cœur. Il s'empressa de leur écrire pour mettre à leur service le peu de ressources dont lui et ses enfants de France disposaient. Ecoutons cet appel de la tendresse d'un père, de la vigilance d'un pasteur :

La sainte volonté de Dieu. — J'ai vu dans les papiers publics que le nouveau gouvernement anéantissait les maisons religieuses en Espagne ; par conséquent la pratique de la règle de saint Benoît, et des us du saint ordre de Cîteaux, qui est contenue dans les règlements que je vous ai envoyés avec le R. P. Gerasime d'Alcantara, ne peut plus avoir lieu dans votre monastère. Mais vous savez que je n'ai consenti à renoncer à l'autorité que je devais avoir sur vous, que pour le temps où cette régularité se maintiendrait : aussi maintenant je me crois obligé devant Dieu de veiller à votre conservation, à votre sanctification, comme si je ne vous avais pas accordé d'exemption. Je viens donc vous prévenir que nous avons plusieurs monastères de notre ordre en France où vous serez reçus avec empressement. Le premier est l'ancienne maison de la Trappe, où M. l'abbé de Rancé avait établi sa réforme. Il est près de Mortagne, département de l'Orne : le chemin le plus facile est de passer par Paris ; le deuxième est celui d'Aiguebelle, près de Montélimar, département de la Drôme ; le troisième est celui de Bellefontaine, près de Beaupreau, département de Maine-et-Loire, dans la Vendée ; le quatrième est celui de Melleray, près de Châteaubriand, département de la Loire-Inférieure, mais je ne sais pas s'il y aurait de la place en celui-ci, parce qu'ils sont très nombreux. Faites-moi connaître au plus tôt le parti que vous allez prendre : voici mon adresse : au R. P. Augustin, abbé de l'ancien monastère de la Trappe, par Mortagne, département de l'Orne, parce que j'irai ou j'enverrai quelqu'un au-devant de vous. Comme je n'ai voulu abandonner personne lorsque nous sommes allés en Russie, de même vous pouvez emmener non-seulement les religieux profès, mais même les novices qui auraient une véritable vocation. Souvenez-vous, mes chers frères, que voici l'occasion de montrer que les religieux-trappistes d'Espagne n'ont pas nions de zèle que ceux de France pour leur saint état, et que le bonheur de servir Dieu dans la pratique des conseils évangéliques, même les plus pénibles, pour se préparer à la mort est au-dessus de toutes les affections de patrie et de parenté. Je vous prie de faire passer à nos chers confrères, qui sont dans l'île de Majorque, la copie de cette lettre, qui est pour eux comme pour vous. — P. S. Si vous entrez en France par Barcelone, vous passerez par Montélimar, et alors il faudrait vous arrêter à Aiguebelle.

 

Nous n'avons rien voulu retrancher de cette lettre ; nous en aimons les moindres détails ; ces indications précises des positions géographiques, du chemin à suivre, ce choix laissé entre les diverses maisons de refuge, ce post-scriptum, jeté là comme un dernier coup-d'œil de la prévoyance pour s'assurer que rien n'a été oublié. Ces minuties sont bien belles pour ceux qui ont un peu de charité. Et cette générosité sans bornes qui tend les bras, malgré une excessive pauvreté personnelle, à tous les pauvres menacés, d'Espagne, de Majorque, protes ou novices ; et cet encouragement à braver la persécution, tiré de la persécution même, voilà les grandes pensées monastiques, celles qui fondent et affermissent les grandes entreprises, celles qui rapprochent les hommes de tous les points du monde et font de tous les cœurs un seul cœur. Les Trappistes de Sainte-Suzanne repassèrent en effet les Pyrénées. On les vit à Toulouse, ou voulut les y retenir parce que leurs vertus édifiaient et enflammaient les âmes chrétiennes ; mais ils préférèrent se cacher dans quelque désert, et ils fondèrent près de Bordeaux, à Saint-Aubin, le monastère de Bonne-Espérance. Une petite gentilhommière, composée d'un rez-de-chaussée, leur parut suffisante. Le supérieur, Jean-Baptiste de Sainte-Marthe, était Français ; il fit quelques prosélytes parmi ses compatriotes, au milieu desquels il rentrait, et la maison promettait de prendre quelque développement, lorsque la guerre de 1823 permit aux Espagnols de retourner, pour dix ans, à leurs cloîtres de Sainte-Suzanne. Les Français restèrent seuls, et en trop petit nombre pour soutenir la vie de communauté. La Trappe de Bonne-Espérance de Saint-Aubin n'était pas destinée à une vie longue, mais elle avait au moins conservé la régularité aux Trappistes espagnols.

Approbation de la Trappe de Westmal par le roi de Hollande. Les Trappistes de Belgique, soumis à un souverain protestant avaient vécu, depuis 1815, dans un état d'incertitude très funeste à leur développement, comme à certains exercices réguliers, impraticables à un petit nombre de religieux. Toujours en suspicion, toujours menacés d'un ordre de départ plus ou moins prochain, ils offraient peu de garanties à ceux que l'amour du calme et de la retraite auraient pu attirer dans leur monastère. Les agents du gouvernement hollandais ne cessaient de les harceler de questions ou d'enquêtes : cette association a-t-elle été autorisée par le gouvernement ; observe-t-elle les statuts et les conditions de son admission ? Introduit-on chez elle l'émission de vœux solennels ? Est-elle dépendante de supérieurs étrangers, et non du vicariat apostolique ? Tous ceux qui se trouvent dans la maison sont-ils originaires des Pays-Bas ? Donner la liste des individus qui composent cette association, indiquer leurs moyens d'existence. En vérité on serait tenté de sourire à la vue de toute cette agitation, si elle n'avait été pour les Trappistes une véritable calamité. Quand ils avaient répondu, le gouvernement revenait à la charge, et, au lieu de donner une solution, réclamait de nouveaux renseignemens. Les membres de l'administration qui visitaient de temps en temps Westmal, restaient fort surpris de ce qu'ils y trouvaient, admiraient les travaux, les méthodes d'agriculture et le bon ordre de la petite communauté. Quelques-uns allaient jusqu'à dire qu'ils voudraient y vivre avec les moines, mais tout en louant la vie religieuse, ils donnaient à entendre, par des questions captieuses, que soit le vœu perpétuel, soit la difficulté de juridiction, entretiendrait encore longtemps l'état provisoire. En 1820, parut une ordonnance qui défendait l'admission de nouveaux religieux, c'était une condamnation à mort par extinction ; et une autre qui enjoignait à toutes les communautés la pratique d'un travail utile au bien public. Afin de se mettre en règle, les Trappistes de Westmal prirent la résolution, très onéreuse dans leur état de pauvreté, de recueillir vingt enfants pauvres, et de leur donner dans la maison, la nourriture, l'habit et l'éducation ; mais l'habit religieux porté par ces enfants déplut aux ennemis des moines, et il leur fut interdit, par mesure gouvernementale, de le porter. Toutes ces tracasseries ne découragèrent pas les Trappistes ; comme si quelque conseil d'en haut les eût assurés de leur existence, ils continuaient à embellir leur église, et à défricher les landes ou à planter des arbres.

En 1821 ils dressèrent quelques articles, quelques statuts qui devaient rassurer le gouvernement ; ils s'engageaient à reconnaître pour supérieur spirituel l'archevêque de Malines, à ne choisir pour prieur qu'un sujet des Pays-Bas, à être soumis, dans les affaires civiles, comme toutes les autres communautés religieuses, à Sa Majesté ; à n'accepter aucun postulant qui, par son âge, appartînt à la milice, à ne pas porter hors du monastère l'habit religieux, et à aider dans les fonctions du ministère, les prêtres de leur voisinage. L'archevêque de Malines se chargea de présenter ces conditions au roi, et lui recommanda la communauté comme très utile à l'État, et en particulier à son diocèse. Enfin, l'année suivante (1822), le roi de Hollande approuva la Trappe de Westmal. La plupart des membres de son conseil voulaient s'y opposer. Messieurs, répondit le roi, je n'ai aucun motif raisonnable pour tourmenter ces hommes-là ; ils ne sortent jamais de leur maison ; personne ne frappe à leur porte sans recevoir quelque soulagement. Ils fécondent des terres qui, dans cette partie de mes Etats, sont très stériles. Ils instruisent les enfants pauvres, gratuitement, sans rien exiger des familles. En conséquence, ils resteront dans le lien qu'ils habitent maintenant. Quelques jours après, il fit expédier à la Trappe de. Westmal les lettres de confirmation. Le droit le plus important était reconnu ; et depuis 1822, l'existence de Westmal n'a plus été mise en question ; mais les officiers du gouvernement se vengèrent de la fermeté du roi par de petites chicanes. Ils fixèrent à quarante le nombre des religieux, de sorte que ce nombre une fois atteint, la profession des novices dépendait de la mort des profès : ils firent enfin retirer à dom Augustin toute juridiction sur Westmal, par cette raison patriotique qu'aucun supérieur étranger ne devait exercer d'autorité dans le royaume. Mais il en fut de Westmal comme de Sainte-Suzanne ; les Trappistes de Belgique, depuis 1815, n'avaient pas cessé de reconnaître pour supérieur celui à qui ils devaient la vie ; après 1822 ils lui restèrent soumis de cœur, et dom Augustin, de son côté, ne cessa de les considérer et de les aimer comme ses edams pendant le reste de sa vie et jusque sur son lit de mort.

A cette même époque dom Augustin avait encore établi plusieurs maisons du tiers-ordre, à Notre-Dame-des-Lumières près d'Avignon, pour les bornoies, à Montigny, près de Dijon, à Louvigné-du-Désert, près de Fougères, pour les femmes.

Lorsque l'on considère d'une part la pauvreté de cet homme de Dieu, et de l'autre toutes les maisons qu'il était parvenu à créer en sept ans, quelque peu assurée que fût encore leur existence, on ne peut lui refuser le mérite d'une foi invincible, et une habileté extraordinaire à se créer de rien des ressources considérables. Mais pour mieux comprendre encore l'énergie de sa persévérance, il faut pénétrer dans le secret des embarras que lui suscitèrent, par la permission de Dieu, les hommes les plus dévoués au bien, des inquiétudes qu'il dut éprouver sur l'avenir de ces établissements menacés, et de la confiance intrépide qui le porta toujours en avant, malgré les plaintes qui le rappelaient en arrière.

Le premier de ces embarras lui vint des réclamations élevées contre sa réforme ; on l'accusait d'avoir imposé à ses religieux des rigueurs insupportables, et de s'obstiner, par amour-propre, à maintenir des nouveautés qui étaient son œuvre. Ces débats commencèrent dès son retour à la Trappe en 1816. On répétait que sa réforme n'était pas approuvée par le Saint-Siège, on le sommait d'en revenir aux constitutions de l'abbé de Rancé ; on prétendait, qu'une fois remis en possession de la Trappe, il n'avait pas le droit de suivre une autre observance que celle de l'ancien réformateur de cette maison. Dom Augustin était bien éloigné de ces pensées d'orgueil : On a tort de croire, disait-il, que j'aie voulu faire une réforme différente de celle de M. de Rancé ; j'ai prétendu au contraire suivre l'esprit de notre réformateur qui ne prêchait que la pratique exacte de notre sainte règle, en profitant des circonstances favorables pour l'assurer plus parfaitement. Je n'y ai guère plus contribué que les autres religieux, comme on peut le voir dans le récit de ce qui s'est passé dans les commencements. Loin de défendre son propre sens et celui des moines attachés à sa réforme, contre l'autorité de l'Église, il protestait de sa soumission avec une sincérité dont tant de malheurs, endurés pour l'honneur du Saint-Siège, ne permettaient pas de douter : Si Sa Sainteté juge à propos de faire quelque changement dans la règle de saint Benoît ou dans les constitutions de Cîteaux, je suis prêt, j'arrêterai là mon zèle. Ce n'est pas que j'ignore ce que saint Bernard aurait dit en pareille circonstance, mais je ne suis pas un saint Bernard pour dire au chef de l'Église : Vous faites bien ou vous faites mal. Il ne me reste donc qu'à me soumettre aveuglément sans vouloir raisonner, et, à Dieu ne plaise que, dans un temps où l'autorité du Saint-Siège a eu tant de combats à soutenir, je donne l'exemple d'une résistance qui réjouirait si fort les impies et les philosophes ! Il attendait donc le jugement de Rome ; mais comme ce jugement dont ses adversaires le menaçaient toujours, n'arrivait pas, il justifiait la réforme de la Val-Sainte, et il en appuyait l'observation fidèle sur les encouragements qu'elle avait reçus elle-même de Rome, sur les éloges de Pie VI, sur les paroles du nonce, qui, en érigeant la Val-Sainte en abbaye, avait exhorté les Trappistes à persévérer dans cette excellente manière de vivre ; sur les paroles d'un autre nonce qui, récemment consulté par le père Etienne, avait répondu que, si la réforme de la Val-Sainte n'était pas approuvée expressément, elle n'était pas défendue, et que Pie VI l'avait louée et recommandée comme autrefois Innocent XI avait loué les constitutions de l'abbé de Rancé.

Un abbé, autrefois soumis à dom Augustin, et qui avait obtenu l'indépendance et le droit de suivre, avec sa communauté, les constitutions du XVIIe siècle, fut un des plus ardents à poursuivre la réforme de la Val-Sainte. Il ne cessait de demander que l'uniformité fût établie entre tous les monastères des Trappistes, et il entendait par rétablissement de l'uniformité l'adoption générale des règlements moins austères auxquels il était revenu après avoir pratiqué les autres pendant longtemps. Tout ce qu'il eût voulu faire pour les religieux attachés aux constitutions de dom Augustin, c'était de leur laisser une seule maison en France. Il avait obtenu un bref de Rome qui lui permettait d'admettre dans son monastère à la pratique des règlements qu'il avait repris, tous les religieux qui voudraient passer de l'observance stricte de dom Augustin à la sienne ; il envoyait ce bref à Melleray, à Bellefontaine, à la Trappe, pour se justifier lui-même de son changement, et il risquait ainsi d'apporter une tentation dangereuse aux esprits faibles. Ses amis, sinon lui-même, faisaient insérer ce bref dans un journal. Nous nous garderons bien de croire qu'il y eût en cela un désir personnel de faire les autres semblables à soi, un besoin d'importance et de domination, ou cette susceptibilité de l'homme qui a tort et qui veut se rassurer par le nombre des approbateurs et des imitateurs. Il était en sûreté de conscience, puisque Rome l'avait approuvé, et que les règles des ordres religieux, comme l'écrivait dom Augustin, tirent toute leur force de l'approbation du Saint-Siège. Il vivait pauvre et mortifié, et ce n'est pas sous la serge du Trappiste qu'habite l'ambition. Mais le bon abbé manquait de vues larges et quelquefois de jugement ; il s'attachait opiniâtrement à la lettre des règlements du réformateur de la Trappe ; il ne comprenait pas l'esprit de l'abbé de Rancé, il ne voyait pas que l'homme dont il s'honorait d'être le disciple, tout en se bornant à certaines austérités, avait encouragé à tenter davantage ceux qui auraient un jour la force et la liberté de l'entreprendre. Il se trompait de temps et de mœurs. Il oubliait que, dans un siècle où les ordres religieux avaient besoin de reconquérir la considération publique, ils devaient surtout se rendre utiles, et qu'entre autres règlements de l'abbé de Rancé, celui qui ne prescrivait que trois heures de travail par jour, n'était pas accommodé à l'esprit d'une société qui estime par-dessus tout les travailleurs. Il agissait donc par un zèle d'uniformité mal entendue qui devenait une véritable turbulence.

Un seul fait prouvera jusqu'où allaient ces tracasseries de la bonne foi peu éclairée. Pour décider dom Augustin à renoncer à son observance, il lui représentait que Dieu ne la bénissait pas ; et il prétendait qu'elle n'était pas bénie et qu'elle avait peu de succès, parce qu'elle disposait de peu de ressources. Il faut entendre dom Augustin réfuter avec l'éloquence de la foi cet argument de la peur.

Pour me déterminer à regarder en arrière, vous me faites le reproche que Dieu ne bénit pas mes efforts. Il faut, mon cher, que vous ayez bien peu de bonnes raisons, puisque vous êtes réduit à en aller chercher de si déplacées, de si fausses, de si insignifiantes quand elles seraient vraies. De si insignifiantes, car nos pères ne furent-ils pas quinze ans Il avant d'avoir aucun succès dans la forêt de Cîteaux ? Ceux que Dieu éprouve sont-ils pour cela abandonnés de lui ? La pauvreté qu'il a tant recommandée dans l'évangile, est-elle capable de nous rendre désagréable à ses yeux ? De si fausses, car si Dieu ne nous eût bénis, aurions-nous pu faire tout ce qui a été fait ? J'ai été obligé de racheter l'ancien local de la Trappe, sans argent, puisque j'arrivais d'Amérique avec un grand nombre de religieux, pour le voyage desquels j'avais dû dépenser tout ce que j'avais. J'ai été comme forcé de le payer un tiers de plus qu'il ne valait, parce que je me suis trouvé dans la nécessité de tenir le marché que le père Eugène avait fait ; et cependant, par le secours de Dieu, nous avons déjà payé la moitié de notre acquisition ; nous avons subsisté souvent au nombre de plus de quatre-vingts ; nous avons établi le monastère de nos religieuses — les Forges — ; nous avons fondé ceux d'Aiguebelle, de Bellefontaine, de Notre-Daine des Gardes, de Notre-Dame de Toute Consolation à Lyon. Tout cela peut-il se faire sans l'assistance du ciel ; et ne serais-je pas bien coupable si je pensais comme vous, et si je ne reconnaissais au contraire et ne publiais que le Seigneur nous a bénis mille fois plus que nous ne méritons ? A lui seul en soit gloire et honneur ! Car pour nous, nous ne sommes que des serviteurs inutiles, et nous ne pouvons pas même dire comme saint Paul et dans le sens de saint Paul : Servi inutiles sumus, en ajoutant comme lui quod debnimus facere fecimus. Pour moi, afin de rendre au Seigneur toute la gloire qui lui est due, je déclare, non point par humilité, mais par la force de la vérité, que la protection de Dieu a été d'autant plus admirable en tout cela que l'instrument dont il a bien voulu se servir était plus faible, et que sous tous les rapports, soit de capacité, soit de vertu, comme on le verra au jour du jugement, je n'étais propre qu'à tout gâter et à détourner les faveurs du ciel. Oh ! richesses, oh ! patience, oh ! miséricorde de mon Dieu.

 

Convenons après avoir lu ces belles paroles, qu'il y a des esprits bien mal faits, et bien malheureux dans leur démangeaison de parler, et dans le choix de leurs moyens, pour s'attirer, par l'imprudence de leurs attaques, de si triomphantes réfutations. Mais il y en aura toujours pour l'épreuve des serviteurs de Dieu, comme il y aura toujours des défenseurs invincibles de la bonne cause ; il faut des inquiets, des turbulents, des importants, pour donner au calme, à la patience, à la simplicité, tout à-la-fois des tentations et des occasions de victoire.

Urie autre attaque, non moins active et plus funeste, vint d'un pieux et bon évêque, dont nous louerons la vertu et la capacité, non pas pour la forme, mais par esprit de justice et par devoir. L'évêque de Séez — Mgr. Saussol —, dès son élévation à l'épiscopat, s'était déclaré l'ami des Trappistes ; il écrivait en 1819 au prieur de la Grande-Trappe. Je regarde votre maison comme l'espoir et la ressource de tout l'état monastique. Je me regarde comme responsable de son existence envers Dieu et envers l'Église gallicane. Soyez bien assuré que vous trouverez toujours en moi un ami zélé, et un évêque prêt à tout entreprendre pour vous appuyer et pour vous protéger en tout et de toutes les manières. Bonnes paroles que le prélat a confirmées plusieurs fois par ses actes, surtout après 1827. Mais plusieurs questions amenèrent entre lui et dom Augustin un conflit, qui tirait de son autorité épiscopale une gravité très sérieuse. II était convaincu que l'institution des abbayes n'était plus possible en France après le concordat, et il ne croyait pas que Sa Majesté voulût en tolérer dans son royaume. Il ne voulait pas permettre à dom Augustin de prendre le nom d'abbé de la Trappe ; il ne voyait en lui que l'abbé de la Val-Sainte, comme si la Val-Sainte n'avait pas été reportée à la Trappe d'où elle venait ; il soutenait que l'abbaye de la Trappe avait été supprimée, comme si l'oppression était de droit la suppression, comme si les sièges épiscopaux, d'où les infidèles ont chassé les évêques, ne continuaient pas à être pourvus de titulaires chargés d'attester leur existence, en dépit du triomphe de l'impiété. Il réclamait sur le monastère l'autorité de supérieur direct ; il demandait que dom Augustin fût assujetti à lui rendre compte même des dépenses, même de celles qui avaient été faites avant qu'il fût évêque. Il se plaignait des absences fréquentes de dom Augustin, oubliant que le fondateur, père, directeur de tant d'établissements d'hommes et de femmes, devait partager son temps entre toutes ces faiblesses qui réclamaient ses conseils. Un habile médecin, dont nous avons déjà parlé dans l'introduction de cet ouvrage, venait de prendre l'habit religieux à la Trappe ; on avait pensé que son art pouvait s'exercer utilement sur les pauvres, et en même temps assurer quelque ressource à une maison souvent dénuée du nécessaire. Il pratiquait la médecine à la grande satisfaction des campagnes ; mais l'évêque faisait valoir que l'exercice de la médecine et de la chirurgie était interdit aux religieux, et, tout en regrettant d'arrêter une bonne œuvre, il s'en tenait à la lettre d'un règlement disciplinaire que le temps permettait de modifier. Il résultait de toutes ces réclamations des débats interminables, la nécessité de recourir au nonce de Sa Sainteté ou à la cour de Rome, et par conséquent de grandes inquiétudes sur l'existence de la Trappe.

Ces débats se prolongeant, dom Augustin prit le parti de transporter ailleurs ses religieux de la Trappe et ses religieuses des Forges, d'envoyer les premiers à Bellefontaine, les secondes aux Gardes. L'exécution de ce projet n'était pas facile. Le maire de la commune, sur laquelle la Trappe est située, aimait les religieux ; il ne voulait pas les laisser partir ; il leur refusa des passeports sans autre motif que son affection pour eux, sans autre droit que sa volonté. On essaya de passer outre ; mais les habitants des campagnes, qui aimaient aussi les Trappistes, et en particulier le père médecin, voulurent s'opposer au passage ; ils arrêtèrent trois religieux, et les conduisirent aux gendarmes de Mortagne, comme coupables de se mettre en route sans permission de l'autorité. Il fallut que dom Augustin écrivît au directeur-général de la police, et réclamât l'exécution du quatrième article de la Charte, qui garantissait à tous les Français la liberté individuelle, pour obtenir enfin des passeports après un délai de deux mois.

Cette translation fut un coup fâcheux pour dom Augustin, et pour les deux établissements qui faisaient le sujet de la querelle. Les religieuses, transférées aux Gardes, y sont restées, et le monastère des Forges n'a jamais été rétabli. Quant à la Trappe, jusqu'à la mort de dom Augustin, elle n'a fait que languir. En la quittant en 1822, dom Augustin y laissa douze frères convers pour l'entretien des terres, et un religieux, prêtre, pour le spirituel. Il crut pouvoir l'année suivante y faire revenir plusieurs pères ; mais en 1825, il fallut de nouveau sortir ; les frères convers, qui furent alors chargés du temporel, durent même quitter l'habit religieux. Bellefontaine donna ainsi asile à l'abbé et aux religieux de la Trappe, depuis 1822 jusqu'en 1827.

Fondation de la Trappe de la Sainte-Baume. Il y avait déjà trente ans que dom Augustin, loin de s'abattre par les échecs, y trouvait de nouveaux motifs de zèle, lorsqu'il fut réduit à remettre, sinon à rejeter tout-à-fait, l'espérance de relever la maison-mère de sa congrégation. Il tourna les yeux sur un autre point de la chrétienté, pour y chercher un dédommagement. Un personnage important du midi de la France, le marquis d'Albertas, désirait fonder un monastère de la Trappe dans son pays ; il pria dom Augustin de se rendre à Marseille pour en conférer avec lui, et lui montrer l'emplacement qu'il destinait à cette œuvre (avril 1824).

Il existe, sur le plateau des montagnes de Saint-Maximin, à-peu-près à égale distance de Marseille, d'Aix et de Toulon, une roche immense, haute de 300 pieds, et taillée à pic, dans laquelle s'ouvre une vaste grotte où peuvent se rassembler des multitudes. C'est là que, selon l'antique et respectable tradition de la Provence, sainte Marie-Madeleine a fait un séjour de trente-trois ans ; de la voûte tombent continuellement des gouttes d'eau, excepté dans un seul endroit qui est toujours sec, et qui paraît avoir été l'asile de la sainte ; on l'appelle pour cette raison le lieu de la pénitence. C'est un pèlerinage très fréquenté dans tous les temps, même aujourd'hui ; un pape, plusieurs rois de France l'ont visité, et parmi ces derniers saint Louis à son retour de la Terre-Sainte. Au milieu est une chapelle où l'on admirait autrefois quinze lampes d'argent qui brûlaient sans cesse. Des religieux dominicains, qui possédaient une belle maison à Saint-Maximin, entretenaient trois religieux pour desservir cette chapelle. Le plateau est bordé de rochers qui tiennent à la grotte, et couvert en partie d'une antique forêt qui s'élève en amphithéâtre. Ce désert, à 400 mètres au-dessus du niveau de la mer, s'appelle la Sainte-Baume.

Les souvenirs religieux de la Sainte-Baume, cette solitude profonde où le silence n'est interrompu que par le souffle des vents, devaient convenir à la piété et à la grandeur d'âme de dom Augustin. Le marquis d'Albertas lui offrit le domaine qu'il possédait en ces lieux saints et sauvages, et sa proposition fut acceptée. Il n'y avait encore pour habitation qu'une mauvaise ferme, ou plutôt une masure fort semblable à l'étable de Bethléem ; mais dom Augustin la disposa promptement de manière à offrir une apparence de monastère ; il y appela des frères convers d'Aiguebelle, des religieux qui appartenaient à la Trappe, et deux de Bellefontaine, et le 15 mai 1824 il s'y trouvait avec douze religieux de chœur et six frères convers.

La pauvreté était extrême, le climat rude ; quoique le printemps fût déjà avancé, la neige couvrait encore la cime des montagnes. La terre résistait au travail, et dans les premiers mois le travail occupa quelquefois jusqu'à douze heures par jour. Le réfectoire était une salle basse, obscure, sans pavé ; pendant plus de six mois, il n'y eut d'autre dortoir qu'une bergerie, dont le toit entr'ouvert laissait passer tout ce qui tombait du ciel ; aussi les frères, en se levant au milieu de la nuit, trouvèrent plus d'une fois leurs habits couverts de neige. On avait commencé par préparer un sanctuaire ; on avait converti le grenier en église, et comme on avait consacré à cet objet ce qu'on avait de mieux, la maison de Dieu ne tarda pas à être, sinon large et coin-mode, au moins propre et convenable ; mais celle des religieux attendit plus longtemps les améliorations nécessaires.

Dom Augustin avait compris que celui qui proposait aux autres de si difficiles entreprises devait les animer de son exemple, et souffrir le premier. Quoiqu'il fît alors dans sa soixante-onzième année, et après toutes les fatigues que nos lecteurs connaissent par les récits précédents, il était à la tête de tous les travaux : Nous ne serons véritablement moines, disait-il, que lorsque nous vivrons du travail de nos mains. Si le soldat se fait un honneur de sacrifier sa vie pour son prince et sa patrie, pourquoi donc, nous, qui avons le bonheur d'être les soldats de Jésus-Christ, le Roi des rois, n'aurions nous pas autant de courage pour lui plaire et acquérir en même temps un poids immense de gloire infiniment préférable à toutes les récompenses passagères de ce monde. N'oublions pas qu'on ne peut pénétrer dans le céleste séjour que par la destruction totale de l'homme animal. Mais en même temps qu'il les animait de la voix et des œuvres, il savait leur adoucir, par la charité, ce que leur position présentait de trop pénible. Un religieux — c'est lui-même qui le raconte — n'avait pu dormir sous le froid vif et rigoureux qui passait par les ouvertures du toit. Le lendemain il vint dire au père abbé qu'il s'estimait heureux d'avoir un peu souffert dans l'étable de Bethléem : Oh, mon fils, lui répondit dom Augustin, que n'êtes-vous venu me trouver, je vous aurais cédé non-seulement notre couverture, mais encore notre coule, pour vous préserver d'un froid si cuisant.

Grâce à tant de persévérance, on vint à bout d'élever quelques bâtiments ; on résista à la violence des vents, qui de temps en temps brisaient les fenêtres ou emportaient la toiture. On gagna surtout l'estime de l'évêque de Fréjus, qui fut le protecteur zélé de cette maison, et celle des habitants du voisinage, qui venaient prier à la grotte et s'édifier au monastère. Bientôt on ne parla plus en Provence que de la Sainte-Baume et de ses pieux solitaires. Les villes et les villages leur étaient également dévoués ; et les familles de saint Maximin se disputaient avec le curé l'honneur de recevoir les religieux, que les affaires de la communauté attiraient à la ville, ou qui s'y arrêtaient dans leurs voyages. Les vertus de la Sainte-Baume ont fait aux Trappistes une réputation qui subsistera longtemps dans le pays, et qui finira peut-être par y ramener une colonie de l'ordre.

Nouvel établissement en Amérique. Fondation de la Trappe de Tracady. On se rappelle que dom Augustin, en quittant l'Amérique, y avait laissé sept religieux pour conclure les affaires temporelles, mais avec la recommandation de revenir au plus tôt. Dociles à la voix de leur père, ils ne négligèrent rien pour faire honneur aux intérêts de l'ordre et à l'obéissance. Tout étant réglé, ils quittèrent New-York, au mois de mai 1815, et en quinze jours ils arrivèrent à Halifax, dans la Nouvelle-Ecosse. Ils trouvèrent, par l'entremise du curé de cette ville, un vaisseau qui se chargea de les transporter gratuitement, et comme tout était prêt pour le départ, et qu'on n'attendait plus que le vent, ils s'embarquèrent, dans la crainte de perdre le moment favorable. Comme ils étaient là depuis deux jours, le père Vincent crut pouvoir revenir à terre pour quelques affaires de peu d'importance ; mais tout-à-coup, pendant son absence, le vent ayant changé, on l'oublie, ou l'on ne veut pas l'attendre, le vaisseau part, et quand il revient il se trouve seul, en présence de l'immensité qui emporte ses frères, et qui le sépare de la France. Il fallait rester dans un pays inconnu, sans ressources, sans amis ; en attendant qu'il pût connaître la volonté de son supérieur, il résolut de se livrer aux missions parmi les sauvages.

Il resta huit ans, avec la permission de dom Augustin, dans la Nouvelle-Écosse, occupé de deux pensées qui se rattachaient étroitement l'une à l'autre, convertir les sauvages et fonder un monastère qui entretînt, au milieu des convertis, l'amour de la religion, et formât de nouveaux missionnaires. Lorsqu'on lit, dans la relation qu'il publia plus tard, les détails de ses travaux, on y trouve, avec une nouvelle preuve des services rendus par la Trappe, une nouvelle justification de celui qui s'était obstiné à tenter cette entreprise, et de puissants motifs d'en désirer le succès. Le père Vincent n'avait qu'un seul prêtre pour auxiliaire ; ils devaient à deux desservir la ville d'Halifax et les environs, où les catholiques sont nombreux, sans compter les micmacs, sauvages de la Nouvelle-Écosse, récemment convertis par des prêtres français, et en même temps lutter contre l'activité et les ruses des méthodistes, agents de l'Église anglicane, et soutenus par le commerce anglais. Il fallait se multiplier pour porter les secours de la religion sur tous les points, et répondre aux désirs ardents des sauvages, que la privation fréquente rend plus avides des délices spirituelles. Ces nouveaux enfants de l'Église, dans leur ferveur primitive, entendaient parfaitement la religion et les vertus qu'elle enseigne. Chaque année, ils faisaient dire des messes pour différentes intentions, dans un ordre très intelligent ; la première pour le genre humain, la seconde pour toutes les âmes du purgatoire, la troisième pour les sauvages morts dans l'année, la quatrième pour remercier Dieu des biens reçus pendant l'année passée, la cinquième pour lui offrir l'année nouvelle. Dès qu'ils apprenaient qu'un prêtre avait paru dans leur voisinage, ils y couraient en grand nombre, réclamant les sacrements pour eux-mêmes et pour leurs enfants ; un jour, le père Vincent vit arriver à lui vingt-six canots chargés de sauvages qui apportaient leurs enfants au baptême, et demandaient à se confesser ; cinquante, cent lieues même, ne les effrayaient pas, et si les provisions leur manquaient sur le chemin, ils savaient supporter la faim pendant deux et trois jours pour venir rassasier leurs âmes de la grâce divine.

On comprend par là combien les forces, le courage de l'ouvrier doivent grandir quand la moisson est si abondante. Aussi, rien n'arrêtait, ne rebutait le zèle du père Vincent : ni la distance des lieux, ni les difficultés du chemin, ni les menaces des protestans, furieux de se voir enlever leur proie ou leurs espérances. Il allait intrépidement d'Halifax au golfe Saint-Laurent, dans le voisinage du cap Breton. Il traversait les lacs sur des canots conduits par des sauvages, en bravant les tempêtes, qui effrayaient les naturels eux-mêmes, et quand il abordait, il voyait venir à sa rencontre cinq ou six cents sauvages qui lui présentaient leurs enfants à baptiser, ou bien de petites armées, le roi en tête, qui se rangeaient sur deux lignes pour rendre à l'homme de Dieu les honneurs militaires.

Pendant cinq ans et demi qu'il passa dans le pays de Tracady, il vit des nègres, des blancs de différentes nations et de différentes sectes entrer dans le sein de la religion catholique. Il fallait bâtir de nouvelles chapelles pour suffire à l'accroissement des véritables enfants de Dieu. Et tous ces convertis n'étaient pas seulement très fervents, ils persévéraient et ne voulaient plus entendre parler, ou de leurs anciennes erreurs, ou du protestantisme. Un jour, dans une tribu de micmacs, le bruit se répandit que le roi, Benjamin, se laissait séduire par un méthodiste appelé Bromelet ; qu'il recevait du tentateur des vaches, des porcs, des instruments d'agriculture. On frémissait d'indignation, sa vie semblait menacée : le père Vincent voulut le sauver, et l'avertit du danger qu'il courait ; le roi lui répondit : Les patates, les vaches, et les autres provisions de Bromelet sont bonnes, je les ai prises et je m'en sers ; mais sa religion ne vaut rien, et je ne la prendrai pas. Cette protestation était sincère, mais il importait qu'elle fût publique. En conséquence, le missionnaire assembla les sauvages dans l'église de Cheretcook, et là, en présence de ses sujets, Benjamin fit une déclaration formelle de sa foi ; ses principaux officiers imitèrent cet exemple. La simplicité et la naïveté de leurs pensées donnaient un charme tout particulier à leurs paroles : Comment, disait l'un d'eux, pourrions-nous quitter notre religion qui nous sauvera, si nous la suivons, cette religion qui vient de Dieu, dont le fils est mort en croix pour notre saint ? Voudrions-nous perdre nos âmes, qui lui ont coûté si cher, puisqu'il a tant souffert, et qu'il a versé tout son sang pour nous sauver. Non, plutôt mourir moi-même que de changer et de faire un si grand mal. Dans une autre tribu quelques sauvages avaient donné de mauvais exemples, et scandalisé leurs frères par des fautes publiques ; à l'arrivée du père Vincent, ils en firent une réparation édifiante, et prièrent eux-mêmes leur roi de les punir s'ils retombaient dans ces égarements.

Au milieu de tous ces soins, le père Vincent n'oubliait pas son projet de fondation. Il avait eu de bonne heure la pensée de rassembler ces peuples nouveaux en villages, et il voulait bâtir un monastère qui fût un premier centre de population. Il acheta un terrain près de la mer, il y bâtit une maison ; en attendant qu'il pût rassembler des Trappistes, il organisa une petite école pour les filles, et la confia à trois femmes du pays, qui avaient fait leur noviciat religieux chez les dames de la congrégation de Montréal au Canada, et auxquelles il donna les règlements du tiers-ordre. Mais comme il ne pouvait attirer des novices pour le grand-ordre, tant qu'il n'avait pas de communauté et d'exercices réguliers à faire voir aux convertis, il se décida à revenir en France pour demander à dom Augustin des religieux profès. Son départ fit éclater d'une manière touchante la foi et la tendresse de ceux qu'il avait évangélisés. On essaya d'abord de le retenir ; quand on vit que sa résolution était prise et irrévocable, plusieurs voulaient partir avec lui, pour s'assurer ainsi de son retour, ou du moins ramener avec eux le prêtre qui viendrait le remplacer. Le père Vincent quitta momentanément l'Amérique un an après le père Marie-Joseph (1823).

Quand il arriva en France, dom Augustin reçut avec transport les espérances qu'il lui apportait. Il 'empressa de faire connaître au public chrétien le bien que ses missionnaires avaient fait, et celui qui restait à faire. Il ordonna au père Marie-Joseph et au père Vincent de rédiger la relation de leurs travaux, et il la publia (1824) ; il adressa des circulaires au clergé et aux simples fidèles pour les intéresser à la continuation de l'œuvre, sollicitant de l'un des sujets capables et zélés, et des autres les dons nécessaires aux frais d'un établissement stable. On ne répondit que faiblement à cet appel, mais il suppléa lui-même à ce silence par les sacrifices qu'il pouvait encore s'imposer, et par le courage de ses religieux qui savaient le comprendre et le soutenir. Bellefontaine avait été fondée par les religieux revenus de New-York. Ce fut à Bellefontaine qu'il prit les fondateurs du monastère de la Nouvelle-Écosse. Le 20 mars 1825, il fit partir avec le père Vincent, trois religieux de chœur et deux convers qui s'embarquèrent sans délai. Ainsi fut fondée la Trappe de Tracady qui subsiste encore, et dont les travaux apostoliques ont été quelquefois racontés et célébrés dans les annales de la propagation de la foi. Nous n'avons pu nous mettre en rapport avec le père Vincent, ni recevoir de lui les documents nécessaires pour parler dignement de ses travaux ; et nous sommes réduits à nous arrêter ici. Nous le regrettons sincèrement, et nous exprimons ce regret, afin que si ce livre arrivait un jour à la Nouvelle-Écosse, il portât aux Trappistes d'Amérique ce témoignage, humble mais cordial, de l'affection et du tendre intérêt que conservent et que professent pour eux leurs frères d'Europe et leur historien.

Fondation de la Trappe de Bricquebec. Nous venons de raconter les deux dernières fondations qui aient été faites par dom Augustin ; mais à côté de ses dernières entreprises, et avant la mort du grand serviteur de Dieu, plusieurs autres monastères de Trappistes furent établis en France, sans sa participation, il est vrai, mais toujours par des hommes qui avaient ressenti l'influence de son zèle et suivi pendant longtemps sa direction.

La plus curieuse, la plus intéressante de ces fondations, est, sans contredit, celle de Bricquebec, qui s'est faite en quelque sorte toute seule, par l'énergie d'un seul homme. Un ancien novice de la Trappe d'Hyères, jeté hors du cloître par la suppression de 1811, était revenu au diocèse de Coutances, sa patrie, où il se livrait aux fonctions du ministère ecclésiastique. Il n'avait pas renoncé à reprendre un jour l'habit religieux, et son évêque, Mgr. Dupont de Poursat, désirant fonder une Trappe, le trouva tout disposé à exécuter ce dessein. Le saint évêque promettait de l'argent, autant que peut en donner un évêque avec les ressources et les charges du XIXe siècle ; le modeste curé offrait sa personne et tout ce qu'il possédait. Un propriétaire des environs de Bricquebec, M. Casimir Lefillattre de la Luzerne, offrit un domaine contenant environ onze hectares de bois, de bruyères, de genêts, de ronces et d'épines. Le chemin qui y conduisait était rompu par des bourbiers en plusieurs endroits ; la partie où sont établis les bâtiments, aujourd'hui subsistants, était un fourré garni de jeunes bois et de broussailles si épaisses, qu'on ne pouvait y faire plus de douze ou quinze pas. L'ensemble présentait l'aspect d'un désert, sauf deux ou trois chétives maisons qu'on apercevait sur la lisière d'un bois de haute futaie, et couvertes de chaume ; c'étaient des moulins d'un faible rapport, que mettaient en mouvement plusieurs ruisseaux de la vallée, réunis en un seul cours, et disposés en chutes successives par des écluses. Il n'y avait pas là de quoi rassurer beaucoup celui qui avait promis de tenter l'entreprise ; la première fois même qu'il visita ces lieux, il crut l'exécution impossible ; mais son évêque, insistant avec la promesse d'une active coopération, le bon et généreux curé se décida : In verbo autem tuo laxabo rete, dit-il à son supérieur, et il commença en 1823 une suite de travaux qu'aucun monastère de la Trappe n'a encore surpassés ni peut-être égalés.

Il fallait qu'il se fit lui-même religieux, et qu'il construisît une maison avant de savoir s'il aurait des novices. Il s'entendit, pour ce qui le concernait personnellement, avec une maison de la Trappe, dont un religieux lui fut envoyé et reçut ses vœux ; il prit le nom de père Augustin ; heureuse conformité avec le sauveur de la Trappe, dont il avait été autrefois le disciple, et pour lequel il conserve encore aujourd'hui un respect et une affection fondés sur son expérience et sa haute raison. Pour ce qui concernait la fondation, il agit seul, et l'on peut dire que c'est lui qui a tout fait ; avec ce qu'il put fournir de son modeste patrimoine, et une première offrande de 600 francs, il se mit à construire un bâtiment qui a servi de monastère jusqu'en 1831. Ce bâtiment avait 23 mètres 33 centimètres de longueur, et de largeur 6 mètres 33 centimètres. Au rez-de-chaussée étaient une petite cuisine et un réfectoire, une petite église et une salle de réception pour les hôtes ; au premier, furent placés le chapitre et une quinzaine de cellules.

A la fin de 1824, il fut possible d'y recevoir des religieux ; déjà un bon nombre de postulants s'étaient présentés ; un grand-vicaire de Coutances, l'abbé Dancel, qui fut plus tard évêque de Bayeux, bénit l'église le 8 décembre, et donna l'habit à onze postulants, dont huit de chœur et trois convers. Quant aux constitutions à prendre, le père Augustin crut devoir adopter celles de M. de Rancé, les seules qu'il eût connues à la Trappe d'Hyères ; mais il ne s'attacha pas servilement à la lettre, il comprit parfaitement l'esprit, du réformateur. Il vit ce qu'exigeaient non-seulement les difficultés de sa position présente, mais encore le siècle où il vivait, et il proposa à ses frères de donner au travail des mains le temps prescrit par saint Benoît. Il trouva une admirable correspondance dans ceux qu'il avait attirés à lui par son exemple, et les Trappistes de Bricquebec ont toujours tenu leur place parmi les plus actifs et les plus intrépides travailleurs de l'ordre.

Il n'y avait pas de jardin, pas de champs ; il fallait tout créer. Pour mettre ces terres désolées en rapport, tout autre cultivateur aurait dépensé deux ou trois fois la valeur du fond. Le sol rocailleux, hérissé çà et là de blocs de pierre, ou coupé par des marécages, ne présentait qu'une surface inégale, où ne pouvaient passer ni la charrue ni la faux ; il était nécessaire de pratiquer des écoulements aux eaux, d'enlever les pierres, de briser les blocs, de déblayer et remblayer les terrains, quelquefois à un mètre de profondeur ou de hauteur. Que de temps devait être consacré à ce travail, que de sueurs devaient couler avant de rien rapporter au cultivateur, que de pauvreté par conséquent était réservée à ceux qui consentaient à attendre le résultat pour vivre ! Ce fut, en effet, sur la pauvreté la plus stricte que fut fondée la Trappe de Bricquebec. Ses premiers habitants n'avaient pas les vêtements nécessaires ; ils avaient si peu de pain, qu'ils en mettaient à peine dans leur soupe trois ou quatre petits morceaux ; ils y suppléaient par des légumes.

Cependant, dès la seconde année, leur régularité était si édifiante, leurs travaux donnaient de si belles espérances, que déjà il n'était pas téméraire de croire à la durée de leur existence. Le saint Père, Léon XII, sollicité en leur faveur, donna, le 29 juillet 1825, un décret qui érigeait le nouveau monastère en prieuré, sous le nom de Notre-Dame-de-Grâce, et accorda aux religieux la faculté d'élire un prieur : l'élection ne pouvait être douteuse. Le fondateur, le père Augustin, fut choisi à l'unanimité. Nous reviendrons sur l'histoire de ce monastère, pour parler plus longuement des travaux des religieux, lorsqu'il sera possible d'en constater le résultat.

Fondation de la Trappe du Mont-des-Olives et de la Trappe d'Œlenberg. Après la fondation du Port-du-Salut et du Gard, et de Sainte-Catherine de Laval, il était resté encore quelques religieux et quelques religieuses, presque tous d'origine allemande, en Westphalie, à Darfeld, et auprès d'Aix-la-Chapelle, où de pieuses demoiselles avaient espéré pouvoir faire vivre une petite communauté. Ces établissements ne tardèrent pas à être suspects au roi de Prusse. Il aurait peut-être toléré jusqu'à leur mort ceux et celles qui avaient fait profession avant qu'il fût maître du pays ; mais quand il eut acquis la certitude qu'on avait admis quelques novices à la profession, il commença une suite d'enquêtes et de persécutions capables d'excéder la patience la plus robuste. Un religieux français avait été envoyé auprès des religieuses d'Aix-la-Chapelle pour leur dire la messe ; au commencement de 1815, on le fit saisir vers le milieu de la nuit, on le fit monter en voiture, on le conduisit jusqu'à Liège, et là on lui défendit de jamais remettre le pied sur le territoire prussien. Les autres furent épargnés en leur qualité d'Allemands, et encore furent-ils obligés de se présenter simplement comme fermiers ou serviteurs de ces demoiselles, qui les avaient établis sur leur domaine. Les religieuses de Darfeld ne furent pas moins poursuivies. On venait faire des enquêtes chez elles inopinément, on ouvrait la clôture de par Sa Majesté évangélique, on interrogeait chacune d'elles en particulier, sans qu'aucune supérieure fût présente ; on leur demandait si elles ne préféreraient pas retourner dans leurs familles, espérant leur en insinuer le désir par la promesse d'une autorisation royale. On finit par interdire aux uns et aux autres de recevoir des novices, ce qui équivalait à un ordre de dispersion.

Le père Pierre, supérieur des Trappistes et des Trappistines de Darfeld, chercha pour les Allemands en France l'asile que les Français y avaient trouvé. Grâce à la bienveillance de monseigneur Tharin, alors évêque de Strasbourg, il fit l'acquisition du monastère d'Œlenberg, ou Mont-des-Olives, à trois lieues de Mulhausen. Ce monastère avait été fondé par la mère du pape Léon IX (1048). Ce pontife augmenta ses revenus et lui accorda de grands privilèges, qui ont été étendus, dans la suite des siècles, par Grégoire IX, Innocent IV, Grégoire X, Léon X. Les religieux qui l'habitaient appartenaient à l'ordre des chanoines réguliers de Saint-Augustin : la maison était immédiatement soumise au Saint-Siège. A l'époque de la réforme, le chapitre fut dissous ; mais la fondation subsista pour être possédée en commende par plusieurs grands personnages. En 1626, elle fut donnée aux Jésuites de Fribourg en Brisgau, qui la conservèrent jusqu'à la révolution. Depuis cette époque, divers propriétaires se la transmirent ; elle passa enfin aux mains d'un ecclésiastique, qui la céda aux Trappistes.

On se rappelle sans doute qu'au moment de la fondation de Darfeld il avait été convenu que la famille de Drost se réservait de reprendre la propriété du sol, dans le cas où les Trappistes seraient obligés de se retirer. Le contrat fut exécuté à la lettre ; les Trappistes remirent aux héritiers du. fondateur ce qu'il ne leur était pas possible de garder ; et si la haine religieuse du roi de Prusse fut satisfaite, sa cupidité fut trompée. Les religieux partirent les premiers ; ils firent leur entrée à Œlenberg, le jour de Saint-Michel 1825. Les religieuses devaient les suivre ; mais avant le départ, la supérieure voulut visiter et consoler les sœurs, qu'elle croyait pouvoir laisser près d'Aix-la-Chapelle. Ce voyage d'une femme accompagnée d'une autre femme, émut le gouvernement prussien. Un commissaire fut lancé à sa poursuite, pour lui demander une déclaration formelle de ses desseins : Que venait-elle faire ? Quand s'en retournerait-elle ? Comme elle tomba malade, elle ne put partir à l'heure indiquée ; aussitôt un médecin fut expédié pour s'assurer de son état. Elle ne crut pas qu'il lui convînt de le recevoir. Ce refus parut une révolte digne d'un bannissement immédiat. On lui ordonna de partir dans les vingt-quatre heures avec sa compagne, sous peine d'être mise aux mains de la force armée ; on enjoignit en même temps aux religieuses qu'elle était venue voir, de partir comme les autres. Un délai de six jours fut tout ce qu'on voulut bien leur accorder. Il fallut donc quitter l'Allemagne au mois de janvier 1826, par un froid terrible. La supérieure malade en souffrit beaucoup, et sa mort, arrivée au mois de mai suivant, fut une conséquence de ce voyage précipité.

Les Trappistines vinrent partager l'asile de leurs frères. Les deux maisons se touchent ; mais la clôture est trop exacte pour donner la moindre occasion aux abus ou la moindre prise à la malveillance. Ces deux monastères portent le même nom, mais on les distingue en appelant celui des hommes Mont-des-Olives et celui des femmes Œlenberg, qui signifie la même chose. Les Trappistes du Mont-des-Olives suivent les constitutions de l'abbé de Rancé.

Fondation de la Trappe du Mont-des-Cats. Un peintre flamand, Nicolas Ruyssen, né à Hazebrouck, en 1757, après s'être acquis une belle réputation à Bruxelles et à Londres, avait senti le néant de la gloire humaine, et ; revenant aux grandes pensées de la religion, il avait voulu terminer sa vie dans la retraite. En 1819, il acquit l'emplacement d'un ancien ermitage au sommet d'une montagne voisine de Bailleul et de Hazebrouck, qu'on appelle le Mont-des-Cats. Ce nom, en latin Mons Cattorum, semble garder le souvenir des Cattes, une des tribus qui faisaient partie de la confédération des Francs, et qui peut-être s'établit sur le penchant ou à la base de cette hauteur. Vers le milieu du XVIIe siècle, trois ermites de l'institut de Saint-Antoine vinrent se fixer sur le plateau, y bâtirent d'abord une cabane, puis un couvent complet, et joignirent au travail des mains l'éducation de la jeunesse. Quand la révolution commença, les ermites élevèrent de leurs mains, à l'extrémité supérieure, un monticule haut de 40 pieds, et ils y plantèrent une croix qui dominait au loin toute la contrée ; tandis que l'impiété renversait tous les objets du culte et de la vénération publique, il leur plut de protester par cette exaltation hardie du signe de la rédemption. Mais Dieu ne leur laissa pas longtemps cette liberté. Il permit que la croix fût renversée, les ermites chassés, le domaine confisqué et vendu, la maison détruite, sauf quelques débris qui servirent à marquer la place des anciens bâtiments.

Nicolas Ruyssen avait acheté le Mont-des-Cats pour le rendre à quelque institut religieux. Il y appela d'abord les frères de la Doctrine chrétienne ; mais ceux-ci s'étant retirés au bout de quelques années, il s'adressa à dom Germain, abbé du Gard, et lui demanda des religieux (1825). Sa prière fut accueillie favorablement, et douze Trappistes de chœur, ou convers, y furent conduits par un supérieur, et mis en possession le 26 janvier 1826.

Le don du terrain par le fondateur n'assurait nullement l'existence de la fondation. Il n'y avait pas de monastère, mais une simple maison, un pauvre ermitage qui, pour suffire à ses nouveaux habitus, attendait le résultat de leurs travaux. Mais la position même de cette solitude et la nature des terres devait encore retarder ces résultats et prolonger les difficultés. Le seul avantage que présente cette élévation, c'est un air pur, rarement troublé par les brouillards, et très favorable à la santé ; mais l'hiver y est plus pénible que dans tout le reste du département ; à différentes époques de l'année, un vent d'ouest-sud-ouest, que rien n'arrête, accompagné de tourbillons et d'ouragans, y souffle avec violence, brise les plus fortes haies, déracine les arbres fruitiers du jardin, arrache les légumes. L'été qui dure à peine trois mois, apporte d'autres dangers ; la chaleur est excessive ; il faut des pluies fréquentes, sans quoi le soleil brûle les productions de la terre et la rend de nouveau stérile. L'eau potable manque sur cette montagne ; on y chercherait en vain des sources, on n'y peut creuser de puits, il faut recueillir l'eau du ciel, et quand le ciel n'en donne pas, il faut aller chercher, à une distance de vingt-cinq minutes, à dos d'homme, la boisson nécessaire à la vie et à l'entretien des bestiaux. Ajoutons que le sol est ingrat, et qu'après de longs défrichements et l'extraction pénible des pierres, il ne présente souvent qu'un mauvais sable, où quelques pommes de terre croissent à peine.

Les Trappistes acceptèrent cette patrie, et tous les devoirs que leur imposait le soin de la conserver. Le fondateur, qui dans les premiers jours, fournissait à leurs besoins, mourut tout-à-coup. Lorsque les provisions qu'il leur avait laissées eurent disparu, ils se résignèrent aux plus incroyables privations ; le pain fut leur principale nourriture, et encore il leur manqua un jour, et les pommes de terre durent leur suffire ; ils n'eurent dans les commencements d'autre assaisonnement que du sel ; le peu de lait qu'ils pouvaient se procurer, était réservé aux malades comme unique soulagement. La pauvreté ne se fit pas moins sentir dans les habits ; chaque religieux, d'après la règle, doit avoir deux robes et deux coules, mais comme ici chacun n'avait qu'un habit complet, quand il fallait laver la robe, on gardait la coule pour tous les exercices, même pour le travail ; quand il fallait laver la coule, on assistait, même à la messe, en simple robe et en scapulaire. Le dortoir était un grenier ; on y dormait mal sous le froid, quelquefois sous la pluie ou la neige.

Néanmoins aucun ne se rebuta ; le travail parut une ressource certaine ; on s'y livra avec ardeur. Quoique issus de Darfeld, et engagés à la pratique des constitutions rancéennes, les Trappistes du Mont-des-Cats, comme ceux du Gard, ne se contentèrent pas de trois heures de travail par jour. Ils ne craignirent pas d'y consacrer tout le temps qui n'était pas occupé par les offices, même les heures que la, règle de saint Benoît réserve aux lectures. Ils commençaient en sortant de Matines, à quatre heures du matin, et ils ne finissaient qu'au son de la cloche de Complies. C'est par cette constance qu'ils ont pu vaincre les difficultés qui les entouraient de toutes parts, et vivre jusque aujourd'hui en améliorant peu-à-peu leur situation.

Ainsi se rétablissait en France et en Belgique, et avec les vertus de son origine, cet ordre de Cîteaux qu'un lamentable relâchement, et une dispersion plus lamentable encore, semblaient avoir anéanti pour toujours. Deux hommes avaient suffi à cette œuvre divine ; l'abbé de Rancé en régénérant la Trappe, dom Augustin en sauvant la Trappe régénérée. Le premier, par sa réforme, avait acquis à ses moines le privilège de survivre seuls à la ruine commune. Le second en les tenant en réserve, en soutenant leur ardeur, en exerçant leurs forces par d'audacieux essais d'un bout. du monde à l'autre, les avait gardés à l'Église pour reconstituer l'ordre monastique, et relever leur propre institut dans le lieu même qui avait été son berceau. C'était à lui, après Dieu, qu'il fallait rapporter toutes les fondations accomplies depuis dix ans ; celles-là même qu'il n'avait pas faites directement, remontaient néanmoins à la Val-Sainte, comme à une racine commune, et en reproduisaient l'esprit et l'ardeur. Il avait vieilli noblement dans ces sollicitudes et ces fatigues, mais sa belle vieillesse avait mérité d'être entourée d'honneurs, comme le père de famille qui rassemble, sur le soir de la vie, ses enfuis et ses petits-enfants pour les bénir et mourir au milieu des témoignages de leur tendresse et de leur reconnaissance. Le souverain juge en avait décidé autrement : le Dieu bon et libéral qui prodigue les épreuves à ses serviteurs pour leur prodiguer la gloire, avait décrété que dom Augustin serait méconnu après toutes ses œuvres, et qu'il mourrait dans la disgrâce. Les plaintes de ses adversaires avaient été répétées, grossies, portées au tribunal suprême du Saint-Siège. Les hommes les plus respectables se faisaient l'écho des plus stupides accusations. On attaquait sa foi, sa soumission à l'Église, ses mœurs ; on lui imputait, avec un grand relâchement personnel, une grande dureté pour les autres ; on en faisait un turbulent dont les extravagances et l'incapacité menaçaient l'Église et l'État d'une confusion irréparable. Le souverain pontife, Léon XII, de sainte mémoire, crut qu'il était temps d'intervenir ; il écrivit de sa propre main à l'accusé l'ordre de venir à Rome. Dom Augustin partit immédiatement au mois de juillet 1825.