LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVIII. — Départ de Russie. Retour par la Pologne prussienne, par la Baltique et la Westphalie. Établissements provisoires. Fondation d'un monastère de Trappistines en Angleterre. Rétablissement de Westmal. Départ d'une colonie pour l'Amérique. Rentrée à la Val-Sainte.

 

 

Récapitulons en peu de mots toutes les vicissitudes, les tentatives et les espérances déçues, les déplacements et les fatigues sans cesse renaissantes par lesquelles avaient passé les Trappistes depuis deux ans. Partis de la Val-Sainte au mois de février 1798, ils espéraient avoir à Constance la liberté et le temps de chercher un asile plus sûr que celui qu'ils fuyaient, et, au bout de quelques jours, l'approche de leurs ennemis les force de reprendre leur course, sans savoir où ils s'arrêteront, sans savoir même si on les accueillera quelque part. La bienveillance de l'électeur de Bavière leur donne plus de sécurité et semble leur permettre d'attendre en repos le résultat des démarches de leur abbé ; mais le prince, dominé par une opinion perverse, se croit obligé de ne pas continuer ses bienfaits, et la seule faveur qu'il ose désormais leur accorder, c'est le moyen de sortir plus promptement de ses États. Ils entrent en Autriche : là, dans toutes les villes où ils paraissent, l'enthousiasme populaire les suit et les recommande à la générosité de l'Empereur ; le monarque, loin de résister à la voix du peuple, satisfait ses propres sentiments, sa bonté naturelle, en dépassant leurs désirs par ses largesses, et croit fixer le terme de leur exil aux propriétés qu'il leur abandonne. Vaine promesse encore, vain espoir ! Ce peuple, ce souverain, ne sont pas les maîtres chez eux, ils dépendent de l'approbation de leurs ministres ; et, à peine la concession est-elle faite aux Trappistes, que les ministres la révoquent, la dénaturent, et chassent encore une fois les réfugiés par les rigueurs d'une hospitalité perfide. Enfin, le czar de Russie venait de les recevoir avec plus de liberté et de franchise ; après une longue traversée dans les plaines de sable, dans les bois et les marais, après de nobles misères, toujours fidèles, toujours invincibles, ils avaient atteint le refuge qu'ils cherchaient depuis dix-huit mois. Ce n'était plus un simple asile, mais un établissement fixe ; ce n'était plus un don passager pour soulager les besoins les plus pressants, mais une possession régulière et permanente. Quelque rude que parût, dans les premiers temps, ce ciel, ce sol inaccoutumé, ils supportaient sans se plaindre des épreuves qui étaient la condition de leur repos ; ils se trouvaient bien à l'ombre de la croix qui s'était arrêtée avec eux à l'extrémité de l'Europe civilisée ; ils bénissaient Dieu de ses dons, lorsqu'un changement subit vint leur apprendre que l'établissement de Russie n'était lui-même qu'une halte dans les neiges et dans les glaces.

Vers la fin de février 1800, dom Augustin quitta Zydischin avec une petite colonie de religieux, pour aller à Brzesc, prendre possession d'un couvent de Trinitaires, qui devait desservir celui des Trappistines, établies près de cette ville. Le froid était excessif : des charrettes couvertes de toile étaient le seul abri, le seul moyen de transport des voyageurs. Le carême ajoutait ses longs jeûnes aux rigueurs du climat. Au milieu de ces travaux, dom Augustin fut un modèle de régularité. Il accordait à ses compagnons, vers midi, une collation modeste, mais il se la refusait à lui-même. Il observait le silence avec tant d'exactitude que, hors le temps où il avait des ordres à donner, il ne prononçait pas cinquante paroles dans toute la durée du jour. Sa patience n'excita pas moins l'admiration : Le frère familier qui conduisait sa voiture le culbuta, avec ses autres compagnons, dans la neige : Ah ! mon ami, dit le père abbé, que faites-vous donc là ? Il n'ajouta aucun reproche et ne laissa paraître aucun signe de mécontentement.

Il avait à peine atteint le but de son courageux pèlerinage, lorsque l'empereur Paul rendit un ukase qui ordonnait à tous les Français émigrés de quitter ses États (mars 1800). Vaincu à Zurich, le czar avait habilement changé de politique, il avait rompu avec l'Angleterre et reconnu le gouvernement du premier consul, justifiant cette démarche par l'admiration que lui inspirait le conquérant de l'Italie et le coup d'Etat du 18 brumaire. Les Trappistes furent compris dans la proscription, mais leur qualité de Français n'était pas la seule cause de leur disgrâce. La princesse de Condé, qui leur avait ouvert l'entrée de l'empire, les avait quittés depuis quelques mois. Ce ne furent pas les austérités cisterciennes qui la décidèrent à cette séparation. Elle dit elle-même qu'elle avait reçu de Dieu la grâce de les supporter, qui n'est pas donnée à tout le monde. Elle proteste, dans ses lettres, qu'elle n'a jamais cessé, qu'elle ne cessera jamais d'apprécier l'ordre qui l'avait accueillie. Elle exalte également les vertus du père abbé, et fait des vœux pour que Dieu soit glorifié par un établissement aussi sage que solide. Sa détermination eut des motifs intérieurs, que le père Étienne approuva, et qui lui semblèrent approuvés par le Père abbé, puisque c'était dom Augustin qui lui avait donné le père Étienne pour supérieur. Après son départ. Paul Ier, sur sa demande, avait continué sa protection aux Trappistes ; toutefois il est permis de croire, que l'ordre, ne se recommandant plus par la présence d'une princesse de sang royal, perdit à ses yeux une grande partie de son mérite. Il écouta trop facilement certaines plaintes qui lui furent portées contre des communautés où il ne voyait plus son aimable cousine. Quelques difficultés de juridiction s'étaient élevées entre dom Augustin et le métropolitain catholique ; celui-ci, il faut le dire, homme de cour et d'intrigues, usa de son crédit auprès du souverain contre les étrangers qui ne lui obéissaient pas aveuglément. Voilà du moins ce que l'on peut conjecturer d'une confidence faite par l'évêque de Lusko à un des supérieurs de l'ordre, qui rapportait la cause de l'expulsion des Trappistes aux prétentions du métropolitain et à la résistance du père abbé. Quoi qu'il en soit, il fallut sortir de Russie dans le temps de Pâques (13 avril 1800).

Dom Augustin avait investi le père Jean de la Croix d'une grande autorité sur tous ses monastères ; il lui avait, de plus, remis des sommes assez considérables pour les nécessités imprévues. Il se reposa sur lui du soin de diriger la retraite des établissements les plus éloignés. Pour lui, devenu l'objet d'une inimitié particulière, il crut prudent, et utile même à ses frères, de prendre les devons avec les religieux et les religieuses qu'il avait sous sa main à Brzesc et aux environs. Il ne pouvait guère se fier aux États de l'Europe occidentale, qu'il avait fuis deux ans plus tôt, et dans lesquels le temps lui manquait pour préparer son arrivée ; mais le désir et l'espoir de passer en Amérique vivait toujours au fond de son cœur. Il s'embarqua sur le Bug, dans l'intention de gagner Dantzig. Le comte de Langeron, officier français, passé au service de la Russie, commandait à Brzesc : il rendit de grands services aux fugitifs, leur fournit ce qui était nécessaire pour le voyage, et même des tentes, sous lesquelles ils devaient camper de temps en temps sur le rivage, les avertissant que s'ils passaient toujours la nuit dans les bateaux, ils s'exposeraient à de graves maladies. Nous ne reviendrons pas ici sur des détails déjà connus, sur la régularité toujours observée, sur les retards apportés aux repas par la rareté des villages ; le principal nié-rite des Trappistes, ce fut de se montrer, pendant cinq années consécutives, toujours les mêmes contre des épreuves de même genre, et ce mérite si souvent reproduit s'exprime par le seul mot de persévérance, que nous ne nous lassons pas non plus de répéter. Mais un fait particulier à cette retraite, c'était l'obligation de passer sur les limites de plusieurs royaumes, sans rester dans l'un, sans entrer dans l'autre. Le Bug, depuis le partage de la Pologne, faisait la séparation exacte de la Russie et de l'Autriche. Les Trappistes, obligés de sortir de l'empire des czars, n'avaient pas la permission de mettre le pied sur l'empire de Joseph II ; leur habit était proscrit, et toute sentinelle avait ordre d'arrêter quiconque le portait. Lorsque dom Augustin et sa suite arrivèrent à l'entrée du territoire prussien, le défaut de passeports les força de suspendre leur marche ; niais les troupes russes et autrichiennes qui gardaient les deux bords s'opposèrent au débarquement. Cependant plusieurs malades réclamaient quelques soins et un séjour moins malsain. Dom Augustin, brûlé de la fièvre depuis la sortie de Brzesc, était si abattu qu'il ne pouvait plus se soutenir ; les religieuses étouffaient dans leur bateau trop étroit. A force d'instances, on obtint la permission de dresser quelques tentes sur terre, et on y plaça les religieuses, qui eurent à leur tour l'honneur de bivouaquer pour le service de Dieu. On obtint aussi des Cosaques le droit de porter dom Augustin dans une grange voisine, où il resta étendu sur la paille pendant plusieurs jours, parfaitement calme et patient, souffrant de ses maux propres, et plus encore des privations de ses frères, mais résigné à la volonté de Dieu, et attendant tout de sa miséricorde. Ô Athéniens ! s'écriait Alexandre au milieu des dangers de la guerre, voilà donc ce qu'il m'en coûte pour vous forcer à parler de moi. Et le monde admire ce conquérant, dont l'orgueil va chercher si loin sa récompense, dans la ruine et dans les louanges des hommes. Ô chrétiens ! ô moines ! semble dire dom Augustin, voilà ce qu'il m'en coûte pour conquérir le droit de vivre pauvre, mortifié, et surtout inconnu. Et le monde méprise cette conquête pacifique, il désavoue ces exemples de résignation volontaire, qui lui enseignent la patience dans les douleurs nécessaires, ces exemples de pauvreté qui lui prêchent le désintéressement, ces exemples d'humilité qui répriment l'ambition ; il rejette ces vertus, dont la pratique est le soutien et le bonheur des sociétés, et il appelle ce dévouement une folie !

Les permissions étant arrivées de Berlin, on reprit la route d'eau et l'on arriva à Dantzig. Le secrétaire de dom Augustin, et en même temps son biographe, nous raconte que l'entrée des Trappistes dans cette ville fut une fête générale. Les magistrats, quoique luthériens, se présentèrent à la tête de la foule, que la curiosité attirait sur le port. C'est qu'il y a dans la vertu, comme dans la vérité, un attrait tout puissant auquel ses ennemis mêmes ne peuvent se soustraire. On conduisit les nouveau-venus à l'hôtel de ville, à la lueur des flambeaux et comme au milieu d'une illumination générale. On mit à leur disposition les rafraîchissements dont la règle permettait l'usage, ensuite on les installa chez les Brigittins et chez les Brigittines : en Allemagne, les monastères d'hommes et de femmes du même ordre se trouvent souvent rapprochés ainsi. Les malades, et dom Augustin en particulier, avaient besoin de secours ; les médecins de la ville, par un ordre spécial du roi de Prusse, vinrent les visiter gratuitement, et leur rendirent la santé par une vigilance et une assiduité vraiment admirables. G ràce à ces prévenances, on put attendre à Dantzig des nouvelles et l'arrivée des communautés qui étaient restées en arrière.

Le père Jean de la Croix avait rassemblé les deux maisons de Volhynie et celle de Podolie. Obligé, par l'autorité souveraine, de sortir de la Russie, il avait compris les embarras inévitables de sa position, et pour les diminuer, il avait sollicité la protection de l'autorité elle-même. On lui avait donné pour l'accompagner un membre du gouvernement de Volhynie ; l'évêque de Luzko, non content de lui remettre un certificat qui devait lui servir de recommandation auprès des supérieurs ecclésiastiques, lui donna encore officieusement son chancelier pour conseil et pour protecteur. Dans la société de ces deux hommes, qui furent pour lui et les religieux de vrais amis, il atteignit promptement les frontières de l'Autriche — la Volhynie touche à la Gallicie — et le Bug, qui était la limite des deux empires. Il rencontra aussitôt les mêmes obstacles que dom Augustin. Les soldats autrichiens, qui faisaient la garde, lui déclarèrent qu'il ne pouvait point passer. Il demanda à parler au gouverneur de Brody, et l'officier qui commandait la garde l'accompagna avec beaucoup de bienveillance, sans quoi il eût été arrêté sur le chemin ; mais le gouverneur se rejeta sur les ordres formels des ministres, et, tout en protestant de ses regrets, refusa le passage. Le père Jean de la Croix avait beau dire qu'il ne s'agissait pas d'un séjour, mais d'une simple traversée rapide jusqu'au territoire prussien ; il fut obligé d'expédier à ses frais une estafette au gouverneur de Lemberg ; alors seulement on lui envoya des commissaires du gouvernement, qui lui ouvrirent le chemin le long du Bug. Il était fort inquiet des deux communautés de la Russie-Blanche, des religieux et religieuses d'Orcha, dont le père Étienne était supérieur : elles avaient dû aussi prendre la direction de l'Allemagne, mais elles avaient cent lieues à faire avant d'y arriver ; elles pouvaient manquer de l'argent nécessaire, et le père Jean de la Croix, qui avait en dépôt les fonds de dom Augustin, ne savait où leur adresser leur part. Comme il approchait de Terespol, on vint lui dire qu'on avait aperçu près du pont de cette ville 'des hommes vêtus comme lui. Cet avis le rassura, il espéra retrouver enfin ceux qu'il cherchait ; il hâta sa marche, et sur le soir il aperçut dom Etienne et ses compagnons dans une situation étrange, qui n'est pas l'épisode le moins intéressant de ce voyage — veille de la Pentecôte, 31 mai 1800.

Les deux communautés de la Russie-Blanche étant arrivées à Brzesc, s'étaient trouvées prises comme dom Augustin, comme dom Jean de la Croix. entre la défense d'entrer en Autriche et la défense de rester en Russie. Brzesc communique avec Terespol par un pont sur le Bug, qui fait ainsi la communication entre les deux empires. On ne pouvait sortir de l'un sans entrer dans l'autre, et les Trappistes auxquels il était également interdit de reculer et d'avancer ne savaient que devenir, lorsqu'on leur indiqua sous le pont un terrain qui paraissait neutre, une île étroite que les monarques riverains n'avaient pas encore pensé à se disputer ; là, disait-on, ils pourraient séjourner sans inspirer de crainte ni à l'un ni à l'autre empereur, et attendre, sans essuyer de réclamations, l'arrivée de leurs frères ou les facilités indispensables pour continuer leur voyage. Le père Jean de la Croix n'eut pas plus tôt touché Terespol qu'il courut au pont, et il resta frappé du spectacle touchant qui s'offrit à sa vue. Une échelle inclinée contre le pont servait d'escalier pour descendre à l'île, sur laquelle reposaient ses pieds ; l'île avait à-peu-près six mètres carrés, quelques tentes y étaient dressées, et, sous ces tentes, les religieux avaient formé une communauté où rien ne manquait à la régularité, à la pratique de tous les devoirs monastiques. Un bateau, amarré à l'île, formait un monastère distinct et séparé pour les religieuses. Hommes et femmes vivaient là depuis plusieurs jours dans le silence et le calme, recevant quelques secours des âmes compatissantes de Brzesc et de Terespol, et attendant pour l'avenir les ordres de Dieu. Rejetés en quelque sorte par les hommes, chassés de la terre, isolés au milieu des eaux, ils s'étaient réfugiés dans le sein du père commun et dans la foi à sa Providence. Sans amis dans une contrée étrangère, sans guides à travers une domination ennemie, ils ignoraient quand viendrait la fin de leur épreuve, mais ils savaient que celui qui les avait appelés en Russie, et qui les en rappelait maintenant, leur ouvrirait les chemins au jour marqué dans ses décrets ; et dès lors, avec la joie bienheureuse de la reconnaissance et de l'espérance invincibles, ils lui rendaient grâces de ses bienfaits, et travaillaient à en mériter de nouveaux par leur fidélité à son service. Incomparable désintéressement des enfants de Dieu ! Le père Jean de la Croix, à quarante ans de distance, ne pouvait sans attendrissement nous rapporter ces détails. Il se pencha sur l'échelle, se fit reconnaître du père Etienne, et mit fin à ses incertitudes. Toutefois l'heure avancée, et l'obligation de trouver une demeure pour la troupe qu'il conduisait, ne lui permit pas d'amener encore dans la ville ceux qui étaient déjà établis au milieu du fleuve. Il les pria de prendre patience, et de célébrer dans leur île et sur leur bateau la fête de la Pentecôte, qui tombait le lendemain, leur promettant de les emmener deux jours après, sous la protection du commissaire qui l'accompagnait lui-même. Ce campement extraordinaire avait vivement ému les habitants de la contrée ; ils en conservèrent un souvenir religieux, et aussitôt après le départ des Trappistes, ils plantèrent une croix dans l'île comme monument des vertus qui l'avaient sanctifiée.

Cinq communautés étaient réunies ; le père Jean de la Croix nomma prieur le père Urbain, et sous-prieur le père Étienne, donnant toutefois à ce dernier la direction spéciale des religieuses. Il fit demander au gouvernement prussien des commissaires comme il en avait reçu de l'Autriche, et loua cinquante charriots pour transporter les personnes et les bagages à Varsovie. Un ordre parfait présida à ce voyage. Les religieuses partaient toujours les dernières, et ne suivaient le reste de la congrégation qu'à une assez longue distance. Le silence fut partout observé ; les frères convers allaient en avant préparer les repas pour l'heure régulière. On prenait quelquefois les repas en plein air, mais sans préjudice du recueillement et de la lecture, qui fait partie de cet exercice. Nulle plainte, nul murmure, même secret ou confidentiel. A Varsovie, on prit un peu de repos dans le faubourg de Praga. Le père Jean de la Croix employa ce temps à faire couvrir et fermer plusieurs grands bateaux, sur lesquels on établit des fourneaux, afin qu'il fût possible, sans débarquer, de suffire à tous les besoins des passagers. Il n'était pas lui-même sans crainte. Quelques ennemis de la religion, quelques-uns de ces esprits dangereux, qui n'ont que trop compromis la noble cause de la Pologne, essayaient de rendre générale leur haine des ordres religieux ; le père Jean de la Croix entendit même quelques menaces d'incendie : mais il dissimula à ses frères les alarmes qui ne pénétraient pas dans leur retraite profonde. Enfin, en dépit des espérances coupables, on s'embarqua sur la Vistule, et l'on rejoignit, chez les Brigittins et les Brigittines de Dantzig, les frères et les sœurs que dom Augustin y avait établis.

Si quelqu'un était tenté de croire que tant de vertus sont stériles, qu'au lieu de servir la religion elles lui donnent un aspect terrible, et tout en sanctifiant ceux qui les pratiquent, elles effraient et éloignent les âmes faibles, il nous suffirait de quelques mots pour répondre. Aux premiers jours de l'Eglise, lorsque les chrétiens prodiguaient leur sang en témoignage de la vérité, au moment même où ils tombaient sous la dent des bêtes féroces ou le couteau des sacrificateurs, leur charité mutuelle et leur douceur envers la mort changeaient tout-à-coup les païens, et l'on voyait des adorateurs des faux dieux, épris d'admiration pour ces proscrits, s'écrier : Je suis chrétien ! et demander place parmi ceux qui s'aimaient si tendrement, et qui mouraient avec tant de simplicité. Le long martyre des solitaires de la Trappe, dans ses diverses phases, eut un résultat analogue ; loin de diminuer la ferveur des vocations, il l'encouragea bien plutôt ; loin de ranimer la haine des hérétiques contre les œuvres de la perfection chrétienne, il la changea en bienveillance. Aveuglés par les préjugés de l'éducation, les protestans ne connaissaient pas les moines ; ils croyaient que la pénitence a pour principe l'égarement de l'esprit, et pour effet le malheur et l'abattement ; que l'humilité est une dégradation, et l'obéissance un esclavage. Ils ne virent pas impunément les Trappistes passer ou séjourner parmi eux. A ce calme qui brillait sur les visages après tant de travaux, à ces prévenances mutuelles, à cet empressement de services réciproques, à la joie que manifestaient les inférieurs en retrouvant leur abbé, ils comprirent que la mortification du corps est la délivrance et l'élévation de l'âme, l'humilité le principe de l'affection fraternelle, et l'obéissance l'expression de la tendresse filiale. Ils sentirent Dieu et la seule religion véritable dans la vertu des Trappistes, comme les païens, dans la constance surnaturelle de leurs victimes. Déjà, au moment de l'entrée de dom Augustin à Dantzig, ils avaient manifesté leur admiration par la franchise de leur accueil ; ils en donnèrent encore de plus grandes preuves lorsque les Trappistes quittèrent cette ville :

Dom Augustin songeait toujours à revenir vers l'Occident, moins pour s'y rétablir que pour s'assurer les moyens de passer en Amérique. Une traversée par mer offrait plus de facilité que la route à travers des États, dont une surveillance jalouse gardait l'entrée ; mais il lui fallait au moins trois vaisseaux, et l'argent lui manquait pour une dépense si considérable. Ce fut un négociant luthérien qui se chargea de transporter les Trappistes à Lubeck. Il fit tous les frais de l'équipement, il fournit tous les vivres ; un navire fut destiné aux religieux, un autre aux religieuses, le troisième au tiers-ordre. Les choses étant ainsi réglées, dom Augustin, toujours malade, et incapable de supporter la mer, se mit en route par terre, laissant au père Jean de la Croix le soin de conduire à terme l'expédition maritime. Il est difficile de sortir de la baie de Dantzig ; il faut saisir le montent, le coup de vent favorable, pour éviter les lenteurs d'une lutte pénible, et les violences de la bourrasque. En conséquence, les Trappistes et le tiers-ordre allèrent camper sur le rivage, sous des tentes, pendant que les religieuses prenaient possession de leur navire : Tous les jours le père Jean de la Croix disait la messe en plein air, à la portée des uns et des autres, et les frères aux pieds de l'autel, les sœurs sur le pont, participaient ainsi, malgré la distance, au même sacrifice. Le 2G juillet 1S00, à midi, le vent soufflant en poupe, on mit à la voile. Le père Etienne, et deux autres religieux, occupèrent, sur le vaisseau des Trappistines, la chambre du capitaine ; leur présence, nécessaire en tout temps pour l'administration des secours spirituels, devint plus nécessaire encore par les dangers qui ne tardèrent pas à se montrer. Les élèves, avec leurs maîtres, s'organisèrent en école régulière ; leurs études n'avaient jamais été interrompues clans les voyages, ni dans les voitures, ni même dans la marche à pied. Les maîtres ont même déclaré que jamais les enfants n'avaient apporté plus d'application au travail qu'à travers ces dérangements si fréquents et si capables de distraire de jeunes esprits par la nouveauté, ou de les abattre par la fatigue. Les religieux n'omirent pas une seule fois de psalmodier l'office, et de remplir tous les autres devoirs. La seule modification apportée aux pratiques ordinaires fut l'usage de la viande, permis aux Trappistes sur mer. Habituellement deux ou trois jours suffisent au trajet de Dantzig à Lubeck ; mais Dieu voulait que les Trappistes pussent dire avec saint Paul qu'ils avaient subi tous les périls pour son service : périls dans la patrie, qui les avait réduits à la fuite ; périls de la part des faux frères, des illuminés, et des philosophes de Bavière et d'Autriche ; périls de la part des voleurs, qui n'avaient pas même respecté leur pauvreté ; périls du climat, du soleil de la Pologne et des glaces de la Russie ; périls sur terre, périls enfin sur mer. Une violente tempête s'éleva, et assaillit avec fureur l'escadre monastique : les matelots plièrent les voiles, et désespérant de dompter par eux-mêmes la colère des flots, ils se mirent à prier. Les trois vaisseaux furent bientôt séparés et jetés à de grandes distances. Dans cette extrémité, chacun souffrait, et de son propre mal, et plus encore du mal des autres, mais surtout du danger de ces frères, que la mer avait emportés et ne rendrait peut-être pas. Les sentiments étaient les mêmes sur les trois vaisseaux ; la charité rapprochait, par cette correspondance, les passagers dispersés. Le danger fut assez grand pour qu'on se préparât à la mort. Chacun venait à son tour au confessionnal, c'est-à-dire dans un coin du bâtiment, séparé du reste par une planche ; les supérieurs, entre autres le père Etienne, avaient outre la fatigue commune, la peine d'entendre les confessions, de soutenir les cœurs par leur exemple, et de psalmodier l'office dès que le roulis accordait un moment de répit. Ce rude contre-temps retarda l'arrivée de douze jours. Dom Augustin, à qui ce péril avait été épargné pour le moment, attendait ses frères à Lubeck, non sans inquiétude. Celui qui pousse jusqu'aux portes de la mort et qui en ramène, qui livre ses serviteurs au danger pour leur faire mieux comprendre la protection qui les en retire, calma enfin les fureurs de la ruer, rapprocha les trois vaisseaux, et les conduisit sans dommage jusqu'au port désiré. L'abbé et les religieux séjournèrent pendant quelques semaines à Lubeck, et de là se dirigèrent sur Hambourg et sur Altona. Des maisons louées sur les bords de l'Elbe servirent de quartiers d'hiver ; les religieuses habitaient à trois quarts de lieue des religieux.

Il s'agissait de prendre un parti, de fixer enfin l'avenir de ces confesseurs intrépides, qui depuis trois ans cherchaient une solitude, et ne trouvaient que persécutions ; semblables au naufragé qui s'attache aux rochers d'une mer furieuse, et va se reposant d'écueils en écueils, jusqu'à ce que lui apparaisse le vaisseau libérateur ou la terre du salut. Pendant que ses frères étaient établis pour l'hiver sur les bords de l'Elbe, dom Augustin fit un voyage en Angleterre, pour demander tout à-la-fois des conseils et des ressources, pour voir par lui-même si l'entreprise d'Amérique était facile ou impossible. Il reçut un accueil honorable ; ses nobles infortunes étaient connues, et sa patience commandait l'admiration : elles lui valurent d'assez grands avantages. Le gouvernement anglais lui accorda, pour chacun de ses enfants, la pension que les prêtres exilés recevaient depuis le commencement de la révolution ; les élèves même du tiers-ordre étaient compris dans cette faveur. En même temps, un généreux émule de Thomas Veld lui offrit un établissement pour les Trappistines. Lord Arundel donna la maison de Stape-Hill, à sept lieues de Lulworth, et ouvrit ainsi l'Angleterre aux religieuses comme Thomas Weld l'avait ouverte aux moines.

Revenu sur le continent, dom Augustin s'empressa de mettre à profit ces succès, et de trouver quelques maisons entre lesquelles il pût partager ses nombreux en-fans. Il commença par expédier en Angleterre une colonie de religieuses, sous la conduite de la révérende mère Augustin — madame de Chabannes —. Ainsi fut fondée la Trappe de Stape-Hill, qui existe encore. Il en fit partir quelques autres pour la Westphalie ; elles devaient occuper un établissement voisin de Darfeld, sous la direction de dom Eugène, qui se chargeait de leur entretien. Ainsi commença le monastère de Trappistines qui a suivi les destinées de Darfeld. Il fallait également assurer une demeure aux religieux. Dom Augustin se ressouvint de Westmal, abandonné depuis sept ans, mais que la générosité des fondateurs conservait fidèlement aux fugitifs chassés par la guerre. Quoique la Belgique fit partie du territoire de la république française, dom Augustin ne désespéra pas d'y ramener la vie monastique : il donna ordre au père Jean-Baptiste, religieux de Darfeld, et au père Maur, de se rendre à Westmal, et de mettre le petit monastère en état de recevoir une colonie. Enfin, pour rapprocher ses compagnons de voyage des frères qu'ils avaient laissés en Allemagne, il quitta Altona avec les religieux et les religieuses qui lui restaient, et prit la route de la Westphalie (avril 1801).

Darfeld avait joui d'une paix profonde pendant l'émigration de la Val-Sainte. L'activité de dom Eugène suppléait à l'insuffisance des revenus, et pourvoyait à toutes les nécessités. Sa régularité inflexible maintenait la règle dans toute sa rigueur, et prévenait même tout désir et toute pensée de soulagement. Un religieux, profès de cette maison, qui nous a donné la plus grande partie des détails qu'on va lire, nous atteste qu'on ne connaissait pas le mixte — le soulagement du matin — à Darfeld, et qu'il ne l'a vu prendre qu'aux infirmes. Darfeld n'en était pas moins le rendez-vous des âmes ferventes, et de nombreuses vocations, en augmentant la communauté, rendait le monastère trop étroit. Vers la fin de 1799, la protection de la princesse Galitzin obtint d'un seigneur allemand, grand-veneur de Brunswick, un emplacement près de Dribourg, dans le diocèse de Paderborn, à quatre lieues de cette dernière 'ville. Dom Eugène fit partir une colonie pour cette destination le 2S novembre 1799. Les cérémonies du départ furent les mêmes qu'à la Val-Sainte, on attacha ensemble la croix du monastère et celle de la colonie, pour ne les détacher qu'à la dernière barrière, qui était le lieu de la séparation. Ceux qui devaient rester, comme ceux qui devaient partir, s'agenouillèrent d'abord en pleurant, puis s'embrassèrent avec tendresse, et se quittèrent si émus qu'ils ne purent continuer le chant. Le voyage s'exécuta dans la plus étroite pauvreté. Nous allons retrouver ici des circonstances analogues à l'expédition de Russie : mais au risque de tomber dans les répétitions, nous ne croyons pas devoir supprimer ces faits. Il est bon de considérer comment le même esprit animait les enfants de la même famille aux extrémités opposées de l'Europe ; comment les disciples de dom Augustin, formés par ses conseils, en faisaient l'application loin de lui, et reproduisaient de leur côté ses œuvres héroïques, sans les voir et sans les connaître encore.

Une pauvre charrette portait les livres de chant et quelques meubles. Chaque religieux portait sur ses épaules son oreiller et sa couverture. Le soir, on demandait l'hospitalité aux abbayes qui se rencontraient sur le chemin. C'était le temps où on ne fait qu'un repas par jour. Quand on arrivait vers six ou sept heures du soir, on commençait par chanter le Salve dans l'église. La dévotion d'une part, la curiosité de l'autre, ne permettait pas l'omission de ce devoir. On s'occupait ensuite de rompre le jeûne ; mais comme il était difficile de trouver, dans ces maisons d'observance commune, des aliments tout préparés qui pussent convenir aux pénitents de la Trappe, il fallait qu'ils fissent eux-mêmes cuire leurs légumes, ce qui retardait encore une réfection si nécessaire et si longtemps attendue. La chambre qui avait servi de réfectoire servait ensuite de dortoir ; on ne demandait pas de lit, mais seulement de la paille pour remplir les oreillers, et on la rendait exactement le lendemain. Rien n'était disposé pour recevoir les religieux sur l'emplacement qui leur était concédé. Il n'y avait pas encore de maison ; il fallut loger au milieu du monde, dans un rendez-vous de plaisirs, et conserver le recueillement au milieu du bruit. Il y a, près de Dribourg, une source d'eaux minérales chaudes, et un établissement de bains ; une chapelle et une salle de spectacle, les appartements des hôtes qui viennent à ces eaux, le logement et les cuisines du traiteur, forment un ensemble de bâtiments assez considérables ; de belles promenades, et des concerts quotidiens, ajoutent aux agréments du séjour. Dans la belle saison, c'est une affluence, un mouvement et un tumulte continuels. On logea les Trappistes dans le bâtiment du traiteur ; la place était vaste, mais, au mois de décembre, les provisions n'étaient pas abondantes ; les ressources du jardinage manquaient absolument. On acheta des légumes secs ; on essaya même de faire la soupe avec des feuilles de hêtres, comme les premiers religieux de Cîteaux ; mais on ne renouvela pas une tentative inutile. On comprit que la position n'était pas tenable, et on résolut d'aller solliciter l'hospitalité dans quelques abbayes du voisinage, en attendant les beaux jours. Chez les Bernardins d'Hardenhausen on passa deux semaines, et on se trouva fort au large, dans une grande salle chaude où se faisaient tous les exercices. Les dons recueillis dans ces diverses maisons permirent de retourner à la fontaine de Dribourg avec la certitude de se suffire désormais.

Au printemps (1800), on entreprit la construction du nouveau monastère. Pour trouver dans l'histoire monastique un établissement aussi simple, aussi pauvre, il faut remonter à saint Robert et à saint Etienne. Que les ennemis de l'Église viennent dire encore que la ferveur du moyen-âge est éteinte, que les œuvres de la superstition passée ont été rendues impossibles par le triomphe de la raison moderne ; il est facile de leur montrer au XIXe siècle les vertus du douzième. Le 3 mai, jour de l'invention de la Sainte-Croix, commença la construction ; ce fut un bâtiment en bois de quarante-deux pieds de longueur. Sept arcades, composées chacune de deux poutres qu'une mortaise réunissait à l'extrémité supérieure, enfoncées assez profondément en terre, à six pieds de distance l'une de l'autre, formèrent tout à la fois la charpente et le corps de l'édifice. On les réunit par des lattes, puis on couvrit le tout jusqu'au sol, de tuiles à crochet ; et en deux jours on eut une maison où dom Eugène coucha ainsi que l'architecte ; c'est le nom que se donnait en souriant le religieux qui avait dirigé le travail. Les jours suivants on organisa l'intérieur ; un plafond de bois divisa la hutte en rez-de-chaussée et en grenier. Le grenier devait servir de dortoir, le rez-de-chaussée était l'ouvroir, le chapitre, le réfectoire ; à l'un des bouts on éleva une chapelle sans autres matériaux que la terre glaise ; du papier de couleur en fut tout l'ornement et la peinture ; il n'y avait de place que pour le prêtre et son ministre ; les assistants entendaient la messe du milieu du bâtiment. Ce n'était là, il est vrai, qu'un abri provisoire, mais dès qu'il fut habitable, toute la communauté vint en prendre possession (16 juin 1800). On lui donna le nom de Saint-Liboire, évêque du Mans au Ve siècle, dont les reliques avaient été transportées à Paderborn dans le cours du huitième. Ce saint, également vénéré en France et en Westphalie était un lien de plus entre les deux nations qui se rencontraient dans le nouveau monastère. On y vécut immédiatement avec une ferveur digne de l'abnégation des fondateurs. Quelquefois, malgré la distance d'une petite lieue, on entendait la musique des bains de Dribourg aussi distinctement que si elle eût été à la porte. Loin de trouver quelque distraction dans ce bruit, on s'en faisait un nouveau motif d'expiation. La proximité des assemblées mondaines et des offenses qui s'y commettent envers Dieu animait d'une nouvelle ardeur le chant le l'office nocturne et la pratique de la pénitence. On travaillait ; comme à la Val-Sainte, à cultiver les terres et à donner à la maison les accroissements nécessaires, à élever à Dieu un temple moins indigne de sa gloire. Quelques jours après l'installation, dom Eugène posa la première pierre d'une église en maçonnerie qui devait avoir trente-quatre pieds de long sur vingt-quatre de large. On éleva une grange qui servit de magasin et de cuisine. On commença un bâtiment pour les religieux ; les travaux étaient déjà assez avancés ; la charpente même en était posée, lorsqu'un coup de vent le renversa au mois de novembre 1800.

Ce fut à la Trappe de Saint-Liboire près Dribourg, que dom Augustin vint se reposer pour la première fois de ses longues courses, de son pèlerinage de trois ans. A son retour d'Angleterre, il emmena des bords de l'Elbe les religieuses qui n'étaient point parties pour Stape-Hill ou pour Darfeld, et tous les religieux. Les premières vinrent s'établir à Paderborn, les seconds se dirigèrent sur Dribourg-. La Val-Sainte avait été abandonnée en février 1795 ; et le 17 avril 1801 les pèlerins de Russie, après une si longue séparation, se trouvèrent réunis aux frères qu'ils avaient laissés en Occident. L'éloignement, la diversité des événements au milieu desquels ils avaient été jetés, n'avaient apporté entre eux aucune différence ; les uns, pendant l'absence du Père commun, avaient gardé, comme un dépôt inviolable, ses instructions et ses règlements ; les autres, à sa suite, avaient puisé de nouvelles forces dans le surcroît même de privations que la fidélité leur imposait. Les edams de Dieu et de dom Augustin rassemblés d'un bout de l'Europe à l'autre se reconnaissaient à une touchante et catholique uniformité.

Dom Augustin semblait s'être proposé de donner un grand développement à Saint-Liboire. Avant même d'y entrer, il avait écrit aux religieux de réunir un bon nombre d'enfants pour le tiers-ordre. Son idée favorite était de contribuer au rétablissement de la religion par l'éducation des enfants ; il espérait par là faire le plus de bien possible, selon sa noble devise, et il consacrait à cette œuvre la plus grande partie de l'argent qu'il recevait de l'Angleterre. Il eût voulu surtout rassembler les edams pauvres et protestans, toutefois avec le consentement formel des familles, afin de les soustraire aux dangers de l'indigence et aux insinuations de l'hérésie. Ses ordres avaient été exécutés ; un frère parti de Saint-Liboire, ne négligea rien pour compléter le nombre demandé. Nous le vîmes revenir, dit naïvement un témoin oculaire, au bout de quelques jours, avec trente enfants, depuis sept jusqu'à dix ans ; la plupart étaient nu-pieds ou couverts de haillons ; quelques-uns ne pouvaient marcher, il les portait sur ses épaules. Et nous qui avions déjà tant de peine à nous procurer le strict nécessaire, et qui ignorions de quelles ressources disposait le révérend Père, nous ne savions comment y suffire. Le cellérier trouva une dame charitable qui vint provisoirement en aide à la communauté. Dom Augustin dédommagea dignement cette noble bienfaitrice.

Lorsque les religieux furent à leur tour arrivés à Saint-Liboire, dom Augustin ordonna de relever la maison abattue par le vent. Les nouveau - venus se joignirent aux anciens, et le genre de construction en usage dans le pays aida beaucoup à la rapidité des travaux. Quelques assises de pierre sur le sol pour résister à l'humidité et à la pluie servent de base à l'édifice ; le reste est construit en bois, par morceaux détachés que le marteau rapproche et scelle les uns aux autres ; la charpente remplace la maçonnerie ; une maison s'élève ainsi en quelques jours. L'église en pierre avait été bénite le 25 avril ; le 9 août dom Augustin présida le chapitre clans le nouveau monastère, et au mois d'octobre on éleva un autre bâtiment pour les élèves.

Néanmoins il devenait impossible de concentrer tant de monde dans un si étroit espace, et d'assurer la subsistance des religieux sur une propriété si restreinte. La concession de terre faite à Saint-Liboire n'allait pas au-delà de vingt arpents labourables. Dom Augustin chercha en conséquence une succursale, et loua le château de Velda (20 octobre 1801). Pendant que le père Etienne restait à Dribourg en qualité de prieur, chargé tout à-la-fois de la direction des religieuses établies à Paderborn, le père Jean de la Croix conduisit à Velda un détachement considérable de religieux de chœur, de convers, de frères et d'élèves du tiers-ordre ; en huit jours le nombre en monta jusqu'à cent vingt. La place ne manquait pas, mais l'établissement ne pouvait être que provisoire. Si dom Augustin pourvoyait à toutes les nécessités du moment par les secours qu'il recevait d'Angleterre, la maison n'offrait pas de quoi suppléer dans l'avenir au défaut de ces ressources passagères. On ne manquait de rien, et la dépense du tiers-ordre, beaucoup plus considérable que celle des religieux, était régulièrement couverte : mais il n'y avait d'autre propriété qu'un jardin, un petit champ de pommes de terre et un pré qui pouvait se faucher en trois sorties : ce n'était pas assez pour l'accomplissement du travail des mains et l'entretien d'une communauté. D'autre part, dom Eugène occupé à bâtir une maison pour ses religieuses était fort embarrassé d'anciennes et de nouvelles dettes auxquelles l'exposait trop de confiance et de désintéressement dans les marchés. Dom Augustin lui envoya 600 louis pour le tirer d'affaire ; car il regardait tous les monastères de la congrégation comme des branches de la même famille entre lesquelles tout devait être commun, dont le père unique était obligé de prendre un soin égal, et pouvait attendre de tous en retour le même dévouement et la même obéissance. Toutes ces charges lui faisaient désirer vivement de mieux assurer l'existence des siens par un établissement fixe et durable.

La malveillance qui vint alors s'attaquer à sa personne le confirma dans ce désir. La vertu des Trappistes et de leur chef, pour réunir tous les caractères de la vertu chrétienne, devait être méconnue et consacrée par la calomnie. On commença à dénaturer leur pénitence et leurs bonnes œuvres. On taxa de jansénisme les austérités monastiques ; on prêta d'infâmes intentions à la charité ; ce grand nombre d'en-fans pauvres recueillis, vêtus, instruits gratuitement, fut rendu suspect : l'ignorance populaire crut bientôt que l'abbé des Trappistes ne les réunissait que pour les faire mourir par des maléfices dans des mystères secrets. L'opinion générale en un mot remuée par ces accusations, donna des craintes au gouvernement. Par suite des guerres des Français en Allemagne, et des traités récents, le pays de Paderborn avait été cédé à la Prusse. Un souverain protestant régnait à la place des archevêques-électeurs. Le roi de Prusse jugea utile d'envoyer des commissaires dans les diverses maisons pour s'assurer de l'état des choses. On interrogea les religieux de Dribourg, de Velda, les religieuses de Paderborn ; on fit comparaître les supérieurs : mais on ne recueillit que des témoignages favorables. On ne trouva qu'à louer et admirer en dom Augustin. Cet homme, attaqué directement et spécialement, conservait le calme d'une bonne conscience. Son cœur, rassuré par l'innocence, ne laissait paraître au dehors ni inquiétude, ni empressement. Il ne songeait pas même à se justifier ; il attendait silencieusement que la vérité se fît jour et que l'unanimité des dépositions confondît la calomnie. Les commissaires du gouvernement prussien, qu'on ne pouvait soupçonner de partialité, détruisirent par leur rapport le mauvais effet des accusations qui retombèrent de tout leur poids sur leurs auteurs. Cette première tentative, au lieu de nuire, paraissait donc tourner à l'avantage des Trappistes, et doubler l'intérêt qui s'attachait à leur existence extraordinaire. Malheureusement l'ennemi du bien ne se décourage pas pour un premier échec. Comme il avait changé le cœur des empereurs de Russie et d'Autriche, il changea celui du roi de Prusse ; ce qu'il n'avait pu faire par les faux témoins, il le tenta par la politique et il l'obtint. Frédéric-Guillaume III ne pouvant rien alléguer contre les Trappistes les autorisa à rester dans ses États : puisqu'ils travaillaient pour vivre, il ne craignait pas qu'ils devinssent une charge pour lui ; mais il craignit que leur exemple ne ranimât parmi ses sujets l'ardeur de la vie religieuse. Ce prince, tristement célèbre par son zèle protestant, avait peur d'une institution catholique, même sur une terre orthodoxe. Il défendit en conséquence aux religieux de Velda et de Dribourg de recevoir des novices, disant qu'il avait besoin de soldats. Cette prohibition équivalait à un ordre formel de départ.

Dom Augustin n'avait pas encore renoncé à l'Amérique. L'espérance de convertir les sauvages avait enflammé son cœur. Il lui semblait que sans mission, sans prédication lointaine, mais seulement par le moyen du tiers-ordre, il serait facile d'opérer ce résultat. Les enfants sauvages, réunis, comme ceux de l'Europe, à l'école du monastère, recevraient la foi pour la reporter à leurs familles, et les élèves des Trappistes deviendraient les missionnaires des Américains. Cette pensée le consolait ; il la communiquait souvent à ses religieux, et répétait son mot favori : Oh ! que de bien ! oh ! que de bien ! Les insidieuses faveurs du roi de Prusse, en nécessitant la recherche d'un autre asile, donnèrent plus d'à-propos et de force à ce dessein. En même temps, la paix rétablie en Europe, la délivrance de la Suisse, lui rendaient l'espérance de rentrer à la Val-Sainte. Il s'adressa donc au sénat de Fribourg, comme il avait fait onze ans auparavant ; il sollicita les souverains seigneurs de prêter une seconde fois à ses religieux la maison que leurs travaux avaient agrandie.

Cette demande éprouva quelques difficultés. La révolution française n'avait point passé impunément sur le territoire de l'Helvétie ; elle avait laissé, même dans les cantons catholiques, des traces de ses doctrines, et des partisans dans les conseils publics. Il se trouvait maintenant au sénat de Fribourg plusieurs ennemis des ordres religieux. La requête de l'abbé des Trappistes fut d'abord combattue par les uns et mal soutenue par les autres. Si elle n'eût été connue que des sénateurs, elle eût été rejetée probablement, mais le peuple se souvenait des Trappistes ; il les regrettait ; il saisit avec joie l'espérance de les revoir ; les pauvres, les ouvriers firent une démonstration significative. Par toute la ville on suivait avec anxiété les délibérations du sénat, et la volonté populaire prévenait la décision des gouvernans : Nous voulons les Trappistes, disaient-ils ; ils nourrissaient les pauvres, ils élevaient les enfants ; leur départ a été pour nous une calamité ; qu'on nous les rende. Les réclamations étaient générales, presque impérieuses, et ressemblaient à une émeute. Le sénat ne put ou n'osa refuser, et le 5 mars 1502, la chambre administrative du canton de Fribourg écrivit à dom Augustin la lettre suivante :

Très révérend abbé nous saisissons avec empressement l'occasion que vous nous fournissez de vous être utiles, et c'est avec un vrai plaisir, qu'accédant à la demande que vous nous adressez, nous vous autorisons à aller habiter provisoirement, avec les religieux qui vous accompagnent, les édifices de la Val-Sainte, et à y pratiquer les exercices religieux de votre état. Afin de vous faciliter autant que possible cet établissement, nous chargeons le conseiller Louis Blanc, régisseur des biens de la Val-Sainte : 1° de mettre à votre disposition, contre un reçu, tous les meubles et ustensiles qui appartiennent au couvent et qui existent encore ; 2° de prendre des arrangements avec le fermier pour vous procurer le terrain qui peut vous être nécessaire pour jardin et plantations ; 3° de faire conduire incessamment du bois pour l'usage de votre ménage ; 4° de vous livrer, enfin, contre un reçu, la solde de son dernier compte. Vous voudrez bien, très révérend abbé, être le porteur des ordres que nous donnons au régisseur pour votre réception, et être bien convaincu que nous ferons tout ce qui peut dépendre de nous pour subvenir à vos besoins et contribuer à votre bien-être.

 

Les affaires étant ainsi réglées, dom Augustin n'avait plus qu'à s'occuper de retirer ses religieux des Etats prussiens. Il commença par organiser une colonie pour l'Amérique. Il venait de trouver un chef pour cette expédition ; car, tout ardent qu'était son zèle, il ne prétendait imposer à personne ces nouvelles fatigues ; il désirait être compris, secondé, mais il ne l'exigeait pas. Celui qui se présenta fut dom Urbain Guillet, profès de l'ancienne Trappe, infatigable, quoique infirme, et que le voyage de Russie n'était pas capable de détourner d'une entreprise plus périlleuse encore. Mon révérend père, dit-il un jour à dom Augustin, si vous me le commandiez, je partirais à l'instant ?Oui, mon fils, répondit l'abbé ; et de l'argent ? c'est que je n'en ai pas. — De l'argent, répliqua dom Urbain, ne vous en inquiétez pas ; si le bon Dieu veut que je réussisse, il m'en fournira les moyens. Permettez-moi seulement de prendre des sujets de bonne volonté autant que j'en trouverai, des bréviaires, quelques livres de chœur, quelques autres livres, un calice et un ornement ; je ne vous demande rien de plus. — Mais, mon fils, répondit le père abbé, vous ne songez pas que vous êtes souvent infirme et que parfois vous avez peine à marcher sans béquilles. — Laissez faire, dit encore dom Urbain ; j'ai confiance en Dieu.

Une telle ardeur, si conforme à la sienne, réjouissait dom Augustin. Il n'avait ni contraint, ni même engagé dom Urbain à prendre ce parti ; il s'était bien plutôt attaché à le dissuader. Il crut une pareille vocation assez éprouvée ; il lui donna donc le droit de choisir dans les divers monastères les compagnons qui souhaiteraient librement de s'attacher à lui, et l'autorisa à partir quand il jugerait le moment favorable. Le père Urbain sortit aussitôt de Velda, dans la compagnie d'un frère du tiers-ordre et d'un élève, et se dirigea sur Francfort, dans l'intention de descendre le Rhin jusqu'en Hollande, et de préparer là l'embarquement et les ressources nécessaires pour le voyage (oct. 1802).

Dom Augustin ayant décidé qu'on abandonnerait Dribourg et Velda, en partageait les habitants en trois sections ; les uns, les Français et les Piémontais, devaient retourner à la Val-Sainte ; les autres, les Allemands, à Darfeld ; les troisièmes devaient rejoindre dom Urbain, selon leur demande, quand il les appellerait lui-même. Cette nouvelle émigration se fit lentement et par degrés ; il était bon de ne pas surcharger par une trop grande affluence les maisons hospitalières qui se trouvaient sur les chemins, et de ne pas obérer, par une augmentation subite, les monastères où l'on devait se fixer. On partait ordinairement cinq, six, sept, huit à-la-fois, et toujours à pied. Un de la bande avait la bourse, faisait les frais, se mêlait seul des dépenses, en qualité de chef ; seulement on avait soin de confier secrètement à un autre une petite somme, en cas d'accident. Le déplacement commencé en 1802 ne se termina entièrement qu'au milieu de 1803.

Darfeld avait eu besoin de fonder Dribourg, pour donner un asile à la partie surabondante de sa population ; il eût été encombré par le retour de cette colonie, si plusieurs n'eussent demandé d'eux-mêmes l'émigration en Amérique, et si Westmal n'eût été remis fort à propos en état de recevoir une communauté. Les deux religieux, envoyés en Belgique l'année précédente, avaient été bien accueillis par les fondateurs ; ils en avaient reçu des meubles, du bétail, des instruments aratoires ; ils avaient retrouvé sous terre ce que les fugitifs y avaient caché à l'approche des Français. Au milieu d'une population catholique, et sur des landes qui ne faisaient pas envie à la cupidité, ils 'l'hésitaient pas à reprendre les usages monastiques dans le domaine même de la République. En conséquence, dom Augustin fit partir de Darfeld, au commencement de 1803, six autres religieux, qui rendirent la vie à la Trappe de Westmal, et commencèrent une prospérité qui a toujours augmenté jusqu'à notre temps.

La Val-Sainte fut repeuplée moins rapidement. Quelques religieux et quelques-unes des religieuses de Paderborn s'étaient hâtés de rentrer en Suisse après l'invitation du gouvernement de Fribourg. Mais un événement imprévu troubla leur confiance et retarda leur rétablissement définitif. Le 3 août 1802, les philosophes ayant prévalu tout-à-coup dans le conseil, obtinrent un arrêté qui ordonnait à tous les religieux de sortir du canton. Les pétitions des habitants du voisinage échouèrent d'abord contre cette violence, ou n'aboutirent qu'à une suspension provisoire du décret. Mais, en octobre de la même année, cette administration fut remplacée par une autre plus digne de représenter un peuple catholique et plus favorable aux moines. La liberté promise, puis retirée par une perfidie, fut rendue par un retour aux pensées de religion et de justice. La rentrée des Trappistes à la Val-Sainte s'effectua tranquillement, et s'acheva dans les premiers jours de mai 1803.

Dom Urbain, dans le même temps, rencontrait plus d'obstacles, et inaugurait dignement sur la terre d'Europe le voyage du Nouveau-Monde. Rejoint à Francfort par une des bandes destinées pour la Val-Sainte, il y avait choisi, en vertu des permissions de son abbé, et sur leur demande réitérée, plusieurs compagnons parmi les frères ou les élèves. Il resta avec eux sur les bords du Mein jusqu'à Noël (1802), vivant de bouillie à l'eau, de légumes et du pain, en petite quantité, que les habitus du voisinage lui apportaient, tout occupé d'ailleurs de se procurer, par des démarches heureuses dans les villes les plus rapprochées, le prix du voyage d'Amsterdam. Quand il crut l'avoir trouvé, il mit son monde en route, et donna l'exemple de marcher à pied, malgré les infirmités de ses jambes ; il avait confié les bagages aux messageries publiques ; ce soulagement lui semblait suffisant. Le désir seul d'arriver le premier, afin d'avoir le temps de préparer un asile à ses frères, le décida à monter en voiture à Cologne, pour abréger le reste du chemin. Mais quelque diligence qu'il fît, ses frères arrivèrent à Amsterdam avant qu'il y eût pourvu d'une manière convenable (16 janvier 1803). Le froid excessif qui commençait à sévir les avait souvent forcés d'interrompre leur marche et de s'arrêter auprès du feu dans les auberges. La retraite qu'ils trouvèrent à Amsterdam, dans une rue étroite et obscure, ne leur offrait que des murailles. Quelques bottes de paille leur servirent de lit ; du pain et du fromage furent d'abord toute leur nourriture. La santé la plus robuste aurait pu ne pas résister à ce dénuement. Le père Urbain, infirme depuis quinze ans, tomba sérieusement malade au bout de huit jours. Il n'en fallait pas davantage pour arrêter l'expédition par l'abattement du chef qui en avait conçu la pensée ; mais une disposition particulière de la Providence changea l'obstacle en moyen de succès. Un médecin fut appelé : il vit l'indigence du malade et de ses compagnons ; il en fut touché ; il le fit connaître dans la ville : il procura ainsi des secours. D'abord un particulier envoya aux Trappistes une provision de tourbe, et ce remède contre l'extrême rigueur du froid fut une amélioration sensible ; un autre se chargea de fournir chaque jour la provision de pain, un autre les légumes, un autre du lait ; quelques-uns offrirent de la viande, qui, rime cette circonstance, ne pouvait pas être interdite. La charité une fois avertie, ne se découragea pas, et jusqu'à leur départ, c'est-à-dire pendant plus de trois mois, les religieux vécurent dans l'abondance des choses permises par la règle.

Dès que dom Urbain fut rétabli, il s'occupa de recueillir les sommes nécessaires pour le départ. Il voulait emmener quarante personnes ; la dépense de chacune ne pouvait pas monter à moins de 500 francs : il s'agissait donc de trouver la somme de 20.000 francs. Il ne désespéra pas d'en venir à bout ; il avait été à bonne école sous dom Augustin ; il avait appris de son maître l'art d'intéresser Dieu et les hommes à ses entreprises. Nous avons déjà dit combien était grande sa confiance en Dieu ; il suffit de quelques faits pour expliquer ses succès auprès des hommes. On venait au devant de ses demandes. Un jeune homme déposa un jour sur sa table un gros sac en refusant de nommer le bienfaiteur. On eut bien vite dépassé son attente. Il put acheter un grand nombre de livres, un assortiment d'outils d'horloger, pour l'usage d'un frère dont l'industrie devait servir à la communauté ; des calices, des ornements, du linge d'église, des hardes régulières, une caisse de pharmacie, dix tonneaux de biscuit pour suppléer à ce que le navire devait fournir, et même une caisse de liqueurs pour obvier ou remédier au mal de mer.

Il pouvait maintenant, en toute sécurité, rassembler sa colonie. Il manda de Westphalie les religieux désignés par lui et par dom Augustin. Bientôt il lui arriva quatre religieux prêtres, parmi lesquels l'ex-prieur de Saint-Liboire, le père Basile, ancien chanoine de Cambrai, six frères convers, entre lesquels nous ne manquerons pas de nommer le frère Placide, profès de l'ancienne Trappe, dont le souvenir vit encore, et qu'on ne désigne que du nom de bon frère Placide, enfin huit. élèves. Les nouveau-venus, ajoutés aux anciens, portaient le nombre total à vingt-deux : dom Urbain compléta la quarantaine par un choix d'élèves que lui fournit la ville d'Amsterdam.

Dom Augustin voyait enfin ses autres enfants réunis en Helvétie. C'était le 3 mai 1803 que le père Étienne avait quitté Saint-Liboire pour retourner à la Val-Sainte. Les religieuses, en attendant qu'on leur eût construit un monastère, stationnaient à Villar-Vollar : les élèves habitaient plusieurs maisons dans les environs de la maison-mère. Il ne restait plus qu'à embarquer la colonie d'Amérique. Dom Augustin parut tout-à-coup à Amsterdam, le 20 mai, pour s'assurer par lui-même de l'état des choses, et organiser les pouvoirs. Il se fit rendre compte de tous les arrangements, et les approuva. Il témoigna bien quelque surprise en voyant tous ces inconnus que dom Urbain s'était associés, mais il s'en remit à sa prudence ; puis il le nomma supérieur, et retourna en Suisse. Le lendemain, 29 mai, les Trappistes mirent à la voile.