LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XX. — Seconde dispersion de la congrégation de la Val-Sainte. - Résistance de dom Augustin à Napoléon. Suppression de la Trappe par le persécuteur du pape. Fuite de dom Augustin en Amérique.

 

 

Il existe, dans l'ordre de saint Benoît, une pieuse légende qui n'a point l'autorité d'un miracle reconnu ou d'un article de foi, mais qui plaît aux âmes ferventes et les console dans leurs épreuves. Un jour que le saint patriarche était appliqué à la contemplation, un ange du Seigneur lui apparut et lui annonça que Dieu exauçait sa prière, et lui permettait de solliciter quelque grâce à son choix. Le père des moines répondit : J'ai déjà reçu trop de bienfaits pour avoir encore quelques faveurs à demander ; que Dieu, dans sa miséricorde, fasse pour moi ce qui plaira à sa volonté. Alors l'ange repartit : Il y a cinq choses que daigne vous accorder le Dieu à qui il appartient d'écouter et d'exalter les humbles : 1° votre ordre durera jusqu'à la fin du monde ; 2° à la fin des temps il résistera fidèlement pour l'Eglise romaine, et confirmera dans la foi un grand nombre de chrétiens, etc., etc.

Nous ne prétendons pas affirmer la vérité de l'apparition et de la promesse, mais il est curieux de constater la tradition au moment où les Trappistes qui sont bien, sans flatterie, les plus exacts disciples de saint Benoit, vont donner à l'Eglise romaine les marques du dévouement le plus généreux, et sacrifier leur ordre même pour défendre, comme dit Bossuet, jusqu'aux dehors de cette sainte cité.

Napoléon venait de porter la main sur le pape. Toujours poussé en avant par ses vastes projets de monarchie absolue et universelle, il avait prétendu que la religion se mît au service de sa politique, et que l'autorité de chef de l'Église devint l'instrument docile de sa grandeur ; il réclamait l'abandon des droits les plus sacrés comme un juste retour du concordat et du bien qu'il avait fait à la religion. Il voulait que le pape confiât à son activité l'administration de l'Eglise dans son empire, pour suppléer aux lenteurs de la cour de Rome, et que le Père commun des fidèles se déclarât l'ennemi de tous les peuples qui faisaient la guerre à l'empereur des Français. Vainement on lui démontrait que la politique de Rome, dans l'état présent de l'Europe, était essentiellement neutre, que le pape ne pouvait prendre parti, même contre les souverains hérétiques ou schismatiques, sans compromettre la religion catholique dans leurs Etats ; il exigeait que le pape chassât de son domaine temporel et de ses ports les Russes, les Anglais, les Suédois et tout agent du roi de Sardaigne. Déconcerté par la douce et inébranlable énergie de Pie VII, sa colère ne vit plus de ressource que dans la violence. Il fit occuper Rome par ses troupes, déclara l'Etat ecclésiastique réuni à l'empire français, et réduisit la puissance du pape à un revenu de cieux millions (17 mai 1809). L'héroïque pontife grandissant avec ses malheurs n'hésita plus à tirer du fourreau le glaive de saint Pierre ; il osa plus que ses plus illustres prédécesseurs ; plus qu'Alexandre III contre les victoires de Barberousse, que Grégoire IX contre Frédéric II. Il n'avait pas de Ligue lombarde pour soutenir son action, de peuple armé pour bâtir des villes en son honneur ; il n'avait pas la chrétienté attentive à ses périls et prête à protester pour lui. Seul dans son palais cerné par des troupes étrangères, réduit aux conseils d'un ministre fidèle, dans un temps d'indifférence et d'oubli, il excommunia Napoléon (10 juin). A cette nouvelle, le dominateur de l'Europe porta le dernier coup ; il ordonna à ses généraux d'enlever le pape de Rome. Le juillet, le jour même où l'invincible empereur gagnait en personne la bataille de Wagram, des soldats français, aidés de sbires et de galériens libérés, forçaient à coups de hache la retraite d'un vieillard et l'arrachaient du sanctuaire, guet-apens indigne d'un grand homme, contraste flétrissant d'une victoire immortelle. Le Saint-Père fut emporté à Florence, à Alexandrie, à Grenoble, puis enfin déposé à Savone.

L'Europe apprit la nouvelle de la déportation du pape, et resta muette. Aucune puissance ne réclama contre la violation des droits d'un souverain. La terre se taisait devant le maître qui pouvait dire : J'ai soixante millions de sujets, huit à neuf cent mille soldats, cent mille chevaux. Les Romains eux-mêmes n'ont jamais eu tant de forces. J'ai livré quarante batailles, à celle de Wagram j'ai tiré cent mille coups de canon. Le clergé même se tut comme les princes ; on avait peur de pousser aux dernières extrémités la colère de celui qui avait écrit : Je ne craindrai pas de réunir les Eglises gallicane, italienne, allemande, polonaise dans un concile pour faire mes affaires sans pape. Il n'était encore que ravisseur du temporel de l'Eglise, on avait peur de le jeter dans le schisme, et on subissait en silence la spoliation. Je me trompe : il s'éleva une voix qui redemanda à Napoléon les domaines du pape, ce fut celle de l'abbé Eymery, l'homme le plus remarquable dont la congrégation de Saint-Sulpice se glorifie. Sa noble opposition, appuyée du nom de Bossuet, déconcerta l'assurance du despote, mais dans l'assemblée même où il parut donner des cloutes au coupable dont les ordres suffisaient à la conviction de tous, aucun des évêques présents ne se joignit à ses réclamations.

Ce fut la Trappe qui rompit ce silence universel. Ce que n'osaient ni les rois ni les évêques, un moine, un pauvre, un pénitent l'osa. Sa résistance, comme toutes les grandes actions, a eu ses jaloux et ses détracteurs. Ceux qui n'ont pas osé contester le courage, ont nié du moins son opportunité, et rabaissant jusqu'à la témérité l'héroïsme monastique, ils ont essayé de prévenir l'admiration par le ridicule. Plaignons ceux que la passion peut égarer jusque-là, et, sans réfuter ni louer personne, prouvons par les faits que dom Augustin, dans cette circonstance, ne faillit pas plus à la prudence qu'au devoir. Il mesura d'un œil sûr tous les dangers qu'il pouvait attirer sur lui et les siens, mais il crut nécessaire de les affronter, et il les accepta avec bonheur. Il considéra que les obligations du clergé séculier ne sont pas, au même titre, celles des ordres monastiques ; le premier ne peut périr sans entraîner dans sa ruine les fidèles privés de pasteurs et de sacrements, de la parole et de la grâce divine ; les seconds ne sont pas essentiels à la conservation de l'Eglise ; ils peuvent lui être ravis sans qu'elle périsse ; avant-garde de la grande armée chrétienne, leur dispersion découvre bien le corps principal, mais ne lui ôte pas la liberté de ses mouvements ni l'usage de ses armes. C'est leur distinction, leur privilège d'essuyer le premier feu ; l'instinct de l'impiété ne leur a jamais refusé cet honneur. Il est des temps aussi où c'est leur devoir de courir au devant du danger, et de chercher la mort pour sauver et racheter la vie de leurs frères.

Dom Augustin n'avait pas été un des derniers à pénétrer dans la prison du pape, à protester, aux pieds du saint captif, de son attachement au vicaire de Jésus-Christ. Napoléon le sut, et commença de soupçonner l'abbé des Trappistes. Celui-ci, de son côté, eut connaissance de la bulle d'excommunication que la police impériale tenait secrète pour empêcher qu'elle ne se propageât parmi les catholiques. Il lut dans cette pièce importante les intentions du Souverain Pontife, et son propre devoir. Il n'eut plus d'incertitude sur la conduite qu'il avait à tenir désormais vis-à-vis du souverain dont il avait accepté les bienfaits en des temps plus heureux. Vers la fin de 1810, on demanda au clergé d'Italie le serment de fidélité aux constitutions de l'empire. Le préfet des Apennins se présenta à la Cervara pour l'exiger également des Trappistes. Dom François de Sales, supérieur, avait été averti précédemment de cette démarche. Il avait consulté plusieurs personnes graves, et en avait reçu des réponses qui le rassurèrent. On lui dit que le pape permettait ce serment, dans la crainte que les curés ne fussent exilés pour un refus, que les âmes privées de pasteurs ne restassent livrées à elles-mêmes sans secours contre les mauvaises doctrines et contre les mauvais livres qui se répandaient de toute part. Le bon religieux se crut suffisamment éclairé ; lors donc que le préfet se présenta au monastère, il assembla la communauté pour lui proposer ce serment. Quelques-uns objectaient l'exemple des prêtres romains déportés à l'île de Corse pour n'avoir pas consenti à l'usurpation, et voulaient s'y conformer au risque d'être victimes de leur fidélité. Mais le prieur leur ayant exposé les raisons qu'on lui avait données à lui-même, tous cédèrent et souscrivirent le serment. Le préfet qui avait pris sur lui de leur demander un acte de soumission qui ne regardait que le clergé séculier, se retira fort content, et leur promit son assistance auprès du gouvernement impérial.

Dom Augustin n'avait pas été consulté. Lorsque enfin il fut instruit de ce qu'avaient fait sans lui ses religieux de Cervara, il examina longuement toutes les conséquences de cette faute. Prêter serinent aux constitutions de l'empire, c'était prêter serinent de regarder comme légitime la confiscation des Etats pontificaux ; car déjà le décret spoliateur était placé au rang de ces constitutions. C'était en outre prêter serment à tous les actes contraires aux droits et à la liberté de l'Eglise qui pourraient intervenir, aux lois que l'empereur prétendrait imposer au clergé, aux concordats qu'il réussirait peut-être à arracher par la fraude ou la violence à un pape captif, aux décrets d'un concile national qu'il était question d'assembler sans le pape, et qui, disjoint de son chef naturel, ne serait jamais catholique, en un mot, à tous les caprices d'un grand génie égaré par l'orgueil ; car tout ce que voulait, tout ce que pensait l'empereur, était converti en constitution de l'empire. Non, il n'était pas possible que la Trappe, attachée par le fond de ses entrailles au Saint-Siège, à la vérité une, catholique, apostolique, romaine, fît serment d'obéissance au pontificat sacrilège que s'arrogeait un souverain, aux définitions schismatiques qu'il prétendrait promulguer selon les intérêts de sa puissance temporelle et ses besoins de vengeance particulière. Il ne s'agissait pas de lui refuser l'obéissance de citoyens ou de sujets, comme on disait encore en ce temps-là, mais de lui déclarer que ses entreprises sur l'autorité spirituelle ne pouvaient avoir l'adhésion des chrétiens. Il ne s'agissait pas de révolte contre l'homme, mais de fidélité à Dieu.

En conséquence, dom Augustin écrivit aux religieux de Cervara qu'il désapprouvait ce qu'ils avaient cru licite, et leur annonça qu'il fallait se préparer à une rétractation. Après Pâques, il leur envoya le prieur du Mont-Genèvre, pour recevoir à sa place le serment qui devait être substitué au premier. Cette rétractation se fit le 4 mai 1811 ; elle est ainsi conçue :

Nous soussignés, religieux du monastère de la Cervara, département des Apennins, déclarons et certifions à tous ceux qui ont nu qui pourraient avoir connaissance du serment qu'on nous a fait faire, que nous ne l'avons fait que parce que, uniquement occupés de la grande affaire de notre éternité et ignorant les lois diverses que l'on publiait dans l'empire, nous nous en sommes rapportés à ceux que nous croyions plus éclairés que nous ; mais qu'étant mieux instruits, nous rétractons le susdit serment, fait par ignorance et sur la foi d'autrui, pour lequel cependant nous nous reconnaissons très coupables, parce que nous aurions dû nous instruire, et que nous nous empressons de le remplacer par celui d'une soumission parfaite à Sa Majesté impériale et royale dans tout ce qui ne touche pas notre conscience. Son auguste Majesté doit d'autant plus compter sur nous, qu'elle trouve en nous plus d'attention à ne rien promettre que nous ne puissions tenir, et par conséquent plus de crainte de ne.pas tenir ce que nous aurions promis, et qu'elle nous voit plus éloignés des choses d'ici-bas jusqu'à vivre dans une entière ignorance de ce qui s'y passe. C'est dans ces sentiments bien sincères que nous avons signé librement la présente déclaration. Fait à la Cervara le 4 mai 1811.

 

Le premier pas était fait, mais il n'en transpirait encore rien au dehors. Avant de rendre la rétractation publique, dom François de Sales croyait avoir quelques observations à présenter à son supérieur relativement à une publication qu'il regardait comme la ruine de l'ordre. Cependant dom Augustin était déjà lui-même au milieu des dangers que son inférieur prévoyait. Ses rapports avec l'abbé d'Astros avaient fortifié les soupçons de l'empereur, et il le savait. Convaincu que ses frères ne garderaient pas longtemps en Europe la liberté de leur état, il tournait encore une fois les yeux sur l'Amérique ; il se disposait à aller, lui-même cette fois, préparer dans ce pays libre une demeure à sa famille. Au mois de juin 1811 il était à Bordeaux avec le père Vincent de Paul, ancien supérieur du Mont-Genèvre, et quelques religieux et religieuses. Il préparait l'embarquement, lorsque l'ordre fut envoyé au préfet de l'arrêter immédiatement. Comme il était fort aimé dans Bordeaux et qu'on ne pouvait alléguer contre lui aucun prétexte raisonnable, une arrestation éclatante eût excité des mécontentements qu'il était prudent d'éviter. On saisit le moment où il était hors de la ville. A huit lieues de Bordeaux, deux cavaliers s'emparèrent de sa personne. Il comprit aussitôt toute la gravité de la situation. Il avait dans sa chambre au séminaire des papiers importuns, entre autres la bulle d'excommunication ; si de telles pièces tombaient aux mains de ses ennemis, non-seulement elles le perdaient lui-même, mais elles étaient elles-mêmes perdues et détruites. Tout en revenant dans la compagnie des gendarmes, il cherchait un expédient pour soustraire ces papiers aux fouilles de la police. On entra dans une auberge ; dom Augustin demande aussitôt la permission de sortir seul un instant, écrit quelques mots, les cachette, les remet à la femme de l'aubergiste, la prie de les faire porter à Bordeaux en toute diligence et donne un louis pour la commission du messager, puis il revient se livrer à ses gardes. Le messager ne perdit pas de temps, il arriva le premier au séminaire ; la lettre était adressée au père Vincent de Paul ; conformément à l'avis qu'elle contenait, le religieux enleva de la chambre de sou abbé tous les papiers qui pouvaient le compromettre, et quand la police y entra, elle ne trouva que des passeports. Néanmoins dom Augustin fut incarcéré, sous prétexte que ses passeports ne faisaient pas mention de ses qualités de prêtre et d'abbé.

Il lui était impossible de se dissimuler le péril ; à cette époque, quiconque entrait en prison pour le nom du pape n'en sortait pas. Si de simples soupçons suffisaient pour ravir à un citoyen sa liberté, le moindre acte d'opposition, venu de son cachot, ne devait plus lui laisser même l'espérance de la vie. Quel temps pour contredire les volontés de l'empereur, pour affronter, par une nouvelle provocation, ses vengeances. Ce furent pourtant ces jours de la captivité que dom Augustin choisit pour la résistance ouverte, ce fut de son cachot qu'il répondit aux raisons de dom François de Sales et lui ordonna de publier la rétractation. L'incertitude de l'avenir, la crainte de perdre, par un retard de quelques jours, de quelques heures, la liberté de communiquer avec ses enfuis, la crainte plus forte encore de les abandonner sans direction à des influences trompeuses, ne lui permettaient pas de différer. Aussi bien, son état présent donnait à ses paroles une irrécusable autorité : c'était du sein même de la persécution qu'il animait ses disciples à ne pas la redouter ; c'était en leur montrant ses fers qu'il leur disait que le joug du Seigneur est léger. L'intrépide confesseur, comme la mère des Macchabées, élevait vers le ciel, par son exemple, les yeux et les désirs de ceux qui devaient périr avec lui. Nous transcrivons ici la lettre qu'il écrivit de la prison de Bordeaux au supérieur de la Cervara. C'est un monument précieux de la fidélité de la Trappe :

La sainte volonté de Dieu. — C'est du fond de ma prison, mon cher ami, et au milieu du bruit, non pas encore des chaînes, mais du moins des grosses clefs et des longs verrous, que je vous écris. C'est dans l'épouvante que me donnent par les yeux les grilles et les barreaux de fer, ou bien la perspective d'une troupe d'hommes perchés sur le haut d'une tour, d'où je crains sans cesse qu'ils ne se précipitent en bas, soit par inadvertance, soit volontairement ; c'est dans l'horreur que me causent par mes oreilles les cris, les hurlements, les blasphèmes ou les chants effrénés d'une foule d'individus qui sont peut-être meilleurs que moi devant Dieu, mais dont l'aspect fait frémir ; c'est après avoir été réveillé chaque nuit, non plus par la douce cloche de Matines, mais par la visite d'un geôlier qui vient à minuit troubler votre repos par le bruit des verrous qu'il ouvre et qu'il ferme sur vous ; c'est enfin, et surtout dans l'incertitude de ce qui m'arrivera, que je vous écris ma dernière résolution.

J'ai lu attentivement tout ce que vous m'avez écrit, mon très-cher. Je vous félicite d'abord de la grâce que vous a faite le Seigneur de ne pas imiter les constitutionnels, qui ne sont revenus pour la plupart qu'en apparence, mais de reconnaître sincèrement votre faute et d'imiter plutôt le bel exemple de Fénelon, qui fut le premier à lire à son peuple sa propre condamnation. Je dirai même que jamais vous n'eûtes plus de droit qu'à présent à la confiance de tous nos frères et ne fûtes plus digne de gouverner la communauté, pourvu que vous continuiez dans ces sentiments ; car c'est bien là le cas d'appliquer ces paroles de Tertullien : Errare humanum est, perseverare diabolicum ; et ces autres de Notre Seigneur à saint Pierre : Et tu aliquando conversus, confirma fratres tuos. Mais pour cela, il ne faut pas écouter toutes ces pensées dont vous me parlez dans votre lettre et regarder en arrière, sous aucun prétexte que ce soit, même sous celui du salut des âmes, parce que si vous deviez à vos frères l'exemple que vous leur avez donné de ne pas persévérer dans le mal, vous leur devez aussi celui de persévérer dans le bien, c'est-à-dire dans leur état, dans l'obéissance qu'ils ont promise à Dieu entre mes mains, dans la pratique des devoirs religieux ; et s'il en est quelqu'un de qui je doive jamais avoir la douleur de dire comme saint Paul : Demas me reliquit diligens hoc seculum, ce ne doit pas être de vous, après le bel exemple que vous leur avez donné ; car le scandale que vous leur causeriez alors deviendrait bien plus grand, et ils ne pourraient s'empêcher de s'écrier : Quelle infidélité ! Souvenez-vous de ce que disait saint François Xavier, occupé à convertir des milliers d'âmes, des royaumes immenses, que si son supérieur mettait un iota au bas d'une lettre, pour lui faire entendre de revenir et de tout quitter, il n'hésiterait pas un instant de partir et de tout abandonner. Voyez, après cela, si vous seriez en sûreté de conscience en suivant le projet ou plutôt les pensées dont vous m'avez fait part. Il est vrai que je regarde cela plutôt comme une ouverture de cœur d'un fils à son père, ou l'épanchement d'un ami dans le cœur de son ami, que de tout autre point de vue. Mais n'importe, j'ai cru qu'il était de mon devoir de vous rappeler les vrais principes de l'état religieux et l'exemple de saint François Xavier, qui doit avoir d'autant plus de force sur votre esprit, qu'il y a encore une grande différence entre vous et lui. Car c'était une des obligations de son état de s'employer aux missions, au lieu que vous, quand vous avez embrassé l'ordre de Cîteaux et la réforme de la Trappe, vous vous êtes principalement obligé à pleurer non-seulement vos péchés, mais ceux du monde entier, et à vivre jusqu'à votre dernier soupir dans l'exercice de la pénitence. Si vous êtes ensuite appliqués à quelque chose de plus, à quelques fonctions relatives au salut des âmes, ce ne peut être que par la disposition particulière de votre abbé et pour des raisons extraordinaires, dont lui seul est juge et non pas vous.

Quoique je sache très bien d'un côté que nos frères n'ont signé que malgré eux et avec répugnance, que plu. sieurs même ignoraient ce qu'ils signaient et ne croyaient pas faire un serment — lorsque le préfet des Apennins vint à Cervara — ; quelque soin que j'aie pris d'un autre côté de bien peser toute la force de vos raisons, je n'ai pu les trouver d'aucun poids et d'aucune valeur pour vous exempter de faire votre rétractation et de la faire publiquement. Car, si je me les rappelle bien, elles se réduisent à quatre.

1° Que deviendront nos frères, et comment feront-ils pour vivre ? Raisons purement humaines, grossièrement sordides, et qui, par conséquent, ne doivent pas vous arrêter un instant. Doit-on, en effet, hésiter un moment à donner ses biens, quand on doit être disposé à donner son corps et sa vie ? J'ai rougi en lisant cette raison-là.

Comment nos religieux se soutiendront-ils dans le monde, et le scandale qui en résultera ne sera-t-il pas plus grand que celui que vous voulez éviter ? Oh ! que le démon est dangereux lorsqu'il se cache sous l'apparence du bien. Mais qu'ils auraient le jugement faux ceux qui ne sentiraient pas la différence de ces deux scandales. L'un est grand, il est vrai, à cause de la sainteté de l'état religieux, mais il n'est que particulier, et il ne sera donné, je l'espère, que par un petit nombre ; au lieu que le scandale de votre serment est général, et sert à tromper des peuples entiers, les nations présentes et futures. L'un cause de l'horreur et de l'effroi, et, par conséquent, de l'éloignement, au lieu que le scandale de votre serment contribue à aveugler les hommes et à les entraîner dans l'erreur. L'un attaque quelques vertus particulières, et nous laisse toujours les moyens de sortir des vices où nous aurions été entraînés, au lieu que le scandale de votre serment fait sortir des chrétiens de l'église, sépare les membres de leur chef, arrache la foi des cœurs et perd les âmes sans ressource. Que ne pourrais-je pas dire encore ? c'est assez, c'est beaucoup trop.

Mais les gens de tien ont fait ce serment et l'ont fait sans difficulté. Que dit saint Paul ? Quand un ange du ciel viendrait vous dire le contraire de ce que je vous ai annoncé, qu'il soit anathème. Est-il bien vrai que tous l'aient fait, puisque ceux de nos frères qui sont venus de chez vous au Mont-Genèvre, nous ont appris que dans Gênes seule, il y avait eu neuf prêtres interdits pour l'avoir refusé, puisque vous-même encore dans votre dernière lettre vous me donnez pour une raison que plusieurs ont déjà été arrêtés. Ah ! souvenez-vous qu'il est écrit : Malheur à celui qui rougira de moi devant les hommes, parce que je rougirai à mon tour de lui devant mon père. Est-il bien vrai que ceux qui ont fait ce serment l'aient fait sans peine, n'en aient point eu de remords ; et, sans parler des autres, pourquoi vos frères vous firent-ils tant d'objections ? pourquoi fallut-il, qu'après avoir été trompé le premier, vous leur disiez à tant de reprises et en public et en particulier, qu'il n'y avait pas de mal en cela, que la chose était permise ? Mais quand il serait vrai que tous eussent fait ce serment dans le petit pays de Gênes, ou si vous voulez dans toute l'Italie, qu'en pense-t-on ailleurs ? Qu'en pensent ceux qui sont le plus attachés à la religion ? Qu'en pense surtout le chef de l'Église ? Et pour tout dire en un mot, qu'en penserez-vous, vous-même, un jour ? Qu'en voudriez-vous avoir pensé, à l'heure de la mort ? Est-cela multitude qu'il faut suivre, surtout dans un temps de défection ? Ce qui est écrit pour le salut des âmes, qu'il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus, multi vocati, pauci vero electi, n'est-il pas vrai, surtout dans un mon ment comme celui-ci ?

Nous n'avons pas fait, au reste, serment aux lois de l'empire, mais aux constitutions de l'empire. Quelle différence mettez-vous entre l'un et l'autre : sinon que le mot de constitutions est encore plus mauvais que celui de lois, parce qu'il est plus vague, plus étendu, plus incertain ? Je sais bien qu'il y a une différence, mais comme vous venez de le voir, elle ne fait rien en votre faveur. Cependant je vous accorde qu'elle puisse vous disculper : ne suffit-il pas, pour décider la question, de savoir que le fameux sénatus-consulte, par lequel Rome est enlevée au pape, et, sans autre forme de procès, réunie à l'empire, est une des constitutions de l'empire ? Vous est-il permis de jurer une injustice comme celle-là, une usurpation semblable ? Et que ne pourrais-je pas vous dire encore ? Si vous voulez absolument ne le prendre que dans ce sens, que vous avez seulement prétendu reconnaître un gouvernement impérial, qui ne voit que c'est une pure illusion ? Car est-ce en ce sens que l'ont entendu ceux qui vous ont demandé ce serinent ; si vous l'eussiez expliqué de la sorte s'en fussent-ils contentés ? Or, maintenant quand on fait un serment, est-il permis d'user de restriction mentale ? N'est-on pas obligé de le faire dans le sens de celui qui le demande ou de ne pas le faire ? Avez-vous fait connaître et exposé le sens positif dans lequel vous croyiez qu'il vous était permis de le faire ? Vous êtes donc coupable de tous les mauvais sens que pourront y donner ceux qui vous l'ont proposé, et de tout ce que la conscience tendre et alarmée des fidèles peut y trouver de mauvais ! Car, si vous voulez vous en tenir à votre catéchisme, vous ne devez jurer ni en chose douteuse, ni d'une manière douteuse, ni une chose inutile, ni sans l'intention d'accomplir ce que vous jurez. Voilà du moins en partie ce que Dieu défend très certainement par son second commandement : Dieu en vain tu ne jureras, et ce commandement est si a essentiel, si important, qu'il a voulu le placer tout de suite après le premier, après celui qui n'aura pas de fin, et qui durera même dans l'éternité : Un seul Dieu tu adoreras et aimeras. Mais ce n'est pas ici le cas de faire un traité. Qu'il me suffise de vous avoir démontré évidemment votre devoir pour la circonstance présente, et qu'il vous suffise a de l'avoir entendu une fois pour l'accomplir.

Malgré tout le désir que j'aurais de ne troubler aucun de nos monastères, de ne pas mettre dans l'embarras ces pauvres religieux en particulier qui composent le vôtre, et qui sont si chers à mon cœur sous tant de rapports, enfin de ne pas exposer mon cher François de Sales, que je regarde comme un de mes premiers-nés, à toutes les tentations qu'il craint, je ne puis me dispenser, quelque chose qui nous arrive, soit à vous, soit à moi, de vous donner l'ordre de faire connaître votre rétractation de la manière qu'on a dû vous le dire de ma part : c'est-à-dire en lisant, vous, votre rétractation en chaire, en en faisant passer un exemplaire à votre préfet ancien et au nouveau, un au ministre des cultes, un autre enfin chez un notaire de votre voisinage, et cela au plus tard douze jours après la réception de la présente lettre ; vous laissant ce temps pour ramasser quelque argent pour le voyage de nos frères, en cas qu'ils soient obligés de quitter le monastère. Mais il faut mettre sa confiance en Dieu qui n'abandonne pas ceux qui ne cherchent qu'à lui plaire sans craindre les hommes. Peut-être inspirera-t-il à Sa Majesté des sentiments plus doux et plus modérés que vous ne pensez. J'ai commencé une lettre que je prends la liberté de lui écrire, où je lui montre que c'est tout-à-fait sans raison qu'on vous a demandé ce serment, et combien elle doit être peu étonnée que vous le refusiez ; au reste, melius est placere Deo quam hominibus.

Quoi qu'il arrive, voici ce que vous devez tâcher de faire en général : 1° Avoir soin que nos frères se rendent, au. tant qu'ils pourront, dans celles de nos maisons qui subsisteront ; 2° s'ils ne le peuvent pas, les tenir rassemblés par trois, quatre et davantage, autant qu'il sera possible, à Gênes ou ailleurs, ou même dans leur pays ; 3° si on les oblige à se tenir séparés, les bien exhorter à demeurer fidèles à leurs pratiques, afin d'obtenir de Dieu la liberté de rentrer ensemble dans un même monastère, les engager à vous écrire souvent dans celle de nos maisons où vous serez, ou bien à quelque autre supérieur. C'est par une semblable conduite que vous réparerez efficacement le Il scandale qu'a donné votre malheureux serment.

Je suis en quelque sorte bien aise de nia détention, parce que l'esprit ennemi vous aurait peut-être mis dans la pensée qu'il était bien facile à moi de vous encourager à vous exposer, tandis que j'étais en assurance ; au lieu que vous voyez bien qu'il faut que je croie la chose bien nécessaire, puisque par là je me perds sans ressource. Mais de même que la crainte de rendre la prison plus affreuse n'empêche pris le Saint-Père de montrer le véritable chemin aux fidèles, et de crier contre l'impiété et l'irréligion, de même aussi la crainte de me voir accablé sous les fers ne doit pas m'empêcher de vous montrer la vérité et le véritable chemin du salut. Je prie le Seigneur de vous rendre cette fois et désormais, d'autant plus sensible à ma voix que je ne pourrai vous la faire entendre que plus rarement à l'avenir. C'est même pourquoi j'adresse cette lettre et cette instruction, non-seulement au monastère de Gênes, mais encore à toutes nos maisons et même à tous nos religieux en quelque partie de la terre qu'ils se trouvent, comme aussi afin de pouvoir me recommander aux prières de tous en général et de chacun en parti- culier, et de vous donner à tous en une seule fois la bénédiction pastorale et paternelle qui pourra bien être la dernière : Sit nomen Domini benedictum, ex hoc nunc et usque in seculum. Adjutorium nostrum ira nomine Domini, qui fecit cœlum et terram. Benedicat vos omnipotens Deus Pater et filius et Spiritus sanctus. Amen. Pour moi, j'ajouterai de mon côté et ne cesserai de répéter : Et benedictio Dei omnipotentis descendat super vos, et maneat semper, semper, semper. Amen.

Je crois que je sortirai d'ici, mais je suis persuadé que ce sera sans être entièrement libre et pour être repris bientôt ; et alors le mal — si toutefois c'est un mal — sera pire que le premier ; mais si c'était, comme je le prévois, pour rendre témoignage à la vérité, oh ! que ce serait un grand bien pour moi. Priez, mes frères, mes tendres et véritables amis, pour que la sainte volonté de Dieu s'accomplisse entièrement en moi, du moins à l'avenir, si je ne l'ai pas assez fidèlement suivie par le passé, et que je lui sois fidèle jusqu'au dernier soupir.

F. AUGUSTIN, abbé, quoique indigne de la Val-Sainte de Notre-Dame de la Trappe.

 

Nous voilà arrivés à l'époque la plus solennelle, sans contredit, de toute cette histoire. Jamais la Trappe n'avait été exposée à pareille crise. Jamais elle n'avait eu en face un si redoutable adversaire. Quand on connaît quelle violence Napoléon portait depuis quatre ans dans ses relations avec le Saint-Siège ; quand on a lu dans l'histoire de Pie VII les débordements furibonds de la colère impériale, brisant avec l'impétuosité du tonnerre tous les obstacles, toutes les oppositions les plus légitimes, on prévoit quelle tempête va se ruer sur l'abbé de la Val-Sainte et sur sa congrégation ; on se demande quel refuge les audacieux qui s'attaquent au plus terrible des Césars pourront trouver contre cet œil à qui rien n'échappe des mouvements de l'ennemi, contre cette masse d'armes qui broie les nations. Mais quand on ranime en soi toutes les pensées de la foi chrétienne, tous les encouragements de l'espérance, tous les souvenirs de la providence de Dieu sur son Eglise, on s'écrie, avec dom Augustin : C'est un grand bien que de rendre témoignage à la vérité ; on appelle avec impatience l'heure du combat, car c'est un noble spectacle que la lutte de la faiblesse de Dieu contre la force du monde ; on ne tremble plus, car on sait que l'impie périt dans son triomphe et que le sang des martyrs est une semence de chrétiens. On ne voit plus dans ses amis persécutés, mais invincibles, que les compagnons des souffrances de Jésus-Christ et les dignes cohéritiers de son triomphe.

L'admirable lettre qu'on vient de lire étant partie pour la Cervara, il n'y avait plus à reculer, et certes une prudence de ce genre n'entrait pas dans l'âme de dom Augustin ; mais si le confesseur, pour mériter ce nom, doit être prêt, à toute heure et en tout lieu, à mourir pour Jésus-Christ, il ne doit négliger aucune des ressources que la Providence lui offre pour conserver sa vie. La fanfaronnade, qui court volontairement et sans utilité au danger certain, n'est pas le martyre qui doit, au contraire, toute sa grandeur et tous ses mérites à l'humilité. Dom Augustin n'hésita donc pas à profiter des services de ses amis, des maladresses de ses ennemis. Quelques personnes notables de la ville de Bordeaux s'intéressèrent vivement à lui, et obtinrent du préfet qu'il ne fût plus retenu sous les verrous, mais qu'on lui laissât la ville pour prison ; elles se portèrent caution de sa fidélité à reprendre ses fers dès qu'il en serait requis. Il recouvrait par là un commencement de liberté : il s'en servit pour presser le départ des frères qu'il destinait à l'Amérique, puis pour se tirer tout-à-fait des mains du gouvernement. Il représenta au préfet que la cause de son arrestation était vraiment dérisoire, puisqu'il ne s'agissait que d'une formalité de passeport, et contraire aux desseins de l'empereur, puisque en le retenant à Bordeaux, on l'empêchait.de diriger les travaux du Mont-Genèvre ; que l'empereur s'étant plaint déjà l'année précédente (lu retard des constructions, il était à craindre qu'il ne s'en prît à ceux qui retenaient le chef loin de ses ouvriers. Le préfet comprit ces raisons ; mais comme il n'osait pas se hasarder à relâcher de lui-même un captif qui lui semblait important, il lui conseilla d'écrire au ministre de la police. Dom Augustin suivit ce conseil, et signa sa lettre de ces mots : Supérieur en chef de l'hospice impérial du Mont-Genèvre. Le ministre pensa que le captif ne sollicitait qu'un changement de résidence à l'intérieur de l'empire, et il répondit au préfet de Bordeaux qu'il pouvait délivrer des passeports à l'abbé des Trappistes pour son chef-lieu. L'équivoque de ce dernier mot sauva dom Augustin. Quel est votre chef-lieu ? lui dit le préfet, — Je suis abbé de la Val-Sainte, répondit le prisonnier, la Val-Sainte est mon chef-lieu. Le préfet délivra donc les passeports pour la Suisse, et non pour le Mont-Genèvre, et dom Augustin partit immédiatement. C'était beaucoup déjà que cette première délivrance ; mais ce n'était pas la fin des dangers ; Dieu accordait un répit de quelques jours avant l'épreuve décisive.

Les Trappistes de la Cervara avaient reçu la lettre de leur supérieur ; ils n'hésitèrent pas à en suivre exactement toutes les prescriptions. La rétractation devait être publique ; ils n'omirent rien de ce qui pouvait lui donner plus de solennité. Le peuple entrait dans l'église du monastère ; tous les dimanches dom François de Sales faisait des instructions, et expliquait l'évangile ; l'auditoire était toujours très nombreux. Le ternie fixé par dom Augustin approchant, dom François de Sales déclara en chaire qu'il avait une communication importante à faire, et pria le peuple de revenir fidèlement le jour de saint Etienne, 16 juillet. La curiosité piquée par cette annonce mystérieuse, attira, comme il l'espérait, une véritable multitude, et jusqu'à des employés de l'administration de Rapallo. L'église étant donc remplie, et tous attendant avec impatience la nouvelle promise, les cloches sonnèrent à toute volée, puis dom François de Sales monta en chaire. Il lut à haute voix la rétractation qui était restée secrète depuis le 4 mai ; et, sans rien dire contre le gouvernement impérial, mais pour expliquer un changement qui pouvait surprendre les esprits, il rejeta la faute d'un serment inconsidéré sur l'ignorance, et rapporta tout l'honneur de l'action courageuse qu'il accomplissait en ce moment aux instructions meilleures qu'il avait reçues. Il laissa entrevoir que lui et ses frères prévoyaient bien un sort rigoureux, mais il attesta qu'il valait mieux déplaire aux hommes qu'offenser Dieu. Ce premier devoir rempli, il expédia des copies de la rétractation à l'ancien préfet et au nouveau, au maire de la commune, au cardinal Spina, archevêque de Gênes, et au ministre des cultes.

Ce coup hardi, le plus étonnant qui eût encore retenti dans l'empire français, jeta la terreur dans le voisinage du monastère. Où ces pauvres moines avaient-ils donc pris qu'on pût impunément retirer une parole donnée à l'empereur ? Le maire de Rapallo, en recevant la rétractation, dit en chrétien : Je vois bien que les Trappistes veulent avant tout sauver leurs âmes. Le préfet, moins instruit dans la religion, mais encore bien disposé pour des solitaires qui n'avaient fait aucun mal, leur écrivit pour les engager à reprendre leur audacieuse protestation, et envoya provisoirement deux gendarmes pour les surveiller. N'obtenant rien il vint lui-même ; il espérait encore beaucoup de sa présence. Il fit comparaître les religieux l'un après l'autre, en commençant par dom François de Sales, et tous successivement répondirent qu'ils ne changeraient pas. Cette noble constance l'irrita ; il voulut interroger les novices : ceux-là n'avaient fait ni le serment ni la rétractation ; il n'avait donc rien à leur reprocher, et d'abord il avait le dessein de leur donner des passeports ; mais comme il demandait à l'un d'eux : Qu'auriez-vous fait si vous aviez eu à vous prononcer dans cette affaire, le novice répliqua vivement : J'aurais suivi l'exemple de mes frères, en pouvez-vous douter ?Eh ! bien, dit le préfet très empressé de déshonorer le maître au nom duquel il agissait, vous n'aurez pas de passeport. Puis il se retira, et dans la crainte que les religieux ne voulussent s'embarquer, il courut intimer au port voisin la défense de laisser sortir aucun bâtiment.

Cependant Napoléon avait appris ce qui s'était passé à la Cervara. Un décret foudroyant partit de Saint-Cloud le 28 juillet 1811, et dépassa toutes les craintes des amis de la Trappe.

Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie, etc., etc. Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :

ART. I. Les couvents de la Trappe sont supprimés dans toute l'étendue de notre empire, même celui du Mont-Genèvre. Le séquestre sera apposé sur les meubles et immeubles.

ART. II. Les religieux du couvent Trappiste de Cervara seront arrêtés et traduits dans des citadelles.

ART. III. Le supérieur du couvent de Cervara, qui a donné au public le signal de la rébellion, sera traduit devant une commission militaire pour y être jugé et puni comme tel. Le général Porzon se rendra avec une colonne mobile à Cervara et nommera ladite commission.

ART. IV. Toutes les concessions que nous avons faites aux Trappistes, en domaines, terrains et immunités quelconques seront rapportées.

Nos ministres des cultes, de la police, des finances, de l'intérieur et de la guerre sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret. — Signé NAPOLÉON. - Le ministre secrétaire d'Etat, comte Daru. — Pour copie conforme, le ministre des finances, duc de Gaète.

 

Comme la colère rapetisse un grand homme ! Quoi ! c'est là le vainqueur d'Austerlitz ? Contre qui rassemble-t-il donc toute sa puissance ? Pourquoi cette convocation de tous ses ministres, ce cri de guerre jeté à toutes les parties du gouvernement ! pour chasser de leurs humbles et pauvres retraites quelques religieux, étrangers au monde et à la politique dont le plus grand nombre allait apprendre l'offense par le châtiment, et subir le supplice avant de savoir quels étaient les coupables. C'est bien le même homme qui se glorifiait d'avoir brisé le pape, d'avoir fait servir les ressources d'un vaste empire à enlever un souverain sans armées, sans vaisseaux, sans alliances. Mais, non ! sa terreur n'était pas vaine. Il n'avait pas une trop haute estime de ses adversaires obscurs et dénués. Il sentait en eux cette force invincible au glaive qui faisait frémir les empereurs romains à la vue des martyrs, que la mort même ne dompte pas, mais affranchit et couronne. Bavait raison de croire que le vainqueur de l'Europe pouvait être vaincu par la liberté des consciences et par la pauvreté volontaire ; et désespérant de soumettre les âmes, il voulait au moins faire disparaître les corps pour ôter la voix à la liberté, et se faire illusion sur l'impuissance de sa fortune.

En vertu du décret impérial, toutes les maisons de la Trappe, situées dans l'empire français, furent envahies par les commissaires du gouvernement. Dès le 2 août il en vint trois à Westmal, qui firent l'inventaire et exigèrent le renvoi des novices ; un reste de bienveillance du préfet d'Anvers laissa aux profès le temps de mettre ordre à leurs affaires. Au Mont-Genèvre, l'expulsion fut brutale. Quand le décret arriva, les religieux, qui étaient hors de la maison, n'eurent pas même le droit d'y rentrer pour prendre leurs habits et leur repas. On les dirigea immédiatement sur leurs communes, où ils devaient être soumis à la surveillance. La Trappe d'Hyères et le Mont-Valérien furent en même temps placés sous le séquestre. Darfeld était situé dans le royaume de Westphalie ; mais ce royaume n'était qu'une partie de l'empire français, comme le roi Jérôme n'était qu'un officier supérieur de Napoléon. Le préfet de Munster ordonna donc la sortie des religieux et des religieuses, à l'exception de quelques malades, qu'on voulut bien laisser dans leurs lits pour y attendre la mort, ou fuir après la guérison.

Les Trappistes de la Cervara étaient condamnés par le décret à un châtiment spécial : ce privilège leur fut laissé dans toute son intégrité. Le 5 août, au moment où le supérieur entonnait le Deus in adjutorium de Prime, le colonel de la gendarmerie et un colonel de la troupe de ligne, suivis d'un grand nombre de soldats, entrèrent dans le monastère. En un instant ils arrachent les religieux du chœur, consignent dom François de Sales dans la bibliothèque, les autres dans un coin du dortoir, et font une revue rigoureuse de tous les membres de la communauté. Un frère convers s'était évadé ; ils signifient que s'il ne se retrouve pas promptement, tous les captifs seront enchaînés, et par cette menace ils ramènent le fugitif. On demande à chacun combien il a d'argent ; chacun avait à-peu-près 3 louis, résultat de la vente qui avait été faite conformément aux prévisions de dom Augustin : on leur laisse cet argent pour qu'il serve à payer leur dépense sur la route ; mais on leur défend d'emporter leurs habits, leur promettant qu'on veillera au transport de ces effets, et qu'ils les retrouveront au lieu de leur destination. Enfin on part sans le supérieur, et au milieu des soldats, comme une bande de malfaiteurs. Ce fut un spectacle tout à-la-fois lamentable et consolant que ce départ. Tandis que les soldats maltraitaient des hommes qui ne pouvaient et ne voulaient faire aucune résistance, les habitants du pays se pressaient autour d'eux pour voir, pour saluer encore une fois ceux qu'ils avaient tant aimés. Ce fut le même empressement sur toute la route ; on les faisait passer dans les villes et dans les villages, afin que la vue de leur châtiment effrayât les populations et décourageât tous ceux qui auraient pu avoir la pensée de les imiter. On réussit bien à inspirer par là quelque crainte, on tint éloignés d'eux les nombreux amis de la religion, qui compatissaient à leur infortune, mais on ne put empêcher les Italiens de se mettre sur leurs portes ou aux fenêtres, pour donner aux prisonniers du Jésus-Christ des témoignages muets et significatifs de leur compassion. En quelques lieux même, les habitants leur apportèrent des matelas et des vivres, et les plus notables voulurent les servir. Défenseurs intrépides de la cause du Saint-Père, ils partageaient ses humiliations et son triomphe. Arrachés comme lui à leurs foyers, ils retrouvaient la même dureté dans leurs gardes, le même enthousiasme dans les populations. Enfin, après une longue marche le long des Apennins, ils arrivèrent au château de Campiano, où il leur fut permis de prendre un repos de quinze jours. Ce fut leur première station dans ce long pèlerinage, dont le terme devait être une captivité barbare. Sous viendrons les y reprendre lorsque nous aurons dit ce qui se passait en Suisse pendant ce temps.

Dom Augustin était rentré à la Val-Sainte le 1er août. La joie que son arrivée rendit aux religieux fut bientôt tempérée par la pensée qu'il ne pourrait demeurer longtemps au milieu d'eux. Il savait bien qu'une fois la rétractation connue de l'empereur, il devait être poursuivi un des premiers. Il s'occupa donc d'échapper à l'ennemi. Pendant qu'on le cherchait encore en France, il se faisait donner par le gouvernement de Gruières un passeport pour les bains de Plombières, afin de donner le change à la police, puis par l'entremise du nonce de Lucerne, il obtenait des passeports pour l'Allemagne. Ce qu'il avait prévu arriva. Quoique la Suisse ne fit pas partie de l'empire français, le médiateur de la Confédération s'arrogeait une autorité souveraine sur ce territoire neutre. Dom Augustin n'ayant pas été trouvé au Mont-Genèvre, on crut avec raison qu'il était à la Val-Sainte, et des ordres furent donnés à l'ambassadeur français en Suisse de le faire arrêter partout où il se trouverait, et de le conduire à Genève, où il serait traité en criminel d'Etat. Heureusement pour la gloire de l'empereur, dom Augustin avait prévenu cet ordre féroce. Le 14 août il rassembla les religieux, leur donna ses derniers avis, et toujours préoccupé de les conserver dans la fidélité à l'Eglise, dans le dévouement au Saint-Siège, il leur remit par écrit les instructions suivantes :

La sainte volonté de Dieu. — C'est, mes chers amis, lorsqu'une mère voit ses enfants en quelque danger, qu'elle s'occupe plus vivement et plus soigneusement de leurs intérêts. C'est pour cela que je pense à vous plus fréquemment que jamais. Je voudrais être assez clairvoyant pour prévoir tout ce qui peut vous arriver ; mais, n'étant pas prophète, je serai forcé de parler un peu au hasard. N'importe, soyez tranquilles, quoique je parle au hasard, je ne vous dirai pas des choses incertaines.

1° En général, préparez-vous à la persécution, et soyez fidèles jusqu'à la fin. Soyez fermes, 1° dans la foi, 2° fermes dans votre état, 3° fermes dans l'obéissance que vous me devez, ou plutôt que vous devez à Dieu, et que vous lui avez solennellement promise en me la promettant à moi-même.

2° Si l'on vous demande quelque serinent, ou n'en faites aucun, ou, si vous croyez pouvoir en faire, ne manquez pas de mettre cette condition : pourvu qu'il n'y ait rien contre la religion et contre ma conscience, ou quelque chose d'équivalent.

Si, à la fin du concile en particulier, on vous demandait de signer les libertés de l'Eglise gallicane, ou d'en faire serment, répondez que cela n'a jamais été qu'une opinion, et que votre conscience ne vous perm et pas de faire un serinent, ni de prendre aucun engagement, de quelque espèce qu'il soit, pour une chose qui n'est qu'une opinion.

3" Ne vous laissez pas tromper par le grand nombre de ceux qui pourront se ranger du côté du gouvernement, et entrer dans ses vues relativement à la religion. Souvenez-vous que notre divin Sauveur nous a prévenus que, pour avoir place parmi ses élus, il fallait nécessairement être du petit nombre, et que, vers les derniers temps, la foi diminuerait tellement, et la défection serait si grande, que les élus même, s'il était possible, seraient induits en erreur.

Si l'on vous presse et si l'on vous représente que le concile a été tenu avec toute sorte de témoignages de piété et de religion, par des prélats de la plus grande vertu, de la plus rare science, du plus haut mérite, répondez que quelque saint que puisse être un pareil concile, vous ne pouvez, d'après les principes les plus incontestables de votre sainte religion, et d'après votre simple catéchisme, le regarder comme une règle de foi, qu'autant qu'il sera approuvé par le pape, et que vous êtes prêts à donner votre sang et votre vie pour le maintien de cette vérité.

Je conjure le Seigneur de vous affermir dans ces dispositions. Je me recommande moi-même à vos prières, dont j'ai le plus grand besoin, et vous donne, avec la plus grande affection, à tous, mes chers edams, la bénédiction du Seigneur. Amen.

 

C'était la veille de l'Assomption. La haine des ennemis de l'Eglise romaine ne permettait pas au père de célébrer au milieu de sa famille la fête de la patronne de Cîteaux et de la Trappe. Dom Augustin gagna la Riedra. A minuit il y dit la messe, à laquelle les religieuses assistèrent. Il était réduit à se réfugier dans les ténèbres pour prendre sa part des solennités de ce beau jour. Cette scène de catacombes, loin d'abattre le courage, lui donnait un aliment nouveau dans le souvenir plus présent des martyrs, qui venaient ainsi chercher aux pieds de l'autel caché la force de confesser publiquement leur foi et de mourir pour elle. Comme il mettait dans son porte-manteau la bulle d'excommunication et les autres pièces relatives aux démêlés de l'empereur avec le Saint-Siège, son secrétaire lui représenta qu'il s'exposait à la mort, la possession de ces pièces étant rangée, par la fureur de Napoléon, au nombre des crimes d'Etat de premier ordre ; mais il se contenta de sourire et de remuer doucement la tête en signe d'inflexibilité et de résignation à toute épreuve. Il partit avec un seul compagnon, le chevalier de Lagrange, alors novice à la Val-Sainte. Grâce à la rapidité de son cheval, il gagna les petits cantons, et bientôt l'Allemagne. Il était temps. Dès le lendemain de son départ, le prieur de la. Val-Sainte fut averti qu'une visite domiciliaire allait être faite dans la communauté ; l'ambassadeur avait communiqué les ordres qu'il avait reçus au landamman de la Suisse, celui-ci au petit conseil de Fribourg, qui s'assembla pour en délibérer, et finit par envoyer deux de ses membres avec quelques gendarmes pour arrêter dom Augustin. Ces retards, probablement calculés, avaient favorisé l'évasion de celui qu'ils cherchaient. La bienveillance qu'ils témoignèrent dans leur visite prouva mieux encore que les magistrats de Fribourg ne cédaient qu'avec regret à la puissance menaçante d'un despote protecteur. Ils ne trouvèrent point le père abbé, et s'en réjouirent au fond de leur cœur. Ils saisirent seulement une lettre, dans laquelle dom Augustin parlait de sa santé et du besoin des eaux de Plombières, et la remirent à ceux qui les envoyaient, afin que la police impériale cherchât dans les Vosges l'ennemi qui avait pris la direction de la Russie. On fit, en effet, de longues mais inutiles recherches de ce côté. La Val-Sainte ne recelant pas le traître, il fallait fouiller la Riedra. Les mêmes commissaires s'y transportèrent ; ils visitèrent tout avec le plus grand soin, même une armoire qui n'avait pour fermeture qu'un tourniquet de bois : elle ne contenait que des cilices ; ils trouvèrent, dans une autre, un éventail et un tournebroche ; ils sourirent à la vue de ces instruments de conspiration, et ne parurent surpris que de rencontrer de tels objets dans une maison connue par ses austérités : il y avait tout auprès une lettre qui leur expliqua la contradiction. Une dame noble et pauvre, ne pouvant contribuer par son argent à l'œuvre de la Trappe, avait envoyé à dom Augustin différents objets dont la vente devait produire une petite somme ; l'éventail et le tournebroche étaient du nombre.

Le plus grand coupable ayant donc échappé, les agents du maître qui se prétendait offensé s'acharnèrent sur les inférieurs du fugitif. Nous n'attribuons pas à Napoléon cette lâche vengeance ; laissons aux subalternes l'odieux de toutes les vexations de bas étage qui furent inventées en ce temps contre le Saint-Père et contre les défenseurs de sa cause. Il est un genre de flatterie qui va jusqu'à déshonorer le souverain en outrepassant ses volontés, et dans lequel les ambitieux secondaires témoignent une grande vigueur de bassesse et de dévouement. C'était d'ailleurs en ce moment une belle occasion pour les impies que le rétablissement de la religion avait réduits au silence et rendus plus furieux : ils brisaient, au nom de l'empereur, ce qu'il les avait contraints de respecter, et ils se vengeaient de lui-même en le servant. Les religieux de Cervara, après un repos de quinze jours dans le fort de Campiano, reçurent l'ordre de quitter l'habit monastique. Comme ils n'avaient pas de vêtements séculiers, on les affubla d'une lévite de toile et d'un bonnet de laine blanche ; la couleur seule les distinguait des galériens. On les remit en route vers la mer. Arrivés à l'Espilia, ils trouvèrent un commissaire qui voulut adoucir leur sort, et qui pourvut à leur nourriture. Comme ils lui représentaient qu'une telle dépense excédait leurs ressources, le commissaire leur répondit : Si le gouvernement ne paie pas, je prends le tout sur mon compte. Mais ces apparitions de la charité humaine ne duraient que le temps nécessaire pour ranimer la foi à la providence divine. En ce lieu même, les prisonniers étaient logés au dernier étage d'une maison très élevée ; et comme ils avaient vue sur la place, il leur fut défendu d'approcher de la fenêtre ; leurs conducteurs craignaient pour la stabilité du gouvernement la curiosité compatissante du peuple, et refusaient aux persécutés la consolation de trouver des amis dans des inconnus. On les embarqua enfin. Comme ils approchaient de l'île de Capraïa, lieu de leur déportation, le lieutenant du vaisseau prit les devants pour annoncer leur arrivée au commandant de la place : Je vous amène, dit-il, vingt-sept de cette canaille. Tel était le langage dont quelques officiers, Français de nom, prêtres ou moines apostats, apostrophaient en ce temps la fidélité, pour donner le change à l'opinion. On les débarqua, on leur prit tout ce qu'ils avaient encore, même leurs bréviaires, puis on les enferma dans un cachot petit et infect, où ils passèrent une nuit cruelle. Le lendemain, le commandant les transporta dans une chambre de la citadelle, et les enferma sous clef le jour comme la nuit. Le pain de munition et vingt sous par jour, ce fut là toute la ration de chacun. Habitués au pain noir et à la vie la plus modique, ils n'auraient pas trouvé leur nouvelle condition trop rigoureuse, si cette paie de la captivité leur eût été servie exactement ; mais on leur faisait attendre ce qui leur était dû, et ils étaient obligés d'acheter à crédit le riz et les légumes. On ne leur avait pas donné de lits ; quelques femmes pauvres leur firent porter de la paille, qu'ils étendaient le soir dans leur chambre. Ici encore les couches n'étaient pas plus dures que celles du monastère ; mais dans un lieu malsain, étroit, dans un air enfermé, ils eurent beaucoup à souffrir de la malpropreté qui n'est pas la pauvreté : paupertas semper, sordes nuequam : la vermine les assaillit. A force de prières, ils avaient obtenu du commandant la liberté d'aller à l'église, et les prêtres de célébrer, consolation ineffable, qui leur faisait mieux comprendre le prix de leurs souffrances, liberté d'un moment qui les rendait plus patients dans la captivité ; mais les persécuteurs s'en effrayèrent, et le commandant, sévèrement réprimandé par ses supérieurs, retira son bienfait malgré lui, et inflexiblement (septembre 1811).

Parmi eux, il y en avait six contre lesquels le gouvernement français n'avait pas même un prétexte : je veux parler des six novices qui, n'ayant pas prêté le serment, ne l'avaient pas rétracté. Qu'on retînt les autres, c'était un odieux abus de la force, un attentat à la conscience de l'homme et du chrétien, une exagération tyrannique des droits de la puissance temporelle ; ce n'était pas au moins une vengeance sans provocation, tandis qu'on ne pouvait sévir contre les novices qu'en sondant le fond des cœurs, qu'en punissant la pensée muette, qu'en renouvelant ces jugements iniques des conquérants romains, qui nous font frémir. Les persécuteurs ne s'en aperçurent qu'après quatre mois ; alors seulement Berthier donna ordre de conduire les six novices en Corse. Ce commencement de justice tardive pouvait rendre quelques espérances : elles furent vaines. Les innocents furent traités comme des coupables à qui on daigne accorder la grâce ; on leur donna des billets de logement, et rien de plus ; ils seraient morts de faim sans la charité de l'archevêque de Séleucie, qui avait conquis la vénération des habitants de Bastia, et même des généraux, et qui se montrait le père de tous les déportés. Quand ils demandèrent la permission de retourner dans leur pays, on leur refusa l'argent nécessaire pour le voyage. On leur donna des passeports sur papier simple, parce qu'ils n'avaient pas de quoi payer le papier timbré. On spécifia sur ces passeports qu'ils retournaient dans leurs familles, pour y vivre sous la surveillance des autorités constituées ; on y ajouta l'obligation de se présenter aux commissaires de police dans toutes les villes où ils passeraient. En les congédiant, on leur offrit, comme aux soldats, une feuille de route qui devait leur assurer le logement ; mais ils refusèrent avec douceur un secours insultant, et revinrent à Gênes un d'eux alla faire profession à Lulworth.

Quant aux profès, ils demeurèrent quinze mois à Capraïa. Les instances de l'archevêque de Séleucie, instruit de leur misère par les novices, obtinrent pour eux la permission de dire la messe ; sa charité leur fit passer quelques provisions ; mais la captivité ne fut pas adoucie. Au bout de quinze mois, on les transporta en Corse, où déjà dom François de Sales les avait précédés. Traduit, selon les ordres de l'empereur, devant une commission militaire, condamné par ordre, il avait cependant échappé à la mort ; ses amis avaient obtenu une commutation de sa peine en douze ans de détention. C'eût été pour ses frères un adoucissement que de le revoir, ses conseils leur eussent servi d'appui et d'encouragement ; mais on ne voulait que les transporter d'un tombeau dans un autre. Sortis de Capraïa, ils retombèrent dans la forteresse de Corte, où bientôt le gouverneur les oublia si empiétement, qu'il ne leur donnait plus ni pain ni argent, et qu'ils vécurent en grande partie d'aumônes venues de Gênes et de Livourne.

La dispersion des Trappistes de Westmal fut moins rigoureuse, mais aussi prompte. Après avoir pris ses garanties contre le renouvellement des sujets par le renvoi immédiat des novices, le préfet d'Anvers se repentit d'avoir laissé aux profès le droit de résider encore quelque temps dans leur monastère : il expédia au maire de Westmal l'ordre de faire évacuer la maison. Aux observations qui lui furent adressées à ce sujet, il répondit que dans un court délai il enverrait la gendarmerie pour exécuter le décret de l'empereur. Il fallut, en conséquence, se résigner à la séparation. On partit le 3 octobre 1811, avant même que les intérêts temporels fussent entièrement réglés. Chacun chercha un asile, une profession, un moyen d'existence ; il y en eut un qui passa à la Trappe de Lulworth, un qui se fit sacristain à Anvers, d'autres qui entrèrent dans le ministère ecclésiastique.

Mais ce n'était pas assez d'abattre les rameaux de l'arbre, il fallait extirper la racine, pour tarir à jamais sa fécondité. Tant que la Val-Sainte subsistait, la Trappe pouvait refleurir : il restait donc à détruire la Val-Sainte. En d'autres temps, la suppression n'eût pas été possible : la Val-Sainte, située dans les montagnes de la Suisse, hors des domaines impériaux, sur une terre dont toute l'Europe devait respecter la neutralité, aurait naturellement échappé à l'empereur, malgré le voisinage et son origine française. Malheureusement la Suisse subissait la protection du terrible médiateur ; et il n'y a plus de liberté pour quiconque est protégé par un plus puissant que soi. Le 11 octobre 1811, l'ambassadeur français en Suisse reçut l'ordre de faire supprimer la Val-Sainte. Cet attentat à l'indépendance d'une contrée amie, et à la liberté religieuse, n'étonna pas moins les Suisses qu'il ne contrista les religieux. Le petit conseil de Fribourg essaya de résister, et répondit généreusement qu'une pareille décision mitre-passait ses pouvoirs, et qu'aussi bien il était injuste de renvoyer les Trappistes sans aucun grief. L'ambassadeur ne céda pas : il porta sa demande au grand conseil, réclamant de l'autorité supérieure main-forte contre l'autorité locale. Le grand conseil ne reçut pas non plus sans réclamation une demande si impérieuse. Il se sentait violenté lui-même dans les Trappistes ; il eût voulu avoir assez de force pour résister à l'oppression. Il lui répugnait aussi de condamner des innocents et de bannir les vertus qui faisaient l'édification du pays, et que le peuple aimait. De longs discours pleins de raison et d'énergie furent prononcés en faveur des religieux ; mais comment braver l'empereur des Français ! Nous trouvons, dans une relation, que le nonce du Pape à Lucerne, effrayé pour la Suisse des conséquences probables de la résistance, avait lui-même conseillé aux religieux de ne pas insister pour leur conservation. Le grand conseil céda donc, après avoir du moins protesté, selon ses forces, au nom de l'indépendance nationale et de la justice éternelle ; plusieurs membres ne donnèrent leur suffrage qu'en pleurant. Le décret de suppression fut adopté le 30 novembre, et intimé aux Trappistes le 7 décembre suivant.

La douceur avec laquelle le gouvernement de Fribourg procéda à l'exécution du décret ne sert qu'à rendre la suppression et le départ des religieux plus lamentable. La douleur des habitants témoigne de la perte immense que faisait la contrée. Il y avait à la Val-Sainte trente-et-un profès, dont douze religieux de chœur, et plus de soixante élèves. Il fallait du temps pour trouver à chacun de ces proscrits une existence convenable. Aussi, après avoir accordé la suppression aux volontés du dominateur étranger, le conseil de Fribourg ajourna le départ des religieux jusqu'au 1er mai 1812. Ce délai parut nécessaire pour l'établissement des comptes qui devaient être rendus au gouvernement propriétaire des immeubles, pour la vente des meubles dont le prix devait être partagé entre les bannis, enfin pour donner à ceux qu'on ne pouvait conserver la liberté de trouver un asile et du travail. L'évacuation se fit successivement dans le courant d'avril. Le 5, le père François de Sales — qu'il ne faut pas confondre avec le supérieur de la Cervara — célébra la grand'messe, au milieu de l'affliction générale : car il faisait de l'autel même ses adieux à des frères qu'il ne reverrait peut-être plus : les étrangers qui assistaient à la cérémonie laissaient voir, comme les religieux, une profonde tristesse. Le lendemain, il partit avec tous les enfants qui étaient Français de naissance. Le 12, le père Étienne, prieur, célébra encore une fois la grand'messe ; comme c'était la dernière solennité de ce genre, il ouvrit les portes de l'église à tout le monde, même aux femmes. Cette liberté, qui ne s'accorde dans les églises cisterciennes qu'au jour de la dédicace, lui parut ne devoir pas être refusée au jour de la dispersion ; il voulut donner à toutes les âmes dévouées au monastère la consolation de prier dans le même temple, avec lés bienfaiteurs qui allaient s'éloigner pour toujours. Sa pensée fut comprise. Personne n'abusa de la permission ; les femmes, au lieu d'une vaine curiosité, ne songèrent qu'à satisfaire le besoin de leur piété ; elles se tinrent respectueusement au bas de l'église dans l'attitude de la consternation. Le 14, on fit un encan des meubles ; on n'y entendit point dé tumulte ni d'agitation. Il était si dur d'acquérir ce qui avait appartenait aux bons Trappistes ; on ne se proposait dans cette vente d'autre intérêt que l'avantage que pouvaient en retirer lés exilés. Ceux-ci, de leur côté, à la veille d'une détresse dont il était impossible de prévoir la fin, ne songeaient qu'à exercer la charité. Chacun des profès avait eu pour sa part 20 ou 25 louis : ils trouvèrent la somme suffisante. Ils firent du pain avec les farines dont le grenier était pourvu, et le vendirent à bas prix, puis ils envoyèrent aux curés des environs dit linge, des habits, des couvertures pour les pauvres. Cependant le nombre des religieux allait toujours en diminuant, mais la ferveur restait la même. Réduits à deux pères de chœur et à quatre ou cinq frères, ils célébrèrent, le 29 avril, la fête de saint Robert avec toute la solennité qui leur était permise. Enfin, le 30, tous partirent à l'exception du père Étienne et de deux convers, et le ter mai, ces derniers débris d'une communauté naguère florissante durent prendre l'habit séculier.

Les Trappistines de la Riedra étaient inconnues à l'empereur ; elles pouvaient rester dans leur monastère. Toutefois il était à craindre que les agents français ne vinssent à les découvrir, et que leur conservation n'attirât à la Suisse de nouveaux embarras. On leur conseilla donc de demander elles-mêmes leur suppression ; le décret en fut porté le 12 mai 1812, mais on leur accorda des délais qui se prolongèrent indéfiniment.

Certes, il en coûtait cher à la Trappe pour avoir osé résister à l'empereur Napoléon. A la vue de cette dispersion qui semble générale, on comprend que certains esprits soient tentés d'accuser dom Augustin : voilà donc le résultat de tant de fatigues, de tant de victoires antérieures ; c'était pour périr en un seul jour que les Trappistes avaient survécu miraculeusement à tous les ordres religieux, qu'ils avaient traversé tant de nations, tant de périls, tant de haines et de protections. Il n'avait fallu que l'imprudence d'un supérieur, que l'obstination d'une intelligence arriérée pour anéantir le prix de tant de vertus et de grâces. Était-il digne du gouvernement des âmes cet insensé qui avait joué d'un seul coup l'existence de sa nombreuse famille ! Voilà comment raisonnent les hommes de peu de foi, et ces caractères timides qui ont peur de la persécution. Illustre confesseur de la vérité, immortel sauveur de la Trappe, du haut du ciel où vous régnez maintenant, donnez-nous, pour vous défendre, des paroles dignes de vos grandes pensées. Non, vous n'avez pas failli en courant au-devant de la mort pour la défense de l'Église romaine, j'en jure par la chute de votre persécuteur et la délivrance du Souverain Pontife, par votre retour en France, et l'existence des vingt-trois monastères de la Trappe qui édifient le monde. Vous saviez qu'il fallait que le Christ souffrit pour entrer dans sa gloire, et que le Saint-Sépulcre sert de base à l'Église de la résurrection. Vos prévisions n'ont pas été trompées. Que reste-t-il aujourd'hui de Napoléon-le-Grand une mémoire livrée aux jugements des partis, et un tombeau parmi les débris de ses armées ; l'Église romaine est demeurée ferme et intacte sur le roc de Pierre, et la Trappe a glorieusement rebâti ses murs et dilaté son enceinte trop étroite pour la multitude de ses nouveaux enfants.

Déjà au moment même de la dispersion, sous la main du maître qui se croyait vainqueur, les persécutés échappaient à ses volontés, et rendaient vaines ses espérances. Il croyait avoir exterminé la Trappe, et la Trappe vivait partout à côté de lui, chez lui, dans son empire, dans sa capitale. Donnons-nous le spectacle de cette impuissance des persécuteurs. Il est si bon de voir le chrétien triompher des rois soulevés contre Jésus-Christ. C'est ici l'ironie divine dont parle l'Ecriture, le sourire de la Toute-Puissance qui du haut du ciel regarde et attend que l'œuvre de la colère humaine soit achevée pour l'effacer d'un souffle : Qui habitat in cœlis irridebit eos, et Dominus subsannabit eos. C'est l'accomplissement de ces paroles de l'apôtre : Dieu a choisi les faibles du monde pour confondre ce qui est fort. La pauvreté volontaire reste maîtresse du champ de bataille. Et qui donc avait pu donner à l'empereur l'espérance de dompter les pauvres en esprit, par quelle violence s'était-il flatté d'y parvenir ? Par l'exil ? mais les moines se sont exilés eux-mêmes ; ils ne cherchent que la solitude et l'oubli ; dans quelque désert que vous les jetiez, ils se retrouvent dans leur patrie. Par la faim ? mais ils se sont eux-mêmes condamnés à la faim, à des jeûnes plus rigoureux que ces privations que votre vengeance leur impose ? Par la misère ? mais ils n'ont rien, ils ont fait vœu de ne rien posséder ; sur quoi donc frappera votre confiscation ? Par la prison ? mais ils sont entrés d'eux-mêmes dans la prison de leur règle, dans l'obéissance, dans le silence, dans l'abnégation de leur volonté propre ; ils font librement tous les jouis, et avec la joie de l'innocence, ce que vos lois imposent à grand'peine, pour un temps, à des coupables indociles. Par l'ignominie ? mais ignorez-vous qu'ils aiment le mépris, qu'ils vont au-devant des humiliations, qu'ils en inventent plutôt que d'en manquer un seul jour de leur vie ; la gloire n'a rien qui les séduise ; vos flétrissures n'ont rien qui ne comble leurs vœux. Par la mort enfin ? ils attendent la mort avec confiance comme le commencement de l'immortalité ; délivrez ces désirs captifs sur la terre, vous donnerez des ailes à la colombe pour voler jusqu'au tabernacle bien aimé du repos. Encore une fois, législateurs, rois, magistrats, vous tous qui dominez le monde à quelque titre que ce soit, renoncez à vaincre les pauvres volontaires ; ils ont pris l'avance sur toutes les inventions de votre haine ; vos persécutions ne peuvent suivre la générosité de leurs sacrifices ; ce sont des âmes détachées par l'abnégation des liens du corps, et vous ne régnez que sur les corps. Dieu seul règne sur les âmes, et son royaume n'est pas de ceux que l'on confisque par un décret.

Et d'abord, la Trappe de Sainte-Suzanne, chassée d'Espagne par l'arrivée des Français, s'était transportée dans l'île de Majorque. Là, dans le désert de Saint-Joseph, à l'extrémité occidentale de l'île, à neuf lieues de la capitale, à trois lieues de la ville d'Andreix, ils pratiquaient leur règle dans une rigueur et avec une utilité qui leur conciliait la vénération et l'amour des habitants. Ils prêchaient la vertu et la sainteté par leur exemple ; ils enseignaient l'amour du travail des mains, et en répandaient les bienfaits autour d'eux. Ils cultivaient les terres jusque-là incultes, ils tiraient parti de ce qui avait jusqu'alors été réputé inutile. Un sol qui, avant leur arrivée, n'était bon qu'à nourrir des chèvres, exercé par leur constance et fécondé de leurs sueurs, devenait fertile et abondant en blé et en fruits. Des rochers laborieusement extirpés cédaient la place à des plants de vignes. Loin d'être à charge aux habitants, ils augmentaient le bien-être de leurs hôtes par les productions nouvelles qu'ils faisaient circuler dans le pays. Ils soulageaient la misère des pauvres en les admettant à partager leurs travaux. L'île entière se réjouissait de leur présence.

La Trappe de Lulworth, sous le nouveau supérieur dom Antoine, prenait de grands développements. Dom Maur, son prédécesseur, avait souvent gémi, comme saint Etienne de Cîteaux, du petit nombre de religieux dont se composait sa communauté. Mais en mourant, il avait dit à ses frères : Ayez confiance dans le Dieu que vous servez, je ne vous abandonnerai pas ; quand je serai devant Dieu, je le conjurerai de se souvenir de vous, de vous envoyer des novices, et c'est à cette marque que vous connaîtrez s'il m'a fait miséricorde. Cette promesse s'accomplit au moment où Napoléon déclara la Trappe supprimée ; en peu de mois, Lulworth reçut plus de postulants, qu'il ne s'en était présenté pendant plusieurs années. Les Anglais venaient y demander l'habit de la pénitence, en même temps que quelques exilés des autres monastères y venaient continuer la vie dont ils avaient fait profession ailleurs. La petite Trappe de Stappe-Hill, sous la direction de la révérende mère Augustin, offrait de son côté. un refuge aux Trappistines.

Ces trois maisons, séparées de l'empire français par la mer, échappaient naturellement à la puissance de Napoléon : c'était beaucoup déjà que leur conservation pour démentir les volontés du despote, mais, ce qui est plus admirable, c'est l'existence du plus grand nombre des autres monastères, après la suppression, dans l'empire même.

La Trappe de Darfeld, et celle de Bourloo sa succursale, avaient été évacuées. Le scellé était apposé sur les meubles, mais les religieux et les religieuses n'étaient pas dispersés. Dom Eugène, parti le premier, leur avait préparé des refuges où il leur fût possible de vivre en communauté. Les religieuses furent recueillies à Cologne, chez une dame pieuse, où elles reprirent leurs exercices. Les religieux furent divisés en plusieurs bandes et logés chez des amis ; une de ces bandes se cantonna près d'Aix-la-Chapelle, dans un moulin qui leur servit de monastère.

La Trappe de Westmal n'était pas entièrement évacuée, et ne le fut même jamais. On avait vendu les meubles, au moins tous ceux que les religieux ou leurs amis n'avaient pu soustraire à la cupidité du gouvernement et des gendarmes. Mais quand le préfet voulut mettre la main sur les biens-fonds, une réclamation légitime apporta un obstacle invincible à la confiscation. Les fondateurs séculiers du monastère avaient jusqu'alors gardé le titre de la propriété ; ils s'opposèrent légalement à ce que le gouvernement s'appropriât ce qu'ils n'avaient que prêté aux Trappistes. Un procès s'engagea qui dura pendant plus de trois ans ; en attendant l'issue de cette querelle, les propriétaires firent rester dans le monastère le cellérier et deux frères convers qu'ils présentèrent comme leurs domestiques ou leurs fermiers, et qui, en observant leur règle, gardèrent la place de la communauté pour le jour de la délivrance.

La Trappe de Valenton avait dû céder à l'orage, mais les courageuses Trappistines, en quittant leur retraite, ne pouvaient consentir à se séparer. Le premier refuge venu leur convenait ; elles se rassemblèrent à Paris même. Un généreux protecteur leur donna une maison au fond d'une cour. Pendant huit mois elles y pratiquèrent leur règle, et, ce qui doit paraître plus incroyable, elles chantaient tous les jours l'office et la grand'messe. La police ne les découvrit pas, mais elles craignirent elles-mêmes de compromettre la famille de leur bienfaiteur : on leur offrait une retraite en Bretagne, elles acceptèrent. Le voyage en commun était périlleux ; leur nombre les eût trahies. Elles partirent successivement, munies de passeports en règle, pour différentes villes ; et par divers chemins, et à quelque intervalle les unes des autres, elles arrivèrent toutes au but commun, dans les environs de Tréguier. La foi, la prudence des Bretons les garantit de toute malveillance ; et leur fidélité leur conserva leur sainte profession. Parmi elles se trouvait madame de Châteaubriand, cousine de l'écrivain.

La Trappe de la Riedra avait été supprimée, sur la demande même des religieuses, par le conseil de Fribourg. Mais cet acte volontaire n'avait eu pour objet que de prévenir un ordre de l'empereur ; on avait affecté la sévérité pour se réserver le droit de bienveillance et d'égards généreux envers les humbles pénitentes. On leur accorda délais sur délais ; leur chapelain put donner asile à quelques-uns de ses frères de la Val-Sainte, et quand l'empire tomba, la Riedra existait encore.

La Val-Sainte, la mère de toutes les Trappes, avait été moins heureuse. Son importance avait causé sa ruine. Spécialement désignée par l'empereur, elle n'avait pu échapper à la dévastation. Cependant, à la Val-Sainte même, un pieux stratagème trompa la vigilance du persécuteur et conserva au monastère un reste de la vie religieuse, une ombre de communauté régulière, une espérance pour des temps meilleurs. On sait qu'après la suppression de la Chartreuse de la Val-Sainte, en 1778, les pâtres des environs s'étaient réservé une messe, chaque dimanche, dans l'Eglise ; un chapelain avait été établi pour cet office. Les Trappistes, quelques années après, se chargèrent de remplir cette obligation ; mais, après leur dispersion, il fallait un nouveau chapelain. Le père Etienne, qui ne pouvait se résoudre à quitter sa chère solitude, demanda et obtint ce titre. Il conserva avec lui un frère convers en qualité de domestique, et l'ancien cellérier qui d'abord s'était retiré auprès du chapelain de la Riedra. La Trappe de la Val-Sainte, réduite à trois hommes subsista en dépit de toutes les puissances ennemies. Ils ne pouvaient plus porter l'habit religieux ; mais ce fut le seul changement que l'oppression apporta à leur genre de vie. Ils chantèrent l'office ; ils travaillèrent des mains, cultivant leur jardin pendant la belle saison, ou faisant des sabots pendant l'hiver. Ils donnèrent l'aumône selon leurs ressources. Ils gardèrent exactement la retraite et la clôture. Le père Étienne, il est vrai, sortait de temps en temps pour annoncer la parole de Dieu dans les paroisses voisines ; l'affection que les habitants lui portaient et la simplicité de ses discours produisaient de grands fruits de vertu dans les âmes honnêtes des montagnards ; mais fidèle à ses devoirs de solitaire, s'il sortait de sa retraite pour le service de Dieu, rien ne pouvait l'en tirer pour les affaires ou les distractions du monde, pas même les invitations pressantes de l'amitié.

On raconte qu'un jour Napoléon, exaspéré par les mécomptes de son orgueil, comparant ses victoires sur les rois à la résistance invincible qu'il rencontrait dans le pape, s'écriait : Alexandre a pu se dire le fils de Jupiter, sans être contredit. Moi je trouve dans mon siècle un prêtre plus puissant que moi, car il règne sur les esprits et je ne règne que sur la matière. Les prêtres gardent l'âme et me jettent le cadavre. Il disait vrai, et c'est une vérité à laquelle il faut bien que les puissances temporelles se résignent, quoiqu'il en coûte à leur superbe. Ni celles qui se disent légitimes, ni celles qu'on accuse d'usurpation, ni les protecteurs ni les persécuteurs ne prévaudront jamais contre ce droit de Dieu. Les Trappistes en étaient une nouvelle preuve. La force avait pu changer leurs corps de place, disperser les frères et les amis en divers lieux d'exil, fermer les portes des temples communs ; mais aucune violence ne pouvait leur ravir la volonté, l'espérance, ni la certitude d'une réparation dont l'époque seule était cachée à leur foi. Nulle autorité ne pouvait les empêcher d'attendre, dans la prière et la persévérance, entre l'iniquité de l'homme qui passe et la justice de Dieu qui est éternelle : La umbra alarum tuarum sperabo donec transeat iniquitas.

Celui qui était le lien de toutes ces volontés, celui qui avait su arracher les Trappistes à la révolution française, et à la protection perfide des rois et des empereurs, celui qui devait survivre à Napoléon, et réparer les œuvres du despote ; dom Augustin avait, de son côté, échappé à tous les périls et mis en sûreté une vie si précieuse à son ordre. Sorti de la Suisse par Schaffhouse, il avait dû se faire un chemin à travers les contrées soumises à l'influence de son ennemi, et les recherches actives des agents lancés à sa poursuite. Son signalement envoyé dans toutes les directions pouvait le trahir à chaque pas. Cependant toute cette agitation était vaine. Par un raffinement de malice, ses persécuteurs déconcertés de leur impuissance, firent publier qu'il avait enfin été arrêté à Hambourg, déguisé en gendarme, et fusillé immédiatement. On comptait, par cette fausse nouvelle, atterrer les religieux qui mettaient en lui leur confiance, leur ravir, avec l'espoir de se réunir jamais à leur père, la volonté de persévérer dans leur état. Loin de se laisser abattre par cette nouvelle menace, dom Augustin eut un moment la pensée de se livrer lui-même aux persécuteurs. Il considéra que c'était peut-être à sa personne seule que l'empereur en voulait, et qu'une fois cette haine particulière satisfaite, la sécurité et la liberté seraient rendues aux religieux proscrits pour sa cause. Il était donc prêt à donner spontanément sa propre vie en holocauste pour ses frères et pour la charité. Mais il se défia d'un premier mouvement qui n'était, en effet, que glorieux sans être utile au prochain, et il se priva du mérite d'un sacrifice qui n'aurait profité qu'à lui seul. Il atteignit Riga ; à peine il y était entré que les Français en formèrent le siège ; la mer était libre encore. Il s'embarqua et prit la route d'Angleterre. Mais tant de fatigues avaient ruiné sa santé, la mer y ajouta sou mal. Il tomba dans une maladie grave pendant la traversée.

Obligé, par la faiblesse de son corps, à séjourner six semaines dans un port d'Angleterre, il ne voulut pas que ce temps fût perdu pour la cause qu'il avait embrassée avec tant de dévouement. Il fit imprimer la collection des brefs et des bulles du pape qui se rapportaient aux démêlés de l'empereur et de l'Eglise romaine. Il rendit publics ces actes, inconnus de la plupart des catholiques, et dont Napoléon, qui n'avait jamais perdu la foi, redoutait si fort l'apparition. Il en fit passer des exemplaires dans toutes les parties du monde, et jusque dans la Chine, par l'entremise des missions étrangères, dans la pensée que le dominateur de l'Europe n'irait pas jusque-là détruire le témoignage de sa condamnation, comme ces navigateurs perdus qui jettent à la mer le journal de leur voyage dans l'espérance qu'un flot favorable le portera sur quelque terre, et conservera le souvenir de leur nom et de leurs entreprises. Sa santé paraissant rétablie, il s'empressa de mettre à la voile pour l'Amérique, afin de rejoindre les frères qui l'avaient devancé dans le Nouveau-Monde, et de tenter par lui-même l'établissement qui, depuis vingt ans, était l'objet de tous ses vœux. Il choisit pour compagnons quelques religieux anglais et irlandais de Lulworth, et partit.

La traversée ne fut pas heureuse : dom Augustin eut à lutter contre la trahison et contre les tempêtes. Un de ses religieux se déclara son ennemi. Pour se venger de quelques reproches mérités, l'infortuné calomnia son père auprès du capitaine ; il osa noircir d'imputations infâmes une vie si pure ; le moindre crime qu'il inventât, était une dureté excessive envers ses inférieurs. Le capitaine, protestant, admit sans peine ces délations, et affecta avec tout son équipage pour le Père abbé, un grand mépris qui s'exprimait au-dehors par toute sorte de mauvais traitements. Tout-à-coup une tempête furieuse s'élève ; les passagers tremblent ; les matelots après avoir essayé de lutter perdent l'espoir d'échapper à la fureur des flots ; le capitaine s'écrie : Nous sommes perdus. Au milieu de la désolation générale, un seul homme reste calme, et c'est celui qu'une détestable intrigue a rendu odieux à tous les autres ; tandis que tous tremblent à la vue de la mort et du jugement, cet homme que réprouvait déjà l'opinion égarée, conserve sur son visage la paix et la sérénité d'une bonne conscience ; tandis que la peur ôte aux âmes le souvenir de Dieu et la pensée de la prière, lui il tombe à genoux, lève les yeux vers celui qui a fait la mer et à qui la mer obéit, et promet de dire trois messes en actions de grâces si le vaisseau échappe à l'abîme. Au même instant les vents s'apaisent, les flots s'abattent, la confiance rentre dans les cœurs, et le capitaine ne pouvant attribuer qu'aux prières du Père abbé sa délivrance miraculeuse, tombe aux pieds du saint qu'il a méconnu et lui demande un pardon qui était depuis longtemps accordé. Cependant — qui pourrait le croire ? — le religieux apostat, confondu par le témoignage de Dieu même, n'était pas converti. On débarqua à la Martinique ; à peine il eut mis pied à terre qu'il courut trouver le gouverneur, et renouvelant ses accusations, il obtint l'emprisonnement de son abbé. Tel fut pour dom Augustin le premier acte de l'hospitalité du Nouveau-Monde, ou plutôt le second triomphe que Dieu réservait à sa patience. Le coupable ne jouit pas longtemps de l'erreur des hérétiques et de sa vengeance. Il fut saisi d'une maladie grave. Alors entrevoyant déjà la justice éternelle, et n'espérant de miséricorde que dans la réparation de son crime ici-bas, il se dénonça lui-même comme le plus criminel des calomniateurs, avoua toute la fausseté de ses déclarations et la bassesse des motifs qui l'avaient porté à une action aussi noire. Il demanda à grands cris, pour sa propre consolation et pour l'honneur de ceux qu'il avait trompés, la délivrance immédiate du captif, et afin de mieux exalter la vertu qu'il avait un moment flétrie, il demanda pour confesseur cet abbé qui ne savait se venger qu'en pardonnant et en sauvant ses ennemis. Dom Augustin courut de la prison au lit du prodigue repentant, le serra dans ses bras, le couvrit de ses larmes, reçut sa confession et lui rendit la paix. Il n'appartient à personne de sonder les jugements de Dieu ; nul ne peut savoir s'il est lui-même digne de haine ou d'amour ; qui donc pourrait décider de l'éternité des autres ? Nous nous contenterons de dire que l'infidèle réconcilié avec son père ne garda pas longtemps une vie dont il avait fait un si mauvais usage ; il ne mourut pas de la maladie qui l'avait converti, mais il périt dans une tempête avec le vaisseau qui le portait.

Lorsque dom Augustin arriva en Amérique, deux colonies de Trappistes l'y attendaient. Nous connaissons la première, dirigée par dom Urbain, et cantonnée en face de Saint-Louis dans la Haute-Louisiane, à laquelle se rattachent les missions du père Marie-Joseph sur les bords du Missouri et du Mississipi. La seconde avait pour chef le père Vincent de Paul. Ce religieux était à Bordeaux au moment où dom Augustin y fut arrêté. Il partit pour l'Amérique au moment où dom Augustin retournait en toute hâte à la Val-Sainte, il emmenait avec lui deux religieux, et une sœur au lieu de cinq désignées pour cette expédition, une seule ayant pu obtenir un passeport. Une traversée qui ne dura pas tout-à-fait deux mois les porta à Boston (6 août 1811), qui avait alors pour évêque monseigneur de Cheverus. Comme à la colonie du père Urbain, il leur fallut plus d'un an pour trouver un domicile convenable, pour choisir sûrement entre les terres qui leur étaient offertes. Le père Vincent de Paul fut obligé d'entreprendre pour cet objet plusieurs voyages également périlleux et consolants, qui servirent d'épreuve et d'encouragement à son zèle, en l'exposant à la dent ou au venin des bêtes de l'Amérique, et en lui faisant connaitre l'empressement des populations à entendre la parole de Dieu. Comme il allait en Pennsylvanie, avec deux jeunes gens indigènes qui s'étaient attachés à lui, à titre de postulants, il traversa la petite ville de Milford. Le protestantisme y dominait ; cependant le père Vincent de Paul ayant annoncé qu'il célébrerait la messe, presque tous les habitants s'y rendirent. Un de ses compagnons qui parlait bien l'anglais, fit ensuite le catéchisme et tout le monde l'écouta avec attention. Le ministre protestant qui commençait à la même heure sa prédication n'eut pas d'auditeurs. Un des principaux habituas, quoique hérétique, priait les Trappistes de rester dans le pays, promettant de leur assurer une pension convenable pour laquelle il donnait dès le premier jour 50 piastres. Le père Vincent regretta vivement de n'avoir pas été envoyé dans ce pays en qualité de missionnaire. Il continua sa route vers le terrain qui lui était offert, à travers des forêts immenses, sans route tracée, réduit quelquefois à des enfants pour guide, et ne trouvant pour nourriture que des fruits sauvages et de petites graines bleuâtres que les sauvages eux-mêmes dédaignaient. Parvenu à sa destination, il construisit pour lui et ses deux compagnons une petite cabane de branches : la terre nue ou des feuilles servaient de lit. Tout autour rôdaient les serpents à sonnettes ou les ours. Cette habitation leur servait de gîte chaque soir après qu'ils avaient passé la journée à visiter les terres. Un soir, le père Vincent, conduit par un enfant, ne pouvait plus retrouver sa cabane ; le soleil baissait, et une fois l'obscurité venue, il devait désespérer de rejoindre ses compagnons. Il avisa un rocher un peu élevé et tout plat : Je vais, dit-il, y passer la nuit ; mais son guide lui répondit : Si vous restez là vous serez dévoré par les ours, et les cris, les hurlements qui sortaient à ce moment des montagnes, confirmaient la prédiction. Il échappa heureusement. Tant de peines furent inutiles. On ne put accepter la donation, ce n'était que rochers ou marais, et la difficulté des communications rendait tout établissement impossible.

On préféra le Maryland, province fertile en blé d'Inde, et qui donne encore toutes les autres choses nécessaires à la vie. Trois frères arrivaient d'Europe, chassés par la persécution impériale ; ils se joignirent à la petite troupe du père Vincent de Paul (1812), et l'on se rendit au lieu indiqué par l'archevêque et les Sulpiciens de Baltimore. Au commencement de l'hiver, le temps n'était pas propice à la culture ; on coupa, on déracina des arbres. Le bois abattu servit à construire plusieurs logs-houses. La première n'avait que dix-huit pieds de long sur autant de large ; ce fut là d'abord l'habitation commune ; la seconde devait être l'église. Les noirs de la contrée sont catholiques ; ils aidèrent avec plaisir les religieux dans ces constructions. Eu même temps on préparait le terrain, et dès que la saison le permit, on défricha un arpent et demi qui fut aussitôt ensemencé de patates ; on fit 'ensuite un jardin potager et une pépinière d'arbres à fruits. Tout allait assez bien jusqu'aux chaleurs de l'été ; mais quand l'eau potable, auparavant excellente, se fut corrompue sous une atmosphère de feu, quand les moucherons s'attachèrent à la peau pendant le jour, et les tics pendant la nuit, la fatigue, les miasmes, la mauvaise boisson engendrèrent des maladies, et bientôt la petite colonie commença de languir et désespéra du succès.

A la fin de 1813, dom Augustin arriva à New-York. Il avait appris que la colonie du père Urbain ne prospérait pas, que les indigènes admiraient la vie des Trappistes, mais ne se présentaient pas au noviciat, que déjà une partie des anciens profès avaient succombé au climat, et que personne n'avait le courage de leur succéder. Il ordonna en conséquence au père Urbain de venir rejoindre le père Vincent. En même temps il s'occupa de trouver un emplacement plus convenable, et dans les environs de New-York il acquit pour 10.000 dollars un bien considérable. Les religieux qui l'avaient suivi y furent installés, et bientôt les pères Urbain et Vincent avec leurs compagnons s'y joignirent. Tous les Trappistes d'Amérique ne formèrent plus qu'une seule communauté. Ce qui n'avait pu s'accomplir depuis neuf années, parut s'opérer en un moment sous l'a-sil du maître et du père. Dirigée par dom Augustin, la Trappe de New-York prenait une forme régulière, et répandait ses bienfaits au-dehors : trente-trois edams pauvres et presque tous orphelins y recevaient, avec l'instruction, les choses nécessaires à la vie. Une communauté de Trappistines fut fondée par le même zèle et soutenue par la même vigilance ; enfin à trois ou quatre milles de là se trouvait un couvent d'Ursulines qui retira un grand avantage de l'arrivée de dom Augustin. Ces saintes filles n'avaient pas de prêtre ; la persécution qui chassait les Trappistes de l'empire français leur en donna : omnia propter electos. Le père Vincent de Paul fut chargé d'aller, tous les dimanches et jours de fêtes, leur dire la messe et les confesser. Ce ministère lui était si consolant qu'il ne sentait pas sa fatigue ; c'est lui-même qui le raconte dans une relation que nous avons sous les yeux : Quoique je fusse contraint, tout malade que j'étais, de dire deux messes ces jours-là, l'une dans l'église des Ursulines, et l'autre dans celle de nos sœurs, je m'en réjouissais : car si j'étais fatigué dans ces voyages et accablé quelquefois par le travail, j'étais bien dédommagé et consolé par les bonnes œuvres que je pouvais y faire. Je me souviens d'avoir reçu l'abjuration de trois demoiselles protestantes qui étaient en pension chez ces dames Ursulines, et qui ont eu le bonheur de devenir catholiques.

C'était là le résultat le plus précieux auquel dom Augustin aspirât depuis tant d'années, toutes les fois que son cœur se tournait vers le Nouveau-Monde : gagner des âmes à Jésus-Christ, ramener des frères égarés, étendre le domaine de la foi catholique. Il n'oublia rien pour y parvenir pendant la durée de son séjour au milieu des protestans. Il savait qu'il suffit à la vérité de se montrer pour se faire reconnaître, et d'agir pour se faire aimer. La vue de ses religieux, de leur recueillement, de leurs cérémonies, touchait profondément les hérétiques ; il voulut leur donner un des plus beaux spectacles catholiques, il résolut de célébrer avec toute la solennité religieuse la procession du Saint-Sacrement, et de faire paraître le Dieu caché sous l'apparence du pain aux yeux de ceux qui désavouent les abaissements de sa charité. Au milieu de cette magnifique nature, qui raconte si éloquemment les œuvres du Créateur, et qui semble un séjour digne de sa majesté, plusieurs reposoirs furent élevés dans une vaste prairie voisine du monastère. Des edams furent rassemblés pour remplir l'office des anges et balancer les encensoirs devant la face de l'Agneau vainqueur, ou répandre des fleurs sur le chemin de son triomphe. Ces jeunes lévites ouvrirent la marche, revêtus d'aubes blanches et de ceintures éclatantes. A l'innocence de leur jeunesse, à la joie qui illuminait leurs visages, on eût dit une troupe d'esprits bienheureux chargés de porter la bonne nouvelle aux hommes de bonne volonté. Quatre religieux en tuniques, graves comme les vieillards de l'Apocalypse, inclinés sous le respect et l'amour, soutenaient le dais, qu'une pauvreté ingénieuse avait su parer d'offrandes et de sacrifices. Sous le dais, le révérend Père tenait élevé et offrait à l'adoration des hommes le Dieu qui daignait enfin sortir de l'obscurité pour reprendre possession d'une terre trop longtemps usurpée par l'erreur ; derrière, suivaient la communauté et les fidèles de la province, ou les étrangers que la même foi avait rassemblés. Leurs chants joyeux, l'harmonie de leur enthousiasme célébraient une réparation trop tardive, et leurs rangs pressés révélaient leur nombre et leurs forces, jusque-là dissimulés par l'isolement. Les protestans en furent touchés ; ils en témoignèrent leur émotion. Il en venait beaucoup au monastère ; les manières aimables du révérend Père les attiraient, ses entretiens les attachaient à sa personne et les rapprochaient de sa foi. Entre les convertis de cette époque on cite deux ministres, dont l'exemple portait à l'erreur un coup irréparable.

Telles étaient les fêtes de l'exil, les conquêtes des proscrits, le démenti donné par la foi aux espérances coupables de la force et de l'injustice. A deux mille lieues de ses ! frères, dom Augustin attendait comme eux, en sauvant les âmes, le jour de Jérusalem et de la rétribution. Sa fuite avait été glorieuse ; au terme de sa retraite il avait replanté une croix et retrouvé son royaume, tandis que son persécuteur, vaincu par les éléments, trahi par les hommes, disputait en vain à ses anciens vassaux un empire que la victoire même ne pouvait plus sauver, et reculait de succès en succès jusqu'au-delà de sa capitale et au palais de l'abdication.