LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVII. — Première dispersion des Trappistes de la Val-Sainte. Invasion de la Suisse par les Français. Fuite des Trappistes, des Trappistines et du tiers-ordre à travers l'Allemagne, la Bohème et la Pologne. Leur établissement en Russie.

 

 

La chute de Robespierre avait ouvert une époque nouvelle qui semblait un commencement de réparation. Après ce long intervalle de deux années de terreur, la dissolution des Jacobins et la condamnation des patriotes les plus sanguinaires annoncèrent aux citoyens paisibles le rétablissement de la sûreté publique. La religion reprit quelque espérance lorsque la Convention révoqua elle-même ses décrets contre les prêtres, et sous le Directoire la tentative des théophilanthropes, succombant à un immense ridicule, servit à constater, au profit de la vraie foi, la nécessité d'un culte et l'impuissance des théories philosophiques. Enfin, la guerre quoique toujours terrible aux souverains étrangers, devenait plus généreuse et moins impie. Le général Bonaparte, en Italie, étonnait le monde par des actes d'une modération inattendue non moins que par la rapidité de ses conquêtes et les ressources fécondes de son génie. On avait vu un général républicain ménager le roi de Sardaigne, protéger les prêtres français dans protester de son respect pour le pape, et sauver le Saint-Siège par la dureté adroite du traité de Tolentino. Déjà on devait à l'ascendant irrésistible de ses victoires les préliminaires d'une paix qui, tout en assurant la supériorité de la république française, promettait aux vaincus le repos nécessaire.

Le coup d'état du 18 fructidor (4 septembre 1797) détruisit ces illusions. En France les plus mauvais jours reparurent : la religion fut de nouveau proscrite dans ses ministres. Au dehors la guerre se ranima avec une ardeur sacrilège. Bonaparte avait épargné le pape ; le Directoire, devenu ouvertement l'ennemi des prêtres, voulut ruiner le chef de l'Église. Il organisa à cet effet un odieux complot ; il souleva et dirigea une émeute contre un gouvernement qu'il avait reconnu ; il viola le droit des gens pour se donner le prétexte de le venger (28 décembre 1797) ; Duphot ayant péri dans la sédition dont il s'était fait le complice, la défense légitime des troupes pontificales fut qualifiée d'assassinat, et quelques semaines après, une armée française entrait dans l'état de l'Église, avec l'ordre d'enlever le pape Pie VI et d'établir la république romaine. En même temps la Suisse fut menacée. Jusqu'alors la révolution n'avait combattu que les puissances qui s'étaient liguées contre elle ; elle n'avait pas pénétré dans le territoire neutre de l'Helvétie. Mais cette fois, elle ne respecta plus les pacifiques montagnes ; elle se prétendit provoquée. Libérateur des peuples opprimés, le Directoire anima les Vaudois contre l'oligarchie de leur pays ; et déclara (28 décembre 1797) que la France prenait sous sa protection spéciale tout bon patriote réclamant ses droits naturels. Le trésor de Berne avait une grande réputation de richesse ; il renfermait de 15 à 20 millions ; on accusa cette ville d'être le foyer le plus actif des menées de l'émigration. Encore quelques jours et le général Brune allait entrer en protecteur dans le pays de Vaud.

Il y avait six ans que la Trappe, établie à la Val-Sainte, prospérait dans la pauvreté et dans la fidélité. Dom Augustin, après avoir formé les colonies d'Espagne, d'Angleterre, de Piémont et de Westphalie, voyait encore autour de lui une communauté florissante que de généreuses vocations venaient tous les jours augmenter. Livré sans partage au service de Dieu, au désir de faire le plus de bien possible, il était occupé à consolider son monastère de la sainte volonté de Dieu, et à organiser son tiers-ordre où accouraient déjà un grand nombre d'enfants suisses et français. Ait milieu de ces soins, sa vigilance lui annonça le fléau qui allait bientôt fondre sur sa nouvelle patrie ; il en comprit toute la gravité, il ne douta pas que l'occupation de la Suisse ne fût la ruine de la Val-Sainte et des établissements qu'elle avait formés autour d'elle. Quelle apparence, en effet, que la révolution respectât dans l'exil ce qu'elle avait chassé de France ; que l'impiété, atteignant enfin l'ennemi qui lui avait trop longtemps échappé, ne le détruisît pas avec tout l'acharnement d'une vengeance tardive ? Il était téméraire de braver le danger de front, et inutile au service de Dieu d'attendre tranquillement un désastre inévitable. Mais ce qui aggravait singulièrement les difficultés de la position, c'est que le parti de la fuite ne paraissait pas plus sûr que celui de la résistance. Où fuir en ce moment, où trouver un asile pour la vie commune et la régularité ? Au moins lorsque l'Assemblée constituante avait proscrit les ordres religieux, le sauveur de la Trappe avait eu le temps de s'assurer, au terme de l'exil, un pauvre toit pour abriter ses frères, une solitude pour y relever le temple profané et abattu : le départ n'avait été qu'un déplacement, une marche pénible au milieu des embûches de l'ennemi, un sacrifice méritoire et non une ruine, il n'avait pas séparé les membres de la même famille, ni brisé les liens de la communauté. Mais aujourd'hui, dans la surprise d'une attaque rapide et inexorable, le temps manquait pour chercher un protecteur, pour attendre sa réponse. Dans l'état d'épuisement où se trouvaient réduites les contrées voisines, surchargées de fugitifs or agitées par une guerre dont on avait espéré vainement la fin, l'hospitalité était lasse, la bienfaisance épuisée ; la seule pensée d'y conduire ensemble plusieurs communautés, d'y tenter un établissement fixe au milieu de tant de commotions, semblait déraisonnable. De chercher à rejoindre les colonies de la Val-Sainte, de transporter le siège de la congrégation en Espagne, en Piémont ou en Westphalie, c'était une entreprise non moins impossible ; car, outre qu'on retrouvait partout la guerre qu'il fallait fuir, et que ces maisons elles-mêmes pouvaient à chaque instant être dissoutes, il eût suffi d'une augmentation subite de sujets pour obérer et anéantir des monastères naissants et qui avaient tant coûté de privations à fonder. Il n'y avait plus qu'à céder à la nécessité, puisque la colère de Dieu le voulait ainsi, qu'à se disperser pour attendre dans l'isolement des temps meilleurs : ce serait l'épreuve de la persévérance, le discernement des forts et des faibles, l'affermissement des vocations certaines. Un jour, peut-être, la Providence permettrait à ses enfants fidèles de se réunir après la tempête, et de reprendre, dans leurs montagnes délivrées, le cours interrompu de leur pénitence et de leurs travaux. Ainsi eût raisonné la prudence humaine.

En présence de ces réflexions douloureuses, dom Augustin conçut un projet incroyable. Un païen a dit : Il n'y a qu'un salut pour les vaincus, c'est de n'espérer aucun salut : Una salus victis, nullam sperare salutem. Le chrétien, plus humble et plus fort, sait que le salut est surtout dans l'espérance du salut, dans la confiance en Dieu, qui déplace les montagnes et suspend le cours des astres. Il répugnait trop au sauveur de la Trappe de rendre à eux-mêmes, c'est-à-dire à l'incertitude, à la faiblesse de leur volonté aux tentations du monde, ces religieux, ces religieuses, ces instituteurs et même ces enfants qui avaient trouvé dans le cloître une direction, une sauvegarde, l'encouragement des bons exemples et l'appui des services mutuels. Il prit donc la résolution de fuir en communauté, ignorant où il s'arrêterait, mais sachant bien que Jésus-Christ a promis d'être au milieu des fidèles rassemblés en son nom. Ne nous séparons jamais, tenons-nous par la main sur les routes, dans les villes, chez les nations ennemies ou amies : tel fut son cri à la vue du danger et le secret de son espérance. En vérité, c'était une folie, mais il est une folie surnaturelle qui a sauvé le monde. Il s'agissait d'enlever deux cent quarante-quatre personnes de l'asile qu'elles occupaient avant de leur en avoir trouvé un autre ; de les conduire, de les faire accueillir chez des populations dont elles n'étaient ni attendues ni même connues ; d'inventer chaque jour, dans la pénurie d'argent, de nouvelles ressources pour fournir à leurs besoins ; de procurer l'observation fidèle de la règle à laquelle on sacrifiait tous les autres avantages, à travers les dérangements, les arrivées irrégulières, les départs précipités, les surcroîts de fatigue, l'encombrement et toutes les conséquences inévitables d'un tel voyage. Un dénouement si audacieux exigeait une activité sans repos, une abnégation capable de tous les sacrifices personnels, et, pour tout dire, des forces physiques supérieures à la nature humaine. Il fallait, pour conduire une telle expédition à bonne fin, porter seul les infirmités et les besoins de tous et de chacun, se multiplier par des apparitions fréquentes auprès des religieux et des gens du monde, pour consoler, soutenir, encourager les uns, pour gagner la bienveillance des autres ; saisir toutes les espérances, tenter tous les expédients avoués par la vertu ; souffrir sans dégoût les rebuts et les affronts, s'animer par les obstacles au lieu de s'abattre ; recevoir sans confiance téméraire les bons procédés et se garantir de l'illusion même des succès, et du relâchement qui en est trop souvent la suite. Dom Augustin crut qu'il était obligé d'accepter tous ces devoirs. Il crut qu'après avoir été choisi par Dieu pour sauver l'ordre de Cîteaux, et placé à la tête d'une nouvelle congrégation, il était obligé, comme l'apôtre, de se faire tout à tous pour les conserver tous à Jésus-Christ. La suite de cette histoire prouvera s'il a failli à la responsabilité qu'il avait assumée spontanément.

Les disciples furent dignes du maître, hâtons-nous de le dire, et de leur donner d'avance une belle part dans cette gloire dont leur abbé ne voulait qu'à la condition de la partager avec eux. S'il fallait un chef intrépide pour conduire le peuple de Dieu loin de la vengeance de Pharaon, il ne fallait pas un peuple moins fidèle pour le suivre à travers les dangers d'une route inconnue, et les misères sans cesse renaissantes d'un exil dont il était impossible de prévoir le terme. Cependant lorsque dom Augustin leur proposa son dessein, tous, hommes et femmes, l'acceptèrent avec empressement. Mais rien ne fut plus touchant, dans cette circonstance, que la fidélité des enfants du tiers-ordre. Ils étaient déjà si attachés à leurs maîtres qu'ils ne pouvaient consentir à s'en séparer. Dom Augustin leur laissa le choix de partir avec lui ou de retourner dans leurs familles, et en même temps il fit avertir les familles qu'il était également prêt à leur rendre leurs enfants ou à les garder si elles y consentaient. Un habitant du Valais était déjà venu plusieurs fois pour reprendre son fils, et ses démarches avaient été inutiles. L'enfant n'avait que dix ans, mais il se plaisait fort dans la société des religieux et ne voulait pas les quitter. Le père fit une dernière tentative, il n'omit aucune des raisons qui pouvaient fléchir une fermeté contraire à cet âge. Il le prit par les caresses les plus douces, par les affections les plus tendres. Il lui montra sa mère en pleurs et inconsolable de ne plus le voir, ses frères et ses sœurs impatiens de le retrouver. Il crut le séduire en lui décrivant les fêtes qui allaient célébrer son retour, les divertissements qui allaient être le prix de son obéissance. L'enfant était déjà au-dessus de ces petites tentations, il connaissait le prix des choses sérieuses, il répondait énergiquement : Je ne veux pas partir, je veux rester ici avec les pères. — Mais les pères s'en vont. — Eh ! bien, je les suivrai. — Mais ils vont trop loin, tu ne pourrais pas faire un si long voyage. Et l'enfant insistait et démontrait par beaucoup de bonnes raisons que ses forces étaient suffisantes, et que nul n'avait le droit de le ramener dans le monde. A la fin, le père fatigué lui dit avec colère : Fais donc comme tu voudras, je ne suis plus ton père. L'enfant, très sensible à un reproche si cruel et qu'il ne méritait pas, resta quelques instants absorbé dans le chagrin et parut vaincu ; puis, ranimant dans la foi sa première résolution, il saisit le petit crucifix qu'il portait sur la poitrine, et le montrant à celui qui le menaçait de ne plus l'aimer : Si vous ne voulez plus être mon père, dit-il, voici celui qui le sera. Cet homme, déconcerté par une telle réponse, n'eut pas la force de presser davantage, et se retira en admirant l'œuvre de la grâce. Malheureusement la mère qui n'avait point été témoin de cette scène, et dont l'amour maternel n'entendait pas raison, fit enlever son enfant de force puisqu'il ne voulait pas revenir de bon gré. Mais pour quelques familles, qui craignirent les peines du voyage et les douleurs de la séparation, il y en eut beaucoup qui pensèrent que l'exil offrait moins de dangers à leurs enfants que la patrie agitée par la guerre : et si quelques élèves du tiers-ordre retournèrent d'eux-mêmes auprès de leurs parents, le grand nombre obtint avec joie la permission de partager le sort de leurs maîtres. Il y en eut cent au moins, de l'un et de l'autre sexe, qui acceptèrent, sans la rechercher, la condition de confesseurs de la foi, et qui justifièrent par un courage indomptable le surcroît d'embarras que dom Augustin s'imposait pour eux. Nous en connaissons un qui a bien voulu rassembler pour nous le souvenir des évènements qui frappèrent le plus sa jeune imagination, dans le long voyage auquel il prit part en ce temps-là. Les souffrances de sa jeunesse ne lui ont pas rendu trop lourd le joug de Jésus-Christ : élevé au tiers-ordre, ravi ensuite à la solitude par la conscription, après avoir subi la gloire laborieuse des guerres impériales et la captivité anglaise, il est revenu chercher le repos dans les austérités de la Trappe qu'il édifie depuis vingt ans, et il conserve, après une si longue expérience, l'amour et l'admiration de ses premières années pour dom Augustin.

De toutes les contrées de l'Europe, celle qui paraissait la plus sûre, parce qu'elle était la plus éloignée de la guerre, c'était la Russie. Dom Augustin ne désespéra pas d'obtenir un refuge dans cet empire. Le czar Paul, qui régnait alors, avait autrefois vu et admiré la princesse de Condé. Il avait voyagé en France, en 1782, lorsqu'il n'était encore que grand-duc, sous le nom de comte du Nord. Accueilli à Chantilly, non en prince, mais en roi, au milieu des fêtes et des magnificences de ce délicieux séjour, il avait distingué la princesse Louise-Adélaïde, moins encore pour sa ravissante beauté que pour le charme de son esprit et de sa vertu. Dom Augustin, qui le savait, chargea la sœur Marie-Joseph de solliciter l'empereur de Russie en faveur des pauvres Trappistes. La courageuse novice ne craignant pas de fuir aux extrémités de l'Europe, écrivit immédiatement, et rappelant à l'autocrate le voyage de Chantilly, elle lui disait : Je prie l'aimable comte du Nord d'intercéder pour moi auprès de l'empereur Paul. Cette démarche devait avoir un heureux résultat. Dieu, qui déjà s'était servi des Anglais hérétiques pour recueillir une colonie de la Trappe, avait décrété que les Russes schismatiques recevraient sur leurs terres le chef de l'ordre et ses compagnons d'infortune, en même temps que leurs armées viendraient triompher aux pieds des Alpes pour relever la chaire de saint Pierre. Mais jusqu'à l'arrivée d'une réponse du czar, on ne pouvait raisonnablement compter sur aucune faveur, et à peine la lettre de la princesse était partie, que l'approche des Français rendit la fuite nécessaire. Dom Augustin s'occupa d'abord de mettre les religieuses en sûreté. Le 19 janvier 1798, une première colonie, à laquelle la princesse était jointe, partit en chars-à-bancs, accompagnée de dom Augustin, qui marchait à pied malgré le mauvais état des chemins ; à Martigny on trouva des berlines, le révérend Père monta une mule, et le soir on arriva à Bag : dom Augustin, dont les soins s'étendaient à tout, pourvut à la nourriture et au logement. Le lendemain, il leur fit la conduite jusqu'à Vevey, et, après les avoir remises au sous-prieur de la Val-Sainte et à quelques religieux qu'il leur donnait pour directeurs, il revint à la Sainte-Volonté-de-Dieu pour hâter le départ des autres, qui s'écoulèrent successivement par petites bandes. Le rendez-vous était à Constance d'où elles devaient se diriger sur la Bavière. La traversée fut assez heureuse ; quelques huées, dans un bourg avant Constance, furent la seule hostilité que leur attira l'habit religieux. Après une réception assez favorable dans cette ville, il fallut en sortir promptement. On prit aussitôt la route d'Augsbourg. Il y avait là un riche négociant, M. Bacciochi, très attaché à la religion, qui se fit un honneur de les recevoir dans sa maison de campagne, et de fournir à tous leurs besoins.

Nous avons dit plus haut (voyez ch. XVI) que la persévérance des premières religieuses de Cîteaux, vantée si justement par les historiens, avait été surpassée par les Trappistines ; voici des faits qui confirment ce jugement. Dans ce voyage la régularité fut maintenue presque partout ; quoique la supérieure toujours charitable et attentive pour ses filles eût égard aux circonstances, la nourriture n'était pas changée : les lits n'étaient que des couvertures, ou plutôt il n'était pas question de lits. Le plus grand adoucissement était de ne pas se lever au milieu de la nuit, dans la crainte de gêner les hôtes logés dans les mêmes auberges : on partageait le chant de l'office entre la matinée et la soirée. Quelquefois on ne trouvait pas même d'asile présentable ; la sœur Marie-Joseph fut réduite un jour à loger dans un fournil que la fumée devait rendre inhabitable, elle déclara qu'elle ne pouvait être dans un endroit meilleur pour elle. Et ce qui mérite le plus d'admiration dans cette fidélité, c'est qu'on ignorait encore à quoi aboutiraient les désirs et les espérances d'établissement à travers cette malheureuse destruction ; on s'obstinait à préparer un avenir qui n'arriverait peut-être jamais, on multipliait les épreuves pour la conservation d'un état qu'une bataille perdue ou un caprice de souverain pouvait rendre impossible. Mais l'incertitude de l'avenir, pas plus que les mortifications présentes, ne rebutait aucune de ces âmes ardentes. Tout allait à merveille dès qu'on avait l'espérance de servir Dieu librement le lendemain : le moindre petit avantage était un encouragement ; un soleil sans nuage, un ciel magnifique, un temps doux et presque chaud au mois de janvier, faisait dire que le bon Dieu traitait ses servantes en enfants gâtés. Ce que la sœur Marie-Joseph écrivait à son ancien confesseur de ses dispositions personnelles, peut s'appliquer à toutes ses compagnes : Tout est fait pour vous tranquilliser sur ma position que je ne changerais contre aucune, je vous assure. Si vous saviez comme je me sens non-seulement contente, mais fière de voyager et de me montrer aux yeux de l'Europe couverte des livrées saintes du Dieu auquel vous m'avez donnée... je préfère à tout d'être Trappiste même en courant le monde, comme je suis forcée de le faire aujourd'hui... A la vérité notre monastère est détruit, nous ne savons si nous en aurons d'autres, mais dussions-nous errer toute notre vie, tant qu'il restera des membres de notre ordre, je leur demeurerai unie.... Ma sœur Saint-Jean-Baptiste me fait dire de vous mander que, malgré les voyages, elle est chaque jour plus contente de son état. Vous voyez, mon père, que vous n'avez pas à vous reprocher d'avoir fait le malheur de vos filles. Oh ! non, jouissez au contraire ; pour ma part vous ne sauriez assez jouir du bien que vous m'avez procuré. Dieu seul, Dieu seul peut vous le rendre.

Cependant dom Augustin préparait sa seconde émigration. Pour s'entourer d'hommes capables, pour avoir à sa disposition des supérieurs subalternes dignes de toute sa confiance, il rappelait de Darfeld à Constance le père Etienne et il avertissait le père Jean de la Croix, alors à Sordevolo, de se tenir prêt au premier signal ; ce dernier était un religieux encore jeune que distinguait une prudence rare, une science élevée et une grande facilité de parler la langue latine. Dom Augustin en avait fait son confident, son conseiller, et son compagnon inséparable dans les voyages que le gouvernement de ses maisons le forçait d'entreprendre : dans la seconde partie du voyage qui commençait, le père Jean dé la Croix devait être le dépositaire de toute l'autorité de l'abbé. En attendant, dom Augustin désignait pour chefs des diverses bandes qui allaient quitter la Suisse, les plus habiles des religieux qu'il trouvait déjà sous sa main, entre autres le père Colomban, ancien Bénédictin, également redouté et aimé pour sa sévérité et son dévouement. Ce supérieur ne laissait passer aucune faute sans réprimande, mais il n'apercevait en ses frères aucune misère, aucun besoin, sans y subvenir aussitôt par ses conseils, son activité et sa vigilance. Toujours austère pour lui-même, malgré ses infirmités, il distribuait les soulagements aux autres avec un discernement qui satisfaisait les faiblesses particulières sans nuire à la régularité générale. Toujours grave, sa contenance seule inspirait le respect aux étrangers, et plusieurs fois, pendant l'émigration, elle suffit à contenir les hôtes des Trappistes, et à prévenir bien des familiarités, des offres séduisantes, des adoucissements inutiles, qui auraient porté atteinte au recueillement et à la rigidité de la vie religieuse.

La petite armée de dom Augustin était divisée en trois corps qui devaient se diriger sur Constance par trois routes différentes ; cette séparation était nécessaire pour ne pas encombrer les maisons religieuses ou privées auxquelles on demanderait l'hospitalité, et ne pas donner d'ombrage aux autorités dont il fallait traverser le territoire. On partit au moment même où les Français mettaient le pied sur le territoire de Fribourg ; tous les chevaux de la contrée étaient en réquisition ; les Trappistes ne purent emmener ceux qui leur appartenaient qu'à la condition de les renvoyer de la frontière. La bande conduite par dom Augustin se composait de quarante-quatre personnes, celle du père Colomban était plus considérable ; la première difficulté était d'échapper aux Français, la seconde de trouver chaque jour l'hospitalité. Dom Augustin gagna cependant la frontière de la Souabe et après quelques embarras obtint la liberté de passage. La Providence lui donna bientôt des marques visibles de sa protection, qui lui ôtèrent toute crainte et l'enhardirent à tout oser. Il arrive le soir même avec ses compagnons dans un village de la Souabe ; il entre dans l'auberge qui s'offre à lui. C'était le temps du carnaval ; or les aubergistes allemands ont l'usage de réunir, à cette époque de l'année, des musiciens pour attirer les amis du plaisir, et de multiplier les divertissements bruyants pour mieux inviter à la dépense ceux qui cherchent la joie et les distractions du monde. Un pareil lieu ne convenait guère à des pénitents silencieux ; toute la maison retentissait du bruit des instruments, du tumulte des conversations animées, de l'éclat des chants et des danses. Commuent ne pas entendre tout ce fracas, comment s'isoler pour la méditation, la lecture, le chant de l'office ? Cependant ils montent dans les chambres hautes, ils s'y installent ; ils commencent leurs exercices pieux, ils dominent par le chant des psaumes les chants profanes, ils improvisent un petit monastère dans un cabaret, et établissent leur régularité sur la tête de ces hommes que l'usage et le temps appellent aux excès de la table et de la boisson.

La maîtresse de l'auberge, frappée de ce contraste, admira ses nouveaux hôtes, et voulant offrir à leur vertu un grand sacrifice, elle congédia sa musique, ferma sa porte, et déclara qu'elle ne recevrait plus personne tant qu'elle aurait les Trappistes. Dom Augustin profitant de ce répit, laissa ses frères dans l'auberge, et prit les devants pour leur chercher un autre asile dans quelque monastère. Dieu le conduisit à Closterval à quelque distance d'Uberlingen. Des religieuses respectables l'accueillirent ; quoiqu'elles eussent déjà plusieurs émigrés, elles ne s'effrayèrent pas du grand nombre des Trappistes : Voyez, dirent-elles à l'abbé, si les bâtiments de nos cours peuvent suffire à vous loger, car nous avons d'ailleurs assez de légumes pour vous nourrir. Il revenait apporter à ses frères la bonne nouvelle que Dieu continuait à ne pas abandonner ceux qui avaient mis en lui leur confiance, il admirait la charité de ces bonnes filles instruites par leur règle à partager leur pain avec les pauvres de Jésus-Christ, lorsque, en rentrant à l'auberge, il fut surpris d'un acte de charité bien plus admirable encore. Son absence avait duré plusieurs jours ; la dépense de ses frères, malgré leur sobriété, montait au-delà de 200 francs ; la maîtresse de la maison aurait pu faire valoir en outre la perte qu'elle avait éprouvée en tenant sa maison fermée aux plaisirs du carnaval. Mais loin de compter ainsi, cette généreuse chrétienne refusa même de recevoir les 200 francs qu'elle avait déboursés, et comme pour affranchir ses hôtes de la reconnaissance, elle (lit à dom Augustin : « Je suis bien assez payée par toutes les lionnes prières que vos frères ont faites chez moi je ne veux rien de plus.

Après avoir pris congé de cette noble bienfaitrice, les Trappistes gagnèrent Closterval. Aux attentions délicates, aux marques de bonté qu'on leur prodigua, ils reconnurent que c'était bien dans la plénitude de la charité que les religieuses les avaient accueillis ; il leur fut impossible de croire qu'ils étaient à charge à la maison. Leur séjour s'y prolongea un peu ; ce qui donna à dom Augustin le temps d'aller plusieurs fois à Constance pour y attendre ses autres bandes, pour leur préparer mie habitation, leur trouver des bienfaiteurs. En arrivant enfin au rendez-vous, ces fugitifs retrouvant leur père, lui racontaient avec bonheur le soin que la Providence avait pris de leur voyage, et l'approbation incontestable qu'elle accordait à leur entreprise. Les émigrés qui stationnaient à Constance et surtout les prêtres français rivalisèrent de bienfaisance envers les nouveau-venus. On les logea hors de la ville, et tous les jours on leur portait le nécessaire.

Quelque favorable que parût être le commencement de la fuite, dom Augustin ne s'endormait pas dans la sécurité. Constance était trop rapprochée de la Suisse et des envahisseurs français, pour qu'il fût permis d'y espérer un long repos. Bientôt, en effet, l'ennemi menaça la Souabe, et dom Augustin se prépara à gagner la :Bavière. Il ne savait pas cependant s'il y serait accueilli. L'électeur de Bavière, Charles-Théodore, venait d'accorder un asile à la princesse de Condé, et à ceux qui l'accompagnaient, dans son château de Furstenried, près de Munich, mais seulement pour y attendre les réponses de la Russie. La princesse écrivait le 24 mars 1798 « Nous y sommes venus promptement à cause de l'âge et de la santé chancelante de ce prince ; il est bon d'y être en cas d'évènements. Nous avons les passeports pour la traversée des états de l'Empire, si nous allons en Russie. Jusqu'à présent on m'accorde assez ce que je demande, mais pour un certain nombre d'individus ; et je vous avoue que le monde entier du révérend Père abbé, en marche de ce même côté tout à-la-fois, m'effraie un peu quant à la continuité de succès dans les démarches. Ainsi, la princesse elle-même n'obtenait que provisoirement le droit de résider en Bavière, et le nombre de ceux avec qui elle pouvait partager ce bienfait était limité. L'empereur promettait le passage, mais uniquement pour aller en Russie, et les réponses de Russie n'arrivaient pas. Néanmoins dom Augustin dirigea ses religieux sur Augsbourg, espérant, non sans apparence, que leur vue seule parlerait éloquemment en leur faveur ; qu'il suffirait de montrer leur constance plus forte que hi persécution, leur inflexible amour du devoir, leur résignation sublime, pour réveiller dans les cœurs des princes et des peuples tous les nobles sentiments, et pour donner à la charité un nouveau zèle et de nouvelles ressources.

C'était, on en conviendra sans peine, un beau spectacle que la marche de ces pèlerins. Ce qu'on avait raconté de leur genre de vie extraordinaire était au-dessous de ce qu'ils en laissaient voir aux populations nouvelles dont ils traversaient les terres : la réalité dépassait la renommée. Que toute la colonie marchât en une seule troupe, ou qu'elle fût partagée en plusieurs bandes, on observait partout le même ordre et la même discipline. L'heure du lever était fixée chaque jour, d'après l'heure du coucher. On récitait l'office nocturne ; on entendait une messe quand il était possible d'avoir un autel, puis on partait. Les frères convers avaient d'avance chargé les voitures des lits, c'est-à-dire des couvertures et des traversins, des écuelles en bois et des marmites, des provisions de légumes, des livres et des orne-mens. On y laissait quelque place libre pour les vieillards, les infirmes et les enfants. La communauté se divisait en trois chœurs ; les religieux en tête sur deux lignes, les convers dans le même ordre, puis, à une certaine distance, les edams du tiers-ordre avec leurs professeurs ; la classe se faisait pendant la marche ; on traduisait Esope ou Virgile ; les maîtres servaient de dictionnaires. Les religieux récitaient leur office aux heures canoniales ; on y ajoutait par jour trois chapelets, et alors les enfants se rapprochaient de la communauté pour réciter cette prière avec elle. De deux en deux heures il y avait une halte, un repos d'un quart d'heure que les plus fervents consacraient à l'oraison ou à la lecture au pied d'un arbre. Quand on arrivait dans l'endroit où l'on devait passer la nuit, que l'on dût louer une grange ou stationner dans une auberge, ou qu'on fût attendu dans quelque abbaye, on commençait, pourvu que l'heure ne fût pas trop avancée, par aller à l'Eglise pour y chanter le Salve Regina comme au monastère. Le père cellérier s'occupait du repas ; il le préparait selon la règle : point de beurre, point d'huile ni d'œufs, ni de poisson ni de vin. Seulement la part de pain était augmentée en proportion de la longueur de la marche ou du retard. Quelquefois on mettait une montre sur la table pour ne pas se laisser surprendre par l'heure de minuit ; les prêtres qui voulaient dire la messe ou ceux qui voulaient communier le lendemain, cessaient de manger quelques minutes avant ce terme rigoureux. Les religieuses n'étaient pas moins fidèles que les hommes ; dans un monastère où elles avaient reçu une généreuse hospitalité, elles regrettaient le soin qu'on prenait d'elles : On nous met du beurre dans ce que nous mangeons, disait la sœur Marie-Joseph, ce qui me parait maintenant comme de la graisse toute pure, j'aime mieux nos fricassées. Les enfants soumis à de rudes privations, quoiqu'en sût toujours leur donner les adoucissements que réclamait leur faiblesse, ne pensaient ni à la fatigue, ni à la pauvreté, ni à l'abstinence ; ils gardaient leur compassion, nous a dit un témoin oculaire, pour les malheurs des héros dont ils traduisaient l'histoire. Après le repas, on préparait les lits : chacun prenait son paquet, étendait sa couverture, soit sur le plancher, soit sur un banc ; et comme l'appétit avait assaisonné agréablement le repas, la fatigue assurait un sommeil paisible.

De temps en temps, surtout en Allemagne, la vie était moins rigoureuse. Dom Augustin précédait presque toujours sa colonie. Accompagné d'un religieux, Allemand de naissance, qui lui servait d'interprète, et muni, autant qu'il lui était possible, de lettres de recommandation pour les autorités des villes, il allait frapper à la porte des monastères ou des princes : à ceux-ci il demandait la permission du passage, à ceux-là l'hospitalité. Il était rare qu'on le rebutât. Son 'affabilité, une certaine majesté empreinte dans ses traits, la simplicité même de son vêtement blanc et de sa croix de bois battant sur sa poitrine, lui gagnaient le respect et la bienveillance des protestans aussi bien que des catholiques. Dès qu'il avait obtenu un asile, il retournait chercher ses frères, et après les avoir installés pour quelques jours chez leurs bienfaiteurs, se refusant à lui-même le repos qu'il leur donnait, il prenait les devants pour leur découvrir une autre station. Quand la colonie était divisée par bandes, il pourvoyait, par un redoublement d'activité et de sollicitations, aux besoins de chacune. Il se montrait partout, tantôt auprès des religieuses, tantôt auprès des religieux. Il aplanissait les difficultés qui avaient pu s'élever en son absence ; et dès qu'il avait tiré les uns d'embarras, il courait avec empressement vers d'autres qui invoquaient sa présence et son secours.

Lorsqu'il stationnait au milieu des religieux, qu'il marchait ou s'arrêtait avec eux, sa vigilance conciliait tous les devoirs et toutes les nécessités (lu moment. Régularité et charité, telle était sa méthode inflexible de gouvernement. Pendant la marche, s'il voyait quelqu'un de ses edams trop fatigué, il lui commandait d'aller prendre place sur une des voitures, il prévenait les désirs légitimes de soulagement. Quand on arrivait au lieu du repos, il s'occupait avant tout des infirmes, sa parole les consolait, son ingénieuse sollicitude leur trouvait, dans le dénuement même, ce que leur état réclamait ; et ces marques d'une tendresse particulière n'étaient pas une préférence, car il les aimait tous également : chacun devait se croire l'égal de tous dans son affection ; il eût été impossible de discerner dans cette grande famille qui avait la première part du dévouement paternel. D'un autre côté, il évitait à leur persévérance les exemples, les tentations de relâchement. L'hospitalité généreuse que ces fugitifs recevaient quelquefois leur était le plus grand danger. L'aspect des riches et magnifiques abbayes d'Allemagne, la vie assez commode qu'on y menait, auraient pu exciter des regrets dans l'esprit de quelques-uns, quand même les prévenances dont ils étaient l'objet ne les auraient pas invités insensiblement à retrancher quelque chose de leurs austérités. Dom Augustin, gardien jaloux des coutumes antiques, tenait ses religieux à l'écart de leurs hôtes, et il n'acceptait rien pour eux qui ne fût conforme à la discipline de la Val-Sainte ; il les gouvernait en communauté distincte de la communauté à l'intérieur des mêmes murs. Un jour il se trouvait avec quarante des siens dans une abbaye de Cisterciens mitigés. Un Trappiste est saisi d'une fluxion de poitrine, dom Augustin demande aussitôt une chambre particulière où il puisse traiter plus librement le malade. L'abbé de la maison veut voir lui-même l'infirme, et se fait accompagner de son médecin. Le docteur, dont l'apparence n'avait rien de monastique, déclare, après un long examen, que le religieux est perdu si on ne lui donne à l'instant le meilleur lit de la maison, le meilleur vin de la cave, et un régime à la volaille pendant un mois. Dom Augustin ne s'émut point de cette sentence ; il remercia l'abbé et son médecin de leur intérêt, et suivant les usages de l'infirmerie de la Trappe, il confia le malade au religieux qui servait de docteur aux Trappistes ; celui-ci, avec trois saignées et du bouillon aux herbes, sauva son frère et la règle.

S'il est juste d'exalter ici les vertus de dom Augustin, c'est un devoir essentiel d'ajouter que l'affection filiale de ses religieux égalait la sienne, que leur obéissance rendait le commandement très facile en le devançant. Dom Augustin était tout pour ses religieux ; un père, dont l'abnégation et le zèle infatigable méritaient un amour infini, un bienfaiteur qui, leur donnant à chaque instant de son nécessaire, méritait un dévouement sans réserve, un protecteur dont les ressources, les sauvant chaque jour des malheurs les plus graves, méritaient une confiance aveugle. Aussi ils le suivaient loin de la patrie, sur la route de l'exil, sans s'inquiéter de leur avenir, puisqu'il s'en chargeait. Une parole de ce guide ranimait tous les courages ; sa vue, après une absence de quelques jours, réparait toutes les fatigues, toutes les peines, toutes les privations. C'est par une telle correspondance de sentiments entre le père et les enfants, que la réforme s'est maintenue intacte parmi tant d'occasions qui semblaient devoir lui porter des coups irréparables. L'émigration a duré cinq années ; loin de modifier, de restreindre les vertus des Trappistes, elle n'a fait qu'ajouter à leurs mérites celui d'une plus grande difficulté vaincue. En rentrant à la Val-Sainte ils se sont retrouvés dans le même état qu'au moment du départ, et comme ils n'avaient abandonné aucun de leurs usages pendant la durée de la grande tribulation, ils n'en ont eu aucun à reprendre quand l'heure du repos est arrivée.

Reprenons l'histoire du voyage. Nous avons laissé les Trappistes en marche sur Augsbourg. Après avoir visité plusieurs abbayes, ils arrivèrent dans cette ville. M. Bacciochi les accueillit généreusement, et non content de l'hospitalité qu'il leur accorda, il voulut encore pourvoir aux besoins de l'avenir. Il offrit à dom Augustin une caisse pleine de ducats : Prenez cet argent, mon père, disait-il ; si vous revenez, et que vous puissiez me le rendre, vous le ferez ; dans le cas contraire, je vous l'abandonne. A ce moment, le czar répondait enfin à la sœur Marie-Joseph. Le titre de princesse, le nom de Condé, n'avaient pas permis un refus au Moscovite. L'exprès, qui apporta les lettres de l'empereur et de sa femme, avait ordre de prendre sur toute la route les ordres de la princesse. Ces souverains, disait la princesse elle-même, ne savent pas ce que c'est qu'une sœur Marie-Joseph. Un abbé russe devait se trouver à Brest-Literverst — en polonais Brzesc Litowski — pour la recevoir ; les ordres étaient donnés au maréchal, prince Repnin, pour qu'elle trouvât sur son chemin toutes les commodités possibles ; un asile était accordé dans la ville d'Orcha, en Pologne russe. Mais le bienfait si pompeusement étalé dans la lettre de l'impératrice, était plutôt une politesse de souverain à altesse sérénissime qu'un engagement sérieux envers un grand ordre proscrit. Le czar n'accordait qu'un asile et non un établissement durable, et il fixait à quinze religieuses et à quinze religieux le nombre de ceux qu'il voulait bien recevoir. Toutefois dom Augustin saisit avec bonheur ce commencement de succès. Il espéra obtenir davantage lorsqu'il serait sur les lieux, et ne songea plus qu'à avancer. La bonté de l'électeur Charles-Théodore lui permit d'amener ses fières à Munich, et de leur donner du repos dans le château de Furstenried.

Quoique les Trappistes n'eussent pas l'espérance de s'établir en Bavière, ils n'apprirent pas sans étonnement que leur séjour dans cette contrée attirait des embarras à l'électeur, et qu'il faudrait se remettre en route avant d'avoir obtenu de quelque autre prince une assurance formelle. Après avoir fui devant les armes des Français, il fallait fuir devant les complots des philosophes. L'esprit philosophique avait fait, pendant le cours du XVIIIe siècle, de grands ravages en Allemagne. Les princes eux-mêmes en avaient été les instruments ou les directeurs. La Bavière en était travaillée comme les autres provinces. L'électeur Maximilien-Joseph avait, sous cette influence, porté une loi contre les moines et les biens de mainmorte. Sous Charles-Théodore, Adam Weishaupt avait fondé la secte des Illuminés, société secrète qui devait avoir pour but de détruire toute supériorité ecclésiastique et politique, de rendre à l'homme la liberté et l'égalité primitive dont il avait été dépouillé par la religion et les gouvernements, et d'établir ainsi une indépendance absolue, à l'ombre de laquelle les initiés régiraient le monde, non en renversant les gouvernements, mais en les dirigeant. Le mysticisme allemand encouragea cet institut impie, et lui attira des partisans dans toutes les classes. Charles-Théodore avait banni les Illuminés par un décret rigoureux, mais il n'avait pas détruit l'esprit mauvais qu'ils avaient répandu autour d'eux, la haine des institutions catholiques et surtout des moines. La bienveillance qu'il témoignait aux Trappistes déplut aux chefs de l'opinion ; des murmures s'élevèrent contre ces moines étrangers dont on surchargeait un pays qui en comptait déjà trop d'indigènes. L'électeur céda. Sans congédier précisément ses hôtes, il leur donna à entendre qu'il ne pouvait pas les conserver. Il leur fit construire deux radeaux surmontés de cabanes de planches : sur l'un montèrent les femmes, les religieux sur l'autre, et toute la colonie réunie gagna ainsi le Danube pour se diriger sur Vienne.

A l'entrée de l'Autriche proprement dite, nouvel obstacle. Il faut s'arrêter pour attendre des passeports ; l'abord des états patrimoniaux de l'empereur est impossible à qui n'a pas une permission de passage en règle. On attendit dans un monastère qui avait été supprimé par Joseph II. Cc retard sembla, du reste, avoir été ménagé par la Providence pour familiariser ht population avec l'habit et les pratiques de la Trappe. Un des enfants du tiers-ordre mourut pendant ce séjour : la communauté eut le loisir de lui rendre les derniers devoirs avec toutes les cérémonies cisterciennes. La curiosité publique, déjà excitée par l'arrivée de ces étrangers célèbres, put se satisfaire à l'aise par le spectacle extraordinaire de l'inhumation. L'enfant portait l'habit religieux des élèves. On l'exposa dans ses habits et la face découverte. De tous côtés on accourut pour le voir. Un air de paix et de bonheur, la douceur du visage, même après la mort, donnait un charme réel à ce petit cadavre. Les uns le couvraient de fleurs, les autres d'images pieuses. Mais ce qui toucha le plus la multitude, ce fut la cérémonie suprême du cimetière. Après les encensements du corps et de la fosse, on vit tout-à-coup un religieux descendre vivant dans l'habitation de la mort. Il prit l'enfant dans ses bras, et le déposa doucement sur cette couche où il devait dormir jusqu'à la résurrection générale. Alors il s'éleva un murmure universel de surprise et d'admiration pour les hommes qui savaient rendre la mort aimable par la charité, et donner une grâce touchante aux idées lugubres qui répugnent si fort à la faiblesse de la nature humaine. Cependant le cadavre avait disparu sous la terre ; toute la communauté se prosterna, et d'une voie lamentable prononça le cri de la détresse et de l'espérance : Domine, miserere super peccatore, qui se répète trois fois pour faire entendre que chacun veut le répéter toujours jusqu'à l'heure de sa mort. L'émotion des assistants augmenta à cette vue, et ils disaient : Ah ! la charité de ces bons religieux n'est pas une charité passagère, puisqu'elle accompagne si tendrement jusqu'au tombeau, et au-delà, ceux dont la mort les sépare. Ce bon peuple, touché jusqu'aux larmes, aurait voulu retenir chez lui les Trappistes ; ils offraient même d'écrire à l'empereur pour en obtenir la permission ; mais la prudence ne permit pas d'accepter une proposition qui n'offrait aucune chance de succès.

Nous le répétons, il suffisait aux Trappistes de se montrer pour gagner des amis. En voici une nouvelle preuve : les passeports étant arrivés, on put entrer dans les Etats autrichiens. A quelques journées de Vienne, la colonie s'arrêta vers quatre heures du soir dans une ville dont nous regrettons de ne pouvoir retrouver le nom. Le père abbé n'y connaissait personne, et cette fois, il n'avait pu préparer d'avance le repos de ses enfants. Mais nous savons qu'il avait l'habitude, à chaque station, de chercher d'abord l'église paroissiale, et d'y chanter le Salve Regina. La fidélité à cette pratique le servit mieux, dans la circonstance présente, que les recommandations les plus honorables. Dès que la communauté se fut mise en route, religieux, convers et enfants, vers l'église, le peuple, accourant à l'envi, forma derrière eux une procession bien plus longue, qui grossissait à chaque pas. A peine les portes de l'église furent ouvertes, que la multitude s'y précipita, et que le curé eut besoin de toute son autorité pour réserver à ses hôtes une place convenable. L'abbé rangea les religieux de chœur sur deux lignes, les convers derrière eux, et les enfants sur trois lignes, par ordre de taille, devant les marches de l'autel. Quand tout fut ainsi organisé, il fit signe au maître-chantre d'entonner le Salve. On chanta avec une ferveur et une force que les fatigues de la soute rendaient plus admirables. Nous comprenions notre position, dit naïvement un témoin de cette scène, nous sentions le besoin d'élever la voix pour nous faire entendre de celle qui est appelée à si juste titre Mère de miséricorde, consolatrice des affligés. Et jamais peut-être les paroles de cette belle antienne n'avaient offert un plus touchant rapport avec la condition des suppliants : Ad te ela mamus, exules filii Evœ ; exilés du royaume du ciel par le péché d'Eve, exilés même de la patrie terrestre par leur fidélité à leur état, ils présentaient à la Mère de miséricorde, à titre égal, le malheur de leur origine, et les épreuves de leur vertu : ad te suspiramus, gementes et flentes in hac lacrymarum valle. Combien, aux douleurs naturelles de la vie, ils avaient ajouté de peines et de tribulations de leur choix ! combien elle était longue cette vallée de larmes qu'ils suivaient si généreusement ! quel prix ne méritait pas leur espérance invincible ? Les assistants, émerveillés, demeuraient dans le respect et le silence, lorsque, à l'invocation O clemens, ils virent les enfants élever vers le ciel leurs petites mains, puis se prosterner sur les articles, puis se relever et se prosterner encore aux invocations suivantes : O pia ! O dulcis Virgo Maria ! semblables aux anges qui présentent à Dieu, dans des vases d'or, les parfums qui sent les prières des saints. Alors l'attendrissement éclata, et un murmure pareil au bruit des feuilles parcourut toute l'église. Le père abbé, après avoir chanté la collecte, donna le signal pour l'oraison qui suit toujours le Salve, ne voulant rien omettre du service de Dieu avant de s'occuper du service des hommes, et attendant l'heure de la Providence. Le Dieu qui a dit : Cherchez d'abord mon royaume et ma justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît, ne se fit pas attendre longtemps. A peine le révérend Père était à genoux, que plusieurs des notables de la ville s'approchèrent, et le prièrent d'entrer à la sacristie. Là, ils lui demandèrent tous ensemble : Qui êtes-vous ? d'où venez-vous ? Votre chant, votre piété, nous ont émus jusqu'au fond des entrailles ; avez-vous des amis, une retraite dans cette ville ? Le révérend Père répondit d'un air riant : Nous sommes des religieux de la Trappe, qui fuyons la persécution ; nous n'avons d'autre asile pour cette nuit que cette église, et d'autre protecteur que celui qui y réside. — Eh bien, reprirent les bons Allemands, nous voulons être la Providence de Dieu à votre égard. Allons, vénérable abbé, soyez le bienvenu, nous allons nous partager votre nombreuse famille. Cette proposition, une fois connue, fit aussitôt des envieux ; plusieurs autres citoyens voulurent avoir part à la bonne œuvre, et en quelques instants toute la colonie était divisée entre ses bienfaiteurs, et entourée d'attentions si cordiales, de prévenances si généreuses, qu'elles permettaient de tout recevoir sans gêne et sans crainte d'être à charge. Ici encore on eût voulu retenir les Trappistes ; on les priait au moins de prolonger leur séjour. Mais plus ils tardaient, plus les hommes qui conduisaient leurs radeaux leur causaient de dépenses. Il devenait urgent d'arriver à Vienne.

Une station leur était préparée dans la capitale de l'Autriche. Les religieuses de la Visitation, qu'on appelle en ce pays Salésiennes, avaient promis de recevoir les Trappistines à l'intérieur de leur clôture, et les Trappistes dans les bâtiments de leurs parloirs. Dom Augustin ne manqua pas de faire admirer à ses frères la charité des filles de saint François de Sales. Si leur bonne volonté, disait-il, avait été moins grande, elles auraient pu alléguer bien des prétextes ; elles auraient pu faire valoir l'usage qui défend d'admettre des hôtes dans l'intérieur, et la nécessité de garder leurs parloirs libres pour les parents de leurs élèves qui sont très nombreuses et des premières familles de la ville. Mais la charité ne connaît pas d'obstacles. Le peuple de son côté s'empressa autour des nouveau-venus, de ces émigrés d'un genre nouveau. Dès que les radeaux eurent paru dans la ville, le rivage fut couvert ; plusieurs même, dans leur impatience, n'attendirent pas le débarquement ; ils montèrent sur le radeau pour rassasier leur curiosité, pour embrasser le plus vieux des religieux, le père Jean-François, un de ceux qui avaient quitté la France pour la Val-Sainte. Le bruit s'était répandu qu'il avait cent ans, et rien ne paraissait plus prodigieux qu'une vie si longue au milieu de tant d'austérités ; l'admiration ajoutait à la bienveillance. Dom Augustin déroba les Trappistines aux regards du public ; mais il fit ranger les hommes en procession, et les conduisit au faubourg où était situé le couvent hospitalier. Toute la ville de Vienne était aux fenêtres ou sur les portes ou dans les rues pour voir passer ou suivre cette marche imposante. En tête les religieux de chœur en habit de cérémonie ; après eux les frères convers avec leur chape brune ; derrière le tiers-ordre, qui n'était pas le moindre sujet d'étonnement : soixante petits moines, vêtus d'une robe blanche, et d'un scapulaire brun, portant sur les épaules un sac de nuit, silencieux, les yeux baissés, le maintien grave, traversant les nouveautés d'une ville inconnue sans les regarder ; à leurs côtés leurs maîtres portant comme signe distinctif un cœur rouge sur le scapulaire avec la devise Scinda Voluntas Dei. C'était pour la ville de Vienne comme une résurrection de l'ordre monastique, comme une rentrée des moines supprimés par Joseph II, comme une réaction de la foi catholique du peuple contre l'impiété philosophique des gouvernans. Parvenus dans cet ordre à la Visitation, les religieux et les convers furent logés dans les étages inférieurs ; les élèves furent établis à l'étage supérieur. Les religieuses n'eurent qu'à se louer de la bienveillance des Visitandines ; elles n'en reçurent pas seulement le nécessaire, mais encore des objets précieux pour leur établissement, des vases sacrés, un ostensoir qui se conserve encore aujourd'hui à la Trappe de Maubec, et des reliques que garde le monastère de Bellefontaine.

L'enthousiasme populaire dura longtemps, et semblait assurer l'avenir. A peine installés à la Visitation, les Trappistes voulurent y pratiquer leur règle. On se réunissait à l'église pour chanter l'office : les femmes derrière la grille, les hommes en deçà, ne formaient qu'un chœur et chantaient alternativement. Toute la ville voulut assister à ces offices ; on y venait des points les plus éloignés. L'affluence était si grande qu'elle fit craindre des accidents et commanda à l'autorité des précautions indispensables. La dévotion des curieux était si attentive qu'on retenait, pour les avoir seulement entendues, les prières particulières à la Trappe. Un jour dom Augustin étant allé en ville, entendit chanter une des hymnes de l'office du Sacré-Cœur dont personne n'avait pu connaître ni le ton ni les paroles avant leur arrivée. L'empereur lui-même avait voulu participer à une fête des Trappistes. Comme il leur-témoignait beaucoup d'intérêt, dom Augustin sollicita de lui une audience. La réception fut très favorable : Monsieur l'abbé, dit l'empereur à dom Augustin, où sont vos monastères ?Sire, j'en ai en Espagne, en Piémont, en Angleterre. — Et dans mon empire vous n'en avez point ? C'était assez dire qu'il était disposé à en accorder quelqu'un. Aussi l'abbé lui en fit la demande, et François II lui désigna, dans le cercle de Pilsen, en Bohême, le monastère de Clodrau, avec les terres nécessaires pour l'entretien de cent soixante-cinq personnes, promettant en outre les provisions indispensables jusqu'à la première récolte, tous les instruments d'agriculture et tous les bestiaux nécessaires pour l'exploitation de ces fermes. C'était faire les choses non-seulement en roi et en empereur puissant, mais encore en bon père. La Bohême semblait devoir être le terme de l'exil ; mais la même cause qui avait déjà éloigné les Trappistes de la Bavière devait bientôt les éloigner de l'Autriche.

Le zèle philosophique de Joseph II est trop connu pour que nous nous arrêtions longtemps sur sa réforme anticatholique. Il nous suffira de dire qu'il supprima brusquement deux mille monastères, et qu'en confisquant les biens que la piété d'un autre âge leur avait donnés, il livra les religieux proscrits à l'indigence par la modicité dérisoire des pensions qu'il leur octroya. Despote libéral, en même temps qu'il supprimait les états provinciaux pour concentrer toute l'autorité entre ses mains, il établit une régence sans l'approbation de laquelle le souverain ne pouvait rien décider : si sa volonté ne rencontra pas d'obstacles dans les ministres qu'il avait lui-même choisis, et qu'il dominait, il avait lié les mains à ses successeurs. François II et les Trappistes l'éprouvèrent. Les philosophes avaient la majorité dans la régence ; la concession faite par l'empereur contrariait singulièrement leur politique. Ils auraient voulu anéantir tous les moines autrichiens ; et maintenant ils étaient forcés d'accueillir les moines français, et de rendre aux étrangers les terres ravies aux indigènes. L'empereur s'était trop avancé pour qu'on pût décemment le faire revenir sur sa parole ; mais on trouva un expédient qui conciliait la considération impériale et le système des ministres philosophes. « Il faut, dit l'un d'eux, approuver, mais imposer aux religieux une condition qu'ils n'accepteront pas, la condition de ne pas recevoir de novices, de s'éteindre chez nous, et de mourir tout entiers sous notre protection. On vint donc annoncer à dom Augustin que la régence ratifiait la donation de l'empereur, mais à la condition que la génération présente en profiterait seule. Le père abbé reçut ce coup sans émotion. Il était habitué à ne pas compter sur les promesses des hommes, à renoncer aux espérances les mieux fondées ; il trouvait dans sa résignation à la sainte volonté de Dieu du courage et des ressources contre toutes les contradictions. Il reporta tous ses projets sur la Russie, qui, par un commencement de faveur, semblait l'inviter à tenter davantage : mais il accepta provisoirement l'asile que la tolérance ennemie des moines lui abandonnait, afin que ses frères eussent un domicile et une existence convenable pour attendre le résultat de ses démarches auprès du czar. Il courut même en Bohême reconnaître le pays, et fut parfaitement reçu par l'archiduchesse Marie-Anne, sœur de l'empereur, qui lui apparut comme la bienfaitrice future des siens. Il divisa donc ceux qu'il voulait laisser en Autriche entre Vienne et Prague ; puis il forma deux petites communautés, l'une de quinze religieux, l'autre de quinze religieuses parmi lesquelles la sœur Marie-Joseph ; il leur désigna le père Etienne pour supérieur, et les emmena lui-même en Russie pour prendre possession des cieux monastères accordés par Paul Ier (fin de juillet 1798).

Après une route pénible, cette petite avant-garde rie l'ordre arriva dans la Russie-Blanche, et se fixa à Orcha. Le czar et sa femme s'empressèrent d'écrire à la sœur Marie-Joseph pour se mettre à sa disposition. Paul Ier protestait de son attachement ; l'impératrice se réjouissait de l'arrivée de son aimable amie : Je me flatte, disait-elle, que mon aimable amie, malgré sa retraite austère, m'accordera quelques témoignages de souvenir qui me sont toujours si chers... J'avoue que j'aurais un regret éternel de n'avoir pas l'espérance de vous voir ici. Je me trouverais bienheureuse si l'empereur en faisant la tournée de ces provinces, daignait un jour me permettre de l'accompagner. Il faut bien convenir que toutes ces politesses cérémonieuses n'étaient pas très conformes à la solitude monastique, et que les honneurs rendus à la princesse pouvaient porter atteinte à la simplicité de la novice. Déjà même l'empereur, fort peu instruit des règles de Cîteaux, et tout préoccupé de la dignité du sang royal, avec ce despotisme moscovite qui règle sans contrôle les affaires de l'Eglise et de l'Etat, donnait des ordres au métropolitain catholique de Russie, pour que la princesse de Condé, aussitôt après avoir prononcé ses vœux, fût nommée abbesse des religieuses de la Trappe. Néanmoins ces faiblesses princières, au-dessus desquelles d'ailleurs la sœur Marie-Joseph savait s'élever par l'humilité, rendirent un grand service aux Trappistes. Dom Augustin avait résolu d'aller à Saint-Pétersbourg solliciter de l'empereur des établissements pour tous les fugitifs de son ordre. Il était inconnu et sans appui auprès de l'autocrate schismatique ; la recommandation de la princesse de Condé lui ouvrit toutes les portes : l'impératrice promit de bien recevoir le Père abbé qui allait lui parler de son aimable amie, et l'empereur déclara que tout ce qui lui viendrait de celle qu'il avait connue à Chantilly lui serait cher. Dieu, qui fait tourner à sa gloire les misères mêmes de l'humanité, permit que le souvenir des fêtes mondaines protégeât les enfants-de la solitude et de la pénitence. L'empereur accueillit bien dom Augustin, et lui promit des monastères dans les provinces de l'ancienne Pologne réunies à son empire, et les plus rapprochées des Etats autrichiens, telles que le palatinat de Brzesc qui faisait autrefois partie de la Lithuanie, la Volhynie et la Podolie. Tons ces pays étaient encore catholiques, et soumis à un métropolitain reconnu par Rome. C'était avec ce prélat que dom Augustin devait s'entendre pour mettre à exécution les promesses impériales. Les négociations furent longues et assez difficiles ; mais nous n'en connaissons pas les détails. Dom Augustin, toujours très réservé, ne communiquait à personne les affaires qu'il avait traitées seul ; des services qu'il a rendus à son ordre nous ne pouvons savoir que ceux qui ont eu des témoins, et qui ont par là échappé à sa discrétion. En tout autre cas, il se gardait étroitement le secret, dissimulant les difficultés qu'il avait rencontrées, les ressources qu'il avait dû mettre en œuvre, craignant d'effrayer la patience de ses frères ou de s'attirer à lui-même les louanges méritées. Il resta plus de cinq mois en Russie pour les arrange-mens préliminaires, et le second établissement ne devait s'effectuer qu'un an après le premier.

Ce qui se passait derrière lui l'obligeait à ne rien négliger pour assurer le succès. En Autriche, une persécution véritable s'était organisée contre les Trappistes. Si les dispositions de l'empereur et de sa famille étaient bienveillantes, la malveillance des ministres, loin d'en être adoucie, s'en irritait davantage, et multipliait les embarras. La colonie stationnée en Bohême reçut d'abord pour asile le château de Butschirad, à Prague. L'archiduchesse Marie-Anne, par une noble et chrétienne délicatesse, avait fait meubler ce domicile de tous les objets nécessaires à une communauté cistercienne ; elle fournissait tous les vivres. Des officiers de sa maison venaient régulièrement, par ses ordres, examiner si ses intentions étaient bien remplies. Elle faisait elle-même de fréquentes visites aux moines, et acquérait chaque jour de nouveaux droits à leur reconnaissance. Ces libéralités privées échappaient nécessairement à l'autorité des ministres ; mais lorsqu'une partie des religieux eut pris possession du monastère accordé par l'empereur, les hostilités commencèrent, et se firent sentir à Vienne comme en Bohême. On parla de dissoudre l'ordre. On essaya de les isoler et de leur faire perdre, avec la vie commune, l'amour de leur état. On voulait les envoyer en petites troupes dans différons monastères, et les confondre avec les religieux de divers instituts. On affectait, pour les élèves du tiers-ordre, une hypocrite sollicitude : l'empereur, disait-on, prenait ces enfants à sa charge, il allait les placer dans les écoles publiques, dans les écoles militaires, et leur donner une existence qu'ils ne trouveraient jamais dans l'exil ou dans la compagnie de leurs maîtres. L'absence prolongée de dom Augustin servait de prétexte et d'argument à ces perfides séductions. Il ne reviendrait jamais, il avait abandonné ses frères ; le défaut des passeports qu'on attendait en vain, fermait pour toujours l'entrée de la Russie. Forcés irrévocablement de rester en Autriche, et privés pour toujours du chef qui les y avait conduits, les Trappistes devenaient sujets du gouvernement qui les avait reçus, et la reconnaissance autant que leur intérêt leur faisait un devoir de se soumettre à toutes les volontés du bienfaiteur. Telle fut la malice de ces attaques, et l'opiniâtreté des vexations par lesquelles on espérait les lasser et les vaincre, que dom Columban, chef de la colonie de Vienne, alla deux fois porter ses plaintes à l'empereur : Que voulez-vous, lui dit François II, je ne suis pas tout-à-fait le maître. Triste aveu qu'il confirma encore, et qu'il essaya d'adoucir en témoignant de sa bonne volonté personnelle. Il comprit que les Trappistes ne resteraient pas chez lui puisqu'ils étaient menacés d'y perdre leur état ; et il fit distribuer un viatique de 1000 ducats aux colonies de Vienne et de Bohême. En effet, dom Augustin, averti des périls que les siens avaient à courir de la part des faux frères, leur envoya l'ordre de quitter promptement une hospitalité qui leur préparait l'apostasie. Au mois de novembre 1798, ceux de Vienne s'échappèrent par petits détachements dans la direction de Cracovie, et ceux de Bohême s'acheminèrent vers Léopol ou Lemberg, sur les frontières de la Pologne russe.

Au même moment les victoires nouvelles des Français chassaient d'autres religieux des monastères que leur avait donnés une bienveillance plus sincère, et qu'ils avaient consolidés par leurs travaux. Le roi de Sardaigne était entré dans la coalition qui se forma contre la France après le congrès de Rastadt ; il en fut puni par la perte du Piémont, la seule possession qu'il gardât encore sur le continent. Incapable de lutter contre des forces supérieures, il ne protesta même pas contre la conquête, et il abdiqua en ne se réservant que l'île qui donnait son nom à sa royauté (déc. 1798). Dom Augustin avait cru la fuite nécessaire devant les envahisseurs de la Suisse : on lui a plus tard reproché sa précipitation. Les autres ordres, Chartreux, Capucins, etc., n'ayant pas été expulsés de l'Helvétie ou détruits par les libérateurs, on en concluait que les Trappistes auraient échappé également. On oubliait que les Trappistes, étant Français pour la plupart, devaient s'attendre à un privilège de persécution et à toute la haine des guerres civiles. La fuite de dom Augustin fut bien justifiée par ce qui arriva dans le Piémont. Dès que les Français parurent dans cette contrée, les religieux français de Sordevolo et de Mont-Brac n'hésitèrent pas à croire qu'ils devaient à leur tour se retirer devant leurs compatriotes ; les religieux italiens n'espérèrent pas davantage du conquérant étranger, et voulurent pour la plupart suivre leurs frères. Le père Jean de la Croix, qui attendait tous les jours une obédience de dom Augustin pour se rendre en Allemagne, reçut de la nécessité la permission de partir. Il ne pouvait emmener toute la population de deux monastères ; mais il accepta généreusement pour compagnons et pour protégés, malgré la modicité de ses ressources, tous ceux qui demandèrent d'eux-mêmes ce service. Ils ne tardèrent pas à s'applaudir de leur résolution. On sait que le Piémont fut réuni à la France ; on ne lui laissa pas, comme à la Hollande, à la Suisse, à l'État de Gênes, à la Lombardie, une apparence de liberté ; on ne l'érigea pas en république nouvelle sous un nom antique, analogue à ceux de Batave, Cisalpine, Ligurienne ou Parthénopéenne : on l'incorpora au territoire, on le soumit aux lois de la république française, et par conséquent on supprima ses communautés religieuses. Le père Jean de la Croix et sa colonie avaient prévenu ce coup funeste ; préservés par leur retraite de la dispersion, ils s'avançaient par le Milanais vers le Tyrol, et d'abbayes en abbayes ils gagnaient Insprück et plus tard Lintz, où ils attendirent le retour ou les ordres de leur abbé. Ainsi s'augmentait pour dom Augustin, avec le nombre des fugitifs, la difficulté de trouver des établissements et du pain pour tant de monde.

Ceux qui étaient partis de Bohême traversèrent la Moravie ; le gouverneur de Brunn les reçut froidement, comme des hommes suspects ; mais les démonstrations contraires du marquis de Bombelles, réfugié français, étonnèrent et changèrent même l'agent des ministres philosophes. Le marquis reçut les religieux à sa maison, pria dans leur société et les reconduisit tête nue, disant hautement que leur visite l'honorait plus que celles des princes de la terre. Le gouverneur, à son tour, les accueillit dans son hôtel, et les protégea pour le reste du voyage par des ordres plus charitables que ceux qui lui avaient été transmis. On arriva à Kenty, en deçà de Cracovie ; une partie des religieux et le tiers-ordre y demeura pour l'hiver dans un couvent de Franciscains ; les religieuses avancèrent jusqu'à Léopol. L'autre colonie, venue de Vienne, s'arrêta à Cracovie dans un couvent de Dominicains. On ignorait encore quels étaient pour la suite les desseins de la Providence, lorsque, au plus fort de l'hiver, dom Augustin se montra à une de ces retraites, et annonça les permissions et les promesses qu'il avait obtenues du czar Paul Ier. L'infatigable abbé ne fit qu'apparaître ; il arrivait de Russie, et il fallait qu'il se rendît en toute hâte dans le Brisgau. Le trajet est long de Saint-Pétersbourg aux bords du Rhin ; les rigueurs de l'hiver, et surtout les neiges amoncelées le rendent encore plus pénible, plus dangereux, et véritablement impraticable à qui n'est pas obligé par devoir, par l'amour de Dieu et des hommes, à l'entreprendre dans la rude saison. Dom Augustin le fit cependant sans s'arrêter, sans se reposer, sans se donner les soulagements qu'un si prodigieux surcroît de fatigues rendait indispensables. Il sortait à peine de sa voiture pour prendre ses repas ; du pain, un peu de fromage étaient ses mets ordinaires ; un sac de semoule était sa meilleure provision. Quand il rencontrait une auberge, ce qui est rare sur cette route, il faisait faire une bouillie de cette pâte, donnant pour prétexte d'une vie si économique le besoin de ménager sa santé.

Ce fut au printemps de l'an 1799 que la Trappe prit la route de la Russie. Dom Augustin, revenu du Brisgau, emmena de Lintz le père Jean de la Croix et ses compagnons ; les religieuses revinrent de Léopol, et toute la troupe se réunit à Cracovie ; de là on entra dans la Pologne[1]. C'était peut-être la partie la plus rude du pèlerinage, l'épreuve la plus capable de briser la constance la plus énergique. De grandes plaines de sable réfléchissant un soleil ardent, ou de vastes forêts de sapins, donnaient à toute la contrée un aspect bien différent de celui de l'Allemagne. Les habitations étaient si rares, si éloignées les unes des autres, qu'on faisait quelquefois dix lieues sans en rencontrer une seule. Là, point de ces abbayes, comme en Allemagne, riches, vastes, capables de recevoir et d'entretenir pendant plusieurs mois une troupe nombreuse d'étrangers, sans gêne et sans privation pour les habitants ordinaires. On découvrait bien quelques auberges, mais presque toutes tenues par des Juifs, qui n'offraient aux voyageurs que de l'eau-de-vie, du pain, et de la bière, et exigeaient un prix fort élevé : un de ces Juifs refusa un jour une marmite, dans la crainte qu'on ne voulût y faire cuire des viandes défendues par la loi de Moïse, et que son vase souillé lui devînt désormais inutile. On avait soin de faire partir les frères convers en avant de la communauté, vers deux ou trois heures du matin, avec les charrettes et les provisions, afin qu'ils pussent préparer le repas sur la route en temps opportun. Arrivés à l'endroit qui leur paraissait le plus convenable pour cet office, ils abattaient le bois nécessaire, et remplissaient la chaudière de fèves ou de pois ; mais l'eau saumâtre, à laquelle on se trouvait trop souvent réduit, durcissait quelquefois ces légumes au lieu de les cuire, et après avoir bouilli pendant trois ou quatre heures, les rendait lavés et presque crus. Quand la communauté arrivait à son tour au lieu de la station, la première pensée se portait vers Dieu : on récitait Sexte et l'Angélus. Après le Benedicite, on distribuait les écuelles de bois, chacun taillait dans la sienne la quantité de pain qu'il voulait, puis s'approchait du frère cuisinier pour recevoir sa part de bouillon. Le second service consistait en une portion de légumes ; ensuite on disait les grâces en deux chœurs, et on prenait une heure et demie de méridienne sous les sapins. Vers deux heures après midi, la marche recommençait ; on s'estimait heureux de gagner, sur la fin du jour, un village, d'y trouver du fromage blanc, du lait caillé, de la bière, pour souper, et un hangar pour lieu de repos. Mais on n'avait pas tous les jours ce soulagement : plus d'une fois la pieuse caravane dut passer la nuit en plein air, comme une armée qui attend l'ennemi, et, après avoir eu ses marches forcées, ses étapes, ses repas irréguliers, elle eut ses bivouacs dans les bois. On allumait un grand feu pour combattre la fraîcheur de la nuit, que la chaleur du jour rendait plus sensible. Des arbres renversés formaient l'enceinte du camp monastique : les charrettes se rangeaient au milieu, en ligne serrée, pour ménager la place, et mettre les bagages à la portée de chacun. On soupait ensuite ; à défaut d'autres provisions le pain noir et l'eau suffisaient. On finissait la journée par la récitation de complies : Te lucis ante terminum ; on invoquait la clémence divine ; du sein de cet isolement, où nul secours, nulle protection humaine n'apparaissait, en se jetait sans réserve dans les bras du Dieu qui n'a jamais confondu la confiance de ses serviteurs ; on s'abandonnait à sa garde, que nul ennemi ne peut surprendre : Sis præsul ad custodiam ; puis chacun prenait son paquet, en retirait sa couverture, l'étendait à terre, et se plaçait sur cette couche avec autant de sécurité qu'au monastère, les religieux d'un côté, les élèves avec leurs maîtres de l'autre. Dès le réveil, on bénissait la Providence par la récitation de Matines. Loin de se plaindre d'un repos insuffisant, qui nous paraît à nous, hommes du monde, un surcroît de fatigue, on se réjouissait d'y avoir puisé des forces nouvelles pour les travaux du jour qui commençait, d'avoir prévenu un retard par un nouveau sacrifice, et fait un pas de plus vers le terme désiré. On se remettait en route avec la satisfaction du devoir accompli, et l'espérance de le remplir encore avec la même fidélité.

De temps en temps la colonie reçut, des nobles Polonais, un accueil dont la cordialité était le charme le plus précieux. Quoique fort appauvris par les guerres qui venaient de détruire leur nationalité, les catholiques de Pologne mettaient volontiers leurs petits châteaux et leur modeste fortune à la disposition des moines exilés pour la foi. Si on ne leur demandait que la liberté de faire chez eux une station de quelques heures, sans y séjourner, ils pourvoyaient, par leurs dons, au repas ; la cour servait de réfectoire. Si on sollicitait l'hospitalité pour la nuit, alors toutes les chambres, les granges mêmes, étaient converties en dortoir. Également empressés pour tous leurs hôtes, ils laissaient pourtant percer quelque préférence pour les élèves, que leur régularité, dans un âge encore faible, non-seulement égalait, mais rendait supérieurs aux hommes faits. Les maîtres de la maison aimaient à servir eux-mêmes les petits moines, et à leur faire parler la langue latine, très familière aux Polonais, à fêter, à caresser les plus habiles, à les récompenser par quelques friandises de village. Jamais le séjour ne paraissait trop long à ceux qui en faisaient tous les frais, et, quand le signal du départ était donné, on eût dit d'anciens amis qui se quittaient, avec la crainte et la douleur d'une séparation éternelle, tant l'émotion était vive des deux côtés. Infortunés Polonais, il est permis sans doute à l'historien des Trappistes de vous exprimer leur reconnaissance, et d'ajouter ce titre de plus, si modeste qu'il soit, à l'illustration de votre nom, et à l'intérêt qu'inspirent vos malheurs. Race héroïque, avant-garde de la chrétienté contre les invasions tartares, la lâche cupidité de vos ennemis a bien pu vous effacer du nombre des nations, elle ne vous effacera jamais de l'histoire ; la gloire du vaincu ne se partage pas, comme ses dépouilles, entre les vainqueurs. Vous êtes toujours pour nous le peuple de saint Casimir, les concitoyens de Sobieski, les vengeurs de l'Église, et les sauveurs de l'Europe. Vous êtes surtout, de nos jours, le peuple confesseur, le peuple martyr de Jésus-Christ ; c'est votre gloire nouvelle, plus chrétienne encore que la première, d'avoir pour persécuteur le persécuteur même de la vérité, le patron du schisme et du despotisme, également ennemi de votre liberté et de la foi catholique gardienne des libertés véritables, impatient d'établir sur vos ruines le règne absolu de l'homme, à la place du règne bienfaisant de Dieu. Ah ! quelles qu'aient été vos fautes, vos imprévoyances, votre révolte, puisqu'on a prétendu flétrir de ce nom votre dernière guerre d'indépendance, puisse votre nationalité, purifiée par tant de sacrifices, sortir du tombeau où elle n'est qu'endormie, rétablir l'harmonie dans les forces de l'Europe, et satisfaire le droit des gens outragé ; puisse ce beau jour se lever bientôt sur le monde, et puissent nos yeux en être les témoins !

Au mois d'août 1799, la colonie, réunie à Terespol, se disposa à passer le pont du Bug pour entrer à Brzesc, la première ville des domaines russes. Obligé à des voyages nombreux, ne pouvant exercer toujours son autorité par lui-même, dom Augustin remit au père Jean de la Croix une obédience de supérieur de tous les monastères : nous verrons bientôt tout ce qu'il y avait de sagesse et d'utilité dans cette prévoyance. Par suite des concessions impériales, et des arrangements convenus entre l'abbé de la Val-Sainte et les évêques du pays, les Trappistes, outre les deux monastères déjà occupés depuis un an dans la Russie-Blanche, en pouvaient encore occuper cinq autres, deux dans le Palatinat de Brzesc, deux en Volhynie, un dans la Podolie. Ces maisons avaient un personnel peu nombreux et des revenus assez considérables. L'empereur avait donné à dom Augustin la liberté de renvoyer les religieux qui les possédaient pour les réunir à d'autres communautés plus nombreuses. Cette sorte de spoliation n'aurait pas été une violence, car la régularité d'un monastère a besoin, pour se soutenir, d'un nombre respectable de religieux, et les moines basiliens, réduits à trois ou quatre dans chaque couvent, ne pouvaient guère pratiquer les exercices monastiques ; il avait déjà été question de les supprimer comme inutiles. Néanmoins, dom Augustin ne voulut pas user de la permission : Nous ne sommes pas venus, disait-il, pour diminuer le nombre des monastères, mais pour l'augmenter. Peut-être aussi espérait-il que l'exemple des Trappistes profiterait aux moines polonais, et, par la réunion dans les mêmes murs, propagerait la réforme. Il aima donc mieux, tout en acceptant la seigneurie des terres qui dépendaient de ces couvents, en partager le revenu avec les anciens religieux. Il organisa ses diverses communautés, et les conduisit lui-même dans les maisons qui leur étaient destinées. Il établit des religieuses près de Brzesc ; il fit deux établissements en Volhynie, au diocèse de Luzko, dont le principal fut Zydichin, où il plaça le père Jean de la Croix ; l'établissement de Podolie fut mis sous la direction du père Urbain. Cette installation dura plusieurs mois. Dom Augustin ne s'épargna pas ; il multiplia ses voyages sur tous les points, tantôt à la tête d'un détachement de religieux, tantôt seul, pour visiter les évêques, dont il avait besoin de se concilier la bienveillance ; oubliant le soin de sa vie, et ne soutenant ses forces que par un zèle héroïque. Dès qu'une communauté était établie, il retournait en chercher une autre, affrontant de nouveau les difficultés des mauvais chemins, les privations, et les incertitudes du climat. Dans une longue course, de Volhynie à Mohilow, et de Mohilow dans le palatinat de Brzesc, il voyagea sans relâche la nuit comme le jour, et ne prit d'autre nourriture que du pain et du fromage.

En entrant sur les domaines de la Russie, la première pensée des Trappistes avait été de remercier Dieu de l'asile qu'il leur avait ménagé. Puis ils avaient prié pour le souverain qui voulait bien les accueillir, et pour les philosophes qui leur avaient repris les dons de l'empereur d'Allemagne. Pour la première fois en effet, depuis le départ de la Val-Sainte, ils obtenaient un domicile fixe, et comme une patrie, puisque la patrie d'un moine est partout où il peut librement accomplir sa règle et vivre du travail de ses mains. Toutefois ce repos eût paru aux hommes du monde une nouvelle tribulation. Un climat inaccoutumé, et dont les lamentables rigueurs ont vaincu, quelques années après, la plus intrépide armée de l'Europe, leur préparait des épreuves d'un genre nouveau que l'héroïsme monastique est seul capable de surmonter. Déjà dans la Russie-Blanche, les deux communautés que dirigeait le père Etienne avaient subi avec constance cette rude compensation des bienfaits du czar. La Russie-Blanche, selon un vieil historien, tire son nom des neiges qui la couvrent pendant une grande partie de l'année, et qui donnent une teinte blanche à toute la contrée, aux maisons et même aux animaux. Quoi qu'il en soit de cette explication, il est certain que le froid y est excessif ; le thermomètre descend quelquefois à 32 degrés au-dessous de zéro. Cependant le père Etienne ne souffrait pas qu'on fit du feu dans sa chambre. Il fallait mettre un réchaud sur l'autel pour célébrer les saints mystères ; à certains moments les religieux ne pouvaient s'éloigner du poêle sous peine de succomber à l'engourdissement. Néanmoins le père Etienne allait avec un autre religieux, chanter l'office à l'église, supportant sans se lasser jamais l'intensité extrême du froid et la fatigue d'un chant prolongé. Les religieuses dont il avait la garde réclamaient autant que les hommes l'encouragement de ses exemples ; malgré la proximité des deux couvents, les neiges, quelquefois hautes de neuf pieds, semblaient opposer à la communication une barrière insurmontable. Mais l'infatigable supérieur se frayait un chemin à travers tous ces obstacles, et faisait à ses filles plusieurs visites par semaine.

La Volhynie et la Podolie, quoique plus rapprochées de l'Occident, n'étaient pas plus habitables dans l'hiver pour les hommes des pays tempérés. Les indigènes eux-mêmes y résistent avec peine ; le froid laisse à toute la contrée et surtout aux campagnes une empreinte triste et ineffaçable. Les maisons des paysans ne semblent construites que pour échapper à ce fléau : elles sont faites de terre et de paille : un carré de deux pieds, garni de papier huilé, est la seule ouverture par où la lumière arrive à toute une famille ; on craint de laisser pénétrer à l'intérieur une atmosphère qui est trop souvent glaciale : l'ouverture qui sert de porte est calfeutrée de fumier : les peaux de moutons servent de vête-mens. Un témoin oculaire, qui était alors fort jeune, nous parle encore de l'étonnement que lui causa la vue de ces chaumières et de ces hommes grotesques. Mais ce qui le surprit bien plus encore, ce fut leur tenue à l'église. Rangés les uns derrière les autres, ils restent debout pendant toute la durée du saint sacrifice, et frappent la terre de leurs pieds en cadence, pour prévenir l'engourdissement des extrémités, que l'inaction produit rapidement. On conçoit ce que des étrangers devaient souffrir dans un pareil asile. A Zydichin, le vin gelait dans le calice, quand on n'avait pas le soin de chauffer le calice sur un grand brasier avant de commencer la messe. La neige, pulvérisée par les vents du nord, voltigeait et pénétrait partout ; elle envahissait l'église par les moindres fentes de la porte ou des fenêtres, et forçait les moins robustes à quitter l'office. On avait pris à la Val-Sainte la coutume de ne jamais se couvrir à l'église ; la nécessité la fit abandonner momentanément. Les élèves du tiers-ordre étaient logés dans une serre à quelque distance des religieux : quand ils venaient à l'église, c'était pour eux une souffrance que de traverser le jardin. Le père Colomban mourut pendant ce séjour, au mois de janvier 1800. Ce fut à grand'peine qu'on lui creusa une fosse ; la neige et la terre gelées résistaient à tous les efforts : il fallut y employer le feu ; un bûcher de fagots de sapins amollit ce sol impitoyable, qui semblait tout refuser à l'homme, jusqu'à sa dernière demeure.

Cependant on pouvait espérer, au retour du printemps, un adoucissement réel. Cet âpre territoire de glace redevient très fertile dans la belle saison. Les semailles ne peuvent se faire qu'après l'hiver, mais la moisson est fort abondante à la fin d'août. Un travail actif répare promptement les retards de la température. Le bétail est à vil prix ; il fournissait sans grande dépense à la nourriture du tiers-ordre. Les légumes du jardin auraient suffi à la nourriture des religieux. Il semblait aussi que les indigènes prenaient déjà en amitié les pieux et bons étrangers. Quoiqu'il ne se présentât aucun postulant, l'admiration assurait le respect et l'attachement. L'évêque de Luzko, qui avait deux monastères dans son diocèse, témoignait une grande confiance et une grande estime au père Jean de la Croix. La douceur du gouvernement des Trappistes surprenait singulièrement des hommes habitués au régime du bâton. En qualité de seigneurs, les Trappistes avaient des serfs qui leur devaient une partie du travail de chaque semaine. C'est l'usage dans ces contrées de prévenir la paresse ou de la punir par des coups. L'esclave ne donne qu'à regret ses sueurs à un maître dur, et il ne ressent pas d'autre dévouement que la crainte. Le poids du joug, étouffant en lui le sentiment, il en vient jusqu'à mériter en quelque sorte ces rigueurs, par son obstination à ne céder qu'à la force. Les Trappistes ne permirent pas envers leurs serfs l'emploi de ce système abrutissant : leurs intérêts temporels en souffrirent, leur charité encouragea la négligence ; mais ils ne se repentirent pas d'avoir, par un sacrifice personnel, épargné à des hommes, à des pauvres, leurs frères à double titre, une dégradante correction. Cette bonté s'étendait même aux coupables dignes de châtiments sévères. Un voleur s'étant introduit dans la chambre du père Etienne, lui déroba le peu d'argent qui lui restait pour ses deux communautés. Il fut bientôt arrêté : le père Etienne intercéda pour lui, il essaya de le préserver de la mutilation au visage et de la déportation en Sibérie. Mais ses prières ne furent pas écoutées. La justice humaine ne connaît pas la miséricorde. C'est un forçat trop vieux dans le métier, disait le juge ; il lui faut le supplice du knout pour le dompter.

Vainqueurs des difficultés inhérentes à leur position nouvelle et accueillis favorablement par leurs nouveaux concitoyens, les Trappistes trouvaient, dans leurs vertus et dans la bienveillance qui les entourait, un double gage de stabilité. Le temps ne pouvait qu'affermir cette assurance, en multipliant, avec les actes de leur pénitence laborieuse, les motifs de l'estime publique. Mais cette consécration du temps, la plus irrécusable et la plus respectée de toutes, fut précisément celle qui leur manqua.

 

 

 



[1] Pour bien comprendre la marche des Trappistes dans ce pays, et les rapports qu'ils auront avec les différents souverains, il faut se rappeler qu'a cette époque le royaume de Pologne n'existait plus, que par le partage de 1794, les cours de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Vienne avaient achevé de le démembrer à leur profit. Voici quelques traits de ce partage qui éclairciront les faits que nous avons à raconter. La Russie possédait tout ce qui est à l'Est du Bug et du Niémen. plus la Volhynie et la Podolie. L'Autriche avait la Gallicie, la plus grande partie du palatinat de Cracovie, les palatinats de Sandomir et de Lublin, et une partie du palatinat de Brzesc en deçà du Bug, de sorte que ce dernier fleuve faisait la limite entre la Russie et l'Autriche. La Prusse avait la plus grande partie de la Grande-Pologne, la rive gauche de la Vistule jusqu'à Varsovie, et les deux rives de ce fleuve après Varsovie ; elle s'étendait du côté du N.-E. jusqu'au Niémen. Varsovie était aux Prussiens ainsi que Dantzig, Cracovie à l'Autriche ainsi que Térespol et Lemberg ou Léopol. Brzesc était à la Russie ainsi que Mohilew et Orcha, et Lusko ou Loutsch. On ne pouvait donc plus traverser la Pologne sans toucher aux états de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse.